M 01842 - 463 - F: 6,40 E - RD
3’:HIKLSE=WU[YUV:?k@e@q@d@a";
Sommaire
10 /
DOSSIER
ACTUALITÉS L’ÉDITO
3 La fin du papier
FORUM Vous nous écrivez 4 Goulag : ne jamais oublier ON VA EN PARLER
Exclusif 6 Blois à l’heure italienne
ÉVÉNEMENT
1936-1939 1 2 L es démocraties face à Hitler
Par Pierre Grosser Les Polonais se sont bien battus Par Alexandra Viatteau
ACTUALITÉ Histoire publique 24 La « business history »,
c’est hype ! Par Hubert Bonin
R adio 26 Merci « La Fabrique » !
Par Olivier Thomas
C olloque 2 7 Tournus a 1 000 ans
Par Laurent Theis
E nvironnement 28 La nature a plusieurs histoires !
34 Lire et écrire
Par Stéphane Van Damme
P hotographie
au Moyen Age
3 0 Paris-cliché Par Dominique Kalifa
PORTRAIT
Barbara Cassin 32 La puissance des mots
36
Par Philippe-Jean Catinchi
Moyen Age : une révolution de l’écrit Par Pierre Chastang
Ce que révèlent les encres de Chartres
Vraies et fausses idées sur le papier
Par Isabelle Heullant-Donat
Le paysan, le sceau et la chandelle
46
Du coffre à l’archive
Par Yann Potin
50 COUVERTURE : Un homme lisant, probablement saint Yves, huile sur bois de l’atelier de Rogier Van der Weyden, vers 1450 (Londres, The National Gallery, dist. RMN-GP/National Gallery Photographic Department). Ce numéro comporte un encart abonnement L’Histoire sur les exemplaires kiosque France, un encart abonnement Édigroup sur les exemplaires kiosque Belgique et Suisse et un encart Sophia Boutique sur les exemplaires abonnés.
L’HISTOIRE / N°463 / SEPTEMBRE 2019
56
Ce que savoir lire (et écrire) veut dire Entretien avec Isabelle Heullant-Donat
Naissance de l’université Par Claire Angotti
Carte : xiiie-xve siècle, l’Europe se couvre d’universités
62
Figure de l’intellectuel Entretien avec Étienne Anheim
ROME, BIBLIOTECA ANGELICA, MS. 569 FOLIO 1 ; DEAGOSTINI/LEEMAGE
Par Nicolas Ruffini-Ronzani
/ 1 1
L’ATELIER DES CHERCHEURS
GUIDE LIVRES
76 « Le Temps des fantômes » de Caroline Callard Par Dominique Kalifa
78 La sélection de « L’Histoire » Bande dessinée
8 4 « Le Rapport W. Infiltré à
Auschwitz » de Gaétan Nocq Par Pascal Ory
Revues 86 La sélection de « L’Histoire » 8 8 La planche de JUL
64 L e dromadaire, poids lourd du désert Par Damien Agut et Philippe Clancier
Classique 89 « Les Noirs de Philadelphie »
de W. E. B. Du Bois Par Pap Ndiaye
SORTIES Expositions
9 0 « La Révolution s’affiche »
à l’Assemblée nationale Par Guillaume Mazeau
DE AGOSTINI PICTURE LIBRARY/BRIDGEMAN IMAGES – BNF, ESTAMPES ET PHOTOGRAPHIES, QB-1
92 « Alphonse Bertillon »
aux Archives nationales à Pierrefitte-sur-Seine (93) Par Olivier Thomas
Cinéma 9 4 « Jeanne »
de Bruno Dumont Par Antoine de Baecque
70 U n débat au temps des Lumières :
95 « El Otro Cristobal » d’Armand Gatti
Par Antoine Lilti
Théâtre 9 4 « L’un de nous deux.
peut-on éduquer le peuple ?
Mandel-Blum » de Jean-Noël Jeanneney Par Antonin Smadja
CARTE BLANCHE
n
Capes n Agrégation n ENS n Sciences Po
9 8 Un Puy-du-Fou pour l’Espagne
Par Pierre Assouline
Préparez les concours 2020 avec des articles de L’Histoire sélectionnés et présentés par des spécialistes du sujet. Sur www.lhistoire.fr
L’HISTOIRE / N°463 / SEPTEMBRE 2019
12 /
« Appeasement »
Le Premier ministre britannique Chamberlain agite son chapeau pour saluer la foule en liesse dans les rues de Munich, ce qui rend Hitler furieux. « C’est la paix », titre le Daily Mirror le 30 septembre 1938.
L’HISTOIRE / N°463 / SEPTEMBRE 2019
Événement
/ 1 3
1936-1939
LES DÉMOCRATIES FACE À HITLER Depuis quatre-vingts ans un consensus est établi : la marche à la guerre était inéluctable, sur fond de lâcheté des démocraties. Mais pour comprendre les logiques de la politique d’apaisement, il faut se resituer dans le contexte du temps en considérant les enjeux mondiaux et le jeu trouble des « petits » pays. Rien n’est aussi simple que prévu… Par Pierre Grosser
MEPL/BRIDGEMAN IMAGES – TALL ANDIER/BRIDGEMAN IMAGES – DRFP/LEEMAGE
L
ors du centenaire de la crise de l’été 1914, plusieurs livres, appuyés sur de vastes dépouillements d’archives, ont été publiés pour comprendre son déroulement, et donc les causes de la guerre. Vieux d’un siècle, le débat sur les responsabilités des différents pays a rebondi une nouvelle fois, tandis qu’était relancé celui sur le poids respectif des « forces profondes » et des décideurs accusés d’avoir précipité le monde dans la Grande Guerre après l’attentat de Sarajevo. Les controverses ont été bien plus rares sur les origines de la Seconde Guerre mondiale. Du côté des « forces profondes », on pointe du doigt les traumatismes de la Première Guerre mondiale, les erreurs qui auraient été commises dans les traités d’après-guerre (aujourd’hui minimisées), l’échec de l’ordre international libéral et de la sécurité collective, la concurrence entre des empires satisfaits sur la défensive (britannique et français) et des puissances assoiffées d’empire (Japon, Italie,
Allemagne), l’impact de la dépression économique mondiale, née de la crise de 1929, ou plus largement, une modernité accoucheuse d’hyper- nationalismes, d’impérialismes, de totalitarismes et de guerre totale. En ce qui concerne les responsabilités, on constate depuis quatre-vingts ans un consensus, avec une claire division des rôles : les agresseurs (Japon, Italie, Allemagne), les lâches (Royaume-Uni, France, voire les États-Unis), et les victimes innocentes (Tchécoslovaquie, Pologne, et parfois l’Autriche). Le seul débat très vif se rapporte à l’Union soviétique. A un extrême, celle-ci est accusée de collusion avec Hitler en 1939, afin de détourner le bellicisme nazi vers l’Europe de l’Ouest, de s’emparer des territoires de l’Empire russe perdus en 1918, ou même de profiter d’une nouvelle guerre pour faire triompher partout le communisme. A l’autre extrême, beaucoup d’historiens, et pas seulement communistes, insistent sur la volonté
L’AUTEUR Pierre Grosser enseigne l’histoire des relations internationales et les enjeux mondiaux contemporains à Sciences Po. Il a notamment publié Pourquoi la 2e Guerre mondiale ? (Complexe, 1999). La deuxième édition de son dernier ouvrage, L’histoire du monde se fait en Asie. Une autre vision du xxe siècle (Odile Jacob, 2017), paraît en septembre 2019.
de Staline de favoriser la ligne politique tracée par Litvinov de s’entendre avec les démocraties contre Hitler, sur la trahison d’élites occidentales aveuglées par l’anticommunisme et voulant faire des Soviétiques leurs mercenaires dans une guerre contre l’Allemagne, et sur l’hostilité de la Pologne à l’égard de l’Union soviétique. Moscou n’aurait donc pas eu d’autre choix que de signer le pacte germano-soviétique d’août 1939, et de consolider son flanc occidental par des avancées territoriales pour éviter qu’il ne tombe sous influence allemande. Gagner de l’espace aurait été nécessaire pour gagner du temps. En Russie, une histoire « nationaliste-patriote » revient à cette narration. Certes, il y a eu quelques formes de « révisionnisme ». Allemagne, Italie et Japon n’auraient fait que poursuivre des ambitions anciennes. Hitler aurait été un opportuniste plutôt qu’un idéologue réalisant ses ambitions. Les Japonais auraient été frustrés par un ordre international raciste, et L’HISTOIRE / N°463 / SEPTEMBRE 2019
DOSSIER
L ire et écrire au Moyen Age
CREDIT GAUCHE
Moyen Age : une révolution de l’écrit
PARIS, BNF, FRANÇAIS 9200 FOLIO 42 ; AKG
36 /
L’HISTOIRE / N°463 / SEPTEMBRE 2019
/ 3 7
Intérêt grandissant pour l’objet livre, augmentation par milliers des actes des chancelleries, transformation des outils et des supports de lecture et d’écriture : contrairement à une idée reçue, c’est bien au Moyen Age que l’Occident devient une société de l’écrit. DR
Par Pierre Chastang
E
n 1958, Lucien Febvre et HenriJean Martin reprenaient dans L’Apparition du livre la périodisation traditionnelle de l’histoire occidentale et assimilaient l’invention de la presse à imprimer à la naissance du livre, passant sous silence le long premier millénaire de l’histoire du codex. Cette thèse d’une transformation radicale de l’économie des textes et de l’ordre des savoirs suscitée par l’innovation de Gutenberg, enrichie et nuancée, est restée pendant vingt-cinq ans notre cadre de pensée1. Grâce à l’impulsion d’historiens anglais et italiens, elle a connu depuis trente ans une profonde réévaluation. On met désormais en valeur les fortes continuités entre les derniers siècles du Moyen Age et la première Modernité, tant en ce qui concerne les objets écrits que les pratiques culturelles qui leur sont associées. Pour le dire clairement, la culture de l’écrit en Occident n’est pas née dans la seconde moitié du xve siècle avec l’avènement du livre imprimé, mais s’est formée par effet de seuils à partir de la fin du xie siècle, dans le cadre de la réforme grégorienne.
L’AUTEUR Professeur à l’université de Versailles-SaintQuentin-en-Yvelines, Pierre Chastang consacre ses recherches à la culture médiévale de l’écrit au xiexive siècle. Il a notamment publié La Ville, le gouvernement et l’écrit à Montpellier, xiie-xive siècle. Essai d’histoire sociale (Publications de la Sorbonne, 2013).
« Voilà ma preuve » Les médiévistes se sont alors attelés à proposer une chronologie alternative qui sorte le Moyen Age de l’empire de l’oralité dans lequel les juristes et philologues du xixe siècle l’avaient, pour une bonne part, cantonné. Un des pionniers fut Michael T. Clanchy, qui rapportait, dans From Memory to Written Record (1979), une anecdote exemplaire. L’earl anglais Warenne, du temps d’Édouard Ier (1272-1307), fut sommé de fournir à la cour du comté les preuves de ses privilèges et de ses droits. Il apporta l’épée de son aïeul au sheriff et déclara : « Voilà ma preuve. » L’administration anglaise, prenant acte d’une transformation du monde social, dut alors admettre que les preuves écrites n’étaient pas exigibles pour la période antérieure à 1190. Par mimétisme avec les récits plus anciens, cet accroissement de l’emprise de l’écrit a été décrit comme une « révolution » intervenue au xiiie siècle, en particulier dans les communes d’Italie centroseptentrionale où de nouveaux cadres documentaires accompagnaient les innovations
MOT CLÉ
Réforme grégorienne
Réforme de l’Église engagée à partir du e xi siècle et principalement menée par les papes et leurs légats. Elle se traduit par l’autonomie et la puissance croissantes de l’institution ecclésiale et, en son sein, de la papauté. Elle initie une profonde recomposition des relations entre clercs et laïcs dans tous les domaines de la vie sociale, au profit des premiers.
CREDIT DROITE
Un écrivain à l’ouvrage Le poète Philippe de Mézières (v. 1327-1405) est représenté en train d’écrire à sa table de travail dans cette miniature du xve siècle illustrant son œuvre Songe du viel pelerin. A la fin du Moyen Age, les supports de lecture et d’écriture se transforment et s’invitent même jusque dans les habitations, où sont parfois créées des pièces spécifiques. Ici, le poète, mi-assis sur un tabouret, est penché sur une table d’écriture et écrit à l’aide d’un calame. Dans sa main gauche, il tient un couteau : les scribes l’utilisaient pour couper les feuilles, tailler leur plume ou gratter le parchemin pour corriger leur texte. Derrière lui, plusieurs codex sont disposés dans un meuble de rangement : ces gros livres à fermoirs s’imposent dans les paysages domestiques.
L’HISTOIRE / N°463 / SEPTEMBRE 2019
64 /
L’Atelier des
CHERCHEURS n Le dromadaire, poids lourd du désert p. 64 n L umières. Peut-on éduquer le peuple ? p . 70
Le dromadaire, poids lourd du désert Animal de l’extrême, capable de traverser, chargé d’eau, les déserts, le dromadaire contribua à l’expansion des premières grandes formations impériales dans la péninsule arabique et la vallée du Nil. Par Damien Agut et Philippe Clancier
Décryptage La confrontation des sources assyriennes et égyptiennes, mais aussi les récentes découvertes archéozoologiques dans la péninsule arabique et le Sahara oriental permettent à Damien Agut et Philippe Clancier de brosser un tableau précis de l’arrivée du dromadaire au Proche-Orient et en Égypte au Ier millénaire av. J.-C. Liée à l’essor des « routes de l’encens » et des grands empires, notamment assyrien, celle-ci a transformé en profondeur la géopolitique de la région.
L’HISTOIRE / N°463 / SEPTEMBRE 2019
commerce et l’histoire politique de cette partie du monde. Il en redessina la géostratégie, contribuant à l’expansion des premières grandes formations impériales.
Dans le sillage des marchands Si la question de la date de la domestication du dromadaire divise encore les spécialistes, toutes les sources, archéologiques, écrites et iconographiques, concordent pour situer son arrivée en masse au Proche-Orient et dans la vallée du Nil depuis la péninsule arabique au cours de la première moitié du Ier millénaire av. J.-C. En Mésopotamie, la documentation cunéiforme des ixe et viiie siècles avant notre ère montre que les Assyro-Babyloniens entrent alors en relation directe avec les populations nomades présentes en bordure du Croissant fertile, à l’est de l’espace levantin, et dans le Sinaï. Les premières mentions du dromadaire apparaissent ainsi dans les inscriptions du roi d’Assyrie Salmanasar III (858-824 av. J.-C.) commémorant ses campagnes militaires au Levant. En 853 av. J.-C., ce dernier rencontra une vaste coalition sur l’Oronte, qu’il affronta
DE AGOSTINI PICTURE LIBRARY/BRIDGEMAN IMAGES – DR
G
uerba [« outre saharienne »], palmier, chameau. Et c’est une révolution grâce à laquelle le Sahara n’est pas aujourd’hui un désert australien, sans puits, sans noms de lieux et sans nomades. » Théodore Monod, l’arpenteur infatigable des espaces sahariens, rend ainsi justice au rôle joué par le dromadaire dans l’histoire du peuplement du grand désert d’Afrique du Nord. Ce constat est aujourd’hui partagé par ceux qui travaillent sur l’histoire ancienne du Sahara, mais aussi du désert d’Arabie. La généralisation de l’emploi du dromadaire au Proche-Orient et en Égypte au Ier millénaire av. J.-C. bouleversa en profondeur le grand
/ 6 5 LES AUTEURS
Chargé de recherche au CNRS, Damien Agut a notamment dirigé, avec Juan Carlos Moreno-García, L’Égypte des pharaons. De Narmer à Dioclétien (Belin, 2016).
aître de M conférences à l’université Paris-I-PanthéonSorbonne, Philippe Clancier a notamment dirigé, avec Francis Joannès, Bertrand Lafont et Aline Tenu, La Mésopotamie, de Gilgamesh à Artaban (Belin, 2017).
« Chameau d’eau »
Cette copie en plâtre d’un bas-relief romain conservée au musée du Capitole (Rome) représente un dromadaire et son guide. Capable de boire 200 litres d’eau en trois minutes, puis de s’en passer pendant deux semaines (car il transforme en eau la graisse accumulée dans sa bosse), cet animal adapté au désert y sert à tout (production de lait, de viande, de laine, transport). L’HISTOIRE / N°463 / SEPTEMBRE 2019
76 /
GUIDE Livres
n Les livres du mois p. 76 n L a bande dessinée p. 84 n L es revues du mois p. 86 n L a planche de Jul p. 88 n L e classique p . 89
xvi -xvii
siècle A quoi servent les fantômes ? e
e
Alors qu’on a longtemps cru l’Europe des débuts de l’Age moderne marquée par l’essor de la rationalité, Caroline Callard montre que cette période fut un « moment spectral », où les fantômes peuplent aussi bien les maisons et les tribunaux que les livres. Par Dominique Kalifa*
Le Temps des fantômes. Spectralités d’Ancien Régime, xvie-xviie siècle Caroline Callard
Fayard, 2019, 384 p., 23 €.
P
ar quel prodige le monde des esprits – fantômes, ombres, spectres, incubes, succubes et autres larves –, que l’on sait luxuriant durant l’Antiquité, omniprésent au Moyen Age et tout aussi foisonnant de nos jours, aurait-il délaissé l’Europe de la première modernité ? Victime de la reprise en main religieuse qu’opèrent la réforme protestante puis son contrecoup catholique ? Du renforcement des États ? Ou encore du nouvel ordre des savoirs qu’encouragent l’humanisme et la pensée scientifique ? Rien de cela en vérité, car les sociétés occidentales des xvie et xviie siècles ont elles aussi été inquiétées par des hordes de revenants aux intentions incertaines. Dans un livre érudit et enlevé, Caroline Callard a mené l’enquête sur une question jusqu’ici négligée par les L’HISTOIRE / N°463 / SEPTEMBRE 2019
historiens et mis au jour cet étonnant « moment spectral » qui tourmenta la vie des hommes et des femmes de la Renaissance. Le contexte troublé de ces « temps paniques » y est évidemment pour beaucoup. Le choc de la Réforme, qui fracture la maison commune, les guerres civiles et religieuses qui en découlent, le froid, la famine et la peur qui accablent les populations font de cette période de global crisis (l’expression est de l’historien britannique Geoffrey Parker) un cadre propice aux hantises en tout genre. Mais la force du livre de Caroline Callard est de ne pas en rester à ces mécanismes traditionnels d’explication et de scruter les dynamiques propres qui mettent en marche le monde des spectres. Les Églises n’y sont pas pour grand-chose. La croyance au purgatoire, dont les âmes en peine pouvaient venir solliciter les vivants, justifiait pourtant l’existence des esprits.
Mais Luther comme Calvin en rejetèrent l’idée, et le commerce lucratif des indulgences qui avait fleuri à la fin du Moyen Age avait rendu la question très sensible. L’Église post-tridentine répugna donc à se servir des fantômes, leur préférant les apparitions d’anges, de démons ou de la Vierge. C’est d’une autre puissance, la jeune imprimerie, que provint l’impulsion décisive. Figures plaisantes autant que terrifiantes, les fantômes envahirent rapidement les ouvrages de poésie, la littérature dévotionnelle, les récits de voyage ainsi que l’immense continent des « curiosités », brochures, occasionnels et autres miscellanées. Les Histoires prodigieuses de Pierre Boaistuau (1560) ou le Magica publié par le libraire allemand Henning Grosse en 1597, anthologies d’apparitions et de spectres de toute sorte, connurent une large circulation européenne. A la fin de la Renaissance, le fantôme est devenu « une
/ 7 7
La danse des spectres D essin de préparation, par Daniel Rabel, du Ballet du Château de Bicêtre, dansé le 8 mars 1632 au Louvre,
RMN-GP (PARIS, MUSÉE DU LOUVRE)/JEAN-GILLES BERIZZI/THIERRY LE MAGE
à l’Arsenal et à l’Hôtel de Ville, racontant les apparitions d’esprits dans les ruines du château que Louis XIII avait fait abattre.
figure commune et partagée de la culture imprimée ». Il bénéficia également d’une étonnante promotion savante, à un moment où une curiosité grandissante renouvelait l’ancien régime des savoirs. La question des apparitions, du discernement des esprits ou de la substance subtile des fantômes (immatérielle ? aérienne ? spirituelle ?) enflamma la philosophie naturelle. On relut les Anciens, Pline, Aristote, Tertullien, sonda la pensée d’Augustin, convoqua Galien et le néoplatonisme. Le champion de cette cause fut le juriste angevin Pierre Le Loyer, dont les Discours et histoires des spectres s’employèrent en 1605 à fonder une véritable science, à démontrer la réalité des fantômes au moyen d’un « recueil d’expériences universelles » et d’un vaste appareil érudit. L’apport majeur du livre concerne l’activité propre des fantômes, l’analyse de ce qu’ils font ou « permettent de faire dans les sociétés d’Ancien Régime ». Au sein des parentèles, qui se resserrent alors pour prendre la forme plus moderne de la famille nucléaire, ils viennent dire la force de l’attachement, apaiser les tensions et plus encore solder les comptes. Ils s’imposent en effet comme des figures neuves de résolution des conflits. Certains apparaissent pour faire payer un débiteur récalcitrant ou arbitrer une
querelle d’héritage. A Toulouse en 1609, une veuve et ses amants assassins du mari sont assaillis par des spectres et finissent sur l’échafaud. Prompts à exiger réparation ou à consoler les souffrances, les fantômes sont contemporains des nouveaux rites funéraires, plus individualisés, de l’essor des mémoires lignagères et de la culture généalogique. Le plus neuf réside dans
Ils viennent dire la force de l’attachement, apaiser les tensions mais aussi solder les comptes leur capacité à dire le droit et à être entendus au tribunal. En 1576, des magistrats tourangeaux autorisent un marchand du faubourg Saint-Symphorien à dénoncer son contrat parce que l’auberge qu’il louait était « infestée de nombreux esprits ». Quinze ans plus tard, une décision du parlement de Guyenne admet la recevabilité d’une rupture de bail pour cause de hantise. L’arrêt, signé André de Nesmond, fit jurisprudence : le spectre acquérait pour un temps un statut juridique ; le droit à la peur tout comme la sacralité de l’asile s’invitaient
au prétoire. Certains, dans le contexte d’angoisse eschatologique du temps, attendaient des spectres des prophéties, des présages, des condamnations. L’assassinat en 1617 de Concini, favori de la Régente, permit à ceux-ci de faire irruption en politique : le spectre de ce personnage détesté fit rapidement retour sur la scène publique, porteur de nouveaux usages du fantôme. Après d’autres, Caroline Callard montre ici tout l’intérêt d’une anthropologie historique qui ne s’arrête pas aux portes de l’imaginaire. Moins que l’indécidable question des croyances – elle souligne à juste titre la coexistence de différents régimes de vérité et rappelle que le célèbre mémorialiste Pierre de L’Estoile, qui tenait les fantômes pour des fadaises, leur porta un intérêt constant –, son propos cible le cœur du phénomène : la capacité des spectres à affecter le monde des vivants, leur efficacité et leur « énergie sociale ». Les formes singulières que les esprits prirent en ces temps de crise et d’anxiété refluèrent à la fin du xviie siècle, plus soucieux de blasphème et de charlatanisme. Mais d’autres fantasmagories rôdaient, prêtes à reconfigurer le dialogue mouvant qui lie les vivants et les morts. n * Professeur à l’université Paris-I-Panthéon-Sorbonne. L’HISTOIRE / N°463 / SEPTEMBRE 2019