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M 01842 - 387 - F: 6,20 E mensuel dom/s 7,20 € tom/s 950 xpf tom/a 1 600 xpf bel 7,20 € lux 7,20 € all 7,90 € esp 7,20 € gr 7,20 € ita 7,20€ MAY 8,70 € port. cont 7,20 € can 10,50 $can ch 12 ,40 fs mar 60 dh TUN 6,80 TND issn 01822411
cinéma : hannah arendt et la banalité du mal www.histoire.presse.fr
Allemagne, 1500
L’autre renaissance
Bienvenue en Algérie coloniale
Naissance de l’agriculture, Garcia Lorca, une de nouveaux scénarios tragédie espagnole
’sommaire N°387-mai 2013
’événement
’actualité on en parle 16 La vie de l’édition L’homme en vue - En tournage portrait 18 Pierre Birnbaum se met à table
Par Pierre Assouline
europe 20 Avis de tempête sur la monarchie espagnole ! © kuiv productions
Par Benoît Pellistrandi
expositions 22 Le noir, « invention des Lumières » Par Juliette Rigondet
8 Hannah Arendt : la controverse à l’écran Par Annette Wieviorka
Après avoir suivi, en 1961, le procès Eichmann à Jérusalem, Hannah Arendt publie cinq articles dans le New Yorker qui provoquent de violentes réactions. Le film événement de Margarethe von Trotta retrace cet épisode.
23 Philippines autrement cinéma 24 24 heures avant Rambo Par Antoine de Baecque
livre 26 Réentendre la Chanson de Roland Par Daniel Bermond
débat 28 La France est-elle responsable des crimes de Vichy ? Par Olivier Loubes
bande dessinée 34 Congo, le pouvoir qui rend fou Par Pascal Ory
’feuilleton
29 mai 1913 86 Le « massacre du printemps » Par Michel Winock
’GUIDE
la revue des revues 88 « Hérodote » : le dessous des cartes turques 88 La sélection du mois les livres 90 « Une contre-histoire de la IIIe République » dirigé par Christophe Prochasson Par Michel Winock
91 La sélection du mois le classique 96 « L’Afrique noire est mal partie » de René Dumont Par Pap Ndiaye
’CARTE BLANCHE
98 Céline historien ? Non Par Pierre Assouline
29 Internet : les sites du mois religion 30 Le pape qu’on n’attendait pas Par Yann Rivière
31 Agenda : les rencontres du mois couverture :
Salomé et la tête de saint Jean-Baptiste, atelier de Lucas Cranach l’Ancien, Budapest, musée des Beaux-Arts (Artothek/La Collection).
retrouvez page 36 les rencontres de l’histoire Abonnez-vous page 97
Ce numéro comporte quatre encarts jetés : Pèlerin (abonnés), L’Histoire (2 encarts kiosques France et export, hors Belgique et Suisse) et Edigroup (kiosques Belgique et Suisse).
médias 32 Alias Alain
Par Héloïse Kolebka
33 L’art des hiéroglyphes 33 La Fabrique se mondialise
L’ H i s t o i r e N ° 3 8 7 m a i 2 0 1 3 4
www.histoire.presse.fr 10 000 articles en archives. Des web dossiers pour préparer les concours. Chaque jour, une archive de L’Histoire pour comprendre l’actualité.
’dossier
PAGE 38
’recherche 68 Naissance de l’agriculture :
de nouveaux scénarios Par Geoffroy de Saulieu et Alain Testart
Les récentes découvertes archéologiques et anthropologiques livrent de nouvelles pistes sur cette question.
Crédit
74 Garcia Lorca Une tragédie espagnole
bpk berlin dist. rmn-gp/image bstgs
Par Gabriel Martinez-Gros
La mort du poète, exécuté en 1936, près de Grenade, reste nimbée de mystère.
80 Bienvenue en Algérie coloniale ! Par Colette Zytnicki
La conquête achevée, le pays est devenu une destination touristique prisée.
Allemagne L’autre Renaissance
Par Axelle Chassagnette et Olivier Christin 44 Gutenberg a-t-il inventé l’imprimerie ? 46 Luther et les images 48 Le royaume de l’ouïe Par Patrice Veit
50 Cranach mis à nu Par Naïma Ghermani
56 A la cour de Lorraine Par Arnaud Rusch
57 Carte : une région convoitée
60 Face au péril turc Par Claire Gantet
63 Carte : l’avancée ottomane 42 Chronologie 65 Pour en savoir plus
52 Des portraits par milliers
L’ H i s t o i r e N ° 3 8 7 m a i 2 0 1 3 5
rmn-gp (mucem)/gérard blot
40 L’autre voie de la modernité
Sur ce photogramme, tiré des archives de Leo Hurwitz et utilisé par Michaël Prazan dans son documentaire sur le procès Eichmann, on aperçoit Hannah Arendt pendant les audiences qui débutèrent à Jérusalem le 11 avril 1961. Ci-dessous : Eichmann dans sa « cage de verre ».
Le dernier film de la cinéaste allemande Margarethe von Trotta, qui sort en France le 24 avril, retrace un moment fort de la vie de la philosophe Hannah Arendt. Après avoir suivi le procès d’Adolf Eichmann en 1961, celle-ci publie en 1963 cinq articles dans le New Yorker, qui constituent son Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal. Les réactions que provoquent ces publications sont d’une grande violence. L’historienne Annette Wieviorka a vu le film pour nous : à travers son regard se dégage une critique actuelle de la pertinence de cette notion de « banalité du mal ». C’est que, comme en témoigne le film, le débat entamé avec fracas par l’ouvrage d’Hannah Arendt reste ouvert. L’ H i s t o i r e N ° 3 8 7 M a i 2 0 1 3 8
iberfoto/photoaisa/roger-viollet
© kuiv productions
’événement hannah arendt
Hannah Arendt : la controverse à l’écran Par Annette Wieviorka
V
ous comprendrez, je pense, écrit Hannah la salle de presse du tribunal, prend quelques liberArendt afin de se dégager de ses obliga- tés avec l’histoire. Certes, cette représentation prétions, pourquoi je dois couvrir ce procès : je sente un immense mérite : elle permet de restituer n’ai pu assister au procès de Nuremberg, je n’ai ja- des extraits des vidéos du réalisateur américain Leo mais vu ces gens-là en chair et en os, et c’est proba- Hurwitz qui filma l’ensemble du procès, en respecblement ma dernière chance de le faire. » Assister tant scrupuleusement l’intégrité de l’archive2. Mais au procès est une « obligation » qu’elle doit à son on y voit Hannah Arendt taper à la machine fébri« propre passé »1. Avant de devenir une affaire pu- lement. Or rien n’atteste qu’elle prit des notes lors blique du fait de l’intensité de la polémique qui du procès. A la différence d’un Joseph Kessel pour suit la publication de son Eichmann à Jérusalem. France-Soir ou d’un Jean-Marc Théolleyre pour Le Rapport sur la banalité du mal, le procès d’Adolf Monde, elle n’avait pas à rendre compte au jour le Eichmann est d’abord pour Hannah Arendt une jour des audiences. Son « rapport » (report) n’était affaire personnelle. en rien un reportage et la philosophe MichelleLe scénario du film de Margarethe von Trotta Irène Brudny qui a effectué des recherches exs’appuie notamment sur les nombreutensives dans ses archives n’a retrouvé « Je n’ai ses correspondances d’Hannah Arendt, aucune note décisive concernant le déjamais vu ces roulement du procès. toutes publiées aujourd’hui, celles avec le philosophe Karl Jaspers, avec Hannah Arendt n’a pas forcément gens-là en son amie intime l’écrivain et grande chair et en os » assisté aux épisodes du procès qui sont figure du féminisme américain Mary montrés dans le film. Le 2 décembre McCarthy, personnage important du film, comme 1960, elle écrit à Karl Jaspers qu’elle ne compte pas avec son mentor en sionisme Kurt Blumenfeld, consacrer plus d’un mois à cette « plaisanterie ». qui se fait aussi dans le film le porte-voix du phi- Le 20 avril 1961, elle confie à son mari, Heinrich losophe Gershom Scholem. Hannah Arendt ap- Blücher : « Je veux partir le plus vite possible, mais prend par la presse l’enlèvement d’Eichmann en pas au point de manquer quelque chose d’essentiel. » Argentine par le Mossad (il y vivait avec sa famille Hannah Arendt n’est restée à Jérusalem que sous le nom de Ricardo Klement), sa présence en trois semaines, alors que le procès a duré plusieurs Israël et la déclaration du Premier ministre israé- mois. L’historien Raul Hilberg a été le premier à nolien David Ben Gourion à la Knesset annonçant ter la brièveté de sa présence. Arrivée le 10 avril, la qu’il allait être jugé. Elle obtient du magazine le veille de son ouverture, elle quitte Israël le 7 mai New Yorker d’être son envoyée. pour rejoindre Karl Jaspers à Bâle. Elle est donc On est toujours un peu gêné de confronter fic- présente lors du long et ennuyeux débat juridition et histoire. Un film n’est pas un livre d’histoire. que qui ouvre le procès, lors du non moins long Celui de Margarethe von Trotta réussit la gageure exposé introductif du procureur Gideon Hausner de faire revivre le petit milieu d’intellectuels allemands installé à New York et son goût infini du débat, de donner à voir une pensée en marche, de Hannah Arendt mettre en scène un débat philosophique. Il ne s’agit est au programme donc pas ici de critiquer un film, mais de mettre en du ciné-club de L’Histoire au Champo lumière les écarts, inévitables, entre la fiction et le 30 avril (cf. p. 37). l’écriture historique de l’événement. Le film sera suivi d’un débat animé par Antoine de Baecque, Trois semaines à Jérusalem avec Annette Wieviorka et La « couverture » du procès, mise en scène grâce à la fiction d’une Hannah Arendt suivant l’ensemble Margarethe von Trotta. du procès devant l’écran de télévision installé dans L’ H i s t o i r e N ° 3 8 7 M a i 2 0 1 3 9
baltel/sipa
«
l’auteur Directrice de recherche au CNRS (Irice), Annette Wieviorka est spécialiste de l’histoire de la mémoire du génocide des juifs d’Europe. Elle a notamment publié Déportation et génocide (Plon, 1992), L’Ère du témoin (Plon, 1998), Eichmann. De la traque au procès (André Versaille, 2011) et coécrit avec le réalisateur Michaël Prazan le documentaire Le Procès d’Adolf Eichmann (Kuiv Productions, 2011).
’actualitémédias Loin d’une quelconque geste héroïque, le parcours au quotidien du jeune Daniel Cordier au côté de Jean Moulin.
jean-philippe baltel
Alias Alain
Jean Moulin (Éric Caravaca), sans chapeau ni écharpe, tel que Daniel Cordier (incarné ici par Jules Sadoughi) l’a connu.
Réservée aux abonnés de L’Histoire, une projection en avantpremière d’Alias Caracalla est organisée le 7 mai à France Télévisions, en présence de Daniel Cordier et Jean-Pierre Azéma (cf. p. 37).
U
ne vie de roman devenue Un film qui un livre autobiographi- restitue les que et maintenant une fic- moments, tion. Que demander de mieux ! même Le téléspectateur est en effet saisi par le parcours du jeune minuscules, Daniel Cordier : militant de l’Ac- de vérité tion française à Pau, en 1940, il décide, dès le 17 juin, alors que Pétain, nouveau président du Conseil, annonce avoir demandé les conditions de l’armistice à l’Allemagne, de continuer le combat pour « tuer du Boche ». Alors il embarque à Bayonne avec quelques camarades et parvient en Angleterre le 24 juin. On connaît la suite : Daniel Cordier sera un de ces quelques « Français libres » de la première heure et deviendra le secrétaire de Rex, Jean Moulin, avant d’en devenir le biographe dans les années 1980. Dans Alias Caracalla (Gallimard, 2009, cf. L’Histoire n° 343), l’ancien Français libre, après avoir livré tant de pages sur son patron, restitue ce qui lui est advenu, presque jour après jour, du 17 juin 1940 au 23 juin 1943, surlendemain de la chute de Jean Moulin, à Caluire. Après un documentaire en 2010 de Bernard George et Régis Debray, le récit est aujourd’hui adapté pour la télévision par Georges-Marc Benamou, Raphaëlle Valbrune et Daniel Cordier lui-même. Derrière la caméra, le réalisateur Alain Tasma. On suit donc le jeune Daniel, antisémite et antirépublicain, en Angleterre, où il subit les dures séances d’entraînement de l’embryon des Forces françaises libres. Il accepte une mission au Bureau central de renseignements et d’action (BCRA), le
service de renseignements et d’action clandestine de De Gaulle. Il est parachuté en France le 25 juillet 1942 et entre, à Lyon, au service de « Rex » – dont il ignorera, jusqu’à la Libération, l’identité. A Lyon, la vie d’Alain, pseudonyme choisi par Daniel Cordier en hommage au philosophe, est restituée dans sa quotidienneté : les messages à déposer et relever dans les boîtes aux lettres, mode de communication habituel entre les membres des Mouvements ; le codage et décodage des documents (à partir de grands tableaux de chiffres et de lettres incompréhensibles pour le profane, mais dont Daniel Cordier a vérifié l’exactitude) ; les rencontres de Moulin avec les représentants des Mouvements de résistance ; les repas dans les restaurants « choisis » où se tiennent bien des conciliabules. Et l’argent, bien sûr, venu de Londres et que Rex a la charge de distribuer aux Mouvements. On n’est pas dans la Résistance de terrain, celle des sabotages et du maquis, mais dans les enjeux politiques entre France Libre et Mouvements, auxquels Moulin reprochait leurs divisions, voire leur manque d’efficacité, comme le rappelle l’historien Jean-Pierre Azéma. Pour Daniel Cordier et pour le spectateur, la mission de Rex se dessine peu à peu : unifier les principaux Mouvements de la zone sud et nord et faire admettre l’autorité de De Gaulle comme seul chef ; puis rallier les représentants des anciennes forces politiques. Jusqu’à la première réunion du Conseil de la Résistance fédérateur. Il se tient à Paris le 27 mai 1943, « un grand jour », dira Moulin. Le téléfilm, habilement, montre bien les difficultés de l’union. Sous les traits de Daniel, Jules Sadoughi. Il rend bien, selon Daniel Cordier lui-même, l’aspect juvénile et impétueux du jeune homme qu’il était. En face de lui, Moulin, Éric Caravaca, a certainement un peu du charme du résistant. Leurs relations, tout en pudeur et en retenue, mais avec sûrement beaucoup d’affection de la part de Moulin, se reflètent bien dans cette scène où Rex apporte à Daniel Cordier, alité à cause d’une jaunisse, sa ration de sucre. C’est là tout l’intérêt de la fiction : nous restituer ces moments, même minuscules, de vérité. Héloïse Kolebka Journaliste
A. Tasma, Alias Caracalla , deux soirées fin mai, sur France 3, à 20 h 45.
Retrouvez sur histoire.presse.fr les commentaires de Jean-Pierre Azéma sur le film et, le mois prochain, notre dossier consacré à la Résistance.
L’ H i s t o i r e N ° 3 8 7 m a i 2 0 1 3 32
’DOssier renaissance allemande Portfolio. Austère, la peinture allemande ? Les nus peints par Cranach et les portraits de Dürer n’ont rien à envier aux maîtres italiens. Mais, plus qu’au plaisir des yeux, c’est à l’édification du spectateur qu’ils sont destinés. Par Naïma Ghermani
1.
Cranach
bâle, kunstmuseum ; artothek/l a colection
Le nu féminin, bien que moins développé qu’en Italie, est l’un des thèmes privilégiés de la Renaissance allemande. Dès son voyage en Italie en 1494, Albrecht Dürer s’attache à traiter ce genre en vertu des proportions mathématiques du corps humain dans ses dessins et ses gravures comme Quatre femmes nues (1497). Un des premiers peintres à y recourir fréquemment est l’Alsacien Hans Baldung Grien. Loin de répondre à des thèmes mythologiques, comme dans l’art italien, ses nus sont des vanités. Ève tentatrice, jeunes filles se mirant dans un miroir sans prendre garde à la Mort qui vient les saisir, sorcières sémillantes ou hideuses : ses toiles sont des méditations sur l’inanité des apparences et le péché.
•
L’amour crée la discorde
Cranach illustre surtout des histoires antiques ou mythologiques, comme ici avec Le Jugement de Pâris (1528) qui met en scène les déesses Aphrodite, Héra et Athéna, seulement revêtues de chapeaux imposants ou de bijoux alors fort à la mode à la cour de Frédéric de Saxe, le protecteur du peintre. De même ses Lucrèce sont le plus souvent dénudées et ses Vénus sont habillées d’un voile si transparent qu’il révèle plus qu’il ne cache. Contrairement à ses prédécesseurs qui n’hésitaient pas à montrer un corps marqué par le péché, Cranach donne à voir des silhouettes longilignes à la peau de porcelaine. En choisissant Aphrodite qui lui promet l’amour de la belle Hélène, Pâris provoque la terrible guerre de Troie.
Cette dimension morale est également présente chez Cranach l’Ancien, acquis aux idées de Luther. Sa production du point de vue de la quantité comme de la qualité est sans égale dans la Renaissance européenne. Mais il ne s’agit pas chez lui de plaisantes variations autour des thèmes antiques. Les nus de Cranach cristallisent un enjeu théologique et confessionnel de premier ordre : celui de la responsabilité personnelle du chrétien face à son salut.
L’ H i s t o i r e N ° 3 8 7 m a i 2 0 1 3 50
mis à nu
washington, national gallery of art ; aisa/leemage
les sens nous trompent •
La Nymphe à la source (1537) est déshabillée : sa robe repose dans l’herbe. La peinture fait allusion à la légende d’Amymone, la fille de Danaos surprise par un satyre. La jeune fille endormie a en fait les yeux mi-clos et semble nous regarder. Une inscription en latin recommande au spectateur de ne pas troubler son sommeil. Deux perdrix à droite symbolisent l’amour charnel. Quant au satyre, Cranach le fait disparaître pour le remplacer par le regard concupiscent du spectateur. C’est donc un message moralisant sur la séduction du désir ou des images érotiques et sur leurs dangers qui nous est livré.
• la volupté fait souffrir
En 1531 Cranach peint à foison des Vénus et Cupidon. Ce thème, inspiré des Idylles de Théocrite, raconte que le jeune dieu, piqué par des abeilles à qui il avait dérobé du miel, se plaignit de ses souffrances à sa mère. Une inscription en latin, en haut, à droite, rappelle cet épisode : « Comme l’enfant Cupidon dérobe le miel du rayon, l’abeille perce de son dard le doigt du voleur, de même la brève et périssable volupté que nous poursuivons, mêlée à l’amère douleur nous fait souffrir. » Si au doux miel de l’amour physique succède une douleur brûlante, on doit préférer à l’amour terrestre le vrai amour, spirituel et platonique. Les Vénus, dont les yeux fixés sur le spectateur semblent l’interroger ou le mettre au défi, tout comme les déesses du Jugement de Pâris, mettent en scène une thématique morale, celle du bon ou du mauvais choix, une question cruciale en ces années 1520-1530 durant lesquelles nombre de chrétiens sont sommés de choisir entre la « vraie » ou la « fausse » religion, la bonne ou la mauvaise Église, le salut ou la chute.
rome, galerie borghèse ; scal a
l’auteur Maître de conférences à l’université Grenoble-II et membre junior de l’Institut universitaire de France, Naïma Ghermani a notamment publié Le Prince et son portrait (Presses universitaires de Rennes, 2009).
>>> L’ H i s t o i r e N ° 3 8 7 m a i 2 0 1 3 51
’recherche agriculture
Naissance de l’agriculture
De nouveaux scénarios Pourquoi les hommes se sont-ils mis à cultiver des plantes ? Grâce aux récentes découvertes archéologiques, Alain Testart lance des pistes inédites pour expliquer l’apparition de l’agriculture. Par Geoffroy de Saulieu et Alain Testart
P
dr
Décryptage
On a longtemps pensé que ce schéma, si familier pour nous, allait se retrouver partout dans le monde. Cela n’a pas été le cas. Au contraire, les données mondiales ont surpris les archéologues et ont plutôt montré que nos hypothèses, visant à comprendre l’origine du processus chez nous, étaient partiales. Aujourd’hui, une nouvelle explication générale, à la fois construite sur les données archéologiques aujourd’hui disponibles et fondée sociologiquement, peut être avancée.
dr
hénomène mondial, la naissance de l’agriculture n’en est pas moins énigAvec Avant l’histoire. matique. On a beauL’évolution des sociétés, de coup glosé sur les raiLascaux à Carnac (Gallimard, sons de son invention. « Bibliothèque des sciences Certains ont avancé humaines »), Alain Testart des explications mélivre une synthèse ambitieuse caniques telles que le de ses travaux depuis changement climatique Les Chasseurs-Cueilleurs, ou de la fin du Pléistocène L’Origine des inégalités (1982). et du début de l’HoloUtilisant l’archéologie cène (vers 10000 av. et l’ethnologie, il retrace J.-C.), ou une hypothél’évolution préhistorique tique pression démoà l’échelle du monde. graphique ; d’autres Parmi les grands thèmes ont évoqué un phéabordés, l’origine de nomène symbolicol’agriculture fait l’objet d’une religieux, ou encore interprétation nouvelle essentiellement ostenexposée dans cet article avec tatoire. Selon la définila complicité de l’archéologue tion traditionnelle, le Geoffroy de Saulieu. Néolithique est l’époque à partir de laquelle la chasse et la cueillette sont abandonnées au profit de l’agriculture et de l’élevage. Le processus aurait commencé vers 9000 av. J.-C. au ProcheOrient, et se serait ensuite répandu, pour atteindre la Grèce vers 6500, l’Italie vers 6000, le midi de la France vers 5900 et la Bretagne vers 4500 av. J.-C. Cette mutation a généralisé, pour l’Europe et la Méditerranée, un mode de vie fondé sur la sédentarité, l’utilisation systématique de la poterie et de la pierre polie, et une économie basée sur la production et le stockage alimentaire.
Les auteurs Archéologue à l’IRD, Geoffroy de Saulieu est spécialiste des sociétés agrocéramiques tropicales. Il travaille sur l’Amazonie (Équateur) et sur l’Afrique centrale (Cameroun). Membre du laboratoire d’anthropologie sociale au Collège de France et directeur de recherche émérite au CNRS, Alain Testart a publié Avant l’histoire. L’évolution des sociétés, de Lascaux à Carnac (Gallimard, 2012).
L’ H i s t o i r e N ° 3 8 7 M a i 2 0 1 3 68
La « révolution néolithique » Depuis la naissance de l’anthropologie et de l’archéologie au xixe siècle, les chasseurs-cueilleurs sont sans cesse placés au bas de l’échelle. Avec l’invention du terme « Néolithique » (passage de la pierre taillée du Paléolithique à la pierre polie) par Lubbock vers 1865 et jusqu’à la formulation de la « révolution néolithique » de Childe vers 1925 (révolution consistant en l’apparition du « package » néolithique : agriculture, sédentarité, poterie et pierre polie), les chasseurscueilleurs sont bien perçus comme ceux qui n’ont pas de pierre polie, pas de céramique, pas de plantes cultivées, pas de maison définitive, etc. Tout les oppose aux agriculteurs. Les chasseurscueilleurs constituent l’état le plus primitif et le plus simple de la société. L’ouvrage célèbre Man the Hunter, publié en 1968 à la suite du symposium de Chicago de 1966 sur les chasseurs-cueilleurs, met encore l’accent sur ces petites sociétés, « bandes » ou petits groupes nomades, soumis aux limites
la variété américaine
Côte Nord-Ouest ÉTATS-UNIS, CANADA Amérique du Nord
écologiques imposées par la nature, dont les densités démographiques sont faibles et dont le mode d’habitat empêche l’accumulation de biens personnels, ce qui permettait, selon certains, de maintenir les inégalités matérielles à un très bas niveau. Encore aujourd’hui il n’est pas rare de trouver des traces de ces visions simplificatrices (et souvent erronées) : les écrits d’influence américaine ne cessent d’associer l’apparition des sociétés dites « complexes », ou « inégalitaires » ou encore « hiérarchisées » à la naissance de l’agriculture.
Grotte de Peña Roja COLOMBIE
Site de Taperinha
Las Végas ÉQUATEUR
Paloma PÉROU
Amazonie
BRÉSIL
Grotte de Pedra Pintada BRÉSIL
Océan Pacifique
gatineau/musée canadien des civilisations
2 000 km
Photographie ancienne d’un village (actuellement en ruines) chez les Haïdas, peuple amérindien de la Colombie-Britannique (Canada). Les Haïdas, comme les autres peuples de la côte nord-ouest de l’Amérique du Nord, sont un des meilleurs exemples de chasseurs-cueilleurs sédentaires stockeurs. Ils habitaient de grandes maisons regroupées en village, souvent en bord de mer (comme sur la photo). Les « mâts-totems » sculptés, notamment, ont fait leur célébrité.
ird-pacta-l aure emperaire
Des chasseurscueilleurs sédentaires Il était pourtant bien connu que les peuples de la côte nordouest de l’Amérique du Nord étaient des chasseurs-cueilleurs sédentaires, dont les densités démographiques étaient importantes, stockant massivement les saumons, possédant des sociétés fortement hiérarchisées et très inégalitaires1. L’anthropologie américaine, dominante dans ce domaine, a traité jusqu’à présent ce problème en le présentant comme une exception entièrement explicable par la richesse exceptionnelle du milieu naturel de la région. Or la côte nord-ouest n’est pas la seule région abritant des chasseurs-cueilleurs stockeurs sédentaires. Avec les sociétés de Californie dont la subsistance était fondée sur la collecte des glands de chêne, avec le Sud-Est sibérien où l’on pratiquait une pêche intensive avec stockage, c’est en réalité près de la moitié des chasseurs-cueilleurs qui ne répondent pas aux vues classiques des « pauvres chasseurscueilleurs ». Il ne s’agit donc pas d’une exception. De plus, l’explication écologique est insuffisante : l’abondance saisonnière d’une ressource n’explique rien. Ainsi, les saumons, dans l’exemple des peuples d’Amérique du NordOuest, ne sont abondants qu’au moment où les poissons remontent massivement les rivières
Océan Atlantique
Une polyculture typique des jardins tropicaux qui se présentent encore aujourd’hui comme une forêt en miniature (Amazonie du Nord-Ouest, Rio Negro, Brésil). S’y mêlent diverses variétés de manioc à d’autres plantes natives ou introduites (ananas, patates douces, canne à sucre, bananiers). En Amérique du Sud, il existe une grande porosité entre chasseurscueilleurs et agriculteurs. L’ H i s t o i r e N ° 3 8 7 M a i 2 0 1 3 69