Jaurès. Le socialisme du possible

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1974-2014 : comment le front national forme ses militants www.histoire.presse.fr

jaurès

1464 : le pape fait la guerre aux Turcs

Et la France se mit en marche

1914-2014

Le socialisme du possible

Coolies : la traite asiatique oubliée


4 / sommaire

n°397 / mars 2014

on en parle

FEUILLETON

Par Daniel Bermond

Par Michel Winock

cyril bitton/divergence

exclusif 16 Interné volontaire à Auschwitz portrait 17 Michelle Perrot, le genre libre

Par Philippe-Jean Catinchi

événement

8 « Militant FN », un métier qui vient de loin Par Valérie Igounet

La formation des militants et des cadres du parti : un élément clé de la conquête du pouvoir pour le Front national. A partir de sources inédites, Valérie Igounet en propose l’histoire et le décryptage.

actualité

patrimoine 20 Sainte-Sophie, mosquée ou musée ? Par Edhem Eldem

bande dessinée 22 Briser l’isolement Par Pascal Ory

expositions 24 L’obélisque ouest

Par Juliette Rigondet

24 Auguste 24 Lyon centre du monde médias 25 Ellis Island, le rêve et les hommes Par Olivier Thomas

journée de la femme 26 Citoyenne Olympe Par Olivier Blanc

cinéma 28 Ils ont sauvé Paris

Par Antoine de Baecque

29 Salamine superstar

15 mars 1914 86 Fantômas contre Fantômas

GUIDE

les revues 88 « Micrologus » : à la mode médiévale 88 La sélection du mois les livres 90 « La Chute de Rome » de Bryan Ward-Perkins Par Maurice Sartre

91 « David, la politique et la Révolution » d’Antoine Schnapper Par Patrice Gueniffey

91 « La Mort du lieutenant Péguy, 5 septembre 1914 » de Jean-Pierre Rioux Par Olivier Loubes

92 La sélection du mois le classique 96 « Les Hommes et la mort en Anjou aux xviie et xviiie siècles » de François Lebrun Par Philippe Joutard

carte blanche

98 L’œil du siècle

Par Pierre Assouline

Par Claude Aziza

29 Écrire pour survivre

couverture :

Photographie de Jean Jaurès à Montevideo (Uruguay), 1911 (ville de Castres, Centre national et musée Jean-Jaurès).

retrouvez page 30 les rencontres de l’histoire Abonnez-vous page 97

Ce numéro comporte quatre encarts jetés : Sciences et Avenir (abonnés), L’Histoire (deux encarts kiosques France et export, hors Belgique et Suisse) et Edigroup (kiosques Belgique et Suisse).

n°397 / mars 2014

Vendredi 28 février à 9 h 05 dans l’émission « La Fabrique de l’histoire » d’Emmanuel Laurentin, retrouvez Edhem Eldem lors de la séquence « La Fabrique mondiale de l’histoire » En partenariat avec L’Histoire


l’histoire / 5

DOSSIER

recherche

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68 Coolies : la traite oubliée Par Xavier Paulès

74 1464. Le pape part en croisade Par Benjamin Weber

jaurès Le socialisme du possible

34 La justice avant tout !

52 La paix, mais pas à tout prix

Par Vincent Duclert 37 Chronologie 41 Le fondateur de « L’Humanité »

Par Jean-François Chanet 54 Du côté des socialistes allemands

42 Une famille normale

58 Un militant occitan ?

Par Gilles Candar 43 Marier sa fille 44 Les jeudis, aux déjeuners de la marquise

46 Réforme ou révolution ?

Par Michel Winock

Par Rémy Pech

60 « Comme tu es heureux d’être mort ! »

Par Jacqueline Lalouette 62 Pourquoi Raoul Villain fut acquitté 65 Pour en savoir plus

aisa/leemage

ville de castres, centre national et musée jean jaurès

Quinze millions d’Asiatiques ont quitté leur patrie au xixe-xxe siècle pour travailler dans les possessions européennes des zones tropicales.

Avec la progression des Turcs ottomans en Europe, la croisade revient à l’ordre du jour. Mais elle est désormais l’affaire des papes, et non des princes.

80 Comment la France s’est mise en marche Par Antoine de Baecque

C’est Rousseau qui a mis la randonnée à la mode. Depuis deux cents ans ils sont des milliers à arpenter les chemins. Retour sur une passion française. n°397 / mars 2014


cyril bitton/divergence

8 / événement

Université d’été Marine Le Pen entourée de jeunes militants du Front national le 15 septembre 2013 à Marseille.

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io t n at on d r fr

Bulletin de l’Institut des études nationales signalant la reprise des cours le 3 janvier 1977. Au programme : « des cours d’Histoire traditionnels » et des « cours de technique politique ».

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Des cours « traditionnels »

Aujourd’hui, la formation des militants et des cadres représente pour le Front national un des éléments clés de la conquête du pouvoir. Son histoire est pourtant méconnue. En s’appuyant sur des sources inédites, Valérie Igounet nous propose un décryptage des rouages, méthodes et objectifs de cette fabrique de « soldats politiques ».


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« Militant FN », un métier qui vient de loin

L

Par Valérie Igounet

e Front national (FN) donne un coup d’arrêt à l’ascension de son parti en voit le jour à Paris, parlant des chambres à gaz comme d’un « détail » dans le cadre d’une réu- de l’histoire. Il existe un avant et un après « dénion privée, début oc- tail », deux périodes bien distinctes. Après septemtobre 1972. Les personnalités bre 1987, l’histoire du FN se poursuit. Celle qui se présentes approuvent le « pro- termine est celle d’un candidat, jugé sérieux pour gramme d’action » présenté certains, à un poste de président de la République. par son futur président Jean- A partir de ce moment, Jean-Marie Le Pen paraît Marie Le Pen et l’ancien mili- disqualifié sur le plan politique. cien François Brigneau, malEn quarante ans, le FN est devenu le troisième gré les réticences affichées parti politique français. Il compte à son actif plud’Ordre nouveau, groupuscule sieurs mairies, des centaines d’élus, une scission, néofasciste à l’origine de cette et, le 21 avril 2002, une accession au second tour de création. L’objet du parti s’ins- la présidentielle avec 16,86 % des voix (17,29 % au crit dans le regroupement des second tour). Le soir même, des milliers de personforces de l’opposition natio- nes descendent dans la rue pour crier leur rejet de nale dans la cette configuration politique inéperspective dite. La comparaison des résuldes législati- Jeunes mais tats depuis l’élection de 1988, en ves du prin- politiquement nombre de voix, montre une retemps 1973. expérimentés : telle est lative augmentation ne pouvant La composiexpliquer ce score. Parmi les extion du Front la nouvelle image du FN plications avancées : la présence national témoigne immédiatede 16 candidats au premier tour ment d’une propension à rassemdont plusieurs à gauche, provobler la génération des vaincus de l’histoire récente. quant la dispersion de cet électorat et une abstenCe sera une des constantes de son histoire. tion élevée (près de 30 %). Sa première décennie (1972-1982) est qualiL’histoire chaotique du Front national reste fiée par ses acteurs de traversée du désert. Des dif- scandée par des rivalités internes et des divisions. ficultés de tout ordre marquent les débuts de cette Sa présidente actuelle, Marine Le Pen, explique organisation politique marginale. A partir des an- vouloir normaliser son parti, appuyant sa straténées 1980, chaque type d’élections représente un gie notamment sur la dédiabolisation. Pour cela, marqueur de l’ascension du FN. Quelques premiers elle s’est entourée d’une nouvelle équipe, en partie résultats articulent l’histoire du parti : les municipa- issue de l’association Générations Le Pen, remise les à Dreux en septembre 1983, à l’occasion desquel- en place en juillet 2002 et qui annonce le point de les la liste d’union Front national-divers droite rem- départ du FN d’aujourd’hui. porte les élections ; les européennes de juin 1984 qui voient l’élection de 10 députés et les législatil’enjeu de la formation ves de mars 1986, lors desquelles 35 députés sont La structure Rassemblement Bleu Marine, apélus sous l’étiquette « Rassemblement national ». parue au printemps 2012, est un des pivots de Parallèlement à cette histoire politique s’en af- cette stratégie. Le dispositif de formation du FN firme une autre, centrée sur Jean-Marie Le Pen. A reprend cette dénomination. La formation Campus la rentrée politique de 1987, le président du FN Bleu Marine s’appuie sur celle des années 1990.

éditions denoël

l’auteur Chercheuse associée à l’Institut d’histoire du temps présent, Valérie Igounet est historienne, spécialiste du négationnisme et de l’extrême droite en France. Elle a notamment publié Histoire du négationnisme en France (Seuil, 2000), Robert Faurisson. Portrait d’un négationniste (Denoël, 2012) et prépare une histoire du Front national : Le Front national, de 1972 à nos jours (Seuil, pour juin 2014).

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la justice avant tout ! Jaurès ne fut pas seulement le plus grand leader socialiste de son temps. A travers ses combats, en faveur de Dreyfus, de la liberté de la presse ou de l’abolition de la peine de mort, il nous a légué quelques belles leçons de politique.

L

’entrée dans un cycle commémoratif, où le souvenir du « Grand Jaurès » (Max Gallo), assassiné le 31 juillet 1914, sera mêlé à celui de la Grande Guerre, doit être l’occasion de sortir de la légende pour aller vers l’histoire. Depuis cent ans, en effet, la figure de Jaurès appartient au mythe ; mythe du combat contre une guerre pourtant inéluctable, mythe du socialisme humain dans un siècle de tyrannie des idéologies, mythe enfin du « grand disparu » dont la gauche française resterait orpheline. Figure héroïque en France, mais aussi en Europe et dans le monde, il nourrit les imaginaires politiques et populaires. L’homme n’a laissé indifférent aucun des grands noms de son époque – Ferry, Clemenceau, Briand, Zola, Dreyfus – et a inspiré des politiques aussi divers que Trotski, Blum, Mendès France, de Gaulle ou Mitterrand. Les écrivains comme Martin du Gard ou Aragon s’en sont inspirés et les artistes l’ont chanté tel Jacques Brel en 1977. La force du mythe a rendu difficile l’écriture d’une histoire non hagiographique. Il a fallu attendre 1962 pour qu’aux États-Unis soit conçue la première biographie scientifique de Jaurès. Harvey Goldberg y rendait compte du combat de Jaurès pour l’unité du socialisme français et international. La naissance de la SFIO en 1905 fut en effet un moment historique, fruit d’un long travail de Jaurès et de compromis parfois mal compris jusque parmi ses plus proches (cf. Michel Winock, p. 46). Cependant Jaurès n’est pas uniquement un modèle d’homme de gauche, contrairement à ce qu’a voulu laisser croire l’historiographie socialiste, mais l’un des fondateurs de la politique moderne, celle qui, se dégageant des seules logiques de pou-

dr

Par Vincent Duclert

l’auteur Vincent Duclert, historien, chercheur au Centre d’études sociologiques et politiques Raymond-Aron (EHESS), et inspecteur général de l’Éducation nationale, vient de publier Jaurès, 1859-1914. La politique et la légende (Autrement, 2013) et, avec Gilles Candar, Jean Jaurès (Fayard, 2014).

voir et de domination, défend une souveraineté des idées, du courage, des combats nécessaires. Jaurès n’est pas né socialiste. Jusqu’à l’âge de 34 ans, ses combats, il les a livrés en tant que député républicain et surtout comme avocat obstiné des droits de l’homme. Ces premières années, loin d’être anecdotiques ou régressives dans une vision militante de la vie de Jaurès, sont décisives. « Le socialisme, c’était précisément pour lui la justice »1, a rappelé Pierre Mendès France lors de son hommage du 20 juin 1959 pour le centenaire de sa naissance, soulignant que l’essentiel des engagements de Jaurès fut davantage dirigé vers la démocratisation de la république que mobilisé pour la victoire du socialisme. sa lutte contre boulanger L’entrée en politique de Jaurès se réalise sous les auspices de la République, celle de Jules Ferry, enfin installée depuis 1879. Porté sur la liste d’union des républicains pour le département du Tarn, il est élu le 4 octobre 1885 à la Chambre des députés où il fait son entrée comme plus jeune député de France, à l’âge de 26 ans. Bien qu’il siège avec la majorité « opportuniste » de la Chambre (les républicains socialement modérés au pouvoir), Jaurès se révèle un élu très critique envers le régime qu’il juge indifférent à la question sociale, trop hostile aux opposants socialistes et glissant vers la corruption de ses notables. Il ne rejoint pas pour autant les radicaux de Clemenceau, que le seul mot de « collectivisme » hérisse, ni le minuscule groupe socialiste né en 1886 et dont l’extrémisme verbal le rebute. En cela, Jaurès est un républicain atypique, critique et indépendant.

Entré à la Chambre en 1885 comme le plus jeune député de France, Jaurès se définit d’abord comme républicain n°397 / Mars 2014


ville de castres, centre national et musée jean jaurès

l’histoire / 35

Il reçoit sa première grande leçon politique en 1887, avec le boulangisme. Sur fond de vives tensions avec l’Allemagne, ce mouvement, né de la rencontre entre une série de mécontentements contre le régime parlementaire, et un général devenu en quelques mois l’homme providentiel, sonne comme un avertissement pour le jeune député. Dans un premier temps, il a manifesté de l’intérêt pour les réformes de Boulanger à la tête des armées. Le ministre de la Guerre avait débuté en effet en s’engageant pour une active politique d’amélioration des conditions d’existence du soldat. Jaurès s’est montré sensible également à son patriotisme populaire. Les déclarations de Boulanger, invitant au partage de la soupe et du pain entre le soldat et le mineur en grève à Decazeville (13 mars 1886), ont suscité des sympathies à la gauche des républicains. Rapidement cependant, il s’inquiète de la propagande antiparlementariste et du soutien que les monarchistes apportent au mouvement. Jaurès appelle dès lors à la lutte contre le boulangisme par le renforcement des institutions républicaines et par l’ouverture de la politique à tous et non plus seulement à une élite : « Nous devons, non pas effacer, mais affermir plus haut et pratiquer

A la tribune A la Chambre, en juin 1913, pour tenter de convaincre ses pairs de refuser la loi portant le service militaire à trois ans. Cette photographie a été prise par son ami le député républicainsocialiste JulesLouis Breton.

davantage nos principes. La liberté est à tous, la justice est pour tous. » Le déclin rapide du boulangisme est un soulagement, mais Jaurès n’oubliera pas les enseignements politiques de la crise. Il est nécessaire que la république reprenne sa marche vers la démocratie. « Il n’y a que les gouvernements de liberté politique qui puissent aboutir à la justice sociale », écrit-il dans La Dépêche du 29 septembre 1889. Ce combat républicain barre paradoxalement le chemin de sa réélection. Alors que les républicains remportent les élections de 1889, il échoue au premier tour dans la première circonscription du Tarn face à une forte opposition conservatrice décidée à le faire chuter. Constatant sa défaite, il rend publique une « Lettre de remerciements aux électeurs » dans laquelle il annonce qu’il se retire de la vie publique, « sans découragement ni amertume », tout en assurant de sa volonté de continuer « à servir puissamment la République », mais cette fois « dans la vie privée, par la pensée, le travail et l’honneur ». Cependant, prévient-il, « si jamais elle était en danger, nous la défendrions ensemble »2. Il se réserve ainsi un possible retour à la politique active, ce qui ne tarde point. Battu à Castres en 1889, Jaurès se réinstalle à Toulouse où, profesn°397 / Mars 2014


46 / jaurès

réforme ou révolution ?

Son engagement a d’abord été républicain. Quand il est devenu socialiste, à plus de 30 ans, il n’a jamais opposé l’utopie collectiviste, la dynamique syndicale à l’action parlementaire. Pour Jaurès, la révolution devait se faire à petits pas.

J

’ai toujours été républicain et socialiste. » Cette affirmation de Jaurès en 1904 occasionne les railleries de journalistes qui n’avaient pas la mémoire courte. A cette époque, être socialiste avait un sens assez précis, qui était de vouloir transformer la propriété privée des moyens de production en propriété collective : c’est par ce levier qu’un socialiste (le mot est alors synonyme de « collectiviste » et même de « communiste » ) entendait créer une société humaine, harmonieuse, la fin de l’inégalité et de la lutte des classes. Quand Jaurès est élu pour la première fois député en 1885, il est certes républicain, et fermement républicain, mais nullement socialiste1. Il le deviendra au début des années 1890. La lecture de marx Plusieurs facteurs ont entraîné sa conversion, au lendemain de son échec électoral de 1889 : une sensibilité personnelle au sort des pauvres et des sans-grade, l’acquisition d’une culture théorique et, enfin, la découverte des luttes ouvrières. De retour à Toulouse, le professeur de philosophie s’était lancé dans la préparation de sa thèse qu’il soutient à la Sorbonne en 1892 – à la fois une thèse principale, rédigée en français, De la réalité du monde sensible, et une thèse secondaire, en latin comme c’était la règle, sur les Origines du socialisme allemand, qui étudiait Luther, Kant, Fichte et Hegel. Redevenu parisien avec son élection à la Chambre en 1893, il s’était aussi initié à Marx et discutait abondamment du socialisme, Rue d’Ulm, avec le bibliothécaire de l’École normale supérieure, Lucien Herr, qui passe aux yeux de certains pour avoir exercé l’influence décisive dans le passage de Jaurès au socialisme. Le néophyte, cependant, n’était pas devenu marxiste stricto sensu, mais il avait saisi dans Le Capital la « théorie de la n°397 / MarS 2014

baltel/sipa

Par Michel Winock

l’auteur Conseiller de la direction de L’Histoire, Michel Winock a notamment publié Le Socialisme en France et en Europe, xixe-xxe siècle (Seuil, 1992) et, récemment, une biographie de Flaubert (Gallimard, 2013).

valeur » : c’est en s’appropriant une certaine quantité de travail impayé que l’entrepreneur capitaliste, possesseur des instruments de travail, peut produire la plus-value2. Jaurès trouvait chez Marx l’explication scientifique de l’exploitation capitaliste, le moteur de la lutte des classes. Le contexte social et politique encourage l’ancien député du Tarn à prendre parti, à choisir son camp. Le 1er mai 1891, la France ouvrière est endeuillée par la fusillade de Fourmies3 suivie par la condamnation de deux meneurs qui provoque son indignation dans un article de La Dépêche de Toulouse à laquelle il collabore. Un autre événement, où il fut cette fois mêlé de près, fut la grève des mineurs de Carmaux du 16 août au 3 novembre 1892. Un de ces mineurs, Calvignac, avait été élu maire de la ville, au grand dam de la compagnie minière ReilleSolages. Afin d’exercer ses fonctions administratives, Calvignac avait demandé deux jours de congé par semaine, que la direction refusa. A La Dépêche, Jaurès mena campagne en faveur des mineurs en grève : « En faisant du bulletin de vote une dérision, [la Compagnie] a criminellement provoqué la violence des ouvriers. » Le 30 octobre 1892, alors que la grève en était à sa onzième semaine, une procédure d’arbitrage fut décidée par le président de la République, à la suite des interventions parlementaires. Calvignac fut réintégré et obtenait gain de cause. Lorsque, à la suite de cet épisode tumultueux, le marquis de Solages eut démissionné de son mandat de député, Jaurès fut choisi comme candidat au cours d’une réunion de militants socialistes. Acceptant le programme collectiviste du Parti ouvrier français de Jules Guesde, il fut élu lors de l’élection partielle du 8 janvier 1893 contre le candidat du patronat, et, aux élections générales suivantes, réélu, au moment même où les socialistes faisaient une entrée remarquée à la Chambre.


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l’histoire / 47

A Carmaux En cherchant bien sur la photo ci-dessus, on peut reconnaître Jaurès au milieu des verriers qui manifestent à Carmaux en 1895. Cette ville du Tarn a été décisive dans la carrière de Jaurès. D’abord, la grève des mineurs en 1892, qui en fait le candidat socialiste aux élections de 1893, mais aussi celle des verriers de 1895, dont Jaurès organise le financement. Il soutiendra le déplacement des verriers à Albi, où ils fondent leur coopérative de production.

collection lr/adoc-photos

Jaurès n’était plus un isolé, un socialiste intellectuel ; il était devenu un militant, un représentant de la classe ouvrière qui en avait fait son mandataire à Carmaux. Ses dons d’orateur, sa puissante personnalité, son optimisme mobilisateur, sa culture rayonnante : tout le disposait à devenir un des principaux leaders du mouvement socialiste. Ce mouvement était profondément divisé en groupes rivaux qui, pour être d’accord sur l’objectif final – la fondation d’une société sans classes –­, n’en étaient pas moins séparés par les choix tactiques et les questions de personnes. L’une des préoccupations de Jaurès, qui avait refusé d’adhérer à l’un de ces groupes et était resté « indépendant », était de préparer l’union de toutes les forces socialistes. Il contribua ainsi à mettre en place un Comité d’entente destiné à rassembler les diverses formations qui se disputaient la cause socialiste. L’entreprise n’était pas simple, d’autant que l’affaire Dreyfus eut pour effet d’annuler la tendance à partir du moment où Waldeck-Rousseau, décidé à former un gouvernement de « défense républicaine », fit appel à un socialiste, Alexandre Millerand, aux côtés du général de Galliffet, un des bourreaux de la Commune de 1871. Une partie des socialistes derrière Jaurès appuyèrent son entrée au gouvernement en 1899 tandis que les autres, derrière Édouard Vaillant et Jules Guesde, la rejetèrent violemment. Un an plus tard, en 1900, Jaurès et Guesde s’affrontèrent à l’hippodrome de Lille dans une controverse (restée célèbre sous le nom de « Les Deux Méthodes »), au cours de laquelle Jaurès af-

L’influence de Lucien Herr Lucien Herr, ancien normalien, bibliothécaire de l’École de la rue d’Ulm, intellectuel socialiste, a exercé une grande influence sur les élèves et anciens élèves de Normale sup. On a souvent dit qu’il avait converti Jaurès au socialisme, ce qui a été très contesté. Mais si Jaurès est arrivé au socialisme par plusieurs voies, on ne saurait négliger ses conversations avec Lucien Herr qui ont contribué à son évolution intellectuelle. C’est lui qui donna à Jaurès le titre de son journal : L’Humanité.

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68/ RECHERCHE

« Bêtes de somme »

Coolies transportant les marchandises d’une fabrique de filets à cheveux, en Chine, dans les années 19101920.

Coolies : la traite oubliée A partir du milieu du xixe siècle, 15 millions d’Asiatiques quittent leur patrie pour travailler dans les possessions européennes des zones tropicales. Un substitut à l’esclavage ? Un déplacement de population, en tout cas, qui change la face du monde. Par Xavier Paulès

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e coolie est une bête de somme, brute précieuse, irremplaçable […] et qu’on ne tue pas », écrivait Paul Bonnetain dans Au Tonkin en 1884 (rééd. L’Harmattan, 2010). La figure du coolie à demi nu accomplissant un labeur que la littérature de voyage européenne se plaisait à comparer à celui d’une bête de somme était une composante importante de l’imaginaire colonial.

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L’étymologie du mot « coolie » reste sujette à débat. Selon l’opinion la plus répandue, il s’agit d’un terme tamoul signifiant « salaire » ou « gages ». On considère généralement que le coolie est un homme de peine d’origine asiatique qui travaille dans une colonie européenne, s’engageant par l’intermédiaire d’un contrat qui le lie à son employeur pour une période de plusieurs années. Mais le terme peut avoir une acception


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plus large. Ainsi, dans les villes de Chine de la fin du xixe siècle, les travailleurs tels que les portefaix ou les tireurs de poussepousse étaient également appelés des coolies, aussi bien par les Occidentaux que par les Chinois eux-mêmes (kuli). Ils étaient issus des zones rurales environnantes et travaillaient comme journaliers, en l’absence de tout contrat comme de toute implication européenne directe. Si les coolies ont laissé une empreinte profonde dans l’histoire, c’est parce qu’ils constituaient l’écrasante majorité des participants d’un mouvement migratoire de grande importance : entre le milieu du xixe siècle et la grande crise des années 1930, 15 millions d’Asiatiques ont quitté leur pays pour émigrer vers les possessions européennes des zones tropicales. Ce sont les causes et les caractéristiques de ce flot humain massif que nous allons entreprendre de décrire. L’abolition de la traite (entre 1807 et 1815) puis celle de l’esclavage (entre 1833 côté anglais et 1848 côté français) mettent en péril l’économie de certaines sociétés coloniales dont la prospérité reposait sur l’emploi d’esclaves d’origine africaine. Le cas le plus typique est celui des îles à sucre (Maurice, Cuba, Jamaïque, Guadeloupe, Martinique, etc.). Avec la suppression de la traite, tout apport supplémentaire de main-d’œuvre servile devient impossible. Et après l’abolition de l’esclavage, les anciens esclaves, répugnant à travailler pour ceux qui étaient leurs maîtres, quittent le plus souvent les plantations. C’est pourquoi les planteurs se tournent vers de nouvelles sources de main-d’œuvre. Aussi les flux de coolies venus d’Asie ont-ils souvent été présentés comme un substitut à l’esclavage africain. Cette thèse, trop séduisante pour ne pas être simpliste, doit cependant être nuancée. Tout d’abord, certaines migrations de coolies étaient destinées à des régions (en particulier l’Asie du Sud-Est) qui n’avaient pas été concernées par l’esclavage africain. Aux Amériques, on constate que les plantations ont recours en même temps aux esclaves et aux coolies. A Cuba, par exemple, l’abolition de l’esclavage est tardive : 1886. Or les premiers ba-

teaux de coolies chinois y arrivent dès 1847, de telle sorte que coolies et esclaves travaillent côte à côte durant plusieurs décennies. De plus, la désertion des plantations par les anciens esclaves n’a pas toujours lieu – ne serait-ce que parce que, dans des économies très peu diversifiées, il n’existe guère d’alternative. Dans ce cas, le recours aux coolies procède d’une stratégie des planteurs consistant à susciter une surabondance de main-d’œuvre qui permet de baisser les salaires. Le choc INDUSTRIEL Comme dans le cas des plantations de sucre, une partie des coolies trouvait à s’employer dans des secteurs relevant de l’économie préindustrielle. Il n’en reste pas moins que le développement sur une vaste échelle des migrations de coolies est lié à la révolution industrielle. Cette dernière entraîne une croissance et une diversification inédites de la demande de matières premières. Pour y répondre, l’extension des empires coloniaux européens s’accompagne d’un développement des plantations et de l’extraction minière. Or la main-d’œuvre est absente de certaines zones, comme à Sumatra, qui connaît à partir de la fin des années 1860 et surtout des années 1870 un essor des plantations de tabac. Il faut donc la faire venir. Dans d’autres régions, les populations locales se montrent rétives aux conditions de travail très pénibles imposées dans les plantations. Fidji, colonie britannique, importe ainsi beaucoup de coolies indiens dans le troisième quart du xixe siècle car la population locale ne consent à travailler que dans la limite de la seule satisfaction de ses besoins vitaux. Au Cambodge les plantations d’hévéas ne recrutent pas leur main-d’œuvre sur place : les

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le développement sur une vaste échelle des migrations de coolies est lié à la révolution industrielle. il faut faire venir la main-d’œuvre dans les zones où elle est absente

L’auteur Xavier Paulès est maître de conférences à l’École des hautes études en sciences sociales. Il a notamment publié L’Opium. Une passion chinoise, 1750-1950 (Payot, 2011) et « La Chine, des guerres de l’opium à nos jours » à la Documentation photographique (2013).

Décryptage C’est en travaillant sur l’opium et les jeux de hasard chinois (notamment le fantan) que Xavier Paulès s’est intéressé de plus près aux flux migratoires des coolies (dont le fantan a souvent suivi les chemins). Ce phénomène, très étudié dans le monde anglo-saxon, est un peu moins connu en France. Comme le montre Xavier Paulès, il provoque pourtant, plus d’un siècle avant notre mondialisation, d’énormes mouvements de population, en particulier entre l’Asie et les Amériques. n°397 / mars 2014


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