La Guerre de Cent ans : deux nations face à face

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blois 2012 : quand les paysans font l’histoire www.histoire.presse.fr

dossie r spécia l

la guerre de cent ans

Deux nations face à face


’sommaire

N°380-octobre  2012

madrid, musée du prado ; collection dagli orti

’actualité

’GUIDE

on en parle 16 La vie de l’édition L’homme en vue En tournage

la revue des revues 102 Voltaire et l’Afrique Mémoires d’Europe Prémonition - Indigènes

portrait 18 La patience de John Scheid

les livres 104 « A la gauche du Christ » de Denis Pelletier et Jean-Louis Schlegel

Par Jean-Maurice de Montremy

Par Michel Winock

colonisation 20 « Colonial Wikileaks »

105 La sélection du mois

8 « Les paysans sont le moteur de l’histoire »

21 Internet : les sites du mois

Par Patrick Boucheron

Entretien avec Jean-Marc Moriceau

23 Agenda : les rencontres du mois

’événement

Piliers de toutes les civilisations, les paysans sont plus que des producteurs. Force vive de la société, ils en initient bien des changements économiques, politiques et sociaux. Ils sont à l’affiche des Rendez-vous de Blois.

Par Jean-Pierre Bat et Vincent Hiribarren

expositions 22 Lyon, capitale du péplum Par Claude Aziza

le classique 112 « Enfance de l’Europe » de Robert Fossier

’CARTE BLANCHE

114 Un livre dans la poche Par Pierre Assouline

24 Le festin de Blois

Par Juliette Rigondet

25 Algériens de France Par Géraldine Soudri

livres 26 Souviens-toi de Yerushalmi

Par Annette Wieviorka

médias 28 Gagarine décrypté Par Olivier Thomas

29 Et Mao affama la Chine cinéma 30 Passion trouble Par Antoine de Baecque

couverture :

La bataille de Crécy (1346), Grandes Chroniques de France, xive siècle (Londres, BL ; AKG/Erich Lessing).

31 Leçon de grec en temps de crise bande dessinée 32 Le boxeur et la star Par Pascal Ory

retrouvez page 34 les rencontres de l’histoire

www.histoire.presse.fr 10 000 articles en archives. Des web dossiers pour préparer les concours. Chaque jour, une archive de L’Histoire pour comprendre l’actualité.

Abonnez-vous page 113

Ce numéro comporte cinq encarts jetés : Cité de l’immigration, Sciences humaines (sélection d’abonnés), L’Histoire (2 encarts - kiosques France et export, hors Belgique et Suisse) et Edigroup (kiosques Belgique et Suisse). L’ H i s t o i r e   N ° 3 8 0   o c t o b r e   2 0 1 2 4


’spécial

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84 Le barbier et la marchande de poireaux

londres, british library/robana/leemage

Par Saber Mansouri

la guerre de cent ans

rmn/hervé lewandowski

Crédit

’recherche

Deux nations face à face 40 France-Angleterre. Le grand affrontement

Par Nicolas Offenstadt 42 Deux familles pour un royaume 42 L’exclusion des femmes Par Laurent Theis 49 Comment une ville se défend Par Xavier Nadrigny

52 La fabrique des héros

Entretien avec Philippe Contamine 54 Le monument Froissart 56 Bourgeois de Calais : un mythe

A Athènes, pour se tenir au courant des nouvelles du jour, rien de tel qu’une visite chez les marchands de l’agora.

90 Luther, obèse et fier de l’être Par Olivier Christin

Pour quelles raisons le père de la Réforme allemande ne refusait-il jamais un bon petit plat ?

Par Boris Bove

94 De quoi Dreyfus était-il vraiment accusé ?

68 Espionner, enrôler, convaincre

Par Pierre Gervais, Pauline Peretz, Pierre Stutin

62 1358 : annus horribilis

Par Nicolas Offenstadt 70 Paroles publiques

72 Azincourt : la plus grande défaite française Par Xavier Hélary

Des chercheurs ont exhumé un « dossier secret » censé compromettre le capitaine Dreyfus en lui attribuant de « mauvaises mœurs ».

76 La France est-elle née dans la guerre ? Par Jean-Philippe Genet 44 Chronologie 81 Pour en savoir plus

58 Vue d’Angleterre

Par Christopher Fletcher

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Le dernier vendredi de chaque mois à 9 h 05 « La Fabrique de l’histoire » d’Emmanuel Laurentin Retrouvez la séquence « L’atelier du chercheur » en partenariat avec L’Histoire (cf. p. 90)


’événement les rendez-vous de blois

« Les paysans sont le moteur de l’histoire » Entretien avec Jean-Marc Moriceau

l’auteur Professeur d’histoire moderne à l’université de Caen, Jean-Marc Moriceau a publié récemment Chroniques paysannes, du Moyen Age au xxe siècle (avec Philippe Madeline et JeanPaul Bourdon, Champ libre, 2010) et Les Paysans, 18701970 (avec Philippe Madeline, Les Arènes, 2012).

L’Histoire : Comment définir les paysans ? Jean-Marc Moriceau : Les paysans sont étymologiquement les gens « du pays », autrement dit les gens qui vivent dans un territoire qui peut se reconnaître à pied en l’espace d’une journée. Pendant plusieurs millénaires, l’environnement des paysans a été circonscrit à leur village et à une dizaine d’autres aux alentours – c’est-à-dire un canton « Deux d’aujourd’hui, une dizaine de Français kilomètres carrés. Ce cadre de sur trois à vie familier a concentré l’essentiel de leurs relations culturelles, la fin de l’Ancien économiques et sociales. Ce qui définit le paysan, c’est Régime » par ailleurs son attachement à la terre, directement, comme moyen de production ou comme source principale de revenus, avec toute une gamme de conditions, depuis le domestique agricole jusqu’au propriétaire foncier. L’H. : Le paysan, c’est avant tout un homme adulte ? J.-M. M. : Non, avant la scolarité obligatoire à la fin du xixe siècle, les enfants sont les plus nombreux. Certes, beaucoup d’entre eux disparaissent précocement, du fait de la mortalité juvénile, de l’ordre de 200 ‰ sous Louis XIV, qui s’ajoute à une mortalité infantile (avant 1 an) de 250 ‰ – l’historien Pierre Goubert disait qu’il fallait deux enfants

1 pour faire un homme. Il faut imaginer cet univers paysan traditionnel peuplé d’enfants et d’adolescents, dont l’aide est essentielle à la bonne marche des exploitations. Les garçons suivent, année après année, un long cycle d’apprentissage. Ils sont, dès l’âge de 5-6 ans, gardiens de dindons, de chèvres et de moutons, puis de bêtes à cornes (vaches, taureaux) ; ensuite des auxiliaires à la charrue qui aident à stimuler les bœufs puis les chevaux. Vers 14-15 ans, ils peuvent assumer la conduite régulière, voire la res-

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collection dixmier/kharbine-tapabor

mrsh caen

Immobiles, les paysans, rétifs au changement ? Subissant sans réagir la domination des seigneurs et des villes ? Bien sûr que non, raconte ici Jean-Marc Moriceau. Acteurs essentiels des révolutions techniques, prompts à se révolter lorsque la contrainte était trop lourde, les paysans ont contribué aux mutations les plus profondes de la civilisation agricole. Ils sont le thème cette année des Rendez-vous de Blois, du 18 au 21 octobre.


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collection im/kharbine-tapabor

La terre, c’est ce qui définit avant tout le paysan. 1. En 1973, paysans et ouvriers s’allient contre les expropriations voulues par le gouvernement dans les causses du Larzac (une de Libération, 24 août 1973). 2. Détail du tableau Repos pendant la fuite en Égypte du peintre flamand Joachim Patenier (vers 14851524). 3. La paie à la ferme, carte postale des années 1910. Les journaliers, salariés dans les grandes fermes, forment le gros du corps paysan.

madrid, musée du prado ; collection dagli orti

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’actualitéexpositions Une double exposition rend hommage à un genre méconnu : le péplum. Visite guidée par Claude Aziza.

archives du 7 e art/mgm/photo12 paris, cinémathèque française/jaime

Ci-dessus : l’affiche de l’exposition « Péplum » avec deux des acteurs des Dix Commandements de Cecil B. DeMille (1956). Yul Brynner, en Ramsès II, fait le joli cœur avec Anne Baxter (Néfertari), la promise de Moïse. Ci-contre : au Musée galloromain de Lyon, la mosaïque des Jeux du cirque (iie siècle) fait face à des extraits du Ben-Hur de William Wyler (1959) dans lequel Charlton Heston triomphe sur son ami et rival Messala dans une légendaire course de chars. A voir également : les costumes de la parodie de Jean Yanne Deux heures moins le quart avant JésusChrist (1982). Ici, une robe en soie.

lyon-fourvière, musée gallo-romain ; c. thioc et j.-m. degueule

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Lyon, capitale du péplum

On doit le mot « péplum » à Bertrand Tavernier

J

e vais vous conter, chers lecteurs, la chose la plus surprenante, la plus étonnante, la plus mirobolante, la plus étrange, la plus merveilleuse ! Les Musées archéologiques de Lyon-Fourvière et de Saint-Romain-en-Gal, austères temples du savoir et de la recherche archéologique, vont accueillir, six mois durant, à partir du 9 octobre 2012, une exposition sur… tenez-vous bien, le péplum. Eh quoi, le péplum, ce pelé, ce galeux qui prétend reproduire une Antiquité niaise, ce genre machiste et homosexuel qui s’est paré dérisoirement du nom d’un vêtement grec féminin (le « péplos »), va exposer, sans pudeur aucune, ses charmes frelatés, ses tics

en toc, ses toges en tige et ses trucs sans tract ? Certes, le cinématographe a noué, depuis le siècle des (frères) Lumière, une histoire d’amour avec Lyon ; certes Bertrand Tavernier, qui y officie, est l’un des trois loustics a qui l’on doit le mot « péplum ». Mais si ceci peut expliquer cela, cela n’excuse pas ceci (ou l’inverse, comme l’on voudra). Revoyons le film à l’envers. L’idée n’est pas nouvelle de tenter d’illustrer par l’image quelques aspects de la recherche archéologique. Un seul exemple : le nouveau musée du Pont-du-Gard projette, pour expliquer la construction de l’aqueduc, des extraits du Ponce Pilate d’Irving Rapper, où l’on voit le gouverneur de Judée (incarné par Jean Marais) inspecter les travaux d’un aqueduc qui doit acheminer de l’eau jusqu’à Jérusalem. A Lyon, le concept est différent et double. Pour le dire très vite, à Fourvière, le péplum se met au service de l’archéologie, tandis qu’à Saint-Romain, l’archéologie se met au service du péplum. Chacune des salles du musée de Lyon illustre l’archéologie gallo-romaine par un montage de cinq minutes environ, composé de deux ou trois extraits de films. Ainsi dans la salle consacrée à

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ag e n da l’empereur Claude, né à Lyon et qui, par un édit fameux de l’an 48, fit entrer au Sénat des notables gaulois, on pourra voir des extraits de sa vie, telle que le cinéma l’a racontée : les railleries subies à la cour de Caligula, son accession accidentelle et inattendue au trône, son empoisonnement par Agrippine. Plus loin, lorsqu’il s’agira d’illustrer la célèbre mosaïque des Jeux du cirque représentant la course effrénée de deux chars ou les vitrines consacrées à la gladiature, à la navigation, à la guerre, aux rites religieux, aux débuts du christianisme, on fera appel aux deux Ben-Hur, bien sûr, mais aussi à Théodora impératrice de Byzance, qui met en scène une course dans l’hippodrome opposant deux factions rivales, les Bleus et les Verts. On devine aisément la suite : des scènes des Spartacus pour la gladiature, des images de combats, tirées de Gladiator ou de La Chute de l’Empire romain, des expéditions lointaines, comme la conquête de la Toison d’or ou des retours difficiles, comme celui d’Ulysse. Des prêtres se prononceront sur des sacrifices et des chrétiens iront en chantant au supplice dans d’innombrables Quo Vadis ? A Saint-Romain-en-Gal, le concept se veut radicalement différent : il s’agit de montrer les divers aspects du péplum, sans tenir compte des collections du musée. On verra ainsi toutes les facettes du genre, à travers ses thèmes, ses poncifs, ses moments obligés. L’arène et l’hippodrome, les festins et les danses, les bons et les méchants, les séductrices brunes comme la nuit et les ingénues blondes comme la clarté solaire, les empereurs, les « fous » (la majorité) et les « sages », les scènes d’amour pour midinettes et les scènes d’orgie, dont l’académisme va avec le public populaire et familial du péplum. Sans oublier les amours bibliques, les merveilles mythologiques, les épisodes les plus connus des histoires grecque et romaine. Bref, un panorama complet d’un genre, au pire méprisé, au mieux méconnu. Outre les extraits de films on découvrira ici des affiches, des photos, des fascicules, des romans, des costumes et des objets dont la rareté étonnera. Conservateurs de musée et archéologues ont uni leurs efforts pour démontrer l’irremplaçable caractère pédagogique de l’image lorsqu’elle est accompagnée d’un éclairage scientifique. Bien entendu, des visites guidées pour groupes scolaires ou visiteurs curieux permettront de mieux profiter de cette double exposition. Les Romains disaient, en parlant de la Méditerranée, « mare nostrum ». On dira désormais, « peplum nostrum ». Claude Aziza Historien de l’Antiquité imaginaire et commissaire scientifique de l’exposition

Du 9 octobre 2012 au 7 avril 2013, Musée gallo-romain de Saint-Romain-en-Gal, RD 502, 69560 Saint-Romain-en-Gal ; Musée gallo-romain de Lyon-Fourvière, 17, rue Cléberg, 69005 Lyon.

Le 3 octobre à 13 h 45 Les Français et la guerre : L’image d’un xixe siècle pacifique entre deux temps guerriers (l’Empire et la Grande Guerre) est erronée. JeanFrançois Chanet s’interrogera sur les rythmes décalés des transformations techniques, matérielles, et spirituelles. Musée de l’Armée, Hôtel national des Invalides, 129, rue de Grenelle, 75007 Paris. Réservation : 01 44 42 51 73. Le 11 octobre à 18 h 30 Mémoires algériennes : Lors de cette conférence, Benjamin Stora dressera le bilan des productions littéraires et visuelles de toutes sortes pour s’interroger sur la persistance des mémoires blessées autour d’une guerre finie depuis cinquante ans. Auditorium de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration, palais de la Porte Dorée, 293, avenue Daumesnil, 75012 Paris. Rens. : 01 53 59 58 60. Le 17 octobre à 18 h 30 Hippolyte Taine : Jean-Paul Cointet donnera, à la Société de l’histoire du protestantisme français, une conférence sur « Hippolyte Taine et la tentation du protestantisme ». Société de l’histoire du protestantisme français, 54, rue des Saints-Pères, 75007 Paris. Rens. : 01 45 48 62 07. Le 18 octobre à 19 heures Portrait d’un négationniste : A l’occasion de la parution de son ouvrage, Valérie Igounet parlera de la personnalité et du passé extrémiste du négationniste Robert Faurisson. Mémorial de la Shoah, 75004 Paris. Réservations : 01 53 01 17 42. Le 20 octobre à 15 heures Les coulisses d’une conquête : Vincent Carpentier, archéologue à l’INRAP, reviendra sur Guillaume le Conquérant et l’estuaire de la Dives, d’où sont partis, en 1066, les Normands à la conquête de l’Angleterre. Musée de Normandie, 14000 Caen. Rens. : 02 31 30 47 60. Le 25 octobre à 19 heures L’Europe entre Hitler et Staline : Entre 1943 et 1945, 14 millions de civils sont tués par l’Allemagne nazie et l’Union soviétique sur un même territoire, les « terres de sang » étendues de la Pologne centrale à la Russie occidentale en passant par l’Ukraine, la Biélorussie et les pays Baltes. En présence de Timothy Snyder, auteur de Terres de sang (Gallimard, 2012). Mémorial de la Shoah, 75004 Paris. Réservations : 01 53 01 17 42.

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bridgeman-giraudon

’spécial guerre de cent ans

Henri V, le nouveau roi d’Angleterre, entend tirer parti de la guerre civile qui, Charles VI régnant, déchire la famille royale française entre Armagnacs et Bourguignons L’ H i s t o i r e   N ° 3 8 0   o c t o b r e   2 0 1 2 72


Azincourt : la plus grande défaite française A Azincourt, les chevaliers français furent écrasés, en une heure, par les archers anglais, mettant ainsi la France à la merci du roi d’Angleterre. Comment expliquer une telle défaite ? Par Xavier Hélary

V

endredi 25 octobre 1415, près du village d’Azincourt, en Artois : « Auquel lieu fut la journée de la bataille donnée au roi d’Angleterre et à toute sa compagnie, laquelle bataille fut très piteuse et de très grand dommage irrécupérable, pour le roi de France principalement, et pour tous ceux de son royaume, grands, moyens et petits, car elle fut à l’honneur et profit du roi d’Angleterre. » C’est par ces mots que le chroniqueur Monstrelet introduit son récit de la bataille d’Azincourt, restée dans l’histoire comme le triomphe de l’armée anglaise et de son jeune chef, Henri V, sur la chevalerie française. Plus encore que les autres victoires anglaises (Crécy, 1346, Poitiers, 1356, Verneuil, 1424), Azincourt a fait couler autant d’encre que de sang. Shakespeare a assuré la place de la bataille dans la mythologie nationale anglaise. Tout l’acte IV de Henry V, une de ses pièces historiques les plus connues, y est consacré. Henri V y célèbre le sort de cette petite armée qui s’apprête à combattre un ennemi très supérieur en nombre : « We few, we happy few, we band of brothers », « Nous, cette poignée, cette heureuse poignée d’hommes, cette bande de frères ». Les films de Laurence Olivier (1944) et de Kenneth Branagh (1989) ont porté la pièce et la bataille sur les écrans. Au Royaume-Uni, le flot des publications ne se tarit pas. Le ton en est souvent cocardier. Dans un livre célèbre, The Face of Battle (1974, trad. fr. Anatomie de la bataille), John Keegan a choisi d’étudier trois exemples, dont Azincourt (avant Waterloo et la Somme). A l’époque de sa parution, la démarche a marqué les esprits : au re-

bours de l’histoire militaire traditionnelle, dans laquelle le narrateur fait évoluer les corps d’armée comme s’il surplombait le champ de bataille, John Keegan s’intéresse surtout aux conditions matérielles du combat et à la façon dont les chevaliers et les hommes de pied vivent la bataille. Or, comme beaucoup de spécialistes de la guerre, il se fonde pour les périodes qu’il ne connaît pas directement sur des travaux de seconde main, parfois anciens, et sur une lecture un peu trop confiante des chroniques. Beaucoup des conclusions qu’il tire sont donc sujettes à caution. Ainsi, quand il évoque la certitude de sa victoire qu’a la chevalerie française ou son écrasante supériorité numérique, il suit certes ce que disent certains chroniqueurs. Mais il s’agit là de clichés qui reviennent dans chaque récit de défaite de la chevalerie française, au moins depuis Courtrai (1302). A vrai dire, le problème est plus général. Les historiens peuvent-ils reconstituer le déroulement d’une bataille médiévale ? Beaucoup l’ont cru. Plusieurs chroniqueurs ont raconté Azincourt. Certains étaient présents sur place, comme Jean Le Fèvre de Saint-Remy. Les récits qu’ils en ont faits, pourtant, doivent être manipulés avec prudence. Les chroniqueurs se copient les uns les autres : qu’un épisode similaire soit présent dans plusieurs récits ne signifie nullement qu’il soit vrai, bien au contraire ! Par ailleurs, les auteurs médiévaux ont en tête des modèles. Quand ils racontent Azincourt, ils pensent aux autres grandes défaites de la chevalerie française, à Crécy, à Poitiers, à Nicopolis (1396). La critique de ces sources est donc un préalable nécessaire à leur utilisation.

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Déroute

Les chevaliers français (à gauche) sont vite vaincus par les archers anglais (à droite) dans cette clairière vallonnée de l’Artois (miniature de l’école anglaise).

l’auteur Maître de conférences à l’université Paris-IVSorbonne, Xavier Hélary vient de publier Courtrai, 11 juillet 1302 (Tallandier, 2012).


’recherche affaire dreyfus

De quoi Dreyfus était-il vraiment accusé ? Pour emporter la condamnation de Dreyfus en 1894, un « dossier secret » avait été constitué à l’intention des juges. Que contenait-il ? Sur quoi reposaient les accusations contre le capitaine ? Par Pierre Gervais, Pauline Peretz, Pierre Stutin

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auteur

auteur

la réaction de l’opinion si l’accusation était retirée, en particulier de la presse nationaliste qui se déchaînait contre le « traître Dreyfus », et un antisémitisme communément partagé dans la haute hiérarchie militaire jouèrent probablement leur rôle. Mercier avait peut-être aussi été influencé par des documents secrets réunis par le colonel Sandherr, chef de la Section, et censés accuser Dreyfus.

auteur

affaire Dreyfus commença lorsque arriva, dans les bureaux des services de renseignements français, sans doute le 27 septembre 1894, une lettre non signée, subtilisée à l’ambassade d’Allemagne par un agent français. Baptisée d’abord « lettre-missive » avant d’être appelée « bordereau » à partir de 1898, celleci semblait indiquer qu’un officier français transmettait des renseignements confidentiels à l’attaché militaire de l’ambassade d’Allemagne à Paris, Maximilian von Schwartzkoppen. Sur la base d’une ressemblance d’écriture, la « Section de statistique », nom officiel du bureau en charge de l’espionnage et du contre-espionnage à l’état-major du ministère de la Guerre, voulut voir dans cette offre de trahison une proposition du capitaine Dreyfus, artilleur, officier stagiaire à l’état-major, et juif. Usant de termes techniques de manière incorrecte, la lettre-missive ne pouvait avoir été écrite par un artilleur. En outre, elle faisait référence à une mission (un « départ en manœuvres ») que l’on ne pouvait attribuer à Dreyfus qui en avait été dispensé, comme tous les officiers stagiaires en 1894. Mais les enquêteurs étaient, pour la plupart, antisémites, et Dreyfus faisait un coupable idéal ; ils s’accrochèrent donc à leur certitude. Arrêté le 15 octobre, le capitaine nia farouchement avoir trahi, et aucun indice ne put être invoqué contre lui. Le ministre de la Guerre, Auguste Mercier, décida pourtant de faire passer l’homme qu’il tenait pour suspect en jugement. La peur de

Les auteurs Pierre Gervais est maître de conférences à l’université Paris-VIII. Pauline Peretz est maître de conférences à l’université de Nantes et chercheuse à l’EHESS. Pierre Stutin est expert en numérisation et spécialiste de l’histoire de la IIIe République.

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Un dossier à charge Mercier et Sandherr décidèrent d’utiliser ces documents pour constituer, à l’intention des juges du conseil de guerre de Paris, un dossier à charge contre le capitaine : il devait permettre de lever les doutes éventuels du tribunal. Ce dossier contenait entre trois et dix à douze pièces. Il fut communiqué aux juges au moment de la délibération, mais à l’insu de l’accusé et de l’avocat de la défense, d’où son nom de « dossier secret ». Discuté uniquement par les juges, le dossier secret constituait une énormité légale. Il s’inscrivait cependant dans un processus, en cours depuis plusieurs années, de subordination de la justice au pouvoir militaire. Depuis le début des années 1890, en effet, les officiers de renseignements avaient pris l’habitude d’exercer des pressions sur les juges1. Comme l’ont noté les historiens de l’Affaire (à commencer par Joseph Reinach2, puis Marcel Thomas dans une étude publiée en 1961 qui fait encore autorité, cf. Pour en savoir plus, p. 101),


roger-viollet

Le 19 décembre 1894 s’ouvre à huis clos le procès pour haute trahison du capitaine Dreyfus (ci-contre). Le capitaine fait preuve d’une impressionnante combativité. Le 22, les sept juges, au moment des délibérations, prennent connaissance d’un dossier secret à l’insu de l’accusé et de l’avocat de la défense. Ils déclarent Dreyfus coupable à l’unanimité. Celui-ci est condamné à la déportation perpétuelle dans une enceinte fortifiée. Ci-dessous : photo de Dreyfus le jour de sa dégradation en 1895.

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Décryptage

la production de ces pièces semble avoir été décisive pour l’issue du procès de 1894. Celui-ci se déroula à huis clos. Mais nous savons, notamment par le témoignage du capitaine Martin Freystätter, unique juge de 1894 à fournir un témoignage fiable, qu’il tourna à l’avantage de Dreyfus. Le capitaine fit preuve d’une impressionnante combativité. Après la réouverture de la procédure judiciaire en 1898, Freystätter confia que ce fut sur la base d’une des pièces du dossier secret, « Ce canaille de D. », que le capitaine fut condamné, le 22 décembre 1894, pour haute trahison. Dreyfus fut dégradé le 5 janvier 1895 dans la cour de l’École militaire, puis ex-

C’est en 2006 que Pauline Peretz et Pierre Gervais ont commencé à travailler sur le « dossier secret » de l’affaire Dreyfus – rejoints en 2008 par Pierre Stutin. Tous trois souhaitaient évaluer les charges de mauvaises mœurs associées à l’accusation contre Dreyfus, étayées par les documents préparés pour les juges de 1894, et jusque-là peu relevées par les historiens français de l’Affaire – à la différence des chercheurs américains. Ils avaient d’autre part l’ambition, à travers un travail archivistique minutieux, de reconstituer les différentes strates du « dossier secret » et ainsi de retrouver le dossier originel. Ils publient le résultat de leurs recherches dans un livre à paraître en octobre chez Alma : Le Dossier secret de l’affaire Dreyfus.

pédié à l’île de Ré, avant d’être envoyé au bagne de l’île du Diable, en Guyane. Dès la mi-janvier, Mathieu Dreyfus, le frère de l’accusé, apprit par l’intermédiaire du docteur Gibert, ami du président Félix Faure, que le capitaine avait été condamné sur la base d’une pièce secrète fournie aux juges à l’insu de la défense et de l’accusé. Il fallut toutefois attendre le 15 septembre 1896 et un article du journal L’Éclair pour que le grand public fût informé de la forfaiture. Les militaires eux-mêmes étaient à l’origine de cette révélation : il s’agissait, par la divulgation des « preuves » accablant Dreyfus, de faire taire les dou-

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