La Vendée : enquête sur les crimes de la Révolution

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M 01842 - 377 - F: 6,20 E MENSUEL DOM/S 7,20 € TOM/S 950 XPF TOM/A 1 600 XPF BEL 7,20 € LUX 7,20 € ALL 7,90 € ESP 7,20 € GR 7,20 € ITA 7,20€ MAY 8,70 € PORT. CONT 7,20 € CAN 9,99 $CAN CH 12 ,40 FS MAR 60 DH TUN 6,80 TND ISSN 01822411

MOYEN AGE : LA DÉMOCRATIE AU COUVENT www.histoire.presse.fr

LA VENDÉE Enquête sur les crimes de la Révolution

La colonisation grecque 1912 : feu sur les Balkans en procès

La grande mode des tables tournantes


’SOMMAIRE PARIS, MUSÉE NATIONAL DU MOYEN AGE-THERMES DE CLUNY ; RMN-GP/JEAN-GILLES BERIZZI

N°377-JUIN 2012

’ACTUALITÉ

’FEUILLETON

on en parle 20 La vie de l’édition L’homme en vue En tournage

les grandes heures de la presse 86 Ce que Wikileaks a changé

portrait 22 Marc Dugain : dans la tête des monstres

’GUIDE

Par Daniel Bermond

cinéma 24 Un pur amour à trois Par Antoine de Baecque

jeux olympiques 26 Croisière olympique Par Hervé Duchêne

27 New French History

’ÉVÉNEMENT

8 Moyen Age : la démocratie au couvent Par Jacques Dalarun

Le Moyen Age fut un temps d’innovation en matière de démocratie. Le cas de Grandmont est exemplaire.

Contrepoints : Gilles Kepel et Paul Thibaud

Par Jean-Noël Jeanneney

la revue des revues 88 Europe brune - La guerre de plumes - Mère de sultan les livres 90 « L’État de justice, France, xiiie-xxe siècle » de Jacques Krynen Par Michel Porret

Par Antoine de Baecque

91 La sélection du mois

livres 28 La France selon Lucien Febvre

le classique 96 « Racines du Brésil » de Sergio Buarque de Holanda

Par Daniel Bermond

29 Agenda : les rencontres du mois expositions 30 1917, année terrible Par Juliette Rigondet

31 La fabrique de l’info

Par Yves Saint-Geours

’CARTE BLANCHE 98 « Métronome » dites-vous ?

Par Pierre Assouline

Par Bruno Calvès

concordance des temps 32 Contre l’esclavage, le droit d’ingérence !

Par Olivier Grenouilleau

33 Internet : les sites du mois bande dessinée 34 Nanterre, son bidonville Par Pascal Ory COUVERTURE :

Portrait du général Henri Duverger comte de La Rochejacquelein par le baron Pierre-Narcisse Guérin (Cholet, musée d’Art et d’Histoire ; RMN-GP/Gérard Blot).

RETROUVEZ PAGE 38 LES RENCONTRES DE L’HISTOIRE

médias 36 Bir Hakeim, l’honneur de la France libre Par Olivier Thomas

37 Wahid Gordji : duel entre Chirac et Mitterrand

ABONNEZ-VOUS PAGE 97

Ce numéro comporte deux encarts jetés : L’Histoire (kiosques France et export, hors Belgique et Suisse) et Edigroup (kiosques Belgique et Suisse). L’ H I S T O I R E N ° 3 7 7 J U I N 2 0 1 2 4

www.histoire.presse.fr 10 000 articles en archives. Des web dossiers pour préparer les concours. Chaque jour, une archive de L’Histoire pour comprendre l’actualité.


’DOSSIER

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’RECHERCHE

64 La colonisation grecque en débat Par Hervé Duchêne

Plutôt que de « colonisation » il faut sans doute parler de « diasporas » pour rendre compte de la mobilité des anciens Grecs en Méditerranée.

CRÉDIT HERVÉ CHAMPOLLION/AKG

72 1912 : feu sur les Balkans

VENDÉE Enquête sur les crimes de la Révolution

42 La guerre civile la plus meurtrière

Par Olivier Coquard 44 La Vendée est née de la guerre !

48 Robespierre est-il responsable ? Entretien avec Patrice Gueniffey 50 Procès Carrier : quand le vent tourne

52 « Ni génocide ni mémoricide »

Entretien avec Jean-Clément Martin 55 Les Basques et les Lyonnais aussi 56 Reynald Secher, le vengeur 58 Hervé de Charette, le Vendéen de la République Par Pierre Assouline

SELVA/LEEMAGE

Par Jean-Jacques Becker et Catherine Durandin

En octobre 1912, les petites nations balkaniques attaquaient l’Empire ottoman. A bien des égards, les guerres balkaniques préfigurent la Première Guerre mondiale.

80 La grande mode des tables tournantes Par Guillaume Cuchet

La « danse des tables », dans les années 1850, est un des premiers américanismes de la culture européenne. Et un révélateur d’histoire culturelle.

46 Chronologie 61 Pour en savoir plus

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Le dernier vendredi de chaque mois à 9 h 05 « La Fabrique de l’histoire » d’Emmanuel Laurentin Retrouvez la séquence « L’atelier du chercheur » en partenariat avec L’Histoire (cf. p. 80)


’ÉVÉNEMENT FONTEVRAUD

Moyen Age : la démocratie au couvent

AUTEUR

HERVÉ CHAMPOLLION/AKG

Tirage au sort ou vote à la majorité, vote par tête ou vote par ordre : les procédures d’élection sont variées, on l’oublie parfois. Le Moyen Age fut en la matière un temps d’invention. Aux XIe et XIIe siècles, alors que l’Église s’émancipait des puissances laïques, il fallut mettre au point des systèmes d’élection en son sein, à tous les niveaux. Le cas de l’ordre de Grandmont, dans le Limousin, est sans doute l’une des expériences les plus originales. Qu’est-ce que la démocratie ? Quel est le sens de l’élection ? Ces questions seront aussi au cœur du débat qui réunira le 23 juin à Fontevraud Jacques Dalarun, Gilles Kepel et Paul Thibaud sur le thème « La démocratie, une invention permanente » (cf. p. 38).

L’AUTEUR Jacques Dalarun est directeur de recherche au CNRS (Institut de recherche et d’histoire des textes). Il a renouvelé l’étude du Moyen Age par son approche originale des ordres religieux et de la vie monastique. Il vient de publier Gouverner, c’est servir. Essai de démocratie médiévale (Alma éditeur).

L

e Moyen Age occidental Comment est d’ordinaire considéré élire abbés, comme une sorte de trou prieurs, noir de la démocratie. Certes, on ne manquera pas de citer telle évêques ou telle assemblée nordique des et pape ? hommes libres, le régime communal qui se développe avec la renaissance urbaine du xiie siècle ou le début du parlementarisme anglais avec la Grande Charte, concédée par Jean sans Terre aux barons en 1215. Mais, dans la sphère civile, ces tentatives limitées ne pèsent guère face à la suprématie du principe dynastique : partiellement entravé dans l’Empire germanique par le pouvoir électif des grands seigneurs, il s’affirme sans ambages dans les monarchies et, par le biais de la féodalisation, s’insinue jusqu’aux plus infimes détenteurs d’une parcelle de la puissance publique.

Le problème se posait tout autrement dans la sphère religieuse. Sans doute les atermoiements sur le célibat des prêtres laissèrent-ils se constituer de modestes lignages cléricaux. Sans doute le népotisme joua-t-il fréquemment un rôle dans la promotion des évêques, des abbés ou des papes. Mais, globalement, la chasteté à laquelle l’appareil ecclésial était tenu rendait par principe impossible une transmission des charges par le simple jeu de la filiation biologique. Il fallut inventer. L’exemple venait de l’Église primitive. Pour remplacer Judas au sein du collège des apôtres, deux candidats avaient été présentés : Joseph, appelé Barsabbas, et Matthias. « En priant, ils dirent : “Toi, Seigneur, qui connais les cœurs de tous, montre lequel tu as élu de ces deux-là pour assumer ce ministère et cet apostolat dont Judas s’est détourné pour aller en son lieu.” Ils tirèrent au sort ; et le sort tomba

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PARIS, MUSÉE NATIONAL DU MOYEN AGE-THERMES DE CLUNY ; RMN-GP/JEAN-GILLES BERIZZI

Par Jacques Dalarun


Étienne de Muret, fondateur de l’ordre de Grandmont, apparaît à son disciple Hugues de Lacerta (plaque de l’autel majeur de l’abbaye de Grandmont, cuivre émaillé et doré, fin du e XII siècle). L’ H I S T O I R E N ° 3 7 7 M A I 2 0 1 2 9


’DOSSIER vendée

La guerre civile la plus meurtrière Juste après l’avènement de la république, Bleus et Blancs, révolutionnaires et contre-révolutionnaires s’opposent en Vendée. Ce sont bientôt deux armées qui sont aux prises. Récit de trois ans de combats, de revirements, de massacres. Par Olivier Coquard

L

l’auteur Olivier Coquard est professeur d’histoire en lettres supérieures au lycée Henri-IV à Paris. Spécialiste des Lumières et de la Révolution française, il a publié Jean-Paul Marat (Fayard, 1993).

a « guerre de Vendée » – en fait une formule créée par la Convention1 pour donner une unité à des révoltes disparates – se concentre entre mars 1793 (l’affaire de Machecoul) et mars 1796 (l’exécution de Charette par les républicains). Cette durée montre déjà qu’il s’agit bien d’une des plus graves guerres civiles de l’histoire française. Elle est l’une des plus longues et sans doute l’une des plus meurtrières.Tout l’ouest de la France, du Poitou à la Normandie, est affecté par le cycle confrontation/répression entre « Blancs » (royalistes) et « Bleus » (républicains). Comme beaucoup de guerres civiles, elle s’inscrit dans un contexte d’affrontement international : la jeune République française est alors en conflit contre l’Europe des princes coalisée. Pour caractériser les trois années les plus intenses de la confrontation, 1793-1796, mieux vaut parler d’une succession de conflits que d’une seule et même guerre. Certains, très localisés, s’inscrivent dans la tradition des soulèvements paysans, analysés par Yves-Marie Bercé et Jean Nicolas2. Mais, pour l’essentiel, il s’agit véritablement d’épisodes guerriers : des armées se font face, des batailles rangées ont lieu ; des villes sont assiégées ; les parcours des troupes sont liés à des considérations stratégiques ; des états-majors se coordonnent en prenant en compte l’ensemble des données diplomatiques et militaires du moment. Côté

vendéen, l’espoir d’une aide anglaise persiste tandis que, côté républicain, on attend l’intervention des généraux venus de toute la France (des fronts du Nord et de l’Est, de Paris, etc.). Une guerre donc, avec tous ses prolongements, surtout après 1794 : diplomatie, propagande, espionnage et souffrance des populations civiles. Deux armées La guerre civile oppose les Blancs de l’« armée catholique et royale » et les Bleus de l’armée républicaine, même si les contours des deux belligérants sont parfois flous. Les buts poursuivis par chaque camp sont divers et évoluent dans le temps. La revendication royaliste des Vendéens n’est pas partout formulée clairement ; elle se précise à partir de mars 1793, mais sans souhait de retour à la société d’ordres ni renoncement aux terres obtenues depuis 1790 à la suite de la vente des biens nationaux. Côté républicain, la motivation des premiers combattants est d’abord l’autodéfense ; ce n’est qu’à partir de mars 1793 que la Convention érige la guerre en Vendée comme le symbole de la lutte de la République contre les « tyrans ». La Vendée devient alors le symbole de la Contre-Révolution. Chez les uns comme chez les autres, nombreux sont aussi les conflits internes déchirant les étatsmajors et les troupes. Les unités sont souvent inexpérimentées : soldats sans-culottes indisciplinés et

Le conflit vendéen est une véritable guerre, avec tous ses prolongements : diplomatie, propagande et souffrance des populations civiles L’ H i s t o i r e   N ° 3 7 7   j u i n  2 0 1 2 42


musées du mans

paysans vendéens sont, en 1793, une levée de 300 000 soldats. des combattants volontaires. Le Partout en France, des paysans Les Vendéens se dotent général républicain Jean Antoine refusant de partir se soulèvent. vite de chefs militaires : Ils sont écrasés. En Vendée, ces Rossignol est un artisan orfènobles, anciens vre du faubourg Saint-Antoine émeutes sont victorieuses à et le royaliste généralissime Beauvoir, Saint-Florent et sursoldats, meneurs Jacques Cathelineau un colportout Machecoul. Dans cette pecharismatiques teur. Inexpérimentés mais bénétite bourgade située à une vingficiant du nombre, les Vendéens taine de kilomètres au sud-ouest peuvent prendre Cholet et Angers en juin 1793. de Nantes, à partir du 11 mars 1793, au moins Mais, dès que l’armée républicaine s’organise, elle 160 membres de la garde nationale chargés du triomphe de paysans plus nombreux que ses sol- recrutement sont décimés d’une façon qui rapdats. A Luçon, le 14 août 1793, 35 000 Vendéens pelle les massacres de septembre 1792 à Paris3. sont dispersés par 6 000 Bleus. Partout, les républicains refluent. Par ailleurs, la frontière séparant le civil du En quelques semaines, les Vendéens se dotent soldat est difficile à tracer pour les Vendéens, de chefs militaires : des nobles comme le comte même si un très solide noyau de professionnels Henri de La Rochejaquelein, d’anciens soldats (déserteurs, anciens soldats) les encadre. Les sol- comme Jean-Nicolas Stofflet ou encore des medats républicains, eux, se professionnalisent iné- neurs d’hommes charismatiques comme Jacques galement au cours de la période. La propagande Cathelineau. Ils prennent rapidement Cholet, dénonce de part et d’autre les « brigands », mais Parthenay, Saumur, Angers (le 17 juin), faute de les responsables militaires, eux, sont convaincus vrais défenseurs. Certains généraux tentent de dès le mois de mai 1793 d’avoir en face d’eux une freiner la violence des vainqueurs, comme Charles Artus de Bonchamps ou Maurice d’Elbée (à plu« vraie » armée. sieurs reprises, les vaincus sont libérés après avoir Le printemps vendéen été tondus afin de pouvoir être reconnus) ; d’autres A partir du printemps 1793, des émeutes spo- se distinguent par leur cruauté, comme Gaspard radiques se transforment en rébellion militaire, de Bernard de Marigny (qui massacre lui-même structurée et efficace. La période du 10 mars plusieurs dizaines de républicains vaincus, après au 17 juin est celle des principaux succès ven- la bataille de Châtillon le 5 juillet 1793). Toutefois, les faiblesses de l’armée vendéenne déens. Pour faire face aux besoins de la guerre aux frontières (les échecs se succédant sur le front se révèlent bien vite. Outre le peu d’expérience nord), la Convention avait décrété, le 24 février, des combattants (pourtant encadrés par des L’ H i s t o i r e   N ° 3 7 7   j u i n  2 0 1 2 43

Des batailles sans pitié

Ayant vaincu les Vendéens au Mans le 13 décembre 1793, les soldats républicains font la chasse aux survivants (tableau de Jean Sorieul, 1852, Le Mans, musée de Tessé).

Notes 1. Assemblée constituante élue le 2 septembre 1792 qui combine le pouvoir législatif et exécutif. Elle reste en place jusqu’à l’établissement du Directoire en 1795. 2. Y.-M. Bercé, Croquants et nu-pieds. Les soulèvements paysans en France, du xvie au xixe siècle, GallimardJulliard, 1974 ; J. Nicolas, La Rébellion française. Mouvements populaires et conscience sociale, 1661-1789, Seuil, 2002.


’recherche diasporas grecques

La colonisation grecque en débat Les Grecs se seraient établis en Méditerranée comme des grenouilles autour d’une mare… Voire. On parle aujourd’hui plus volontiers de « diasporas » que de colonisation pour rendre compte de leur mobilité. Par Hervé Duchêne

Décryptage

leiva alvaro/age fotostock

En 1992, Hervé Duchêne publie La Stèle du port, une inscription d’époque archaïque qui éclaire d’un jour nouveau le fonctionnement d’une cité coloniale : Thasos, au nord de la mer Égée. Vingt ans après, il s’interroge sur le monde des diasporas grecques tel que le décrivent les historiens anglo-saxons. Car leurs travaux, nourris par les découvertes archéologiques, sont en rupture avec la vision de la Méditerranée développée par Fernand Braudel. Ces chercheurs remettent en question l’idée même de colonisation. Cette conquête de territoires par un groupe dominant aux dépens de populations indigènes serait une illusion forgée au siècle de Périclès.

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chant XI de l’Iliade. Mais surtout, c’est la preuve de la diffusion dès le viiie siècle av. J.-C. des poèmes homériques dans ongtemps, les historiens de la la Méditerranée occidentale. Méditerranée grecque eurent la tâche Deux navires grecs, découverts place facile. Ils l’envisageaient sous l’anJules-Verne à Marseille et datables du gle de la colonisation : ce phénomène qui vie siècle av. J.-C., ont bouleversé nos e L’AUTEUR avait transformé en trois siècles, du viii au connaissances sur la navigation archaïDuchêne ve avant notre ère – ce qu’on appelle la pé- Hervé que. L’un est un bateau léger de moins est professeur riode archaïque –, une mer en un lac. Les à l’université de 10 mètres qui fut notamment utilisé Grecs s’y trouvaient établis, selon la for- de Bourgogne. pour la pêche au corail. Les différenmembre mule de Platon dans le Phédon, comme les Ancien tes parties de sa coque furent cousues de l’École grenouilles autour d’une mare. Alexandre française au moyen de ligatures végétales. Doté et ses successeurs renouaient avec cette d’Athènes, il a d’une voile carrée, l’autre navire, long de notamment dynamique en colonisant l’Orient et les publié Études 15 mètres, large de 3 mètres, est un bâticonfins du monde habité. Rome brisait cet classiques et ment de commerce. Ayant une capacité des élan en soumettant les royaumes hellénis- transmission de 12 tonnes, il a navigué durant toute la savoirs (Éditions tiques. Le colonisateur finissait colonisé. seconde moitié du vie siècle av. J.-C. Il téuniversitaires de Dijon, 2010). Ce cadre a volé en éclats sous l’effet moigne de l’évolution de la construction de la situation contemporaine. Les sociénavale phocéenne et du passage d’une tés européennes ont perdu leurs empires et le mot technique d’assemblage par ligatures à une tech« colonisation », appliqué aux mondes anciens, a nique par tenons et mortaises. été frappé de suspicion tant il traduit mal le terme Abondantes, les données de terrain ne se concid’apoikia, qui désigne en grec le groupe de ceux qui lient pas toujours avec des textes peu nombreux et sont partis loin de chez eux pour s’installer ailleurs. parfois contradictoires. Comment expliquer l’écart Il fait l’impasse sur la diversité des formes de moentre les dates fournies par Thucydide sur les bilité que connaissent tout au long de leur hisfondations grecques archaïques et celles toire les cités grecques. que révèle l’exploration des sites antiques d’Italie du Sud et de Sicile ? La chronoCOMME UNE GRAINE AU VENT logie que propose le livre VI de l’l’Histoire L’expression de « diasporas » (au pluriel, de la guerre du Péloponnèse est dans l’enpour éviter la confusion avec la semble plus basse, de près d’un quart de siècle, que celle fournie par les céraDiaspora juive) paraît préférable. miques exhumées par les fouilles. Le mot est grec ; il est issu d’un Si Thucydide place la fondation verbe qui signifie « répandre », de Syracuse en 733 av. J.-C., la « disperser », puis « semer ». Cette métaphore de la graine jetée au vent chronique du marbre de Paros la rend compte de mouvements qui fusitue en 750. Et l’on retrouve aussi rent aussi bien des entreprises collectiun écart de plusieurs années entre ves que des aventures individuelles aux la date de fondation de Sélinonte reconclusions diverses : création de cités tenue par Diodore de Sicile (651 av. ou agrégation à des communautés inJ.-C.) et celle donnée par Thucydide digènes. Mais, le plus souvent, il n’y eut (628/627 av. J.-C.). Faut-il en conclure qu’une simple cohabitation, comme en que l’un parle de l’installation des pretémoigne l’activité des marchands, des miers Grecs et l’autre de la naissance d’une véritable cité ? mercenaires et des artisans grecs. Cette relecture, nourrie par les déThucydide laisse penser d’autre bats contemporains sur l’identité et part qu’il y aurait eu occupation, la supposée supériorité des Grecs sur dans un premier temps, par les les Barbares, s’impose avec d’autant Phéniciens de toutes les côtes de la plus de force que les objets ont pris le Sicile. Ce qui n’est pas prouvé par pas sur les textes. La multiplication le matériel archéologique. Faut-il des découvertes archéologiques deconsidérer que les textes, trompeurs, puis un demi-siècle impose, par leur sont autant de justifications idéologinombre ou leur caractère spectacuques, élaborées après coup, pour légilaire, de réexaminer les sources littimer une domination ? On ne peut plus se satisfaire, pour téraires. Trouvée dans la nécropole de Pithécusses – l’île d’Ischia, dans penser les mobilités grecques dans le le golfe de Campanie –, une coupe monde méditerranéen, du modèle rhodienne datée des années 720 av. défini par Fernand Braudel dans sa J.-C. porte une inscription évoquant thèse sur Philippe II d’Espagne, puNestor, Aphrodite et les plaisirs du bliée en 1946, et développé, en l’apbanquet. C’est une allusion au merpliquant au monde antique, dans veilleux objet en or que possède le roi l’ensemble posthume des Mémoires de Pylos et que décrit un passage du de la Méditerranée Méditerranée. Cette histoire, insSCAL A

AFP

L

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Page de gauche : la côte aux environs de Naples, au voisinage de l’île d’Ischia, où les Grecs, qui s’y installèrent vers 770 av. J.-C., vivaient en bonne entente avec les populations indigènes. Au centre : l’Éphèbe de Motyé (Mozia, en Sicile). Son vêtement, avec sa ceinture haute, n’a rien de grec : il ne s’agit donc pas d’un aurige (conducteur de char) comme on le pense souvent, mais peut-être d’un Carthaginois sculpté par un Grec.


’RECHERCHE TABLES TOURNANTES

La grande mode des tables tournantes Dans les années 1850, ils furent des milliers en Europe à faire tourner les tables et parler les esprits. Un phénomène de mode qui est aussi un des premiers américanismes de la culture européenne. Par Guillaume Cuchet

L

Décryptage

AUTEUR

Il s’agit de l’une des premières modes es Français ont universelles, rendue possible grâce à la baptisé « danse révolution des transports et des commudes tables » ce que nications – les chemins de fer, la navigales Américains avaient Guillaume Cuchet travaille tion transatlantique, le télégraphe élecappelé plus prosaïsur l’histoire religieuse quement « table motrique viennent de faire leur apparition –, et culturelle des xixe et ving » et les Allemands mais aussi d’un des premiers américanisxxe siècles et vient d’achever « Tischrücken », à savoir L’AUTEUR mes de la culture européenne. un ouvrage sur le spiritisme l’extraordinaire phéno- Membre de à paraître cet automne (au l’Institut mène de mode suscité universitaire de UNE CURIOSITÉ YANKEE Seuil). Son intérêt pour à partir de mars 1853 France et maître Tout a commencé par la lettre d’un jourles tables tournantes est né conférences en Europe par l’arrivée de naliste allemand publiée dans la Gazette de la thèse qu’il a soutenue à l’université dans le port de Brême, en d’Augsbourg en mars 1853, décrivant la fréen 2002 sur le culte du Lille-III, Allemagne, des « tables Guillaume Cuchet nésie qui s’était emparée des habitants de purgatoire au xixe siècle. notamment tournantes » en prove- apublié Brême depuis l’arrivée, par le dernier vaIl y montrait notamment Le nance d’Amérique. peur de New York, d’une correspondance Crépuscule du que si le clergé avait, au milieu Rares sont les cor- purgatoire privée décrivant en détail la pratique des du siècle, encouragé la (Armand Colin, respondances ou les 2005). Son livre « tables tournantes ». Avec Hambourg, la « relance » de la dévotion, journaux de l’époque Les Voix d’outre- ville était le grand port d’émigration euroc’était en partie pour occuper Tables qui n’en firent pas leurs tombe. péenne vers les États-Unis, à une époque le créneau affectif et religieux tournantes, gros titres : « L’Europe où les Allemands franchissaient l’Atlantisur lequel prospérait le spiritisme et au est tout occupée à faire société que par centaines de milliers chaque anspiritisme. A partir d’archives e siècle va tourner les tables », ré- xix née. La nouvelle, accréditée par la répupubliques et religieuses, paraître à tation de sérieux de l’auteur et du journal, sume la Civilta catto- l’automne aux françaises et romaines, et de lica, l’organe officieux éditions du Seuil. s’est répandue comme une traînée de poul’immense littérature spirite dre en Allemagne et en Autriche, avant de du Saint-Siège, en mai et antispirite de l’époque, 18531. Il faut attendre les dé- gagner le reste de l’Europe. Guillaume Cuchet, dépassant buts de la guerre de Crimée en Le mouvement était né cinq ans plus tôt, en l’anecdote, analyse en mars 18542 pour que la vague 1848, aux États-Unis, dans l’ouest de l’État de New historien du culturel une retombe et que la « question York, autour des sœurs Fox (cf. ci-contre). Il y avait vogue qui en dit long sur d’Orient » supplante vraiment pris des proportions considérables, notamment les mentalités du xixe siècle. la « question des tables » dans chez les populations blanches et protestantes du l’opinion. Mais, bien loin de dis- Nord-Est et du Middle West. « C’est une hallucinaparaître, le phénomène s’est enraciné dans les an- tion de presque tout un peuple, écrivait un corresnées suivantes, surtout en France où il a constitué, pondant français à l’été 1852. Les sœurs Fox circutout au long du Second Empire, sous le nom de lent et répandent la révélation nouvelle des spiritual « spiritisme », un véritable phénomène de société. rappings [“bruits de l’au-delà”]3. » L’ H I S T O I R E N ° 3 7 7 J U I N 2 0 1 2 80


BETTMANN/CORBIS

SELVA/LEEMAGE

« La Fluidomanie. A quoi sont occupés présentement les différents peuples de la Terre », caricature de Daumier publiée dans Le Charivari du 22 juin 1853. Cette année-là, les tables tournantes débarquent en Europe. L’incroyable succès qu’elles y rencontrent restait à expliquer.

TOUT COMMENCE À HYDESVILLE

Les sœurs Fox (photo) résidaient depuis quelques mois à Hydesville, dans l’État de New York, lorsqu’en 1848 les deux cadettes, Kate et Maggie, entrèrent en contact avec l’esprit qui hantait leur maison au moyen d’une sorte d’alphabet frappé. Avec leur sœur aînée, Leah, elles se lancèrent en 1851 dans des tournées de propagande dans tout le pays, avec le soutien de l’influent patron du New York Tribune. En 1888, Maggie révéla que toute cette affaire n’était qu’une plaisanterie, avant de revenir l’année suivante sur ses déclarations. G. C.

A cette date, cependant, personne n’imaginait que le phénomène pût débarquer un jour en Europe et encore moins y prospérer. Dans la presse européenne, il apparaissait comme une curiosité « yankee » et le dernier en date des produits de la « fabrique religieuse » américaine, plus ou moins confondu avec les mormons, apparus peu de temps auparavant dans la même région. Un événement a facilité le transfert : la diffusion, à partir de 1851-1852, de la pratique du « table moving » qui tend à l’emporter sur les premières manifestations du phénomène, davantage liées au folklore des maisons hantées. En donnant au spiritisme l’apparence innocente d’un exercice de physique récréative dans la tradition du xviiie siècle à une époque où la vogue du magnétisme animal4 battait son plein, le « table moving » lui a permis de franchir l’Atlantique plus aisément. Les premiers « médiums » américains débarqués en Europe vers 1852, en Angleterre surtout, sont loin d’avoir rencontré le même succès et s’il avait fallu se contenter de cette filière, les choses ne seraient probablement pas allées bien loin. UN FLUIDE MYSTÉRIEUX Le passage par la table tournante a permis au contraire de désaméricaniser et, pour les populations catholiques, de déprotestantiser le phénomène. Moyennant quoi la France, où l’engouement pour les tables a été considérable, a contribué à le réexporter dans bon nombre de pays de culture catholique, notamment au Québec et en Amérique du Sud. Le principe de base, même s’il a donné lieu à un grand nombre de variantes, consistait à se mettre autour d’une table en alternant les hommes

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Vendredi 8 juin à 9 h 05, dans l’émission « La Fabrique de l’histoire » d’Emmanuel Laurentin, retrouvez Guillaume Cuchet pour la séquence « L’atelier du chercheur » et découvrez les dessous du travail de l’historien. En partenariat avec L’Histoire.


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