Les Berbères

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JANVIER - MARS 2018 DOM/S 7.60 € - TOM/S 1000 XPF - BEL 7.90 € - LUX 7.60 € - ALL 8,60 € - ESP 7.60 € - GR 7.60 € - ITA 7.60 € - PORT.CONT 7.60 € - CAN 10.99 $CAN - CH 13.80 FS - MAR 69 DH - TUN 7.5 TND - MAY 9,10 € ISSN 01822411

HORS-SÉRIE

Les Collections de L’Histoire - trimestriel janvier 2018 - Les Berbères - N° 78

LES COLLECTIONS

LES BERBÈRES De saint Augustin à Zinedine Zidane


Sommaire

LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°78 - JANVIER-MARS 2018

Les Berbères De saint Augustin à Zinedine Zidane

6 Carte : 30 millions

de berbérophones

8 Une langue, des communautés par A HMED BOUKOUS ❙ Les premières traces par B ERNARD NANTET

2. L E TEMPS

DES EMPIRES

32 Comment l’Afrique du Nord

est passée à l’islam

par J ULIEN LOISEAU ❙ Des tombes berbères retrouvées à Nîmes ! ❙ Carte : de la conquête d’Okba aux royaumes berbères indépendants 38 La Kahina. Querelles autour

d’une héroïne

par P IERRE DARMON

40 Les ibadites : un islam ouvert

et égalitaire

par V IRGINIE PREVOST

1. L ES PREMIERS HABITANTS

20 Massinissa, l’ami des Romains par C HRISTINE HAMDOUNE 22 Dans l’empire de Rome par G IUSTO TRAINA ❙ Apulée, un Berbère qui a réussi ❙ Carte : l’expansion romaine 28 Saint Augustin l’Africain entretien avec L UCIEN JERPHAGNON ❙ Un citoyen romain parlant punique par C LAIRE SOTINEL

Ce produit est issu de forêts gérées durablement et de sources contrôlées www.pefc.org PEFC/18-31-330

Origine du papier : Italie Taux de fibres recyclées : 0 % Eutrophisation : PTot = +0,009 kg/tonne de papier Ce magazine est imprimé chez G. Canale & C. (Italie), certifié PEFC

4 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°78

BNF – MANUEL COHEN

Certifié PEFC


44 Almoravides et Almohades.

La splendeur des dynasties berbères par PASCAL BURESI ❙ Averroès : philosophe et conseiller des califes ❙ Carte : des sables du Sahara à l’empire

50 Comment Ibn Khaldun les a fait

entrer dans l’histoire

par GABRIEL MARTINEZ-GROS

3. À L’ÉPREUVE DE

4. L E RÉVEIL

56 1871 : le bachaga Mokrani

72 1980-2001 : les printemps berbères par K ARIMA DIRÈCHE ❙ Au Maroc et en Libye aussi

LA COLONISATION fait trembler la France par P IERRE DARMON

60 Le dahir qui mit le feu aux poudres par P IERRE VERMEREN

TALLANDIER/RUE DES ARCHIVES/BRIDGEMAN IMAGES – ZOHRA BENSEMRA/REUTERS

64 Les Kabyles dans la guerre d’Algérie entretien avec B ENJAMIN STORA ❙ Le double jeu des caïds par I SABELLE CHIAVASSA ❙ Carte : la wilaya III

76 Forte comme une femme

touarègue

par H ÉLÈNE CLAUDOT-HAWAD ❙ Les veilleurs du désert ❙ Fantasmes et manipulations

84 « Un combat pour la langue

et la démocratie ! »

entretien avec T ASSADIT YACINE ❙ « Conversation avec mon grand-père » entretien avec A LICE ZENITER ❙ Une télé pour les Berbères par H UGUETTE MEUNIER ❙ Jean Amrouche et l’Algérie plurielle

92 Chronologie 94 Lexique 96 A lire, voir et écouter

Ce numéro comporte un encart abonnement L’Histoire sur les exemplaires kiosque France et étranger (hors Belgique et Suisse) et un encart abonnement Edigroup sur les exemplaires kiosque Belgique et Suisse.

ABONNEZ-VOUS PAGE 91 Toute l’actualité de l’histoire sur www.lhistoire.fr LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE  N°78 5


La Kahina

Querelles autour d’ une héroïne Entre 698 et 702, la résistance d’un groupe de Berbères menés par une femme est l’un des épisodes les plus célèbres de la lutte contre l’arabisation du Maghreb. Quelle histoire se cache derrière la figure de la Kahina ? Par P IERRE DARMON

Q

Directeur de recherches au CNRS, Pierre Darmon a notamment publié Un siècle de passions algériennes. Une histoire de l’Algérie coloniale, 1830-1840 (Fayard, 2009).

ui est la Kahina ? La reine de la tribu aurésienne des Djeraouas. Au-delà de cette certitude, tout n’est que légende. D’un auteur à l’autre, elle est d’origine juive, chrétienne ou animiste. Les trois hypothèses sont plausibles. Au moment de la conquête arabe, la plupart des Berbères Camps la disent chrétienne. Un chroniqueur arabe du sont convertis au christianisme ou au judaïsme, tandis xiiie siècle, Al-Maliki, note toutefois qu’ « elle avait avec que d’autres pratiquent encore l’animisme. Ibn Khaldun, elle une énorme idole de bois qu’elle adorait ; on la porCharles-André Julien et Émile-Félix Gautier penchent tait devant elle sur un chameau ». Pour les uns, il s’agipour la thèse de sa judaïté. Mohamed Talbi et Gabriel rait d’une icône de la Vierge, mais l’historien tunisien M’hamed Hassine Fantar y voit une divinité berbère qui attesterait du paganisme de la Kahina. Il semble bien que des considérations sentimenÀ SAVOIR tales aient plus ou moins orienté les points de vue, ce qui montre la popularité d’un personnage revendiqué Juive, chrétienne par tous, voire par l’État algérien lui-même qui a élevé ou animiste ? à Khenchela une statue à sa mémoire, ou par les fémiGisèle Halimi, Nine Moati, Claudette Picard : nistes qui ont multiplié les romans et essais à sa gloire. nombre de romancières féministes se sont Les exégèses tirées du nom de la reine des Aurès approprié la figure de la Kahina pour en faire soulignent sa popularité. Kahina ou Kahena signifie en l’incarnation du pouvoir féminin, une femme arabe la « prophétesse » ou la « sorcière ». En hébreu fière et libre. Elles ne sont pas les seules. Dès la ou en punique, Cohen ou Cahen désigne le prêtre. Ibn fin du xixe siècle, la Kahina est instrumentalisée Khaldun prétend qu’on l’appelait aussi Dihya (la « devipar les colonisateurs français. Héroïne berbère neresse »). Pour les Chaouis, les Berbères des Aurès, elle résistant à l’invasion des Arabes, elle est était Dihya Tadmut, c’est-à-dire « belle gazelle ». De ce comparée à Jeanne d’Arc et assimilée à la civilisation occidentale. La florilège se dégage une conviction : pour qu’une femme Kahina nourrit également l’imaginaire des Juifs du Maghreb puisque, dès ait soulevé de tels fantasmes et ait été élevée à la dignité l’époque romaine, des tribus berbères se sont converties au judaïsme. de reine des Aurès, ce qui est exceptionnel, il aura fallu En réalité, on ne sait pas si elle était juive, chrétienne ou animiste. qu’on lui reconnaisse des attributs magiques. 38 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE  N°78


MER MEDITERRANÉE

Carthage Constantine

I F R I Q I YA

Kairouan

N’Gaous AURÈS Biskra

702 : Bir el-Kahina défaite et mort de la Kahina 100 km

Légendes Cartographie

693 : Meskiana victoire berbère

Reine guerrière Chef de la tribu des Djeraouas,

la Kahina vivait dans les Aurès à la fin du viie siècle et a tenu tête aux Arabes. Elle est devenue le symbole de la résistance berbère et une inspiration pour les orientalistes. Ci-contre : Femme berbère par Émile Vernet-Lecomte, 1870.

DR

La présence d’une femme à la tête d’un royaume berbère a incité certains à nier son existence, la réalité du pouvoir reposant entre les mains de ses deux fils. Le doute est entretenu par le silence des historiens grecs et latins qui évoquent Koceila, ardent résistant à l’arabisation du Maghreb avant que la Kahina ne prenne la relève du combat, mais jamais la reine elle-même. Toutefois, les mentions des historiens arabes des viiie et ixe siècles ne laissent planer aucun doute sur l’historicité du personnage. « JE DOIS PÉRIR » En 686, juste après la mort de Koceila, le calife Abd al-Malik ordonne à Hassan al-Ghassani, le nouveau gouverneur d’Ifriqiya, de réduire la résistance berbère par tous les moyens. Arrivé à Kairouan, Al-Ghassani marche sur Carthage, s’en empare (693) et la détruit, mettant en déroute ses habitants, grecs ou francs, qui s’enfuient vers la Sicile et l’Andalousie. Hassan marche ensuite contre la Kahina, mais, au terme d’un combat féroce sur les bords de la Meskiana, l’armée arabe est mise en déroute. Un grand nombre de combattants tombent entre les mains de la Kahina qui, après les avoir traités avec ménagement, leur rend la liberté, à l’exception d’un seul, Khalid, dont elle fait son fils adoptif. A la suite de cette défaite, Hassan se réfugie à Barca, capitale de la Cyrénaïque, dans l’attente de renforts. Cinq années s’écoulent ainsi, que la Kahina met à profit pour organiser l’Ifriqiya dont elle est devenue maîtresse. En 697, Carthage est reprise par les Arabes, et, lorsque la Kahina apprend que Hassan, qui a reçu les renforts

promis, se met en route, elle aurait dit à ses hommes : « Que veulent les Arabes ? Occuper les villes, prendre l’or et l’argent qu’elles contiennent tandis que nous n’avons besoin que de champs et de pâturages ; je ne vois d’autre moyen de les arrêter que de ravager le pays tellement qu’ils n’aient plus le désir de l’occuper » (selon Al-Nowaïri). Aussitôt, des hordes de Berbères détruisent les villes, piétinent les récoltes, évacuent métaux et objets précieux. L’Afrique n’est plus que ruines. Émile-Félix Gautier, repris par Charles-André Julien, réduit l’événement à l’antagonisme entre sédentaires et nomades. Koceila était le chef de la tribu sédentaire des Aourabas. A ce titre, il aurait gagné le soutien militaire des Grecs citadins. La Kahina, reine de la tribu nomade des Djeraouas, qui n’ont aucun respect pour les villes et les arbres, n’hésiterait pas à pratiquer la politique de la terre brûlée. Cette théorie séduisante a été battue en brèche : les Djeraouas ne sont pas des nomades et la parole de la Kahina « nous n’avons besoin que de champs et de pâturages » n’évoque pas le nomadisme. D’autre part, si l’Afrique est bien couverte de ruines, il faut se souvenir que, durant la décennie écoulée, Okba, Hassan, Koceila et la Kahina ont porté le fer et le feu partout. Reste que, dans sa marche sur l’Ifriqiya, Hassan voit accourir à lui des délégations de Grecs qui implorent son secours contre les fureurs de la reine. A son arrivée, il est reçu en libérateur. Sentant la partie perdue, la Kahina conseille à ses enfants de se soumettre. « Je dois périr dans la bataille qui va se livrer, leur dit-elle, allez trouver Hassan et demandez-lui la grâce », ce qui, selon certains historiens, montrerait que le clan passe alors avant l’idée de patrie qui n’existe pas encore. Accueillis avec tous les honneurs, les siens se verront confier par Hassan des postes importants et Khalid sera nommé chef de sa cavalerie. Entre 698 et 702, la reine n’en livra pas moins un combat désespéré, en un lieu mal connu. Vaincue, elle fut décapitée près d’un puits dont le nom, Bir elKahina, perpétue sa mémoire. Sa tête fut envoyée en trophée au calife. Hassan, dont les effectifs étaient des plus modestes, exigea des Berbères la livraison de 12 000 guerriers qui allaient servir sous ses ordres avec zèle et se lancer à la conquête de l’Espagne. Le royaume berbère de Koceila et de la Kahina, qui semblait ressusciter le rêve de Massinissa, n’avait vécu que dix ans. n LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE  N°78 39


Abane Ramdane

A Paris Ci-dessus : des militants de l’Étoile nord-africaine dans un café

parisien (1937). Le premier parti indépendantiste algérien recrutait essentiellement parmi les immigrés kabyles en métropole.

Les Kabyles dans La Kabylie a joué un grand rôle dans la lutte pour l’indépendance algérienne. A la libération, ce furent encore des Kabyles qui mirent en avant les questions de la pluralité face à un pouvoir autoritaire.

L’Histoire : Dans l’histoire de l’Algérie coloniale et de la guerre d’indépendance, les Kabyles semblent avoir une « place à part ». D’où vient cette idée ? Benjamin Stora : La berbérité est le propre de tout le Maghreb, au Maroc surtout, en Algérie ensuite et en Tunisie dans une bien moindre mesure. Mais, entre le viiie et le xiiie siècle, l’arabisation a gagné l’Afrique du Nord et cette berbérité a disparu au profit de la langue arabe et de la religion musulmane. L’islam et l’arabe ont joué un rôle d’homogénéisation politique. Cependant certaines régions ont refusé de perdre l’usage des langues antérieures. Il y en a eu longtemps 64 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE  N°78

plusieurs comme la Kabylie, les Aurès, le Rif marocain, le Sahara. La question de la langue et celle de l’homogénéité culturelle renvoient à des questions d’homogénéité politique. Ce n’est pas simplement une question ethnique. On peut donc dire que pratiquement tous les Algériens ont une origine berbère. Mais certains ont été complètement arabisés tandis que d’autres, tout en devenant musulmans, ont perpétué une tradition berbère. Reste qu’aujourd’hui la seule région d’Algérie où l’on parle vraiment le berbère, c’est la Kabylie. Les Aurès l’ont progressivement abandonné – même si l’on assiste maintenant à un grand réveil de la berbérité. La configuration géographique de la Kabylie a beaucoup compté dans cette histoire. Cette région, à la fois montagneuse et littorale, située à une centaine de kilomètres d’Alger, à forte densité de population, est très difficile à pénétrer.

MARCEL CERF/BHVP/ROGER-VIOLLET – AFP

Entretien avec B ENJAMIN STORA Professeur à l’université Paris-XIII, Benjamin Stora a récemment publié La Guerre d’Algérie vue par les Algériens (avec Renaud de Rochebrune, Denoël, 2016) et Histoire dessinée de la guerre d’Algérie (avec Sébastien Vassant, Seuil, 2016).


Krim Belkacem

Amirouche Aït Hamouda

Hocine Aït Ahmed

TALLANDIER/RUE DES ARCHIVES/BRIDGEMAN IMAGES – AFP – TOPFOTO/ROGER-VIOLLET

l a guerre d’Algérie L’H. : Comment les Kabyles étaient-ils considérés par le régime colonial français ? B. S. : La Kabylie est une enclave qui a toujours résisté aux pouvoirs centraux. Elle n’a été réduite définitivement par la France qu’en 1871, quarante ans après l’arrivée française en Algérie (cf. Pierre Darmon, p. 56). Il est vrai aussi que les colonisateurs ne s’intéressaient guère à cette région difficile d’accès qui était loin de disposer des ressources des plaines de la Mitidja ou du Constantinois, longtemps greniers à blé de l’Algérie. Pour ces raisons, l’installation française y a été plus faible qu’ailleurs. Et puis les orientalistes coloniaux français de la fin du xixe siècle ont fabriqué des « mythes kabyles », visant à évangéliser la région. Des missionnaires ont été envoyés, cherchant à diviser les « indigènes » entre eux. L’administration et l’armée y ont fondé dès la fin du xixe siècle de nombreuses écoles françaises. Beaucoup de Kabyles ont rejoint les écoles normales pour devenir instituteurs, comme Mouloud Feraoun, reçu en 1932 au concours d’entrée de l’école normale d’instituteurs de Bouzareah. Durant la présence française, il s’est ainsi formé ce que l’on pourrait appeler un « nationalisme de compromis ». Les grandes familles traditionnelles kabyles ont créé des espaces de négociation avec le pouvoir colonial et les administrateurs français, notamment au lendemain de la Première Guerre mondiale (cf. Isabelle Chiavassa, p. 67). >>>

DANS LE TEXTE

Aït Ahmed, la lutte pour une Algérie démocratique

«

Je rends publique ma démission de tous les organismes directeurs de la révolution. Cette décision […] répond au désir du peuple qui rend responsables tous les dirigeants sans exception de la situation actuelle et qui voudrait les voir tous s’en aller. Ma démission n’est pas un abandon du combat, car je reste militant. C’est un gage de confiance dans les couches effervescentes qui ont conduit à la victoire de la guerre de libération et qui ont évité l’irréparable en limitant les conséquences des présentes querelles. Il n’y aura pas de guerre civile. Il n’y aura pas de conflit racial. La solution doit résider dans un recours au verdict du peuple. […] Nos masses sont conscientes de l’urgence qu’il y a à apporter une solution aux problèmes qui se posent à nous. Je pense notamment à la nécessité de préparer rapidement la rentrée scolaire et la première campagne de lutte contre l’analphabétisme. […] Je suis extrêmement optimiste pour ma part, et le peuple est optimiste aussi. Ce sentiment de lassitude envers les dirigeants, il ne s’exprime pas quant à l’avenir. » Extrait d’une interview de Hocine Aït Ahmed à Paris, en juillet 1962.

LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE  N°78 65


Forte comme une femme touarègue La femme occupe un rôle central dans la civilisation des Touaregs. Ce modèle a été fragilisé depuis la période coloniale. Il est aujourd’hui menacé par la pression islamiste. Par H ÉLÈNE CLAUDOT-HAWAD

Ansar Dine Ce mouvement touareg islamiste a pris avec Aqmi le contrôle

du nord du Mali fin 2012. Ansar Dine a pu, avec les moyens logistiques importants dont il disposait (armes, véhicules, intendance), enrôler de jeunes Touaregs pour des raisons souvent plus économiques qu’idéologiques. 76 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE  N°78

R

épartis entre cinq États créés dans les années 1960, les Touaregs, qu’ils soient nomades, semi-nomades ou sédentaires, sont dans la tourmente. Partout où ils habitent, au Mali, au Niger, en Libye, en Algérie ou au Burkina Faso, les mêmes menaces pèsent sur leur territoire, leurs ressources écologiques, leur mode de vie et leur économie, exigeant d’eux mobilité, solidarités suprafrontalières et échanges intercommunautaires. Les contraintes sont telles que leur survie même est en jeu. Depuis 1990, du côté nigérien et malien, des mouvements de résistance ont émergé pour défendre leurs droits et leurs libertés fondamentales face à des États qui les ont mis aux marges. Ces fronts armés, comme ceux qui sont nés après le soulèvement du MNLA, le Mouvement national de libération de l’Azawad (le nord du Mali), en janvier 2012, se livrent actuellement à une guerre fratricide manipulée par les puissances internationales en concurrence politique et économique pour l’exploitation du sous-sol saharien riche en gaz, pétrole, uranium, terres rares et or. Le désastre de la division interne est perçu par beaucoup de Touaregs comme le résultat d’un égarement insensé : les hommes, partis trop jeunes des campements pour travailler en Algérie dans les chantiers pétroliers ou s’enrôler en Libye dans l’armée de Kadhafi, ne savent plus écouter les femmes. Dans le dispositif symbolique ancien des Touaregs, en effet, aucune stabilité ni prospérité de la société ne sont envisageables sans l’élément féminin. La femme est comparée au pilier central de la « maison », désignant l’abri matériel et son contenu humain, c’est-à-dire

ADAMA DIARRA/REUTERS

Anthropologue, directrice de recherches au CNRS, Hélène Claudot-Hawad a écrit ou dirigé de nombreux ouvrages dont Éperonner le monde. Nomadisme, cosmos et politique chez les Touaregs (Édisud, 2002) et Touaregs. Apprivoiser le désert (Gallimard, « Découvertes », 2002). Elle est l’auteur du film Furigraphier le vide : art et poésie touareg pour le IIIe millénaire.


Fêtes Jeune femme touareg de l’Aïr (au nord du Niger) portant un maquillage de fêtes. Dans cette société monogame, la femme occupe une position sociale privilégiée.

PASCAL MAITRE/COSMOS

le foyer, la famille, la lignée ou la société. Sans noyau féminin, l’édifice social s’effondrerait. Confrontés à l’hégémonie des idéologies patriarcales, comment les Touaregs réussissent-ils à défendre leur autonomie de pensée ? C’est un véritable défi tant le rapport de forces est inégal dans la situation présente. AU COMMENCEMENT, LE FÉMININ Le thème original de l’antériorité du féminin sur le masculin est porté par divers répertoires de la littérature orale (cosmogonie, mythologie, légendes, contes). Au commencement de la création du monde, raconte un récit de l’Aïr, région touarègue du nord de l’actuel Niger, il y a une goutte échappée du grand flux cosmique. Cette substance tombe sur une surface plane, atterrissage cosmique qui marque le début du temps et de l’espace. La goutte roule, déposant, à la première étape, sa partie la plus dense qui est le principe féminin, tandis que sa partie plus légère, moins stable, le principe masculin, se laisse entraîner plus loin par l’élan de départ1. Dans ce schéma, le féminin précède et contient le masculin. Mais les deux éléments sont issus de la même substance et c’est le choc entre une entité mobile et une entité stable qui les a dissociés. Cette configuration se retrouve dans toutes les représentations touarègues du monde. Elle structure les conceptions de l’histoire des origines, l’organisation sociale et politique, la parenté, l’identité, les relations de l’homme à la nature.

Que la filiation soit matrilinéaire, c’est-à-dire définie par la mère, comme c’est le cas dans la majorité des groupements touaregs, ou patrilinéaire (définie par le père), la lignée remonte généralement à une ancêtre féminine. Lorsque les époux de ces aïeules fondatrices apparaissent, c’est toujours sous une forme infrahumaine : génies, êtres étranges de l’invisible, sauvages. Dans l’imaginaire touareg, la femme incarne le vecteur de la civilisation, le monde de l’intérieur qui endosse la fonction protectrice de l’abri. Au contraire, l’homme est assimilé à l’espace du « vide » et du « désert », à la fois stimulant et menaçant. C’est pourquoi son intégration à une maison nécessite des rituels de domestication destinés à maîtriser son caractère sauvage : l’une de ces étapes, chez les Touaregs, est le voilement des hommes. La centralité du féminin se projette dans la langue. Le vocabulaire de parenté touareg est composé à partir du lexème de base qui désigne la « mère » (ma). Le frère est appelé littéralement « fils de la mère » ; l’oncle maternel, distinct de l’oncle paternel, se dénomme « fils NOTE de la mère de la mère » ; le neveu d’un homme est le 1. Cf H. Claudot« fils de la fille de la mère ». Hawad, C’est également en référence à la mère que les « “Woman enfants apprennent à définir leur entourage social le the Shelter” and “Man the plus proche, les parents avec lesquels ils se sentent à Traveller”. The l’aise et peuvent avoir un comportement familier, ceux Representation Gender vers qui s’orientent leurs préférences affectives et aux- of among the quels ils s’identifient, ceux enfin dont ils sont le plus >>> Tuaregs », 2004. LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE  N°78 77


« Un c ombat pour la langue et la démocratie ! » Anthropologue née en Kabylie, Tassadit Yacine se sent tout à la fois algérienne, française et kabyle. Elle nous raconte pourquoi.

NOTES 1. Cf. A. Nouschi, Enquête sur le niveau de vie des populations rurales constantinoises, PUF, 1961. 2. L’insurrection de 1871 qui est née en Kabylie et s’est étendue sur une bonne partie du territoire algérien a servi de prétexte pour déposséder les Algériens de leurs terres et leur infliger un tribut considérable.

L’Histoire : Tassadit Yacine, vous êtes née en 1949 en Kabylie. Vous sentez-vous davantage berbère, algérienne ou française ? Tassadit Yacine : Je dirais que mon identité est constituée des trois à la fois pour des raisons différentes et complémentaires. Culturellement et du point de vue de mon statut, je me sens française. La francité (au sens large) n’est pas seulement une question de nationalité, mais de droit de penser et d’exister comme être humain à part entière. Aussi, lorsque j’ai pris conscience que ma tête pouvait être coupée pour mes idées si je restais en Algérie, je n’ai pas hésité à faire sauter les frontières, les cultures. Beaucoup de mes amis ont été assassinés. Si j’étais restée en Algérie, jamais je n’aurais pu poursuivre mes travaux. J’aurais certainement fini dans un placard, frustrée et muselée jusqu’à la fin de mes jours. La recherche pour moi est une affirmation d’existence à

Enfance En haut : Tassadit Yacine en 1959, à 10 ans, chez son oncle à Sidi Aïch, en Kabylie, avec son petit frère Hacène et son cousin.

84 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE  N°78

la fois personnelle et collective. J’ai puisé mon inspiration et mon énergie dans une « erreur » historique très grave qui a permis aux dominants de dominer et qui a réduit des peuples à la misère culturelle, économique, juridique, au silence. En Afrique du Nord, cette domination est légitimée par la religion qui ne reconnaît qu’une langue, qu’un droit, qu’une ethnie et je dirais aussi qu’un genre (le masculin). Ce sont ces dits et ces non-dits surdéterminés par le social et le religieux que la recherche essaie d’analyser. Durant mon enfance, je me sentais kabyle. Je suis née à Metchik dans une famille paysanne qui ne parlait que le berbère, une famille très enracinée avec une histoire de femmes assez exceptionnelle. Une tradition orale bien ancrée dans la famille rapporte qu’au xixe siècle mon arrière-arrière-grand-mère Tassadit, devenue veuve, a quitté le village, pour devenir autonome et fuir la loi des mâles. Elle a fondé au pied d’une montagne, de l’autre côté de la rivière, un territoire avec ses quatre fils. On raconte qu’elle se battait avec les animaux sauvages et allumait du feu toute la nuit pour les faire fuir. Elle a travaillé la terre et se l’est appropriée. Avant la colonisation française, selon la formule de l’historien André Nouschi, lui-même né à Constantine « la terre appartient à celui qui la travaille »1. Les Berbères étaient les premiers agents de la réforme agraire : ils pratiquaient le brûlis et acquéraient la terre en la cultivant.

COLLECTION PRIVÉE TASSADIT YACINE

Entretien avec T ASSADIT YACINE Anthropologue, directrice d’études à l’EHESS, Tassadit Yacine a notamment publié Chacal ou la ruse des dominés. Aux origines du malaise culturel des intellectuels algériens (2010, La Découverte).


A l’école Longtemps interdit, le tamazight est théoriquement inscrit dans les programmes scolaires en Algérie et au Maroc même

ABDELHAK SENNA/AFP – ULF ANDERSEN/GAMMA-RAPHO

s’il reste souvent au second plan pour des raisons matérielles, politiques ou de recrutement (cours de berbère à Rabat en 2010).

Cette femme qui quitte son village et enfreint l’ordre patriarcal est restée dans la mémoire de toute sa descendance : tous les fils aînés issus de Tassadit ont appelé leur fille aînée Tassadit. Avec la colonisation, mon arrière-arrière-grandmère a vu ses terres confisquées par l’État français2. Cette question des terres va être à l’origine de l’engagement nationaliste des Algériens en général. C’est aussi le cas dans ma famille, comme mon père qui est fusillé en 1956 par l’armée française. J’avais 6 ans et j’ai senti la révolte en moi. Après sa mort, j’ai été élevée par mon oncle maternel qui était cheminot. J’ai pu aller à l’école comme le voulaient mon père mais aussi mon grand-père. Celui-ci était un ouvrier qui avait travaillé en France. Laïc, il était totalement opposé à la tradition et à la loi musulmanes. C’était une sorte de « féministe misogyne » : pour lui les femmes devaient se libérer des hommes, travailler. Celles qui ne s’émancipaient pas devenaient à ses yeux des moins-que-rien (parce qu’illettrées, on pouvait les conduire comme des bêtes). Cette idée lui venait de son séjour en France mais aussi du modèle imposé en Turquie par Kemal Atatürk. Il était persuadé qu’on ne pouvait pas relever un pays sans les femmes. Un jour, me trouvant en train de tricoter, il m’a enlevé les aiguilles des mains et les a jetées en l’air. Une autre fois, dans mon adolescence, alors que pendant le ramadan j’étais en train d’arroser le jardin en plein soleil, il a pris le tuyau et me l’a mis dans la bouche >>>

DANS LE TEXTE

Bourdieu et le « modèle kabyle »

«

La partie basse, obscure et nocturne de la maison, lieu des objets humides, verts ou crus – jarres d’eau déposées sur des banquettes de part et d’autre de l’entrée de l’étable ou contre le mur de l’obscurité, bois, fourrage vert – […], s’oppose, comme la nature à la culture, à la partie haute, lumineuse, noble, lieu des humains et en particulier de l’invité, du feu et des objets fabriqués par le feu, lampe, ustensiles de cuisine, fusil […]. Ces relations d’opposition s’expriment à travers tout un ensemble d’indices convergents qui les fondent en même temps qu’ils reçoivent d’elles leur sens. C’est devant le métier à tisser que l’on fait asseoir l’invité que l’on veut honorer, qabel, verbe qui signifie aussi faire face et faire face à l’est. »

Pierre Bourdieu, « La maison kabyle ou le monde renversé », Esquisse d’une théorie de la pratique, précédé de Trois études d’ethnologie kabyle, Droz, 1972, rééd. Seuil, 2015.

LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE  N°78 85


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