BELGIQUE : 6,95 € - CANADA : 10$ CAN - SUISSE : 10 FS.
3:HIKLLI=\U[UU\:?a@k@k@b@f;
M 01187 - 1 H - F: 6,00 E - RD
HORS-SÉRIE LES ECHOS-L’HISTOIRE - OCTOBRE-NOVEMBRE 2010 - LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE
HORS-SÉRIE OCTOBRE-NOVEMBRE 2010
L’INVENTION QUI A BOULEVERSÉ LE MONDE LE TRIOMPHE DE L’INDUSTRIE UN SYMBOLE DE PROSPÉRITÉ NOTRE VIE TRANSFORMÉE
4 – 14 OCTOBRE 2018 • PARIS EXPO PORTE DE VERSAILLES 10H À 20H - NOCTURNES LES 4, 5, 6, 10, 11 ET 12 OCTOBRE JUSQU’À 22H #MONDIALPARIS
WWW.MONDIAL-PARIS.COM
Mondial Auto - Annonce (200x280mm (F).indd 1
23/08/2018 13:00
Le siècle de l’automobile
est une publication proposée par Sophia Publications (L’Histoire) et Les Echos
L’HISTOIRE 74, avenue du Maine, 75014 Paris Sophia Publications (L’Histoire) Président directeur général Philippe Clerget Directrice de la rédaction Valérie Hannin Conseillers de la direction Michel Winock, Jean-Noël Jeanneney Rédactrice en chef Séverine Nikel (responsable des hors-séries) Rédaction Géraldine Soudri (coordination de ce numéro) Conseil éditorial Pierre Feydel Conception graphique et réalisation A noir, 01 48 06 22 22 A collaboré à ce numéro Légendes Cartographie Responsable des partenariats et des relations extérieures Carole Rouaud Iconographie Jérémy Suarez Responsable de fabrication Christophe Perrusson Directrice du marketing direct et des abonnements Virginie Marliac Chargée du marketing direct Estelle Castillo Directrice ventes au numéro Évelyne Miont Directrice commerciale Publicité et développement Caroline Nourry Directeur commercial adjoint Jacques Balducci Publicité secteur culturel Responsable de clientèle Françoise Hullot Publicité littéraire Responsable de clientèle Marie Amiel © 2010 Sophia Publications
LES ECHOS 16, rue du Quatre Septembre 75112 Paris Cedex 02 Présidentdirecteur général, Directeur de la publication Nicolas Beytout Directeur Général Presse Economique Nicolas Desbois Directeur de la rédaction Henri Gibier Rédacteur en chef Daniel Fortin Directeur du marketing et des produits Dérivés Fabrice Février Directrice de la diffusion Sophie Gourmelen Directrice des ventes au numéro Catherine Massabuau Publicité Les Echosmédias 01 49 53 65 65 Directeur général Nicolas Wattinne Directrices générales déléguées Cécile Colomb, Véronique Jacqueline Directeur général adjoint Hervé Noiret -------------------------N°commission paritaire : 0411 C83015 Édité par Les Echos SAS au capital de 794 240 euros RCS 582 071 437 -------------------------Imprimerie G. Canale & C., Via Liguria 24, 10071 Borgaro (TO), Italie Imprimé en Italie. Printed in Italy -------------------------Photographie de couverture : Bettmann/Corbis Une Bristol 401 devant la tour Eiffel, à Paris, à la fin des années 1940.
La traversée du siècle Avant-propos
L
e Mondial de l’automobile ouvre ses portes le 2 octobre. C’est l’occasion rêvée pour vous proposer ce hors-série pas comme les autres, réalisé en coédition avec le grand quotidien de l’économie Les Échos. Les meilleurs spécialistes de l’Université et les journalistes des Echos ont conjugué leurs compétences et leur enthousiasme pour retracer ce « Siècle de l’automobile ». « On croit fabriquer des automobiles, on fabrique une société », écrivait dans les années 1960 Bernard Charbonneau, l’un des précurseurs de l’écologie politique. On pourra le vérifier à la lecture des pages qui suivent. Loin d’être simplement une invention technique de génie – et c’est déjà beaucoup –, amoureusement mise au point par une génération de pionniers rivalisant d’audace et de talent, l’automobile a révolutionné la production industrielle et le monde du travail. Elle a transformé les modes de vie, façonné les paysages, fait naître des mythes. Bref, l’automobile a produit une civilisation. Son histoire nous fait traverser l’épaisseur du xxe siècle. Dans les commencements, les Français ont joué un rôle précurseur. Grâce à Panhard et Levassor, à la famille Peugeot, auxquels on peut ajouter Michelin, qui a eu la bonne idée d’adapter les pneumatiques aux voitures à moteur, l’industrie française domine le monde jusqu’en 1905. L’innovation ensuite viendra d’outre-Atlantique. Le système de production inventé par Henry Ford, qui lance sa célèbre Ford T en 1908 (15 millions d’exemplaires vendus en
Dépôt légal : octobre 2010
LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE - 5
vingt ans !), est sans doute l’épisode le plus décisif de l’histoire de l’industrie mondiale au xxe siècle : le travail à la chaîne, bien sûr, et ses peines, mais aussi le projet de faire entrer l’automobile dans la consommation de masse. Le succès fut complet. Avec ses motels, ses drive-in (des cinémas, des restaurants et même des banques ou des églises), ses millions de kilomètres d’autoroute et ses road movies, les États-Unis porteront à leur apogée une civilisation automobile qui s’étend peu à peu à toute la planète : l’Europe, évidemment, dès les Trente Glorieuses, le Japon qui ravit leur suprématie industrielle aux Américains dans les années 1970, en attendant la Corée du Sud et la Chine devenue aujourd’hui le premier marché mondial. La voiture pour tous ! Voilà le mot d’ordre. Épuisement des ressources de pétrole, pollution de l’air et congestion des villes : l’heure, c’est vrai, est aux remises en cause. N’enterrons pas pour autant trop vite l’automobile. Électrique peut-être, monoplace ou tricycle, de plus en plus souvent chinoise ou indienne, elle restera longtemps un formidable outil de mobilité et donc de liberté. Et un objet de rêve.
L’Histoire
LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE
1884 La naissance
Delamare-Deboutteville met au point un véhicule à quatre roues propulsé par un moteur à essence. Daimler le fait rouler deux ans plus tard. Les premières grandes marques émergent dans les années 1890.
1908
1899
Aux États-Unis, lancement de la Ford T, la première voiture fabriquée en grande série. Henry Ford invente un nouveau système de production, qui se caractérise par la standardisation des modèles assemblés sur une chaîne avec l’aide de machines-outils. Cest le début des cadences infernales.
Record de vitesse En France, la « Jamais Contente » franchit la barre des 100 km/h. C’est une voiture électrique !
1962 Les Français aiment la bagnole
La mythique DS Citroën est lancée. Son créateur, Flaminio Bertoni, l’a imaginée comme une aile d’avion inversée ; Charles Trenet chante « Route nationale 7 ».
Toyota adopte le système d’organisation du travail inventé par Taiichi Ohno et Kiichiro Toyoda. Chaînes de montage qui tournent comme des horloges, pièces qui arrivent juste à temps, ouvriers consciencieux formés à la détection des défauts, production de masse de voitures de qualité : le toyotisme est né.
6 - LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE
Les villes s’adaptent
1914
Effort de guerre
Pour stopper l’offensive allemande lors de la bataille de la Marne, 600 taxis parisiens sont réquisitionnés. Ils acheminent les troupes vers le front. Le mythe des « taxis de la Marne » est né.
Le premier restaurant drive-in ouvre au Texas ; le premier cinéma conçu pour voir un film sans sortir de sa voiture apparaît, lui, en 1933 aux États-Unis.
1968
Le pot catalytique
Après le Clean Act (1963) qui juge que l’automobile est responsable du smog à Los Angeles, les États-Unis renforcent leurs mesures antipollution. Les voitures doivent par exemple être équipées d’un pot catalytique.
© 1884 COLL. PERRIN/KHARBINE-TAPABOR - 1899 AKG 1908 SWIM INK 2, LLC/CORBIS - 1914 MAURICE BRANGER/ ROGER-VIOLLET - 1921 CAR CULTURE/CORBIS 1946 RENÉ-JACQUES/MINISTÈRE DE LA CULTURE-MÉDIATHÈQUE DU PATRIMOINE, DIST. RMN - 1955 MAURICE ZALEWSKI/ GAMMA-RAPHO - 1962 SPAARNESTAD/RUE DES ARCHIVES 1968 GABRIEL BOUYS/AFP - 1997 BRYAN MITCHELL/AFP 2003 NDIAYE/GLOBEPIX - 2010 FAN JIASHAN/IMAGINECHINA/AFP
La production de masse se dessine en Europe autour de la 4 CV. Renault en produit près de 600 par jour en 1947 ; 20 000 en 1948.
Le marché chinois
Vers l’électrique
Toyota commercialise un véhicule hybride, qui utilise à la fois l’électricité et l’essence : la Toyota Prius.
1946
L’Europe s’américanise
2010
1997
Le Japon entre en scène
1955
1921
La grande série
2003
La guerre aux autos
À Londres, un péage urbain de 7,5 euros est établi pour accéder à certains quartiers du centre de la ville. Singapour avait fait la même chose dès 1975. LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE - 7
La Chine devient le premier marché mondial. Le nombre de véhicules en circulation dans ce pays devrait atteindre les 200 millions en 2020.
LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE
1884 La naissance
Delamare-Deboutteville met au point un véhicule à quatre roues propulsé par un moteur à essence. Daimler le fait rouler deux ans plus tard. Les premières grandes marques émergent dans les années 1890.
1908
1899
Aux États-Unis, lancement de la Ford T, la première voiture fabriquée en grande série. Henry Ford invente un nouveau système de production, qui se caractérise par la standardisation des modèles assemblés sur une chaîne avec l’aide de machines-outils. Cest le début des cadences infernales.
Record de vitesse En France, la « Jamais Contente » franchit la barre des 100 km/h. C’est une voiture électrique !
1962 Les Français aiment la bagnole
La mythique DS Citroën est lancée. Son créateur, Flaminio Bertoni, l’a imaginée comme une aile d’avion inversée ; Charles Trenet chante « Route nationale 7 ».
Toyota adopte le système d’organisation du travail inventé par Taiichi Ohno et Kiichiro Toyoda. Chaînes de montage qui tournent comme des horloges, pièces qui arrivent juste à temps, ouvriers consciencieux formés à la détection des défauts, production de masse de voitures de qualité : le toyotisme est né.
6 - LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE
Les villes s’adaptent
1914
Effort de guerre
Pour stopper l’offensive allemande lors de la bataille de la Marne, 600 taxis parisiens sont réquisitionnés. Ils acheminent les troupes vers le front. Le mythe des « taxis de la Marne » est né.
Le premier restaurant drive-in ouvre au Texas ; le premier cinéma conçu pour voir un film sans sortir de sa voiture apparaît, lui, en 1933 aux États-Unis.
1968
Le pot catalytique
Après le Clean Act (1963) qui juge que l’automobile est responsable du smog à Los Angeles, les États-Unis renforcent leurs mesures antipollution. Les voitures doivent par exemple être équipées d’un pot catalytique.
© 1884 COLL. PERRIN/KHARBINE-TAPABOR - 1899 AKG 1908 SWIM INK 2, LLC/CORBIS - 1914 MAURICE BRANGER/ ROGER-VIOLLET - 1921 CAR CULTURE/CORBIS 1946 RENÉ-JACQUES/MINISTÈRE DE LA CULTURE-MÉDIATHÈQUE DU PATRIMOINE, DIST. RMN - 1955 MAURICE ZALEWSKI/ GAMMA-RAPHO - 1962 SPAARNESTAD/RUE DES ARCHIVES 1968 GABRIEL BOUYS/AFP - 1997 BRYAN MITCHELL/AFP 2003 NDIAYE/GLOBEPIX - 2010 FAN JIASHAN/IMAGINECHINA/AFP
La production de masse se dessine en Europe autour de la 4 CV. Renault en produit près de 600 par jour en 1947 ; 20 000 en 1948.
Le marché chinois
Vers l’électrique
Toyota commercialise un véhicule hybride, qui utilise à la fois l’électricité et l’essence : la Toyota Prius.
1946
L’Europe s’américanise
2010
1997
Le Japon entre en scène
1955
1921
La grande série
2003
La guerre aux autos
À Londres, un péage urbain de 7,5 euros est établi pour accéder à certains quartiers du centre de la ville. Singapour avait fait la même chose dès 1975. LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE - 7
La Chine devient le premier marché mondial. Le nombre de véhicules en circulation dans ce pays devrait atteindre les 200 millions en 2020.
Routes Mythiques 4 - 14 octobre 2018
WWW.MONDIAL-PARIS.COM
Mondial 2018 - Annonce Expo Routes Mythiques (210x297mm).indd 1
18/07/2018 12:14
Sommaire Hors-Série – Octobre-novembre 2010
Le siècle de l’automobile L’invention qui a bouleversé le monde
5 AVANT-PROPOS
Chapitre 1 DES DÉBUTS HÉROÏQUES 20 L’ère des pionniers par Patrick Fridenson
28 Chauffeurspiétons, la guerre est déclarée
6 CHRONOLOGIE
Chapitre 2 VERS LA PRODUCTION DE MASSE 42 Le fordisme, une révolution industrielle par Pap Ndiaye
48 Années 1920, les Français débarquent par Catherine Bertho Lavenir
34 Peugeot, une affaire de famille par Daniel Henri
par Jean-Louis Loubet
56 Fiat, c’est l’Italie par Paul Dietschy
60 Filles de pub par Jean-Louis Loubet
114 À LIRE
Chapitre 3 LES TRENTE GLORIEUSES
Chapitre 4 LA FIN D’UN MODÈLE
66 Le triomphe de l’automobile française
98 L’assaut des nouveaux samouraïs
par Jean-Louis Loubet
74 Volkswagen, des nazis aux hippies par Johann Chapoutot
78 2 CV, la voiture que les Français attendaient
par Jean-Louis Loubet
104 Paris sans voitures : rêve ou cauchemar ? par Mathieu Flonneau
par Jérôme Thuez
90 Et l’Amérique inventa la « Motown »
BCA/RUE DES ARCHIVES
10
82
par David Barroux
par Jean-Louis Loubet
ENQUÊTE Y a-t-il un avenir pour l’automobile ?
PORTFOLIO Ces voitures qui font rêver
108
ENTRETIEN Louis Schweitzer : « Dans cent ans, elle aura quatre roues et un moteur » par David Barroux et Daniel Fortin
LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE - 9
FRÈDÈRIC STUCIN/MYOP
HULTON-DEUTSCH COLLECTION/CORBIS
par Hélène Trocmé
ENQUÊTE
Y a-t-il un avenir pour l’automobile ?
La crise est rude. Elle bouleverse le paysage automobile. Mais la capacité d’adaptation des industriels reste intacte. Ils s’adaptent aux nouveaux marchés et à grands coups d’innovations inventent de nouvelles voitures moins chères, plus sûres et moins polluantes.
C
’
FR ANCOIS LE DIASCORN/GAMMA-R APHO
Objet d’art
Cette sculpture de Dustin Schuyler, intitulée « La Broche », est installée à Chicago. Elle a été mise en vente pour 50 000 dollars.
est une crise sans précédent que vient de traverser l’industrie automobile. Tout juste un siècle après la naissance de la Ford T (premier véhicule de masse) et de General Motors (longtemps premier constructeur automobile mondial), l’année 2009 restera comme l’annus horribilis de l’auto. Prisonniers de leurs coûts fixes, tous les constructeurs de la planète ou presque se sont retrouvés pris en tenaille entre un effondrement de la demande, lié à la crise économique, et une explosion de leur bilan en raison de la crise financière. En moins d’un an, les volumes se sont effondrés dans des proportions jamais vues : les ventes mondiales, qui avaient atteint un rythme de 75 millions de ventes annuelles à la fin 2007, chutent à près de 55 millions (toujours en rythme annuel) au début de 2009 ! Les usines du monde entier, capables d’assembler plus de 86 millions de véhicules, tournent à vide. Aux États-Unis, alors premier marché du monde, les ventes retombent en 2009 au niveau de 1982 et l’on produit moins de voitures dans les cinquante États de l’Union qu’au début des années 1940. Cette crise majeure aurait pu provoquer une catastrophe industrielle et rebattre totalement les cartes du monde automobile. Rien de tel ne s’est produit. Néanmoins, cette tempête a
permis de mettre au jour les profondes transformations à l’œuvre dans cette industrie mythique, des transformations qui dépassent largement les seuls enjeux économiques.
La course à la concentration
E
n cette fin 2010, force est de constater que l’automobile a finalement évité le pire. Secouru par les États, ce secteur qui, directement et indirectement, figure parmi les premiers employeurs industriels n’a connu que quelques bouleversements. Certes, les « Big three » américains ont souffert. General Motors (GM) et Chrysler n’ont pas échappé à une procédure de redressement judiciaire. Mais GM est déjà à nouveau à la porte de la Bourse et Chrysler s’est adossé à l’italien Fiat. Ce nouveau tandem est d’ailleurs le seul nouvel attelage significatif à avoir vu le jour durant la crise. La vague de fusions et acquisitions que certains experts prédisaient n’a pas déferlé. Certes, Volkswagen a profité de la crise pour accaparer 20 % du capital d’un Suzuki délaissé par GM et pour mettre la main sur son cousin Porsche fragilisé par des spéculations financières. Mais les autres constructeurs occidentaux n’ont pas bougé ou presque. Le tandem Renault-Nissan s’est contenté par exemple d’une >>>
LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE - 11
ENQUÊTE
Y a-t-il un avenir pour l’automobile ?
La crise est rude. Elle bouleverse le paysage automobile. Mais la capacité d’adaptation des industriels reste intacte. Ils s’adaptent aux nouveaux marchés et à grands coups d’innovations inventent de nouvelles voitures moins chères, plus sûres et moins polluantes.
C
’
FR ANCOIS LE DIASCORN/GAMMA-R APHO
Objet d’art
Cette sculpture de Dustin Schuyler, intitulée « La Broche », est installée à Chicago. Elle a été mise en vente pour 50 000 dollars.
est une crise sans précédent que vient de traverser l’industrie automobile. Tout juste un siècle après la naissance de la Ford T (premier véhicule de masse) et de General Motors (longtemps premier constructeur automobile mondial), l’année 2009 restera comme l’annus horribilis de l’auto. Prisonniers de leurs coûts fixes, tous les constructeurs de la planète ou presque se sont retrouvés pris en tenaille entre un effondrement de la demande, lié à la crise économique, et une explosion de leur bilan en raison de la crise financière. En moins d’un an, les volumes se sont effondrés dans des proportions jamais vues : les ventes mondiales, qui avaient atteint un rythme de 75 millions de ventes annuelles à la fin 2007, chutent à près de 55 millions (toujours en rythme annuel) au début de 2009 ! Les usines du monde entier, capables d’assembler plus de 86 millions de véhicules, tournent à vide. Aux États-Unis, alors premier marché du monde, les ventes retombent en 2009 au niveau de 1982 et l’on produit moins de voitures dans les cinquante États de l’Union qu’au début des années 1940. Cette crise majeure aurait pu provoquer une catastrophe industrielle et rebattre totalement les cartes du monde automobile. Rien de tel ne s’est produit. Néanmoins, cette tempête a
permis de mettre au jour les profondes transformations à l’œuvre dans cette industrie mythique, des transformations qui dépassent largement les seuls enjeux économiques.
La course à la concentration
E
n cette fin 2010, force est de constater que l’automobile a finalement évité le pire. Secouru par les États, ce secteur qui, directement et indirectement, figure parmi les premiers employeurs industriels n’a connu que quelques bouleversements. Certes, les « Big three » américains ont souffert. General Motors (GM) et Chrysler n’ont pas échappé à une procédure de redressement judiciaire. Mais GM est déjà à nouveau à la porte de la Bourse et Chrysler s’est adossé à l’italien Fiat. Ce nouveau tandem est d’ailleurs le seul nouvel attelage significatif à avoir vu le jour durant la crise. La vague de fusions et acquisitions que certains experts prédisaient n’a pas déferlé. Certes, Volkswagen a profité de la crise pour accaparer 20 % du capital d’un Suzuki délaissé par GM et pour mettre la main sur son cousin Porsche fragilisé par des spéculations financières. Mais les autres constructeurs occidentaux n’ont pas bougé ou presque. Le tandem Renault-Nissan s’est contenté par exemple d’une >>>
LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE - 11
Le gigantisme n’est pas forcément une garantie de succès, mais les économies d’échelle apparaissent comme une obligation
Des betteraves au lieu de pétrole !
Et de plaider pour la contribution de l’État au développement de ces solutions dans le civil, parce que « l’essence est à la mécanique ce que le pain est au soldat ». Des « primes d’écart », sorte de bonus fiscaux de l’époque, sont envisagées pour stimuler de nouvelles recherches technologiques. Par ailleurs, l’activité de certaines régions est soutenue par l’organisation d’événements spécifiques comme le rallye rural des « Journées corréziennes » en 1934. La Seconde Guerre mondiale ruine ces tentatives de diversification. La suite de l’histoire est celle de l’hégémonie du pétrole, synonyme de retour à la prospérité. De fait, la question d’une énergie de rechange quitte l’agenda des pouvoirs publics et des constructeurs jusqu’aux premiers problèmes d’approvisionnement pétrolier des années 1970. Elle a été relancée en 2008 par le dernier choc pétrolier. Enfin, si un consensus existe aujourd’hui sur la nécessité de trouver un carburant pour demain, des contestations se font jour ici ou là sur la pertinence du gel de terres vivrières pour la production d’éthanol… Les cas brésilien et africain sont à cet égard révélateurs : 30 % de la production de maïs y servirait ces intérêts non alimentaires, ce qu’un rapport de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation (FAO) n’a pas manqué de dénoncer en 2008. Aussi, un fort courant d’opinion émerge pour la promotion de biocarburants dits de « deuxième génération », produits à partir de la biomasse forestière ou des coproduits agricoles. Toutefois, l’hydrogène et l’électricité, dans la logique des conclusions du « Grenelle de l’environnement » fondé sur le bilan carbone global, nouvelle clé d’or de l’évaluation écologique individuelle et collective, se révèlent sans doute mieux placés à l’échelle internationale que les agrocarburants.
Sans pétrole La Tesla, voiture de sport tout életrique, atteint 200 km/h. Elle est construite en Californie. Quelques exemplaires sont en circulation.
>>> très modeste prise de participations croisées avec Mercedes (groupe Daimler). Opportunistes, certains constructeurs de pays émergents ont racheté à des géants des marques secondaires dont ils cherchaient à se débarrasser. Le chinois Geely a mis la main sur Volvo, l’indien Tata avait, lui, peu avant le pic de la crise, repris Land Rover et Jaguar. Au final, aucun constructeur n’a disparu et seules quelques marques mineures comme Mercury, Saturn ou Hummer ont réellement fait faillite. Si, en surface, la crise n’a rien changé ou presque, en profondeur, la tempête traversée par l’automobile a toutefois prouvé que, pour résister aux chocs, les constructeurs devaient atteindre une taille critique. Certes, la faillite de GM et les déboires sur le front de la qualité de Toyota ont prouvé que le gigantisme n’était pas forcément une garantie de succès. Mais les économies d’échelle n’en apparaissent pas moins désormais comme une obligation. Sergio Marchionne, le patron du groupe Fiat, n’hésite pas à proclamer haut et fort que l’avenir appartient aux constructeurs capables d’assembler chaque année plus de 6 millions de véhicules, allant du très haut de gamme au low cost. Ce n’est d’ailleurs sans doute pas un hasard si, en cette période de sortie de crise, le seul constructeur à s’être incontestablement renforcé depuis 2008 est le groupe Volkswagen. De Seat à Porsche, en passant par Volkswagen et Audi, l’Allemand qui a su prendre pied sur tous les continents, dans les pays émergents comme les pays matures, est un acteur de poids sur tous les segments. À l’heure où des acteurs chinois commencent à émerger, la pression monte sur les acteurs de second rang, que ce soient les généralistes de bonne qualité comme Peugeot
ou Honda, ou les spécialistes du haut de gamme comme Daimler ou BMW. Des groupes bien gérés et solides mais sans doute trop isolés.
L’eldorado électrique
L
a voiture du futur sera électrique ou ne sera pas ! En ce début de xxie siècle, les experts sont de plus en plus nombreux à en être convaincus : l’avenir de l’automobile se conjugue sans pétrole. Après avoir motorisé la voiture pendant plus de cent ans, l’or noir va céder la place aux électrons. Les estimations varient certes du simple au double, mais les véhicules hybrides et électriques pourraient représenter d’ici à 2020 entre 10 et 20 % des immatriculations annuelles à l’échelle du globe, soit entre 10 et 20 millions de véhicules. La géologie, l’économie, l’écologie… tous les éléments semblent s’être ligués pour mettre fin à la suprématie du moteur à explosion, plus que centenaire. Les spécialistes peuvent débattre de l’ampleur exacte des réserves de pétrole : à l’heure où des centaines de millions de nouveaux conducteurs des pays émergents rêvent de faire l’acquisition d’un coupé ou d’une berline, tôt ou tard, la planète manquera d’essence. Et avant même de manquer, le diesel comme le super risquent de coûter de plus en plus cher. Plus rare, plus onéreux mais également plus polluant, le pétrole est le nouvel ennemi. Entre 2006 et 2030, le parc automobile mondial devrait passer de 730 millions à 1,3 milliard de véhicules. Selon le cabinet McKinsey, si rien n’est fait, les émissions de CO2 dégagées par cette flotte ainsi augmentée devraient plus que doubler. Il est donc urgent d’agir. Promise et attendue, la voiture électrique n’a cependant pas encore gagné son pari. Pour s’imposer >>>
12 - LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE
«N
ous n’avons pas de pétrole mais des idées » : tel était, en novembre 1974, le slogan de la toute nouvelle Agence française pour les économies d’énergie. Guerres, chocs pétroliers, épuisement des stocks… : la crainte de manquer de carburant a toujours existé, comme celle de la dépendance stratégique. Et les idées pour la contourner ne datent pas d’aujourd’hui. La question du manque de pétrole se pose dès les débuts de l’ère automobile, à la toute fin du xixe siècle. La suprématie des voitures roulant au pétrole ne sera d’ailleurs pas assurée avant la Première Guerre mondiale. D’autres carburants sont utilisés, parfois de façon très encourageante : la vapeur, l’électricité et même l’alcool. Leurs propriétés comme combustibles énergétiques étant connues, leur application à l’alimentation des moteurs apparut tout à fait envisageable (cf. Patrick Fridenson, pp. 20-27). La Grande Guerre révèle la fragilité de l’édifice fondé sur l’énergie pétrolière. Georges Clemenceau lui-même s’en inquiète. Le débat sur la dépendance française est relancé. On prône dès lors des essences d’origine nationale : le bois, le charbon de bois, le gaz méthane, l’essence de schiste ou encore l’alcool qui peuvent être utilisés comme combustibles au prix de modifications mineures des véhicules. « En résumé, cette floraison de carburants vraiment nationaux nous permet d’espérer que nous pourrons bientôt contenir le flot toujours croissant des importations d’essence voire de le faire diminuer un jour. Tout au moins l’addition logique de tous les carburants de remplacement nous permettra-t-elle d’attendre avec plus de confiance la disparition progressive de l’essence étrangère », conclut un rapport de 1926. Entre 1926 et 1935, l’Automobile Club de France organise, avec la collaboration du ministère de la Guerre, neuf rallyes de carburants nationaux, désormais systématiquement dits « de remplacement ». Betterave et bois sont alors prioritairement envisagés. Des constructeurs aussi importants que Renault, Peugeot, Citroën, Panhard et Levassor ou Berliet y participent mais hésitent devant le saut à franchir pour la production en série de ces véhicules « carbomodulables » – « Flex-Fuel » en anglais international. Dix ans plus tard, en 1936, le maréchal Pétain, invité comme expert militaire à observer ces expériences, constate cependant : « Dans l’état actuel des choses, la France n’est pas suffisamment garantie contre le risque mortel de se trouver en cas d’hostilités à court de carburant. »
MATHIEU FLONNEAU
HULTON-DEUTSCH COLLECTION/CORBIS
SOULABAILLE Y./URBA IMAGES SERVER
Alcool « dénaturé », électricité, produits agricoles fermentables… Depuis la fin du xixe siècle, on a tout imaginé pour échapper à la menace du manque de pétrole.
Énergie solaire
En 1912, le Dr Charles Alexander Escoffery présentait son modèle Baker mu par l’énergie récupérée par le panneau solaire, situé sur le toit de la voiture. Baker a, par ailleurs, produit des voitures électriques à Cleveland, Ohio, de 1866 à 1916.
LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE - 13
Le gigantisme n’est pas forcément une garantie de succès, mais les économies d’échelle apparaissent comme une obligation
Des betteraves au lieu de pétrole !
Et de plaider pour la contribution de l’État au développement de ces solutions dans le civil, parce que « l’essence est à la mécanique ce que le pain est au soldat ». Des « primes d’écart », sorte de bonus fiscaux de l’époque, sont envisagées pour stimuler de nouvelles recherches technologiques. Par ailleurs, l’activité de certaines régions est soutenue par l’organisation d’événements spécifiques comme le rallye rural des « Journées corréziennes » en 1934. La Seconde Guerre mondiale ruine ces tentatives de diversification. La suite de l’histoire est celle de l’hégémonie du pétrole, synonyme de retour à la prospérité. De fait, la question d’une énergie de rechange quitte l’agenda des pouvoirs publics et des constructeurs jusqu’aux premiers problèmes d’approvisionnement pétrolier des années 1970. Elle a été relancée en 2008 par le dernier choc pétrolier. Enfin, si un consensus existe aujourd’hui sur la nécessité de trouver un carburant pour demain, des contestations se font jour ici ou là sur la pertinence du gel de terres vivrières pour la production d’éthanol… Les cas brésilien et africain sont à cet égard révélateurs : 30 % de la production de maïs y servirait ces intérêts non alimentaires, ce qu’un rapport de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation (FAO) n’a pas manqué de dénoncer en 2008. Aussi, un fort courant d’opinion émerge pour la promotion de biocarburants dits de « deuxième génération », produits à partir de la biomasse forestière ou des coproduits agricoles. Toutefois, l’hydrogène et l’électricité, dans la logique des conclusions du « Grenelle de l’environnement » fondé sur le bilan carbone global, nouvelle clé d’or de l’évaluation écologique individuelle et collective, se révèlent sans doute mieux placés à l’échelle internationale que les agrocarburants.
Sans pétrole La Tesla, voiture de sport tout életrique, atteint 200 km/h. Elle est construite en Californie. Quelques exemplaires sont en circulation.
>>> très modeste prise de participations croisées avec Mercedes (groupe Daimler). Opportunistes, certains constructeurs de pays émergents ont racheté à des géants des marques secondaires dont ils cherchaient à se débarrasser. Le chinois Geely a mis la main sur Volvo, l’indien Tata avait, lui, peu avant le pic de la crise, repris Land Rover et Jaguar. Au final, aucun constructeur n’a disparu et seules quelques marques mineures comme Mercury, Saturn ou Hummer ont réellement fait faillite. Si, en surface, la crise n’a rien changé ou presque, en profondeur, la tempête traversée par l’automobile a toutefois prouvé que, pour résister aux chocs, les constructeurs devaient atteindre une taille critique. Certes, la faillite de GM et les déboires sur le front de la qualité de Toyota ont prouvé que le gigantisme n’était pas forcément une garantie de succès. Mais les économies d’échelle n’en apparaissent pas moins désormais comme une obligation. Sergio Marchionne, le patron du groupe Fiat, n’hésite pas à proclamer haut et fort que l’avenir appartient aux constructeurs capables d’assembler chaque année plus de 6 millions de véhicules, allant du très haut de gamme au low cost. Ce n’est d’ailleurs sans doute pas un hasard si, en cette période de sortie de crise, le seul constructeur à s’être incontestablement renforcé depuis 2008 est le groupe Volkswagen. De Seat à Porsche, en passant par Volkswagen et Audi, l’Allemand qui a su prendre pied sur tous les continents, dans les pays émergents comme les pays matures, est un acteur de poids sur tous les segments. À l’heure où des acteurs chinois commencent à émerger, la pression monte sur les acteurs de second rang, que ce soient les généralistes de bonne qualité comme Peugeot
ou Honda, ou les spécialistes du haut de gamme comme Daimler ou BMW. Des groupes bien gérés et solides mais sans doute trop isolés.
L’eldorado électrique
L
a voiture du futur sera électrique ou ne sera pas ! En ce début de xxie siècle, les experts sont de plus en plus nombreux à en être convaincus : l’avenir de l’automobile se conjugue sans pétrole. Après avoir motorisé la voiture pendant plus de cent ans, l’or noir va céder la place aux électrons. Les estimations varient certes du simple au double, mais les véhicules hybrides et électriques pourraient représenter d’ici à 2020 entre 10 et 20 % des immatriculations annuelles à l’échelle du globe, soit entre 10 et 20 millions de véhicules. La géologie, l’économie, l’écologie… tous les éléments semblent s’être ligués pour mettre fin à la suprématie du moteur à explosion, plus que centenaire. Les spécialistes peuvent débattre de l’ampleur exacte des réserves de pétrole : à l’heure où des centaines de millions de nouveaux conducteurs des pays émergents rêvent de faire l’acquisition d’un coupé ou d’une berline, tôt ou tard, la planète manquera d’essence. Et avant même de manquer, le diesel comme le super risquent de coûter de plus en plus cher. Plus rare, plus onéreux mais également plus polluant, le pétrole est le nouvel ennemi. Entre 2006 et 2030, le parc automobile mondial devrait passer de 730 millions à 1,3 milliard de véhicules. Selon le cabinet McKinsey, si rien n’est fait, les émissions de CO2 dégagées par cette flotte ainsi augmentée devraient plus que doubler. Il est donc urgent d’agir. Promise et attendue, la voiture électrique n’a cependant pas encore gagné son pari. Pour s’imposer >>>
12 - LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE
«N
ous n’avons pas de pétrole mais des idées » : tel était, en novembre 1974, le slogan de la toute nouvelle Agence française pour les économies d’énergie. Guerres, chocs pétroliers, épuisement des stocks… : la crainte de manquer de carburant a toujours existé, comme celle de la dépendance stratégique. Et les idées pour la contourner ne datent pas d’aujourd’hui. La question du manque de pétrole se pose dès les débuts de l’ère automobile, à la toute fin du xixe siècle. La suprématie des voitures roulant au pétrole ne sera d’ailleurs pas assurée avant la Première Guerre mondiale. D’autres carburants sont utilisés, parfois de façon très encourageante : la vapeur, l’électricité et même l’alcool. Leurs propriétés comme combustibles énergétiques étant connues, leur application à l’alimentation des moteurs apparut tout à fait envisageable (cf. Patrick Fridenson, pp. 20-27). La Grande Guerre révèle la fragilité de l’édifice fondé sur l’énergie pétrolière. Georges Clemenceau lui-même s’en inquiète. Le débat sur la dépendance française est relancé. On prône dès lors des essences d’origine nationale : le bois, le charbon de bois, le gaz méthane, l’essence de schiste ou encore l’alcool qui peuvent être utilisés comme combustibles au prix de modifications mineures des véhicules. « En résumé, cette floraison de carburants vraiment nationaux nous permet d’espérer que nous pourrons bientôt contenir le flot toujours croissant des importations d’essence voire de le faire diminuer un jour. Tout au moins l’addition logique de tous les carburants de remplacement nous permettra-t-elle d’attendre avec plus de confiance la disparition progressive de l’essence étrangère », conclut un rapport de 1926. Entre 1926 et 1935, l’Automobile Club de France organise, avec la collaboration du ministère de la Guerre, neuf rallyes de carburants nationaux, désormais systématiquement dits « de remplacement ». Betterave et bois sont alors prioritairement envisagés. Des constructeurs aussi importants que Renault, Peugeot, Citroën, Panhard et Levassor ou Berliet y participent mais hésitent devant le saut à franchir pour la production en série de ces véhicules « carbomodulables » – « Flex-Fuel » en anglais international. Dix ans plus tard, en 1936, le maréchal Pétain, invité comme expert militaire à observer ces expériences, constate cependant : « Dans l’état actuel des choses, la France n’est pas suffisamment garantie contre le risque mortel de se trouver en cas d’hostilités à court de carburant. »
MATHIEU FLONNEAU
HULTON-DEUTSCH COLLECTION/CORBIS
SOULABAILLE Y./URBA IMAGES SERVER
Alcool « dénaturé », électricité, produits agricoles fermentables… Depuis la fin du xixe siècle, on a tout imaginé pour échapper à la menace du manque de pétrole.
Énergie solaire
En 1912, le Dr Charles Alexander Escoffery présentait son modèle Baker mu par l’énergie récupérée par le panneau solaire, situé sur le toit de la voiture. Baker a, par ailleurs, produit des voitures électriques à Cleveland, Ohio, de 1866 à 1916.
LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE - 13
Le groupe Volkswagen vend déjà plus en Chine qu’en Allemagne. Il fait du volume avec ses modèles d’entrée de gamme et de la marge avec ses Audi
OCÉAN PAC I F I Q U E
JAPON CANADA
ÉTATS-UNIS
AUSTRALIE
MEXIQUE
CORÉE DU SUD
OCÉAN PAC I F I Q U E
CHINE
ARGENTINE
GETTY IMAGES/AFP
BRÉSIL
Demain, la Chine
À Chongqing, des automobilistes font la queue devant une station à essence. Les ventes de voitures ne cessent d’augmenter dans le pays.
>>> sur les routes, elle doit encore surmonter plusieurs obstacles technologiques (performances de la batterie, par exemple) et économiques. Plus chère à produire, la voiture hybride ou totalement électrique ne pourra prendre son envol économique qu’avec l’appui de pouvoirs publics octroyant plusieurs milliers d’euros de subventions par véhicule. Même si la hausse programmée des volumes permettra de générer des économies d’échelle et de faire baisser les prix, les États qui remplissent leurs caisses en taxant l’essence et l’auto accepteront-ils durablement de transformer une recette en coût ? La voiture électrique est sur le point d’être lancée, mais son succès n’est pas encore assuré. L’émergence de ce qui, dans un premier temps au moins, ne sera qu’une niche devrait tout de même contribuer à rebattre les cartes industrielles. Un acteur historique comme Renault espère que le pari électrique lui permettra de prendre pied sur des marchés dont il est encore absent. Mais des start-up comme l’américain Tesla ou de nouveaux constructeurs comme le chinois BYD rêvent eux aussi de se faire une place au soleil… électrique.
Bientôt, une General Motors chinoise
L
a Chine n’est pas encore la première économie du monde mais son marché automobile est depuis 2009 le premier de la planète. Passée devant les États-Unis à la faveur de la crise économique, la Chine de l’automobile ne sera sans doute jamais rattrapée. Les ventes annuelles qui atteignaient à peine la barre des 5 millions d’unités en 2005 se sont littéralement envolées pour dépasser les 13 millions de véhicules individuels vendus
en 2009. La Chine devrait dès 2013 atteindre des volumes annuels de 20 millions d’unités, soit plus que les 14 millions vendues en moyenne chaque année en Europe ou les 16 à 17 millions aux ÉtatsUnis (hors période de crise). Si les ventes continuent de progresser dans l’exempire du Milieu, c’est que l’automobile qui n’est désormais plus un luxe est encore loin d’être pour autant un objet quotidien. On comptait en 2008 seulement 30 voitures pour 1 000 habitants en Chine (40 en prenant en compte les camionnettes) contre 120 en moyenne au niveau mondial et près de 600 dans les pays développés comme la France ou les États-Unis. Le parc automobile progresse rapidement mais il reste encore relativement modeste. En dépit de l’immensité de son territoire et de la taille de sa population, la Chine ne comptait que 15 millions de voitures individuelles en 2000, 50 millions en 2008 et elle n’en comptera sans doute guère plus de 130 millions en 2015. À cette date, le taux d’équipement pour 1 000 habitants ne sera encore que de 95… À l’heure où le monde occidental n’est plus qu’un simple marché de remplacement, la Chine fait donc figure d’eldorado pour tous les constructeurs de la planète. Les premiers géants de l’automobile à avoir réussi leur implantation chinoise n’ont d’ailleurs que des raisons de se féliciter. Volkswagen, qui vend désormais plus en Chine qu’en Allemagne, combine à la fois du volume avec des voitures d’entrée de gamme et des marges généreuses avec l’explosion en Chine de ses ventes d’Audi. Car, à Pékin comme à Shanghai, le marché est d’ores et déjà très segmenté avec une offre diversifiée et une véritable percée du haut de gamme. Les industriels chinois entendent d’ailleurs profiter eux aussi de ce boom. Associés depuis >>>
14 - LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE
EUROPE DE L’OUEST (ALLEMAGNE, AUTRICHE BELGIQUE, ESPAGNE FRANCE, ITALIE, PAYS-BAS PORTUGAL, ROYAUME-UNI SUÈDE)
EUROPE DE L’EST (HONGRIE POLOGNE R. TCHÈQUE ROUMANIE SLOVAQUIE SLOVÉNIE)
INDONÉSIE
THAÏLANDE RUSSIE UKRAINE OUZBÉKISTAN
TURQUIE
OCÉAN ATL ANTIQUE
MALAISIE
INDE
IRAN
OCÉAN INDIEN
Production de voitures particulières (en millions) 15 8 5 2
Évolution de la production entre 2007 et 2008 (en pourcentage) Recul
Hausse -5
0
+5
Nombre de voitures particulières (pour 100 habitants en 2002) AFRIQUE DU SUD 1
10 25 50
PRODUCTEURS ET CONSOMMATEURS : LA NOUVELLE DONNE La géographie de l’industrie automobile est en pleine mutation. Les trois grands marchés historiques, l’Amérique du Nord, l’Europe de l’Ouest et le Japon sont aujourd’hui saturés (90 à 60 voitures pour 100 habitants), au point que les usines installées sur ces marchés sont en sur-capacité et doivent exporter vers les marchés porteurs. L’avenir automobile se dessine autour de trois pôles : l’Asie, le Mercosur (pays d’Amérique du Sud) et la zone PECO (les pays de l’Europe centrale et orientale). Pour les marchés asiatiques, la Chine (3,4 voitures pour 100 habitants) est plus que prometteuse. Avec un peu plus de 13 millions de voitures vendues en 2009 (et près de 14 millions de voitures produites), la Chine est en train de devenir le premier marché mondial. Les constructeurs américains, japonais et européens y installent des usines pour profiter d’une croissance sans précédent. Second marché d’exception, l’Inde. Sa singularité oblige toutefois à concevoir une voiture ultra low cost, soit à moins de 2 500 dollars. Il faut enfin ajouter la Corée du Sud où
les Japonais, mais aussi Renault, par sa filiale Samsung, délocalisent leur production pour la revendre dans le monde entier. Constitué entre 1991 et 1995, le Mercosur constitue une remarquable union douanière comprenant l’Argentine, le Brésil, le Paraguay, l’Uruguay, le Chili et la Bolivie, soit 280 millions d’habitants, de culture très européenne, qui apprécient les voitures du vieux continent, toutes montées sur place, essentiellement au Brésil et en Argentine. Reste la zone PECO, à laquelle on peut ajouter la Turquie, l’Iran et surtout la Russie. L’avantage de cette immense région est double : sa proximité avec l’Union européenne – dont certains pays font partie – permet d’installer des usines prêtes à fabriquer des modèles pour l’Europe de l’Ouest. L’un des exemples les plus significatifs est la Roumanie, cœur du système Dacia, la voiture low-cost de référence. Second avantage, la zone constitue un marché à très fort potentiel, la Russie étant devenue le premier marché européen devant l’Allemagne, et la Turquie se révélant l’un des meilleurs pays en matière de rapport coût-qualité. J.-L.L.
LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE - 15
Le groupe Volkswagen vend déjà plus en Chine qu’en Allemagne. Il fait du volume avec ses modèles d’entrée de gamme et de la marge avec ses Audi
OCÉAN PAC I F I Q U E
JAPON CANADA
ÉTATS-UNIS
AUSTRALIE
MEXIQUE
CORÉE DU SUD
OCÉAN PAC I F I Q U E
CHINE
ARGENTINE
GETTY IMAGES/AFP
BRÉSIL
Demain, la Chine
À Chongqing, des automobilistes font la queue devant une station à essence. Les ventes de voitures ne cessent d’augmenter dans le pays.
>>> sur les routes, elle doit encore surmonter plusieurs obstacles technologiques (performances de la batterie, par exemple) et économiques. Plus chère à produire, la voiture hybride ou totalement électrique ne pourra prendre son envol économique qu’avec l’appui de pouvoirs publics octroyant plusieurs milliers d’euros de subventions par véhicule. Même si la hausse programmée des volumes permettra de générer des économies d’échelle et de faire baisser les prix, les États qui remplissent leurs caisses en taxant l’essence et l’auto accepteront-ils durablement de transformer une recette en coût ? La voiture électrique est sur le point d’être lancée, mais son succès n’est pas encore assuré. L’émergence de ce qui, dans un premier temps au moins, ne sera qu’une niche devrait tout de même contribuer à rebattre les cartes industrielles. Un acteur historique comme Renault espère que le pari électrique lui permettra de prendre pied sur des marchés dont il est encore absent. Mais des start-up comme l’américain Tesla ou de nouveaux constructeurs comme le chinois BYD rêvent eux aussi de se faire une place au soleil… électrique.
Bientôt, une General Motors chinoise
L
a Chine n’est pas encore la première économie du monde mais son marché automobile est depuis 2009 le premier de la planète. Passée devant les États-Unis à la faveur de la crise économique, la Chine de l’automobile ne sera sans doute jamais rattrapée. Les ventes annuelles qui atteignaient à peine la barre des 5 millions d’unités en 2005 se sont littéralement envolées pour dépasser les 13 millions de véhicules individuels vendus
en 2009. La Chine devrait dès 2013 atteindre des volumes annuels de 20 millions d’unités, soit plus que les 14 millions vendues en moyenne chaque année en Europe ou les 16 à 17 millions aux ÉtatsUnis (hors période de crise). Si les ventes continuent de progresser dans l’exempire du Milieu, c’est que l’automobile qui n’est désormais plus un luxe est encore loin d’être pour autant un objet quotidien. On comptait en 2008 seulement 30 voitures pour 1 000 habitants en Chine (40 en prenant en compte les camionnettes) contre 120 en moyenne au niveau mondial et près de 600 dans les pays développés comme la France ou les États-Unis. Le parc automobile progresse rapidement mais il reste encore relativement modeste. En dépit de l’immensité de son territoire et de la taille de sa population, la Chine ne comptait que 15 millions de voitures individuelles en 2000, 50 millions en 2008 et elle n’en comptera sans doute guère plus de 130 millions en 2015. À cette date, le taux d’équipement pour 1 000 habitants ne sera encore que de 95… À l’heure où le monde occidental n’est plus qu’un simple marché de remplacement, la Chine fait donc figure d’eldorado pour tous les constructeurs de la planète. Les premiers géants de l’automobile à avoir réussi leur implantation chinoise n’ont d’ailleurs que des raisons de se féliciter. Volkswagen, qui vend désormais plus en Chine qu’en Allemagne, combine à la fois du volume avec des voitures d’entrée de gamme et des marges généreuses avec l’explosion en Chine de ses ventes d’Audi. Car, à Pékin comme à Shanghai, le marché est d’ores et déjà très segmenté avec une offre diversifiée et une véritable percée du haut de gamme. Les industriels chinois entendent d’ailleurs profiter eux aussi de ce boom. Associés depuis >>>
14 - LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE
EUROPE DE L’OUEST (ALLEMAGNE, AUTRICHE BELGIQUE, ESPAGNE FRANCE, ITALIE, PAYS-BAS PORTUGAL, ROYAUME-UNI SUÈDE)
EUROPE DE L’EST (HONGRIE POLOGNE R. TCHÈQUE ROUMANIE SLOVAQUIE SLOVÉNIE)
INDONÉSIE
THAÏLANDE RUSSIE UKRAINE OUZBÉKISTAN
TURQUIE
OCÉAN ATL ANTIQUE
MALAISIE
INDE
IRAN
OCÉAN INDIEN
Production de voitures particulières (en millions) 15 8 5 2
Évolution de la production entre 2007 et 2008 (en pourcentage) Recul
Hausse -5
0
+5
Nombre de voitures particulières (pour 100 habitants en 2002) AFRIQUE DU SUD 1
10 25 50
PRODUCTEURS ET CONSOMMATEURS : LA NOUVELLE DONNE La géographie de l’industrie automobile est en pleine mutation. Les trois grands marchés historiques, l’Amérique du Nord, l’Europe de l’Ouest et le Japon sont aujourd’hui saturés (90 à 60 voitures pour 100 habitants), au point que les usines installées sur ces marchés sont en sur-capacité et doivent exporter vers les marchés porteurs. L’avenir automobile se dessine autour de trois pôles : l’Asie, le Mercosur (pays d’Amérique du Sud) et la zone PECO (les pays de l’Europe centrale et orientale). Pour les marchés asiatiques, la Chine (3,4 voitures pour 100 habitants) est plus que prometteuse. Avec un peu plus de 13 millions de voitures vendues en 2009 (et près de 14 millions de voitures produites), la Chine est en train de devenir le premier marché mondial. Les constructeurs américains, japonais et européens y installent des usines pour profiter d’une croissance sans précédent. Second marché d’exception, l’Inde. Sa singularité oblige toutefois à concevoir une voiture ultra low cost, soit à moins de 2 500 dollars. Il faut enfin ajouter la Corée du Sud où
les Japonais, mais aussi Renault, par sa filiale Samsung, délocalisent leur production pour la revendre dans le monde entier. Constitué entre 1991 et 1995, le Mercosur constitue une remarquable union douanière comprenant l’Argentine, le Brésil, le Paraguay, l’Uruguay, le Chili et la Bolivie, soit 280 millions d’habitants, de culture très européenne, qui apprécient les voitures du vieux continent, toutes montées sur place, essentiellement au Brésil et en Argentine. Reste la zone PECO, à laquelle on peut ajouter la Turquie, l’Iran et surtout la Russie. L’avantage de cette immense région est double : sa proximité avec l’Union européenne – dont certains pays font partie – permet d’installer des usines prêtes à fabriquer des modèles pour l’Europe de l’Ouest. L’un des exemples les plus significatifs est la Roumanie, cœur du système Dacia, la voiture low-cost de référence. Second avantage, la zone constitue un marché à très fort potentiel, la Russie étant devenue le premier marché européen devant l’Allemagne, et la Turquie se révélant l’un des meilleurs pays en matière de rapport coût-qualité. J.-L.L.
LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE - 15
En France, la famille Logan capte 5 % des ventes, faisant, désormais, de la marque la cinquième de l’Hexagone. Devant Ford, par exemple
GENERAL MOTORS AUJOURD’HUI Cette réussite commerciale et économique n’a pas échappé aux concurrents de la firme au losange. Du coup, les projets de voitures abordables fleurissent. Suzuki et son allié Maruti, General Motors et sa marque Daewoo se sont déjà lancés dans la bataille, mais une nouvelle vague déferlera dans les années à venir avec l’apparition de voitures ultra low cost comme la Nano produite en Inde par Tata qui pourrait être vendue 2 000 dollars.
SA SITUATION Trop lourd, trop bureaucratique, mal géré, General Motors vit ses années noires, flirtant à plusieurs reprises avec la faillite avant de s’y résoudre en juin 2009 sous l’effet de la crise mondiale. Pour sauver l’ancien n° 1 mondial de l’automobile, le Trésor américain lui accorde 50 milliards de dollars d’aides. En échange, le gouvernement prend 60 % de son capital. Un séisme au pays du libéralisme, où le géant déchu est ironiquement rebaptisé « government motors ». Au terme d’une restructuration drastique, de dizaines d’usines fermées aux États-Unis, de milliers d’emplois supprimés et plusieurs marques abandonnées (Saturn, Hummer, Pontiac et Saab), General Motors finit par retrouver des couleurs au point d’envisager son retour en Bourse.
La fin de l’objet culte ?
La Tata Nano, dernière née de l’énorme conglomérat indien, se veut une voiture populaire très accessible. Elle pourrait être vendue 2 000 dollars dans les années à venir.
>>> les années 1980 avec des groupes européens et américains, les poids lourds comme FAW, SAIC, DongFeng ou ChangAn ont multiplié les joint ventures (les partenariats capitalistiques) avec Volkswagen, General Motors, Toyota, Peugeot… À côté de ces géants qui dominent le marché national, des dizaines et des dizaines de petits acteurs encore très régionaux tentent eux aussi d’émerger. Les plus entreprenants comme Cherry ou BYD commencent même à faire parler d’eux, surtout si, comme dans le cas de Geely, ils ont pris le risque de racheter des constructeurs de renom à la dérive comme Volvo. Pour l’instant tournés vers leur marché domestique, les champions chinois vont se consolider et s’organiser dans les années qui viennent pour partir à la conquête du marché international. « Vous avez en Chine tous les ingrédients pour créer un champion. Une ambition politique, un marché domestique, une capacité industrielle. Les constructeurs chinois seront demain de redoutables concurrents », prévient un patron occidental.
Bas coûts et hauts profits
C’
était au départ une idée simple. C’est devenu un succès phénoménal. À la fin des années 1990, à l’époque où l’automobile ne cesse de monter en gamme, où les 2 CV et autres 4 L ne font plus rêver que les nostalgiques d’un look « rétro », Louis Schweitzer, à la tête de Renault, a une intuition : la voiture de demain ne pourra pas être que haut de gamme… elle sera aussi low cost. À côté de la voiture-passion, il existe une
place pour des voitures simples, robustes, fonctionnelles et… pas chères. Le monde de l’auto a souri lorsqu’en 1999 Renault a racheté le producteur roumain Dacia. Il s’est moqué lors du lancement de la première Logan en 2004. Mais la raillerie a fait long feu. En un temps record, la Logan s’est imposée à la fois dans les pays situés derrière l’ex-rideau de fer, qui devaient au départ être son unique marché, et dans le reste de l’Europe. Lancée en Roumanie en 2004, en France en 2005, cette voiture à moins de 8 000 euros n’a mis que quatre ans pour atteindre la barre du million d’unités vendues. Et depuis, ce qui n’était qu’un modèle est devenu une famille de véhicules allant du petit format jusqu’au 4 X 4. Moins chers d’environ un tiers à l’achat comparés à un véhicule neuf, les low cost séduisent aussi bien les nouvelles classes moyennes des pays émergents que les ménages aisés des pays riches qui se détournent ainsi en partie du marché de l’occasion. En France, la famille Logan capte désormais plus de 5 % des ventes, faisant de la marque la cinquième de l’Hexagone, devant Ford par exemple. La recette économique est simple. Pour vendre pas cher, il faut concevoir et fabriquer à bas coût. Résultat : plus de la moitié des pièces d’une Logan sont ainsi des composants conçus et amortis sur de précédents véhicules du groupe français ou de son partenaire japonais Nissan. L’assemblage, lui, est assuré dans des pays à faible coût de maind’œuvre comme la Roumanie, la Russie ou le Maroc. Les économies ainsi réalisées permettent de proposer des véhicules bon marché tout en réalisant des marges confortables. Low cost n’est donc pas synonyme de low profits.
16 - LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE
DAVID BARROUX, RÉDACTEUR EN CHEF AUX « ECHOS »
HYUNDAI AUJOURD’HUI
FP
L’ultra low cost indienne
SES CHIFFRES Compte tenu de l’intermède faillite, les chiffres annuels sont peu significatifs. Plus éclairant est le résultat net du premier trimestre 2010, positif de 865 millions de dollars. Avant la crise, GM vendait plus de 8 millions de véhicules dans le monde. Il emploie aujourd’hui 205 000 personnes.
/IMAGINECH INA/A N/AFP GEELY : JIN AIPING FP HYUN DAI : DAVID MONE GM : BILL PUGLI ANO/A
SAM PANTHAK Y/AFP
C’
est une certitude, l’historiographie automobile retiendra davantage l’Aston Martin de Françoise Sagan ou la Ford Mustang Fastback de Steve McQueen que la Sandero de Renault. Et pourtant, toutes les études le montrent, entre passion et raison, le cœur des consommateurs a choisi. Au risque de désespérer des générations d’esthètes, en matière d’achat automobile, c’est désormais l’utile qui l’emporte sur le plaisir. Dans une étude consacrée aux consommateurs européens publiée cette année, l’observatoire Cetelem le montre parfaitement : lorsque l’on demande aux automobilistes à quelles prestations ils sont prêts à renoncer pour réduire leur facture, plus de la moitié sont prêts à sacrifier tout ce qui ressort du standing, de l’équipement superflu, voire de l’élégance, au profit de la sobriété. La nouvelle prise de conscience environnementale joue également un rôle prépondérant dans cette nouvelle approche. Si, depuis l’an 2000, on constate une baisse régulière du nombre de kilomètres parcourus en Europe, c’est bien sûr pour des raisons d’économies. Mais cela révèle aussi un vrai changement d’attitude, dont le trait commun est la fin d’une certaine forme de sacralisation de la voiture. Le xxie siècle sonne-t-il donc le glas de la « voiture-objet » ? Pas si vite. Au moment où les contempteurs de ce symbole de la société de consommation se frottent les mains, les Audi, BMW ou Porsche affichent, eux, des performances remarquables en ce début d’année. En 2009, lors d’un Salon automobile de Francfort dominé par le marasme ambiant, Ferrari, McLaren, Mercedes, Bentley et Aston Martin continuaient d’attirer les foules de curieux avec chacun un nouveau modèle exposé. Dans une note récente, le cabinet d’audit McKinsey prédit encore un bel avenir aux voitures de luxe ou de sport. Pour trois raisons : l’arrivée d’une classe moyenne supérieure dans les pays émergents pour qui le rêve automobile reste d’actualité, les marges plus que confortables de ce segment de marché qui conduisent les constructeurs à maintenir une offre relativement abondante, des coûts de production de plus en plus réduits grâce aux nouvelles technologies. La bella machina a encore de beaux jours devant elle.
SA SITUATION Depuis le rachat de son rival national Kia en 1998, Hyundai est entré dans la cour des grands de l’automobile. Une voiture coréenne sur deux vendue en Corée du Sud sort de ses chaînes de montage. Et son expansion mondiale, facilitée par la faiblesse du won, la monnaie nationale, en a fait le quatrième groupe automobile de la planète pour le nombre de véhicules vendus. Spécialisé dans les petites voitures, Hyundai rencontre les faveurs du public en raison notamment d’initiatives marketing fortes, comme l’assurance anti-chômage qu’il propose à ses clients, leur assurant le remboursement de leur voiture en cas de perte d’emploi. Hyundai est un des rares constructeurs de cette envergure à avoir bien traversé la crise économique de 2008-2009. SES CHIFFRES Hyundai a vendu plus de 4 millions de voitures dans le monde en 2009. Son bénéfice net a atteint 1,8 milliard d’euros pour un chiffre d’affaires de 19 milliards. Il emploie 78 270 personnes.
GEELY AUJOURD’HUI SA SITUATION Si un constructeur automobile chinois doit figurer bientôt parmi les premiers du monde, alors il faut surveiller Geely. Ce groupe à capitaux privés a racheté, cette année, à Ford, l’illustre Volvo pour 1,3 milliard d’euros. Fort de l’idée qu’« une voiture, ça n’est jamais que quatre roues et deux canapés », son patron, Li Shufu, a produit ses premières voitures en 1998 (200 cette année-là). Depuis, il a fait du chemin, avec 330 000 véhicules vendus, dont une grosse partie en Chine. Pour 2015, Li Shufu l’assure, il en sera à 2 millions. SES CHIFFRES : 327 millions de voitures vendues dans le monde en 2009. Le chiffre d’affaires était de 1,6 milliard d’euros et le bénéfice net de 144 millions d’euros. Il emploie 12 282 personnes.
LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE - 17
En France, la famille Logan capte 5 % des ventes, faisant, désormais, de la marque la cinquième de l’Hexagone. Devant Ford, par exemple
GENERAL MOTORS AUJOURD’HUI Cette réussite commerciale et économique n’a pas échappé aux concurrents de la firme au losange. Du coup, les projets de voitures abordables fleurissent. Suzuki et son allié Maruti, General Motors et sa marque Daewoo se sont déjà lancés dans la bataille, mais une nouvelle vague déferlera dans les années à venir avec l’apparition de voitures ultra low cost comme la Nano produite en Inde par Tata qui pourrait être vendue 2 000 dollars.
SA SITUATION Trop lourd, trop bureaucratique, mal géré, General Motors vit ses années noires, flirtant à plusieurs reprises avec la faillite avant de s’y résoudre en juin 2009 sous l’effet de la crise mondiale. Pour sauver l’ancien n° 1 mondial de l’automobile, le Trésor américain lui accorde 50 milliards de dollars d’aides. En échange, le gouvernement prend 60 % de son capital. Un séisme au pays du libéralisme, où le géant déchu est ironiquement rebaptisé « government motors ». Au terme d’une restructuration drastique, de dizaines d’usines fermées aux États-Unis, de milliers d’emplois supprimés et plusieurs marques abandonnées (Saturn, Hummer, Pontiac et Saab), General Motors finit par retrouver des couleurs au point d’envisager son retour en Bourse.
La fin de l’objet culte ?
La Tata Nano, dernière née de l’énorme conglomérat indien, se veut une voiture populaire très accessible. Elle pourrait être vendue 2 000 dollars dans les années à venir.
>>> les années 1980 avec des groupes européens et américains, les poids lourds comme FAW, SAIC, DongFeng ou ChangAn ont multiplié les joint ventures (les partenariats capitalistiques) avec Volkswagen, General Motors, Toyota, Peugeot… À côté de ces géants qui dominent le marché national, des dizaines et des dizaines de petits acteurs encore très régionaux tentent eux aussi d’émerger. Les plus entreprenants comme Cherry ou BYD commencent même à faire parler d’eux, surtout si, comme dans le cas de Geely, ils ont pris le risque de racheter des constructeurs de renom à la dérive comme Volvo. Pour l’instant tournés vers leur marché domestique, les champions chinois vont se consolider et s’organiser dans les années qui viennent pour partir à la conquête du marché international. « Vous avez en Chine tous les ingrédients pour créer un champion. Une ambition politique, un marché domestique, une capacité industrielle. Les constructeurs chinois seront demain de redoutables concurrents », prévient un patron occidental.
Bas coûts et hauts profits
C’
était au départ une idée simple. C’est devenu un succès phénoménal. À la fin des années 1990, à l’époque où l’automobile ne cesse de monter en gamme, où les 2 CV et autres 4 L ne font plus rêver que les nostalgiques d’un look « rétro », Louis Schweitzer, à la tête de Renault, a une intuition : la voiture de demain ne pourra pas être que haut de gamme… elle sera aussi low cost. À côté de la voiture-passion, il existe une
place pour des voitures simples, robustes, fonctionnelles et… pas chères. Le monde de l’auto a souri lorsqu’en 1999 Renault a racheté le producteur roumain Dacia. Il s’est moqué lors du lancement de la première Logan en 2004. Mais la raillerie a fait long feu. En un temps record, la Logan s’est imposée à la fois dans les pays situés derrière l’ex-rideau de fer, qui devaient au départ être son unique marché, et dans le reste de l’Europe. Lancée en Roumanie en 2004, en France en 2005, cette voiture à moins de 8 000 euros n’a mis que quatre ans pour atteindre la barre du million d’unités vendues. Et depuis, ce qui n’était qu’un modèle est devenu une famille de véhicules allant du petit format jusqu’au 4 X 4. Moins chers d’environ un tiers à l’achat comparés à un véhicule neuf, les low cost séduisent aussi bien les nouvelles classes moyennes des pays émergents que les ménages aisés des pays riches qui se détournent ainsi en partie du marché de l’occasion. En France, la famille Logan capte désormais plus de 5 % des ventes, faisant de la marque la cinquième de l’Hexagone, devant Ford par exemple. La recette économique est simple. Pour vendre pas cher, il faut concevoir et fabriquer à bas coût. Résultat : plus de la moitié des pièces d’une Logan sont ainsi des composants conçus et amortis sur de précédents véhicules du groupe français ou de son partenaire japonais Nissan. L’assemblage, lui, est assuré dans des pays à faible coût de maind’œuvre comme la Roumanie, la Russie ou le Maroc. Les économies ainsi réalisées permettent de proposer des véhicules bon marché tout en réalisant des marges confortables. Low cost n’est donc pas synonyme de low profits.
16 - LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE
DAVID BARROUX, RÉDACTEUR EN CHEF AUX « ECHOS »
HYUNDAI AUJOURD’HUI
FP
L’ultra low cost indienne
SES CHIFFRES Compte tenu de l’intermède faillite, les chiffres annuels sont peu significatifs. Plus éclairant est le résultat net du premier trimestre 2010, positif de 865 millions de dollars. Avant la crise, GM vendait plus de 8 millions de véhicules dans le monde. Il emploie aujourd’hui 205 000 personnes.
/IMAGINECH INA/A N/AFP GEELY : JIN AIPING FP HYUN DAI : DAVID MONE GM : BILL PUGLI ANO/A
SAM PANTHAK Y/AFP
C’
est une certitude, l’historiographie automobile retiendra davantage l’Aston Martin de Françoise Sagan ou la Ford Mustang Fastback de Steve McQueen que la Sandero de Renault. Et pourtant, toutes les études le montrent, entre passion et raison, le cœur des consommateurs a choisi. Au risque de désespérer des générations d’esthètes, en matière d’achat automobile, c’est désormais l’utile qui l’emporte sur le plaisir. Dans une étude consacrée aux consommateurs européens publiée cette année, l’observatoire Cetelem le montre parfaitement : lorsque l’on demande aux automobilistes à quelles prestations ils sont prêts à renoncer pour réduire leur facture, plus de la moitié sont prêts à sacrifier tout ce qui ressort du standing, de l’équipement superflu, voire de l’élégance, au profit de la sobriété. La nouvelle prise de conscience environnementale joue également un rôle prépondérant dans cette nouvelle approche. Si, depuis l’an 2000, on constate une baisse régulière du nombre de kilomètres parcourus en Europe, c’est bien sûr pour des raisons d’économies. Mais cela révèle aussi un vrai changement d’attitude, dont le trait commun est la fin d’une certaine forme de sacralisation de la voiture. Le xxie siècle sonne-t-il donc le glas de la « voiture-objet » ? Pas si vite. Au moment où les contempteurs de ce symbole de la société de consommation se frottent les mains, les Audi, BMW ou Porsche affichent, eux, des performances remarquables en ce début d’année. En 2009, lors d’un Salon automobile de Francfort dominé par le marasme ambiant, Ferrari, McLaren, Mercedes, Bentley et Aston Martin continuaient d’attirer les foules de curieux avec chacun un nouveau modèle exposé. Dans une note récente, le cabinet d’audit McKinsey prédit encore un bel avenir aux voitures de luxe ou de sport. Pour trois raisons : l’arrivée d’une classe moyenne supérieure dans les pays émergents pour qui le rêve automobile reste d’actualité, les marges plus que confortables de ce segment de marché qui conduisent les constructeurs à maintenir une offre relativement abondante, des coûts de production de plus en plus réduits grâce aux nouvelles technologies. La bella machina a encore de beaux jours devant elle.
SA SITUATION Depuis le rachat de son rival national Kia en 1998, Hyundai est entré dans la cour des grands de l’automobile. Une voiture coréenne sur deux vendue en Corée du Sud sort de ses chaînes de montage. Et son expansion mondiale, facilitée par la faiblesse du won, la monnaie nationale, en a fait le quatrième groupe automobile de la planète pour le nombre de véhicules vendus. Spécialisé dans les petites voitures, Hyundai rencontre les faveurs du public en raison notamment d’initiatives marketing fortes, comme l’assurance anti-chômage qu’il propose à ses clients, leur assurant le remboursement de leur voiture en cas de perte d’emploi. Hyundai est un des rares constructeurs de cette envergure à avoir bien traversé la crise économique de 2008-2009. SES CHIFFRES Hyundai a vendu plus de 4 millions de voitures dans le monde en 2009. Son bénéfice net a atteint 1,8 milliard d’euros pour un chiffre d’affaires de 19 milliards. Il emploie 78 270 personnes.
GEELY AUJOURD’HUI SA SITUATION Si un constructeur automobile chinois doit figurer bientôt parmi les premiers du monde, alors il faut surveiller Geely. Ce groupe à capitaux privés a racheté, cette année, à Ford, l’illustre Volvo pour 1,3 milliard d’euros. Fort de l’idée qu’« une voiture, ça n’est jamais que quatre roues et deux canapés », son patron, Li Shufu, a produit ses premières voitures en 1998 (200 cette année-là). Depuis, il a fait du chemin, avec 330 000 véhicules vendus, dont une grosse partie en Chine. Pour 2015, Li Shufu l’assure, il en sera à 2 millions. SES CHIFFRES : 327 millions de voitures vendues dans le monde en 2009. Le chiffre d’affaires était de 1,6 milliard d’euros et le bénéfice net de 144 millions d’euros. Il emploie 12 282 personnes.
LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE - 17
HORS-SÉRIE
LES COLLECTIONS
LES CORSES 2 000 ans d’aventures et d’utopies
Pasquale Paoli à la bataille de Ponte-Novo contre les Français en 1769
DES DÉBUTS HÉROÏQUES Dès les premiers tours de roue de ce drôle d’engin, des questions se posent. Celle de la propulsion à la vapeur, au gaz ou à l’essence. Comme celle de la sécurité, donc de la vitesse.
Aristocratique
ANDRÉ KERTÉSZ/MINISTÈRE DE LA CULTURE – MÉDIATHÈQUE DU PATRIMOINE, DIST. RMN
Une image glamour de l’auto. C’est André Kertész, célèbre photographe, qui réalise la prise de vue pour une couverture du magazine Vu en 1928.
LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE - 19
L’ÈRE DES
PIONNIERS
Qui a inventé l’automobile ? Fille de la seconde révolution industrielle, sa paternité est plurielle et âprement disputée entre Amédée Bollée, Édouard Delamare, Karl Benz… Retour sur une génération qui a (presque) tout inventé. Par Patrick Fridenson
Directeur d’études à l’EHESS, PATRICK FRIDENSON a notamment publié une Histoire des usines Renault (Seuil, 1998). Cet article est la version revue et abrégée des « Premiers inventeurs de l’automobile », L’Histoire n° 73, pp. 32-41.
NOTES 1. Lettre du 26 août 1875, archives de Gérard Bollée, Le Mans. 2. Cf. G. Sencier, Les Automobiles électriques, Dunod, 1901, et A. Nicolon, Le Véhicule électrique. Mythe ou réalité ?, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1984, pp. 27-28.
L
a première automobile du monde a roulé au Mans en avril 1873. Grand break couvert à quatre roues indépendantes, « L’Obéissante » pouvait accueillir douze passagers et circulait à 30 km/h. Comme c’est une voiture à vapeur, un système acoustique reliait ses deux extrémités, permettant au pilote d’avertir le chauffeur avant les côtes, pour lui demander d’augmenter la pression. Son constructeur, Amédée Bollée, patron d’une fonderie de cloches, a 29 ans. Il a aussitôt maille à partir avec l’État : un véhicule inédit doit obtenir des pouvoirs publics la permission de se déplacer. Finalement, le ministre des Travaux publics lui-même, Eugène Caillaux, se laisse convaincre : « Monsieur, vous m’avez demandé l’autorisation de faire circuler une voiture à vapeur dans les départements de l’Orne, de la Mayenne, de Maine-et-Loire, d’Indre-et-Loire, de Loir-et-Cher, de Loiret, d’Eure-et-Loir, de Seine-etOise et de Seine. Je m’empresse de vous annoncer que je vous accorde cette autorisation avec la seule réserve qu’avant d’entrer sur le territoire de chaque département, vous devrez faire connaître au moins
trois jours à l’avance à M. l’ingénieur en chef les routes et chemins que vous désirez suivre 1. » Pourtant, dès sa première sortie dans Paris en octobre 1875, « L’Obéissante » s’attire les foudres des agents de police qui lui infligent 75 procès-verbaux, les premiers de l’histoire de l’automobile. LE TRIOMPHE DE LA VOITURE À PÉTROLE L’intérêt du public pour les véhicules à vapeur se développe en France et dans le reste de l’Europe. Amédée Bollée modifie son break et en étudie différents modèles qui trouvent preneurs en France mais aussi en Grande-Bretagne, en Allemagne et en Autriche. Pourtant, la réussite ne couronne pas ce premier essor. Bollée lui-même se met à douter de l’avenir de la voiture à vapeur et, dès 1885, reconvertit ses ateliers de mécanique dans la construction de locomotives ferroviaires. La principale invention de Bollée est la direction par pivots conjugués indépendants. Ses véhicules sont également équipés de dispositifs, dont il n’est pas toujours l’auteur, mais promis à un bel avenir : le volant de direction, la pédale de commande, les roues suspendues indépendantes, le moteur en V, la boîte
20 - LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE
ROGER VIOLLET
L’AUTEUR
La première automobile
« L’Obéissante », construite au Mans en 1873 par Amédée Bollée, est la première voiture à vapeur. Sur cette photographie, nous voyons des femmes parmi les passagers. Elles ont joué un grand rôle dans l’innovation automobile, perçue comme un moyen d’émancipation.
de vitesses, le différentiel, l’arbre de prise de force et la conduite intérieure avec vitres galbées. D’autres innovateurs français se lancent dans la course. En 1881, un homme de l’Ouest, le comte Albert de Dion, achète l’atelier de deux mécaniciens, Georges Bouton et Charles Trépardoux, pour leur faire fabriquer des tricycles à vapeur. En 1887, un ébéniste de Culoz (Ain), venu à Paris suivre les cours du soir au Conservatoire des arts et métiers, Léon Serpollet, construit lui aussi son tricycle à vapeur. Celui-ci attire l’at-
tention d’une société métallurgique de Montbéliard, Peugeot Frères, qui vient de se lancer dans les bicyclettes. En 1888, Armand Peugeot passe un contrat avec Serpollet qui fabrique l’année suivante quatre engins à vapeur. Lourds, compliqués et chers, ils sont un échec. DES VÉHICULES ÉLECTRIQUES Pour remédier aux défauts de la voiture à vapeur, on peut utiliser une autre source d’énergie : sa cadette l’électricité, en usage
depuis 1869, commence à servir aux transports dans différents pays développés. Ainsi, en 1881, un omnibus électrique, dû à Nicolas Raffard, et équipé de neuf tonnes d’accumulateurs, circule entre Paris (place de la Nation) et Versailles. La commercialisation des accumulateurs au plomb intervient après 1885. Elle permet l’expérimentation des premières voitures électriques 2. Malgré un effet de mode dans les années qui suivent, celle-ci ne prend guère en France. La voiture électrique >>>
LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE - 21
L’ÈRE DES
PIONNIERS
Qui a inventé l’automobile ? Fille de la seconde révolution industrielle, sa paternité est plurielle et âprement disputée entre Amédée Bollée, Édouard Delamare, Karl Benz… Retour sur une génération qui a (presque) tout inventé. Par Patrick Fridenson
Directeur d’études à l’EHESS, PATRICK FRIDENSON a notamment publié une Histoire des usines Renault (Seuil, 1998). Cet article est la version revue et abrégée des « Premiers inventeurs de l’automobile », L’Histoire n° 73, pp. 32-41.
NOTES 1. Lettre du 26 août 1875, archives de Gérard Bollée, Le Mans. 2. Cf. G. Sencier, Les Automobiles électriques, Dunod, 1901, et A. Nicolon, Le Véhicule électrique. Mythe ou réalité ?, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1984, pp. 27-28.
L
a première automobile du monde a roulé au Mans en avril 1873. Grand break couvert à quatre roues indépendantes, « L’Obéissante » pouvait accueillir douze passagers et circulait à 30 km/h. Comme c’est une voiture à vapeur, un système acoustique reliait ses deux extrémités, permettant au pilote d’avertir le chauffeur avant les côtes, pour lui demander d’augmenter la pression. Son constructeur, Amédée Bollée, patron d’une fonderie de cloches, a 29 ans. Il a aussitôt maille à partir avec l’État : un véhicule inédit doit obtenir des pouvoirs publics la permission de se déplacer. Finalement, le ministre des Travaux publics lui-même, Eugène Caillaux, se laisse convaincre : « Monsieur, vous m’avez demandé l’autorisation de faire circuler une voiture à vapeur dans les départements de l’Orne, de la Mayenne, de Maine-et-Loire, d’Indre-et-Loire, de Loir-et-Cher, de Loiret, d’Eure-et-Loir, de Seine-etOise et de Seine. Je m’empresse de vous annoncer que je vous accorde cette autorisation avec la seule réserve qu’avant d’entrer sur le territoire de chaque département, vous devrez faire connaître au moins
trois jours à l’avance à M. l’ingénieur en chef les routes et chemins que vous désirez suivre 1. » Pourtant, dès sa première sortie dans Paris en octobre 1875, « L’Obéissante » s’attire les foudres des agents de police qui lui infligent 75 procès-verbaux, les premiers de l’histoire de l’automobile. LE TRIOMPHE DE LA VOITURE À PÉTROLE L’intérêt du public pour les véhicules à vapeur se développe en France et dans le reste de l’Europe. Amédée Bollée modifie son break et en étudie différents modèles qui trouvent preneurs en France mais aussi en Grande-Bretagne, en Allemagne et en Autriche. Pourtant, la réussite ne couronne pas ce premier essor. Bollée lui-même se met à douter de l’avenir de la voiture à vapeur et, dès 1885, reconvertit ses ateliers de mécanique dans la construction de locomotives ferroviaires. La principale invention de Bollée est la direction par pivots conjugués indépendants. Ses véhicules sont également équipés de dispositifs, dont il n’est pas toujours l’auteur, mais promis à un bel avenir : le volant de direction, la pédale de commande, les roues suspendues indépendantes, le moteur en V, la boîte
20 - LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE
ROGER VIOLLET
L’AUTEUR
La première automobile
« L’Obéissante », construite au Mans en 1873 par Amédée Bollée, est la première voiture à vapeur. Sur cette photographie, nous voyons des femmes parmi les passagers. Elles ont joué un grand rôle dans l’innovation automobile, perçue comme un moyen d’émancipation.
de vitesses, le différentiel, l’arbre de prise de force et la conduite intérieure avec vitres galbées. D’autres innovateurs français se lancent dans la course. En 1881, un homme de l’Ouest, le comte Albert de Dion, achète l’atelier de deux mécaniciens, Georges Bouton et Charles Trépardoux, pour leur faire fabriquer des tricycles à vapeur. En 1887, un ébéniste de Culoz (Ain), venu à Paris suivre les cours du soir au Conservatoire des arts et métiers, Léon Serpollet, construit lui aussi son tricycle à vapeur. Celui-ci attire l’at-
tention d’une société métallurgique de Montbéliard, Peugeot Frères, qui vient de se lancer dans les bicyclettes. En 1888, Armand Peugeot passe un contrat avec Serpollet qui fabrique l’année suivante quatre engins à vapeur. Lourds, compliqués et chers, ils sont un échec. DES VÉHICULES ÉLECTRIQUES Pour remédier aux défauts de la voiture à vapeur, on peut utiliser une autre source d’énergie : sa cadette l’électricité, en usage
depuis 1869, commence à servir aux transports dans différents pays développés. Ainsi, en 1881, un omnibus électrique, dû à Nicolas Raffard, et équipé de neuf tonnes d’accumulateurs, circule entre Paris (place de la Nation) et Versailles. La commercialisation des accumulateurs au plomb intervient après 1885. Elle permet l’expérimentation des premières voitures électriques 2. Malgré un effet de mode dans les années qui suivent, celle-ci ne prend guère en France. La voiture électrique >>>
LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE - 21
1
>>> a beau avoir des avantages estimables sur d’autres systèmes de traction – absence de nuisances, sécurité, facilité de maniement –, elle ne peut surmonter le triple obstacle de son rayon d’action trop limité, de ses coûts d’entretien élevés et (comme pour la vapeur) de son poids excessif. Bollée : 1873. Raffard : 1881. Reste une troisième voie à explorer : le véhicule à essence de pétrole. Il faudra encore quelques années pour y parvenir. LE MOTEUR À GAZ Le 12 février 1884, Édouard Delamare-Deboutteville dépose un brevet pour « un moteur à gaz perfectionné et ses applications ». Le véhicule à moteur à explosion est né. Outre la direction par volant et le différentiel qu’on trouvait déjà chez Amédée Bollée, il comporte la segmentation des pistons, la distribution par soupapes-tiroirs commandées, l’allumage électrique par pile, bobine et bougie (l’emploi d’une dynamo est prévu), le carburateur, avec réchauffage par air chaud ou circulation d’eau, la haute compression, l’échappement avec silencieux, le refroidissement à eau ou à air et l’embrayage par coupleur. S’agit-il pour autant
Du tricycle au pneumatique
1) L’ingénieur allemand Karl Benz au volant de son tricycle, accompagné du spécialiste du moteur Gottlieb Daimler, 1887. 2) Un quadricycle PanhardLevassor en 1893 conduit par un ouvrier . La société parisienne Panhard et Levassor est la première à produire des automobiles à pétrole en France. Une barre métallique, appelée « queue de vache », sert de gouvernail. 3) « L’Éclair », la première voiture équipée de pneumatiques Michelin, est une Peugeot. On la voit ici participer à la course ParisBordeaux-Paris de 1895.
2
de la naissance de la première automobile moderne ? Les moteurs à gaz existaient déjà. C’est un mécanicien belge, Étienne Lenoir, qui a inventé à Paris en 1860 un moteur deux temps au gaz d’éclairage. Mais le moteur construit par Delamare-Deboutteville et Léon Malandain, son chef mécanicien, est un moteur quatre temps, donc plus efficace. Surtout, les deux hommes ont eu l’idée de substituer au gaz l’essence légère de pétrole. De septembre 1883 à avril 1884, les deux hommes construisent deux moteurs 2 cylindres de 4 CV et en dotent un break de chasse hippomobile à quatre roues. La transmission aux roues arrière motrices s’opère par chaînes. Malandain raconte : « Cette machine a marché dans l’atelier de Montgrimont. Le malheur a voulu que dans un essai à demivitesse le châssis s’est trouvé forcé et une partie du mécanisme démolie. C’est après cet accroc que nous avons abandonné la voiture. » KARL, GOTTLIEB, ÉMILE, ARMAND ET LES AUTRES Les travaux de Delamare ne représentent pas une percée isolée. Le monde entier se préoccupe d’améliorer les transports. Le premier che-
22 - LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE
min de fer électrique public entre en service aux États-Unis en 1888. En France, un dirigeable fait son premier voyage en circuit fermé. Un Anglais met au point la turbine à vapeur. En Allemagne, deux industriels travaillent sur la question des moteurs à gaz. Gottlieb Daimler, directeur technique de la compagnie Deutz, est à la recherche d’un petit moteur universel léger et rapide. En désaccord permanent avec son directeur Nicolaus Otto, il quitte la firme en 1882 en compagnie de son fidèle Wilhelm Maybach, chef du bureau d’études. Il installe un atelier d’essais dans le jardin de sa villa à Cannstatt, près de Stuttgart. En décembre 1883, Daimler et Maybach mettent au point un système d’allumage par tube incandescent. En 1885, ils parviennent à installer ce moteur rapide sur une bicyclette et le font tourner par combustion interne du pétrole après avoir réussi à alléger et rapetisser le moteur. Ce vélomoteur marche à merveille. Daimler et Maybach développent en 1886 leur moteur à un cylindre qui fait 1,1 CV avec refroidissement à air, et à l’automne 1886 ils l’adaptent sur un break. C’est leur première voiture sans chevaux à essence.
3
Karl Benz, lui, cherche d’emblée à produire un moyen de transport motorisé. Il prend ainsi de gros risques car, à la différence de Daimler qui a pour vivre les dividendes des actions Deutz qu’il a gardées, c’est un self-made-man. Le 31 décembre 1879, Karl Benz a créé son moteur à gaz deux temps, pour lequel il reste fidèle à l’allumage électrique. Il finit par trouver des bailleurs de fonds avec qui il fonde, le 1er octobre 1883, Benz & Co. Le marché industriel réserve au moteur fixe de Benz un accueil favorable. Mais Benz s’obstine à aller plus loin. Il se trouve devant le même problème que Daimler et Maybach : il faut diminuer le poids et l’encombrement du moteur. Impossible d’y arriver avec un moteur à deux temps. Qu’à cela ne tienne ! Benz se met à préparer un moteur quatre temps. Puis il réussit à augmenter sa vitesse de rotation tout en conservant un allumage électrique. Il monte alors ce moteur perfectionné sur un tricycle en acier de sa fabrication. Benz fait sa première sortie sur route avec son tricycle à essence en juillet 1886, à Mannheim. Fin 1886, Daimler et Benz disposent chacun d’un véhicule routier fiable. Mais ils n’ont plus d’argent pour l’améliorer et le marché allemand n’a d’yeux que pour leurs moteurs, pas pour leurs véhicules.
HISTOIRE DE LA LOCOMOTION TERRESTRE/L’ILLUSTR ATION
LAPI/ROGER-VIOLLET
ULLSTEIN BILD/AKG
En 1884, Delamare a l’idée du moteur à essence, mais ce sont Daimler et Benz qui, en 1886, l’adaptent sur un véhicule pour le faire rouler
L’heure sonne pour l’entrée en scène de deux Français : Émile Levassor et Armand Peugeot. Émile Levassor, ingénieur centralien, est le codirecteur de la société parisienne Panhard et Levassor qui construit des machines à bois et des moteurs à gaz. En 18871888, Louise Sarazin, la représentante de Daimler à Paris, parvient à le convaincre qu’il existe un marché rentable en France pour ce petit moteur rapide à usages multiples. Encore lui faut-il des clients. Il pense
Le moteur à explosion
S
chéma simplifié d’un moteur à deux cylindres. Le moteur à explosion permet de transformer une énergie thermique en une énergie mécanique : un mélange air-essence-huile (2 temps) ou air-essence (4 temps) est fortement comprimé par le piston. Une étincelle fournie par une bougie fait exploser le gaz comprimé qui repousse violemment le piston. Cette énergie thermique devient donc mécanique par le déplacement du piston, de haut en bas. Elle est ensuite transmise au vilebrequin par des bielles : l’énergie verticale devient alors rotative, capable d’entraîner un axe de transmission relié à des roues.
LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE - 23
presque aussitôt à un de ses fournisseurs, Peugeot Frères. Une rencontre a lieu fin 1888 à Valentigney (Doubs). Elle réunit Armand Peugeot, Émile Levassor et Gottlieb Daimler, qui a fait venir par voie ferrée son tricycle à essence afin de démontrer les possibilités de son moteur. Armand Peugeot est séduit. Levassor se met à fabriquer davantage de moteurs Daimler, et Daimler à améliorer son véhicule. En mai 1889 s’ouvre l’Exposition universelle de Paris. Elle montre bien la complexité de la situation. Y figurent en effet des applications de la vapeur : un tricycle Serpollet, dont Peugeot a construit le châssis, et un tricycle de Dion-Bouton. Mais aussi des applications de la propulsion à essence : un tricycle Benz, deux moteurs Daimler, deux bateaux Panhard et Levassor à moteur Daimler. On trouve également exposé un moteur fixe à gaz Delamare-Deboutteville de 100 CV, qui reçoit une médaille d’or. La situation se dénoue en 1890. Peugeot fait construire à Valentigney un quadricycle avec moteur à essence Daimler fabriqué par Panhard et Levassor. De son côté, Émile Levassor se convertit à l’idée d’une « voiture à pétrole ». Il entreprend la construction d’un modèle entiè- >>>
BOUGIE
PISTON
BIELLE
VILEBREQUIN
1
>>> a beau avoir des avantages estimables sur d’autres systèmes de traction – absence de nuisances, sécurité, facilité de maniement –, elle ne peut surmonter le triple obstacle de son rayon d’action trop limité, de ses coûts d’entretien élevés et (comme pour la vapeur) de son poids excessif. Bollée : 1873. Raffard : 1881. Reste une troisième voie à explorer : le véhicule à essence de pétrole. Il faudra encore quelques années pour y parvenir. LE MOTEUR À GAZ Le 12 février 1884, Édouard Delamare-Deboutteville dépose un brevet pour « un moteur à gaz perfectionné et ses applications ». Le véhicule à moteur à explosion est né. Outre la direction par volant et le différentiel qu’on trouvait déjà chez Amédée Bollée, il comporte la segmentation des pistons, la distribution par soupapes-tiroirs commandées, l’allumage électrique par pile, bobine et bougie (l’emploi d’une dynamo est prévu), le carburateur, avec réchauffage par air chaud ou circulation d’eau, la haute compression, l’échappement avec silencieux, le refroidissement à eau ou à air et l’embrayage par coupleur. S’agit-il pour autant
Du tricycle au pneumatique
1) L’ingénieur allemand Karl Benz au volant de son tricycle, accompagné du spécialiste du moteur Gottlieb Daimler, 1887. 2) Un quadricycle PanhardLevassor en 1893 conduit par un ouvrier . La société parisienne Panhard et Levassor est la première à produire des automobiles à pétrole en France. Une barre métallique, appelée « queue de vache », sert de gouvernail. 3) « L’Éclair », la première voiture équipée de pneumatiques Michelin, est une Peugeot. On la voit ici participer à la course ParisBordeaux-Paris de 1895.
2
de la naissance de la première automobile moderne ? Les moteurs à gaz existaient déjà. C’est un mécanicien belge, Étienne Lenoir, qui a inventé à Paris en 1860 un moteur deux temps au gaz d’éclairage. Mais le moteur construit par Delamare-Deboutteville et Léon Malandain, son chef mécanicien, est un moteur quatre temps, donc plus efficace. Surtout, les deux hommes ont eu l’idée de substituer au gaz l’essence légère de pétrole. De septembre 1883 à avril 1884, les deux hommes construisent deux moteurs 2 cylindres de 4 CV et en dotent un break de chasse hippomobile à quatre roues. La transmission aux roues arrière motrices s’opère par chaînes. Malandain raconte : « Cette machine a marché dans l’atelier de Montgrimont. Le malheur a voulu que dans un essai à demivitesse le châssis s’est trouvé forcé et une partie du mécanisme démolie. C’est après cet accroc que nous avons abandonné la voiture. » KARL, GOTTLIEB, ÉMILE, ARMAND ET LES AUTRES Les travaux de Delamare ne représentent pas une percée isolée. Le monde entier se préoccupe d’améliorer les transports. Le premier che-
22 - LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE
min de fer électrique public entre en service aux États-Unis en 1888. En France, un dirigeable fait son premier voyage en circuit fermé. Un Anglais met au point la turbine à vapeur. En Allemagne, deux industriels travaillent sur la question des moteurs à gaz. Gottlieb Daimler, directeur technique de la compagnie Deutz, est à la recherche d’un petit moteur universel léger et rapide. En désaccord permanent avec son directeur Nicolaus Otto, il quitte la firme en 1882 en compagnie de son fidèle Wilhelm Maybach, chef du bureau d’études. Il installe un atelier d’essais dans le jardin de sa villa à Cannstatt, près de Stuttgart. En décembre 1883, Daimler et Maybach mettent au point un système d’allumage par tube incandescent. En 1885, ils parviennent à installer ce moteur rapide sur une bicyclette et le font tourner par combustion interne du pétrole après avoir réussi à alléger et rapetisser le moteur. Ce vélomoteur marche à merveille. Daimler et Maybach développent en 1886 leur moteur à un cylindre qui fait 1,1 CV avec refroidissement à air, et à l’automne 1886 ils l’adaptent sur un break. C’est leur première voiture sans chevaux à essence.
3
Karl Benz, lui, cherche d’emblée à produire un moyen de transport motorisé. Il prend ainsi de gros risques car, à la différence de Daimler qui a pour vivre les dividendes des actions Deutz qu’il a gardées, c’est un self-made-man. Le 31 décembre 1879, Karl Benz a créé son moteur à gaz deux temps, pour lequel il reste fidèle à l’allumage électrique. Il finit par trouver des bailleurs de fonds avec qui il fonde, le 1er octobre 1883, Benz & Co. Le marché industriel réserve au moteur fixe de Benz un accueil favorable. Mais Benz s’obstine à aller plus loin. Il se trouve devant le même problème que Daimler et Maybach : il faut diminuer le poids et l’encombrement du moteur. Impossible d’y arriver avec un moteur à deux temps. Qu’à cela ne tienne ! Benz se met à préparer un moteur quatre temps. Puis il réussit à augmenter sa vitesse de rotation tout en conservant un allumage électrique. Il monte alors ce moteur perfectionné sur un tricycle en acier de sa fabrication. Benz fait sa première sortie sur route avec son tricycle à essence en juillet 1886, à Mannheim. Fin 1886, Daimler et Benz disposent chacun d’un véhicule routier fiable. Mais ils n’ont plus d’argent pour l’améliorer et le marché allemand n’a d’yeux que pour leurs moteurs, pas pour leurs véhicules.
HISTOIRE DE LA LOCOMOTION TERRESTRE/L’ILLUSTR ATION
LAPI/ROGER-VIOLLET
ULLSTEIN BILD/AKG
En 1884, Delamare a l’idée du moteur à essence, mais ce sont Daimler et Benz qui, en 1886, l’adaptent sur un véhicule pour le faire rouler
L’heure sonne pour l’entrée en scène de deux Français : Émile Levassor et Armand Peugeot. Émile Levassor, ingénieur centralien, est le codirecteur de la société parisienne Panhard et Levassor qui construit des machines à bois et des moteurs à gaz. En 18871888, Louise Sarazin, la représentante de Daimler à Paris, parvient à le convaincre qu’il existe un marché rentable en France pour ce petit moteur rapide à usages multiples. Encore lui faut-il des clients. Il pense
Le moteur à explosion
S
chéma simplifié d’un moteur à deux cylindres. Le moteur à explosion permet de transformer une énergie thermique en une énergie mécanique : un mélange air-essence-huile (2 temps) ou air-essence (4 temps) est fortement comprimé par le piston. Une étincelle fournie par une bougie fait exploser le gaz comprimé qui repousse violemment le piston. Cette énergie thermique devient donc mécanique par le déplacement du piston, de haut en bas. Elle est ensuite transmise au vilebrequin par des bielles : l’énergie verticale devient alors rotative, capable d’entraîner un axe de transmission relié à des roues.
LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE - 23
presque aussitôt à un de ses fournisseurs, Peugeot Frères. Une rencontre a lieu fin 1888 à Valentigney (Doubs). Elle réunit Armand Peugeot, Émile Levassor et Gottlieb Daimler, qui a fait venir par voie ferrée son tricycle à essence afin de démontrer les possibilités de son moteur. Armand Peugeot est séduit. Levassor se met à fabriquer davantage de moteurs Daimler, et Daimler à améliorer son véhicule. En mai 1889 s’ouvre l’Exposition universelle de Paris. Elle montre bien la complexité de la situation. Y figurent en effet des applications de la vapeur : un tricycle Serpollet, dont Peugeot a construit le châssis, et un tricycle de Dion-Bouton. Mais aussi des applications de la propulsion à essence : un tricycle Benz, deux moteurs Daimler, deux bateaux Panhard et Levassor à moteur Daimler. On trouve également exposé un moteur fixe à gaz Delamare-Deboutteville de 100 CV, qui reçoit une médaille d’or. La situation se dénoue en 1890. Peugeot fait construire à Valentigney un quadricycle avec moteur à essence Daimler fabriqué par Panhard et Levassor. De son côté, Émile Levassor se convertit à l’idée d’une « voiture à pétrole ». Il entreprend la construction d’un modèle entiè- >>>
BOUGIE
PISTON
BIELLE
VILEBREQUIN
24 - LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE
L’idée est dans tous les esprits : c’est l’artiste italien qui a inventé l’automobile. Paolo Galluzzi, le directeur du musée d’Histoire des sciences de Florence, a reconstitué la machine imaginée par l’artiste.
E
n 1905, Girolamo Calvi, qui joua un rôle essentiel dans la reconstitution chronologique des manuscrits de Léonard de Vinci, découvrit au folio 812 du Codex Atlanticus de Milan – « codex » est le nom commun donné par les érudits aux manuscrits de Léonard – un dessin de chariot mécanique qu’il considéra aussitôt comme un projet de véhicule. On date aujourd’hui ce feuillet de 1478 environ, soit pendant la période de formation de MAGE E E Léonard à Florence. En 1935, dans un climat de /L chauvinisme exacerbé et d’exaltation fébrile du génie technologique italien, le dessin, déjà célèbre, est baptisé par Calvi « la Fiat de Léonard ». Celui-ci apparaît alors comme l’icône de la modernité technique, que revendique le régime fasciste en défendant l’idée d’une primauté italienne dans l’invention. Des maquettes de son « automobile » sont présentées en 1939, à l’occasion de la grande exposition du Palazzo delle Arti de Milan sur « Léonard et les inventions italiennes ». La reconstitution repose sur les recherches de l’ingénieur Giovanni Canestrini. Or, celui-ci a très vite conclu à l’impossibilité de faire fonctionner la machine : les ressorts à lames visibles sur le plan ont une puissance trop faible pour donner une impulsion au véhicule. Surtout, rien dans le dessin n’indique la manière dont ce mouvement pourrait se transmettre aux roues. On sauve alors le génie de Léonard en supposant qu’il a caché volontairement des détails. On sait aujourd’hui que la machine conçue par Léonard pouvait fonctionner. Tout est parti d’une intuition de Carlo Pedretti, un éminent spécialiste de l’artiste, qui a comparé le dessin du Codex Atlanticus avec d’autres croquis ou esquisses, et notamment avec ceux du Codex de Madrid, qui figurent des mécanismes où des ressorts à spirale sont cachés dans des cylindres. On peut en déduire qu’il y avait certainement, sous les ressorts à lames que Léonard représente vus de haut en 1478, des tambours (à peine esquissés sur son dessin) où étaient logés ces fameux ressorts à spirale. On avait alors trouvé la véritable force de propulsion du véhicule. À partir de cette intuition fondamentale, un ingénieur américain en robotique, Mark Rosheim, a réussi à bâtir en 2001 une interprétation mécanique plus plausible du dessin. Restait ensuite à tester ces hypothèses. On a d’abord conçu par ordinateur un modèle virtuel tridimensionnel qui nous a permis de faire des études de proportions pour calibrer les différents éléments du mécanisme. Car l’une des difficultés de la reconstitution des machines de Léonard réside dans le fait qu’il ne mentionne pratiquement jamais les dimensions E
de ce qu’il dessine. Certains chercheurs ont cru que les dessins du Codex Atlanticus étaient à l’échelle 1/1, mais j’en doute. Tout ce que l’on peut en dire, c’est que ces machines devaient être assez petites pour être légères. On a donc ainsi pu construire la machine de Léonard. Et elle marche ! Mais à quoi sert-elle ? En réalité, il ne s’agit pas d’une automobile mais d’un véhicule destiné à faire quelques dizaines de mètres sur une scène de théâtre, un automate sur lequel pouvaient être installés des personnages, des objets de décor, ou tout autre élément scénographique, pourvu que ceux-ci soient fabriqués en papier ou en matériaux très légers. Sans doute devait-on positionner l’engin avec des cordes au centre de la scène : d’où l’utilité des freins, que l’on pouvait lâcher à distance, en tirant sur la corde. Le véhicule se mouvait alors, comme par miracle. Demeure une question : ce véhicule a-t-il été réalisé ? D’APRÈS PAOLO GALLUZZI, « L’HISTOIRE » N° 299, PP. 48-49.
LEEMAGE
LES MICHELIN ENTRENT EN SCÈNE Mais c’est en 1894-1895 qu’une série d’initiatives donnent au phénomène automobile ses dimensions définitives et sa durable popularité. Juillet 1894 : le quotidien populaire Le Petit Journal (plus d’un million d’exemplaires) organise la première compétition automo-
bile, Paris-Rouen. Sur 21 concurrents, on compte 14 voitures à essence et 7 voitures à vapeur. Alors que les premières terminent toutes l’épreuve dans les délais, une seule voiture à vapeur y arrive, celle de De Dion. En France, la voiture à vapeur ne s’est jamais relevée de cette défaite. Panhard et Peugeot remportent le 1er prix ex aequo. Décembre 1894 : les constructeurs d’automobiles participent pour la première fois à une exposition commerciale, le deuxième Salon de la bicyclette, à Paris ; le même mois paraît, toujours à Paris, la première revue spécialisée au monde, La Locomotion automobile. Juin 1895 : la course automobile Paris-Bordeaux-Paris, organisée par le comte de Dion avec le concours d’aristocrates mondains, d’industriels et du Touring Club de France (association de passionnés du vélo fondée en 1890, qui compte déjà 20 000 membres), accroît la popularité de l’automobile à essence. Une seule voiture à vapeur termine l’épreuve, une Bollée de 1880. L’unique voiture électrique présente doit abandonner. Mais la dernière voiture à arriver comporte l’innovation la plus importante. Conduit par deux frères, André, ingénieur centralien, et Édouard Michelin, ancien artiste peintre, « L’Éclair » est équipé des premiers pneus de l’histoire de l’automobile. Les pneus autorisent de plus grandes vitesses, un moindre poids et un meilleur confort. Juin 1895 : la première exposition automobile nationale se tient à Paris, sur le Champ-de-Mars. Elle rassemble trente-six constructeurs. Les visiteurs viennent en foule. Novembre 1895 : le comte de Dion et quelques organisateurs du ParisBordeaux-Paris fondent l’Automobile Club de France afin de continuer à encourager le sport et l’industrie automobiles. Il connaît un succès immédiat dans les élites. Les pneus, un club, des expositions de vente, des courses, une presse spécialisée : tous les ingrédients du succès du vélo se retrouvent pour apporter aux propriétaires d’autos des facilités et une image sociale favorable dans les milieux qui n’ont pas accès à >>>
SS
Un dépôt parisien où des fiacres électriques viennent recharger leur batterie, gravure de 1899. Entre 1890 et 1900, les moteurs électriques font concurrence à l’essence. Mais ces véhicules se heurtent à un problème de stockage de l’énergie qui limite leur autonomie et empêche leur percée en Europe.
blicité encore : il conduit une voiture Peugeot aux roues munies de bandages en caoutchouc massif sur 2 000 km. Des milliers de spectateurs voient alors pour la première fois une voiture sans chevaux. Au cours de l’année 1891, Panhard et Levassor a vendu six automobiles, Peugeot quatre. La France l’emporte sur l’Allemagne (sept tricycles Benz vendus, mais surtout en France). Gottlieb Daimler écrit à Émile Levassor : « Vous êtes le père de l’automobile moderne. »
UAIP/RUE DES ARCHIVES
Comment recharger les batteries
>>> rement nouveau dont l’architecture s’écarte des traditionnelles voitures hippomobiles comme du quadricycle : il aura un châssis en bois carrossé. Ce modèle, baptisé « le Crabe » par les ouvriers, est terminé en septembre 1890. Sur cette voiture à deux places, le moteur deux cylindres en V placé à l’avant, suivi de l’embrayage et de la boîte de vitesses, entraîne les roues arrière. La voiture est plus lourde et plus solide que la Peugeot. Pourtant, ni la Peugeot ni la Panhard et Levassor ne suscitent suffisamment d’intérêt dans le public pour être commercialisées. Cependant, en 1891, le vent tourne. Les deux constructeurs font des démonstrations de leurs voitures à leur personnel. Puis, en juillet, Levassor réussit un raid Parisla Manche et retour. En septembre, un ingénieur de Peugeot, Louis Rigoulot, obtient une meilleure pu-
Léonard de Vinci : ceci n’est pas une automobile
JO
En 1891, la France a pris le pas sur l’Allemagne. Gottlieb Daimler écrit à Émile Levassor : « Vous êtes le père de l’automobile moderne »
La page du Codex Atlanticus figurant l’ « automobile » de Léonard de Vinci, 1478. En haut, on distingue un véhicule dessiné en perspective ; au centre, la machine vue d’en haut ; et autour, des détails de mécanismes particuliers.
LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE - 25
24 - LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE
L’idée est dans tous les esprits : c’est l’artiste italien qui a inventé l’automobile. Paolo Galluzzi, le directeur du musée d’Histoire des sciences de Florence, a reconstitué la machine imaginée par l’artiste.
E
n 1905, Girolamo Calvi, qui joua un rôle essentiel dans la reconstitution chronologique des manuscrits de Léonard de Vinci, découvrit au folio 812 du Codex Atlanticus de Milan – « codex » est le nom commun donné par les érudits aux manuscrits de Léonard – un dessin de chariot mécanique qu’il considéra aussitôt comme un projet de véhicule. On date aujourd’hui ce feuillet de 1478 environ, soit pendant la période de formation de MAGE E E Léonard à Florence. En 1935, dans un climat de /L chauvinisme exacerbé et d’exaltation fébrile du génie technologique italien, le dessin, déjà célèbre, est baptisé par Calvi « la Fiat de Léonard ». Celui-ci apparaît alors comme l’icône de la modernité technique, que revendique le régime fasciste en défendant l’idée d’une primauté italienne dans l’invention. Des maquettes de son « automobile » sont présentées en 1939, à l’occasion de la grande exposition du Palazzo delle Arti de Milan sur « Léonard et les inventions italiennes ». La reconstitution repose sur les recherches de l’ingénieur Giovanni Canestrini. Or, celui-ci a très vite conclu à l’impossibilité de faire fonctionner la machine : les ressorts à lames visibles sur le plan ont une puissance trop faible pour donner une impulsion au véhicule. Surtout, rien dans le dessin n’indique la manière dont ce mouvement pourrait se transmettre aux roues. On sauve alors le génie de Léonard en supposant qu’il a caché volontairement des détails. On sait aujourd’hui que la machine conçue par Léonard pouvait fonctionner. Tout est parti d’une intuition de Carlo Pedretti, un éminent spécialiste de l’artiste, qui a comparé le dessin du Codex Atlanticus avec d’autres croquis ou esquisses, et notamment avec ceux du Codex de Madrid, qui figurent des mécanismes où des ressorts à spirale sont cachés dans des cylindres. On peut en déduire qu’il y avait certainement, sous les ressorts à lames que Léonard représente vus de haut en 1478, des tambours (à peine esquissés sur son dessin) où étaient logés ces fameux ressorts à spirale. On avait alors trouvé la véritable force de propulsion du véhicule. À partir de cette intuition fondamentale, un ingénieur américain en robotique, Mark Rosheim, a réussi à bâtir en 2001 une interprétation mécanique plus plausible du dessin. Restait ensuite à tester ces hypothèses. On a d’abord conçu par ordinateur un modèle virtuel tridimensionnel qui nous a permis de faire des études de proportions pour calibrer les différents éléments du mécanisme. Car l’une des difficultés de la reconstitution des machines de Léonard réside dans le fait qu’il ne mentionne pratiquement jamais les dimensions E
de ce qu’il dessine. Certains chercheurs ont cru que les dessins du Codex Atlanticus étaient à l’échelle 1/1, mais j’en doute. Tout ce que l’on peut en dire, c’est que ces machines devaient être assez petites pour être légères. On a donc ainsi pu construire la machine de Léonard. Et elle marche ! Mais à quoi sert-elle ? En réalité, il ne s’agit pas d’une automobile mais d’un véhicule destiné à faire quelques dizaines de mètres sur une scène de théâtre, un automate sur lequel pouvaient être installés des personnages, des objets de décor, ou tout autre élément scénographique, pourvu que ceux-ci soient fabriqués en papier ou en matériaux très légers. Sans doute devait-on positionner l’engin avec des cordes au centre de la scène : d’où l’utilité des freins, que l’on pouvait lâcher à distance, en tirant sur la corde. Le véhicule se mouvait alors, comme par miracle. Demeure une question : ce véhicule a-t-il été réalisé ? D’APRÈS PAOLO GALLUZZI, « L’HISTOIRE » N° 299, PP. 48-49.
LEEMAGE
LES MICHELIN ENTRENT EN SCÈNE Mais c’est en 1894-1895 qu’une série d’initiatives donnent au phénomène automobile ses dimensions définitives et sa durable popularité. Juillet 1894 : le quotidien populaire Le Petit Journal (plus d’un million d’exemplaires) organise la première compétition automo-
bile, Paris-Rouen. Sur 21 concurrents, on compte 14 voitures à essence et 7 voitures à vapeur. Alors que les premières terminent toutes l’épreuve dans les délais, une seule voiture à vapeur y arrive, celle de De Dion. En France, la voiture à vapeur ne s’est jamais relevée de cette défaite. Panhard et Peugeot remportent le 1er prix ex aequo. Décembre 1894 : les constructeurs d’automobiles participent pour la première fois à une exposition commerciale, le deuxième Salon de la bicyclette, à Paris ; le même mois paraît, toujours à Paris, la première revue spécialisée au monde, La Locomotion automobile. Juin 1895 : la course automobile Paris-Bordeaux-Paris, organisée par le comte de Dion avec le concours d’aristocrates mondains, d’industriels et du Touring Club de France (association de passionnés du vélo fondée en 1890, qui compte déjà 20 000 membres), accroît la popularité de l’automobile à essence. Une seule voiture à vapeur termine l’épreuve, une Bollée de 1880. L’unique voiture électrique présente doit abandonner. Mais la dernière voiture à arriver comporte l’innovation la plus importante. Conduit par deux frères, André, ingénieur centralien, et Édouard Michelin, ancien artiste peintre, « L’Éclair » est équipé des premiers pneus de l’histoire de l’automobile. Les pneus autorisent de plus grandes vitesses, un moindre poids et un meilleur confort. Juin 1895 : la première exposition automobile nationale se tient à Paris, sur le Champ-de-Mars. Elle rassemble trente-six constructeurs. Les visiteurs viennent en foule. Novembre 1895 : le comte de Dion et quelques organisateurs du ParisBordeaux-Paris fondent l’Automobile Club de France afin de continuer à encourager le sport et l’industrie automobiles. Il connaît un succès immédiat dans les élites. Les pneus, un club, des expositions de vente, des courses, une presse spécialisée : tous les ingrédients du succès du vélo se retrouvent pour apporter aux propriétaires d’autos des facilités et une image sociale favorable dans les milieux qui n’ont pas accès à >>>
SS
Un dépôt parisien où des fiacres électriques viennent recharger leur batterie, gravure de 1899. Entre 1890 et 1900, les moteurs électriques font concurrence à l’essence. Mais ces véhicules se heurtent à un problème de stockage de l’énergie qui limite leur autonomie et empêche leur percée en Europe.
blicité encore : il conduit une voiture Peugeot aux roues munies de bandages en caoutchouc massif sur 2 000 km. Des milliers de spectateurs voient alors pour la première fois une voiture sans chevaux. Au cours de l’année 1891, Panhard et Levassor a vendu six automobiles, Peugeot quatre. La France l’emporte sur l’Allemagne (sept tricycles Benz vendus, mais surtout en France). Gottlieb Daimler écrit à Émile Levassor : « Vous êtes le père de l’automobile moderne. »
UAIP/RUE DES ARCHIVES
Comment recharger les batteries
>>> rement nouveau dont l’architecture s’écarte des traditionnelles voitures hippomobiles comme du quadricycle : il aura un châssis en bois carrossé. Ce modèle, baptisé « le Crabe » par les ouvriers, est terminé en septembre 1890. Sur cette voiture à deux places, le moteur deux cylindres en V placé à l’avant, suivi de l’embrayage et de la boîte de vitesses, entraîne les roues arrière. La voiture est plus lourde et plus solide que la Peugeot. Pourtant, ni la Peugeot ni la Panhard et Levassor ne suscitent suffisamment d’intérêt dans le public pour être commercialisées. Cependant, en 1891, le vent tourne. Les deux constructeurs font des démonstrations de leurs voitures à leur personnel. Puis, en juillet, Levassor réussit un raid Parisla Manche et retour. En septembre, un ingénieur de Peugeot, Louis Rigoulot, obtient une meilleure pu-
Léonard de Vinci : ceci n’est pas une automobile
JO
En 1891, la France a pris le pas sur l’Allemagne. Gottlieb Daimler écrit à Émile Levassor : « Vous êtes le père de l’automobile moderne »
La page du Codex Atlanticus figurant l’ « automobile » de Léonard de Vinci, 1478. En haut, on distingue un véhicule dessiné en perspective ; au centre, la machine vue d’en haut ; et autour, des détails de mécanismes particuliers.
LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE - 25
ce domaine. La petite entreprise a fourni la prolifération d’artisans ingénieux et de petits industriels saisis par « l’émulation mécanicienne », les nombreuses petites firmes de la métallurgie qui se sont risquées dans la construction des bicyclettes (qui a frayé la voie à l’auto) et même des autos, alors que la plupart des grandes maisons s’en désintéressaient ; elle a aussi offert une main-d’œuvre expérimentée, des fabrications de composants de qualité, le design des carrossiers et le savoir-faire des distributeurs. La
1906 Le Mans
ROGER-VIOLLET
RETARD AMÉRICAIN Au-delà du talent des précurseurs, on peut se demander d’où vient la suprématie de l’industrie automobile française, qui règne sur le monde jusqu’en 1905. Le retard inattendu des États-Unis – leur parc
voiture électrique. Le lent démarrage de la Grande-Bretagne est dû quant à lui au prestige dont la machine à vapeur jouit parmi les ingénieurs au pays de Watt et de Stephenson, à la limitation de vitesse imposée aux véhicules modernes jusqu’en 1896 (3,2 km/h en ville ; 6,5 en rase campagne), au manque de flair technique et de sens commercial des constructeurs et à leurs problèmes financiers. Reste le cas le plus surprenant : l’Allemagne. Si elle n’a pas pris la tête de la production mondiale,
JACQUES BOYER/ROGER-VIOLLET
La compétition automobile la plus célèbre du monde est née en 1906. Aux origines, l’épreuve était un Grand Prix, celui de l’Automobile Club de France, le premier du genre. En ce début de siècle, il s’agissait de faire de la France une grande nation sportive aguerrie dans la perspective inavouable de la revanche. Le premier Grand Prix se courut les 26 et 27 juin 1906. Long de 103 kilomètres, tracé à l’est du Mans dans le triangle Saint-Mars-la-Brière/Saint-Calais/La Ferté-Bernard, le « circuit de la Sarthe » se révéla très sélectif : des 32 voitures engagées, seules 17 figuraient à l’arrivée. Le vainqueur, Ferenc Szisz, ancien mécanicien de Louis Renault, désormais premier pilote de la marque, remporta l’épreuve à la vitesse moyenne de 101 km/h en deux étapes de six tours. M. F.
L’aristocrate et le mécanicien
26 - LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE
ÉDOUARD DELAMARE
LE PÈRE DE LA VOITURE À ESSENCE
Lorsqu’il dépose un brevet en 1884 pour un véhicule à quatre roues, propulsé par R U E DE un moteur à explosion, Édouard Delamare S S AR E V CHI a 28 ans. Né à Rouen, fils d’un filateur de coton normand, il est diplômé de l’École supérieure de commerce et d’industrie de Rouen et travaille à la filature familiale. C’est dans son château de Montgrimont, à l’extérieur de l’usine, qu’il entreprend des expériences sur les moteurs. Mais Delamare, comme bien d’autres membres de la bourgeoisie industrielle de cette époque, a un esprit polyvalent. Après avoir rencontré un brahmane proscrit à Rouen, il rédige en 1884 une énorme grammaire en sanskrit, qui fait référence. Il crée également un parc à huîtres dans le Finistère et entreprend une collection d’oiseaux normands que l’on peut encore admirer au muséum de sa ville natale. P. F.
/
Le marquis Albert de Dion (à droite) et le mécanicien Georges Bouton. Les deux hommes se sont associés en 1883. À gauche, une affiche publicitaire pour leur entreprise De Dion-Bouton en 1906. On y voit une scène de chasse. Pour la bonne société, l’automobile est liée au tourisme et au loisir.
centralisation est en grande partie responsable de la tenue du réseau routier français et de la rapidité avec laquelle, une fois la bonne société parisienne séduite, le reste de la France a pu être rallié à l’auto. Ingénieurs, commerçants, ouvriers, autodidactes, banquiers, journalistes et consommateurs pionniers ont su prendre appui sur les différences françaises. C’est qu’en France la modernité ne passe pas nécessairement par les mêmes voies que dans d’autres pays avancés et qu’elle peut surgir là où on ne l’attend pas : dans l’exploitation d’un potentiel technologique international grâce aux spécificités nationales. ■
A
c’est sans doute l’effet des incertitudes de gestion chez les pionniers. Karl Benz a hésité après 1886 ; les Benz vendues de 1890 à 1892 l’ont été par Émile Roger, son représentant à Paris, de son propre chef. Le manque de capitaux a freiné Daimler. La France avait trois différences par rapport aux autres grands pays : manque de sources d’énergie, importance de la petite entreprise, poids de la centralisation. Le manque de ressources en énergie a suscité l’intérêt chez les industriels et techniciens pour des moteurs plus rapides et plus économiques, les rendant disponibles pour accueillir l’innovation dans
C’EST LE NOMBRE D’AUTOMOBILES QUI CIRCULENT EN FRANCE EN 1895.
démarre
RD
compte 80 autos en 1895 – tient à un faisceau de raisons. La voiture y attire moins car le réseau routier est en piteux état. Les voitures à vapeur et à électricité l’emportent sur les autres jusqu’en 1901. Or, elles sont moins faciles à produire, plus chères et moins performantes. Ce paradoxe s’explique par le caractère décentralisé de la construction automobile américaine à ses débuts, par la médiocrité des routes, qui pousse à circuler en ville (ce qui convient à la traction électrique ou à vapeur) et par le grand nombre de femmes qui se mettent à conduire, contrairement à ce qui se passe en Europe, et privilégient la simplicité de maniement de la
350 COLL. BOURGEOIS/L’ILLUSTR ATION
>>> l’auto. Les pionniers de l’automobile ont démontré sa fiabilité et l’existence d’un marché. Quelque 350 autos circulent déjà en France, 75 en Allemagne. La révolution automobile est commencée, au moins dans ces deux pays.
AGIP/RUE DES ARCHIVES
La France cumule les atouts : une foultitude de petites entreprises et d’artisans inventifs, une main-d’œuvre qualifiée, un bon réseau routier
1898
L’auto a son Salon
La première exposition internationale de l’automobile, qui deviendra en 1919 le Salon de l’auto, se tient du 15 juin au 3 juillet 1898 dans les jardins des Tuileries. Organisée par l’Automobile Club de France, elle attire 140 000 visiteurs venus admirer les modèles de 269 exposants. En 1901, la manifestation s’installe au Grand Palais, héritage de l’Exposition universelle de 1900.
« AUTOMOBILE »
Le mot apparaît en 1866 comme adjectif pour « qui se meut de soi-même ». Il a un sens voisin d’« automatique ». L’expression « voiture automobile » date de 1886, après l’utilisation des premiers moteurs à explosion sur des véhicules à quatre roues. Jusque dans les années 1920, on disait « un » automobile.
LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE - 27
ce domaine. La petite entreprise a fourni la prolifération d’artisans ingénieux et de petits industriels saisis par « l’émulation mécanicienne », les nombreuses petites firmes de la métallurgie qui se sont risquées dans la construction des bicyclettes (qui a frayé la voie à l’auto) et même des autos, alors que la plupart des grandes maisons s’en désintéressaient ; elle a aussi offert une main-d’œuvre expérimentée, des fabrications de composants de qualité, le design des carrossiers et le savoir-faire des distributeurs. La
1906 Le Mans
ROGER-VIOLLET
RETARD AMÉRICAIN Au-delà du talent des précurseurs, on peut se demander d’où vient la suprématie de l’industrie automobile française, qui règne sur le monde jusqu’en 1905. Le retard inattendu des États-Unis – leur parc
voiture électrique. Le lent démarrage de la Grande-Bretagne est dû quant à lui au prestige dont la machine à vapeur jouit parmi les ingénieurs au pays de Watt et de Stephenson, à la limitation de vitesse imposée aux véhicules modernes jusqu’en 1896 (3,2 km/h en ville ; 6,5 en rase campagne), au manque de flair technique et de sens commercial des constructeurs et à leurs problèmes financiers. Reste le cas le plus surprenant : l’Allemagne. Si elle n’a pas pris la tête de la production mondiale,
JACQUES BOYER/ROGER-VIOLLET
La compétition automobile la plus célèbre du monde est née en 1906. Aux origines, l’épreuve était un Grand Prix, celui de l’Automobile Club de France, le premier du genre. En ce début de siècle, il s’agissait de faire de la France une grande nation sportive aguerrie dans la perspective inavouable de la revanche. Le premier Grand Prix se courut les 26 et 27 juin 1906. Long de 103 kilomètres, tracé à l’est du Mans dans le triangle Saint-Mars-la-Brière/Saint-Calais/La Ferté-Bernard, le « circuit de la Sarthe » se révéla très sélectif : des 32 voitures engagées, seules 17 figuraient à l’arrivée. Le vainqueur, Ferenc Szisz, ancien mécanicien de Louis Renault, désormais premier pilote de la marque, remporta l’épreuve à la vitesse moyenne de 101 km/h en deux étapes de six tours. M. F.
L’aristocrate et le mécanicien
26 - LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE
ÉDOUARD DELAMARE
LE PÈRE DE LA VOITURE À ESSENCE
Lorsqu’il dépose un brevet en 1884 pour un véhicule à quatre roues, propulsé par R U E DE un moteur à explosion, Édouard Delamare S S AR E V CHI a 28 ans. Né à Rouen, fils d’un filateur de coton normand, il est diplômé de l’École supérieure de commerce et d’industrie de Rouen et travaille à la filature familiale. C’est dans son château de Montgrimont, à l’extérieur de l’usine, qu’il entreprend des expériences sur les moteurs. Mais Delamare, comme bien d’autres membres de la bourgeoisie industrielle de cette époque, a un esprit polyvalent. Après avoir rencontré un brahmane proscrit à Rouen, il rédige en 1884 une énorme grammaire en sanskrit, qui fait référence. Il crée également un parc à huîtres dans le Finistère et entreprend une collection d’oiseaux normands que l’on peut encore admirer au muséum de sa ville natale. P. F.
/
Le marquis Albert de Dion (à droite) et le mécanicien Georges Bouton. Les deux hommes se sont associés en 1883. À gauche, une affiche publicitaire pour leur entreprise De Dion-Bouton en 1906. On y voit une scène de chasse. Pour la bonne société, l’automobile est liée au tourisme et au loisir.
centralisation est en grande partie responsable de la tenue du réseau routier français et de la rapidité avec laquelle, une fois la bonne société parisienne séduite, le reste de la France a pu être rallié à l’auto. Ingénieurs, commerçants, ouvriers, autodidactes, banquiers, journalistes et consommateurs pionniers ont su prendre appui sur les différences françaises. C’est qu’en France la modernité ne passe pas nécessairement par les mêmes voies que dans d’autres pays avancés et qu’elle peut surgir là où on ne l’attend pas : dans l’exploitation d’un potentiel technologique international grâce aux spécificités nationales. ■
A
c’est sans doute l’effet des incertitudes de gestion chez les pionniers. Karl Benz a hésité après 1886 ; les Benz vendues de 1890 à 1892 l’ont été par Émile Roger, son représentant à Paris, de son propre chef. Le manque de capitaux a freiné Daimler. La France avait trois différences par rapport aux autres grands pays : manque de sources d’énergie, importance de la petite entreprise, poids de la centralisation. Le manque de ressources en énergie a suscité l’intérêt chez les industriels et techniciens pour des moteurs plus rapides et plus économiques, les rendant disponibles pour accueillir l’innovation dans
C’EST LE NOMBRE D’AUTOMOBILES QUI CIRCULENT EN FRANCE EN 1895.
démarre
RD
compte 80 autos en 1895 – tient à un faisceau de raisons. La voiture y attire moins car le réseau routier est en piteux état. Les voitures à vapeur et à électricité l’emportent sur les autres jusqu’en 1901. Or, elles sont moins faciles à produire, plus chères et moins performantes. Ce paradoxe s’explique par le caractère décentralisé de la construction automobile américaine à ses débuts, par la médiocrité des routes, qui pousse à circuler en ville (ce qui convient à la traction électrique ou à vapeur) et par le grand nombre de femmes qui se mettent à conduire, contrairement à ce qui se passe en Europe, et privilégient la simplicité de maniement de la
350 COLL. BOURGEOIS/L’ILLUSTR ATION
>>> l’auto. Les pionniers de l’automobile ont démontré sa fiabilité et l’existence d’un marché. Quelque 350 autos circulent déjà en France, 75 en Allemagne. La révolution automobile est commencée, au moins dans ces deux pays.
AGIP/RUE DES ARCHIVES
La France cumule les atouts : une foultitude de petites entreprises et d’artisans inventifs, une main-d’œuvre qualifiée, un bon réseau routier
1898
L’auto a son Salon
La première exposition internationale de l’automobile, qui deviendra en 1919 le Salon de l’auto, se tient du 15 juin au 3 juillet 1898 dans les jardins des Tuileries. Organisée par l’Automobile Club de France, elle attire 140 000 visiteurs venus admirer les modèles de 269 exposants. En 1901, la manifestation s’installe au Grand Palais, héritage de l’Exposition universelle de 1900.
« AUTOMOBILE »
Le mot apparaît en 1866 comme adjectif pour « qui se meut de soi-même ». Il a un sens voisin d’« automatique ». L’expression « voiture automobile » date de 1886, après l’utilisation des premiers moteurs à explosion sur des véhicules à quatre roues. Jusque dans les années 1920, on disait « un » automobile.
LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE - 27
Des assassins en puissance
CHAUFFEURS-PIÉTONS
Dès 1902, la revue L’Assiette au beurre dénonce le risque que font courir à eux-mêmes et à leurs concitoyens les automobilistes grisés par la sensation de puissance que leur procure leur machine.
LA GUERRE
EST DÉCLARÉE
« On n’écrase pas ! » La directive, formulée au début du xxe siècle par l’un des représentants du puissant lobby des automobilistes, n’allait pas de soi. Les premières années des véhicules à moteur furent, en France, l’occasion d’un vif affrontement entre chauffeurs et piétons. Provoquant, déjà, des dizaines de morts. Par Catherine Bertho Lavenir L’AUTEUR
KHARBINE-TAPABOR
Archivistepaléographe, CATHERINE BERTHO LAVENIR est professeur à l’université Sorbonne nouvelle Paris-III. Elle a notamment publié La Roue et le stylo. Comment nous sommes devenus touristes (Odile Jacob, 1999). Ce texte est la version revue et abrégée d’« Autos contre piétons : la guerre est déclarée », L’Histoire n° 230, pp. 80-85.
A
vant 1914, la possession d’une voiture demeure, en France, l’apanage de l’aristocratie, de la très grande bourgeoisie urbaine et des professionnels novateurs qui, en province surtout, s’en servent pour travailler. Les automobiles elles-mêmes, toujours plus lourdes et puissantes, sont des biens de grand luxe : une automobile neuve coûte encore près de 15 000 francs à la veille de la guerre, soit cent fois plus qu’une bonne bicyclette. Aussi en comptet-on moins de 100 000 en France en 1913 (contre plus de 1 million aux États-Unis). La route et surtout le droit d’en user à sa guise deviennent, dans ce contexte, un enjeu âprement disputé. Avec l’essor du chemin de fer, le réseau routier a été peu à peu rendu aux usagers ruraux. Rouliers (qui transportent les marchandises sur un chariot) et voitures de poste lancées au grand galop ont disparu ; les derniers relais de poste ont été fermés. Depuis 1879 et le plan Freycinet (du nom du ministre des Travaux publics), les autorités de la République s’emploient à multiplier les voies ferrées d’intérêt local qui dis-
LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE - 29
putent leurs clients aux voituriers. Il ne demeure sur les routes que le trafic de voisinage, charrettes en route pour la ville voisine ou se rendant aux champs. L’INGÉNIEUR DÉCIDE Ce trafic, cependant, s’accroît dans les années 1880, au fur et à mesure que les chemins s’améliorent. Par ailleurs, les riverains ont repris possession de la chaussée. Dans les villages, chiens et enfants jouent dans la poussière. Vaches et cochons bénéficient d’un droit de pacage sur les accotements des routes les moins fréquentées. Ouvriers cherchant du travail, nomades et vagabonds y cheminent à pied. L’arrivée de l’automobile perturbe ce provisoire équilibre. Le système routier français s’organise de façon hiérarchique, des « nationales », dont le nom signale l’importance symbolique, jusqu’aux chemins vicinaux placés sous l’autorité des maires et la surveillance des gardes champêtres. Techniquement, il est confié aux soins des ingénieurs des Ponts et Chaussées, issus pour la plupart de l’École polytechnique, qui règnent sur un petit peuple d’agents voyers et de cantonniers. L’influence du saint- >>>
Des assassins en puissance
CHAUFFEURS-PIÉTONS
Dès 1902, la revue L’Assiette au beurre dénonce le risque que font courir à eux-mêmes et à leurs concitoyens les automobilistes grisés par la sensation de puissance que leur procure leur machine.
LA GUERRE
EST DÉCLARÉE
« On n’écrase pas ! » La directive, formulée au début du xxe siècle par l’un des représentants du puissant lobby des automobilistes, n’allait pas de soi. Les premières années des véhicules à moteur furent, en France, l’occasion d’un vif affrontement entre chauffeurs et piétons. Provoquant, déjà, des dizaines de morts. Par Catherine Bertho Lavenir L’AUTEUR
KHARBINE-TAPABOR
Archivistepaléographe, CATHERINE BERTHO LAVENIR est professeur à l’université Sorbonne nouvelle Paris-III. Elle a notamment publié La Roue et le stylo. Comment nous sommes devenus touristes (Odile Jacob, 1999). Ce texte est la version revue et abrégée d’« Autos contre piétons : la guerre est déclarée », L’Histoire n° 230, pp. 80-85.
A
vant 1914, la possession d’une voiture demeure, en France, l’apanage de l’aristocratie, de la très grande bourgeoisie urbaine et des professionnels novateurs qui, en province surtout, s’en servent pour travailler. Les automobiles elles-mêmes, toujours plus lourdes et puissantes, sont des biens de grand luxe : une automobile neuve coûte encore près de 15 000 francs à la veille de la guerre, soit cent fois plus qu’une bonne bicyclette. Aussi en comptet-on moins de 100 000 en France en 1913 (contre plus de 1 million aux États-Unis). La route et surtout le droit d’en user à sa guise deviennent, dans ce contexte, un enjeu âprement disputé. Avec l’essor du chemin de fer, le réseau routier a été peu à peu rendu aux usagers ruraux. Rouliers (qui transportent les marchandises sur un chariot) et voitures de poste lancées au grand galop ont disparu ; les derniers relais de poste ont été fermés. Depuis 1879 et le plan Freycinet (du nom du ministre des Travaux publics), les autorités de la République s’emploient à multiplier les voies ferrées d’intérêt local qui dis-
LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE - 29
putent leurs clients aux voituriers. Il ne demeure sur les routes que le trafic de voisinage, charrettes en route pour la ville voisine ou se rendant aux champs. L’INGÉNIEUR DÉCIDE Ce trafic, cependant, s’accroît dans les années 1880, au fur et à mesure que les chemins s’améliorent. Par ailleurs, les riverains ont repris possession de la chaussée. Dans les villages, chiens et enfants jouent dans la poussière. Vaches et cochons bénéficient d’un droit de pacage sur les accotements des routes les moins fréquentées. Ouvriers cherchant du travail, nomades et vagabonds y cheminent à pied. L’arrivée de l’automobile perturbe ce provisoire équilibre. Le système routier français s’organise de façon hiérarchique, des « nationales », dont le nom signale l’importance symbolique, jusqu’aux chemins vicinaux placés sous l’autorité des maires et la surveillance des gardes champêtres. Techniquement, il est confié aux soins des ingénieurs des Ponts et Chaussées, issus pour la plupart de l’École polytechnique, qui règnent sur un petit peuple d’agents voyers et de cantonniers. L’influence du saint- >>>
Débouchant dans un flot de poussière, au bruit affolant d’une trompe, les voitures sèment la terreur, écrasant les enfants et les chiens
30 - LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE
L’IL LUST R TR AT IO
N
NOTES 1. Le saintsimonisme est issu des travaux du philosophe et économiste Henri de Saint-Simon (1760-1825), qui plaidait pour le développement de la production afin d’améliorer le sort du peuple. Il rencontra un grand succès auprès des entrepreneurs sous le Second Empire et les débuts de la IIIe République. 2. M. Megret. « La Banlieue à traquenards », Revue mensuelle, Touring Club de France, avril 1907, pp. 160-161.
Le permis de conduire
L’I LLUS
L ET
LA VITESSE, DÉJÀ… Les automobilistes considèrent, pour leur part, qu’ils sont victimes des gendarmes et des gardes champêtres, des chiens agressifs et des piétons indolents : « Sergents de ville, agents de toutes sortes, appariteurs, gardes champêtres, gendarmes sont postés à l’affût du gibier. Ils sont là qui vous guettent, la contravention au poing 2. » Le conflit se cristallise autour de la question de la vitesse. Un texte de 1893 la limite à 30 km/h en rase campagne, 20 km/h dans les agglomérations, et permet aux maires de prendre des dispositions particulières concernant la traversée du territoire de leur commune. Dans les premiers temps, certains d’entre eux exagèrent. Les automobiles sont forcées de marcher au pas. Selon les lieux, elles doivent corner à tous les carrefours, ou au contraire s’en abstenir absolument. Les préfets sont appelés à la rescousse pour annuler les arrêtés qui entravent manifestement la circulation, mais ce sont les juges des tribunaux provinciaux qui arbitrent, en réalité, entre les usagers de la route, procès-verbaux et amendes finissant par aboutir sur leur bureau. Les associations d’automobilistes entament alors une action systématique. Leurs comités de contentieux rassemblent les jugements rendus sur tout le territoire, en démontrent l’incohérence ou l’absurdité et plaident, s’il le faut, en lieu et place de leurs adhérents. Les instances chargées d’élaborer un code de la route n’arrivent pas à mettre au point une réglementation uni- >>>
AT ION
leurs concitoyens. Cette hostilité a des conséquences tangibles, à la campagne d’abord. Aux États-Unis, les paysans creusent des fossés pour piéger les véhicules. En France, il faut faire admettre par un juge local qu’il est illégitime de tirer des coups de feu au passage d’une voiture pour en effrayer les occupants. Des associations de défense des piétons dirigées par des avocats ou des notables montrent que l’hostilité se développe au sein même de la bourgeoisie urbaine.
IOL
La Grande Corniche, près de Nice, au début du XXe siècle. À cette époque, l’un des problèmes majeurs sur la route est de faire cohabiter des usagers aux vitesses et aux habitudes différentes.
mière à être entièrement équipée de la sorte. La cohabitation des automobilistes avec les autres usagers de la route pose des problèmes plus dramatiques encore. Débouchant dans un flot de poussière, au bruit affolant d’une trompe, les voitures sèment la terreur, écrasant les enfants et les chiens, bousculant les charrettes et effrayant les cyclistes. Même si le nombre d’accidents est relativement faible (119 tués en 1901, soit beaucoup moins que le nombre de morts dus aux véhicules à chevaux ou au chemin de fer), ceux-ci occupent une place importante dans l’imaginaire collectif. La tension monte entre partisans de la liberté des conducteurs et ligues de défense des piétons. Les premiers ne font rien pour apaiser leurs détracteurs : le plaisir spécifique que procure la conduite d’une voiture puissante leur est trop précieux pour qu’ils y renoncent aisément ; la sensation de pouvoir et de liberté qui y est associée fait écho aux valeurs des classes dirigeantes. Les accidents survenus lors de la course Paris-Madrid en 1903, où Marcel Renault et des spectateurs, dont une enfant, ont trouvé la mort, ont confirmé l’opinion, largement relayée par la presse populaire, qui fait des automobilistes des bourgeois sûrs d’eux, dangereux pour
E R-V
Sur la route
MAURICE BR ANGER/ROGER-VIOLLET
ADAPTER LA VOIRIE Or la voirie, conçue pour le cheval, est mal adaptée à l’automobile, même en ces années où l’on ne dépasse guère les 40 km/h. Bombée, la chaussée envoie trop souvent au fossé les voiturettes instables et les longs châssis à la direction incertaine. Les descentes sont fréquemment trop accentuées pour les possibilités des freins de l’époque. Il arrive qu’elles débouchent sur des virages à angle droit ou des ponts rétrécis. Des tunnels plongeant brusquement sous des voies ferrées sont autant de pièges mortels. Les passages à niveau, que le règlement tient fermés en permanence sur les petites routes, se dressent comme autant d’obstacles inopinés. Dès lors, les corps d’ingénieurs s’affrontent. Les centraliens, très nombreux dans l’industrie automobile, s’attaquent aux polytechniciens, gardiens des routes. On se dispute sur la pente et le profil de la chaussée, sur les moyens d’éradiquer la poussière, sur la longévité du bitume. Les associations de conducteurs (l’Automobile Club de France, le Touring Club et la Ligue des chauffeurs) se lancent, quant à elles, dans une double politique. D’une part, elles financent elles-mêmes une partie de l’adaptation du réseau. C’est le Touring Club qui dessine et fait poser les quatre premiers signaux (cassis – ou « dos-d’âne » –, croisement, virage, passage à niveau) officiellement adoptés en 1908. Ses sociétaires font introduire des équipements spéciaux, comme le filet destiné à retenir les voitures qui passaient régulièrement pardessus un parapet sur la route de La Turbie, au-dessus de Nice. D’autre part, épaulées par des industriels
comme Michelin, elles entreprennent l’éducation des ingénieurs des Ponts et Chaussées. Elles réalisent des essais techniques de bitume et de revêtement, élaborent des schémas de relèvement des virages et les adressent au ministre des Travaux publics pour qu’il les transmette à son tour à son administration : difficile, pour l’État, de mépriser une association comme l’Automobile Club, animée par de prestigieux industriels, tel le comte de Dion, ou le Touring Club, qui compte presque 100 000 membres. La question du balisage et du fléchage des routes constitue une autre pomme de discorde. Les bornes, installées sur les bas-côtés, portent le numéro de la route dans le classement administratif. Cette information, utile peut-être aux cantonniers, n’est d’aucun secours à l’automobiliste égaré, d’autant plus que la numérotation change selon les départements. Les groupes de pression obtiennent que l’on retourne les bornes pour qu’elles présentent leur face au voyageur, et que l’on modifie la numérotation. L’administration doit aussi se résigner à voir la firme Michelin, les Automobile Clubs et le Touring Club financer et poser des panneaux indicateurs. La route Paris-Trouville est la pre-
RO G
>>> simonisme 1 est grande dans ces milieux : les ingénieurs aiment à penser que multiplier les routes, c’est favoriser la communication entre les hommes, rendre plus cohérent le corps social, mais que les décisions en la matière doivent être prises par les ingénieurs, plus compétents que les politiques et, a fortiori, que les simples citoyens.
« Sang-froid et présence d’esprit », « habileté à varier la vitesse du véhicule ». Voilà les qualités que, dès sa création, il y a un siècle, le permis de conduire devait sanctionner.
C
réé en 1899 par les pouvoirs publics soucieux de civiliser les usagers de la route, le permis de conduire souleva d’abord un tollé chez les pionniers de l’auto. Ils citaient volontiers l’exemple de l’Angleterre, où aucun examen n’était exigé, et où pourtant les accidents n’étaient pas plus nombreux qu’en France. Pourtant, il n’était guère difficile d’être consacré « chauffeur » en 1899. Les automobilistes, presque tous formés par leur père ou par les marchands de voitures, devaient démontrer devant l’examinateur leurs qualités de « sang-froid et de présence d’esprit ». L’examen comprenait également des questions sur l’emploi des instruments de bord ou sur les réparations de pannes simples. Ingénieurs du service des mines et peu à l’aise dans une auto, les examinateurs demeuraient debout sur le trottoir pour observer l’évolution de la voiture.
D’APRÈS PIERRE ROBILLARD, « L’HISTOIRE » N° 235, PP. 22-23.
LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE - 31
Débouchant dans un flot de poussière, au bruit affolant d’une trompe, les voitures sèment la terreur, écrasant les enfants et les chiens
30 - LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE
L’IL LUST R TR AT IO
N
NOTES 1. Le saintsimonisme est issu des travaux du philosophe et économiste Henri de Saint-Simon (1760-1825), qui plaidait pour le développement de la production afin d’améliorer le sort du peuple. Il rencontra un grand succès auprès des entrepreneurs sous le Second Empire et les débuts de la IIIe République. 2. M. Megret. « La Banlieue à traquenards », Revue mensuelle, Touring Club de France, avril 1907, pp. 160-161.
Le permis de conduire
L’I LLUS
L ET
LA VITESSE, DÉJÀ… Les automobilistes considèrent, pour leur part, qu’ils sont victimes des gendarmes et des gardes champêtres, des chiens agressifs et des piétons indolents : « Sergents de ville, agents de toutes sortes, appariteurs, gardes champêtres, gendarmes sont postés à l’affût du gibier. Ils sont là qui vous guettent, la contravention au poing 2. » Le conflit se cristallise autour de la question de la vitesse. Un texte de 1893 la limite à 30 km/h en rase campagne, 20 km/h dans les agglomérations, et permet aux maires de prendre des dispositions particulières concernant la traversée du territoire de leur commune. Dans les premiers temps, certains d’entre eux exagèrent. Les automobiles sont forcées de marcher au pas. Selon les lieux, elles doivent corner à tous les carrefours, ou au contraire s’en abstenir absolument. Les préfets sont appelés à la rescousse pour annuler les arrêtés qui entravent manifestement la circulation, mais ce sont les juges des tribunaux provinciaux qui arbitrent, en réalité, entre les usagers de la route, procès-verbaux et amendes finissant par aboutir sur leur bureau. Les associations d’automobilistes entament alors une action systématique. Leurs comités de contentieux rassemblent les jugements rendus sur tout le territoire, en démontrent l’incohérence ou l’absurdité et plaident, s’il le faut, en lieu et place de leurs adhérents. Les instances chargées d’élaborer un code de la route n’arrivent pas à mettre au point une réglementation uni- >>>
AT ION
leurs concitoyens. Cette hostilité a des conséquences tangibles, à la campagne d’abord. Aux États-Unis, les paysans creusent des fossés pour piéger les véhicules. En France, il faut faire admettre par un juge local qu’il est illégitime de tirer des coups de feu au passage d’une voiture pour en effrayer les occupants. Des associations de défense des piétons dirigées par des avocats ou des notables montrent que l’hostilité se développe au sein même de la bourgeoisie urbaine.
IOL
La Grande Corniche, près de Nice, au début du XXe siècle. À cette époque, l’un des problèmes majeurs sur la route est de faire cohabiter des usagers aux vitesses et aux habitudes différentes.
mière à être entièrement équipée de la sorte. La cohabitation des automobilistes avec les autres usagers de la route pose des problèmes plus dramatiques encore. Débouchant dans un flot de poussière, au bruit affolant d’une trompe, les voitures sèment la terreur, écrasant les enfants et les chiens, bousculant les charrettes et effrayant les cyclistes. Même si le nombre d’accidents est relativement faible (119 tués en 1901, soit beaucoup moins que le nombre de morts dus aux véhicules à chevaux ou au chemin de fer), ceux-ci occupent une place importante dans l’imaginaire collectif. La tension monte entre partisans de la liberté des conducteurs et ligues de défense des piétons. Les premiers ne font rien pour apaiser leurs détracteurs : le plaisir spécifique que procure la conduite d’une voiture puissante leur est trop précieux pour qu’ils y renoncent aisément ; la sensation de pouvoir et de liberté qui y est associée fait écho aux valeurs des classes dirigeantes. Les accidents survenus lors de la course Paris-Madrid en 1903, où Marcel Renault et des spectateurs, dont une enfant, ont trouvé la mort, ont confirmé l’opinion, largement relayée par la presse populaire, qui fait des automobilistes des bourgeois sûrs d’eux, dangereux pour
E R-V
Sur la route
MAURICE BR ANGER/ROGER-VIOLLET
ADAPTER LA VOIRIE Or la voirie, conçue pour le cheval, est mal adaptée à l’automobile, même en ces années où l’on ne dépasse guère les 40 km/h. Bombée, la chaussée envoie trop souvent au fossé les voiturettes instables et les longs châssis à la direction incertaine. Les descentes sont fréquemment trop accentuées pour les possibilités des freins de l’époque. Il arrive qu’elles débouchent sur des virages à angle droit ou des ponts rétrécis. Des tunnels plongeant brusquement sous des voies ferrées sont autant de pièges mortels. Les passages à niveau, que le règlement tient fermés en permanence sur les petites routes, se dressent comme autant d’obstacles inopinés. Dès lors, les corps d’ingénieurs s’affrontent. Les centraliens, très nombreux dans l’industrie automobile, s’attaquent aux polytechniciens, gardiens des routes. On se dispute sur la pente et le profil de la chaussée, sur les moyens d’éradiquer la poussière, sur la longévité du bitume. Les associations de conducteurs (l’Automobile Club de France, le Touring Club et la Ligue des chauffeurs) se lancent, quant à elles, dans une double politique. D’une part, elles financent elles-mêmes une partie de l’adaptation du réseau. C’est le Touring Club qui dessine et fait poser les quatre premiers signaux (cassis – ou « dos-d’âne » –, croisement, virage, passage à niveau) officiellement adoptés en 1908. Ses sociétaires font introduire des équipements spéciaux, comme le filet destiné à retenir les voitures qui passaient régulièrement pardessus un parapet sur la route de La Turbie, au-dessus de Nice. D’autre part, épaulées par des industriels
comme Michelin, elles entreprennent l’éducation des ingénieurs des Ponts et Chaussées. Elles réalisent des essais techniques de bitume et de revêtement, élaborent des schémas de relèvement des virages et les adressent au ministre des Travaux publics pour qu’il les transmette à son tour à son administration : difficile, pour l’État, de mépriser une association comme l’Automobile Club, animée par de prestigieux industriels, tel le comte de Dion, ou le Touring Club, qui compte presque 100 000 membres. La question du balisage et du fléchage des routes constitue une autre pomme de discorde. Les bornes, installées sur les bas-côtés, portent le numéro de la route dans le classement administratif. Cette information, utile peut-être aux cantonniers, n’est d’aucun secours à l’automobiliste égaré, d’autant plus que la numérotation change selon les départements. Les groupes de pression obtiennent que l’on retourne les bornes pour qu’elles présentent leur face au voyageur, et que l’on modifie la numérotation. L’administration doit aussi se résigner à voir la firme Michelin, les Automobile Clubs et le Touring Club financer et poser des panneaux indicateurs. La route Paris-Trouville est la pre-
RO G
>>> simonisme 1 est grande dans ces milieux : les ingénieurs aiment à penser que multiplier les routes, c’est favoriser la communication entre les hommes, rendre plus cohérent le corps social, mais que les décisions en la matière doivent être prises par les ingénieurs, plus compétents que les politiques et, a fortiori, que les simples citoyens.
« Sang-froid et présence d’esprit », « habileté à varier la vitesse du véhicule ». Voilà les qualités que, dès sa création, il y a un siècle, le permis de conduire devait sanctionner.
C
réé en 1899 par les pouvoirs publics soucieux de civiliser les usagers de la route, le permis de conduire souleva d’abord un tollé chez les pionniers de l’auto. Ils citaient volontiers l’exemple de l’Angleterre, où aucun examen n’était exigé, et où pourtant les accidents n’étaient pas plus nombreux qu’en France. Pourtant, il n’était guère difficile d’être consacré « chauffeur » en 1899. Les automobilistes, presque tous formés par leur père ou par les marchands de voitures, devaient démontrer devant l’examinateur leurs qualités de « sang-froid et de présence d’esprit ». L’examen comprenait également des questions sur l’emploi des instruments de bord ou sur les réparations de pannes simples. Ingénieurs du service des mines et peu à l’aise dans une auto, les examinateurs demeuraient debout sur le trottoir pour observer l’évolution de la voiture.
D’APRÈS PIERRE ROBILLARD, « L’HISTOIRE » N° 235, PP. 22-23.
LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE - 31
La décision du préfet du Morbihan autorisant en 1906 le pacage des porcs sur certains bas-côtés met le feu aux poudres
LA RUBRIQUE DES CHIENS ÉCRASÉS
LA BANDE À BONNOT
À cette époque, on traverse encore tranquillement la plus belle avenue du monde. La vitesse est laissée libre, mais depuis le premier véritable code de la route en 1921, le conducteur est rendu responsable des accidents.
rement bon, irrigué par la confiance dans le progrès; celui des charretiers, entièrement mauvais, empêtré dans l’attachement au passé. Le comportement des automobilistes n’est, de leur côté, pas un modèle. Les formalités nécessaires avant de prendre le volant demeurent relativement restreintes. Une décision administrative de 1896 a rendu obligatoire un certificat administratif – la carte grise –, de caractère plutôt fiscal, et un « permis de conduire les véhicules à pétrole » – la carte rose. Ce sont les marchands de voitures qui se chargent des leçons de conduite jusqu’à la création des premières auto-écoles. Mais l’on s’accorde sur le fait que les nouveaux conducteurs n’ont aucune expérience réelle. Le lobby de l’automobile réussit à laisser la question dans un flou
32 - LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE
BOR
rouge
La première édition du guide imaginé par André Michelin fut présentée en 1900 à l’Exposition universelle de Paris. Afin de promouvoir le voyage en automobile, les Michelin, qui ont eu la bonne idée d’adapter le pneumatique à l’auto, publient en 1920 un guide, « offert gracieusement aux chauffeurs » chez les dépositaires du stock Michelin, chez les constructeurs, chez les mécaniciens, dans certains hôtels. Dès cette première édition, le guide appelle les chauffeurs à collaborer à son œuvre en répondant à un questionnaire inclus dans l’ouvrage ; il fallait multiplier les informations pratiques sur les routes de France. On trouvait aussi dans cet in-octavo de 400 pages à la couverture rouge des pages pratiques sur les pneumatiques Michelin et des renseignements divers sur 1 410 localités mentionnées. En 1920, il a désormais 800 pages, mais finie la gratuité : les temps sont difficiles. En 1933, tout le dispositif étoilé est mis en place : en province comme à Paris, les rêves gourmands ont désormais des points de fixation : une, deux, trois étoiles, la hiérarchie est complète.
Les premières victimes de la route sont les chiens. Un jugement rendu à Sorgues au début du xxe siècle est formel : « Si les citoyens ont le droit incontestable de faire circuler leurs chiens sur les routes, c’est à leurs risques et périls, les chiens étant, en effet, des animaux d’une extrême mobilité et leur présence sur les voies de communication constituant un danger pour la circulation. »
20
km/h
C’EST LA VITESSE LIMITE AUTORISÉE DANS LES VILLES FRANÇAISES EN 1893, 3,2 KM/H EN ANGLETERRE.
MAURICE BR ANGER/ROGER-VIOLLET
Les ChampsÉlysées en 1925
Un petit livre
-TAPA COLL . IM/K HAR BINE
ALBERT HARLINGUE/ROGER-VIOLLET
Concernant les troupeaux, une décision du préfet du Morbihan autorisant, en 1906, le pacage des porcs sur certains bas-côtés met le feu aux poudres. Le comité de contentieux du Touring Club de France entreprend de recenser tous les textes qui autorisent la vaine pâture sur les routes. On remonte à Turgot et à 1791. C’est le début d’une offensive pour soumettre les meneurs de troupeaux à des contraintes entièrement nouvelles, notamment l’obligation de porter une lanterne la nuit. La présence des charrettes agricoles est elle-même contestée, ainsi que les pratiques des voituriers qui se rendent au village voisin. Ces derniers ont l’habitude de progresser au milieu de la route, obstruant le passage. Ils sont souvent peu vigilants : accoutumée à un trajet routi-
ET VOILÀ LE CODE ! S’instaure ainsi en France un système où la sécurité routière est encadrée non par des dispositions réglementaires assises sur des prescriptions techniques – une vitesse maximale, par exemple, fonction des caractéristiques des voitures et de celles de la chaussée –, mais par des impératifs d’ordre culturel. Dans le code de la route promulgué en 1921 et 1922, la vitesse est donc laissée libre, comme d’ailleurs en Angleterre. En revanche, le conducteur est rendu responsable des accidents – disposition introduite en 1901 par un député. La sécurité sur la route est ainsi renvoyée à deux ordres de dispositions : d’une part, l’élimination des troupeaux et autres usagers de la chaussée considérés comme incompatibles avec l’automobile ; d’autre part, l’éducation des conducteurs. Tous les malheurs qui se produisent sur la route échappent alors à la rationalité technique : ils sont perçus comme le produit d’un dysfonctionnement, d’une erreur, d’une faute d’appréciation. Bref, de la fatalité. ■
O
qui n’entrave en rien la commercialisation des véhicules. En accord avec les idéaux de la bourgeoisie républicaine, les revues spécialisées élaborent les éléments d’un savoir-vivre sur la route qui associe la liberté à la responsabilité : le chauffeur est comptable à la fois de sa vitesse et des accidents qu’il peut causer. Il importe donc qu’il sache lui-même se modérer. C’est dans l’acceptation volontaire d’une limitation à ses désirs et à ses élans qu’il trouvera à la fois la clé de sûreté personnelle et la voie d’une cohabitation avec les autres. Allant dans ce sens, Baudry de Saunier publie L’Art de bien conduire les automobiles. Le journal Pratique automobile du 5 juillet 1907 publie un article judicieusement intitulé « Peaux de biques et balais de crin » qui fustige les chauffards dont la trompe, instrument d’intimidation, sème l’effroi et la haine dans le cœur du petit peuple… Un texte de 1912, dû, toujours, à Baudry de Saunier, est formel : « On n’écrase pas ! »
nier, la bête avance toute seule. À la campagne, le rythme des déplacements est calqué sur celui des travaux agricoles qui demandent en général continuité et endurance mais rarement de la célérité ; les trajets ne dépassent qu’exceptionnellement un périmètre familier. Les désirs ou les projets des conducteurs qui traversent la France de Paris à Nice ou à Biarritz sont inconcevables pour bon nombre de ruraux. Les chroniqueurs de l’automobile traduisent cette incompréhension en un véritable système de valeurs qui oppose deux mondes : celui de l’automobile, entiè-
AD
>>> forme capable de rencontrer un consensus, ni à faire appliquer leurs décisions : les automobilistes ne veulent pas entendre parler de limitation de vitesse générale ; les maires multiplient arrêtés et décisions locales. On ergote pour savoir ce qu’est une «agglomération» et s’il est légitime de dresser des contraventions « au vol » (sans arrêter le conducteur fautif). Derrière ce débat se profile une autre question : qui a le droit d’être sur la route et pour quoi faire ? La pression des chauffeurs aboutit, en quelques années, à rendre illégitimes les usages qui ne sont pas les leurs.
La rapidité de déplacement que permet C -P l’automobile donne des idées aux truands. H OT OS Le 21 décembre 1911, c’est au volant d’une Delaunay-Belleville volée que Jules Bonnot et sa bande s’enfuient sous le nez des agents de police, après avoir tiré sur un commis de la Société Générale chargé de billets de banque. Le préfet de police Lépine décrète un an plus tard : « Toutes les fois que les chauffeurs d’automobiles chercheront à se soustraire par la fuite, les agents ne devront pas hésiter à crever les pneus à coups de sabre. »
1908 « CONTRAVENTION » Les premières contraventions de l’histoire de l’automobile ont été infligées à Amédée Bollée en 1875 lors de son voyage entre Le Mans et Paris à bord de « L’Obéissante » : 18 heures de parcours, 250 kilomètres… et 75 contredanses pour excès de vitesse.
Les premiers signaux sont installés sur la route Paris-Trouville. Il s’agit de panneaux prévenant les automobilistes d’un croisement, d’un virage, d’un passage à niveau et d’un cassis (un dos-d’âne). Un premier code de la route est édicté en 1909, avec l’instauration de la priorité à droite. Le premier feu rouge est installé en 1922 à Paris, au carrefour Rivoli-Sébastopol. Mais c’est en 1923, lorsque l’Union nationale des associations de tourisme devient responsable de la sécurité des routes, que les règles de circulation modernes prennent corps.
LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE - 33
La décision du préfet du Morbihan autorisant en 1906 le pacage des porcs sur certains bas-côtés met le feu aux poudres
LA RUBRIQUE DES CHIENS ÉCRASÉS
LA BANDE À BONNOT
À cette époque, on traverse encore tranquillement la plus belle avenue du monde. La vitesse est laissée libre, mais depuis le premier véritable code de la route en 1921, le conducteur est rendu responsable des accidents.
rement bon, irrigué par la confiance dans le progrès; celui des charretiers, entièrement mauvais, empêtré dans l’attachement au passé. Le comportement des automobilistes n’est, de leur côté, pas un modèle. Les formalités nécessaires avant de prendre le volant demeurent relativement restreintes. Une décision administrative de 1896 a rendu obligatoire un certificat administratif – la carte grise –, de caractère plutôt fiscal, et un « permis de conduire les véhicules à pétrole » – la carte rose. Ce sont les marchands de voitures qui se chargent des leçons de conduite jusqu’à la création des premières auto-écoles. Mais l’on s’accorde sur le fait que les nouveaux conducteurs n’ont aucune expérience réelle. Le lobby de l’automobile réussit à laisser la question dans un flou
32 - LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE
BOR
rouge
La première édition du guide imaginé par André Michelin fut présentée en 1900 à l’Exposition universelle de Paris. Afin de promouvoir le voyage en automobile, les Michelin, qui ont eu la bonne idée d’adapter le pneumatique à l’auto, publient en 1920 un guide, « offert gracieusement aux chauffeurs » chez les dépositaires du stock Michelin, chez les constructeurs, chez les mécaniciens, dans certains hôtels. Dès cette première édition, le guide appelle les chauffeurs à collaborer à son œuvre en répondant à un questionnaire inclus dans l’ouvrage ; il fallait multiplier les informations pratiques sur les routes de France. On trouvait aussi dans cet in-octavo de 400 pages à la couverture rouge des pages pratiques sur les pneumatiques Michelin et des renseignements divers sur 1 410 localités mentionnées. En 1920, il a désormais 800 pages, mais finie la gratuité : les temps sont difficiles. En 1933, tout le dispositif étoilé est mis en place : en province comme à Paris, les rêves gourmands ont désormais des points de fixation : une, deux, trois étoiles, la hiérarchie est complète.
Les premières victimes de la route sont les chiens. Un jugement rendu à Sorgues au début du xxe siècle est formel : « Si les citoyens ont le droit incontestable de faire circuler leurs chiens sur les routes, c’est à leurs risques et périls, les chiens étant, en effet, des animaux d’une extrême mobilité et leur présence sur les voies de communication constituant un danger pour la circulation. »
20
km/h
C’EST LA VITESSE LIMITE AUTORISÉE DANS LES VILLES FRANÇAISES EN 1893, 3,2 KM/H EN ANGLETERRE.
MAURICE BR ANGER/ROGER-VIOLLET
Les ChampsÉlysées en 1925
Un petit livre
-TAPA COLL . IM/K HAR BINE
ALBERT HARLINGUE/ROGER-VIOLLET
Concernant les troupeaux, une décision du préfet du Morbihan autorisant, en 1906, le pacage des porcs sur certains bas-côtés met le feu aux poudres. Le comité de contentieux du Touring Club de France entreprend de recenser tous les textes qui autorisent la vaine pâture sur les routes. On remonte à Turgot et à 1791. C’est le début d’une offensive pour soumettre les meneurs de troupeaux à des contraintes entièrement nouvelles, notamment l’obligation de porter une lanterne la nuit. La présence des charrettes agricoles est elle-même contestée, ainsi que les pratiques des voituriers qui se rendent au village voisin. Ces derniers ont l’habitude de progresser au milieu de la route, obstruant le passage. Ils sont souvent peu vigilants : accoutumée à un trajet routi-
ET VOILÀ LE CODE ! S’instaure ainsi en France un système où la sécurité routière est encadrée non par des dispositions réglementaires assises sur des prescriptions techniques – une vitesse maximale, par exemple, fonction des caractéristiques des voitures et de celles de la chaussée –, mais par des impératifs d’ordre culturel. Dans le code de la route promulgué en 1921 et 1922, la vitesse est donc laissée libre, comme d’ailleurs en Angleterre. En revanche, le conducteur est rendu responsable des accidents – disposition introduite en 1901 par un député. La sécurité sur la route est ainsi renvoyée à deux ordres de dispositions : d’une part, l’élimination des troupeaux et autres usagers de la chaussée considérés comme incompatibles avec l’automobile ; d’autre part, l’éducation des conducteurs. Tous les malheurs qui se produisent sur la route échappent alors à la rationalité technique : ils sont perçus comme le produit d’un dysfonctionnement, d’une erreur, d’une faute d’appréciation. Bref, de la fatalité. ■
O
qui n’entrave en rien la commercialisation des véhicules. En accord avec les idéaux de la bourgeoisie républicaine, les revues spécialisées élaborent les éléments d’un savoir-vivre sur la route qui associe la liberté à la responsabilité : le chauffeur est comptable à la fois de sa vitesse et des accidents qu’il peut causer. Il importe donc qu’il sache lui-même se modérer. C’est dans l’acceptation volontaire d’une limitation à ses désirs et à ses élans qu’il trouvera à la fois la clé de sûreté personnelle et la voie d’une cohabitation avec les autres. Allant dans ce sens, Baudry de Saunier publie L’Art de bien conduire les automobiles. Le journal Pratique automobile du 5 juillet 1907 publie un article judicieusement intitulé « Peaux de biques et balais de crin » qui fustige les chauffards dont la trompe, instrument d’intimidation, sème l’effroi et la haine dans le cœur du petit peuple… Un texte de 1912, dû, toujours, à Baudry de Saunier, est formel : « On n’écrase pas ! »
nier, la bête avance toute seule. À la campagne, le rythme des déplacements est calqué sur celui des travaux agricoles qui demandent en général continuité et endurance mais rarement de la célérité ; les trajets ne dépassent qu’exceptionnellement un périmètre familier. Les désirs ou les projets des conducteurs qui traversent la France de Paris à Nice ou à Biarritz sont inconcevables pour bon nombre de ruraux. Les chroniqueurs de l’automobile traduisent cette incompréhension en un véritable système de valeurs qui oppose deux mondes : celui de l’automobile, entiè-
AD
>>> forme capable de rencontrer un consensus, ni à faire appliquer leurs décisions : les automobilistes ne veulent pas entendre parler de limitation de vitesse générale ; les maires multiplient arrêtés et décisions locales. On ergote pour savoir ce qu’est une «agglomération» et s’il est légitime de dresser des contraventions « au vol » (sans arrêter le conducteur fautif). Derrière ce débat se profile une autre question : qui a le droit d’être sur la route et pour quoi faire ? La pression des chauffeurs aboutit, en quelques années, à rendre illégitimes les usages qui ne sont pas les leurs.
La rapidité de déplacement que permet C -P l’automobile donne des idées aux truands. H OT OS Le 21 décembre 1911, c’est au volant d’une Delaunay-Belleville volée que Jules Bonnot et sa bande s’enfuient sous le nez des agents de police, après avoir tiré sur un commis de la Société Générale chargé de billets de banque. Le préfet de police Lépine décrète un an plus tard : « Toutes les fois que les chauffeurs d’automobiles chercheront à se soustraire par la fuite, les agents ne devront pas hésiter à crever les pneus à coups de sabre. »
1908 « CONTRAVENTION » Les premières contraventions de l’histoire de l’automobile ont été infligées à Amédée Bollée en 1875 lors de son voyage entre Le Mans et Paris à bord de « L’Obéissante » : 18 heures de parcours, 250 kilomètres… et 75 contredanses pour excès de vitesse.
Les premiers signaux sont installés sur la route Paris-Trouville. Il s’agit de panneaux prévenant les automobilistes d’un croisement, d’un virage, d’un passage à niveau et d’un cassis (un dos-d’âne). Un premier code de la route est édicté en 1909, avec l’instauration de la priorité à droite. Le premier feu rouge est installé en 1922 à Paris, au carrefour Rivoli-Sébastopol. Mais c’est en 1923, lorsque l’Union nationale des associations de tourisme devient responsable de la sécurité des routes, que les règles de circulation modernes prennent corps.
LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE - 33
MUSÉE DE L’AVENTURE PEUGEOT
L’AUTEUR Professeur de classes préparatoires au lycée Henri-IV à Paris, DANIEL HENRI est codirecteur du Manuel d’histoire franco-allemand, dont deux tomes ont déjà été publiés (Nathan, 2006-2009). Cet article est la version revue et abrégée de « Peugeot, une histoire de famille », L’Histoire n° 98, pp. 19-29.
L
UNE AFFAIRE DE FAMILLE
Les Peugeot n’ont pas attendu l’automobile pour faire fortune. Sous l’Ancien Régime, ces notables « régnaient » déjà sur la région de Montbéliard. Mais il faudra l’audace d’Armand et quelques péripéties familiales pour que naisse, à la Belle Époque, un véritable empire industriel. Par Daniel Henri 34 - LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE
Les cinq gérants des Fils de Peugeot Frères en 1894. Debout, à gauche, Eugène Peugeot (1844-1907) et, à droite, son cousin Armand (1849-1915), qui décida de l’engagement de la famille dans la construction des automobiles. Assis, à gauche, Alfred Fallot (1856-1936) et, à droite, Alfred Bovet (18411900), tous deux beaux-frères d’Armand. Au centre, Pierre Peugeot (1871-1927), le fils aîné d’Eugène.
DU TEXTILE ET DE LA MÉTALLURGIE Le fondateur de la branche industrielle, Jean-Pierre Peugeot (17341814), était le sixième enfant d’un père meunier, établi à Hérimoncourt. À sa mort, c’était un homme riche qui transmit à ses quatre fils une teinturerie, une huilerie, une ribe (moulin à écraser le lin et le chanvre), un battoir à grains ainsi que des propriétés savamment arrondies par l’achat de biens nationaux 1. La famille Peugeot appartenait en effet à la bourgeoisie libérale qui salua avec enthousiasme
Moulins à poivre
Dès 1874, les Peugeot ont mis au point des moulins dont certains modèles sont encore produits aujourd’hui (catalogue de 1910).
la Révolution française. Avec le changement révolutionnaire, les Peugeot voyaient s’ouvrir de nouveaux horizons. Les douanes intérieures étaient supprimées, les enclaves politiques absorbées : le pays de Montbéliard, terre d’Empire, fut annexé à la France 2. Les Peugeot prenaient légalement possession de leurs moulins qu’ils détenaient jusqu’alors en tant que censitaires perpétuels. Dès 1804, les deux plus jeunes frères établirent une filature sur les terrains paternels. L’un d’eux avait étudié au Conservatoire des arts et métiers à Paris où il avait entrepris de faire assembler pour sa nouvelle usine trois mule-jennys, les machines à filer les plus modernes du temps. Leurs aînés, grâce à de nouvelles techniques de fabrication, transformèrent en 1810 un moulin familial pour y produire de l’acier laminé à l’usage des ressorts d’horlogerie. Ces matières, auparavant
MUSÉE DE L’AVENTURE PEUGEOT
PEUGEOT
Armand et les siens
a notoriété des entreprises Peugeot contraste avec la discrétion légendaire dont firent preuve durant plusieurs générations ceux qui en portèrent le nom. Un nom qui n’évoque pour beaucoup qu’une marque apposée sur des millions d’exemplaires, et sur lequel on serait bien en peine de mettre un visage. Société anonyme, Peugeot l’est au sens propre comme au sens figuré. Il s’agit pourtant d’une des plus anciennes familles industrielles françaises. Les quatre frères Peugeot qui, au début du xixe siècle, se lancèrent dans l’industrie, ne partaient pas de rien. Au pays de Montbéliard, leurs ancêtres, véritables « coqs de village », exerçaient déjà des rôles de notables. Leur plus ancien aïeul direct connu, Jean Péquignot Peugeot, était maire de la commune de Vandoncourt en 1532. À la fin du siècle suivant, deux Peugeot étaient ensemble « reçus au nombre des bourgeois de la ville de Montbéliard ». Les Peugeot possédaient alors de nombreuses terres et érigeaient des moulins qui, dans une région aux abondantes ressources hydrographiques, marquèrent souvent l’emplacement de futurs sites industriels.
LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE - 35
importées de l’étranger, étaient indispensables aux approvisionnements de l’industrie comtoise. Intégrés de longue date au sein d’une communauté protestante particulièrement soudée, les Peugeot avaient facilement accès à l’information économique qui leur était nécessaire. Les alliances matrimoniales complétaient les relations professionnelles : deux des fils de Jean-Pierre s’unirent à des filles de Frédéric Japy, célèbre industriel de Beaucourt. Jusqu’en 1850, cependant, la dispersion du capital familial, aggravée au fil du temps par la multiplication de la descendance, limitait fortement la croissance de ces entreprises. Soucieux de sauvegarder sa part de capital investie dans les affaires, chaque associé était tenté de se retirer dès que la conjoncture semblait moins favorable. La capacité de résistance de l’entreprise était sacrifiée à la préservation de la fortune familiale. La branche textile de la famille succomba ainsi aux crises chroniques de l’industrie cotonnière. Les frères aînés, qui avaient cessé de fondre de l’acier en 1818 pour exploiter un nouveau procédé de fabrication de lames de scies, durent recourir à des capitaux extérieurs. Un emprunt de 50 000 francs, consenti par un banquier de Bâle, finança la reconversion des premières installations. Puis, lors de la crise de 1848, il fallut un autre emprunt de 800 000 francs, contracté auprès d’une banque suisse, pour garder les usines de Terre-Blanche et de Valentigney dans le patrimoine industriel de la famille. Aussi convient-il de ne pas céder à l’hagiographie des temps héroïques. La confusion des biens industriels et du patrimoine familial défendait aux Peugeot de prendre des initiatives trop hardies. Les usines Peugeot de Pont-de-Roide, Terre-Blanche et Valentigney >>>
MUSÉE DE L’AVENTURE PEUGEOT
L’AUTEUR Professeur de classes préparatoires au lycée Henri-IV à Paris, DANIEL HENRI est codirecteur du Manuel d’histoire franco-allemand, dont deux tomes ont déjà été publiés (Nathan, 2006-2009). Cet article est la version revue et abrégée de « Peugeot, une histoire de famille », L’Histoire n° 98, pp. 19-29.
L
UNE AFFAIRE DE FAMILLE
Les Peugeot n’ont pas attendu l’automobile pour faire fortune. Sous l’Ancien Régime, ces notables « régnaient » déjà sur la région de Montbéliard. Mais il faudra l’audace d’Armand et quelques péripéties familiales pour que naisse, à la Belle Époque, un véritable empire industriel. Par Daniel Henri 34 - LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE
Les cinq gérants des Fils de Peugeot Frères en 1894. Debout, à gauche, Eugène Peugeot (1844-1907) et, à droite, son cousin Armand (1849-1915), qui décida de l’engagement de la famille dans la construction des automobiles. Assis, à gauche, Alfred Fallot (1856-1936) et, à droite, Alfred Bovet (18411900), tous deux beaux-frères d’Armand. Au centre, Pierre Peugeot (1871-1927), le fils aîné d’Eugène.
DU TEXTILE ET DE LA MÉTALLURGIE Le fondateur de la branche industrielle, Jean-Pierre Peugeot (17341814), était le sixième enfant d’un père meunier, établi à Hérimoncourt. À sa mort, c’était un homme riche qui transmit à ses quatre fils une teinturerie, une huilerie, une ribe (moulin à écraser le lin et le chanvre), un battoir à grains ainsi que des propriétés savamment arrondies par l’achat de biens nationaux 1. La famille Peugeot appartenait en effet à la bourgeoisie libérale qui salua avec enthousiasme
Moulins à poivre
Dès 1874, les Peugeot ont mis au point des moulins dont certains modèles sont encore produits aujourd’hui (catalogue de 1910).
la Révolution française. Avec le changement révolutionnaire, les Peugeot voyaient s’ouvrir de nouveaux horizons. Les douanes intérieures étaient supprimées, les enclaves politiques absorbées : le pays de Montbéliard, terre d’Empire, fut annexé à la France 2. Les Peugeot prenaient légalement possession de leurs moulins qu’ils détenaient jusqu’alors en tant que censitaires perpétuels. Dès 1804, les deux plus jeunes frères établirent une filature sur les terrains paternels. L’un d’eux avait étudié au Conservatoire des arts et métiers à Paris où il avait entrepris de faire assembler pour sa nouvelle usine trois mule-jennys, les machines à filer les plus modernes du temps. Leurs aînés, grâce à de nouvelles techniques de fabrication, transformèrent en 1810 un moulin familial pour y produire de l’acier laminé à l’usage des ressorts d’horlogerie. Ces matières, auparavant
MUSÉE DE L’AVENTURE PEUGEOT
PEUGEOT
Armand et les siens
a notoriété des entreprises Peugeot contraste avec la discrétion légendaire dont firent preuve durant plusieurs générations ceux qui en portèrent le nom. Un nom qui n’évoque pour beaucoup qu’une marque apposée sur des millions d’exemplaires, et sur lequel on serait bien en peine de mettre un visage. Société anonyme, Peugeot l’est au sens propre comme au sens figuré. Il s’agit pourtant d’une des plus anciennes familles industrielles françaises. Les quatre frères Peugeot qui, au début du xixe siècle, se lancèrent dans l’industrie, ne partaient pas de rien. Au pays de Montbéliard, leurs ancêtres, véritables « coqs de village », exerçaient déjà des rôles de notables. Leur plus ancien aïeul direct connu, Jean Péquignot Peugeot, était maire de la commune de Vandoncourt en 1532. À la fin du siècle suivant, deux Peugeot étaient ensemble « reçus au nombre des bourgeois de la ville de Montbéliard ». Les Peugeot possédaient alors de nombreuses terres et érigeaient des moulins qui, dans une région aux abondantes ressources hydrographiques, marquèrent souvent l’emplacement de futurs sites industriels.
LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE - 35
importées de l’étranger, étaient indispensables aux approvisionnements de l’industrie comtoise. Intégrés de longue date au sein d’une communauté protestante particulièrement soudée, les Peugeot avaient facilement accès à l’information économique qui leur était nécessaire. Les alliances matrimoniales complétaient les relations professionnelles : deux des fils de Jean-Pierre s’unirent à des filles de Frédéric Japy, célèbre industriel de Beaucourt. Jusqu’en 1850, cependant, la dispersion du capital familial, aggravée au fil du temps par la multiplication de la descendance, limitait fortement la croissance de ces entreprises. Soucieux de sauvegarder sa part de capital investie dans les affaires, chaque associé était tenté de se retirer dès que la conjoncture semblait moins favorable. La capacité de résistance de l’entreprise était sacrifiée à la préservation de la fortune familiale. La branche textile de la famille succomba ainsi aux crises chroniques de l’industrie cotonnière. Les frères aînés, qui avaient cessé de fondre de l’acier en 1818 pour exploiter un nouveau procédé de fabrication de lames de scies, durent recourir à des capitaux extérieurs. Un emprunt de 50 000 francs, consenti par un banquier de Bâle, finança la reconversion des premières installations. Puis, lors de la crise de 1848, il fallut un autre emprunt de 800 000 francs, contracté auprès d’une banque suisse, pour garder les usines de Terre-Blanche et de Valentigney dans le patrimoine industriel de la famille. Aussi convient-il de ne pas céder à l’hagiographie des temps héroïques. La confusion des biens industriels et du patrimoine familial défendait aux Peugeot de prendre des initiatives trop hardies. Les usines Peugeot de Pont-de-Roide, Terre-Blanche et Valentigney >>>
Sous le Second Empire, Jules et Émile Peugeot se présentent comme des patrons sociaux : c’est dans leurs usines qu’est instituée la journée de 10 heures
Vélos et machines à coudre
MUSÉE DE L’AVENTURE PEUGEOT
Avant l’automobile, les Peugeot fabriquaient des outils: scies, tondeuses à mouton, machines à coudre… Mais la famille régnait surtout sur le cycle français. Ici, la devanture d’un magasin Peugeot vers 1910.
L’appel aux femmes Pour remplacer les hommes partis au front, les usines Peugeot font appel à une main-d’œuvre féminine. Ici, en 1917 à l’usine d’Audincourt, ces ouvrières sont en train de contrôler des obus.
Des moteurs, des camions et des obus
Comme Renault, les usines Peugeot ont activement participé à l’effort de guerre entre 1914 et 1918.
COLLECTION IM/KHARBINE-TAPABOR
>>> employaient au total quelque 500 ouvriers vers 1850. Loin d’égaler celle des grosses firmes du temps, leur dimension était toutefois suffisante pour que tout un pays commençât à vivre sous leur influence. Sous le Second Empire, Jules et Émile Peugeot inaugurèrent une longue série d’œuvres sociales et instituèrent la journée de 10 heures en 1871. Conforme à l’éthique protestante appliquée aux principes de gestion du personnel, ce paternalisme contribuait aussi à fixer sur place une main-d’œuvre qualifiée. Les Peugeot restaient ainsi ce qu’ils avaient été avant d’accomplir leur destin industriel : des notables repliés sur un pays de Montbéliard au sein duquel ils exerçaient maintes
NOTES 1. Les biens nationaux sont les propriétés de l’Église et des contrerévolutionnaires qui ont été saisies, nationalisées et vendues au moment de la Révolution française. 2. Le pays de Montbéliard appartenait alors à la maison de Wurtemberg. Cette terre d’Empire fut rattachée à la France en 1801 par le traité de Lunéville.
responsabilités locales. Les municipalités faisaient pour ainsi dire partie de la succession, au même titre que les biens matériels : comme son grand-père Jules et son père Eugène, Pierre Peugeot (1871-1927) fut maire d’Hérimoncourt et président du Conseil général du Doubs ; ses frères Jules (1882-1959) et Robert (1873-1945) géraient respectivement les mairies de Valentigney et de Mandeure. DEUX, TROIS, PUIS QUATRE ROUES C’est Armand Peugeot (18491915) qui lia la destinée de la firme comtoise au succès de la « petite reine » et aux exploits des pionniers de l’automobile. Sa formation d’in-
36 - LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE
génieur, sa passion pour les arts mécaniques le conduisirent à examiner de près ces nouvelles machines considérées alors avec un mélange de scepticisme et d’ironie. La prospérité de l’entreprise familiale lui donnait les moyens techniques et financiers de les mettre au point. Scrupuleusement attentifs à l’évolution de leur industrie et de ses marchés, les Peugeot avaient déjà reconverti à plusieurs reprises leurs activités et multiplié les fabrications qui leur paraissaient assurer des débouchés les plus stables : scies, outils multiples, ressorts d’horlogerie, montures de parapluie, garnitures métalliques des crinolines impériales, buses de corset, moulins à café, ressorts de phonographe… >>>
L
e 20 septembre 1914, le ministre de la Guerre, Alexandre Millerand, rassemble les plus grands industriels français pour leur ordonner de fabriquer des obus et « ouvrir le front de l’industrie ». En cet instant dramatique du début de la guerre, on découvre combien le monde de l’automobile est à même de participer à un pareil effort. Industrie métallurgique en pleine phase de modernisation, elle a pour elle l’efficacité d’une activité jeune et dynamique, forte de près de 150 constructeurs.
Montbéliard est à moins de 30 km des lignes de combat
Renault assure 10 000 pièces par jour, Peugeot environ 9 500 : des chiffres qui montrent la place essentielle de l’automobile dans l’effort de guerre. La production de ces constructeurs est à mi-chemin entre les arsenaux (5 000 pièces par jour) et les spécialistes de l’armement dont le leader est Citroën avec 20 000 obus fabriqués en série par jour dans ses usines du quai de Javel à Paris. L’entreprise Peugeot, elle, ne travaille pas à plein régime : le pays de Montbéliard est à moins de 30 km des lignes de combat, ce qui le rend vulnérable – dans les faits, il n’y aura ni occupation ni bombardement. Les usines Peugeot sont sous la coupe du groupement industriel de Belfort, dirigé par la Société alsacienne de constructions mécaniques qui
répartit les commandes du ministère de la Guerre auprès des firmes régionales. Dès juin 1915, la loi Dalbiez décide le retour des ouvriers qualifiés dans leurs usines. Audincourt et Beaulieu retrouvent leurs effectifs d’avant-guerre. Sochaux, nouvelle usine en 1914, connaît une très forte croissance. La vie semble reprendre, comme l’annonce le député radical de Montbéliard, Julien Mauveaux : « On entend de nouveau siffler les sirènes. Le soir, comme avant la guerre, les rues de la ville se noircissent du peuple des travailleurs. La nuit, les lueurs montent dans le ciel… et la plaine de Sochaux [résonne] de mille bruits où l’on distingue par intervalles le grondement sourd du marteau-pilon des Peugeot. » En réalité, l’activité des usines n’a rien à voir avec l’avantguerre : 2 997 voitures ont été construites entre 1914 et 1918, soit moins que dans la seule année 1913, et 62 728 bicyclettes ont été assemblées dans des usines capables d’en produire 80 000 par an. Peugeot a dû diversifier ses activités : tôles d’abris, boîtes à munitions, casques, brancards, toute une quincaillerie militaire. Au rayon armement, il produit obus, bombes, fusils, mitrailleuses. Peugeot innove pour les obus, abandonnant le premier le décolletage pour l’emboutissage. L’état-major lui commande des pièces de grosse artillerie (155, 270 et 220 mm) à des cadences de 2 500 à 3 000 pièces par jour. Peugeot fabrique aussi des moteurs spéciaux pour les chars et les avions. Le quotidien des usines est modernisé, prémices d’une organisation scientifique du travail. Les usines tournent jour et nuit. Les ouvriers travaillent 12 heures par jour, parfois jusqu’à 16, soit plus de 300 heures par mois en 1916, à peine moins les années suivantes. Pour augmenter la maind’œuvre, on fait appel aux femmes. Les conditions de travail sont exécrables : salaires chiches et tâches harassantes. En 1917, les offensives militaires françaises, si coûteuses en vie et infructueuses, bousculent les commandes : moins d’obus et plus de moteurs de chars et d’avions. Il faut désormais des spécialistes et moins de main-d’œuvre non qualifiée. Les femmes sont mises au chômage, et désormais incrédules sur les bienfaits du système social Peugeot que leurs pères et maris n’avaient cessé de vanter. JEAN- LOUIS LOUBET
LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE - 37
Sous le Second Empire, Jules et Émile Peugeot se présentent comme des patrons sociaux : c’est dans leurs usines qu’est instituée la journée de 10 heures
Vélos et machines à coudre
MUSÉE DE L’AVENTURE PEUGEOT
Avant l’automobile, les Peugeot fabriquaient des outils: scies, tondeuses à mouton, machines à coudre… Mais la famille régnait surtout sur le cycle français. Ici, la devanture d’un magasin Peugeot vers 1910.
L’appel aux femmes Pour remplacer les hommes partis au front, les usines Peugeot font appel à une main-d’œuvre féminine. Ici, en 1917 à l’usine d’Audincourt, ces ouvrières sont en train de contrôler des obus.
Des moteurs, des camions et des obus
Comme Renault, les usines Peugeot ont activement participé à l’effort de guerre entre 1914 et 1918.
COLLECTION IM/KHARBINE-TAPABOR
>>> employaient au total quelque 500 ouvriers vers 1850. Loin d’égaler celle des grosses firmes du temps, leur dimension était toutefois suffisante pour que tout un pays commençât à vivre sous leur influence. Sous le Second Empire, Jules et Émile Peugeot inaugurèrent une longue série d’œuvres sociales et instituèrent la journée de 10 heures en 1871. Conforme à l’éthique protestante appliquée aux principes de gestion du personnel, ce paternalisme contribuait aussi à fixer sur place une main-d’œuvre qualifiée. Les Peugeot restaient ainsi ce qu’ils avaient été avant d’accomplir leur destin industriel : des notables repliés sur un pays de Montbéliard au sein duquel ils exerçaient maintes
NOTES 1. Les biens nationaux sont les propriétés de l’Église et des contrerévolutionnaires qui ont été saisies, nationalisées et vendues au moment de la Révolution française. 2. Le pays de Montbéliard appartenait alors à la maison de Wurtemberg. Cette terre d’Empire fut rattachée à la France en 1801 par le traité de Lunéville.
responsabilités locales. Les municipalités faisaient pour ainsi dire partie de la succession, au même titre que les biens matériels : comme son grand-père Jules et son père Eugène, Pierre Peugeot (1871-1927) fut maire d’Hérimoncourt et président du Conseil général du Doubs ; ses frères Jules (1882-1959) et Robert (1873-1945) géraient respectivement les mairies de Valentigney et de Mandeure. DEUX, TROIS, PUIS QUATRE ROUES C’est Armand Peugeot (18491915) qui lia la destinée de la firme comtoise au succès de la « petite reine » et aux exploits des pionniers de l’automobile. Sa formation d’in-
36 - LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE
génieur, sa passion pour les arts mécaniques le conduisirent à examiner de près ces nouvelles machines considérées alors avec un mélange de scepticisme et d’ironie. La prospérité de l’entreprise familiale lui donnait les moyens techniques et financiers de les mettre au point. Scrupuleusement attentifs à l’évolution de leur industrie et de ses marchés, les Peugeot avaient déjà reconverti à plusieurs reprises leurs activités et multiplié les fabrications qui leur paraissaient assurer des débouchés les plus stables : scies, outils multiples, ressorts d’horlogerie, montures de parapluie, garnitures métalliques des crinolines impériales, buses de corset, moulins à café, ressorts de phonographe… >>>
L
e 20 septembre 1914, le ministre de la Guerre, Alexandre Millerand, rassemble les plus grands industriels français pour leur ordonner de fabriquer des obus et « ouvrir le front de l’industrie ». En cet instant dramatique du début de la guerre, on découvre combien le monde de l’automobile est à même de participer à un pareil effort. Industrie métallurgique en pleine phase de modernisation, elle a pour elle l’efficacité d’une activité jeune et dynamique, forte de près de 150 constructeurs.
Montbéliard est à moins de 30 km des lignes de combat
Renault assure 10 000 pièces par jour, Peugeot environ 9 500 : des chiffres qui montrent la place essentielle de l’automobile dans l’effort de guerre. La production de ces constructeurs est à mi-chemin entre les arsenaux (5 000 pièces par jour) et les spécialistes de l’armement dont le leader est Citroën avec 20 000 obus fabriqués en série par jour dans ses usines du quai de Javel à Paris. L’entreprise Peugeot, elle, ne travaille pas à plein régime : le pays de Montbéliard est à moins de 30 km des lignes de combat, ce qui le rend vulnérable – dans les faits, il n’y aura ni occupation ni bombardement. Les usines Peugeot sont sous la coupe du groupement industriel de Belfort, dirigé par la Société alsacienne de constructions mécaniques qui
répartit les commandes du ministère de la Guerre auprès des firmes régionales. Dès juin 1915, la loi Dalbiez décide le retour des ouvriers qualifiés dans leurs usines. Audincourt et Beaulieu retrouvent leurs effectifs d’avant-guerre. Sochaux, nouvelle usine en 1914, connaît une très forte croissance. La vie semble reprendre, comme l’annonce le député radical de Montbéliard, Julien Mauveaux : « On entend de nouveau siffler les sirènes. Le soir, comme avant la guerre, les rues de la ville se noircissent du peuple des travailleurs. La nuit, les lueurs montent dans le ciel… et la plaine de Sochaux [résonne] de mille bruits où l’on distingue par intervalles le grondement sourd du marteau-pilon des Peugeot. » En réalité, l’activité des usines n’a rien à voir avec l’avantguerre : 2 997 voitures ont été construites entre 1914 et 1918, soit moins que dans la seule année 1913, et 62 728 bicyclettes ont été assemblées dans des usines capables d’en produire 80 000 par an. Peugeot a dû diversifier ses activités : tôles d’abris, boîtes à munitions, casques, brancards, toute une quincaillerie militaire. Au rayon armement, il produit obus, bombes, fusils, mitrailleuses. Peugeot innove pour les obus, abandonnant le premier le décolletage pour l’emboutissage. L’état-major lui commande des pièces de grosse artillerie (155, 270 et 220 mm) à des cadences de 2 500 à 3 000 pièces par jour. Peugeot fabrique aussi des moteurs spéciaux pour les chars et les avions. Le quotidien des usines est modernisé, prémices d’une organisation scientifique du travail. Les usines tournent jour et nuit. Les ouvriers travaillent 12 heures par jour, parfois jusqu’à 16, soit plus de 300 heures par mois en 1916, à peine moins les années suivantes. Pour augmenter la maind’œuvre, on fait appel aux femmes. Les conditions de travail sont exécrables : salaires chiches et tâches harassantes. En 1917, les offensives militaires françaises, si coûteuses en vie et infructueuses, bousculent les commandes : moins d’obus et plus de moteurs de chars et d’avions. Il faut désormais des spécialistes et moins de main-d’œuvre non qualifiée. Les femmes sont mises au chômage, et désormais incrédules sur les bienfaits du système social Peugeot que leurs pères et maris n’avaient cessé de vanter. JEAN- LOUIS LOUBET
LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE - 37
N
U
D
/R ET
MN
DA N
À la Belle Époque, le nom de la société Peugeot brille déjà sur les plus grands circuits automobiles du monde
IEL
AR
A
1891
UN LOGO POUR UNE SCIE
Sous le signe du Lion
Affiche de publicité dessinée en 1905 par Francisco Tamagno pour les automobiles Peugeot. Tout y est : le lion, symbole de la marque, des milliers de vélos et une torpédo type 145 sortant des usines d’Audincourt, en Franche-Comté.
38 - LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE
génie installé en Alsace occupée mais qui rechignait à travailler pour l’Allemagne, le soin de redessiner la « Bébé », modèle mortné au moment de la scission de 1896. Cette automobile fut prête en 1913, alors que le nom de Peugeot brillait déjà sur les plus grands circuits du monde avec le succès de son écurie de courses, victorieuse de la prestigieuse Targa Florio (Sicile) et des 500 Miles d’Indianapolis aux États-Unis, remportés en 1913, 1916 et 1919. L’entreprise prévoyait son extension sur une petite commune aux portes de Montbéliard, Sochaux, où elle construisit en 1912 une nouvelle usine de camions. À la veille de la Première Guerre mondiale, la maison Peugeot produisait 9 338 véhicules, soit deux fois plus que Renault. ■
Sorciers
contre Charlatans
En 1912, Robert Peugeot lance ses ingénieurs (surnommés « les Sorciers ») dans la préparation d’une voiture de course. Ceux-ci décident de prendre un modèle de série et d’en tirer le maximum. Colère des pilotes qui expliquent que la réglementation permet de créer de toutes pièces des engins beaucoup plus puissants. Ils claquent la porte pour concevoir eux-mêmes leur voiture, sous l’œil bienveillant de Robert. Une bataille s’engage, celle des Sorciers contre les « Charlatans », nom donné aux pilotes par les ingénieurs. Elle se déroule sur la piste de Montlhéry, en 1913, avec pour seul juge le chronomètre : 160 km/h pour les Sorciers, 185 pour les Charlatans ! Derrière ces vitesses incroyables pour l’époque, il y a deux grands motoristes, Bugatti et Henry. Le premier a été appelé en renfort par les Sorciers, mais trop tard. Le second a eu le génie de savoir retranscrire sur sa planche à dessin les sensations des pilotes. La même année, la Peugeot L76 des Charlatans remporte le Grand Prix de France et les 500 Miles d’Indianapolis aux États-Unis. J.- L. L.
Armand Peugeot engage sa Type 3 pour suivre la course cycliste Paris-Brest-Paris, noyée dans un peloton de 206 bicyclettes : venue par ses propres moyens du Doubs, sa voiture tient la cadence, puis repart à Montbéliard pour être vendue. Une automobile vient de parcourir 2 047 km et de prouver ainsi qu’elle peut être un moyen de transport. J.- L. L.
5
C’EST LE NOMBRE DE GÉNÉRATIONS PEUGEOT DANS L’AUTOMOBILE Armand (1848-1915), Robert
(1873-1945), Jean-Pierre (1896-1966) ; les trois cousins : Bertrand (19232009), Pierre (1932-2002) et Roland (1926) ; la jeune génération : Robert (1950), Christian (1953), Jean-Philippe (1953), Thierry (1956), Marie-Hélène (1960), Xavier (1964).
PEUGEOT AUJOURD’HUI SA SITUATION Depuis le rachat de Citroën à Michelin en 1974, Peugeot a quasiment doublé sa surface industrielle et commerciale. La famille Peugeot en est restée le premier actionnaire avec 30,3 % des parts. Après une expansion très rapide au début des années 2000, le groupe marque le pas, handicapé par un déploiement géographique qui fait la part encore trop belle à l’Europe, dont la croissance automobile ralentit. Peugeot et Citroën, ses deux marques, ne réalisent ensemble qu’un tiers de leurs ventes dans les marchés émergents hors d’Europe. L’objectif du nouveau patron, Philippe Varin, recruté en 2009 par la famille, est de porter ce total à 50 % en 2015.
« CYCLE »
Nom familier pour désigner un véhicule à deux (bicycle), trois (tricycle) ou quatre roues (quadricycle). C’est en reprenant la technologie du vélo et en y ajoutant un moteur que l’automobile a vu le jour.
MEIGNE UX/SIPA
cès finit par s’enraciner au point de voir Les Fils de Peugeot Frères revenir sur leur décision, et passer eux aussi aux quatre roues, autour des brevets d’Armand. Ainsi naissait en 1906 une seconde marque automobile Peugeot, Lion Peugeot, identifiée par l’animal emblématique placé sur les calandres. Deux marques pour un seul nom, alors qu’outre-Atlantique Ford ouvrait la voie des grandes séries avec son modèle T, c’était déjà trop. Les difficultés financières – et personnelles – d’un Armand privé d’héritier mâle, tout comme la mort d’Eugène en 1907, permirent à Robert, le fils de ce dernier, d’engager le regroupement définitif des entreprises Peugeot. Pour elles, la Belle Époque ne fut pas un mythe. En 1911, elles confiaient à Ettore Bugatti, un autodidacte de
ACKERMANN KUNST VERLAG/BRIDGEMAN GIR AUDON
>>> La lente accumulation des profits et la souplesse de l’outillage industriel avaient entretenu une faculté d’innovation et d’adaptation, qui pouvait prendre, dans les années 1880, une dimension beaucoup moins conventionnelle. À partir de 1885, Armand Peugeot lance la société « Les Fils de Peugeot Frères » dans les cycles. Les essais débutèrent en 1882 autour du grand bi, avant de passer en 1885 à trois modèles, bi, tricycle et bicyclette. Le succès fut immédiat, notamment pour la dernière, dite « Lion Peugeot ». L’usine de Beaulieu, entièrement transformée, livrait 8 000 unités en 1892, 20 000 en 1900. Peugeot devint rapidement l’une des plus grandes entreprises françaises dans ce domaine. Lorsqu’il introduisit la fabrication des cycles, Armand s’intéressait déjà à l’automobile (cf. Patrick Fridenson, p. 20-27) et rêvait de motoriser ses vélos. En 1888, il avait été contacté par un client des Fils de Peugeot Frères, Émile Levassor, qui cherchait un partenaire industriel pour carrosser des voitures fonctionnant au gaz de pétrole. L’accord intervint en 1889 : Panhard-Levassor fournirait les moteurs – licence Daimler – que Peugeot monterait sur des voitures. Avec Panhard et Daimler, Peugeot fut donc le premier constructeur d’automobiles à essence. Mais avec quatre voitures produites en 1891, et quarante en 1894, l’automobile représentait encore une faible part des activités de Peugeot. Convaincu de la croissance formidable dont cette industrie pouvait bénéficier, Armand se sépara en 1895 de ses cousins, qui conservaient la marque Les Fils de Peugeot Frères. Ces derniers préféraient la prudence à l’audace : marqués par la grande dépression de 1882, ils poursuivaient les activités traditionnelles – les outillages et les cycles – et rechignaient à s’engager dans un nouveau métier incertain. Grâce à une poignée d’actionnaires, Armand s’en alla créer en 1896 la première société anonyme Peugeot, celle des « Automobiles ». Malgré des débuts difficiles, le suc-
En 1847, en pleine crise économique, les dirigeants de Peugeot mesurent la nécessité de se construire une image de marque. Ils choisissent un emblème, le lion, et demandent à un orfèvre, Justin Blazer, graveur à Montbéliard, de styliser l’animal. C’est un hommage au lion qui orne les armoiries de Franche-Comté depuis 1279. À cette époque, le comté de Bourgogne était aux mains d’Othon IV qui, pour se rapprocher du royaume de France, a renoncé à l’aigle du Saint Empire pour le roi des animaux. Le lion de Peugeot est également une astucieuse allusion aux trois qualités de la scie Peugeot : souplesse de la lame comparable à celle de l’échine du lion, rapidité de coupe, image de la vitesse de l’animal, et enfin mordant de la lame, référence aux crocs du félin ! Le lion Peugeot juché sur une flèche, dit « Lion fléché », est gravé sur les scies dès 1850. Il est déposé officiellement au conservatoire impérial des Arts et Métiers en 1858 et ne quittera plus les produits de la maison Peugeot. J.- L. L.
SES CHIFFRES PSA Peugeot-Citroën a vendu 3,1 millions de véhicules dans le monde en 2009. Son chiff re d’affaires est de 48,4 milliards d’euros et il a annoncé une perte nette de 1,16 milliard d’euros l’an dernier, conséquence de la crise mondiale. Il emploie plus de 186 000 personnes.
LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE - 39
N
U
D
/R ET
MN
DA N
À la Belle Époque, le nom de la société Peugeot brille déjà sur les plus grands circuits automobiles du monde
IEL
AR
A
1891
UN LOGO POUR UNE SCIE
Sous le signe du Lion
Affiche de publicité dessinée en 1905 par Francisco Tamagno pour les automobiles Peugeot. Tout y est : le lion, symbole de la marque, des milliers de vélos et une torpédo type 145 sortant des usines d’Audincourt, en Franche-Comté.
38 - LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE
génie installé en Alsace occupée mais qui rechignait à travailler pour l’Allemagne, le soin de redessiner la « Bébé », modèle mortné au moment de la scission de 1896. Cette automobile fut prête en 1913, alors que le nom de Peugeot brillait déjà sur les plus grands circuits du monde avec le succès de son écurie de courses, victorieuse de la prestigieuse Targa Florio (Sicile) et des 500 Miles d’Indianapolis aux États-Unis, remportés en 1913, 1916 et 1919. L’entreprise prévoyait son extension sur une petite commune aux portes de Montbéliard, Sochaux, où elle construisit en 1912 une nouvelle usine de camions. À la veille de la Première Guerre mondiale, la maison Peugeot produisait 9 338 véhicules, soit deux fois plus que Renault. ■
Sorciers
contre Charlatans
En 1912, Robert Peugeot lance ses ingénieurs (surnommés « les Sorciers ») dans la préparation d’une voiture de course. Ceux-ci décident de prendre un modèle de série et d’en tirer le maximum. Colère des pilotes qui expliquent que la réglementation permet de créer de toutes pièces des engins beaucoup plus puissants. Ils claquent la porte pour concevoir eux-mêmes leur voiture, sous l’œil bienveillant de Robert. Une bataille s’engage, celle des Sorciers contre les « Charlatans », nom donné aux pilotes par les ingénieurs. Elle se déroule sur la piste de Montlhéry, en 1913, avec pour seul juge le chronomètre : 160 km/h pour les Sorciers, 185 pour les Charlatans ! Derrière ces vitesses incroyables pour l’époque, il y a deux grands motoristes, Bugatti et Henry. Le premier a été appelé en renfort par les Sorciers, mais trop tard. Le second a eu le génie de savoir retranscrire sur sa planche à dessin les sensations des pilotes. La même année, la Peugeot L76 des Charlatans remporte le Grand Prix de France et les 500 Miles d’Indianapolis aux États-Unis. J.- L. L.
Armand Peugeot engage sa Type 3 pour suivre la course cycliste Paris-Brest-Paris, noyée dans un peloton de 206 bicyclettes : venue par ses propres moyens du Doubs, sa voiture tient la cadence, puis repart à Montbéliard pour être vendue. Une automobile vient de parcourir 2 047 km et de prouver ainsi qu’elle peut être un moyen de transport. J.- L. L.
5
C’EST LE NOMBRE DE GÉNÉRATIONS PEUGEOT DANS L’AUTOMOBILE Armand (1848-1915), Robert
(1873-1945), Jean-Pierre (1896-1966) ; les trois cousins : Bertrand (19232009), Pierre (1932-2002) et Roland (1926) ; la jeune génération : Robert (1950), Christian (1953), Jean-Philippe (1953), Thierry (1956), Marie-Hélène (1960), Xavier (1964).
PEUGEOT AUJOURD’HUI SA SITUATION Depuis le rachat de Citroën à Michelin en 1974, Peugeot a quasiment doublé sa surface industrielle et commerciale. La famille Peugeot en est restée le premier actionnaire avec 30,3 % des parts. Après une expansion très rapide au début des années 2000, le groupe marque le pas, handicapé par un déploiement géographique qui fait la part encore trop belle à l’Europe, dont la croissance automobile ralentit. Peugeot et Citroën, ses deux marques, ne réalisent ensemble qu’un tiers de leurs ventes dans les marchés émergents hors d’Europe. L’objectif du nouveau patron, Philippe Varin, recruté en 2009 par la famille, est de porter ce total à 50 % en 2015.
« CYCLE »
Nom familier pour désigner un véhicule à deux (bicycle), trois (tricycle) ou quatre roues (quadricycle). C’est en reprenant la technologie du vélo et en y ajoutant un moteur que l’automobile a vu le jour.
MEIGNE UX/SIPA
cès finit par s’enraciner au point de voir Les Fils de Peugeot Frères revenir sur leur décision, et passer eux aussi aux quatre roues, autour des brevets d’Armand. Ainsi naissait en 1906 une seconde marque automobile Peugeot, Lion Peugeot, identifiée par l’animal emblématique placé sur les calandres. Deux marques pour un seul nom, alors qu’outre-Atlantique Ford ouvrait la voie des grandes séries avec son modèle T, c’était déjà trop. Les difficultés financières – et personnelles – d’un Armand privé d’héritier mâle, tout comme la mort d’Eugène en 1907, permirent à Robert, le fils de ce dernier, d’engager le regroupement définitif des entreprises Peugeot. Pour elles, la Belle Époque ne fut pas un mythe. En 1911, elles confiaient à Ettore Bugatti, un autodidacte de
ACKERMANN KUNST VERLAG/BRIDGEMAN GIR AUDON
>>> La lente accumulation des profits et la souplesse de l’outillage industriel avaient entretenu une faculté d’innovation et d’adaptation, qui pouvait prendre, dans les années 1880, une dimension beaucoup moins conventionnelle. À partir de 1885, Armand Peugeot lance la société « Les Fils de Peugeot Frères » dans les cycles. Les essais débutèrent en 1882 autour du grand bi, avant de passer en 1885 à trois modèles, bi, tricycle et bicyclette. Le succès fut immédiat, notamment pour la dernière, dite « Lion Peugeot ». L’usine de Beaulieu, entièrement transformée, livrait 8 000 unités en 1892, 20 000 en 1900. Peugeot devint rapidement l’une des plus grandes entreprises françaises dans ce domaine. Lorsqu’il introduisit la fabrication des cycles, Armand s’intéressait déjà à l’automobile (cf. Patrick Fridenson, p. 20-27) et rêvait de motoriser ses vélos. En 1888, il avait été contacté par un client des Fils de Peugeot Frères, Émile Levassor, qui cherchait un partenaire industriel pour carrosser des voitures fonctionnant au gaz de pétrole. L’accord intervint en 1889 : Panhard-Levassor fournirait les moteurs – licence Daimler – que Peugeot monterait sur des voitures. Avec Panhard et Daimler, Peugeot fut donc le premier constructeur d’automobiles à essence. Mais avec quatre voitures produites en 1891, et quarante en 1894, l’automobile représentait encore une faible part des activités de Peugeot. Convaincu de la croissance formidable dont cette industrie pouvait bénéficier, Armand se sépara en 1895 de ses cousins, qui conservaient la marque Les Fils de Peugeot Frères. Ces derniers préféraient la prudence à l’audace : marqués par la grande dépression de 1882, ils poursuivaient les activités traditionnelles – les outillages et les cycles – et rechignaient à s’engager dans un nouveau métier incertain. Grâce à une poignée d’actionnaires, Armand s’en alla créer en 1896 la première société anonyme Peugeot, celle des « Automobiles ». Malgré des débuts difficiles, le suc-
En 1847, en pleine crise économique, les dirigeants de Peugeot mesurent la nécessité de se construire une image de marque. Ils choisissent un emblème, le lion, et demandent à un orfèvre, Justin Blazer, graveur à Montbéliard, de styliser l’animal. C’est un hommage au lion qui orne les armoiries de Franche-Comté depuis 1279. À cette époque, le comté de Bourgogne était aux mains d’Othon IV qui, pour se rapprocher du royaume de France, a renoncé à l’aigle du Saint Empire pour le roi des animaux. Le lion de Peugeot est également une astucieuse allusion aux trois qualités de la scie Peugeot : souplesse de la lame comparable à celle de l’échine du lion, rapidité de coupe, image de la vitesse de l’animal, et enfin mordant de la lame, référence aux crocs du félin ! Le lion Peugeot juché sur une flèche, dit « Lion fléché », est gravé sur les scies dès 1850. Il est déposé officiellement au conservatoire impérial des Arts et Métiers en 1858 et ne quittera plus les produits de la maison Peugeot. J.- L. L.
SES CHIFFRES PSA Peugeot-Citroën a vendu 3,1 millions de véhicules dans le monde en 2009. Son chiff re d’affaires est de 48,4 milliards d’euros et il a annoncé une perte nette de 1,16 milliard d’euros l’an dernier, conséquence de la crise mondiale. Il emploie plus de 186 000 personnes.
LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE - 39
LA PUISSANCE DES IMAGES Blois - Du mercredi 10 au dimanche 14 oct. 2018
SALON DU LIVRE DÉBATS EXPOSITIONS
Cartooning for peace, Présidence du festival Alain Mabanckou,
Président du salon du livre
Pierre Schoeller, Président du cycle cinéma Michel Pastoureau,
Conférence inaugurale
Érik Orsenna, Conférence d’ouverture de l’économie ENTRÉE LIBRE WWW.RDV-HISTOIRE.COM
BELLEVILLE 2018 © RMN GRAND PALAIS (MUSÉE DU LOUVRE / MICHEL URTADO)
CINÉMA
VERS LA
PRODUCTION DE MASSE
Ce qui finit par s’appeler « le fordisme » va jouer un rôle considérable dans l’organisation du travail pour produire en série des millions de modèles : des voitures du même type, de la même couleur, sur les mêmes chaînes. Mais cette uniformité limite les ventes. Il faut diversifier les produits. La standardisation devient un frein.
AKG-IMAGES
Il donne son nom au système
Henry Ford (1863-1947) crée sa société en 1903, lance la Ford T en 1908 et invente la chaîne d’assemblage en 1913.
LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE - 41
LE FORDISME
UNE RÉVOLUTION INDUSTRIELLE Inventeur en 1908 de la célèbre Ford T, dont il a vendu plus de quinze millions d’exemplaires en moins de vingt ans, Henry Ford a introduit des méthodes de production, de management et de gestion révolutionnaires : standardisation, travail à la chaîne, hauts salaires… Le fordisme, système global fondé sur la consommation de masse, était né. Par Pap Ndiaye
L
e système de production inventé par Henry Ford est sans doute l’épisode le plus décisif de l’histoire de l’industrie mondiale au xxe siècle. Il ne consistait pas seulement en machines-outils et en chaînes d’assemblage des fameux modèles T, mais aussi en outils de gestion de la main-d’œuvre ouvrière, et en un projet économique fondé sur l’essor de la consommation de masse. « La meilleure manière de fabriquer des automobiles est de les faire toutes semblables,
42 - LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE
qu’elles sortent de l’usine absolument identiques, comme une épingle ressemble à une autre épingle en sortant de l’usine à épingles » : en une formule mémorable, Henry Ford venait de résumer son projet, l’année même de la fondation de Ford Motor Company, en 1903. Son objectif était de construire une automobile parfaitement standardisée, aux pièces interchangeables, selon des principes déjà expérimentés dans de nombreuses industries américaines comme celles des armes à feu, des machines à coudre et des bicyclettes. Ford avait alors 40 ans. Né en 1863
La Ford T
À gauche, installation du moteur sur le châssis de la Ford T. La chaîne d’assemblage a été mise en place à l’usine de Highland Park à Detroit en 1913. En haut, la Ford T assure le succès de la marque. 15 millions d’exemplaires sont vendus. À droite, 10 000 châssis sont produits par jour à Highland Park, 1917.
L’AUTEUR Maître de conférences à l’École des hautes études en sciences sociales, PAP NDIAYE a notamment publié La Condition noire. Essai sur une minorité française (Calmann-Lévy, 2008, rééd. « Folio », 2009). Cet article est la version revue et abrégée de « Comment Ford a révolutionné le capitalisme », Les Collections de L’Histoire n° 7, pp. 28-31.
PHOTOS : JACQUES BOYER/ROGER-VIOLLET
d’une famille de fermiers de Dearborn (Michigan), précocement passionné de mécanique, il avait abandonné les bancs de l’école dès 16 ans pour travailler dans différents ateliers de mécanique, puis dans une compagnie d’électricité, avant deux tentatives avortées de création d’entreprise. La troisième fut la bonne. La standardisation devait permettre l’abaissement des coûts de production, et donc la fabrication d’une automobile accessible au plus grand nombre. Les observateurs étaient alors persuadés que le premier industriel qui réussirait ce pari « deviendrait non seulement très riche, mais serait considéré comme un bienfaiteur de l’humanité ». Le projet de Ford était caractéristique d’une époque où une nouvelle économie politique, fondée sur la consommation de masse de produits standardisés, commençait de naître aux États-Unis. De fait, la Ford T, lancée en 1908, était l’automobile standardisée par excellence. Elle était simple à l’extrême, petite, légère, robuste. Un moteur de vingt chevaux, une magnéto (qui produit le courant nécessaire à l’allumage du moteur), une transmission à deux vitesses, un solide châssis en acier : rien de révolutionnaire, mais un véhicule facile à construire et à réparer. Un seul modèle, bientôt une seule couleur, le noir, pas d’option. D’innombrables récits ont mis en scène la flivver (le « tacot »), parfois placée dans des situations acrobatiques pour mettre en valeur sa fiabilité, parfois transformée en camping-car, en voiture amphibie ou en
minibus, pour suggérer que son austérité initiale n’était pas un frein à l’imagination de propriétaires un peu bricoleurs. En vérité, le modèle T ne fut pas pensé en fonction des goûts des consommateurs mais de ses méthodes de production. C’est pourquoi sa conception alla de pair avec celle d’une nouvelle usine, à Highland Park, dans la banlieue nord de Detroit. C’est là que les ingénieurs de l’entreprise, des mécaniciens doués, des techniciens expérimentés, mirent en place un ensemble de machines-outils conçues pour la Ford T. L’usine de Highland Park était divisée en secteurs fonctionnels, consacrés à l’usinage des pièces de base, à leur assemblage en pièces principales (magnéto, moteur), et enfin à l’assemblage final des automobiles. À bien des égards, Ford appliquait les principes tayloriens de « rationalisation » des méthodes de production, alors en vogue dans toute l’industrie américaine. Frederick Taylor, le père de l’« organisation scientifique du travail » (OST) dans les années 1900, avait montré comment optimiser une opération industrielle en la divisant en étapes élémentaires, en repérant et
LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE - 43
éliminant les mouvements inutiles, pour établir ensuite des normes auxquelles les ouvriers devaient se conformer. METTRE LES HOMMES AU SERVICE DES MACHINES Mais Ford allait déjà plus loin, puisqu’il entendait mécaniser le processus de production et mettre les hommes au service des machines, plutôt qu’améliorer l’efficacité de leurs gestes. Une nouvelle étape fut franchie en 1913, avec l’introduction de la chaîne d’assemblage. Au lieu de confier l’assemblage à une équipe d’ouvriers allant d’une pièce à l’autre, c’était la pièce, par exemple le moteur ou la carrosserie, qui se déplaçait avec une fréquence précise devant des ouvriers à poste fixe, soumis à des consignes strictes et à un calcul rigoureux des temps d’opération. Ford n’est pas, à proprement parler, l’inventeur de la chaîne. Il est probable que Charles Sorensen, l’ingénieur en chef de la firme automobile, s’inspira des abattoirs de Chicago, avec leur système de treuillage des carcasses, ainsi que d’usines de boîtes de conserve. Mais, avec Ford, la chaîne d’assem- >>>
LE FORDISME
UNE RÉVOLUTION INDUSTRIELLE Inventeur en 1908 de la célèbre Ford T, dont il a vendu plus de quinze millions d’exemplaires en moins de vingt ans, Henry Ford a introduit des méthodes de production, de management et de gestion révolutionnaires : standardisation, travail à la chaîne, hauts salaires… Le fordisme, système global fondé sur la consommation de masse, était né. Par Pap Ndiaye
L
e système de production inventé par Henry Ford est sans doute l’épisode le plus décisif de l’histoire de l’industrie mondiale au xxe siècle. Il ne consistait pas seulement en machines-outils et en chaînes d’assemblage des fameux modèles T, mais aussi en outils de gestion de la main-d’œuvre ouvrière, et en un projet économique fondé sur l’essor de la consommation de masse. « La meilleure manière de fabriquer des automobiles est de les faire toutes semblables,
42 - LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE
qu’elles sortent de l’usine absolument identiques, comme une épingle ressemble à une autre épingle en sortant de l’usine à épingles » : en une formule mémorable, Henry Ford venait de résumer son projet, l’année même de la fondation de Ford Motor Company, en 1903. Son objectif était de construire une automobile parfaitement standardisée, aux pièces interchangeables, selon des principes déjà expérimentés dans de nombreuses industries américaines comme celles des armes à feu, des machines à coudre et des bicyclettes. Ford avait alors 40 ans. Né en 1863
La Ford T
À gauche, installation du moteur sur le châssis de la Ford T. La chaîne d’assemblage a été mise en place à l’usine de Highland Park à Detroit en 1913. En haut, la Ford T assure le succès de la marque. 15 millions d’exemplaires sont vendus. À droite, 10 000 châssis sont produits par jour à Highland Park, 1917.
L’AUTEUR Maître de conférences à l’École des hautes études en sciences sociales, PAP NDIAYE a notamment publié La Condition noire. Essai sur une minorité française (Calmann-Lévy, 2008, rééd. « Folio », 2009). Cet article est la version revue et abrégée de « Comment Ford a révolutionné le capitalisme », Les Collections de L’Histoire n° 7, pp. 28-31.
PHOTOS : JACQUES BOYER/ROGER-VIOLLET
d’une famille de fermiers de Dearborn (Michigan), précocement passionné de mécanique, il avait abandonné les bancs de l’école dès 16 ans pour travailler dans différents ateliers de mécanique, puis dans une compagnie d’électricité, avant deux tentatives avortées de création d’entreprise. La troisième fut la bonne. La standardisation devait permettre l’abaissement des coûts de production, et donc la fabrication d’une automobile accessible au plus grand nombre. Les observateurs étaient alors persuadés que le premier industriel qui réussirait ce pari « deviendrait non seulement très riche, mais serait considéré comme un bienfaiteur de l’humanité ». Le projet de Ford était caractéristique d’une époque où une nouvelle économie politique, fondée sur la consommation de masse de produits standardisés, commençait de naître aux États-Unis. De fait, la Ford T, lancée en 1908, était l’automobile standardisée par excellence. Elle était simple à l’extrême, petite, légère, robuste. Un moteur de vingt chevaux, une magnéto (qui produit le courant nécessaire à l’allumage du moteur), une transmission à deux vitesses, un solide châssis en acier : rien de révolutionnaire, mais un véhicule facile à construire et à réparer. Un seul modèle, bientôt une seule couleur, le noir, pas d’option. D’innombrables récits ont mis en scène la flivver (le « tacot »), parfois placée dans des situations acrobatiques pour mettre en valeur sa fiabilité, parfois transformée en camping-car, en voiture amphibie ou en
minibus, pour suggérer que son austérité initiale n’était pas un frein à l’imagination de propriétaires un peu bricoleurs. En vérité, le modèle T ne fut pas pensé en fonction des goûts des consommateurs mais de ses méthodes de production. C’est pourquoi sa conception alla de pair avec celle d’une nouvelle usine, à Highland Park, dans la banlieue nord de Detroit. C’est là que les ingénieurs de l’entreprise, des mécaniciens doués, des techniciens expérimentés, mirent en place un ensemble de machines-outils conçues pour la Ford T. L’usine de Highland Park était divisée en secteurs fonctionnels, consacrés à l’usinage des pièces de base, à leur assemblage en pièces principales (magnéto, moteur), et enfin à l’assemblage final des automobiles. À bien des égards, Ford appliquait les principes tayloriens de « rationalisation » des méthodes de production, alors en vogue dans toute l’industrie américaine. Frederick Taylor, le père de l’« organisation scientifique du travail » (OST) dans les années 1900, avait montré comment optimiser une opération industrielle en la divisant en étapes élémentaires, en repérant et
LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE - 43
éliminant les mouvements inutiles, pour établir ensuite des normes auxquelles les ouvriers devaient se conformer. METTRE LES HOMMES AU SERVICE DES MACHINES Mais Ford allait déjà plus loin, puisqu’il entendait mécaniser le processus de production et mettre les hommes au service des machines, plutôt qu’améliorer l’efficacité de leurs gestes. Une nouvelle étape fut franchie en 1913, avec l’introduction de la chaîne d’assemblage. Au lieu de confier l’assemblage à une équipe d’ouvriers allant d’une pièce à l’autre, c’était la pièce, par exemple le moteur ou la carrosserie, qui se déplaçait avec une fréquence précise devant des ouvriers à poste fixe, soumis à des consignes strictes et à un calcul rigoureux des temps d’opération. Ford n’est pas, à proprement parler, l’inventeur de la chaîne. Il est probable que Charles Sorensen, l’ingénieur en chef de la firme automobile, s’inspira des abattoirs de Chicago, avec leur système de treuillage des carcasses, ainsi que d’usines de boîtes de conserve. Mais, avec Ford, la chaîne d’assem- >>>
395 000 Ford T produites en 1915, 2 millions en 1923. Un modèle sort toutes les 30 secondes. Ford contrôle la moitié du marché américain
Roi de l’industrie et président des États-Unis ?
>>> blage, jointe à la standardisation, à l’échelle des opérations, au degré de spécialisation des ouvriers et des machines, autorisait des quantités de production qui allaient bien au-delà de ce qu’on avait imaginé jusque-là. La chaîne permettait un flux de production continu, et des gains de productivité spectaculaires. En octobre 1913, il fallait douze heures et vingt-huit minutes pour construire un modèle T ; il ne fallait plus qu’une heure et trente-trois minutes au printemps 1914 ! L’usine de High-
Premier grand patron de l’automobile, Henry Ford incarne le dynamisme de l’Amérique moderne. Mais la légende dorée de l’industriel masque bien des zones d’ombre.
BCA/RUE DES ARCHIVES
land Park ne suffisait déjà plus à Henry Ford. Sur un terrain d’un millier d’hectares au sud-est de Detroit, il installa, à partir de 1917, un nouveau colosse, l’usine River Rouge. Les matières premières arrivaient des mines de charbon et de fer Ford, acheminées par une noria de bateaux et de trains Ford. Plus de 2 millions de véhicules furent produits en 1923, annus mirabilis, contre 395 000 en 1915 et 800 000 en 1919. Un modèle T sortait des chaînes d’assemblage toutes les trente secondes. Au début des années 1920, Ford contrôlait plus de la moitié du marché automobile américain. Certains prophètes annonçaient la « fordisation » prochaine de l’économie du pays, qui permettrait de résoudre les maux sociaux : « Fordize or fail [échouez] », clamait >>>
Cadences infernales
Charlie Chaplin dans Les Temps modernes (1936), une satire du taylorisme et du fordisme. Chaplin visita l’usine de Highland Park en 1923 en compagnie de Henry Ford.
44 - LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE
SPL/AKG
DR
C
omme les fermiers du Michigan où il est né en 1863, Henry Ford déteste les riches et Wall Street, la haute société et les intellectuels, le luxe et l’ostentation. Il aime les plaisanteries simples, l’Amérique bonhomme qui navigue au ras des pâquerettes. Il porte des costumes ordinaires, fuit les réunions mondaines. C’est un ruraliste dans l’âme, qui embellit le passé, crée sa propre légende et condamne les changements qu’il observe autour de lui. Faut-il s’étonner qu’il songe à une carrière politique ? Non point, à une carrière à plein-temps. Industriel, il est, industriel, il reste. Mais il ne détesterait pas tenir un rôle qui lui permettrait de faire triompher ses idées. Ne jouit-il pas d’une popularité que lui envient bien des politiciens ? Sa première aventure dans le domaine politique n’en est pas moins un échec. Le déclenchement de la Première Guerre mondiale l’a bouleversé. Ses convictions pacifistes sont profondes et sincères. Pour lui, tout soldat est « un meurtrier ». La guerre résulte des intrigues des banquiers et des marchands de canons. Que l’Amérique prenne garde ! Elle court le risque de se laisser entraîner dans le conflit. Wall Street mène l’horrible complot. Pour arrêter le carnage, Henry Ford décide de lancer une campagne d’opinion qui devrait inciter les belligérants à rétablir la paix. Après avoir rencontré le président Wilson, Ford embarque, le 4 décembre 1915, sur l’Oscar II, « le bateau de la paix ». Son but, répète-t-il, est de « renvoyer chez eux avant Noël les hommes qui combattent dans les tranchées ». Hélas ! Les querelles naissent et s’amplifient sur le navire. Arrivé à Oslo le 18 décembre, Ford quitte ses compagnons et retourne en toute hâte aux États-Unis. Du coup, le voilà propulsé au premier plan de l’actualité politique. Ils sont nombreux ceux qui souhaitent que Ford se présente aux élections présidentielles de 1916. Il parle mal en public ? Il n’a pas de culture ? Il a 63 ans ? Il n’a aucune expérience qui le qualifie pour la Maison-Blanche ? La belle affaire ! Ce qui compte, c’est ce qu’il a fait de ses usines et ce sont ses idées simples. Ford figure parmi les candidats aux primaires républicaines du Michigan et du Nebraska, tout en déclarant qu’il n’est pas candidat. Finalement, il soutient la candidature du président Wilson. En 1918, nouvelle tentative, cette fois pour le poste de sénateur fédéral du Michigan. Sur 500 000 suffrages exprimés, Ford est battu par 4 400 voix seulement, alors qu’il n’a pratiquement pas mené campagne. Pourtant la personnalité politique de l’industriel prend
dès lors des couleurs plus sombres et suscite la controverse. En novembre 1918, Ford a acheté un hebdomadaire, le Dearborn Independent. Une manière d’afficher sa puissance financière et de diffuser des idées qui lui sont chères, par exemple la « justice sociale » et le « progrès humain ». Parmi les causes à défendre, la Société des nations, des logements décents, la nationalisation du téléphone, du télégraphe, des chemins de fer, la prohibition des boissons alcoolisées, les droits des femmes, la méfiance à l’encontre des banquiers et hommes d’affaires : un programme qui a de quoi séduire les campagnes de l’Ouest.
Un porte-parole prestigieux de l’antisémitisme
Le 22 mai 1920, l’Independent commence la publication de 91 articles sur « Le Juif international : un problème mondial ». Pendant deux ans, le « complot » des Juifs est inlassablement dénoncé. La source ? Les Protocoles des Sages de Sion, ce faux document fabriqué par la police tsariste et publié en 1903 en Russie, « révélant » un prétendu plan juif de révolution mondiale. L’hebdomadaire ne fait pas dans la nuance. Les Juifs sont accusés de corrompre, aux ÉtatsUnis, la vie politique, les milieux financiers, les mœurs, et de vouloir prendre le pouvoir dans le monde, tantôt sous le masque du capitalisme, tantôt sous celui du bolchevisme. « En Amérique, nous révèle l’hebdomadaire, la plupart des grosses affaires, les trusts et les banques, les ressources nationales et les principales productions agricoles comme le tabac, le coton et le sucre, sont entre les mains des financiers juifs ou de leurs agents. » Ces accusations sont dépourvues
« Le Juif international : un problème mondial » titre The Dearborn Independent en 1920. L’hebdomadaire appartient à Ford qui révèle son antisémitisme en y faisant publier 91 articles directement inspirés des Protocoles des Sages de Sion, ce faux antisémite. En 1927, il fait amende honorable, incriminant son rédacteur en chef. Reste que son prestige et son influence favoriseront dans les années 1930 le développement de l’antisémitisme.
de fondements. Les Juifs américains sont loin d’être toutpuissants. Alors Ford antisémite ? Pas du tout, répond-il, puisqu’il a des amis juifs et qu’il connaît de « bons » Juifs qui ne correspondent pas à la description de l’Independent. À vrai dire, son antisémitisme plonge ses racines dans le mouvement populiste américain des années 1890, porté par l’hostilité des fermiers à l’oligarchie financière, dans l’air du temps et dans la conviction que Les Protocoles des Sages de Sion disent vrai. La campagne de presse cesse en janvier 1922 parce que l’image de marque de Ford en pâtit, mais aussi sous la pression des producteurs de cinéma d’Hollywood qui menacent de montrer à l’écran des modèles T qui dérapent ou s’écrasent contre des arbres. Elle reprend en 1924 pour se terminer trois ans plus tard, devant les tribunaux. Cette fois-ci, Henry Ford fait amende honorable. En une longue lettre, il présente ses excuses à la communauté juive, plaide l’ignorance dans laquelle l’a tenu le rédacteur en chef de son hebdomadaire et jure qu’il a toujours été, qu’il est encore de bonne foi. Malgré tout, il ne faut pas sous-estimer son influence. Aux ÉtatsUnis, Ford dit tout haut ce que murmurent beaucoup d’Américains, membres ou non du Ku Klux Klan rénové et en plein essor. Il est le porte-parole prestigieux de l’antisémitisme. À l’étranger, sa phobie fait des émules. C’est grâce à lui que Les Protocoles des Sages de Sion ont eu une large diffusion dans l’Allemagne des années 1920. Et Hitler a cité Ford dans Mein Kampf. D’APRÈS ANDRÉ KASPI, PROFESSEUR ÉMÉRITE À L’UNIVERSITÉ PARIS-I PANTHÉON-SORBONNE « L’HISTOIRE » N° 136, PP. 34-46.
LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE - 45
395 000 Ford T produites en 1915, 2 millions en 1923. Un modèle sort toutes les 30 secondes. Ford contrôle la moitié du marché américain
Roi de l’industrie et président des États-Unis ?
>>> blage, jointe à la standardisation, à l’échelle des opérations, au degré de spécialisation des ouvriers et des machines, autorisait des quantités de production qui allaient bien au-delà de ce qu’on avait imaginé jusque-là. La chaîne permettait un flux de production continu, et des gains de productivité spectaculaires. En octobre 1913, il fallait douze heures et vingt-huit minutes pour construire un modèle T ; il ne fallait plus qu’une heure et trente-trois minutes au printemps 1914 ! L’usine de High-
Premier grand patron de l’automobile, Henry Ford incarne le dynamisme de l’Amérique moderne. Mais la légende dorée de l’industriel masque bien des zones d’ombre.
BCA/RUE DES ARCHIVES
land Park ne suffisait déjà plus à Henry Ford. Sur un terrain d’un millier d’hectares au sud-est de Detroit, il installa, à partir de 1917, un nouveau colosse, l’usine River Rouge. Les matières premières arrivaient des mines de charbon et de fer Ford, acheminées par une noria de bateaux et de trains Ford. Plus de 2 millions de véhicules furent produits en 1923, annus mirabilis, contre 395 000 en 1915 et 800 000 en 1919. Un modèle T sortait des chaînes d’assemblage toutes les trente secondes. Au début des années 1920, Ford contrôlait plus de la moitié du marché automobile américain. Certains prophètes annonçaient la « fordisation » prochaine de l’économie du pays, qui permettrait de résoudre les maux sociaux : « Fordize or fail [échouez] », clamait >>>
Cadences infernales
Charlie Chaplin dans Les Temps modernes (1936), une satire du taylorisme et du fordisme. Chaplin visita l’usine de Highland Park en 1923 en compagnie de Henry Ford.
44 - LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE
SPL/AKG
DR
C
omme les fermiers du Michigan où il est né en 1863, Henry Ford déteste les riches et Wall Street, la haute société et les intellectuels, le luxe et l’ostentation. Il aime les plaisanteries simples, l’Amérique bonhomme qui navigue au ras des pâquerettes. Il porte des costumes ordinaires, fuit les réunions mondaines. C’est un ruraliste dans l’âme, qui embellit le passé, crée sa propre légende et condamne les changements qu’il observe autour de lui. Faut-il s’étonner qu’il songe à une carrière politique ? Non point, à une carrière à plein-temps. Industriel, il est, industriel, il reste. Mais il ne détesterait pas tenir un rôle qui lui permettrait de faire triompher ses idées. Ne jouit-il pas d’une popularité que lui envient bien des politiciens ? Sa première aventure dans le domaine politique n’en est pas moins un échec. Le déclenchement de la Première Guerre mondiale l’a bouleversé. Ses convictions pacifistes sont profondes et sincères. Pour lui, tout soldat est « un meurtrier ». La guerre résulte des intrigues des banquiers et des marchands de canons. Que l’Amérique prenne garde ! Elle court le risque de se laisser entraîner dans le conflit. Wall Street mène l’horrible complot. Pour arrêter le carnage, Henry Ford décide de lancer une campagne d’opinion qui devrait inciter les belligérants à rétablir la paix. Après avoir rencontré le président Wilson, Ford embarque, le 4 décembre 1915, sur l’Oscar II, « le bateau de la paix ». Son but, répète-t-il, est de « renvoyer chez eux avant Noël les hommes qui combattent dans les tranchées ». Hélas ! Les querelles naissent et s’amplifient sur le navire. Arrivé à Oslo le 18 décembre, Ford quitte ses compagnons et retourne en toute hâte aux États-Unis. Du coup, le voilà propulsé au premier plan de l’actualité politique. Ils sont nombreux ceux qui souhaitent que Ford se présente aux élections présidentielles de 1916. Il parle mal en public ? Il n’a pas de culture ? Il a 63 ans ? Il n’a aucune expérience qui le qualifie pour la Maison-Blanche ? La belle affaire ! Ce qui compte, c’est ce qu’il a fait de ses usines et ce sont ses idées simples. Ford figure parmi les candidats aux primaires républicaines du Michigan et du Nebraska, tout en déclarant qu’il n’est pas candidat. Finalement, il soutient la candidature du président Wilson. En 1918, nouvelle tentative, cette fois pour le poste de sénateur fédéral du Michigan. Sur 500 000 suffrages exprimés, Ford est battu par 4 400 voix seulement, alors qu’il n’a pratiquement pas mené campagne. Pourtant la personnalité politique de l’industriel prend
dès lors des couleurs plus sombres et suscite la controverse. En novembre 1918, Ford a acheté un hebdomadaire, le Dearborn Independent. Une manière d’afficher sa puissance financière et de diffuser des idées qui lui sont chères, par exemple la « justice sociale » et le « progrès humain ». Parmi les causes à défendre, la Société des nations, des logements décents, la nationalisation du téléphone, du télégraphe, des chemins de fer, la prohibition des boissons alcoolisées, les droits des femmes, la méfiance à l’encontre des banquiers et hommes d’affaires : un programme qui a de quoi séduire les campagnes de l’Ouest.
Un porte-parole prestigieux de l’antisémitisme
Le 22 mai 1920, l’Independent commence la publication de 91 articles sur « Le Juif international : un problème mondial ». Pendant deux ans, le « complot » des Juifs est inlassablement dénoncé. La source ? Les Protocoles des Sages de Sion, ce faux document fabriqué par la police tsariste et publié en 1903 en Russie, « révélant » un prétendu plan juif de révolution mondiale. L’hebdomadaire ne fait pas dans la nuance. Les Juifs sont accusés de corrompre, aux ÉtatsUnis, la vie politique, les milieux financiers, les mœurs, et de vouloir prendre le pouvoir dans le monde, tantôt sous le masque du capitalisme, tantôt sous celui du bolchevisme. « En Amérique, nous révèle l’hebdomadaire, la plupart des grosses affaires, les trusts et les banques, les ressources nationales et les principales productions agricoles comme le tabac, le coton et le sucre, sont entre les mains des financiers juifs ou de leurs agents. » Ces accusations sont dépourvues
« Le Juif international : un problème mondial » titre The Dearborn Independent en 1920. L’hebdomadaire appartient à Ford qui révèle son antisémitisme en y faisant publier 91 articles directement inspirés des Protocoles des Sages de Sion, ce faux antisémite. En 1927, il fait amende honorable, incriminant son rédacteur en chef. Reste que son prestige et son influence favoriseront dans les années 1930 le développement de l’antisémitisme.
de fondements. Les Juifs américains sont loin d’être toutpuissants. Alors Ford antisémite ? Pas du tout, répond-il, puisqu’il a des amis juifs et qu’il connaît de « bons » Juifs qui ne correspondent pas à la description de l’Independent. À vrai dire, son antisémitisme plonge ses racines dans le mouvement populiste américain des années 1890, porté par l’hostilité des fermiers à l’oligarchie financière, dans l’air du temps et dans la conviction que Les Protocoles des Sages de Sion disent vrai. La campagne de presse cesse en janvier 1922 parce que l’image de marque de Ford en pâtit, mais aussi sous la pression des producteurs de cinéma d’Hollywood qui menacent de montrer à l’écran des modèles T qui dérapent ou s’écrasent contre des arbres. Elle reprend en 1924 pour se terminer trois ans plus tard, devant les tribunaux. Cette fois-ci, Henry Ford fait amende honorable. En une longue lettre, il présente ses excuses à la communauté juive, plaide l’ignorance dans laquelle l’a tenu le rédacteur en chef de son hebdomadaire et jure qu’il a toujours été, qu’il est encore de bonne foi. Malgré tout, il ne faut pas sous-estimer son influence. Aux ÉtatsUnis, Ford dit tout haut ce que murmurent beaucoup d’Américains, membres ou non du Ku Klux Klan rénové et en plein essor. Il est le porte-parole prestigieux de l’antisémitisme. À l’étranger, sa phobie fait des émules. C’est grâce à lui que Les Protocoles des Sages de Sion ont eu une large diffusion dans l’Allemagne des années 1920. Et Hitler a cité Ford dans Mein Kampf. D’APRÈS ANDRÉ KASPI, PROFESSEUR ÉMÉRITE À L’UNIVERSITÉ PARIS-I PANTHÉON-SORBONNE « L’HISTOIRE » N° 136, PP. 34-46.
LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE - 45
Dès les années 1950 , il faut attaquer le consommateur en lui proposant plus de choix : berline, coupé, cabriolet ou break. Les modèles multiplient les équipements (air conditionné, radio, vitres électriques).
NOTE 1. Fortune Magazine, cité par Olivier Zunz, Le Siècle américain, Fayard, 2000.
5 dollars », alors que la paie habituelle d’un ouvrier non qualifié ne dépassait pas 2,50 dollars pour neuf heures de travail. Mais ce salaire mirifique était assorti de conditions draconiennes. L’absentéisme n’était plus toléré, et la vie privée des employés devait se conformer à des critères de « propreté, bonnes manières, tempérance et épargne ». Pour s’en assurer, les inspecteurs du « département social » enquêtaient et dressaient des fiches sur le personnel. Les immigrés étaient fortement encouragés à s’« américaniser », à apprendre l’anglais et suivre les conventions culturelles de leur nouveau pays. Le paternalisme de Ford s’étiola cependant rapidement, pour faire place dans les années 1920 et 1930 à une politique de répression antisyndicale, appuyée sur un service d’ordre extrêmement brutal. Par contraste, au même moment, de nombreuses grandes entreprises américaines se lançaient dans une politique de coopération avec les syndicats, augmentaient les salaires et mettaient en place des programmes sociaux que le New Deal allait systématiser. Dans le domaine commercial aussi, Ford apparut à
46 - LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE
1913
1914
PRIX D’UNE FORD T 900 $ EN 1909 360 $ EN 1916 290 $ EN 1927
290 $
AKG
Le voyage à Detroit
TEMPS DE TRAVAIL ET SALAIRES AVANT 1914, LA JOURNÉE DE 9 HEURES À 2,5 DOLLARS ; APRÈS 1914, LA JOURNÉE DE 8 HEURES À 5 DOLLARS
I
ls y sont tous allés ! Les Français Louis Renault et André Citroën, l’Italien Giovanni Agnelli, les Anglais Herbert Austin et William Morris, le Japonais Kiichiro Toyoda rentrèrent stupéfaits de leurs voyages à Detroit, bien décidés à introduire le fordisme chez eux, ce qu’ils firent à leur manière, avec des résultats inégaux selon les situations locales. « Il est indispensable que nos ingénieurs aillent aux ÉtatsUnis », affirmait en 1931 André Citroën. « [C’est] une terre d’enseignement. C’est là qu’ils se perfectionnent et achèvent leur culture. Comme les peintres et les sculpteurs vont à Rome, les ingénieurs doivent aller en Amérique, lieu de naissance de la grande industrie. Tous les ans, une quinzaine de mes ingénieurs visitent, étudient, se familiarisent avec une technique en perpétuelle évolution et se pénètrent d’un esprit nouveau. Quand ils regagnent la France, ils ont compris les bienfaits d’une organisation rationnelle. Ils rentrent en animateurs et leurs conceptions élargies sont un des plus puissants éléments de la prospérité de l’entreprise. » Même les Soviétiques s’enthousiasmèrent pour le fordisme. Ils firent venir de nombreux ingénieurs et ouvriers de Ford pour construire des répliques de la River Rouge, et fabriquer les tracteurs Fordson élevés au rang de symbole des campagnes socialistes. Quant aux Allemands, émules de Max Weber, communistes et nazis confondus, ils ne juraient plus que par Fordismus : « Aucune symphonie, aucune Héroïque, n’égale la profondeur et la puissance de la musique qui retentissait alors que nous étions dans l’usine Ford, émerveillés par cette expression audacieuse de l’esprit humain », écrivait en 1927 l’ingénieur allemand Otto Moog. J.-L. L.
FORD AUJOURD’HUI
IPA
NAISSANCE DES « OS » De telle sorte que, vers 1914, la production du modèle T était assurée par des ouvriers non qualifiés ou semi-qualifiés, et qu’il ne subsistait plus que des niches de savoir-faire traditionnels, comme à l’outillage ou à la fonderie. On est ici à un moment charnière de l’histoire du travail, celui de l’apparition des « OS », ces ouvriers spécialisés, c’est-à-dire sans qualification, qui occuperont la plupart des postes de la grande industrie métallurgique au xxe siècle. Des routines strictes furent imposées, dont la monotonie mettait à mal les corps et les esprits. On appelait ironiquement « fordite » l’état d’apathie et d’abattement de nombreux ouvriers, notamment les OS et les manœuvres, qui représentaient environ 70 % de la main-d’œuvre en 1917. Afin de fixer sa main-d’œuvre – chaque jour, plus de 1 300 ouvriers manquaient à l’appel – Ford institua la « journée [de huit heures] à
Un modèle, 4 versions
rebours de l’histoire. C’est que, depuis le début des années 1920 et le temps de la prospérité, les goûts des consommateurs avaient commencé d’évoluer. Le constructeur était si enchanté de ses inventions qu’il ne tint aucun compte de l’évolution de la demande des clients, qui souhaitaient un choix de modèles plus attractif et plus large. Par contraste, son concurrent, General Motors (GM), adopta, sous la houlette d’Alfred Sloan, une stratégie payante : segmenter le marché en différentes marques visant différents publics, avec des gammes de prix et des modèles bien individualisés, « Chevrolet pour les masses ; Pontiac pour les pauvres mais fiers ; Oldsmobile pour les discrètement aisés ; Buick pour les battants, et Cadillac pour les riches 1 ». En outre, la standardisation poussée à l’extrême révélait ses limites : l’appareil productif, taillé sur mesure pour la Ford T, était incapable de fabriquer un autre modèle. Henry Ford dut pourtant s’y résoudre après que les ventes eurent baissé dramatiquement (sa part de marché était tombée à 15 % fin 1926) : la firme était au bord du gouffre. La fin du modèle T fut annoncée en mai 1927 avec le 15 millionième exemplaire. Mais la remplaçante n’était pas prête. Il fallut en effet dessiner le nouveau modèle de A à Z, remplacer plus de la moitié des 43 000 machines-outils, repenser entièrement les chaînes d’assemblage. La Ford A, qui sortit des chaînes début 1928, fut vendue comme ses concurrentes de GM : au moyen de campagnes publicitaires, du crédit, et d’une variété d’options de carrosserie et de motorisation. Les beaux jours étaient révolus. Jamais plus Ford ne dominerait le marché de l’automobile. En 1945, pour redresser une firme cliniquement morte, Henry Ford II, petit-fils du fondateur, fit appel à une équipe de nouveaux managers, dont plusieurs venaient de General Motors. C’était désormais GM qui, dans l’âge d’or des États-Unis, donnait le « la » au grand capitalisme, grâce à ses recherches marketing et à ses méthodes de gestion modernes. ■
TEMPS DE PRODUCTION DE LA FORD T
SKI/AP/S DAVI D ZABU LOW
>>> le marchand bostonien Edward Filene. Les méthodes de production de masse Ford se diffusaient rapidement dans toute l’industrie américaine et européenne. Mais la production de masse n’était pas tout. La « recette Ford » consistait en un triptyque « production de masse, bas prix et hauts salaires ». De fait, le prix des modèles T baissa continûment : il passa de 900 dollars en 1909 à 360 dollars en 1916 et 290 dollars en 1927, mettant l’automobile à la portée des fermiers et des ouvriers les mieux payés. En 1927, on comptait une automobile pour 5,3 personnes aux États-Unis, contre une pour 44 en France et en Grande-Bretagne. Au-delà de ses prodigieux succès, le fordisme est aussi une histoire de la peine des hommes. L’introduction de la chaîne d’assemblage bouleversa l’organisation du travail. À partir de 1910, au fur et à mesure que les ventes s’envolaient, que les ouvriers qualifiés se faisaient rares, et que, en revanche, une main-d’œuvre immigrée non qualifiée était largement disponible, les savoir-faire ouvriers furent transférés vers les machines-outils et les ingénieurs qui les concevaient.
DR
General Motors segmente le marché par marques : Cadillac pour les riches, Buick pour les battants, Chevrolet pour les masses
SA SITUATION Des trois mythiques « majors » de l’industrie automobile américaine, Ford est le seul à ne pas avoir été placé sous la protection de la loi sur les faillites, dont General Motors et Chrysler ont bénéficié. Paradoxalement, la fi rme du Michigan a même plutôt bien traversé la pire crise de toute l’histoire automobile nationale, s’off rant même le luxe d’un bénéfice net de 2,7 milliards de dollars l’an dernier. Il est vrai que le groupe a promptement réagi à la bourrasque en sacrifiant plusieurs marques, Aston Martin, Jaguar, Land Rover et Volvo toutes revendues et Mercury, purement et simplement arrêtée. Le tout sur fond de restructuration sévère puisque 47 % des postes ouvriers ont été supprimés aux États-Unis. Le groupe s’est désormais recentré sur deux labels, Ford et Lincoln. SES CHIFFRES Ford a vendu 4,8 millions de véhicules dans le monde en 2009. Son chiff re d’affaires est de 118 milliards de dollars et son bénéfice de 2,7 milliards. Le groupe emploie 198 000 personnes.
LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE - 47
Dès les années 1950 , il faut attaquer le consommateur en lui proposant plus de choix : berline, coupé, cabriolet ou break. Les modèles multiplient les équipements (air conditionné, radio, vitres électriques).
NOTE 1. Fortune Magazine, cité par Olivier Zunz, Le Siècle américain, Fayard, 2000.
5 dollars », alors que la paie habituelle d’un ouvrier non qualifié ne dépassait pas 2,50 dollars pour neuf heures de travail. Mais ce salaire mirifique était assorti de conditions draconiennes. L’absentéisme n’était plus toléré, et la vie privée des employés devait se conformer à des critères de « propreté, bonnes manières, tempérance et épargne ». Pour s’en assurer, les inspecteurs du « département social » enquêtaient et dressaient des fiches sur le personnel. Les immigrés étaient fortement encouragés à s’« américaniser », à apprendre l’anglais et suivre les conventions culturelles de leur nouveau pays. Le paternalisme de Ford s’étiola cependant rapidement, pour faire place dans les années 1920 et 1930 à une politique de répression antisyndicale, appuyée sur un service d’ordre extrêmement brutal. Par contraste, au même moment, de nombreuses grandes entreprises américaines se lançaient dans une politique de coopération avec les syndicats, augmentaient les salaires et mettaient en place des programmes sociaux que le New Deal allait systématiser. Dans le domaine commercial aussi, Ford apparut à
46 - LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE
1913
1914
PRIX D’UNE FORD T 900 $ EN 1909 360 $ EN 1916 290 $ EN 1927
290 $
AKG
Le voyage à Detroit
TEMPS DE TRAVAIL ET SALAIRES AVANT 1914, LA JOURNÉE DE 9 HEURES À 2,5 DOLLARS ; APRÈS 1914, LA JOURNÉE DE 8 HEURES À 5 DOLLARS
I
ls y sont tous allés ! Les Français Louis Renault et André Citroën, l’Italien Giovanni Agnelli, les Anglais Herbert Austin et William Morris, le Japonais Kiichiro Toyoda rentrèrent stupéfaits de leurs voyages à Detroit, bien décidés à introduire le fordisme chez eux, ce qu’ils firent à leur manière, avec des résultats inégaux selon les situations locales. « Il est indispensable que nos ingénieurs aillent aux ÉtatsUnis », affirmait en 1931 André Citroën. « [C’est] une terre d’enseignement. C’est là qu’ils se perfectionnent et achèvent leur culture. Comme les peintres et les sculpteurs vont à Rome, les ingénieurs doivent aller en Amérique, lieu de naissance de la grande industrie. Tous les ans, une quinzaine de mes ingénieurs visitent, étudient, se familiarisent avec une technique en perpétuelle évolution et se pénètrent d’un esprit nouveau. Quand ils regagnent la France, ils ont compris les bienfaits d’une organisation rationnelle. Ils rentrent en animateurs et leurs conceptions élargies sont un des plus puissants éléments de la prospérité de l’entreprise. » Même les Soviétiques s’enthousiasmèrent pour le fordisme. Ils firent venir de nombreux ingénieurs et ouvriers de Ford pour construire des répliques de la River Rouge, et fabriquer les tracteurs Fordson élevés au rang de symbole des campagnes socialistes. Quant aux Allemands, émules de Max Weber, communistes et nazis confondus, ils ne juraient plus que par Fordismus : « Aucune symphonie, aucune Héroïque, n’égale la profondeur et la puissance de la musique qui retentissait alors que nous étions dans l’usine Ford, émerveillés par cette expression audacieuse de l’esprit humain », écrivait en 1927 l’ingénieur allemand Otto Moog. J.-L. L.
FORD AUJOURD’HUI
IPA
NAISSANCE DES « OS » De telle sorte que, vers 1914, la production du modèle T était assurée par des ouvriers non qualifiés ou semi-qualifiés, et qu’il ne subsistait plus que des niches de savoir-faire traditionnels, comme à l’outillage ou à la fonderie. On est ici à un moment charnière de l’histoire du travail, celui de l’apparition des « OS », ces ouvriers spécialisés, c’est-à-dire sans qualification, qui occuperont la plupart des postes de la grande industrie métallurgique au xxe siècle. Des routines strictes furent imposées, dont la monotonie mettait à mal les corps et les esprits. On appelait ironiquement « fordite » l’état d’apathie et d’abattement de nombreux ouvriers, notamment les OS et les manœuvres, qui représentaient environ 70 % de la main-d’œuvre en 1917. Afin de fixer sa main-d’œuvre – chaque jour, plus de 1 300 ouvriers manquaient à l’appel – Ford institua la « journée [de huit heures] à
Un modèle, 4 versions
rebours de l’histoire. C’est que, depuis le début des années 1920 et le temps de la prospérité, les goûts des consommateurs avaient commencé d’évoluer. Le constructeur était si enchanté de ses inventions qu’il ne tint aucun compte de l’évolution de la demande des clients, qui souhaitaient un choix de modèles plus attractif et plus large. Par contraste, son concurrent, General Motors (GM), adopta, sous la houlette d’Alfred Sloan, une stratégie payante : segmenter le marché en différentes marques visant différents publics, avec des gammes de prix et des modèles bien individualisés, « Chevrolet pour les masses ; Pontiac pour les pauvres mais fiers ; Oldsmobile pour les discrètement aisés ; Buick pour les battants, et Cadillac pour les riches 1 ». En outre, la standardisation poussée à l’extrême révélait ses limites : l’appareil productif, taillé sur mesure pour la Ford T, était incapable de fabriquer un autre modèle. Henry Ford dut pourtant s’y résoudre après que les ventes eurent baissé dramatiquement (sa part de marché était tombée à 15 % fin 1926) : la firme était au bord du gouffre. La fin du modèle T fut annoncée en mai 1927 avec le 15 millionième exemplaire. Mais la remplaçante n’était pas prête. Il fallut en effet dessiner le nouveau modèle de A à Z, remplacer plus de la moitié des 43 000 machines-outils, repenser entièrement les chaînes d’assemblage. La Ford A, qui sortit des chaînes début 1928, fut vendue comme ses concurrentes de GM : au moyen de campagnes publicitaires, du crédit, et d’une variété d’options de carrosserie et de motorisation. Les beaux jours étaient révolus. Jamais plus Ford ne dominerait le marché de l’automobile. En 1945, pour redresser une firme cliniquement morte, Henry Ford II, petit-fils du fondateur, fit appel à une équipe de nouveaux managers, dont plusieurs venaient de General Motors. C’était désormais GM qui, dans l’âge d’or des États-Unis, donnait le « la » au grand capitalisme, grâce à ses recherches marketing et à ses méthodes de gestion modernes. ■
TEMPS DE PRODUCTION DE LA FORD T
SKI/AP/S DAVI D ZABU LOW
>>> le marchand bostonien Edward Filene. Les méthodes de production de masse Ford se diffusaient rapidement dans toute l’industrie américaine et européenne. Mais la production de masse n’était pas tout. La « recette Ford » consistait en un triptyque « production de masse, bas prix et hauts salaires ». De fait, le prix des modèles T baissa continûment : il passa de 900 dollars en 1909 à 360 dollars en 1916 et 290 dollars en 1927, mettant l’automobile à la portée des fermiers et des ouvriers les mieux payés. En 1927, on comptait une automobile pour 5,3 personnes aux États-Unis, contre une pour 44 en France et en Grande-Bretagne. Au-delà de ses prodigieux succès, le fordisme est aussi une histoire de la peine des hommes. L’introduction de la chaîne d’assemblage bouleversa l’organisation du travail. À partir de 1910, au fur et à mesure que les ventes s’envolaient, que les ouvriers qualifiés se faisaient rares, et que, en revanche, une main-d’œuvre immigrée non qualifiée était largement disponible, les savoir-faire ouvriers furent transférés vers les machines-outils et les ingénieurs qui les concevaient.
DR
General Motors segmente le marché par marques : Cadillac pour les riches, Buick pour les battants, Chevrolet pour les masses
SA SITUATION Des trois mythiques « majors » de l’industrie automobile américaine, Ford est le seul à ne pas avoir été placé sous la protection de la loi sur les faillites, dont General Motors et Chrysler ont bénéficié. Paradoxalement, la fi rme du Michigan a même plutôt bien traversé la pire crise de toute l’histoire automobile nationale, s’off rant même le luxe d’un bénéfice net de 2,7 milliards de dollars l’an dernier. Il est vrai que le groupe a promptement réagi à la bourrasque en sacrifiant plusieurs marques, Aston Martin, Jaguar, Land Rover et Volvo toutes revendues et Mercury, purement et simplement arrêtée. Le tout sur fond de restructuration sévère puisque 47 % des postes ouvriers ont été supprimés aux États-Unis. Le groupe s’est désormais recentré sur deux labels, Ford et Lincoln. SES CHIFFRES Ford a vendu 4,8 millions de véhicules dans le monde en 2009. Son chiff re d’affaires est de 118 milliards de dollars et son bénéfice de 2,7 milliards. Le groupe emploie 198 000 personnes.
LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE - 47
APAB OR KH AR BIN E-T COLLE CT ION
ANNÉES 1920
LES FRANÇAIS DÉBARQUENT Au lendemain de la Première Guerre mondiale, 150 constructeurs, la plupart artisans, se partagent le marché automobile français. En moins de vingt ans, Renault, Peugeot et Citroën, les trois grands, font main basse sur la production et introduisent en France le travail à la chaîne. Par Jean-Louis Loubet L’AUTEUR JEAN-LOUIS LOUBET est professeur d’histoire contemporaine à l’université d’Évry. Spécialiste de l’industrie automobile, il est l’auteur d’une douzaine d’ouvrages, dont La Maison Peugeot (Perrin, 2009). Il nous a aidés à coordonner l’ensemble de ce numéro. Cet article est inédit.
NOTES 1. «Notre programme », Bulletin officiel de la CSCA, juin 1917. 2. P. Girardet (directeur technique de Peugeot), Ceux que j’ai connus, 1952.
P
remier producteur mondial à la fin du xixe siècle, la France est dépassée à partir de 1904 par les États-Unis. Au cours des années 1920, cependant, l’automobile française connaît une grande mutation qui permet à trois firmes (Renault, Peugeot et Citroën) de passer à leur tour à la série et à l’industrie. La crise des années 1930 met défi nitivement fi n à l’activité des constructeurs artisanaux pour laisser la place aux seuls industriels capables de se remettre en cause. En vingt ans, les plus grandes marques passent de 5 000 à 100 000 voitu-res par an. La Grande Guerre est formatrice : elle oblige les industries métallurgiques et l’automobile à s’orienter vers l’organisation scientifique du travail si mal perçue avant 1914. Dès 1917, les responsables de Berliet, Brasier, Clément-Bayard, Delage, Panhard, Peugeot et Renault se réunissent au ministère du Commerce et de l’Industrie pour imaginer l’avenir : faut-il reprendre les activités de 1914 à l’identique ou se tourner vers la modernité ? La chambre syndicale de l’automobile se contente de rappeler qu’« attendre le jour de la paix pour arrêter nos
plans d’après-guerre serait coupable de négligence 1 ». CITROËN, LE PIONNIER La nouvelle tombe le 11 novembre 1918 : le spécialiste de l’obus en série, André Citroën, annonce qu’il transforme ses usines du quai de Javel pour qu’elles fabriquent 100 voitures par jour. C’est le point de départ de la série en France. Les grandes maisons sont stupéfaites, incapables de répondre, à l’exception de Berliet : la fourniture des camions à l’Armée a permis à ce dernier d’imaginer, lui aussi, un avenir à l’américaine, avec la construction en 1917 de nouvelles usines dont les surfaces passent de 6 à 100 hectares, les effectifs de 3 400 à 12 000 personnes. Tout est prêt, même une VB 15 CV dite « Étoile d’argent », la copie d’une Dodge américaine. Mais le projet de Berliet est sans suite : en pleine crise de reconversion, il lance une voiture trop fragile en raison de la mauvaise qualité des aciers français et d’une mise au point insuffisante. L’entreprise dépose son bilan. Passer à la série ne va pas de soi au moment où la crise de 1920 asphyxie les marchés et où les banquiers se montrent frileux. Peugeot, qui
48 - LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE
s’en méfiait beaucoup, définissait le banquier comme « un homme qui vous offre avec obstination une ombrelle quand il fait beau, mais vous refuse un parapluie quand il pleut 2 ». André Citroën peine aussi à financer son usine de série : en 1919, il demande des subsides à Ford et à General Motors. Le premier refuse, évoquant des « raisons de principe » – Ford prépare son arrivée en France ; le second émet des doutes sur la gestion et la direction de l’affaire, sur le coût de l’opération et la nature des investissements à réaliser. Citroën apparaît comme un bon ingénieur, mais un piètre financier. L’homme de Javel saura convaincre ses bailleurs de fonds habituels : le milieu diamantaire dont il est issu, sa belle-famille (son beau-père est banquier), ses fournisseurs, notamment les métallurgistes, et un acrobate de la finance, Lucien Rosengart, qui met en place un système à haut risque : les voitures en stock sont réescomptées auprès des banques pour garantir les paiements. Une stratégie qui pousse à produire, loin du marché. Une fois la crise de reconversion surmontée, Renault et Peugeot s’engouffrent dans la voie tracée par Citroën : la France devient le seul pays européen à compter dans >>>
Frères ennemis
L’entre-deuxguerres voit l’aff rontement de Louis Renault et d’André Citroën. Une vision parisienne de l’automobile qui oublie Peugeot, la firme de Sochaux, devenue la deuxième marque française en 1938 (couverture du magazine Vu, 1935).
LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE - 49
APAB OR KH AR BIN E-T COLLE CT ION
ANNÉES 1920
LES FRANÇAIS DÉBARQUENT Au lendemain de la Première Guerre mondiale, 150 constructeurs, la plupart artisans, se partagent le marché automobile français. En moins de vingt ans, Renault, Peugeot et Citroën, les trois grands, font main basse sur la production et introduisent en France le travail à la chaîne. Par Jean-Louis Loubet L’AUTEUR JEAN-LOUIS LOUBET est professeur d’histoire contemporaine à l’université d’Évry. Spécialiste de l’industrie automobile, il est l’auteur d’une douzaine d’ouvrages, dont La Maison Peugeot (Perrin, 2009). Il nous a aidés à coordonner l’ensemble de ce numéro. Cet article est inédit.
NOTES 1. «Notre programme », Bulletin officiel de la CSCA, juin 1917. 2. P. Girardet (directeur technique de Peugeot), Ceux que j’ai connus, 1952.
P
remier producteur mondial à la fin du xixe siècle, la France est dépassée à partir de 1904 par les États-Unis. Au cours des années 1920, cependant, l’automobile française connaît une grande mutation qui permet à trois firmes (Renault, Peugeot et Citroën) de passer à leur tour à la série et à l’industrie. La crise des années 1930 met défi nitivement fi n à l’activité des constructeurs artisanaux pour laisser la place aux seuls industriels capables de se remettre en cause. En vingt ans, les plus grandes marques passent de 5 000 à 100 000 voitu-res par an. La Grande Guerre est formatrice : elle oblige les industries métallurgiques et l’automobile à s’orienter vers l’organisation scientifique du travail si mal perçue avant 1914. Dès 1917, les responsables de Berliet, Brasier, Clément-Bayard, Delage, Panhard, Peugeot et Renault se réunissent au ministère du Commerce et de l’Industrie pour imaginer l’avenir : faut-il reprendre les activités de 1914 à l’identique ou se tourner vers la modernité ? La chambre syndicale de l’automobile se contente de rappeler qu’« attendre le jour de la paix pour arrêter nos
plans d’après-guerre serait coupable de négligence 1 ». CITROËN, LE PIONNIER La nouvelle tombe le 11 novembre 1918 : le spécialiste de l’obus en série, André Citroën, annonce qu’il transforme ses usines du quai de Javel pour qu’elles fabriquent 100 voitures par jour. C’est le point de départ de la série en France. Les grandes maisons sont stupéfaites, incapables de répondre, à l’exception de Berliet : la fourniture des camions à l’Armée a permis à ce dernier d’imaginer, lui aussi, un avenir à l’américaine, avec la construction en 1917 de nouvelles usines dont les surfaces passent de 6 à 100 hectares, les effectifs de 3 400 à 12 000 personnes. Tout est prêt, même une VB 15 CV dite « Étoile d’argent », la copie d’une Dodge américaine. Mais le projet de Berliet est sans suite : en pleine crise de reconversion, il lance une voiture trop fragile en raison de la mauvaise qualité des aciers français et d’une mise au point insuffisante. L’entreprise dépose son bilan. Passer à la série ne va pas de soi au moment où la crise de 1920 asphyxie les marchés et où les banquiers se montrent frileux. Peugeot, qui
48 - LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE
s’en méfiait beaucoup, définissait le banquier comme « un homme qui vous offre avec obstination une ombrelle quand il fait beau, mais vous refuse un parapluie quand il pleut 2 ». André Citroën peine aussi à financer son usine de série : en 1919, il demande des subsides à Ford et à General Motors. Le premier refuse, évoquant des « raisons de principe » – Ford prépare son arrivée en France ; le second émet des doutes sur la gestion et la direction de l’affaire, sur le coût de l’opération et la nature des investissements à réaliser. Citroën apparaît comme un bon ingénieur, mais un piètre financier. L’homme de Javel saura convaincre ses bailleurs de fonds habituels : le milieu diamantaire dont il est issu, sa belle-famille (son beau-père est banquier), ses fournisseurs, notamment les métallurgistes, et un acrobate de la finance, Lucien Rosengart, qui met en place un système à haut risque : les voitures en stock sont réescomptées auprès des banques pour garantir les paiements. Une stratégie qui pousse à produire, loin du marché. Une fois la crise de reconversion surmontée, Renault et Peugeot s’engouffrent dans la voie tracée par Citroën : la France devient le seul pays européen à compter dans >>>
Frères ennemis
L’entre-deuxguerres voit l’aff rontement de Louis Renault et d’André Citroën. Une vision parisienne de l’automobile qui oublie Peugeot, la firme de Sochaux, devenue la deuxième marque française en 1938 (couverture du magazine Vu, 1935).
LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE - 49
>>> les années 1920 trois adeptes de la série, vivant aux côtés d’artisans attachés à la voiture de luxe traditionnelle. Incontestablement le plus enrichi par les marchés de guerre, Renault prend le temps, celui de transformer son affaire en société anonyme, puis de conquérir des surfaces à Boulogne, notamment l’île Seguin. Son passage à la série se construit posément, avec la volonté de conserver une diversité de production, au contraire de Citroën. Renault produit, à côté de ses voitures, des camions, des trains, des avions, et poursuit une intégration industrielle qui compte fonderies, forges, aciéries et des ateliers pour les pièces comme les carburateurs, les allumeurs et les pneumatiques. Son avancée vers la série se fait par étapes : 1922, 1924, puis 1929 avec la mise en service de l’île Seguin, une usine dotée de deux lignes de montage. Peugeot est plus en retrait : sa situation dans l’est de la France ne lui a pas permis de bénéficier à plein des juteux contrats de guerre (cf. p. 37). Il faut convaincre les banques. Mais les usines sont éparpillées dans le pays de Montbéliard. Une décennie est nécessaire pour restructurer les activités, différencier les ateliers d’outillages, de quincaillerie, de cycles et d’automobiles. Ces derniers sont regroupés dans une unité très rationnelle
La chaîne
Ces carrosseries montées à l’île Seguin au début des années 1930 illustrent la volonté de Renault de passer à la grande série.
NOTES 3. A. Citroën, «L’avenir de la construction automobile», Revue politique et parlementaire, 10 mai 1929. 4. Archives du Crédit Lyonnais, DEEF 61120, étude n° 6446, Société anonyme André Citroën, juillet 1926.
à Sochaux et à Montbéliard qui donne naissance en 1929 au Grand Sochaux, une usine dédiée au seul modèle 201, à l’instar de la Ford T. PROFESSION GARAGISTE L’Amérique fascine les industriels. Citroën s’y rend à trois reprises, en 1912, 1923 et 1931, Renault en 1911 et 1928, les Peugeot en 1915 et 1926. Matières, outillages, manutention, stockage : tout est passé au crible pour apporter en France les méthodes américaines. Le principe se décrit simplement : « Il s’agit de faire la fabrication des différentes pièces en ligne droite […]. Toutes les opérations se succèdent dans l’ordre logique et les machines sont aussi rapprochées que possible les unes des autres pour éviter les manutentions. Il faut utiliser le plus de machines spéciales pour des opérations bien déterminées, avec des montages indéréglables, des machines très robustes pour permettre un usinage de grande précision. 3 » Citroën veut dominer le marché et écraser la concurrence. Pour ce faire, il faut produire toujours plus pour laminer les coûts. L’outillage utilisé est le plus moderne qui soit, et le plus cher aussi, difficile à rentabiliser sans une course au volume. En 1920, dès que l’objectif des 100 voitures par jour semble atteignable,
50 - LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE
de nouvelles installations sont dessinées pour viser 250 voitures en 1924, puis 500 en 1927 par journée de 8 heures. On évoque même « la possibilité de travailler à deux postes pour augmenter la production si la situation du marché s’y [prête] 4 ». Les ingénieurs du Crédit Lyonnais qui visitent Citroën en 1926 sont admiratifs : « Les constructions sont presque entièrement neuves ; l’outillage comprend 10 000 machines-outils qui sont presque toutes américaines et à haut rendement. » Les sauts technologiques suivent le rythme de l’introduction des nouveaux procédés américains. Citroën le fait avec d’autant plus d’attention qu’il installe une antenne, puis un bureau d’études à Detroit ! Il est le premier Français à utiliser des peintures cellulosiques Dupont de Nemours (1924). Une révolution dans l’atelier des laques, les temps d’opération passant de dix jours de séchage avec les anciennes peintures au gras, à douze heures. La caisse tout acier – entièrement métallique, sans structure en bois –, brevet de l’américain Budd, fait apparaître des presses d’emboutissage de 1 400 tonnes, capables de débiter 250 panneaux de côté et 200 châssis à l’heure. Avec ces innovations, Citroën abaisse ses coûts de revient de 1 000 francs par voiture. Peugeot suit la voie de Citroën à une différence près : grâce à sa proximité avec l’Allemagne, il achète une bonne part d’outillages brevetés USA outre-Rhin, profitant d’un mark en perdition. Avant le Grand Sochaux et la grande série, une voiture nécessitait 1 500 heures d’une main-d’œuvre aux métiers assez hétérogènes. En 1929, la 201 coûte 500 heures de main-d’œuvre non qualifiée. Mais l’Amérique apporte d’autres modèles. Celui du marché sans limites fleurit dès 1919. Une fois encore, c’est Citroën qui tire les premières flèches. Alors que toutes les marques comptaient des revendeurs plus ou moins fidèles, Citroën forge en 1920 son réseau de distribution qui devient exclusif en 1924 – le réseau ne peut >>>
Les héros de la Croisière jaune Dix-huit autochenilles pour relier Beyrouth à Pékin en franchissant les passes de l’Himalaya : c’est le pari fou tenu par André Citroën en 1931.
D
ans les années 1920, André Citroën est le premier producteur d’automobiles en Europe. Imitant les Américains pour fabriquer des voitures en série, alors que l’automobile était encore en France un secteur de luxe, il a misé sur la publicité pour se forger une image de marque. Parmi ses exploits – la traversée du Sahara en 1922, son nom qui éclaire la tour Eiffel en 1925 – le plus beau fleuron de sa carrière d’industriel publiciste reste la Croisière jaune. Sous couvert d’exploit technique et d’aventure humaine, la liaison Beyrouth-Pékin entre mars 1931 et avril 1932 est aussi une entreprise scientifique et culturelle, politique et militaire, et bien évidemment publicitaire par son immense retentissement. La performance technique relève de la grande première : par montagnes et déserts, pistes et fleuves, neige et canicule, le matériel Citroën doit faire passer sa résistance dans la légende. Dix-huit autochenilles, véhicules tout-terrain munis de roues à l’avant et de chenillettes à l’arrière, sont au départ : l’ambition de Citroën est d’en équiper l’armée et l’expédition a pour but de les promouvoir. Aventure humaine, la Croisière jaune met en scène 40 personnes qui se côtoient dans les pires conditions. Le patron est Georges-Marie Haardt, conseiller et ami de toujours d’André Citroën, numéro deux de la société. Grand, sec, d’allure très britannique, il ne quittera pas du voyage molletières, cravate et chemises impeccables, serrées dans une malle spéciale.
semaines durant, du gouverneur militaire du Sin-kiang. Les héros devront à la diplomatie française et aux rivalités des impérialismes d’atteindre enfin Pékin, sains et saufs. Dans les soutes des navires qui rapatrient les hommes et les machines, il y a aussi des milliers de photos, des dizaines d’heures de films sonorisés, des richesses géologiques et des tonnes d’objets d’art, témoignages à l’époque uniques sur les civilisations rencontrées. Dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne, symbole du prestige intellectuel français, André Citroën célèbre son succès le 30 novembre 1932 : au premier rang se côtoient le président de la République, Albert Lebrun, la femme du président du Conseil, Mme Herriot, et surtout les maréchaux Pétain et Franchet d’Espérey, les généraux Weygand et Gamelin et le chef d’état-major de la Marine. Avec cette formidable expédition, suivie pas à pas par la presse, André Citroën a définitivement promu son nom de par le monde. Il a prouvé la résistance du véhicule à vendre, proposé aux acheteurs de s’identifier au courage des explorateurs et rassemblé sous son nom la renommée d’une nation tout entière. D’APRÈS SYLVIE VAN DE CASTEELE-SCHWEITZER, « L’HISTOIRE » N° 56, PP. 8-20. E.R .L. /SIPA
JACQUES BOYER/ROGER-VIOLLET
Toutes les opérations se succèdent dans l’ordre logique et les machines sont aussi rapprochées que possible les unes des autres
Le patron de l’expédition meurt en arrivant à Hong Kong
Le raid sera pour lui sans retour puisqu’il meurt à Hong Kong. « Pneumonie » dit la version officielle ; « suicide » disent d’autres, « assassinat » prétendent certains… Autour de lui, deux officiers, deux ingénieurs, deux médecins, trois cinéastes, un peintre, trois opérateurs de TSF, dix-neuf mécanos, mais aussi un géographe américain, le conservateur du musée Guimet, un archéologue, un géologue et un paléontologue de renom, Teilhard de Chardin, et enfin un écrivain. Les champs balayés sont donc larges et chacun a sa doublure. En effet, il n’y a pas une mais deux missions. À l’origine, on devait relier Beyrouth à Pékin, via l’URSS, mais quelques mois avant le départ, l’Union soviétique a annulé tous les visas. Faute de pouvoir aller observer les kolkhozes, Staline et les plans quinquennaux, on opte pour la traversée de la Chine, cet autre continent en pleine guerre civile, mais barré par l’Himalaya. Deux groupes, l’un partant de Beyrouth, l’autre de Tien-Tsin, doivent se rendre au centre de l’Asie. Le premier tente de marcher sur les brisées d’un impérialisme en pleine mutation et se fait applaudir en Syrie, en Irak, en Iran, en Afghanistan et même en Inde : il passera 65 jours dans l’Himalaya, achevant le périple à cheval. Pour les hommes venus de l’Est, les dangers encourus sont importants dans une Chine déchirée par les révoltes contre le pouvoir de Tchang Kaï-chek : ils seront prisonniers, six
Avec un exceptionnel sens de la communication, Citroën exploite la non moins exceptionnelle Croisière jaune, un remake automobile de la route de la soie.
LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE - 51
>>> les années 1920 trois adeptes de la série, vivant aux côtés d’artisans attachés à la voiture de luxe traditionnelle. Incontestablement le plus enrichi par les marchés de guerre, Renault prend le temps, celui de transformer son affaire en société anonyme, puis de conquérir des surfaces à Boulogne, notamment l’île Seguin. Son passage à la série se construit posément, avec la volonté de conserver une diversité de production, au contraire de Citroën. Renault produit, à côté de ses voitures, des camions, des trains, des avions, et poursuit une intégration industrielle qui compte fonderies, forges, aciéries et des ateliers pour les pièces comme les carburateurs, les allumeurs et les pneumatiques. Son avancée vers la série se fait par étapes : 1922, 1924, puis 1929 avec la mise en service de l’île Seguin, une usine dotée de deux lignes de montage. Peugeot est plus en retrait : sa situation dans l’est de la France ne lui a pas permis de bénéficier à plein des juteux contrats de guerre (cf. p. 37). Il faut convaincre les banques. Mais les usines sont éparpillées dans le pays de Montbéliard. Une décennie est nécessaire pour restructurer les activités, différencier les ateliers d’outillages, de quincaillerie, de cycles et d’automobiles. Ces derniers sont regroupés dans une unité très rationnelle
La chaîne
Ces carrosseries montées à l’île Seguin au début des années 1930 illustrent la volonté de Renault de passer à la grande série.
NOTES 3. A. Citroën, «L’avenir de la construction automobile», Revue politique et parlementaire, 10 mai 1929. 4. Archives du Crédit Lyonnais, DEEF 61120, étude n° 6446, Société anonyme André Citroën, juillet 1926.
à Sochaux et à Montbéliard qui donne naissance en 1929 au Grand Sochaux, une usine dédiée au seul modèle 201, à l’instar de la Ford T. PROFESSION GARAGISTE L’Amérique fascine les industriels. Citroën s’y rend à trois reprises, en 1912, 1923 et 1931, Renault en 1911 et 1928, les Peugeot en 1915 et 1926. Matières, outillages, manutention, stockage : tout est passé au crible pour apporter en France les méthodes américaines. Le principe se décrit simplement : « Il s’agit de faire la fabrication des différentes pièces en ligne droite […]. Toutes les opérations se succèdent dans l’ordre logique et les machines sont aussi rapprochées que possible les unes des autres pour éviter les manutentions. Il faut utiliser le plus de machines spéciales pour des opérations bien déterminées, avec des montages indéréglables, des machines très robustes pour permettre un usinage de grande précision. 3 » Citroën veut dominer le marché et écraser la concurrence. Pour ce faire, il faut produire toujours plus pour laminer les coûts. L’outillage utilisé est le plus moderne qui soit, et le plus cher aussi, difficile à rentabiliser sans une course au volume. En 1920, dès que l’objectif des 100 voitures par jour semble atteignable,
50 - LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE
de nouvelles installations sont dessinées pour viser 250 voitures en 1924, puis 500 en 1927 par journée de 8 heures. On évoque même « la possibilité de travailler à deux postes pour augmenter la production si la situation du marché s’y [prête] 4 ». Les ingénieurs du Crédit Lyonnais qui visitent Citroën en 1926 sont admiratifs : « Les constructions sont presque entièrement neuves ; l’outillage comprend 10 000 machines-outils qui sont presque toutes américaines et à haut rendement. » Les sauts technologiques suivent le rythme de l’introduction des nouveaux procédés américains. Citroën le fait avec d’autant plus d’attention qu’il installe une antenne, puis un bureau d’études à Detroit ! Il est le premier Français à utiliser des peintures cellulosiques Dupont de Nemours (1924). Une révolution dans l’atelier des laques, les temps d’opération passant de dix jours de séchage avec les anciennes peintures au gras, à douze heures. La caisse tout acier – entièrement métallique, sans structure en bois –, brevet de l’américain Budd, fait apparaître des presses d’emboutissage de 1 400 tonnes, capables de débiter 250 panneaux de côté et 200 châssis à l’heure. Avec ces innovations, Citroën abaisse ses coûts de revient de 1 000 francs par voiture. Peugeot suit la voie de Citroën à une différence près : grâce à sa proximité avec l’Allemagne, il achète une bonne part d’outillages brevetés USA outre-Rhin, profitant d’un mark en perdition. Avant le Grand Sochaux et la grande série, une voiture nécessitait 1 500 heures d’une main-d’œuvre aux métiers assez hétérogènes. En 1929, la 201 coûte 500 heures de main-d’œuvre non qualifiée. Mais l’Amérique apporte d’autres modèles. Celui du marché sans limites fleurit dès 1919. Une fois encore, c’est Citroën qui tire les premières flèches. Alors que toutes les marques comptaient des revendeurs plus ou moins fidèles, Citroën forge en 1920 son réseau de distribution qui devient exclusif en 1924 – le réseau ne peut >>>
Les héros de la Croisière jaune Dix-huit autochenilles pour relier Beyrouth à Pékin en franchissant les passes de l’Himalaya : c’est le pari fou tenu par André Citroën en 1931.
D
ans les années 1920, André Citroën est le premier producteur d’automobiles en Europe. Imitant les Américains pour fabriquer des voitures en série, alors que l’automobile était encore en France un secteur de luxe, il a misé sur la publicité pour se forger une image de marque. Parmi ses exploits – la traversée du Sahara en 1922, son nom qui éclaire la tour Eiffel en 1925 – le plus beau fleuron de sa carrière d’industriel publiciste reste la Croisière jaune. Sous couvert d’exploit technique et d’aventure humaine, la liaison Beyrouth-Pékin entre mars 1931 et avril 1932 est aussi une entreprise scientifique et culturelle, politique et militaire, et bien évidemment publicitaire par son immense retentissement. La performance technique relève de la grande première : par montagnes et déserts, pistes et fleuves, neige et canicule, le matériel Citroën doit faire passer sa résistance dans la légende. Dix-huit autochenilles, véhicules tout-terrain munis de roues à l’avant et de chenillettes à l’arrière, sont au départ : l’ambition de Citroën est d’en équiper l’armée et l’expédition a pour but de les promouvoir. Aventure humaine, la Croisière jaune met en scène 40 personnes qui se côtoient dans les pires conditions. Le patron est Georges-Marie Haardt, conseiller et ami de toujours d’André Citroën, numéro deux de la société. Grand, sec, d’allure très britannique, il ne quittera pas du voyage molletières, cravate et chemises impeccables, serrées dans une malle spéciale.
semaines durant, du gouverneur militaire du Sin-kiang. Les héros devront à la diplomatie française et aux rivalités des impérialismes d’atteindre enfin Pékin, sains et saufs. Dans les soutes des navires qui rapatrient les hommes et les machines, il y a aussi des milliers de photos, des dizaines d’heures de films sonorisés, des richesses géologiques et des tonnes d’objets d’art, témoignages à l’époque uniques sur les civilisations rencontrées. Dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne, symbole du prestige intellectuel français, André Citroën célèbre son succès le 30 novembre 1932 : au premier rang se côtoient le président de la République, Albert Lebrun, la femme du président du Conseil, Mme Herriot, et surtout les maréchaux Pétain et Franchet d’Espérey, les généraux Weygand et Gamelin et le chef d’état-major de la Marine. Avec cette formidable expédition, suivie pas à pas par la presse, André Citroën a définitivement promu son nom de par le monde. Il a prouvé la résistance du véhicule à vendre, proposé aux acheteurs de s’identifier au courage des explorateurs et rassemblé sous son nom la renommée d’une nation tout entière. D’APRÈS SYLVIE VAN DE CASTEELE-SCHWEITZER, « L’HISTOIRE » N° 56, PP. 8-20. E.R .L. /SIPA
JACQUES BOYER/ROGER-VIOLLET
Toutes les opérations se succèdent dans l’ordre logique et les machines sont aussi rapprochées que possible les unes des autres
Le patron de l’expédition meurt en arrivant à Hong Kong
Le raid sera pour lui sans retour puisqu’il meurt à Hong Kong. « Pneumonie » dit la version officielle ; « suicide » disent d’autres, « assassinat » prétendent certains… Autour de lui, deux officiers, deux ingénieurs, deux médecins, trois cinéastes, un peintre, trois opérateurs de TSF, dix-neuf mécanos, mais aussi un géographe américain, le conservateur du musée Guimet, un archéologue, un géologue et un paléontologue de renom, Teilhard de Chardin, et enfin un écrivain. Les champs balayés sont donc larges et chacun a sa doublure. En effet, il n’y a pas une mais deux missions. À l’origine, on devait relier Beyrouth à Pékin, via l’URSS, mais quelques mois avant le départ, l’Union soviétique a annulé tous les visas. Faute de pouvoir aller observer les kolkhozes, Staline et les plans quinquennaux, on opte pour la traversée de la Chine, cet autre continent en pleine guerre civile, mais barré par l’Himalaya. Deux groupes, l’un partant de Beyrouth, l’autre de Tien-Tsin, doivent se rendre au centre de l’Asie. Le premier tente de marcher sur les brisées d’un impérialisme en pleine mutation et se fait applaudir en Syrie, en Irak, en Iran, en Afghanistan et même en Inde : il passera 65 jours dans l’Himalaya, achevant le périple à cheval. Pour les hommes venus de l’Est, les dangers encourus sont importants dans une Chine déchirée par les révoltes contre le pouvoir de Tchang Kaï-chek : ils seront prisonniers, six
Avec un exceptionnel sens de la communication, Citroën exploite la non moins exceptionnelle Croisière jaune, un remake automobile de la route de la soie.
LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE - 51
LE MIRAGE PRODUCTIVISTE « À force d’améliorer le mécanisme, d’intensifier la production, on abaissera le prix de revient et on pourra par conséquent augmenter les salaires des travailleurs, c’està-dire permettre à un plus grand nombre d’acheter une automobile 6. » Ce n’est pas Henry Ford qui explique ses « five dollars day », mais André Citroën qui dessine la vision idyllique de la société française, bâtie autour de l’automobile en série. Il n’est pas le seul puisque d’autres ont décelé dans le système ce qui ressemble à un fordisme social. Hausse du pouvoir d’achat des couches populaires, augmentation de la production qui réduit les prix de vente par la diffusion de l’organisation scientifique du travail, le mirage américain est total : il gagne des cadres de la CGT, de la SFIO et du Bureau international du travail , qui imaginent un travail à la chaîne réduisant la fatigue, limitant l’inquiétude, comme celle du loupé et des baisses de rémunération qu’il engendre. À peine entrevue, la chaîne est perçue comme un élément per-
Les constructeurs automobiles sont contraints de collaborer avec l’occupant. Michelin – propriétaire de Citroën – et Peugeot résistent. Renault est un pétainiste convaincu…
E
Showroom
La succursale Citroën de Lyon, baptisée « cathédrale de l’automobile ». Élégance et fonctionnalité, l’architecture automobile se veut à l’image de l’industrie.
NOTES 5. Les ventes à crédit représentent 5 % des ventes de Citroën en 1926, 14 % en 1928 et 30 % en 1930. 6. André Citroën, « L’avenir… », art. cit., p. 249. 7. La Confédération générale du travail unitaire est née en 1922 de la scission des syndicalistes les plus révolutionnaires de la CGT. 8. Charles Auffray, député communiste de Saint-Denis, Assemblée nationale, 6 avril 1933.
KEYSTONE/GAMMA-R APHO
>>> vendre que des modèles de la marque. En 1926, Citroën compte 3 400 garages, dont 400 concessions, plus une flopée d’agents, de sous-agents et de stockistes, sans oublier les succursales bâties dans les lieux de prestige. Partout dans le réseau, la règle devient celle du service, une idée reprise à General Motors que suivent aussitôt Renault et Peugeot, ce dernier un temps aidé par les marchands de cycles. Le service automobile est multitâche. Il y a la vente et la prospection des clients. Citroën crée en 1922 sa propre société de crédit 5, suivi par Renault (1924) et Peugeot (1928). L’après-vente, soit l’entretien et la réparation automobile, devient un métier : l’épicier qui vendait de l’essence se fait agent, le mécanicien concessionnaire. Le monde des garages se construit, avec des façades, des temps de réparation et même des tarifs unifiés.
Les usines à l’heure allemande
mettant à un manœuvre de bien gagner sa vie grâce aux bonus, ces primes attribuées lors des dépassements de production. La chaîne a l’avantage de niveler les différences entre les hommes et les femmes, les jeunes et les vieux, les adroits et les malhabiles. L’illusion est parfaite, renforcée par la puissance de ces grandes firmes, « embaucheuses de masse » au point de pousser les campagnes à un exode de plus en plus marqué. Dans les faits, l’américanisme s’opère dans la douleur, attisée par une CGTU 7 moins conciliante que la CGT, très critique à l’égard des pratiques françaises où la priorité patronale est donnée à la réduction des coûts de production sur la hausse salariale. Le mirage productiviste ne tient pas : « On disait que la rationalisation permettrait aux plus déshérités de jouir de tous les progrès. Combien d’ouvriers possèdent une automobile ? On disait que la ratio-
52 - LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE
nalisation réduirait la fatigue humaine. Qui a vu l’enfer de l’usine moderne où l’homme est esclave de la machine, où le travail à la chaîne ayant fait disparaître tout ce qui faisait la beauté de l’effort, abrutit le cerveau, démolit les nerfs, écarte les faibles et permet seulement à la femme de remplacer l’homme à un salaire inférieur 8? » Pourtant, les grèves survenues chez Citroën – quatre entre 1924 et 1927 –, chez Renault – trois entre 1921 et 1928 –, portent moins sur le travail que sur les salaires. Peugeot – touché en 1922 – bénéficie quant à lui de sa politique sociale enracinée dans le pays de Montbéliard pour diluer les oppositions à la grande série. En logeant, transportant, soignant et ravitaillant son personnel, il préserve les rapports sociaux. La crise des années 1930 est douloureuse. Outre l’agonie des artisans et la fi n annoncée des marques de voitures de >>>
n 1940, les entreprises automobiles françaises passent sous le contrôle de firmes allemandes : Renault avec Daimler, Citroën avec DKW et Peugeot avec Volkswagen. Vichy instaure le COA (Comité d’organisation de l’automobile) pour diriger et coordonner la profession. L’attitude des constructeurs n’est pas la même durant ces années d’Occupation. La différence tient d’abord aux usines : les plus diversifiées, Renault et Peugeot, peuvent répondre à des commandes spécifiques comme des pièces pour de l’armement, contrairement aux usines spécialisées comme Citroën conçues pour le seul montage de véhicules. Faut-il donc s’étonner que le premier producteur automobile durant l’Occupation soit Citroën, avec 37 190 véhicules, devant Renault (34 270) et Peugeot (27 415) ? Les activités annexes, elles, se mesurent en chiffres d’affaires et en bénéfices : ce sont bien elles qui pèsent le plus dans le poids de la collaboration. En juin 1945, le conseil d’administration de Citroën explique que « malgré les pressions exercées, aucun obus, fusée, pièce de chars d’assaut ou d’avion n’a été fabriqué par nous ». Il faut mesurer l’attitude de Citroën au travers de son propriétaire, Michelin, qui, tout en produisant des pneus, se range dès la première heure dans la Résistance, participant aux maquis du Puy-de-Dôme et du Cantal. Des actes éloquents pour une famille que l’on savait proche de l’extrême droite au cours des années 1930, notamment comme financier de la Cagoule, mais qui refuse la défaite et l’Occupation.
L’attitude de Renault est différente. Ami du maréchal Pétain depuis la Grande Guerre, Louis Renault ne se pose aucune question en 1940, allant jusqu’à proposer aux Allemands de réparer les chars français récupérés après la débâcle. Il est entouré de François Lehideux, qui part prendre la tête du COA, et de René de Peyrecave, dont la proximité avec la Cagoule est connue. Renault apparaît comme le symbole de la collaboration pour les uns, comme une victime expiatoire pour les autres. Reste que les Alliés, parfaitement renseignés sur la vie industrielle de Billancourt, ont bombardé ces usines les 3 mars 1942, 4 avril, 3 et 15 septembre 1943. Peut-on imaginer la RAF et l’US Air Force prendre des risques si grands pour pilonner des infrastructures sans importance ? Renault refuse tout compromis. Lorsqu’en 1944 les FFI lui demandent d’envoyer son fils au maquis afin de « racheter l’honneur de son nom », il préfère lancer : « De Gaulle, connais pas. » Les Peugeot sont plus politiques. Ils imaginent un temps que Pétain est la meilleure transition pour attendre les Américains. Mais le retour de Laval en 1942 et la mainmise des usines de Sochaux par Volkswagen les font évoluer. Après le bombardement anglais de Sochaux et Besançon, le 16 juillet 1943, les Peugeot rejoignent la Résistance. Ils financent les réseaux, cachent des maquisards, participent au sabotage partiel de leurs usines pour les rendre un temps inutilisables, et informent les Alliés de la préparation des V1. De quoi voir le Front national de la Résistance adresser ses « chaleureuses félicitations [à M. Peugeot] qui a personnifié la résistance à l’ennemi dans ses usines ». JEAN-LOUIS LOUBET RUE DES ARCHIVES/TAL
Le mirage américain du travail à la chaîne est total : il gagne des cadres de la CGT, de la SFIO et du Bureau international du travail
Rencontre fatale
Louis Renault connaît le Führer. Les deux hommes ont fait connaissance avant la guerre (ci-contre, ensemble en 1935).
LE MIRAGE PRODUCTIVISTE « À force d’améliorer le mécanisme, d’intensifier la production, on abaissera le prix de revient et on pourra par conséquent augmenter les salaires des travailleurs, c’està-dire permettre à un plus grand nombre d’acheter une automobile 6. » Ce n’est pas Henry Ford qui explique ses « five dollars day », mais André Citroën qui dessine la vision idyllique de la société française, bâtie autour de l’automobile en série. Il n’est pas le seul puisque d’autres ont décelé dans le système ce qui ressemble à un fordisme social. Hausse du pouvoir d’achat des couches populaires, augmentation de la production qui réduit les prix de vente par la diffusion de l’organisation scientifique du travail, le mirage américain est total : il gagne des cadres de la CGT, de la SFIO et du Bureau international du travail , qui imaginent un travail à la chaîne réduisant la fatigue, limitant l’inquiétude, comme celle du loupé et des baisses de rémunération qu’il engendre. À peine entrevue, la chaîne est perçue comme un élément per-
Les constructeurs automobiles sont contraints de collaborer avec l’occupant. Michelin – propriétaire de Citroën – et Peugeot résistent. Renault est un pétainiste convaincu…
E
Showroom
La succursale Citroën de Lyon, baptisée « cathédrale de l’automobile ». Élégance et fonctionnalité, l’architecture automobile se veut à l’image de l’industrie.
NOTES 5. Les ventes à crédit représentent 5 % des ventes de Citroën en 1926, 14 % en 1928 et 30 % en 1930. 6. André Citroën, « L’avenir… », art. cit., p. 249. 7. La Confédération générale du travail unitaire est née en 1922 de la scission des syndicalistes les plus révolutionnaires de la CGT. 8. Charles Auffray, député communiste de Saint-Denis, Assemblée nationale, 6 avril 1933.
KEYSTONE/GAMMA-R APHO
>>> vendre que des modèles de la marque. En 1926, Citroën compte 3 400 garages, dont 400 concessions, plus une flopée d’agents, de sous-agents et de stockistes, sans oublier les succursales bâties dans les lieux de prestige. Partout dans le réseau, la règle devient celle du service, une idée reprise à General Motors que suivent aussitôt Renault et Peugeot, ce dernier un temps aidé par les marchands de cycles. Le service automobile est multitâche. Il y a la vente et la prospection des clients. Citroën crée en 1922 sa propre société de crédit 5, suivi par Renault (1924) et Peugeot (1928). L’après-vente, soit l’entretien et la réparation automobile, devient un métier : l’épicier qui vendait de l’essence se fait agent, le mécanicien concessionnaire. Le monde des garages se construit, avec des façades, des temps de réparation et même des tarifs unifiés.
Les usines à l’heure allemande
mettant à un manœuvre de bien gagner sa vie grâce aux bonus, ces primes attribuées lors des dépassements de production. La chaîne a l’avantage de niveler les différences entre les hommes et les femmes, les jeunes et les vieux, les adroits et les malhabiles. L’illusion est parfaite, renforcée par la puissance de ces grandes firmes, « embaucheuses de masse » au point de pousser les campagnes à un exode de plus en plus marqué. Dans les faits, l’américanisme s’opère dans la douleur, attisée par une CGTU 7 moins conciliante que la CGT, très critique à l’égard des pratiques françaises où la priorité patronale est donnée à la réduction des coûts de production sur la hausse salariale. Le mirage productiviste ne tient pas : « On disait que la rationalisation permettrait aux plus déshérités de jouir de tous les progrès. Combien d’ouvriers possèdent une automobile ? On disait que la ratio-
52 - LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE
nalisation réduirait la fatigue humaine. Qui a vu l’enfer de l’usine moderne où l’homme est esclave de la machine, où le travail à la chaîne ayant fait disparaître tout ce qui faisait la beauté de l’effort, abrutit le cerveau, démolit les nerfs, écarte les faibles et permet seulement à la femme de remplacer l’homme à un salaire inférieur 8? » Pourtant, les grèves survenues chez Citroën – quatre entre 1924 et 1927 –, chez Renault – trois entre 1921 et 1928 –, portent moins sur le travail que sur les salaires. Peugeot – touché en 1922 – bénéficie quant à lui de sa politique sociale enracinée dans le pays de Montbéliard pour diluer les oppositions à la grande série. En logeant, transportant, soignant et ravitaillant son personnel, il préserve les rapports sociaux. La crise des années 1930 est douloureuse. Outre l’agonie des artisans et la fi n annoncée des marques de voitures de >>>
n 1940, les entreprises automobiles françaises passent sous le contrôle de firmes allemandes : Renault avec Daimler, Citroën avec DKW et Peugeot avec Volkswagen. Vichy instaure le COA (Comité d’organisation de l’automobile) pour diriger et coordonner la profession. L’attitude des constructeurs n’est pas la même durant ces années d’Occupation. La différence tient d’abord aux usines : les plus diversifiées, Renault et Peugeot, peuvent répondre à des commandes spécifiques comme des pièces pour de l’armement, contrairement aux usines spécialisées comme Citroën conçues pour le seul montage de véhicules. Faut-il donc s’étonner que le premier producteur automobile durant l’Occupation soit Citroën, avec 37 190 véhicules, devant Renault (34 270) et Peugeot (27 415) ? Les activités annexes, elles, se mesurent en chiffres d’affaires et en bénéfices : ce sont bien elles qui pèsent le plus dans le poids de la collaboration. En juin 1945, le conseil d’administration de Citroën explique que « malgré les pressions exercées, aucun obus, fusée, pièce de chars d’assaut ou d’avion n’a été fabriqué par nous ». Il faut mesurer l’attitude de Citroën au travers de son propriétaire, Michelin, qui, tout en produisant des pneus, se range dès la première heure dans la Résistance, participant aux maquis du Puy-de-Dôme et du Cantal. Des actes éloquents pour une famille que l’on savait proche de l’extrême droite au cours des années 1930, notamment comme financier de la Cagoule, mais qui refuse la défaite et l’Occupation.
L’attitude de Renault est différente. Ami du maréchal Pétain depuis la Grande Guerre, Louis Renault ne se pose aucune question en 1940, allant jusqu’à proposer aux Allemands de réparer les chars français récupérés après la débâcle. Il est entouré de François Lehideux, qui part prendre la tête du COA, et de René de Peyrecave, dont la proximité avec la Cagoule est connue. Renault apparaît comme le symbole de la collaboration pour les uns, comme une victime expiatoire pour les autres. Reste que les Alliés, parfaitement renseignés sur la vie industrielle de Billancourt, ont bombardé ces usines les 3 mars 1942, 4 avril, 3 et 15 septembre 1943. Peut-on imaginer la RAF et l’US Air Force prendre des risques si grands pour pilonner des infrastructures sans importance ? Renault refuse tout compromis. Lorsqu’en 1944 les FFI lui demandent d’envoyer son fils au maquis afin de « racheter l’honneur de son nom », il préfère lancer : « De Gaulle, connais pas. » Les Peugeot sont plus politiques. Ils imaginent un temps que Pétain est la meilleure transition pour attendre les Américains. Mais le retour de Laval en 1942 et la mainmise des usines de Sochaux par Volkswagen les font évoluer. Après le bombardement anglais de Sochaux et Besançon, le 16 juillet 1943, les Peugeot rejoignent la Résistance. Ils financent les réseaux, cachent des maquisards, participent au sabotage partiel de leurs usines pour les rendre un temps inutilisables, et informent les Alliés de la préparation des V1. De quoi voir le Front national de la Résistance adresser ses « chaleureuses félicitations [à M. Peugeot] qui a personnifié la résistance à l’ennemi dans ses usines ». JEAN-LOUIS LOUBET RUE DES ARCHIVES/TAL
Le mirage américain du travail à la chaîne est total : il gagne des cadres de la CGT, de la SFIO et du Bureau international du travail
Rencontre fatale
Louis Renault connaît le Führer. Les deux hommes ont fait connaissance avant la guerre (ci-contre, ensemble en 1935).
>>> luxe, ce sont aussi les trois adeptes de la série qui subissent la dépression. LES BÉNÉFICES DE LA CRISE La crise cependant ne remet pas en cause la grande série. Si les Peugeot subissent le choc en retour du scandale de la banque Oustric 9, perdant 61 millions de francs et le contrôle des Automobiles, leur réaction est immédiate. La famille se regroupe au sein de deux sociétés financières pour créer une holding capable de racheter les actions laissées à Oustric. Elle crée un groupe Peugeot contrôlant quatre branches distinctes : les Aciers, les Cycles, les Automobiles et les activités financières. Non seulement la crise soude la famille dans sa volonté de pérenniser l’affaire, mais elle engage toutes les sociétés Peugeot dans des réformes de structure. Le cas de l’automobile est exemplaire : en 1930, l’année même de l’affaire Oustric, l’entreprise affiche un bénéfice de 40,5 millions, après 191 millions d’amortissements et de mises en réserves ! Un succès dû à la 201 et au Grand Sochaux. La suite est édifiante : pour répondre à la crise, Peugeot abandonne le modèle unique et crée
une gamme, afin de toucher une clientèle de plus en plus difficile. Elle modernise ses produits en leur incorporant le design, l’aérodynamisme, les roues indépendantes, la boîte de vitesses semi-automatique et le coupé cabriolet : de quoi relancer la production et devenir en 1938 le deuxième constructeur de voitures légères. Un rang qui s’accompagne de grands progrès industriels : la productivité des usines est renforcée grâce à l’achat de machines automatiques et à la mise en retraite des ouvriers les plus âgés à qui les annuités sont payées afin qu’ils touchent une retraite à taux plein. En pleine crise, Peugeot gagne beaucoup d’argent, au point de pouvoir acheter 30 millions de lingots d’or qui sont placés à la Banque de France ! La mise en liquidation judiciaire en 1934 de la SA André Citroën est paradoxale : l’entreprise tombe, alors qu’elle dispose des meilleures usines et de la voiture la plus avant-gardiste, la Traction. Citroën paye en fait ses erreurs de gestion et sa défiance vis-à-vis des banques, notamment la banque Lazard congédiée en 1930 après avoir apporté de l’argent frais. L’entreprise est rachetée par le pneumaticien Michelin qui l’engage dans une restructura-
La grève
Mai 1936. À Billancourt, les ouvriers se réjouissent du résultat des élections législatives et de la victoire de la SFIO et du PCF. Le gouvernement du Front populaire va se constituer.
NOTES 9. La faillite de la banque Oustric en 1930 met à jour ses pratiques de spéculation et d’agiotage, ainsi que ses relations troubles avec les milieux politiques, entraînant en décembre la démission du gouvernement Tardieu. Dépeint par la justice comme « un fils de cafetier, ambitieux, devenu banquier en 1919 sans en connaître le métier », Oustric est condamné le 5 janvier 1932 à 18 mois de prison.
54 - LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE
Traction
En 1934, André Citroën fait reconstruire en quelques mois son usine géante du quai de Javel afin de l’adapter à la fabrication d’un véhicule révolutionnaire : la Traction. Le modèle conçu par un ingénieur de génie, André Lefebvre, est l’archétype de la voiture moderne : traction avant – ce sont les roues avant qui sont motrices –, carrosserie monocoque, freins à commandes hydrauliques. Les débuts sont difficiles : les nouvelles voitures ne sont pas tout à fait au point. La même année, en pleine crise, l’entreprise est rachetée par Michelin. André Citroën s’éteint quelques mois plus tard, malade et ruiné. Le modèle est rénové pour satisfaire aux besoins d’une vaste clientèle, qui peut choisir parmi ses variantes entre la « 7 », la « 11 », en version familiale ou commerciale, et plus tard la « 15-6 », reine des routes. Héroïne de la Résistance, la Traction est également appréciée de la Gestapo. Complice des bandits, avec le « gang des Traction Avant » et de Pierrot le Fou, elle se veut aussi auxiliaire des forces de l’ordre. La Traction domine ainsi la production française, voire européenne, et demeure au début des années 1950 inégalée sur bien des points.
Dans les années 1920, Citroën, Renault et Peugeot émergent face à une multitude de marques qui sont encore 90 en 1929. Au fil des ans, le poids des trois grands se renforce, passant de 35 % (1919) à près de 75 % (1929) de la production nationale. Total de la production automobile en France
La
ROGER PARRY/MINISTÈRE DE LA CULTURE – MÉDIATHÈQUE DU PATRIMOINE, DIST. RMN
tion drastique : les effectifs sont diminués de 50 %, la production réduite de 20 %. Dès 1937, Citroën renoue avec les bénéfices et fait de la Traction la voiture la plus vendue en France, retrouvant le premier rang de la profession. Gamme simplifiée, abaissement des coûts de fabrication, gestion financière sans faille, Citroën s’adapte à la crise. Mais, grâce aux études de marché, il prépare également l’avenir : l’automobile doit devenir un « outil de travail » ; destinée autant aux artisans, aux paysans qu’aux ouvriers, ce sera la 2 CV (cf. pp. 78-81). Remis en selle par Michelin, Citroën montre, tout comme Peugeot, que les équilibres financiers ont la priorité sur les volumes de production et que les produits doivent s’adapter aux besoins des marchés. La crise ouvre le temps de la maturité. Loin de l’affaire Oustric et du dépôt de bilan de Citroën, Renault semble avoir échappé à la crise. Un leurre : ses hausses de production ne sont que la conséquence de la faillite de Citroën qui, en 19341936, laisse le terrain à la concurrence. Les modèles Renault sont techniquement dépassés, bientôt délaissés par des clientèles attirées par l’innovation. La situation financière est alarmante ; Renault perd sa rentabilité avec la production de série : 46 millions de gains entre 1929 et 1935, contre 269 millions à Peugeot ! Pire, Renault compte 11,9 millions de pertes en 1936 et 1937, que le constructeur impute indûment aux seules conséquences du Front populaire. L’automobile est déficitaire et la diversification ne parvient plus à éponger ces pertes. Si les commandes militaires de 1938 remettent Renault sur la voie du profit, elles masquent l’ampleur du mal et minimisent les réformes à entreprendre. De la crise émergent les trois grandes firmes nationales. Assurant à elles seules 75 % de la production automobile nationale, elles sont désormais les piliers d’une profession devenue, en deux décennies seulement, l’une des actrices majeures de l’économie française. ■
LA PRODUCTION AUTOMOBILE EN FRANCE 1921-1929
177 000
192 000 191 000
145 000 110 000 55 000
75 000
1922
1923
Autres constructeurs
1924
1925
Citröen
1926
1927
1928
Renault
1929
Peugeot
Source : Jean-Louis Loubet
RENAULT AUJOURD’HUI SA SITUATION Privatisé en 1995, date à laquelle l’État passe sous la barre des 50 % de son capital (il en possède aujourd’hui 15 %), Renault frappe un grand coup en mars 1999 en nouant une alliance d’envergure avec le japonais Nissan. Les deux groupes conservent chacun leur indépendance, même s’ils sont unis par des liens capitalistiques. Renault acquiert alors une envergure mondiale qu’il prend soin de cultiver les années suivantes en investissant dans le coréen du Sud Samsung Motors et le russe Lada-AvtoVAZ. En 2004, sa filiale roumaine assemble la première Logan, une voiture à bas coût, qui devient un succès mondial. Dernier acte de cette mondialisation à marche forcée : l’échange de participation de 3,1 % avec l’allemand Daimler Benz, annoncé en 2010.
D’APRÈS JOËL BROUSTAIL, « L’HISTOIRE » N° 247, PP. 80-85.
« LA CHAÎNE »
Inventée aux États-Unis, adoptée en France dans les années 1920, la chaîne de montage supprime les déplacements des ouvriers en apportant à chaque travailleur « posté » ce qui lui est nécessaire. Elle fait, juste avant la Première Guerre mondiale, basculer l’automobile dans le monde de la standardisation.
253 000 224 000
1921
FP MYCH ELE DANI AU/A
L’HUMANITÉ/KEYSTONE/GAMMA-R APHO
Pour répondre à la crise, Peugeot abandonne le modèle unique et crée une gamme, afin de toucher une clientèle de plus en plus difficile
SES CHIFFRES Renault a vendu 2,3 millions de véhicules dans le monde en 2009 (6 millions si l’on ajoute Nissan). Son chiff re d’affaires est de 33,7 milliards d’euros. Il a affiché une perte de 3 milliards d’euros cette même année. Il emploie 121 400 salariés.
LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE - 55
>>> luxe, ce sont aussi les trois adeptes de la série qui subissent la dépression. LES BÉNÉFICES DE LA CRISE La crise cependant ne remet pas en cause la grande série. Si les Peugeot subissent le choc en retour du scandale de la banque Oustric 9, perdant 61 millions de francs et le contrôle des Automobiles, leur réaction est immédiate. La famille se regroupe au sein de deux sociétés financières pour créer une holding capable de racheter les actions laissées à Oustric. Elle crée un groupe Peugeot contrôlant quatre branches distinctes : les Aciers, les Cycles, les Automobiles et les activités financières. Non seulement la crise soude la famille dans sa volonté de pérenniser l’affaire, mais elle engage toutes les sociétés Peugeot dans des réformes de structure. Le cas de l’automobile est exemplaire : en 1930, l’année même de l’affaire Oustric, l’entreprise affiche un bénéfice de 40,5 millions, après 191 millions d’amortissements et de mises en réserves ! Un succès dû à la 201 et au Grand Sochaux. La suite est édifiante : pour répondre à la crise, Peugeot abandonne le modèle unique et crée
une gamme, afin de toucher une clientèle de plus en plus difficile. Elle modernise ses produits en leur incorporant le design, l’aérodynamisme, les roues indépendantes, la boîte de vitesses semi-automatique et le coupé cabriolet : de quoi relancer la production et devenir en 1938 le deuxième constructeur de voitures légères. Un rang qui s’accompagne de grands progrès industriels : la productivité des usines est renforcée grâce à l’achat de machines automatiques et à la mise en retraite des ouvriers les plus âgés à qui les annuités sont payées afin qu’ils touchent une retraite à taux plein. En pleine crise, Peugeot gagne beaucoup d’argent, au point de pouvoir acheter 30 millions de lingots d’or qui sont placés à la Banque de France ! La mise en liquidation judiciaire en 1934 de la SA André Citroën est paradoxale : l’entreprise tombe, alors qu’elle dispose des meilleures usines et de la voiture la plus avant-gardiste, la Traction. Citroën paye en fait ses erreurs de gestion et sa défiance vis-à-vis des banques, notamment la banque Lazard congédiée en 1930 après avoir apporté de l’argent frais. L’entreprise est rachetée par le pneumaticien Michelin qui l’engage dans une restructura-
La grève
Mai 1936. À Billancourt, les ouvriers se réjouissent du résultat des élections législatives et de la victoire de la SFIO et du PCF. Le gouvernement du Front populaire va se constituer.
NOTES 9. La faillite de la banque Oustric en 1930 met à jour ses pratiques de spéculation et d’agiotage, ainsi que ses relations troubles avec les milieux politiques, entraînant en décembre la démission du gouvernement Tardieu. Dépeint par la justice comme « un fils de cafetier, ambitieux, devenu banquier en 1919 sans en connaître le métier », Oustric est condamné le 5 janvier 1932 à 18 mois de prison.
54 - LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE
Traction
En 1934, André Citroën fait reconstruire en quelques mois son usine géante du quai de Javel afin de l’adapter à la fabrication d’un véhicule révolutionnaire : la Traction. Le modèle conçu par un ingénieur de génie, André Lefebvre, est l’archétype de la voiture moderne : traction avant – ce sont les roues avant qui sont motrices –, carrosserie monocoque, freins à commandes hydrauliques. Les débuts sont difficiles : les nouvelles voitures ne sont pas tout à fait au point. La même année, en pleine crise, l’entreprise est rachetée par Michelin. André Citroën s’éteint quelques mois plus tard, malade et ruiné. Le modèle est rénové pour satisfaire aux besoins d’une vaste clientèle, qui peut choisir parmi ses variantes entre la « 7 », la « 11 », en version familiale ou commerciale, et plus tard la « 15-6 », reine des routes. Héroïne de la Résistance, la Traction est également appréciée de la Gestapo. Complice des bandits, avec le « gang des Traction Avant » et de Pierrot le Fou, elle se veut aussi auxiliaire des forces de l’ordre. La Traction domine ainsi la production française, voire européenne, et demeure au début des années 1950 inégalée sur bien des points.
Dans les années 1920, Citroën, Renault et Peugeot émergent face à une multitude de marques qui sont encore 90 en 1929. Au fil des ans, le poids des trois grands se renforce, passant de 35 % (1919) à près de 75 % (1929) de la production nationale. Total de la production automobile en France
La
ROGER PARRY/MINISTÈRE DE LA CULTURE – MÉDIATHÈQUE DU PATRIMOINE, DIST. RMN
tion drastique : les effectifs sont diminués de 50 %, la production réduite de 20 %. Dès 1937, Citroën renoue avec les bénéfices et fait de la Traction la voiture la plus vendue en France, retrouvant le premier rang de la profession. Gamme simplifiée, abaissement des coûts de fabrication, gestion financière sans faille, Citroën s’adapte à la crise. Mais, grâce aux études de marché, il prépare également l’avenir : l’automobile doit devenir un « outil de travail » ; destinée autant aux artisans, aux paysans qu’aux ouvriers, ce sera la 2 CV (cf. pp. 78-81). Remis en selle par Michelin, Citroën montre, tout comme Peugeot, que les équilibres financiers ont la priorité sur les volumes de production et que les produits doivent s’adapter aux besoins des marchés. La crise ouvre le temps de la maturité. Loin de l’affaire Oustric et du dépôt de bilan de Citroën, Renault semble avoir échappé à la crise. Un leurre : ses hausses de production ne sont que la conséquence de la faillite de Citroën qui, en 19341936, laisse le terrain à la concurrence. Les modèles Renault sont techniquement dépassés, bientôt délaissés par des clientèles attirées par l’innovation. La situation financière est alarmante ; Renault perd sa rentabilité avec la production de série : 46 millions de gains entre 1929 et 1935, contre 269 millions à Peugeot ! Pire, Renault compte 11,9 millions de pertes en 1936 et 1937, que le constructeur impute indûment aux seules conséquences du Front populaire. L’automobile est déficitaire et la diversification ne parvient plus à éponger ces pertes. Si les commandes militaires de 1938 remettent Renault sur la voie du profit, elles masquent l’ampleur du mal et minimisent les réformes à entreprendre. De la crise émergent les trois grandes firmes nationales. Assurant à elles seules 75 % de la production automobile nationale, elles sont désormais les piliers d’une profession devenue, en deux décennies seulement, l’une des actrices majeures de l’économie française. ■
LA PRODUCTION AUTOMOBILE EN FRANCE 1921-1929
177 000
192 000 191 000
145 000 110 000 55 000
75 000
1922
1923
Autres constructeurs
1924
1925
Citröen
1926
1927
1928
Renault
1929
Peugeot
Source : Jean-Louis Loubet
RENAULT AUJOURD’HUI SA SITUATION Privatisé en 1995, date à laquelle l’État passe sous la barre des 50 % de son capital (il en possède aujourd’hui 15 %), Renault frappe un grand coup en mars 1999 en nouant une alliance d’envergure avec le japonais Nissan. Les deux groupes conservent chacun leur indépendance, même s’ils sont unis par des liens capitalistiques. Renault acquiert alors une envergure mondiale qu’il prend soin de cultiver les années suivantes en investissant dans le coréen du Sud Samsung Motors et le russe Lada-AvtoVAZ. En 2004, sa filiale roumaine assemble la première Logan, une voiture à bas coût, qui devient un succès mondial. Dernier acte de cette mondialisation à marche forcée : l’échange de participation de 3,1 % avec l’allemand Daimler Benz, annoncé en 2010.
D’APRÈS JOËL BROUSTAIL, « L’HISTOIRE » N° 247, PP. 80-85.
« LA CHAÎNE »
Inventée aux États-Unis, adoptée en France dans les années 1920, la chaîne de montage supprime les déplacements des ouvriers en apportant à chaque travailleur « posté » ce qui lui est nécessaire. Elle fait, juste avant la Première Guerre mondiale, basculer l’automobile dans le monde de la standardisation.
253 000 224 000
1921
FP MYCH ELE DANI AU/A
L’HUMANITÉ/KEYSTONE/GAMMA-R APHO
Pour répondre à la crise, Peugeot abandonne le modèle unique et crée une gamme, afin de toucher une clientèle de plus en plus difficile
SES CHIFFRES Renault a vendu 2,3 millions de véhicules dans le monde en 2009 (6 millions si l’on ajoute Nissan). Son chiff re d’affaires est de 33,7 milliards d’euros. Il a affiché une perte de 3 milliards d’euros cette même année. Il emploie 121 400 salariés.
LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE - 55
L’histoire de la firme turinoise est intimement liée à celle de l’Italie. C’est la Première Guerre mondiale qui a fait la fortune de Fiat et de son fondateur Giovanni Agnelli. Habilement, l’industriel a su ensuite assurer Mussolini de son soutien indéfectible, tout en préparant son entreprise à l’après-fascisme.
2) John Elkann, arrière-arrièrepetit -fils du fondateur, est vice-président de Fiat depuis avril 2010. Il assiste ici à un match de la Juventus, l’équipe de football de Turin, propriété de la famille Agnelli.
1) Giovanni Agnelli, ancien officier de cavalerie, fonde Fiat en 1899. Il meurt en 1945.
2. G. Scotti, Fiat, auto e non solo, Rome, Donzelli editore, 2003, p. 19. 3. P. Gabert, Turin, ville industrielle, PUF, 1964, p. 125.
AGNELLI, UN FORD ITALIEN Les qualités de gestionnaire et l’habileté de Giovanni Agnelli sont en grande partie à l’origine du succès de Fiat. Né en 1866 dans une famille de propriétaires terriens piémontais, Agnelli sort lieutenant de cavalerie de l’Académie militaire
56 - LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE
4
1
3) Sur le toit du Lingotto (« le lingot »), l’usine de Fiat à Turin, le constructeur avait fait installer une piste d’essais. 4) Une publicité pour la Fiat Ardita, un modèle né en 1933 sous le fascisme. 5) La Fiat 500, née en 1957, est la voiture populaire italienne par excellence.
5
6) En 1936, Mussolini, au volant d’un tracteur Fiat, trace le périmètre d’une ville nouvelle à Aprilia.
6
POPPERFOTO/GETTY IMAGES
NOTES 1. Giovanni Agnelli était accusé avec deux autres membres du conseil d’administration de falsification des comptes et d’agiotage. Cf. V. Castronovo, Giovanni Agnelli. La Fiat dal 1899 al 1945, Turin, Einaudi, 1977, pp. 27-32.
A
de Modène en 1889. Déçu par la vie militaire, il se fixe à Turin, la ville italienne qui, avec Milan, est à l’écoute des nouveautés françaises comme l’automobile. C’est au café Burello, fréquenté par des aristocrates et de grands bourgeois, qu’Agnelli développe ses connaissances et relations, avant de compter, le 11 juillet 1899, parmi les fondateurs de la Società Italiana per la construzione e il commercio delle automobili-Torino, rebaptisée immédiatement Fabbrica Italiana Automobili Torino (Fiat). Secrétaire du conseil d’administration, l’ex-officier se distingue des autres actionnaires, plus soucieux de concevoir des prototypes que de se lancer dans la production en série. Grâce au recrutement d’ingénieurs et de techniciens rompus aux arts mécaniques, l’entreprise réussit dès 1902 à produire quatre modèles de voitures. Reste à consolider son pouvoir dans l’entreprise et à définir une stratégie pour assurer sa pérennité. La première question est résolue par un tour de passe-passe dans le capital social qui permet en 1906 à Agnelli de posséder en son nom propre 25 % des actions. Accusé de falsification de comptes et d’agiotage, il s’en sort en juillet 1913 par un acquittement total 1. Désor-
TUUL/HEMIS.FR
Maître de conférences à l’université de Franche-Comté, PAUL DIETSCHY vient de publier une Histoire du football (Perrin, 2010). Cet article est inédit.
près la mort en 2003 et 2004 des deux présidents Gianni et Umberto Agnelli, les petitsfils du fondateur de la dynastie familiale propriétaire de Fiat, la firme turinoise a su rebondir. Grâce au succès de modèles comme la nouvelle Fiat 500, elle s’est même payé le luxe de racheter en 2009 l’américain Chrysler. Mais si l’expansion actuelle est internationale, Fiat reste une affaire éminemment italienne. Depuis sa création en 1899, l’entreprise piémontaise est en effet un acteur du jeu politique italien. Notamment pendant la période fasciste au cours de laquelle Giovanni Agnelli, le créateur de la dynastie industrielle, a su mener un double jeu assurant à Mussolini l’appui de Fiat et à Fiat les commandes de l’État, tout en veillant à préparer l’après-fascisme.
VINCENZO PINTO/AFP
L’AUTEUR
FAR ABOLA/LEEMAGE
Par Paul Dietschy
COLLECTION IM/KHARBINE-TAPABOR
C’EST L’ITALIE
JACQUES BOYER/ROGER-VIOLLET
FIAT,
Une saga nationale
3
mais, Agnelli peut, avec l’appui de banques, allier construction d’automobiles et de camions, de moteurs marins ou encore d’armes 2, dont l’État italien devient le principal commanditaire. Dès l’avant-guerre, le patron de Fiat a su nouer d’utiles relations avec le monde politique. Le réformisme pragmatique du président du Conseil Giovanni Giolitti le conduit à se rapprocher de l’homme d’État piémontais. Mais ce sont aussi les velléités coloniales de l’Italie qui renforcent ses liens avec les milieux de la politique et de la haute fonction publique. Lors de la conquête de la Libye en 1912, Fiat obtient la part du lion dans les commandes de véhicules de transport de troupes. Les bénéfices obtenus encouragent Agnelli à soutenir avec prudence le courant favorable à l’entrée en guerre de l’Italie. La déclaration de guerre de l’Italie à l’Autriche, en mai 1915, transforme Turin en l’un des principaux arsenaux de l’armée italienne. Pendant tout le conflit, mitrailleuses, canons, avions et camions sortent des usines Fiat pour soutenir l’effort de guerre. « Au moment de l’armistice, la Fiat est devenue un des plus grands complexes industriels du monde : son capital est passé de 17 millions à 200 millions [de lires] en 1919 3 » , explique Pierre Gabert, le premier géographe français à s’être intéressé à l’industrie italienne. Et le personnel des ateliers et des bureaux a été multiplié
2
par 10, passant de 4 000 à 40 000 personnes entre 1914 et 1918. Au sortir du conflit, Fiat et son principal propriétaire sont donc devenus des places fortes du capitalisme et de la vie politique en Italie. Les profits réalisés permettent dès 1916 de projeter la réalisation de l’usine ultramoderne du Lingotto et d’absorber les usines aéronautiques et automobiles du grand rival génois, l’Ansaldo, déclaré en faillite en 1921. À titre privé, Agnelli entre dans le capital de la chaîne de magasins La Rinascente et de La Stampa, le quotidien libéral turinois, alors que son fils Edoardo est élu président du club de football de la Juventus en juillet 1923. Toutefois, les lendemains de guerre sont difficiles. Les élections législatives de 1919 ont vu le succès du Parti socialiste, alors qu’à Turin, sous la houlette d’Antonio Gramsci se forme le noyau fondateur du Parti communiste italien, relayé au sein des usines par les commissions internes d’ouvriers. Les turbulences du Biennio rosso – les années 1919 -1920 marquées par l’agitation révolutionnaire et syndicale – culminent à la Fiat, comme dans d’autres entreprises métallurgiques du Triangle industriel (Milan, Gênes, Turin), lorsque les fabbriche sont occupées en septembre 1920. Manœuvrant habilement entre le laisser-faire du gouvernement Giolitti, la fermeté du patronat et les exigences des syndicats, Agnelli se retire, en proposant de vendre Fiat aux ouvriers sous forme de coopérative. Devant les protestations des actionnaires et la lassitude de la main-d’œuvre, Agnelli revient deux mois plus tard à la tête de l’entreprise. Le patronat italien prépare sa revanche en finançant les squadristes – les miliciens fascistes. AVEC LE DUCE Se défiant des contradictions du discours mussolinien sur le capitalisme, Giovanni Agnelli n’apporte pas immédiatement son aide au fascisme naissant. Mais, à partir de 1921 – date de la fonda- >>>
L’histoire de la firme turinoise est intimement liée à celle de l’Italie. C’est la Première Guerre mondiale qui a fait la fortune de Fiat et de son fondateur Giovanni Agnelli. Habilement, l’industriel a su ensuite assurer Mussolini de son soutien indéfectible, tout en préparant son entreprise à l’après-fascisme.
2) John Elkann, arrière-arrièrepetit -fils du fondateur, est vice-président de Fiat depuis avril 2010. Il assiste ici à un match de la Juventus, l’équipe de football de Turin, propriété de la famille Agnelli.
1) Giovanni Agnelli, ancien officier de cavalerie, fonde Fiat en 1899. Il meurt en 1945.
2. G. Scotti, Fiat, auto e non solo, Rome, Donzelli editore, 2003, p. 19. 3. P. Gabert, Turin, ville industrielle, PUF, 1964, p. 125.
AGNELLI, UN FORD ITALIEN Les qualités de gestionnaire et l’habileté de Giovanni Agnelli sont en grande partie à l’origine du succès de Fiat. Né en 1866 dans une famille de propriétaires terriens piémontais, Agnelli sort lieutenant de cavalerie de l’Académie militaire
56 - LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE
4
1
3) Sur le toit du Lingotto (« le lingot »), l’usine de Fiat à Turin, le constructeur avait fait installer une piste d’essais. 4) Une publicité pour la Fiat Ardita, un modèle né en 1933 sous le fascisme. 5) La Fiat 500, née en 1957, est la voiture populaire italienne par excellence.
5
6) En 1936, Mussolini, au volant d’un tracteur Fiat, trace le périmètre d’une ville nouvelle à Aprilia.
6
POPPERFOTO/GETTY IMAGES
NOTES 1. Giovanni Agnelli était accusé avec deux autres membres du conseil d’administration de falsification des comptes et d’agiotage. Cf. V. Castronovo, Giovanni Agnelli. La Fiat dal 1899 al 1945, Turin, Einaudi, 1977, pp. 27-32.
A
de Modène en 1889. Déçu par la vie militaire, il se fixe à Turin, la ville italienne qui, avec Milan, est à l’écoute des nouveautés françaises comme l’automobile. C’est au café Burello, fréquenté par des aristocrates et de grands bourgeois, qu’Agnelli développe ses connaissances et relations, avant de compter, le 11 juillet 1899, parmi les fondateurs de la Società Italiana per la construzione e il commercio delle automobili-Torino, rebaptisée immédiatement Fabbrica Italiana Automobili Torino (Fiat). Secrétaire du conseil d’administration, l’ex-officier se distingue des autres actionnaires, plus soucieux de concevoir des prototypes que de se lancer dans la production en série. Grâce au recrutement d’ingénieurs et de techniciens rompus aux arts mécaniques, l’entreprise réussit dès 1902 à produire quatre modèles de voitures. Reste à consolider son pouvoir dans l’entreprise et à définir une stratégie pour assurer sa pérennité. La première question est résolue par un tour de passe-passe dans le capital social qui permet en 1906 à Agnelli de posséder en son nom propre 25 % des actions. Accusé de falsification de comptes et d’agiotage, il s’en sort en juillet 1913 par un acquittement total 1. Désor-
TUUL/HEMIS.FR
Maître de conférences à l’université de Franche-Comté, PAUL DIETSCHY vient de publier une Histoire du football (Perrin, 2010). Cet article est inédit.
près la mort en 2003 et 2004 des deux présidents Gianni et Umberto Agnelli, les petitsfils du fondateur de la dynastie familiale propriétaire de Fiat, la firme turinoise a su rebondir. Grâce au succès de modèles comme la nouvelle Fiat 500, elle s’est même payé le luxe de racheter en 2009 l’américain Chrysler. Mais si l’expansion actuelle est internationale, Fiat reste une affaire éminemment italienne. Depuis sa création en 1899, l’entreprise piémontaise est en effet un acteur du jeu politique italien. Notamment pendant la période fasciste au cours de laquelle Giovanni Agnelli, le créateur de la dynastie industrielle, a su mener un double jeu assurant à Mussolini l’appui de Fiat et à Fiat les commandes de l’État, tout en veillant à préparer l’après-fascisme.
VINCENZO PINTO/AFP
L’AUTEUR
FAR ABOLA/LEEMAGE
Par Paul Dietschy
COLLECTION IM/KHARBINE-TAPABOR
C’EST L’ITALIE
JACQUES BOYER/ROGER-VIOLLET
FIAT,
Une saga nationale
3
mais, Agnelli peut, avec l’appui de banques, allier construction d’automobiles et de camions, de moteurs marins ou encore d’armes 2, dont l’État italien devient le principal commanditaire. Dès l’avant-guerre, le patron de Fiat a su nouer d’utiles relations avec le monde politique. Le réformisme pragmatique du président du Conseil Giovanni Giolitti le conduit à se rapprocher de l’homme d’État piémontais. Mais ce sont aussi les velléités coloniales de l’Italie qui renforcent ses liens avec les milieux de la politique et de la haute fonction publique. Lors de la conquête de la Libye en 1912, Fiat obtient la part du lion dans les commandes de véhicules de transport de troupes. Les bénéfices obtenus encouragent Agnelli à soutenir avec prudence le courant favorable à l’entrée en guerre de l’Italie. La déclaration de guerre de l’Italie à l’Autriche, en mai 1915, transforme Turin en l’un des principaux arsenaux de l’armée italienne. Pendant tout le conflit, mitrailleuses, canons, avions et camions sortent des usines Fiat pour soutenir l’effort de guerre. « Au moment de l’armistice, la Fiat est devenue un des plus grands complexes industriels du monde : son capital est passé de 17 millions à 200 millions [de lires] en 1919 3 » , explique Pierre Gabert, le premier géographe français à s’être intéressé à l’industrie italienne. Et le personnel des ateliers et des bureaux a été multiplié
2
par 10, passant de 4 000 à 40 000 personnes entre 1914 et 1918. Au sortir du conflit, Fiat et son principal propriétaire sont donc devenus des places fortes du capitalisme et de la vie politique en Italie. Les profits réalisés permettent dès 1916 de projeter la réalisation de l’usine ultramoderne du Lingotto et d’absorber les usines aéronautiques et automobiles du grand rival génois, l’Ansaldo, déclaré en faillite en 1921. À titre privé, Agnelli entre dans le capital de la chaîne de magasins La Rinascente et de La Stampa, le quotidien libéral turinois, alors que son fils Edoardo est élu président du club de football de la Juventus en juillet 1923. Toutefois, les lendemains de guerre sont difficiles. Les élections législatives de 1919 ont vu le succès du Parti socialiste, alors qu’à Turin, sous la houlette d’Antonio Gramsci se forme le noyau fondateur du Parti communiste italien, relayé au sein des usines par les commissions internes d’ouvriers. Les turbulences du Biennio rosso – les années 1919 -1920 marquées par l’agitation révolutionnaire et syndicale – culminent à la Fiat, comme dans d’autres entreprises métallurgiques du Triangle industriel (Milan, Gênes, Turin), lorsque les fabbriche sont occupées en septembre 1920. Manœuvrant habilement entre le laisser-faire du gouvernement Giolitti, la fermeté du patronat et les exigences des syndicats, Agnelli se retire, en proposant de vendre Fiat aux ouvriers sous forme de coopérative. Devant les protestations des actionnaires et la lassitude de la main-d’œuvre, Agnelli revient deux mois plus tard à la tête de l’entreprise. Le patronat italien prépare sa revanche en finançant les squadristes – les miliciens fascistes. AVEC LE DUCE Se défiant des contradictions du discours mussolinien sur le capitalisme, Giovanni Agnelli n’apporte pas immédiatement son aide au fascisme naissant. Mais, à partir de 1921 – date de la fonda- >>>
L’avoccato
Gianni, fils de Giovanni, a une réputation de play-boy. Ici, en compagnie de Lee Radziwill, la sœur de Jackie Kennedy . Ce qui ne l’empêche pas de diriger effectivement Fiat de 1966 à 1996.
NOTES 4. Le député socialiste Giacomo Matteotti, qui avait pris la tête de l’opposition parlementaire à Mussolini, a été enlevé et assassiné par des miliciens fascistes en 1924. 5. Cf. L. Passerini, Torino operaia e fascismo, Turin, Einaudi, 1984, pp. 225-246. 6. V. Castronovo, FIAT 1899-1999. Un secolo di storia italiana, Milan, Rizzoli, 1999, p. 1 103.
58 - LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE
J.-CL. PLANCHET/COLL.CENTRE POMPIDOU – DIST. RMN/DR
mettent en effet de signer un accord pour la construction d’une unité de production d’automobiles en URSS. En avril 1970, les premières automobiles de la firme Vaz, en fait des Fiat 124, sortent des chaînes de l’usine de Togliattigrad. Au même moment, Fiat bénéficie des financements publics pour développer ses centres de production dans un Mezzogiorno moins syndicalisé, au moment où les cadres de l’entreprise deviennent les cibles du terrorisme rouge. Après les « Années de plomb », les dirigeants de Fiat continuent à défendre les intérêts de l’entreprise auprès de l’administration et de la classe politique italiennes. Ils s’activent pour empêcher le rachat d’Alfa Romeo par Ford au début des années 1980 et parviennent à prendre le contrôle de la firme milanaise en 1986. Mais la crise de l’automobile est redoutable pour Fiat, obligée de conduire une restructuration qui entraîne des fermetures d’usines et des plans sociaux. À la mode italienne, ces plans sont soutenus par l’État qui finance la mise en préretraite de plusieurs milliers d’ouvriers. En 2000, à près de 80 ans, Gianni Agnelli engage l’entreprise familiale dans un mariage avec General Motors. Mais sa disparition et celle de son frère provoquent une crise de succession alors que l’entreprise, très endettée, dépend du bon vouloir des banques. L’accession à la vice-présidence du petit-fils de Gianni, John Elkann, à l’âge de 28 ans, réaffirme les liens entre les Agnelli et Fiat. Tout en rompant avec GM, l’administrateur délégué Sergio Marchionne nommé avec lui en 2004 sait concocter les recettes du succès. Le remake de la Fiat 500 en est l’un des exemples les plus glamour. Mais Fiat a désormais des ambitions mondiales. La prise de contrôle de Chrysler, faite sans bourse délier en 2009, est révélatrice d’une internationalisation toujours plus nécessaire dans l’industrie automobile contemporaine. Ce qui, à terme, pourrait éloigner Fiat de la Péninsule et de son partenaire de toujours, l’État italien. ■
ANNÉES DE PLOMB
Lorsque, en août 1967, Gianni Agnelli prend la tête de Fiat, il est plus connu des rubriques mondaines que des pages économiques. Toutefois, il a eu le temps de se familiariser avec la gestion du groupe industriel. Durant toutes les années 1970, il doit affronter les groupes d’extrême gauche, qui bénéficient de complicités internes à la Fiat. En septembre 1979, l’ingénieur Carlo Ghilieno, le responsable de la planification et de la logistique, est assassiné par un commando. Cinq employés de Fiat seront tués et une cinquantaine blessée par des terroristes. P. D.
LES FUTURISTES OU L’ART DE LA VITESSE
x 100
« Nous déclarons que la splendeur du monde s’est enrichie d’une beauté nouvelle : la beauté de la vitesse. Une automobile de course avec son coffre orné de gros tuyaux tels des serpents à l’haleine explosive… une automobile rugissante qui a l’air de courir sur de la mitraille, est plus belle que la Victoire de Samothrace » (Manifeste des futuristes, 1909). Pour ce courant d’avant-garde italien, qui exalte en peinture ou en poésie la jeunesse, le machinisme et la vitesse, l’automobile est bien plus qu’un moyen de déplacement. Elle est le symbole du siècle naissant.
C’EST L’AUGMENTATION DU CAPITAL DE FIAT ENTRE 1914 ET 1919. CE SONT LES COMMANDES DE GUERRE QUI ONT FAIT DÉCOLLER LE GROUPE.
La petite
souris
En 1936, Fiat lance en Italie la Topolino (« petite souris » en italien ou Mickey Mouse), la première des automobiles populaires. Elle est fabriquée en France la même année par la filiale Simca qui la vend 9 990 francs, alors que les voitures nationales les moins chères coûtent entre 13 000 et 14 000 francs. Le coût si bas s’explique par sa taille, une deux-portes ne pouvant transporter qu’un couple ou une petite famille, et son poids, 530 kg. Loin d’être révolutionnaire comme la TPV Citroën, qui compte quatre places et quatre portes, la Topolino n’est que la réduction d’une voiture classique. Le modèle se veut être une voiture populaire ; elle est surtout un outil de propagande pour offrir du rêve à des familles qui devront acheter la Balilla pour transporter les bambini. Voulue en 1931 par Mussolini, elle est au fascisme ce que la Coccinelle est au nazisme. P. D.
FIAT AUJOURD’HUI SA SITUATION Crise, résurrection, crise, résurrection… La longue histoire de Fiat est fertile en soubresauts, les mythiques Agnelli, toujours majoritaires au capital. Dirigée aujourd’hui par un maire du palais, Sergio Marchionne, et présidée depuis peu par John Elkann, petit-fils de Giovanni Agnelli, la firme de Turin est plutôt dans une situation ascendante. Le rachat de l’américain Chrysler en 2010 et l’alliance avec le constructeur russe Sollers lui ont donné une assise mondiale. Avant la fin de l’année, Fiat sera scindée en deux, l’automobile d’un côté, les autres activités industrielles de l’autre, et les deux nouvelles entités seront cotées en Bourse.
AP/SIPA
>>> tion du Parti national fasciste par Mussolini – et surtout lors de l’affaire Matteotti (1924) 4, il l’assure d’un soutien indéfectible. Nommé sénateur en mars 1923, le patron de Fiat entretient désormais des rapports assez étroits avec le Duce. Toutefois, la Fiat paraît peu touchée par la fascisation de la société italienne ; l’interventionnisme du syndicat fasciste est freiné par la direction et par un fordisme fortement teinté de paternalisme qui offre aux ouvriers et employés assistance sociale, loisirs et colonies de vacances. Mussolini rend trois fois visite à ces hauts lieux de la modernité que sont les usines Fiat. L’accueil qui lui est réservé est très mitigé : en 1939, inaugurant le nouvel établissement de Mirafiori, Mussolini est confronté au mutisme et à la froideur des ouvriers rassemblés pour l’écouter 5. En effet, à Turin l’antifasciste, l’opposition des classes laborieuses paraît se combiner avec l’adhésion formelle d’Agnelli au régime. Mussolini est conscient de ce relatif double jeu et nourrit le désir de déplacer les usines Fiat à Rome et dans le sud de l’Italie. Toutefois, la duplicité du patron de Fiat est
payante : grâce au régime, l’agitation syndicale a cessé et la firme a pu faire échec aux projets d’implantation de Ford en Italie. En dépit de la dépression des années 1930, l’entreprise se modernise et sort deux voitures standardisées et bon marché : la Balilla en 1932 et la Topolino en 1936. En 1934-1935, Fiat bénéficie de nouvelles commandes militaires dans le cadre de la guerre d’Éthiopie. Agnelli et son bras droit, le professeur Vittorio Valletta, se montrent cependant circonspects vis-à-vis de l’alliance de 1936 avec l’Allemagne, mais n’en travaillent pas moins pour l’effort de guerre italien. À partir de 1942-1943, les bombardements anglais, ainsi que les premières grèves ouvrières depuis l’instauration de la dictature, engagent les deux hommes à préparer un futur sans fascisme. Ils réussissent à préserver l’essentiel dans le chaos qui saisit l’Italie du Nord de 1943 à 1945. À la Libération, la direction de Fiat est placée sous l’autorité d’un conseil de gestion ouvrier et Agnelli et Valletta sont menacés d’épuration. Mais la volonté des « libérateurs » anglais et américains et les mots d’ordre productivistes de Palmiro Togliatti, le secrétaire général du Parti communiste, évitent à Fiat la nationalisation, d’autant plus facilement que le contrôle d’une entreprise par l’État semble pour les Italiens un héritage du fascisme. Épuisé et vieilli, Giovanni Agnelli s’éteint en décembre 1945. C’est son petit-fils Gianni (diminutif de Giovanni), âgé de 24 ans, qui prend la relève d’abord sous une sorte de régence assurée par Valletta jusqu’en 1967. En 1955 puis 1957, la sortie des utilitarie Fiat 600 et Fiat 500 conçues par Dante Giacosa est un succès foudroyant : en 1960, Fiat fabrique environ 500 000 voitures par an, dont 190 000 sont exportées, puis 1 million en 1966. Au sortir de la guerre, le professeur Valletta a su user de son entregent pour bénéficier de l’aide économique américaine. Il mène à présent une sorte d’« Ostpolitik immatriculée Fiat 6 » : en 1965, les contacts noués avec les dirigeants soviétiques per-
SUDDEUTSCHE ZEITUNG/RUE DES ARCHIVES
XXXXXXXXXXXXXXXX
ROLAND SEHOOR/TIME & LIFE PICTURES/GETTY IMAGES
À la Libération, Fiat est placée sous le contrôle d’un conseil ouvrier. Mais la firme échappe à la nationalisation, une solution qui rappelle trop le fascisme
SES CHIFFRES Le groupe a produit un peu moins de 4 millions de voitures en 2009. Son chiff re d’affaires a atteint 50 milliards d’euros et il a affiché une perte nette de 848 millions d’euros. Il emploie 190 000 personnes.
LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE - 59
L’avoccato
Gianni, fils de Giovanni, a une réputation de play-boy. Ici, en compagnie de Lee Radziwill, la sœur de Jackie Kennedy . Ce qui ne l’empêche pas de diriger effectivement Fiat de 1966 à 1996.
NOTES 4. Le député socialiste Giacomo Matteotti, qui avait pris la tête de l’opposition parlementaire à Mussolini, a été enlevé et assassiné par des miliciens fascistes en 1924. 5. Cf. L. Passerini, Torino operaia e fascismo, Turin, Einaudi, 1984, pp. 225-246. 6. V. Castronovo, FIAT 1899-1999. Un secolo di storia italiana, Milan, Rizzoli, 1999, p. 1 103.
58 - LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE
J.-CL. PLANCHET/COLL.CENTRE POMPIDOU – DIST. RMN/DR
mettent en effet de signer un accord pour la construction d’une unité de production d’automobiles en URSS. En avril 1970, les premières automobiles de la firme Vaz, en fait des Fiat 124, sortent des chaînes de l’usine de Togliattigrad. Au même moment, Fiat bénéficie des financements publics pour développer ses centres de production dans un Mezzogiorno moins syndicalisé, au moment où les cadres de l’entreprise deviennent les cibles du terrorisme rouge. Après les « Années de plomb », les dirigeants de Fiat continuent à défendre les intérêts de l’entreprise auprès de l’administration et de la classe politique italiennes. Ils s’activent pour empêcher le rachat d’Alfa Romeo par Ford au début des années 1980 et parviennent à prendre le contrôle de la firme milanaise en 1986. Mais la crise de l’automobile est redoutable pour Fiat, obligée de conduire une restructuration qui entraîne des fermetures d’usines et des plans sociaux. À la mode italienne, ces plans sont soutenus par l’État qui finance la mise en préretraite de plusieurs milliers d’ouvriers. En 2000, à près de 80 ans, Gianni Agnelli engage l’entreprise familiale dans un mariage avec General Motors. Mais sa disparition et celle de son frère provoquent une crise de succession alors que l’entreprise, très endettée, dépend du bon vouloir des banques. L’accession à la vice-présidence du petit-fils de Gianni, John Elkann, à l’âge de 28 ans, réaffirme les liens entre les Agnelli et Fiat. Tout en rompant avec GM, l’administrateur délégué Sergio Marchionne nommé avec lui en 2004 sait concocter les recettes du succès. Le remake de la Fiat 500 en est l’un des exemples les plus glamour. Mais Fiat a désormais des ambitions mondiales. La prise de contrôle de Chrysler, faite sans bourse délier en 2009, est révélatrice d’une internationalisation toujours plus nécessaire dans l’industrie automobile contemporaine. Ce qui, à terme, pourrait éloigner Fiat de la Péninsule et de son partenaire de toujours, l’État italien. ■
ANNÉES DE PLOMB
Lorsque, en août 1967, Gianni Agnelli prend la tête de Fiat, il est plus connu des rubriques mondaines que des pages économiques. Toutefois, il a eu le temps de se familiariser avec la gestion du groupe industriel. Durant toutes les années 1970, il doit affronter les groupes d’extrême gauche, qui bénéficient de complicités internes à la Fiat. En septembre 1979, l’ingénieur Carlo Ghilieno, le responsable de la planification et de la logistique, est assassiné par un commando. Cinq employés de Fiat seront tués et une cinquantaine blessée par des terroristes. P. D.
LES FUTURISTES OU L’ART DE LA VITESSE
x 100
« Nous déclarons que la splendeur du monde s’est enrichie d’une beauté nouvelle : la beauté de la vitesse. Une automobile de course avec son coffre orné de gros tuyaux tels des serpents à l’haleine explosive… une automobile rugissante qui a l’air de courir sur de la mitraille, est plus belle que la Victoire de Samothrace » (Manifeste des futuristes, 1909). Pour ce courant d’avant-garde italien, qui exalte en peinture ou en poésie la jeunesse, le machinisme et la vitesse, l’automobile est bien plus qu’un moyen de déplacement. Elle est le symbole du siècle naissant.
C’EST L’AUGMENTATION DU CAPITAL DE FIAT ENTRE 1914 ET 1919. CE SONT LES COMMANDES DE GUERRE QUI ONT FAIT DÉCOLLER LE GROUPE.
La petite
souris
En 1936, Fiat lance en Italie la Topolino (« petite souris » en italien ou Mickey Mouse), la première des automobiles populaires. Elle est fabriquée en France la même année par la filiale Simca qui la vend 9 990 francs, alors que les voitures nationales les moins chères coûtent entre 13 000 et 14 000 francs. Le coût si bas s’explique par sa taille, une deux-portes ne pouvant transporter qu’un couple ou une petite famille, et son poids, 530 kg. Loin d’être révolutionnaire comme la TPV Citroën, qui compte quatre places et quatre portes, la Topolino n’est que la réduction d’une voiture classique. Le modèle se veut être une voiture populaire ; elle est surtout un outil de propagande pour offrir du rêve à des familles qui devront acheter la Balilla pour transporter les bambini. Voulue en 1931 par Mussolini, elle est au fascisme ce que la Coccinelle est au nazisme. P. D.
FIAT AUJOURD’HUI SA SITUATION Crise, résurrection, crise, résurrection… La longue histoire de Fiat est fertile en soubresauts, les mythiques Agnelli, toujours majoritaires au capital. Dirigée aujourd’hui par un maire du palais, Sergio Marchionne, et présidée depuis peu par John Elkann, petit-fils de Giovanni Agnelli, la firme de Turin est plutôt dans une situation ascendante. Le rachat de l’américain Chrysler en 2010 et l’alliance avec le constructeur russe Sollers lui ont donné une assise mondiale. Avant la fin de l’année, Fiat sera scindée en deux, l’automobile d’un côté, les autres activités industrielles de l’autre, et les deux nouvelles entités seront cotées en Bourse.
AP/SIPA
>>> tion du Parti national fasciste par Mussolini – et surtout lors de l’affaire Matteotti (1924) 4, il l’assure d’un soutien indéfectible. Nommé sénateur en mars 1923, le patron de Fiat entretient désormais des rapports assez étroits avec le Duce. Toutefois, la Fiat paraît peu touchée par la fascisation de la société italienne ; l’interventionnisme du syndicat fasciste est freiné par la direction et par un fordisme fortement teinté de paternalisme qui offre aux ouvriers et employés assistance sociale, loisirs et colonies de vacances. Mussolini rend trois fois visite à ces hauts lieux de la modernité que sont les usines Fiat. L’accueil qui lui est réservé est très mitigé : en 1939, inaugurant le nouvel établissement de Mirafiori, Mussolini est confronté au mutisme et à la froideur des ouvriers rassemblés pour l’écouter 5. En effet, à Turin l’antifasciste, l’opposition des classes laborieuses paraît se combiner avec l’adhésion formelle d’Agnelli au régime. Mussolini est conscient de ce relatif double jeu et nourrit le désir de déplacer les usines Fiat à Rome et dans le sud de l’Italie. Toutefois, la duplicité du patron de Fiat est
payante : grâce au régime, l’agitation syndicale a cessé et la firme a pu faire échec aux projets d’implantation de Ford en Italie. En dépit de la dépression des années 1930, l’entreprise se modernise et sort deux voitures standardisées et bon marché : la Balilla en 1932 et la Topolino en 1936. En 1934-1935, Fiat bénéficie de nouvelles commandes militaires dans le cadre de la guerre d’Éthiopie. Agnelli et son bras droit, le professeur Vittorio Valletta, se montrent cependant circonspects vis-à-vis de l’alliance de 1936 avec l’Allemagne, mais n’en travaillent pas moins pour l’effort de guerre italien. À partir de 1942-1943, les bombardements anglais, ainsi que les premières grèves ouvrières depuis l’instauration de la dictature, engagent les deux hommes à préparer un futur sans fascisme. Ils réussissent à préserver l’essentiel dans le chaos qui saisit l’Italie du Nord de 1943 à 1945. À la Libération, la direction de Fiat est placée sous l’autorité d’un conseil de gestion ouvrier et Agnelli et Valletta sont menacés d’épuration. Mais la volonté des « libérateurs » anglais et américains et les mots d’ordre productivistes de Palmiro Togliatti, le secrétaire général du Parti communiste, évitent à Fiat la nationalisation, d’autant plus facilement que le contrôle d’une entreprise par l’État semble pour les Italiens un héritage du fascisme. Épuisé et vieilli, Giovanni Agnelli s’éteint en décembre 1945. C’est son petit-fils Gianni (diminutif de Giovanni), âgé de 24 ans, qui prend la relève d’abord sous une sorte de régence assurée par Valletta jusqu’en 1967. En 1955 puis 1957, la sortie des utilitarie Fiat 600 et Fiat 500 conçues par Dante Giacosa est un succès foudroyant : en 1960, Fiat fabrique environ 500 000 voitures par an, dont 190 000 sont exportées, puis 1 million en 1966. Au sortir de la guerre, le professeur Valletta a su user de son entregent pour bénéficier de l’aide économique américaine. Il mène à présent une sorte d’« Ostpolitik immatriculée Fiat 6 » : en 1965, les contacts noués avec les dirigeants soviétiques per-
SUDDEUTSCHE ZEITUNG/RUE DES ARCHIVES
XXXXXXXXXXXXXXXX
ROLAND SEHOOR/TIME & LIFE PICTURES/GETTY IMAGES
À la Libération, Fiat est placée sous le contrôle d’un conseil ouvrier. Mais la firme échappe à la nationalisation, une solution qui rappelle trop le fascisme
SES CHIFFRES Le groupe a produit un peu moins de 4 millions de voitures en 2009. Son chiff re d’affaires a atteint 50 milliards d’euros et il a affiché une perte nette de 848 millions d’euros. Il emploie 190 000 personnes.
LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE - 59
1934
1925
Peugeot se positionne déjà sur l’élégance, la séduction et l’émotion, des valeurs de marque toujours présentes.
LIBR ARY/S
PVDE/RUE DES ARCHIVES
s’impose , Chrysler À peine née et au x marques èmes face à Ford al Motors sur les thde route. er e u en n G te de la nce et de la de la puissa
I PIC TU RE
1926
DE AG OS TIN
bet ouis Lou -L n a e J r Pa
CA LA
André Citroën s’off re le plus grand panneau publicitaire – 250 000 lampes, 6 kilomètres de câbles électriques – pour illuminer la tour Eiffel de son nom, avec des lettres de 30 mètres de haut chacune.
1929
La Fiat 514 s’a le décorum m ppuie sur souligner la mussolinien pour première com ajesté de la pacte turinois e.
1958
1928
COLL .P
ER RI N/
Loin de la banalité des voitures de série produites par Opel ou Ford, Mercedes mise sur le haut de gamme, utilisant un slogan sans équivoque : « Beauté ». 60 - LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE
1965
Incarnation de l’american way of life, la Chevrolet Chevelle V8 est l’image du bonheur à quatre roues.
DR
KH AR BI
AB OR NE-TAP
HISTORIC-MAPS/AKG
Panhard part à la conquête des nouvelles classes moyennes et, parmi elles, les femmes.
LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE - 61
DR
COLL. IM/KHARBINE-TAPABOR
ile ie automob util r t s u d in l’ é .O agn n de masse ou é a accomp La publicit débuts de la productiontité à des marques nt depuis les ble, elle offre une ide les spécialistes save indispensauits dont parfois seulsrences. à des prod reconnaître les diffé réellement
1934
1925
Peugeot se positionne déjà sur l’élégance, la séduction et l’émotion, des valeurs de marque toujours présentes.
LIBR ARY/S
PVDE/RUE DES ARCHIVES
s’impose , Chrysler À peine née et au x marques èmes face à Ford al Motors sur les thde route. er e u en n G te de la nce et de la de la puissa
I PIC TU RE
1926
DE AG OS TIN
bet ouis Lou -L n a e J r Pa
CA LA
André Citroën s’off re le plus grand panneau publicitaire – 250 000 lampes, 6 kilomètres de câbles électriques – pour illuminer la tour Eiffel de son nom, avec des lettres de 30 mètres de haut chacune.
1929
La Fiat 514 s’a le décorum m ppuie sur souligner la mussolinien pour première com ajesté de la pacte turinois e.
1958
1928
COLL .P
ER RI N/
Loin de la banalité des voitures de série produites par Opel ou Ford, Mercedes mise sur le haut de gamme, utilisant un slogan sans équivoque : « Beauté ». 60 - LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE
1965
Incarnation de l’american way of life, la Chevrolet Chevelle V8 est l’image du bonheur à quatre roues.
DR
KH AR BI
AB OR NE-TAP
HISTORIC-MAPS/AKG
Panhard part à la conquête des nouvelles classes moyennes et, parmi elles, les femmes.
LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE - 61
DR
COLL. IM/KHARBINE-TAPABOR
ile ie automob util r t s u d in l’ é .O agn n de masse ou é a accomp La publicit débuts de la productiontité à des marques nt depuis les ble, elle offre une ide les spécialistes save indispensauits dont parfois seulsrences. à des prod reconnaître les diffé réellement
1955
Alfa Romeo, conjugaison de l’automobile sportive et machiste.
1992
1955
Au bord de la faillite, BMW produit l’Isetta pour attirer les jeunes familles habituées à la motocyclette.
1960
DR
AKG
Dernière campagne de pub pour la Renault 4. Publicis s’interdit d’interdire.
DR
L’agence Delpire parvient à sortir la 2 CV des campagnes pour en faire la voiture des jeunes.
1994 DR
La Twingo change les codes en se calant sur le monde de la mode et du prêt-à-porter.
2007 DR
DR
La nouvelle Fiat 500 n’est pas un remake de celle de 1957. Le charme n’empêche pas que c’est aujourd’hui la sécurité qu’il faut vendre.
62 - LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE
LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE - 63
1955
Alfa Romeo, conjugaison de l’automobile sportive et machiste.
1992
1955
Au bord de la faillite, BMW produit l’Isetta pour attirer les jeunes familles habituées à la motocyclette.
1960
DR
AKG
Dernière campagne de pub pour la Renault 4. Publicis s’interdit d’interdire.
DR
L’agence Delpire parvient à sortir la 2 CV des campagnes pour en faire la voiture des jeunes.
1994 DR
La Twingo change les codes en se calant sur le monde de la mode et du prêt-à-porter.
2007 DR
DR
La nouvelle Fiat 500 n’est pas un remake de celle de 1957. Le charme n’empêche pas que c’est aujourd’hui la sécurité qu’il faut vendre.
62 - LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE
LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE - 63
29 e
FESTIVAL INTERNATIONAL DU FILM D’HISTOIRE
Pessac | 19 · 26 novembre 2018
1918-1939
La drôle de paix
100 films · 40 rencontres · 30 avant-premières Toute la programmation et les débats de la revue
www.histoire.presse.fr
sur www.cinema-histoire-pessac.com
LES TRENTE GLORIEUSES
Après la Seconde Guerre mondiale, l’automobile devient indispensable à toute la famille. La multiplication des modèles permet de satisfaire tous les goûts, tous les besoins, tous les moyens. Les usines naissent comme des champignons et les chaînes produisent à tour de bras.
JEAN-PHILIPPE CHARBONNIER/GAMMA-R APHO
Laquelle choisir ?
À Paris, en 1950, devant le parc de Bagatelle. La voiture est devenue un emblême et les constructeurs ne ménagent pas leur peine pour satisfaire toutes les couches de la société.
LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE - 65
« Les Français aiment la bagnole », constatait le président Pompidou dans les années 1970. L’économie française aussi. En vingt ans, de 1955 à 1975, le pays, converti à la production de masse, est devenu l’un des leaders de l’industrie automobile européenne. Par Jean-Louis Loubet *
A
LE TRIOMPHE
DE L’AUTOMOBILE FRANÇAISE 66 - LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE
AFP
u cœur des années 1960, l’industrie automobile française est devenue la première activité nationale, tant par son chiffre d’affaires, ses exportations, qui jouent un rôle majeur dans les comptes de la nation, que par l’importance des entreprises sous-traitantes et le poids de sa main-d’œuvre, française et immigrée. Vitrine de la réussite industrielle, l’automobile est le symbole de la croissance et des Trente Glorieuses (1945-1974). Quatre acteurs se partagent maintenant le marché : Citroën, Peugeot et Renault ont dû faire une place au petit dernier, Simca. Avec deux sociétés privées et familiales (Citroën et Peugeot), une Régie nationale (Renault) et la filiale d’un géant de Detroit (Simca), ces quatre-là témoignent de la diversité des entreprises en France. Le Marché commun naissant crée l’émulation et entraîne les quatre grands dans une course à la production : l’augmentation des cadences, l’agrandissement des usines et l’embauche soutenue de personnels très différents.
Symbole de croissance Des Simca à la sortie des chaînes de Nanterre, en 1947.
* Cet article est inédit.
5 000 VOITURES PAR JOUR ! Fer de lance du secteur, la Régie Renault est à l’avant-garde. C’est elle qui, la première, entre dans la course au volume pour rivaliser avec ceux qu’elle considère comme ses véritables adversaires : Volkswagen et Fiat. Pierre Dreyfus, président de Renault de 1955 à 1975, multiplie la production par cinq en vingt ans. Une ambition considérable aux yeux des pouvoirs publics, un brin affolés, et de ses concurrents français bien plus prudents. Mais c’est à peine suffisant selon
Dreyfus : « C’est le minimum pour rester dans la course, pour ne pas nous contenter en Europe du rôle de Panhard en France… Nous sommes passés de 1 000 à 2 000 voitures par jour en trois ans, à 4 000 ensuite. Il faut viser 5 000 avant 1975 car Fiat et Volkswagen y seront avant nous. » L’arme de Renault est la conquête des marchés nationaux et internationaux. Son outil est une nouvelle vision de l’automobile : ni rurale ni urbaine, mais polyvalente, à l’image d’une France qui abandonne ses centres-villes et ses campagnes pour les nouvelles banlieues, elles-mêmes à mi-chemin entre les mondes urbains et ruraux. C’est la « voiture à vivre », celle du travail et des loisirs, de la semaine et des week-ends. Surtout, Renault s’adapte à une clientèle qui évolue avec l’avènement des classes moyennes. Entre 1961 et 1972, la marque construit une gamme : R4, R16, R6, R12, R5. Ces produits variés permettent d’abandonner la politique du modèle unique des temps de pénurie et de reconstruction, et de glisser de la voiture pour tous à la voiture pour chacun. Les autres constructeurs français ne sont pas en reste. Peugeot, le spécialiste de la berline moyenne et cossue, de la « voiture qui se mérite » comme dit la réclame, celle qui flatte les professions libérales et les fonctionnaires des préfectures, change aussi son fusil d’épaule. La firme lance, en 1965, la 204, un véhicule situé entre son créneau de prédilection et les modèles « populaires » comme la Renault 4, la Simca 1 000 ou la Citroën 3 CV, qui constituent alors la base de la motorisation nationale. C’est une révolution culturelle qui comble les jeunes cadres autant que les familles au double salaire, et qui voit Simca (1967),
LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE - 67
Fiat (1968), Renault (1969), Citroën (1970) et Volkswagen (1974) suivre la même voie. La métamorphose est totale : non seulement Peugeot passe du rang de spécialiste à celui de constructeur généraliste, mais pour la première fois de son histoire, un de ses produits – la 204 – est la voiture la plus vendue en France (1969). Après la DS 19 (1955), symbole du haut de gamme innovant, high-tech et intemporel, les R4 (1961) et R16 (1965), premières voitures à vivre, les 204 Peugeot et Simca 1100 prouvent qu’en automobile rien ne vaut le savoirfaire français ! INDUSTRIALISER LA FRANCE L’automobile est aussi une activité sur laquelle les pouvoirs publics comptent. Outil indispensable de la politique fiscale, elle est une activité vitale pour l’équilibre de la balance des comptes, drainant des milliards de devises grâce à une exportation soutenue depuis la fin des années 1950. Sa force est telle qu’elle est capable de relever plusieurs défis. L’automobile assure le pleinemploi, notamment lorsque les pouvoirs publics demandent à la Régie nationale de reprendre les salariés de quelques entreprises en difficulté. Toujours à la recherche de moyens plus importants pour nourrir sa croissance, elle joue un rôle majeur dans la politique d’aménagement du territoire, coordonnée à partir de 1963 par la Datar (Délégation à l’aménagement du territoire et à l’action régionale). Citroën, Renault, Peugeot et Simca sont de toutes les missions : sauver les campagnes vidées par l’exode rural ; aider les ports frappés par la concurrence européenne, la fin des monopoles coloniaux ou l’agonie des chantiers navals ; enfin éviter la mort des régions de monoindustrie qui ont misé sur le textile, la mine ou la sidérurgie. Citroën s’installe à Rennes, Caen et Metz. Avec 23 000 francs (l’équivalent de plus de 30 000 euros) de subventions par emploi créé en Bretagne, la marque s’offre à Rennes une belle usine. Pierre Bercot, >>>
« Les Français aiment la bagnole », constatait le président Pompidou dans les années 1970. L’économie française aussi. En vingt ans, de 1955 à 1975, le pays, converti à la production de masse, est devenu l’un des leaders de l’industrie automobile européenne. Par Jean-Louis Loubet *
A
LE TRIOMPHE
DE L’AUTOMOBILE FRANÇAISE 66 - LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE
AFP
u cœur des années 1960, l’industrie automobile française est devenue la première activité nationale, tant par son chiffre d’affaires, ses exportations, qui jouent un rôle majeur dans les comptes de la nation, que par l’importance des entreprises sous-traitantes et le poids de sa main-d’œuvre, française et immigrée. Vitrine de la réussite industrielle, l’automobile est le symbole de la croissance et des Trente Glorieuses (1945-1974). Quatre acteurs se partagent maintenant le marché : Citroën, Peugeot et Renault ont dû faire une place au petit dernier, Simca. Avec deux sociétés privées et familiales (Citroën et Peugeot), une Régie nationale (Renault) et la filiale d’un géant de Detroit (Simca), ces quatre-là témoignent de la diversité des entreprises en France. Le Marché commun naissant crée l’émulation et entraîne les quatre grands dans une course à la production : l’augmentation des cadences, l’agrandissement des usines et l’embauche soutenue de personnels très différents.
Symbole de croissance Des Simca à la sortie des chaînes de Nanterre, en 1947.
* Cet article est inédit.
5 000 VOITURES PAR JOUR ! Fer de lance du secteur, la Régie Renault est à l’avant-garde. C’est elle qui, la première, entre dans la course au volume pour rivaliser avec ceux qu’elle considère comme ses véritables adversaires : Volkswagen et Fiat. Pierre Dreyfus, président de Renault de 1955 à 1975, multiplie la production par cinq en vingt ans. Une ambition considérable aux yeux des pouvoirs publics, un brin affolés, et de ses concurrents français bien plus prudents. Mais c’est à peine suffisant selon
Dreyfus : « C’est le minimum pour rester dans la course, pour ne pas nous contenter en Europe du rôle de Panhard en France… Nous sommes passés de 1 000 à 2 000 voitures par jour en trois ans, à 4 000 ensuite. Il faut viser 5 000 avant 1975 car Fiat et Volkswagen y seront avant nous. » L’arme de Renault est la conquête des marchés nationaux et internationaux. Son outil est une nouvelle vision de l’automobile : ni rurale ni urbaine, mais polyvalente, à l’image d’une France qui abandonne ses centres-villes et ses campagnes pour les nouvelles banlieues, elles-mêmes à mi-chemin entre les mondes urbains et ruraux. C’est la « voiture à vivre », celle du travail et des loisirs, de la semaine et des week-ends. Surtout, Renault s’adapte à une clientèle qui évolue avec l’avènement des classes moyennes. Entre 1961 et 1972, la marque construit une gamme : R4, R16, R6, R12, R5. Ces produits variés permettent d’abandonner la politique du modèle unique des temps de pénurie et de reconstruction, et de glisser de la voiture pour tous à la voiture pour chacun. Les autres constructeurs français ne sont pas en reste. Peugeot, le spécialiste de la berline moyenne et cossue, de la « voiture qui se mérite » comme dit la réclame, celle qui flatte les professions libérales et les fonctionnaires des préfectures, change aussi son fusil d’épaule. La firme lance, en 1965, la 204, un véhicule situé entre son créneau de prédilection et les modèles « populaires » comme la Renault 4, la Simca 1 000 ou la Citroën 3 CV, qui constituent alors la base de la motorisation nationale. C’est une révolution culturelle qui comble les jeunes cadres autant que les familles au double salaire, et qui voit Simca (1967),
LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE - 67
Fiat (1968), Renault (1969), Citroën (1970) et Volkswagen (1974) suivre la même voie. La métamorphose est totale : non seulement Peugeot passe du rang de spécialiste à celui de constructeur généraliste, mais pour la première fois de son histoire, un de ses produits – la 204 – est la voiture la plus vendue en France (1969). Après la DS 19 (1955), symbole du haut de gamme innovant, high-tech et intemporel, les R4 (1961) et R16 (1965), premières voitures à vivre, les 204 Peugeot et Simca 1100 prouvent qu’en automobile rien ne vaut le savoirfaire français ! INDUSTRIALISER LA FRANCE L’automobile est aussi une activité sur laquelle les pouvoirs publics comptent. Outil indispensable de la politique fiscale, elle est une activité vitale pour l’équilibre de la balance des comptes, drainant des milliards de devises grâce à une exportation soutenue depuis la fin des années 1950. Sa force est telle qu’elle est capable de relever plusieurs défis. L’automobile assure le pleinemploi, notamment lorsque les pouvoirs publics demandent à la Régie nationale de reprendre les salariés de quelques entreprises en difficulté. Toujours à la recherche de moyens plus importants pour nourrir sa croissance, elle joue un rôle majeur dans la politique d’aménagement du territoire, coordonnée à partir de 1963 par la Datar (Délégation à l’aménagement du territoire et à l’action régionale). Citroën, Renault, Peugeot et Simca sont de toutes les missions : sauver les campagnes vidées par l’exode rural ; aider les ports frappés par la concurrence européenne, la fin des monopoles coloniaux ou l’agonie des chantiers navals ; enfin éviter la mort des régions de monoindustrie qui ont misé sur le textile, la mine ou la sidérurgie. Citroën s’installe à Rennes, Caen et Metz. Avec 23 000 francs (l’équivalent de plus de 30 000 euros) de subventions par emploi créé en Bretagne, la marque s’offre à Rennes une belle usine. Pierre Bercot, >>>
Renault compte cinq usines de Billancourt à Paris jusqu’à Sandouville, près du Havre. Ce qui ne l’empêchera pas de s’installer aussi dans le Nord
LA BONNE AFFAIRE DE LA DÉCENTRALISATION Même Simca, repris par Chrysler entre 1958 et 1963, fait un effort, incité, comme ses concurrents, par des aides publiques généreuses. La filiale multiplie les projets pour obtenir des subsides et des dérogations pour agrandir Poissy, puis oublier ses promesses ! La grande usine de montage de La Rochelle prévue pour un haut de gamme devient une usine de pièces de suspensions, et le gigantesque projet de Marckolsheim (Alsace) ne sort pas de terre. Seuls les constructeurs nationaux jouent le jeu, ce qui n’empêche pas d’âpres batailles. Pierre Dreyfus s’oppose à Georges Pompidou pour ne pas installer Renault à Nantes ou à Saint-Nazaire, préférant Le Havre (Sandouville), sur l’axe de la Seine où Renault pourrait ainsi compter cinq usines. Mais pour garder la main, Dreyfus doit offrir à Lorient et Nantes deux petites filiales industrielles, le prix « de la liberté de réussir, et le maintien des bons rapports avec Olivier Guichard [alors ministre de l’Aménagement du territoire] ». La décentralisation de l’automobile reste une bonne affaire, même si la multiplication des sites surprend au moment où Volkswagen et Fiat sont rivés à Wolfsburg et Turin, et où les infrastructures françaises suivent mal ces grands élans industriels : l’autoroute Paris-Rennes, promise à Citroën, est longue à venir ; celle de l’Ouest est si insuffisante que Renault imagine qu’il « faudra à certaines heures réserver une file pour ses camions » ! Reste que l’automobile bénéficie de réels avantages en s’installant en province, à commencer par une main-d’œuvre >>>
Le pont Daydé relie l’île Seguin (au fond) à Billancourt. Ici, la sortie de l’équipe du matin, en juillet 1968.
Témoignage : ouvrier chez Renault
Pour avoir travaillé et milité pendant vingtdeux ans au sein de la « forteresse Renault », de 1950 à 1972, Daniel Mothé témoigne du quotidien de la vie ouvrière à la Régie, aux beaux temps de la croissance économique.
J
acques Gautrat, alias Daniel Mothé, auteur de plusieurs ouvrages, notamment Journal d’un ouvrier (Éditions de Minuit, 1959), et Militant chez Renault (Seuil, 1965), est entré chez Renault comme fraiseur en 1950. Militant trotskiste, il fait ensuite partie de l’équipe de Socialisme ou barbarie, animée par Cornélius Castoriadis et Claude Lefort, avant de devenir délégué de la CFDT et collaborateur de la revue Esprit. Il a quitté Renault en 1972 pour entrer au CNRS. Cet entretien date de 1996. Daniel Mothé : On travaillait quarante-huit heures, soit cinq jours et demi, et souvent le samedi toute la journée. Les gars l’acceptaient parce qu’il y avait un espoir de promotion. Au fond, la dureté du travail, on la ressent toujours par comparaison. Il y avait eu les congés payés en 1936, les quarante heures ; mais j’ai eu l’impression que ces acquis n’avaient pas laissé de grandes traces chez les ouvriers car beaucoup d’entre eux avaient travaillé en Allemagne pendant la guerre, dans les usines, puis en France à la reconstruction… C’était l’âge d’or des ouvriers professionnels. Mais les ouvriers spécialisés, eux, les fameux OS, n’avaient que leur force de travail à vendre. Nous, les ouvriers qualifiés, nous trouvions toujours le moyen de négocier les délais en disant : « Il faut plus de temps pour faire ça. » L’organisation scientifique du travail était faite pour les OS par les bureaux des méthodes, et on les mettait devant le fait accompli. Il y avait une réelle solidarité entre les différentes catégories d’ouvriers. Les revendications de salaire étaient en pourcentage : un jour, les rédacteurs des tracts de la CGT avaient montré que ça faisait, je ne me souviens plus, disons 15 francs d’augmentation de l’heure pour un P3, 12 francs pour un P2, 10 francs pour un P1, 5 francs pour un OS. En brandissant le tract, j’ai dit : « Mais c’est absolument dégueulasse ; nous sommes beaucoup plus favorisés, nous avons un travail bien plus intéressant, si en plus de ça on demande plus pour nous… » Le plus épuisant était le trajet pour arriver à l’usine : en plus de la journée, il y avait trois heures de métro debout. Pour l’équipe du soir, on prenait le métro qui partait après 11h30 de Pont-de-Sèvres. Les premiers arrivés à la station Billancourt pouvaient trouver une place assise où ils s’effondraient. Les autres restaient debout. Le 68 - LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE
KEYSTONE/GAMMA-R APHO
>>> le président de Citroën, l’explique à sa manière : « Ce que l’État nous donne là, c’est ce que la fiscalité nous a pris par ailleurs. » Renault mise d’abord sur l’axe de la Seine avec Cléon et Sandouville, avant d’aller s’implanter dans le Nord. Peugeot reste longtemps fidèle à l’Est, avec Dijon, Vesoul, Mulhouse, avant lui aussi de s’installer dans le Nord-Pas-de-Calais.
Il suffit de passer le pont…
métro passait à Concorde et au Palais de Chaillot ; les gens sortaient du spectacle, habillés. Je me souviens d’un soir où une femme est montée à Trocadéro et s’est écriée en regardant un gars des forges endormi sur son siège : « Eh bien, c’est ça la galanterie française ! » À l’usine, les postes les plus pénibles étaient les forges et les fonderies, à cause de la chaleur. Les gars qui y travaillaient bénéficiaient de primes de nuisance. Des OS pouvaient ainsi rivaliser avec des salaires de professionnels. Il y avait des primes de salissure, de chaleur, d’huile. C’étaient essentiellement des immigrés qui occupaient ces postes-là ; ils avaient besoin d’argent pour pouvoir revenir chez eux. C’est après 1968 que les conditions de travail se sont améliorées.
Le pouvoir de la hiérarchie et le contre-pouvoir de la CGT
Le chronométreur était un personnage détesté. Chez Citroën, il y en a même un qui s’est fait assassiner. C’étaient eux les responsables des « cadences infernales ». La plupart d’entre eux, du reste, étaient d’anciens ouvriers. En général, la négociation sur les délais des pièces s’effectuait avec quelques engueulades, mais il y avait beaucoup de mise en scène. Chacun jouait la comédie, mais ça n’empêchait pas de boire un coup ensemble. Chez Renault, il y avait deux pouvoirs : le pouvoir de la bureaucratie, c’est-à-dire celui de la hiérarchie et des bureaux des méthodes ; et le contre-pouvoir de la CGT. La CFDT et FO avaient bien peu de place. Les grandes négociations ne se faisaient pas à la Régie. Tout le monde
savait que ça se faisait entre le PCF et la direction de Renault. La CGT a dirigé pendant des années le comité d’entreprise, les clubs sportifs. Elle avait là une pépinière de gens qu’elle pouvait « bolcheviser ». En 1968, j’étais un des artisans de la grève. C’est moi qui ai parlé au nom de la CFDT, en meeting. Pourtant, le soir, quand j’ai voulu sortir, les piquets de grève m’ont dit : « Si tu sors, tu ne rentreras jamais plus dans l’usine. » Les communistes avaient investi tous les piquets de grève de Renault. Le lendemain, quand je suis revenu, j’étais suivi par deux ou trois gars. Et quand j’essayais de discuter avec d’autres ouvriers, ils s’approchaient et s’exclamaient : « Camarades ! Ne discutez pas avec ce gars-là. On est venu le chercher par les cheveux pour qu’il quitte sa machine. » Les ouvriers qui critiquaient la CGT étaient aussitôt accusés d’être des « jaunes ». Les ouvriers de chez Renault n’ont été ni des martyrs ni des héros. Les conditions de travail y étaient bien meilleures qu’ailleurs, la tolérance bien plus grande que chez Simca, Peugeot, etc. Si nous avons été les premiers à avoir les trois semaines de congé, c’est que nous étions à une époque de compromis, et qu’il n’y avait pas besoin de lutte héroïque pour les arracher. On ne risquait rien à être syndiqué chez Renault ; on ne risquait rien à fomenter une grève. Moi, je n’ai jamais été mis à la porte, et pourtant j’ai organisé des débats dans l’atelier. Bon, j’ai eu des sanctions, mais franchement, arrêtons le misérabilisme ! PROPOS RECUEILLIS PAR MICHEL WINOCK, D’APRÈS « L’HISTOIRE » N°195, PP. 59-61.
LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE - 69
Renault compte cinq usines de Billancourt à Paris jusqu’à Sandouville, près du Havre. Ce qui ne l’empêchera pas de s’installer aussi dans le Nord
LA BONNE AFFAIRE DE LA DÉCENTRALISATION Même Simca, repris par Chrysler entre 1958 et 1963, fait un effort, incité, comme ses concurrents, par des aides publiques généreuses. La filiale multiplie les projets pour obtenir des subsides et des dérogations pour agrandir Poissy, puis oublier ses promesses ! La grande usine de montage de La Rochelle prévue pour un haut de gamme devient une usine de pièces de suspensions, et le gigantesque projet de Marckolsheim (Alsace) ne sort pas de terre. Seuls les constructeurs nationaux jouent le jeu, ce qui n’empêche pas d’âpres batailles. Pierre Dreyfus s’oppose à Georges Pompidou pour ne pas installer Renault à Nantes ou à Saint-Nazaire, préférant Le Havre (Sandouville), sur l’axe de la Seine où Renault pourrait ainsi compter cinq usines. Mais pour garder la main, Dreyfus doit offrir à Lorient et Nantes deux petites filiales industrielles, le prix « de la liberté de réussir, et le maintien des bons rapports avec Olivier Guichard [alors ministre de l’Aménagement du territoire] ». La décentralisation de l’automobile reste une bonne affaire, même si la multiplication des sites surprend au moment où Volkswagen et Fiat sont rivés à Wolfsburg et Turin, et où les infrastructures françaises suivent mal ces grands élans industriels : l’autoroute Paris-Rennes, promise à Citroën, est longue à venir ; celle de l’Ouest est si insuffisante que Renault imagine qu’il « faudra à certaines heures réserver une file pour ses camions » ! Reste que l’automobile bénéficie de réels avantages en s’installant en province, à commencer par une main-d’œuvre >>>
Le pont Daydé relie l’île Seguin (au fond) à Billancourt. Ici, la sortie de l’équipe du matin, en juillet 1968.
Témoignage : ouvrier chez Renault
Pour avoir travaillé et milité pendant vingtdeux ans au sein de la « forteresse Renault », de 1950 à 1972, Daniel Mothé témoigne du quotidien de la vie ouvrière à la Régie, aux beaux temps de la croissance économique.
J
acques Gautrat, alias Daniel Mothé, auteur de plusieurs ouvrages, notamment Journal d’un ouvrier (Éditions de Minuit, 1959), et Militant chez Renault (Seuil, 1965), est entré chez Renault comme fraiseur en 1950. Militant trotskiste, il fait ensuite partie de l’équipe de Socialisme ou barbarie, animée par Cornélius Castoriadis et Claude Lefort, avant de devenir délégué de la CFDT et collaborateur de la revue Esprit. Il a quitté Renault en 1972 pour entrer au CNRS. Cet entretien date de 1996. Daniel Mothé : On travaillait quarante-huit heures, soit cinq jours et demi, et souvent le samedi toute la journée. Les gars l’acceptaient parce qu’il y avait un espoir de promotion. Au fond, la dureté du travail, on la ressent toujours par comparaison. Il y avait eu les congés payés en 1936, les quarante heures ; mais j’ai eu l’impression que ces acquis n’avaient pas laissé de grandes traces chez les ouvriers car beaucoup d’entre eux avaient travaillé en Allemagne pendant la guerre, dans les usines, puis en France à la reconstruction… C’était l’âge d’or des ouvriers professionnels. Mais les ouvriers spécialisés, eux, les fameux OS, n’avaient que leur force de travail à vendre. Nous, les ouvriers qualifiés, nous trouvions toujours le moyen de négocier les délais en disant : « Il faut plus de temps pour faire ça. » L’organisation scientifique du travail était faite pour les OS par les bureaux des méthodes, et on les mettait devant le fait accompli. Il y avait une réelle solidarité entre les différentes catégories d’ouvriers. Les revendications de salaire étaient en pourcentage : un jour, les rédacteurs des tracts de la CGT avaient montré que ça faisait, je ne me souviens plus, disons 15 francs d’augmentation de l’heure pour un P3, 12 francs pour un P2, 10 francs pour un P1, 5 francs pour un OS. En brandissant le tract, j’ai dit : « Mais c’est absolument dégueulasse ; nous sommes beaucoup plus favorisés, nous avons un travail bien plus intéressant, si en plus de ça on demande plus pour nous… » Le plus épuisant était le trajet pour arriver à l’usine : en plus de la journée, il y avait trois heures de métro debout. Pour l’équipe du soir, on prenait le métro qui partait après 11h30 de Pont-de-Sèvres. Les premiers arrivés à la station Billancourt pouvaient trouver une place assise où ils s’effondraient. Les autres restaient debout. Le 68 - LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE
KEYSTONE/GAMMA-R APHO
>>> le président de Citroën, l’explique à sa manière : « Ce que l’État nous donne là, c’est ce que la fiscalité nous a pris par ailleurs. » Renault mise d’abord sur l’axe de la Seine avec Cléon et Sandouville, avant d’aller s’implanter dans le Nord. Peugeot reste longtemps fidèle à l’Est, avec Dijon, Vesoul, Mulhouse, avant lui aussi de s’installer dans le Nord-Pas-de-Calais.
Il suffit de passer le pont…
métro passait à Concorde et au Palais de Chaillot ; les gens sortaient du spectacle, habillés. Je me souviens d’un soir où une femme est montée à Trocadéro et s’est écriée en regardant un gars des forges endormi sur son siège : « Eh bien, c’est ça la galanterie française ! » À l’usine, les postes les plus pénibles étaient les forges et les fonderies, à cause de la chaleur. Les gars qui y travaillaient bénéficiaient de primes de nuisance. Des OS pouvaient ainsi rivaliser avec des salaires de professionnels. Il y avait des primes de salissure, de chaleur, d’huile. C’étaient essentiellement des immigrés qui occupaient ces postes-là ; ils avaient besoin d’argent pour pouvoir revenir chez eux. C’est après 1968 que les conditions de travail se sont améliorées.
Le pouvoir de la hiérarchie et le contre-pouvoir de la CGT
Le chronométreur était un personnage détesté. Chez Citroën, il y en a même un qui s’est fait assassiner. C’étaient eux les responsables des « cadences infernales ». La plupart d’entre eux, du reste, étaient d’anciens ouvriers. En général, la négociation sur les délais des pièces s’effectuait avec quelques engueulades, mais il y avait beaucoup de mise en scène. Chacun jouait la comédie, mais ça n’empêchait pas de boire un coup ensemble. Chez Renault, il y avait deux pouvoirs : le pouvoir de la bureaucratie, c’est-à-dire celui de la hiérarchie et des bureaux des méthodes ; et le contre-pouvoir de la CGT. La CFDT et FO avaient bien peu de place. Les grandes négociations ne se faisaient pas à la Régie. Tout le monde
savait que ça se faisait entre le PCF et la direction de Renault. La CGT a dirigé pendant des années le comité d’entreprise, les clubs sportifs. Elle avait là une pépinière de gens qu’elle pouvait « bolcheviser ». En 1968, j’étais un des artisans de la grève. C’est moi qui ai parlé au nom de la CFDT, en meeting. Pourtant, le soir, quand j’ai voulu sortir, les piquets de grève m’ont dit : « Si tu sors, tu ne rentreras jamais plus dans l’usine. » Les communistes avaient investi tous les piquets de grève de Renault. Le lendemain, quand je suis revenu, j’étais suivi par deux ou trois gars. Et quand j’essayais de discuter avec d’autres ouvriers, ils s’approchaient et s’exclamaient : « Camarades ! Ne discutez pas avec ce gars-là. On est venu le chercher par les cheveux pour qu’il quitte sa machine. » Les ouvriers qui critiquaient la CGT étaient aussitôt accusés d’être des « jaunes ». Les ouvriers de chez Renault n’ont été ni des martyrs ni des héros. Les conditions de travail y étaient bien meilleures qu’ailleurs, la tolérance bien plus grande que chez Simca, Peugeot, etc. Si nous avons été les premiers à avoir les trois semaines de congé, c’est que nous étions à une époque de compromis, et qu’il n’y avait pas besoin de lutte héroïque pour les arracher. On ne risquait rien à être syndiqué chez Renault ; on ne risquait rien à fomenter une grève. Moi, je n’ai jamais été mis à la porte, et pourtant j’ai organisé des débats dans l’atelier. Bon, j’ai eu des sanctions, mais franchement, arrêtons le misérabilisme ! PROPOS RECUEILLIS PAR MICHEL WINOCK, D’APRÈS « L’HISTOIRE » N°195, PP. 59-61.
LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE - 69
Citroën s’implante de préférence dans les bastions alors de droite, des régions calmes comme la Bretagne ou la Lorraine
E
n 68, dans les usines Peugeot de Sochaux, tout commence le 20 mai avec l’occupation des bâtiments par 300 grévistes. La tension monte d’un cran le 27, avec le refus de ce que le pouvoir appelle hâtivement les « accords de Grenelle ». La grève se durcit au point de voir deux consultations écarter toute reprise du travail. Les usines restent fermées 31 jours. La reconquête de Sochaux est décidée à Paris par la direction de Peugeot et le ministre de l’Intérieur, Raymond Marcellin, avec le feu vert du Premier ministre Georges Pompidou. Ni la direction de l’usine ni la préfecture du Doubs ne sont informées. L’opération est prévue pour la nuit du 10 juin dans une usine séparée en deux par l’ex-route nationale. Le plan est simple : les gardes mobiles seront au nord, les CRS au sud. Leur mission : vider Sochaux de ses grévistes, avec l’obligation d’achever l’opération le 11 juin avant 4 heures du matin, heure de l’arrivée de la première équipe. Mais les CRS sont en retard, et à 4 heures, contre toute attente, ils s’attaquent aux cars qui arrivent aux portes de l’usine. Ils jettent à l’intérieur des bombes lacrymogènes, chargeant des ouvriers ébahis. L’opération vient de déraper. Des barricades s’érigent tandis que les charges redoublent. Jets de pierres et de débris contre balles réelles. Spectateur sur un trottoir, Pierre Beylot, 24 ans, reçoit une décharge en pleine tête. Il meurt sur le coup. Deux de ses camarades sont blessés par balles. Vers 18 heures, Henri Blanchet, 49 ans, juché sur un muret pour observer la situation, est fauché par le souffle d’une grenade offensive. C’est le second mort. À 19 h 30, après quinze heures d’émeutes, les forces de l’ordre évacuent Sochaux. Sur sa guitare, Maxime Le Forestier entonne : « Et Sochaux ressemble à Charonne. »
La voiture préférée du Général
La DS 19 Citroën, image de la technologie automobile des années 1950 et 1960, est la voiture officielle du général de Gaulle.
NOTES 1. Le SAC, ou Service d’action civique, considéré comme une police parallèle, fut créé à l’origine pour constituer une « garde de fidèles » dévouée au service du général de Gaulle.
une main-d’œuvre toujours plus importante. La Régie s’appuie sur le monde syndical où émerge une CGT très puissante. Héritier d’une politique paternaliste ancestrale, Peugeot suit les initiatives de Renault à la lettre, s’appuyant davantage sur un syndicalisme chrétien bien enraciné. Ces entreprises savent que la croissance repose sur une paix sociale qu’il faut entretenir par du dialogue et des avancées. Renault compte 63 000 employés en 1965, 97 000 en 1970, répartis sur des sites nombreux : Billancourt, Flins (Île-de-France), Cléon, Sandouville (Normandie), Douai, Douvrin (Nord). On est loin chez Renault de la concentration usinière de Peugeot dont l’usine de Sochaux devient la plus grande de France avec 34 000 (1970), puis 45 000 employés ! Dans de tels bastions ouvriers, que ce soit chez Renault ou Peugeot, le social joue un rôle clé. Il reste très marqué par des éléments financiers : alors que la hausse du pouvoir d’achat est réelle, l’amélioration des conditions de travail reste secon-
70 - LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE
daire, et la réduction du temps de travail inexistante. Jusqu’en 1970, le temps de travail en usine est proche de 45 heures par semaine. « Faute de pouvoir fondamentalement modifier la condition ouvrière, explique Dreyfus, notre devoir est d’en abréger la durée. » Les congés payés et l’abaissement de l’âge de départ à la retraite restent des réponses plus ou moins bien comprises par les ouvriers et à même d’inquiéter les pouvoirs publics. L’Élysée n’a pas oublié la quatrième semaine de congés accordée chez Renault sans son autorisation en 1962, et la politique de compromis menée avec la CGT. Dreyfus est accusé par les services de Jacques Foccart (un conseiller du général de Gaulle) d’un « engagement politique contre nous », « d’alimenter les caisses du PSU, d’apporter un concours financier à Mendès France et aux révolutionnaires ». Le « dossier Dreyfus » que constitue Raymond Marcellin, ministre de l’Intérieur, est déconcertant : « Je crois qu’il va falloir qu’on remplace Dreyfus et toute son équipe, mais je
ne vois pas très bien par qui. » L’atmosphère est toute différente à Poissy où l’usine Simca est dominée par la CFT, un syndicat jaune financé par l’entreprise à hauteur de 10 à 12 % de la masse salariale. La CFT, toujours prête à recruter des colleurs d’affiches ou un service d’ordre pour les besoins de l’UNR, tisse des liens étroits avec le SAC 1. GRÈVES À L’USINE Les grèves de mai et juin 1968 prennent beaucoup d’importance dans l’automobile en raison de la place du secteur dans l’économie, mais aussi des événements symboliques – parfois dramatiques – qui se déroulent dans les usines. La venue à Billancourt le 27 mai des patrons de la CGT, Benoît Frachon et Georges Séguy, présents pour prendre le pouls de la classe ouvrière au moment des négociations de Grenelle, mais aussi les deux morts de Sochaux le 11 juin, sans compter la durée même du conflit – 33 jours chez Renault –, focalisent le conflit de mai sur l’automobile. Ces grèves révèlent >>>
J.- L. L.
Rupture
Le drame du 11 juin 1968 brise chez Peugeot une politique sociale séculaire.
FR ANCK R AUX/ RMN
DES BASTIONS OUVRIERS Entreprise-pilote, Renault montre la voie avec les premiers accords d’entreprise (1955), la troisième (1955) et la quatrième (1962) semaine de congés payés et une politique salariale qui attire
Forces de l’ordre et grévistes s’affrontent jusqu’à la tragédie.
DR
>>> moins chère. À l’exception de Renault, fidèle à des salaires « Paris moins 3,5 % », les autres industriels suivent les rémunérations locales, ce qui revient pour Rennes à des différences de 17,1 % pour un OS, 24,7 % pour un ouvrier qualifié. Des chiffres considérables pour une industrie de main-d’œuvre et suffisants pour expliquer la décentralisation : Citroën crée directement et indirectement 15 000 à 20 000 emplois en Bretagne. La moindre syndicalisation de la main-d’œuvre est une autre explication. Très mal considéré dans les régions minières, le travail à la chaîne est au contraire bien accepté dans les campagnes. Ainsi, Citroën doit embaucher des Marocains à la place des mineurs attendus à Metz : « Michel Debré nous a demandé avec insistance la construction d’une usine à Metz pour résoudre le problème de l’emploi des mineurs lorrains. Nous avons actuellement moins de 50 mineurs sur un effectif de 1 200 personnes. Nous sommes donc obligés de faire venir des Marocains », note Pierre Bercot en 1970. À ces différences s’ajoutent des choix politiques : alors que Citroën s’implante de préférence dans des bastions de droite tenus par l’UNR (Union pour la nouvelle république), « des régions calmes » comme en Bretagne, en Basse-Normandie ou en Lorraine, Renault ne craint pas de s’installer dans les fiefs électoraux de la gauche, le long de la Basse-Seine, puis dans le Nord et le Pas-de-Calais où la présence syndicale est forte. Reste l’essentiel : l’automobile apporte à des provinces oubliées ou en mal de reconversion des emplois et des espoirs, des possibilités de construire des vies. Avec 10 % de la population active employée par l’automobile, la question sociale est incontournable.
Le sang coule à Sochaux
LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE - 71
Citroën s’implante de préférence dans les bastions alors de droite, des régions calmes comme la Bretagne ou la Lorraine
E
n 68, dans les usines Peugeot de Sochaux, tout commence le 20 mai avec l’occupation des bâtiments par 300 grévistes. La tension monte d’un cran le 27, avec le refus de ce que le pouvoir appelle hâtivement les « accords de Grenelle ». La grève se durcit au point de voir deux consultations écarter toute reprise du travail. Les usines restent fermées 31 jours. La reconquête de Sochaux est décidée à Paris par la direction de Peugeot et le ministre de l’Intérieur, Raymond Marcellin, avec le feu vert du Premier ministre Georges Pompidou. Ni la direction de l’usine ni la préfecture du Doubs ne sont informées. L’opération est prévue pour la nuit du 10 juin dans une usine séparée en deux par l’ex-route nationale. Le plan est simple : les gardes mobiles seront au nord, les CRS au sud. Leur mission : vider Sochaux de ses grévistes, avec l’obligation d’achever l’opération le 11 juin avant 4 heures du matin, heure de l’arrivée de la première équipe. Mais les CRS sont en retard, et à 4 heures, contre toute attente, ils s’attaquent aux cars qui arrivent aux portes de l’usine. Ils jettent à l’intérieur des bombes lacrymogènes, chargeant des ouvriers ébahis. L’opération vient de déraper. Des barricades s’érigent tandis que les charges redoublent. Jets de pierres et de débris contre balles réelles. Spectateur sur un trottoir, Pierre Beylot, 24 ans, reçoit une décharge en pleine tête. Il meurt sur le coup. Deux de ses camarades sont blessés par balles. Vers 18 heures, Henri Blanchet, 49 ans, juché sur un muret pour observer la situation, est fauché par le souffle d’une grenade offensive. C’est le second mort. À 19 h 30, après quinze heures d’émeutes, les forces de l’ordre évacuent Sochaux. Sur sa guitare, Maxime Le Forestier entonne : « Et Sochaux ressemble à Charonne. »
La voiture préférée du Général
La DS 19 Citroën, image de la technologie automobile des années 1950 et 1960, est la voiture officielle du général de Gaulle.
NOTES 1. Le SAC, ou Service d’action civique, considéré comme une police parallèle, fut créé à l’origine pour constituer une « garde de fidèles » dévouée au service du général de Gaulle.
une main-d’œuvre toujours plus importante. La Régie s’appuie sur le monde syndical où émerge une CGT très puissante. Héritier d’une politique paternaliste ancestrale, Peugeot suit les initiatives de Renault à la lettre, s’appuyant davantage sur un syndicalisme chrétien bien enraciné. Ces entreprises savent que la croissance repose sur une paix sociale qu’il faut entretenir par du dialogue et des avancées. Renault compte 63 000 employés en 1965, 97 000 en 1970, répartis sur des sites nombreux : Billancourt, Flins (Île-de-France), Cléon, Sandouville (Normandie), Douai, Douvrin (Nord). On est loin chez Renault de la concentration usinière de Peugeot dont l’usine de Sochaux devient la plus grande de France avec 34 000 (1970), puis 45 000 employés ! Dans de tels bastions ouvriers, que ce soit chez Renault ou Peugeot, le social joue un rôle clé. Il reste très marqué par des éléments financiers : alors que la hausse du pouvoir d’achat est réelle, l’amélioration des conditions de travail reste secon-
70 - LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE
daire, et la réduction du temps de travail inexistante. Jusqu’en 1970, le temps de travail en usine est proche de 45 heures par semaine. « Faute de pouvoir fondamentalement modifier la condition ouvrière, explique Dreyfus, notre devoir est d’en abréger la durée. » Les congés payés et l’abaissement de l’âge de départ à la retraite restent des réponses plus ou moins bien comprises par les ouvriers et à même d’inquiéter les pouvoirs publics. L’Élysée n’a pas oublié la quatrième semaine de congés accordée chez Renault sans son autorisation en 1962, et la politique de compromis menée avec la CGT. Dreyfus est accusé par les services de Jacques Foccart (un conseiller du général de Gaulle) d’un « engagement politique contre nous », « d’alimenter les caisses du PSU, d’apporter un concours financier à Mendès France et aux révolutionnaires ». Le « dossier Dreyfus » que constitue Raymond Marcellin, ministre de l’Intérieur, est déconcertant : « Je crois qu’il va falloir qu’on remplace Dreyfus et toute son équipe, mais je
ne vois pas très bien par qui. » L’atmosphère est toute différente à Poissy où l’usine Simca est dominée par la CFT, un syndicat jaune financé par l’entreprise à hauteur de 10 à 12 % de la masse salariale. La CFT, toujours prête à recruter des colleurs d’affiches ou un service d’ordre pour les besoins de l’UNR, tisse des liens étroits avec le SAC 1. GRÈVES À L’USINE Les grèves de mai et juin 1968 prennent beaucoup d’importance dans l’automobile en raison de la place du secteur dans l’économie, mais aussi des événements symboliques – parfois dramatiques – qui se déroulent dans les usines. La venue à Billancourt le 27 mai des patrons de la CGT, Benoît Frachon et Georges Séguy, présents pour prendre le pouls de la classe ouvrière au moment des négociations de Grenelle, mais aussi les deux morts de Sochaux le 11 juin, sans compter la durée même du conflit – 33 jours chez Renault –, focalisent le conflit de mai sur l’automobile. Ces grèves révèlent >>>
J.- L. L.
Rupture
Le drame du 11 juin 1968 brise chez Peugeot une politique sociale séculaire.
FR ANCK R AUX/ RMN
DES BASTIONS OUVRIERS Entreprise-pilote, Renault montre la voie avec les premiers accords d’entreprise (1955), la troisième (1955) et la quatrième (1962) semaine de congés payés et une politique salariale qui attire
Forces de l’ordre et grévistes s’affrontent jusqu’à la tragédie.
DR
>>> moins chère. À l’exception de Renault, fidèle à des salaires « Paris moins 3,5 % », les autres industriels suivent les rémunérations locales, ce qui revient pour Rennes à des différences de 17,1 % pour un OS, 24,7 % pour un ouvrier qualifié. Des chiffres considérables pour une industrie de main-d’œuvre et suffisants pour expliquer la décentralisation : Citroën crée directement et indirectement 15 000 à 20 000 emplois en Bretagne. La moindre syndicalisation de la main-d’œuvre est une autre explication. Très mal considéré dans les régions minières, le travail à la chaîne est au contraire bien accepté dans les campagnes. Ainsi, Citroën doit embaucher des Marocains à la place des mineurs attendus à Metz : « Michel Debré nous a demandé avec insistance la construction d’une usine à Metz pour résoudre le problème de l’emploi des mineurs lorrains. Nous avons actuellement moins de 50 mineurs sur un effectif de 1 200 personnes. Nous sommes donc obligés de faire venir des Marocains », note Pierre Bercot en 1970. À ces différences s’ajoutent des choix politiques : alors que Citroën s’implante de préférence dans des bastions de droite tenus par l’UNR (Union pour la nouvelle république), « des régions calmes » comme en Bretagne, en Basse-Normandie ou en Lorraine, Renault ne craint pas de s’installer dans les fiefs électoraux de la gauche, le long de la Basse-Seine, puis dans le Nord et le Pas-de-Calais où la présence syndicale est forte. Reste l’essentiel : l’automobile apporte à des provinces oubliées ou en mal de reconversion des emplois et des espoirs, des possibilités de construire des vies. Avec 10 % de la population active employée par l’automobile, la question sociale est incontournable.
Le sang coule à Sochaux
LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE - 71
Pierre Dreyfus, le patron de Renault, est accusé d’alimenter les caisses du PSU, d’apporter un concours financier à Pierre Mendès France
Pierre Dreyfus, président de Renault de 1955 à 1975, conduit la Régie au sommet de la profession, misant sur la gamme et l’internationalisation.
années post-68 marquent une rupture. « Il faut désormais compter sur le problème des mouvements gauchistes qui n’acceptent pas l’obédience syndicale », prévient le patron de Peugeot. Cette attitude conduit les directions à la rigidité, à l’image de Citroën et Simca qui emploient des services de sécurité au rôle à la fois trouble et inquiétant. La mort de Pierre Overney, militant maoïste abattu en 1972 par un gardien de Renault, montre l’ampleur du drame. Le modèle social bégaye, entre des syndicats
72 - LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE
1actif sur10 C’EST LA POPULATION QUI TRAVAILLE DIRECTEMENT ET INDIRECTEMENT POUR L’INDUSTRIE AUTOMOBILE EN FRANCE DANS LES ANNÉES 1970.
Une
Déesse est née
TROIS SEMAINES DE CONGÉS PAYÉS ! Le 16 septembre 1955, la direction de Renault signe avec les syndicats son premier accord d’entreprise : les salariés s’engagent à ne plus user de leur droit de grève avant d’avoir épuisé tous les moyens de conciliation. En échange, la direction leur offre une hausse de salaire et surtout une troisième semaine de congés payés. Renault s’impose ainsi comme le laboratoire social de la France. Un an plus tard, le gouvernement de Guy Mollet accorde la troisième semaine de vacances à tous les salariés du pays.
Présentée au Salon de l’auto, le 5 octobre 1955, la Citroën DS 19 inspire deux ans plus tard à Roland Barthes ces passages célèbres : « Je crois que l’automobile est aujourd’hui l’équivalent assez exact des grandes cathédrales gothiques : je veux dire une grande création d’époque, conçue passionnément par des artistes inconnus, consommée dans son image, sinon dans son usage, par un peuple entier qui s’approprie en elle un objet parfaitement magique. La nouvelle Citroën tombe manifestement du ciel dans la mesure où elle se présente d’abord comme un objet superlatif. Ici, les vitres ne sont pas fenêtres, ouvertures percées dans la coque obscure, elles sont grands pans d’air et de vide, ayant le bombage étalé et la brillance des bulles de savon, la minceur dure d’une substance plus entomologique que minérale… Il s’agit donc d’un art humanisé, et il se peut que la Déesse marque un changement dans la mythologie automobile. »
1950
ROLAND BARTHES, « MYTHOLOGIES », SEUIL, 1957. RÉÉDITION À PARAÎTRE LE 14 OCTOBRE 2010 AU SEUIL.
« HAYON »
DR
Capitaine d’industrie
UNE PREMIÈRE ALERTE C’est en 1968 que les constructeurs français subissent la première vague de concurrence étrangère. Deux phénomènes l’expliquent : la fin des barrières douanières au 1er juillet 1968, et l’impossibilité pour les Français de trouver une voiture neuve pour partir en vacances suite aux événements de mai. Les conséquences sont lourdes, car il est toujours « difficile de reconquérir un client qui a acheté étranger puisque celui-ci se trouve pratiquement lié à sa nouvelle marque ». Ce succès étranger survient alors que ces mêmes industriels se regroupent : Volkswagen prend le contrôle de Audi-NSU en 1969, Ford réorganise ses filiales anglaise et allemande, pendant qu’Austin, Jaguar, Morris, Rover, Triumph et d’autres s’unissent dans BLMC (1968). Enfin, après avoir acquis Autobianchi (1967), Fiat rachète Ferrari (1968) et Lancia (1969). Face à ce tourbillon de fusions, les Français, eux, se divisent. Si Peugeot et Renault ont scellé l’Association Peugeot-Renault en 1966, ils excluent Citroën, l’un pour avoir connu les risques d’une OPA inamicale en 1964, l’autre pour ne pas vouloir vivre avec un farouche adversaire du secteur public. Ravi d’avoir soufflé Berliet à Renault en 1967, Citroën signe en 1968 un accord avec Fiat. « Stratégie européenne oblige », dit-on. En fait, Michelin, propriétaire de Ci-
troën, a son plan : « D’ici à cinq ans, nous allons absorber Fiat. » Mais l’union Fiat-Citroën tient du mariage à l’italienne et non d’une stratégie de partenariat. Rien ne s’organise et Citroën s’isole. Seule l’Association Peugeot-Renault progresse, grâce à une politique commune d’achats, de fabrications et d’études. Elle est assez forte pour prendre la tête de la construction automobile européenne entre 1970 et 1974. Une indiscutable réussite… même si l’impossibilité d’ouvrir le capital de Renault à Peugeot laisse le groupe Peugeot SA sur ses gardes, surtout lorsque les deux marques restent commercialement concurrentes. Les déceptions sont pourtant ailleurs : il y a d’abord l’absence d’une politique nationale en matière de poids lourds, tiraillés entre Renault-Saviem et Berliet, ce qui prive le pays d’une industrie stratégique ; il y a ensuite le refus d’une union avec Citroën ou Simca, devenu Chrysler-France en 1970. Focalisés sur une politique automobile « tout-Renault ou trop-Renault », les gaullistes n’imaginent pas d’autres voies, mettant ainsi à l’écart des entreprises de valeur comme Citroën, Berliet et Simca. L’automobile marche si bien que personne ne songe un seul instant qu’elle puisse un jour connaître des difficultés. Comme le dit le président Pompidou, grand amateur d’automobiles : « Les Français aiment la bagnole. » L’économie française aussi. Bien que soufflant le chaud et le froid en mêlant des aides et autres subventions à une politique fiscale souvent rude, la France parvient à devenir l’un des leaders de l’industrie automobile européenne. Elle conserve quatre marques reconnues au moment où Fiat se lance dans une politique d’acquisitions, où les américains Ford et GM-Opel tiennent la dragée haute à l’allemand Volkswagen, et où les Anglais sont en train de tuer leur industrie dans un mariage forcé entre des marques aussi antagonistes qu’Austin et Jaguar. À l’évidence, l’automobile française a bâti des fondations solides. ■
DR
qui ne tiennent plus leurs troupes et des directions incapables de répondre aux revendications. Au mal de vivre des OS s’ajoute celui des immigrés – 60 % des effectifs dans certaines usines –, plus revendicateurs que la génération des années 1950, celle qui acceptait sans mot dire les pires conditions de travail. Les pinces à souder qui brûlent les mains, les ateliers de peinture irrespirables, ceux du ferrage au surnom de « mines de sel »… La chaîne se révèle un échec social et humain qui, dans une société bloquée, risque d’avoir des conséquences sociales et politiques importantes.
GILBERT UZAN/GAMMA-R APHO
>>> au grand jour le mal de vivre des OS qui, depuis déjà quelques années, tentent de faire émerger les questions de la durée du travail, des cadences trop rapides, voire des carrières ouvrières. Les
C’est le nom donné à la cinquième porte d’une voiture. Apparu sur la Renault 4 L en 1961, il offre la modularité de l’habitacle et du compartiment à bagages. Sur la R5, destinée aux femmes, le hayon s’ouvre sur un coffre capable d’engloutir le contenu d’un Caddie de supermarché.
Lorsqu’il fonde en 1950 L’Auto-Journal, Robert Hersant n’est encore qu’un journaliste normand, arrêté trois ans plus tôt pour collaboration à la Libération. Son journal veut engager « un combat pour l’automobile », comme l’annonce son sous-titre. Dès 1951, L’Auto-Journal dérange les industriels en dénonçant les acomptes sur commandes, en publiant des dessins et des photographies de prototypes ou en créant en 1963 un Syndicat national des automobilistes destiné à organiser une centrale d’achats pour ses lecteurs, court-circuitant les réseaux officiels de la distribution. Rien n’arrête ce journal, ni l’interdiction des constructeurs de lui allouer un stand au Salon de l’auto durant quinze ans, de 1951 à 1965, ni les procès intentés par Citroën pour possession illicite de documents. De 100 000, son tirage grimpe vite à 300 000 et peut atteindre 600 000 exemplaires. C’est la première fois qu’un journal automobile parvient à de telles ventes. Un succès qui permet à Hersant de créer quelques années plus tard le plus grand groupe de presse français. J.- L. L.
LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE - 73
Pierre Dreyfus, le patron de Renault, est accusé d’alimenter les caisses du PSU, d’apporter un concours financier à Pierre Mendès France
Pierre Dreyfus, président de Renault de 1955 à 1975, conduit la Régie au sommet de la profession, misant sur la gamme et l’internationalisation.
années post-68 marquent une rupture. « Il faut désormais compter sur le problème des mouvements gauchistes qui n’acceptent pas l’obédience syndicale », prévient le patron de Peugeot. Cette attitude conduit les directions à la rigidité, à l’image de Citroën et Simca qui emploient des services de sécurité au rôle à la fois trouble et inquiétant. La mort de Pierre Overney, militant maoïste abattu en 1972 par un gardien de Renault, montre l’ampleur du drame. Le modèle social bégaye, entre des syndicats
72 - LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE
1actif sur10 C’EST LA POPULATION QUI TRAVAILLE DIRECTEMENT ET INDIRECTEMENT POUR L’INDUSTRIE AUTOMOBILE EN FRANCE DANS LES ANNÉES 1970.
Une
Déesse est née
TROIS SEMAINES DE CONGÉS PAYÉS ! Le 16 septembre 1955, la direction de Renault signe avec les syndicats son premier accord d’entreprise : les salariés s’engagent à ne plus user de leur droit de grève avant d’avoir épuisé tous les moyens de conciliation. En échange, la direction leur offre une hausse de salaire et surtout une troisième semaine de congés payés. Renault s’impose ainsi comme le laboratoire social de la France. Un an plus tard, le gouvernement de Guy Mollet accorde la troisième semaine de vacances à tous les salariés du pays.
Présentée au Salon de l’auto, le 5 octobre 1955, la Citroën DS 19 inspire deux ans plus tard à Roland Barthes ces passages célèbres : « Je crois que l’automobile est aujourd’hui l’équivalent assez exact des grandes cathédrales gothiques : je veux dire une grande création d’époque, conçue passionnément par des artistes inconnus, consommée dans son image, sinon dans son usage, par un peuple entier qui s’approprie en elle un objet parfaitement magique. La nouvelle Citroën tombe manifestement du ciel dans la mesure où elle se présente d’abord comme un objet superlatif. Ici, les vitres ne sont pas fenêtres, ouvertures percées dans la coque obscure, elles sont grands pans d’air et de vide, ayant le bombage étalé et la brillance des bulles de savon, la minceur dure d’une substance plus entomologique que minérale… Il s’agit donc d’un art humanisé, et il se peut que la Déesse marque un changement dans la mythologie automobile. »
1950
ROLAND BARTHES, « MYTHOLOGIES », SEUIL, 1957. RÉÉDITION À PARAÎTRE LE 14 OCTOBRE 2010 AU SEUIL.
« HAYON »
DR
Capitaine d’industrie
UNE PREMIÈRE ALERTE C’est en 1968 que les constructeurs français subissent la première vague de concurrence étrangère. Deux phénomènes l’expliquent : la fin des barrières douanières au 1er juillet 1968, et l’impossibilité pour les Français de trouver une voiture neuve pour partir en vacances suite aux événements de mai. Les conséquences sont lourdes, car il est toujours « difficile de reconquérir un client qui a acheté étranger puisque celui-ci se trouve pratiquement lié à sa nouvelle marque ». Ce succès étranger survient alors que ces mêmes industriels se regroupent : Volkswagen prend le contrôle de Audi-NSU en 1969, Ford réorganise ses filiales anglaise et allemande, pendant qu’Austin, Jaguar, Morris, Rover, Triumph et d’autres s’unissent dans BLMC (1968). Enfin, après avoir acquis Autobianchi (1967), Fiat rachète Ferrari (1968) et Lancia (1969). Face à ce tourbillon de fusions, les Français, eux, se divisent. Si Peugeot et Renault ont scellé l’Association Peugeot-Renault en 1966, ils excluent Citroën, l’un pour avoir connu les risques d’une OPA inamicale en 1964, l’autre pour ne pas vouloir vivre avec un farouche adversaire du secteur public. Ravi d’avoir soufflé Berliet à Renault en 1967, Citroën signe en 1968 un accord avec Fiat. « Stratégie européenne oblige », dit-on. En fait, Michelin, propriétaire de Ci-
troën, a son plan : « D’ici à cinq ans, nous allons absorber Fiat. » Mais l’union Fiat-Citroën tient du mariage à l’italienne et non d’une stratégie de partenariat. Rien ne s’organise et Citroën s’isole. Seule l’Association Peugeot-Renault progresse, grâce à une politique commune d’achats, de fabrications et d’études. Elle est assez forte pour prendre la tête de la construction automobile européenne entre 1970 et 1974. Une indiscutable réussite… même si l’impossibilité d’ouvrir le capital de Renault à Peugeot laisse le groupe Peugeot SA sur ses gardes, surtout lorsque les deux marques restent commercialement concurrentes. Les déceptions sont pourtant ailleurs : il y a d’abord l’absence d’une politique nationale en matière de poids lourds, tiraillés entre Renault-Saviem et Berliet, ce qui prive le pays d’une industrie stratégique ; il y a ensuite le refus d’une union avec Citroën ou Simca, devenu Chrysler-France en 1970. Focalisés sur une politique automobile « tout-Renault ou trop-Renault », les gaullistes n’imaginent pas d’autres voies, mettant ainsi à l’écart des entreprises de valeur comme Citroën, Berliet et Simca. L’automobile marche si bien que personne ne songe un seul instant qu’elle puisse un jour connaître des difficultés. Comme le dit le président Pompidou, grand amateur d’automobiles : « Les Français aiment la bagnole. » L’économie française aussi. Bien que soufflant le chaud et le froid en mêlant des aides et autres subventions à une politique fiscale souvent rude, la France parvient à devenir l’un des leaders de l’industrie automobile européenne. Elle conserve quatre marques reconnues au moment où Fiat se lance dans une politique d’acquisitions, où les américains Ford et GM-Opel tiennent la dragée haute à l’allemand Volkswagen, et où les Anglais sont en train de tuer leur industrie dans un mariage forcé entre des marques aussi antagonistes qu’Austin et Jaguar. À l’évidence, l’automobile française a bâti des fondations solides. ■
DR
qui ne tiennent plus leurs troupes et des directions incapables de répondre aux revendications. Au mal de vivre des OS s’ajoute celui des immigrés – 60 % des effectifs dans certaines usines –, plus revendicateurs que la génération des années 1950, celle qui acceptait sans mot dire les pires conditions de travail. Les pinces à souder qui brûlent les mains, les ateliers de peinture irrespirables, ceux du ferrage au surnom de « mines de sel »… La chaîne se révèle un échec social et humain qui, dans une société bloquée, risque d’avoir des conséquences sociales et politiques importantes.
GILBERT UZAN/GAMMA-R APHO
>>> au grand jour le mal de vivre des OS qui, depuis déjà quelques années, tentent de faire émerger les questions de la durée du travail, des cadences trop rapides, voire des carrières ouvrières. Les
C’est le nom donné à la cinquième porte d’une voiture. Apparu sur la Renault 4 L en 1961, il offre la modularité de l’habitacle et du compartiment à bagages. Sur la R5, destinée aux femmes, le hayon s’ouvre sur un coffre capable d’engloutir le contenu d’un Caddie de supermarché.
Lorsqu’il fonde en 1950 L’Auto-Journal, Robert Hersant n’est encore qu’un journaliste normand, arrêté trois ans plus tôt pour collaboration à la Libération. Son journal veut engager « un combat pour l’automobile », comme l’annonce son sous-titre. Dès 1951, L’Auto-Journal dérange les industriels en dénonçant les acomptes sur commandes, en publiant des dessins et des photographies de prototypes ou en créant en 1963 un Syndicat national des automobilistes destiné à organiser une centrale d’achats pour ses lecteurs, court-circuitant les réseaux officiels de la distribution. Rien n’arrête ce journal, ni l’interdiction des constructeurs de lui allouer un stand au Salon de l’auto durant quinze ans, de 1951 à 1965, ni les procès intentés par Citroën pour possession illicite de documents. De 100 000, son tirage grimpe vite à 300 000 et peut atteindre 600 000 exemplaires. C’est la première fois qu’un journal automobile parvient à de telles ventes. Un succès qui permet à Hersant de créer quelques années plus tard le plus grand groupe de presse français. J.- L. L.
LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE - 73
Le cadeau de Porsche
En haut : en 1939, Hitler reçoit de Ferdinand Porsche, concepteur de la Volkswagen, une voiture en cadeau d’anniversaire. Il l’essaie avec Himmler. En bas : soixante ans plus tard, la Coccinelle est devenue un symbole de liberté sinon de libération.
VOLKSWAGEN AKG
DES NAZIS AUX HIPPIES
Icône de la consommation de masse, symbole d’indépendance et de liberté, la Coccinelle est la voiture la plus vendue au monde. On a oublié qu’elle a été conçue dans les années 1930 par Hitler. Par Johann Chapoutot
L’AUTEUR Maître de conférences à l’université de Grenoble-II, JOHANN CHAPOUTOT est spécialiste de l’Allemagne contemporaine. Il a récemment publié Le Meurtre de Weimar (PUF, 2010). Cet article est inédit.
les moteurs des fusées spatiales, elle est un héritage industriel du IIIe Reich ? Plus que cela : la production d’une « Volkswagen » (« voiture du peuple ») a été, dans les années 1930, solidaire du projet de Volksgemeinschaft (« communauté du peuple ») nazi. UN PROJET DU IIIE REICH L’histoire de la Coccinelle est certes antérieure à la prise de pouvoir de Hitler. Dès les années 1920, comme d’autres en Europe, plusieurs constructeurs automobiles allemands observent avec envie le succès de la Ford T aux États-Unis. Plutôt que de miser sur la production de limousines de luxe, pourquoi ne pas se convertir à la distribution massive d’une voiture simple et bon marché ? À la demande de la marque Zündapp, spécialisée dans les motocyclettes, l’ingénieur autrichien Ferdinand Porsche élabore en 1931 un prototype : le Zündapp Porsche Type 12. Cependant, en raison de la crise et des coûts induits par la production d’un nouveau modèle,
74 - LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE
l’entreprise, qui ne peut mobiliser des investissements suffisants, renonce au projet. L’idée intéresse toutefois Hitler. Quand celui-ci parvient au pouvoir en 1933, il propose à Ferdinand Porsche, avec l’appui du ministre de la Propagande Joseph Goebbels, de revoir son étude. Ayant effectué un voyage aux États-Unis où Henry Ford, antisémite patenté et admirateur du IIIe Reich, le reçoit dans ses usines de Detroit, Porsche envisage avec Hitler les conditions d’une production de masse. Son financement doit provenir de l’État, certes, mais aussi de l’Association des constructeurs automobiles allemands (RDA, Reichsverband der Automobilindustrie) qui, devant l’insistance du Führer, finit par acquiescer à une entreprise qui ne le convainquait guère au départ. Pourquoi cette insistance ? Pour Hitler et les dirigeants nazis, le IIIe Reich doit inscrire le peuple allemand dans la tradition d’une pureté retrouvée, mais également dans une modernité résolue : la « motorisation du peuple » en de-
ANDREAS RENTZ/GETTY IMAGES/AFP
S
es formes rondes, ses yeux de batracien et sa robuste simplicité mécanique en ont fait l’automobile la plus vendue au monde : 21,5 millions d’exemplaires entre 1938 et 2003. La Coccinelle est aussi une icône culturelle : voiture de Monsieur Tout-le-Monde, des intellectuels comme des hippies, elle est un de ces objets qui, avec la bouteille de Coca-Cola et les oreilles de Mickey, illustrent le xxe siècle de la culture et de la consommation de masse. La Coccinelle a même été dotée d’une âme par une série télévisée (Herbie, un amour de Coccinelle), ainsi que par plusieurs films dont le dernier date de 2005 (La Coccinelle revient). Première superhéroïne automobile, elle a, après l’interruption de sa production en 1993, été ressuscitée en 1997 sous la forme d’une New Beetle : son carrossage lisse et coloré en fait un gros jouet, objet régressif d’un deuil impossible. Bien plus qu’une automobile, la Coccinelle est synonyme d’enfance, d’indépendance et de liberté. Et pourtant, sait-on que, au même titre que Fanta et
LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE - 75
vient le symbole. Hitler, qui se fixe pour objectif de restaurer la confiance en soi d’une nation abîmée depuis 1918 par les épreuves militaires, financières, diplomatiques et économiques, veut faire de l’Allemagne l’émule des ÉtatsUnis. LA MÊME VOITURE POUR TOUS Pour faire progresser le taux d’équipement automobile, la « Volkswagen » devra être bon marché (environ 1 000 reichsmarks, soit l’équivalent de 3 500 euros actuels), ce qui requiert une grande simplicité mécanique, un dépouillement spartiate et une facture uniforme : la même voiture pour tous ! C’est en grande pompe que le Führer pose, le 26 mai 1938, la première pierre de l’usine Volkswagen, propriété de l’État national socialiste, près de Fallersleben, en Basse-Saxe. En juillet 1938, une ville nouvelle est fondée pour loger les ouvriers qui construiront la KdF-Wagen – voiture de la « Force par la Joie », l’organisation du parti nazi qui fait office de grand comité d’entreprise du Reich et prétend offrir vacances, loisirs et croisières aux Allemands –, vite surnommée, en raison de sa forme et de sa couleur, Käfer (« scarabée »). L’organisation KdF propose d’acquérir l’automobile par souscription : un versement de 5 marks par semaine doit financer, de manière indolore, l’achat en moins de quatre ans. Mais si 340 000 Allemands souscrivent, aucune Coccinelle n’est livrée. Le début des hostilités en septembre 1939 change la vocation de l’usine Volkswagen, reconvertie dans l’économie de guerre : ce ne sont pas des Käfer qui sortent des chaînes de production, mais des véhicules militaires. Les châssis et les moteurs de la KdF-Wagen sont utilisés pour produire près de 65 000 Kübel- >>>
Le cadeau de Porsche
En haut : en 1939, Hitler reçoit de Ferdinand Porsche, concepteur de la Volkswagen, une voiture en cadeau d’anniversaire. Il l’essaie avec Himmler. En bas : soixante ans plus tard, la Coccinelle est devenue un symbole de liberté sinon de libération.
VOLKSWAGEN AKG
DES NAZIS AUX HIPPIES
Icône de la consommation de masse, symbole d’indépendance et de liberté, la Coccinelle est la voiture la plus vendue au monde. On a oublié qu’elle a été conçue dans les années 1930 par Hitler. Par Johann Chapoutot
L’AUTEUR Maître de conférences à l’université de Grenoble-II, JOHANN CHAPOUTOT est spécialiste de l’Allemagne contemporaine. Il a récemment publié Le Meurtre de Weimar (PUF, 2010). Cet article est inédit.
les moteurs des fusées spatiales, elle est un héritage industriel du IIIe Reich ? Plus que cela : la production d’une « Volkswagen » (« voiture du peuple ») a été, dans les années 1930, solidaire du projet de Volksgemeinschaft (« communauté du peuple ») nazi. UN PROJET DU IIIE REICH L’histoire de la Coccinelle est certes antérieure à la prise de pouvoir de Hitler. Dès les années 1920, comme d’autres en Europe, plusieurs constructeurs automobiles allemands observent avec envie le succès de la Ford T aux États-Unis. Plutôt que de miser sur la production de limousines de luxe, pourquoi ne pas se convertir à la distribution massive d’une voiture simple et bon marché ? À la demande de la marque Zündapp, spécialisée dans les motocyclettes, l’ingénieur autrichien Ferdinand Porsche élabore en 1931 un prototype : le Zündapp Porsche Type 12. Cependant, en raison de la crise et des coûts induits par la production d’un nouveau modèle,
74 - LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE
l’entreprise, qui ne peut mobiliser des investissements suffisants, renonce au projet. L’idée intéresse toutefois Hitler. Quand celui-ci parvient au pouvoir en 1933, il propose à Ferdinand Porsche, avec l’appui du ministre de la Propagande Joseph Goebbels, de revoir son étude. Ayant effectué un voyage aux États-Unis où Henry Ford, antisémite patenté et admirateur du IIIe Reich, le reçoit dans ses usines de Detroit, Porsche envisage avec Hitler les conditions d’une production de masse. Son financement doit provenir de l’État, certes, mais aussi de l’Association des constructeurs automobiles allemands (RDA, Reichsverband der Automobilindustrie) qui, devant l’insistance du Führer, finit par acquiescer à une entreprise qui ne le convainquait guère au départ. Pourquoi cette insistance ? Pour Hitler et les dirigeants nazis, le IIIe Reich doit inscrire le peuple allemand dans la tradition d’une pureté retrouvée, mais également dans une modernité résolue : la « motorisation du peuple » en de-
ANDREAS RENTZ/GETTY IMAGES/AFP
S
es formes rondes, ses yeux de batracien et sa robuste simplicité mécanique en ont fait l’automobile la plus vendue au monde : 21,5 millions d’exemplaires entre 1938 et 2003. La Coccinelle est aussi une icône culturelle : voiture de Monsieur Tout-le-Monde, des intellectuels comme des hippies, elle est un de ces objets qui, avec la bouteille de Coca-Cola et les oreilles de Mickey, illustrent le xxe siècle de la culture et de la consommation de masse. La Coccinelle a même été dotée d’une âme par une série télévisée (Herbie, un amour de Coccinelle), ainsi que par plusieurs films dont le dernier date de 2005 (La Coccinelle revient). Première superhéroïne automobile, elle a, après l’interruption de sa production en 1993, été ressuscitée en 1997 sous la forme d’une New Beetle : son carrossage lisse et coloré en fait un gros jouet, objet régressif d’un deuil impossible. Bien plus qu’une automobile, la Coccinelle est synonyme d’enfance, d’indépendance et de liberté. Et pourtant, sait-on que, au même titre que Fanta et
LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE - 75
vient le symbole. Hitler, qui se fixe pour objectif de restaurer la confiance en soi d’une nation abîmée depuis 1918 par les épreuves militaires, financières, diplomatiques et économiques, veut faire de l’Allemagne l’émule des ÉtatsUnis. LA MÊME VOITURE POUR TOUS Pour faire progresser le taux d’équipement automobile, la « Volkswagen » devra être bon marché (environ 1 000 reichsmarks, soit l’équivalent de 3 500 euros actuels), ce qui requiert une grande simplicité mécanique, un dépouillement spartiate et une facture uniforme : la même voiture pour tous ! C’est en grande pompe que le Führer pose, le 26 mai 1938, la première pierre de l’usine Volkswagen, propriété de l’État national socialiste, près de Fallersleben, en Basse-Saxe. En juillet 1938, une ville nouvelle est fondée pour loger les ouvriers qui construiront la KdF-Wagen – voiture de la « Force par la Joie », l’organisation du parti nazi qui fait office de grand comité d’entreprise du Reich et prétend offrir vacances, loisirs et croisières aux Allemands –, vite surnommée, en raison de sa forme et de sa couleur, Käfer (« scarabée »). L’organisation KdF propose d’acquérir l’automobile par souscription : un versement de 5 marks par semaine doit financer, de manière indolore, l’achat en moins de quatre ans. Mais si 340 000 Allemands souscrivent, aucune Coccinelle n’est livrée. Le début des hostilités en septembre 1939 change la vocation de l’usine Volkswagen, reconvertie dans l’économie de guerre : ce ne sont pas des Käfer qui sortent des chaînes de production, mais des véhicules militaires. Les châssis et les moteurs de la KdF-Wagen sont utilisés pour produire près de 65 000 Kübel- >>>
Le million de voitures vendues est atteint en 1955, Heinrich Nordhoff décide d’exporter la Beetle aux États-Unis. Le succès ne tarde pas
mérisme et la mégalomanie automobiles ambiants. En 1959, le ton est donné : sur un fond blanc qui occupe la quasi-totalité de l’affiche, une petite Coccinelle noire pointe le bout de son capot. Le slogan (« Think small », « Pensez (au) petit ») est osé, dans un pays qui
ADAM EASTLAND/PHOTO12/ALAMY
LA TRABANT, VOITURE COMMUNISTE
« Pour avoir un Spoutnik à soi, même à l’Ouest il faut plus de quinze ans ! » C’est avec malice que les Allemands de l’Est évoquent le long délai nécessaire (de 10 à 15 ans) pour acheter une Trabant, la voiture de la modernité socialiste, née en 1957, l’année même du bip-bip, d’où son nom de satellite. Conçue par de talentueux ingénieurs dans les usines de Zwickau, confisquées à Audi en 1945, cette deux-portes à quatre places se veut la voiture populaire de tous les pays frères de la RDA. Sa conception est très aboutie pour un prix de revient bas et de bonnes qualités routières : traction avant, moteur transversal, monocoque et carrosserie plastique. La Trabant est une prouesse de l’économie de pénurie : moteur bicylindre deux-temps pour consommer peu, portes et capots en Duroplast – une résine renforcée de laine et de coton, made in URSS – pour éviter l’acier. En 1989, lorsque les frontières commencent à se fissurer, ils sont des milliers d’Allemands de l’Est à rejoindre l’Ouest à bord de leur Trabi. Au total, de 1957 à 1991, plus de 3 millions d’exemplaires ont été vendus. Plus tard, une fois venu le temps de l’arrogance Wessis (Allemands de l’Ouest), c’est celui de la revanche : en 1997, alors que la Mercedes Classe A finit le test de l’élan (une embardée à 60 km/h) sur le toit, une Trabant passe l’épreuve avec succès, humiliant l’étoile de Stuttgart. J.-L. L.
ULLSTEIN BILD/ROGER-VIOLLET
L’agence DDB propose en 1959 une image drôle et sympathique de la Coccinelle.
Ferdinand Porsche (1875-1951), le fondateur de la célèbre marque de voitures de sport, est aussi le concepteur de la « Volkswagen ». Apprenti tôlier devenu directeur technique de Daimler-Benz en 1923 et créateur des célèbres Mercedes SS et SSK, Porsche fonde en 1931 son bureau d’études à Stuttgart. Il est nommé en 1934 directeur des études de la « voiture du peuple » souhaitée par Hitler, et devient membre du parti nazi en 1937. Son étude qui deviendra en 1938 le Käfer (le « scarabée ») est en réalité un plagiat du prototype Tatra V570 conçu en 1931 par Hans Ledwinka, un ingénieur qu’il avait connu en Autriche quand il travaillait chez le constructeur SteyrWerke. Le prototype débouche sur la Tatra 77 en 1934 et la Tatra 97 en 1936, dont la ressemblance avec la Coccinelle est frappante. Tatra porte plainte contre Volkswagen, mais le procès est interrompu par l’invasion allemande de la Tchécoslovaquie en mars 1939. J.-L. L.
VOLKSWAGEN AUJOURD’HUI
Beatnik Bus
Le Kombi aménagé conduira des générations de jeunes gens aux quatre coins du monde. 76 - LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE
Ils en ont beaucoup construit, mais ce ne sont pas les nazis qui ont inventé les autoroutes allemandes. La première autoroute allemande (Bonn-Cologne) fut inaugurée en 1932 par le maire de Cologne, un certain Konrad Adenauer. Puis, quatre mille kilomètres d’autoroutes ont été réalisés entre 1933 et 1943 en Allemagne par le RAD (Service du travail), sur ordre de Hitler. Surdimensionnées par rapport à la circulation automobile effective, les Reichsautobahnen devaient anticiper la motorisation future du peuple allemand, donner du travail – mais cet aspect, souvent avancé, est assez mineur : 120 000 ouvriers au maximum y ont travaillé –, afficher le volontarisme nazi en l’illustrant par de grands travaux, et offrir des infrastructures de circulation à l’armée. J. C.
SA SITUATION Premier groupe automobile d’Europe, Volkswagen est désormais lancé à la poursuite de Toyota pour décrocher la première place du podium mondial. Escorté d’une impressionnante flottille de marques, de Seat à Audi en passant par Porsche, Bentley, Bugatti, Lamborghini ou Skoda, sans oublier les fabricants de camions Man et Scania, qu’il a colonisées au fi l de son histoire, le groupe allemand dispose désormais d’une off re qui couvre l’ensemble de la gamme automobile. Volkswagen tire également les fruits d’une implantation très ancienne en Chine, le marché le plus prometteur du siècle, où il vend désormais 1,5 million de véhicules par an, avec l’espoir de doubler ce score dans quatre ans.
AFP STA N HON DA/
Mini-pub
valorise autant l’hypertrophie et le gigantisme, surtout après 1945. La formule « Small is beautiful » surprend et prend les habitudes américaines à contre-pied. Cette affiche concilie humour, consommation et une forme de subversion ironique, bien comprise des happy few, sans oublier toutefois les fondamentaux de la communication publicitaire qui, en l’espèce, vantent la frugalité et la commodité d’un véhicule bon marché, économe et solide. Les fi lms publicitaires sont à l’avenant, dont le génial : « Vous êtesvous déjà demandé comment le conducteur d’un chasse-neige va au travail ? », sur fond de vaillante Coccinelle qui démarre et chemine sans encombre dans un paysage sibérien. L’épopée américaine de Volkswagen se renforce en 1955 avec les succès du coupé Karmann et du Kombi, un mini-bus devenu lui aussi une icône alternative. Voilà une automobile qui devait, grâce à son austère uniformité, illustrer la mise au pas d’un peuple, et qui finit bariolée de couleurs et de fleurs, plébiscitée par la génération Woodstock. Des nazis aux hippies, quel destin ! ■
BCA/RUE DES ARCHIVES
« SMALL IS BEAUTIFUL » Les qualités de la Volkswagen n’échappent pas aux forces d’occupation britanniques qui, en 1945, autorisent la reprise d’une production civile et apprécient le véhicule : la production de la Coccinelle peut désormais réellement commencer à Fallersleben rebaptisé Wolfsburg, qui se développe jusqu’à devenir l’une des villes les plus importantes de Basse-Saxe. Son directeur, Heinrich Nordhoff, assure le succès du modèle en Europe : le million de véhicules est atteint en 1955, année qui marque le retour de l’Allemagne à la souveraineté. Nordhoff décide d’exporter la Coccinelle, devenue symbole du miracle économique allemand, aux États-Unis : économique, résistante et peu chère, la Beetle (« scarabée » en anglais) est un vrai succès outre-Atlantique. Elle séduit les classes moyennes, les intellectuels et les jeunes, tous ceux qu’indisposent (ou qui ne peuvent acquérir) les véritables paquebots routiers dévoreurs d’énergie que les marques américaines construisent après-guerre. L’alliance de Volkswagen et de l’agence publicitaire DDB (DoyleDane-Bernbach) dans les années 1950 assure le succès du produit en révolutionnant la méthode publicitaire. Au lieu de miser sur une promotion emphatique, l’agence DDB parie sur le second degré et fait de la Volkswagen un petit objet drôle et sympathique, une voiture en rupture avec le consu-
DR
>>> wagen – des véhicules tout-terrain et légers qui équipent la Wehrmacht, visibles dans tout film sur la Seconde Guerre mondiale – et Schwimmwagen, version amphibie du précédent. Le succès de cet équivalent allemand de la Jeep est dû aux innovations techniques imaginées par Ferdinand Porsche : une propulsion arrière qui ajoute de la puissance et économise du carburant, et un refroidissement à l’air, et non à l’eau, ce qui évite aux circuits de bouillir ou de geler, et rend donc le véhicule employable sur le front de l’Est comme en Afrique.
PORSCHE, PLAGIAIRE ?
SES CHIFFRES Volkswagen a vendu plus de 6 millions de véhicules dans le monde en 2009. Son chiff re d’affaires a atteint 105 milliards d’euros et son bénéfice net 1,9 milliard. Il emploie près de 370 000 personnes et se place comme le premier européen en 2010.
LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE - 77
Le million de voitures vendues est atteint en 1955, Heinrich Nordhoff décide d’exporter la Beetle aux États-Unis. Le succès ne tarde pas
mérisme et la mégalomanie automobiles ambiants. En 1959, le ton est donné : sur un fond blanc qui occupe la quasi-totalité de l’affiche, une petite Coccinelle noire pointe le bout de son capot. Le slogan (« Think small », « Pensez (au) petit ») est osé, dans un pays qui
ADAM EASTLAND/PHOTO12/ALAMY
LA TRABANT, VOITURE COMMUNISTE
« Pour avoir un Spoutnik à soi, même à l’Ouest il faut plus de quinze ans ! » C’est avec malice que les Allemands de l’Est évoquent le long délai nécessaire (de 10 à 15 ans) pour acheter une Trabant, la voiture de la modernité socialiste, née en 1957, l’année même du bip-bip, d’où son nom de satellite. Conçue par de talentueux ingénieurs dans les usines de Zwickau, confisquées à Audi en 1945, cette deux-portes à quatre places se veut la voiture populaire de tous les pays frères de la RDA. Sa conception est très aboutie pour un prix de revient bas et de bonnes qualités routières : traction avant, moteur transversal, monocoque et carrosserie plastique. La Trabant est une prouesse de l’économie de pénurie : moteur bicylindre deux-temps pour consommer peu, portes et capots en Duroplast – une résine renforcée de laine et de coton, made in URSS – pour éviter l’acier. En 1989, lorsque les frontières commencent à se fissurer, ils sont des milliers d’Allemands de l’Est à rejoindre l’Ouest à bord de leur Trabi. Au total, de 1957 à 1991, plus de 3 millions d’exemplaires ont été vendus. Plus tard, une fois venu le temps de l’arrogance Wessis (Allemands de l’Ouest), c’est celui de la revanche : en 1997, alors que la Mercedes Classe A finit le test de l’élan (une embardée à 60 km/h) sur le toit, une Trabant passe l’épreuve avec succès, humiliant l’étoile de Stuttgart. J.-L. L.
ULLSTEIN BILD/ROGER-VIOLLET
L’agence DDB propose en 1959 une image drôle et sympathique de la Coccinelle.
Ferdinand Porsche (1875-1951), le fondateur de la célèbre marque de voitures de sport, est aussi le concepteur de la « Volkswagen ». Apprenti tôlier devenu directeur technique de Daimler-Benz en 1923 et créateur des célèbres Mercedes SS et SSK, Porsche fonde en 1931 son bureau d’études à Stuttgart. Il est nommé en 1934 directeur des études de la « voiture du peuple » souhaitée par Hitler, et devient membre du parti nazi en 1937. Son étude qui deviendra en 1938 le Käfer (le « scarabée ») est en réalité un plagiat du prototype Tatra V570 conçu en 1931 par Hans Ledwinka, un ingénieur qu’il avait connu en Autriche quand il travaillait chez le constructeur SteyrWerke. Le prototype débouche sur la Tatra 77 en 1934 et la Tatra 97 en 1936, dont la ressemblance avec la Coccinelle est frappante. Tatra porte plainte contre Volkswagen, mais le procès est interrompu par l’invasion allemande de la Tchécoslovaquie en mars 1939. J.-L. L.
VOLKSWAGEN AUJOURD’HUI
Beatnik Bus
Le Kombi aménagé conduira des générations de jeunes gens aux quatre coins du monde. 76 - LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE
Ils en ont beaucoup construit, mais ce ne sont pas les nazis qui ont inventé les autoroutes allemandes. La première autoroute allemande (Bonn-Cologne) fut inaugurée en 1932 par le maire de Cologne, un certain Konrad Adenauer. Puis, quatre mille kilomètres d’autoroutes ont été réalisés entre 1933 et 1943 en Allemagne par le RAD (Service du travail), sur ordre de Hitler. Surdimensionnées par rapport à la circulation automobile effective, les Reichsautobahnen devaient anticiper la motorisation future du peuple allemand, donner du travail – mais cet aspect, souvent avancé, est assez mineur : 120 000 ouvriers au maximum y ont travaillé –, afficher le volontarisme nazi en l’illustrant par de grands travaux, et offrir des infrastructures de circulation à l’armée. J. C.
SA SITUATION Premier groupe automobile d’Europe, Volkswagen est désormais lancé à la poursuite de Toyota pour décrocher la première place du podium mondial. Escorté d’une impressionnante flottille de marques, de Seat à Audi en passant par Porsche, Bentley, Bugatti, Lamborghini ou Skoda, sans oublier les fabricants de camions Man et Scania, qu’il a colonisées au fi l de son histoire, le groupe allemand dispose désormais d’une off re qui couvre l’ensemble de la gamme automobile. Volkswagen tire également les fruits d’une implantation très ancienne en Chine, le marché le plus prometteur du siècle, où il vend désormais 1,5 million de véhicules par an, avec l’espoir de doubler ce score dans quatre ans.
AFP STA N HON DA/
Mini-pub
valorise autant l’hypertrophie et le gigantisme, surtout après 1945. La formule « Small is beautiful » surprend et prend les habitudes américaines à contre-pied. Cette affiche concilie humour, consommation et une forme de subversion ironique, bien comprise des happy few, sans oublier toutefois les fondamentaux de la communication publicitaire qui, en l’espèce, vantent la frugalité et la commodité d’un véhicule bon marché, économe et solide. Les fi lms publicitaires sont à l’avenant, dont le génial : « Vous êtesvous déjà demandé comment le conducteur d’un chasse-neige va au travail ? », sur fond de vaillante Coccinelle qui démarre et chemine sans encombre dans un paysage sibérien. L’épopée américaine de Volkswagen se renforce en 1955 avec les succès du coupé Karmann et du Kombi, un mini-bus devenu lui aussi une icône alternative. Voilà une automobile qui devait, grâce à son austère uniformité, illustrer la mise au pas d’un peuple, et qui finit bariolée de couleurs et de fleurs, plébiscitée par la génération Woodstock. Des nazis aux hippies, quel destin ! ■
BCA/RUE DES ARCHIVES
« SMALL IS BEAUTIFUL » Les qualités de la Volkswagen n’échappent pas aux forces d’occupation britanniques qui, en 1945, autorisent la reprise d’une production civile et apprécient le véhicule : la production de la Coccinelle peut désormais réellement commencer à Fallersleben rebaptisé Wolfsburg, qui se développe jusqu’à devenir l’une des villes les plus importantes de Basse-Saxe. Son directeur, Heinrich Nordhoff, assure le succès du modèle en Europe : le million de véhicules est atteint en 1955, année qui marque le retour de l’Allemagne à la souveraineté. Nordhoff décide d’exporter la Coccinelle, devenue symbole du miracle économique allemand, aux États-Unis : économique, résistante et peu chère, la Beetle (« scarabée » en anglais) est un vrai succès outre-Atlantique. Elle séduit les classes moyennes, les intellectuels et les jeunes, tous ceux qu’indisposent (ou qui ne peuvent acquérir) les véritables paquebots routiers dévoreurs d’énergie que les marques américaines construisent après-guerre. L’alliance de Volkswagen et de l’agence publicitaire DDB (DoyleDane-Bernbach) dans les années 1950 assure le succès du produit en révolutionnant la méthode publicitaire. Au lieu de miser sur une promotion emphatique, l’agence DDB parie sur le second degré et fait de la Volkswagen un petit objet drôle et sympathique, une voiture en rupture avec le consu-
DR
>>> wagen – des véhicules tout-terrain et légers qui équipent la Wehrmacht, visibles dans tout film sur la Seconde Guerre mondiale – et Schwimmwagen, version amphibie du précédent. Le succès de cet équivalent allemand de la Jeep est dû aux innovations techniques imaginées par Ferdinand Porsche : une propulsion arrière qui ajoute de la puissance et économise du carburant, et un refroidissement à l’air, et non à l’eau, ce qui évite aux circuits de bouillir ou de geler, et rend donc le véhicule employable sur le front de l’Est comme en Afrique.
PORSCHE, PLAGIAIRE ?
SES CHIFFRES Volkswagen a vendu plus de 6 millions de véhicules dans le monde en 2009. Son chiff re d’affaires a atteint 105 milliards d’euros et son bénéfice net 1,9 milliard. Il emploie près de 370 000 personnes et se place comme le premier européen en 2010.
LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE - 77
LA VOITURE QUE LES FRANÇAIS ATTENDAIENT La 2 CV n’est pas devenue la plus populaire de toutes les automobiles par hasard. En 1937, la direction de Citroën lance une étude de marché. L’objectif : un véhicule pour tous, très économique. Par Jérôme Thuez L’AUTEUR JÉRÔME THUEZ a préparé un mémoire de maîtrise d’histoire économique en 1995 sur la 2 CV Citroën à partir de sources originales mises à disposition par le constructeur automobile. Il est actuellement responsable de l’organisation d’un grand groupe pétrolier français (Total). Cet article est la version revue et mise à jour de « La grande aventure de la 2 CV », L’Histoire n° 218, pp. 72-76.
L
a 2 CV, présentée pour la première fois au public à l’occasion du Salon de l’automobile d’octobre 1948, est sans conteste le véhicule français le plus populaire, dans tous les sens du terme. Par son concept d’abord : la petite Citroën doit rendre l’automobile accessible au plus grand nombre. Par les quantités produites et par sa longévité ensuite : son constructeur a vendu plus de 3,8 millions d’exemplaires entre juillet 1949, date de sa mise sur le marché, et juillet 1990, date de son retrait. Par la cote d’amour, hors du commun, enfin, dont elle jouit auprès de tous. La 2 CV faisait partie des projets de Citroën avant le second conflit mondial. Un projet né de la crise, pourrait-on dire. En 1934, en effet, l’entreprise est victime d’une faillite retentissante. André Citroën a sacrifié la rentabilité aux investis-
sements : alors que le marché stagnait, il a investi massivement dans la modernisation de l’usine du quai de Javel et le lancement de la Traction Avant. À bout de souffle, il est lâché par ses bailleurs de fonds, ignoré par l’État. Il faut un repreneur. La famille Michelin qui, en tant que principale créancière, est au chevet de la société Citroën depuis de longs mois, décide de s’engager dans la reprise. C’est alors que se fait jour l’idée de lancer une voiture populaire sur un marché français largement sous-équipé dans ce domaine. Afin de cerner au mieux la demande, Michelin dote l’entreprise d’un outil inconnu jusqu’alors en France : l’étude de marché. Celle-ci aidera à déterminer le véhicule qu’il faut aux Français et non celui qu’ils aimeraient acquérir. Plus de 10 000 témoignages sont recueillis à travers tout le pays. L’idée de cette enquête vient de Pierre-Jules Boulan-
78 - LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE
SPA ARNESTAD/RUE DES ARCHIVES
2 CV
ger, bras droit de Pierre Michelin à la tête de Citröen, puis président après la mort accidentelle de ce dernier en décembre 1937. Le cahier des charges dressé pour la réalisation du projet de la « toute petite voiture » (TPV) est résumé par cette formule légendaire : « Une voiture pouvant transporter deux cultivateurs en sabots, 50 kg de pommes de terre ou un tonnelet à une vitesse de 60 km/h pour une consommation de 3 litres au cent. » Les prototypes de la TPV sont des chefs-d’œuvre de dépouillement : un seul phare, un essuie-glace à main et un démarreur à manivelle. C’est la recherche de l’économie à tout prix. Pour la carrosserie cependant, Boulanger et Lefebvre, l’ingénieur en chef des études, préconisent l’emploi de l’aluminium et de divers alliages, tous légers et solides, mais chers et complexes à utiliser en série. Ces éléments rendent la réalisation de la TPV inadaptée à
l’outil industriel de l’époque. Ce qui n’empêche pas Michelin de prévoir avec une belle audace de la dévoiler au Salon de 1939, sous l’appellation 2 CVA. Mais le Salon ne verra jamais le jour. La guerre puis l’Occupation et les pénuries de matières premières qui s’ensuivent imposent de reprendre de fond en comble le projet. L’étude est clandestine, faite à la barbe de l’occupant. La tôle fine remplace tous les métaux rares et les alliages légers. L’arrivée du motoriste italien Walter Becchia permet une grande avancée. Les moteurs de moto sont abandonnés pour un moteur maison à deux cylindres à plat, refroidi par air. Quelques concessions sont faites : deux phares, à cause de la nouvelle législation, et un démarreur électrique pour le confort d’utilisation. OÙ EST L’OUVRE-BOÎTE ? Quand la nouvelle 2 CV est présentée au Salon de l’automobile de 1948, la surprise est im-
Vilain petit canard
Elle a des laideurs très sympathiques. La 2 CV fait d’abord sourire. Elle a pourtant réussi à conquérir tous les publics.
mense. Boulanger organise une mise en scène théâtrale autour d’une voiture qui concurrence frontalement la 4 CV de la régie Renault. La présentation tourne à l’ovation, à la fois saluée par le président de République, Vincent Auriol, et une foule qui se déplace en masse. La réaction des journalistes, elle, est loin d’être bienveillante : « Où est l’ouvre-boîte ? », se serait exclamé un reporter américain… On se gausse de la suspension souple, des sièges à lanières et du toit en toile. Seule la Revue automobile suisse saisit immédiatement l’intérêt du concept proposé par Citroën : la 2 CV ne prétend pas être séduisante, mais 1) elle ne consomme que 4 à 5 litres aux 100 kilomètres ; 2) elle dispose de quatre places confortables ; 3) elle est maniable et agréable à conduire ; 4) elle est remarquablement suspendue ; 5) elle tient admirablement la route ; 6) « On
LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE - 79
ne s’[y] ennuie pas tout en roulant à 60 km/h ! ». Si la présentation de la 2 CV est très réussie, son lancement industriel et commercial est beaucoup plus laborieux. Non seulement les capitaux manquent après guerre, mais la direction de Citroën hésite à frapper un grand coup. Les cadences de fabrication restent longtemps chiches, presque ridicules la première année avec 876 exemplaires. Les 200 premiers possesseurs de 2 CV, qui ont déboursé 228 000 francs (un peu plus de 6 000 euros), sont choisis par la marque elle-même. Pour promouvoir son concept de « l’automobile, outil de travail », Citroën a choisi de servir en premier des professions considérées comme représentatives. On dénombre ainsi 24 agriculteurs, 13 assistantes sociales et 19 agents d’assurances. Les années 1950 puis 1960 sont une période faste : la >>>
LA VOITURE QUE LES FRANÇAIS ATTENDAIENT La 2 CV n’est pas devenue la plus populaire de toutes les automobiles par hasard. En 1937, la direction de Citroën lance une étude de marché. L’objectif : un véhicule pour tous, très économique. Par Jérôme Thuez L’AUTEUR JÉRÔME THUEZ a préparé un mémoire de maîtrise d’histoire économique en 1995 sur la 2 CV Citroën à partir de sources originales mises à disposition par le constructeur automobile. Il est actuellement responsable de l’organisation d’un grand groupe pétrolier français (Total). Cet article est la version revue et mise à jour de « La grande aventure de la 2 CV », L’Histoire n° 218, pp. 72-76.
L
a 2 CV, présentée pour la première fois au public à l’occasion du Salon de l’automobile d’octobre 1948, est sans conteste le véhicule français le plus populaire, dans tous les sens du terme. Par son concept d’abord : la petite Citroën doit rendre l’automobile accessible au plus grand nombre. Par les quantités produites et par sa longévité ensuite : son constructeur a vendu plus de 3,8 millions d’exemplaires entre juillet 1949, date de sa mise sur le marché, et juillet 1990, date de son retrait. Par la cote d’amour, hors du commun, enfin, dont elle jouit auprès de tous. La 2 CV faisait partie des projets de Citroën avant le second conflit mondial. Un projet né de la crise, pourrait-on dire. En 1934, en effet, l’entreprise est victime d’une faillite retentissante. André Citroën a sacrifié la rentabilité aux investis-
sements : alors que le marché stagnait, il a investi massivement dans la modernisation de l’usine du quai de Javel et le lancement de la Traction Avant. À bout de souffle, il est lâché par ses bailleurs de fonds, ignoré par l’État. Il faut un repreneur. La famille Michelin qui, en tant que principale créancière, est au chevet de la société Citroën depuis de longs mois, décide de s’engager dans la reprise. C’est alors que se fait jour l’idée de lancer une voiture populaire sur un marché français largement sous-équipé dans ce domaine. Afin de cerner au mieux la demande, Michelin dote l’entreprise d’un outil inconnu jusqu’alors en France : l’étude de marché. Celle-ci aidera à déterminer le véhicule qu’il faut aux Français et non celui qu’ils aimeraient acquérir. Plus de 10 000 témoignages sont recueillis à travers tout le pays. L’idée de cette enquête vient de Pierre-Jules Boulan-
78 - LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE
SPA ARNESTAD/RUE DES ARCHIVES
2 CV
ger, bras droit de Pierre Michelin à la tête de Citröen, puis président après la mort accidentelle de ce dernier en décembre 1937. Le cahier des charges dressé pour la réalisation du projet de la « toute petite voiture » (TPV) est résumé par cette formule légendaire : « Une voiture pouvant transporter deux cultivateurs en sabots, 50 kg de pommes de terre ou un tonnelet à une vitesse de 60 km/h pour une consommation de 3 litres au cent. » Les prototypes de la TPV sont des chefs-d’œuvre de dépouillement : un seul phare, un essuie-glace à main et un démarreur à manivelle. C’est la recherche de l’économie à tout prix. Pour la carrosserie cependant, Boulanger et Lefebvre, l’ingénieur en chef des études, préconisent l’emploi de l’aluminium et de divers alliages, tous légers et solides, mais chers et complexes à utiliser en série. Ces éléments rendent la réalisation de la TPV inadaptée à
l’outil industriel de l’époque. Ce qui n’empêche pas Michelin de prévoir avec une belle audace de la dévoiler au Salon de 1939, sous l’appellation 2 CVA. Mais le Salon ne verra jamais le jour. La guerre puis l’Occupation et les pénuries de matières premières qui s’ensuivent imposent de reprendre de fond en comble le projet. L’étude est clandestine, faite à la barbe de l’occupant. La tôle fine remplace tous les métaux rares et les alliages légers. L’arrivée du motoriste italien Walter Becchia permet une grande avancée. Les moteurs de moto sont abandonnés pour un moteur maison à deux cylindres à plat, refroidi par air. Quelques concessions sont faites : deux phares, à cause de la nouvelle législation, et un démarreur électrique pour le confort d’utilisation. OÙ EST L’OUVRE-BOÎTE ? Quand la nouvelle 2 CV est présentée au Salon de l’automobile de 1948, la surprise est im-
Vilain petit canard
Elle a des laideurs très sympathiques. La 2 CV fait d’abord sourire. Elle a pourtant réussi à conquérir tous les publics.
mense. Boulanger organise une mise en scène théâtrale autour d’une voiture qui concurrence frontalement la 4 CV de la régie Renault. La présentation tourne à l’ovation, à la fois saluée par le président de République, Vincent Auriol, et une foule qui se déplace en masse. La réaction des journalistes, elle, est loin d’être bienveillante : « Où est l’ouvre-boîte ? », se serait exclamé un reporter américain… On se gausse de la suspension souple, des sièges à lanières et du toit en toile. Seule la Revue automobile suisse saisit immédiatement l’intérêt du concept proposé par Citroën : la 2 CV ne prétend pas être séduisante, mais 1) elle ne consomme que 4 à 5 litres aux 100 kilomètres ; 2) elle dispose de quatre places confortables ; 3) elle est maniable et agréable à conduire ; 4) elle est remarquablement suspendue ; 5) elle tient admirablement la route ; 6) « On
LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE - 79
ne s’[y] ennuie pas tout en roulant à 60 km/h ! ». Si la présentation de la 2 CV est très réussie, son lancement industriel et commercial est beaucoup plus laborieux. Non seulement les capitaux manquent après guerre, mais la direction de Citroën hésite à frapper un grand coup. Les cadences de fabrication restent longtemps chiches, presque ridicules la première année avec 876 exemplaires. Les 200 premiers possesseurs de 2 CV, qui ont déboursé 228 000 francs (un peu plus de 6 000 euros), sont choisis par la marque elle-même. Pour promouvoir son concept de « l’automobile, outil de travail », Citroën a choisi de servir en premier des professions considérées comme représentatives. On dénombre ainsi 24 agriculteurs, 13 assistantes sociales et 19 agents d’assurances. Les années 1950 puis 1960 sont une période faste : la >>>
La R 4 a donné un coup de vieux à la 2 CV. Coup dur pour Citroën au moment où les cadences de production pouvaient enfin satisfaire la demande
ment ont changé : ils sont devenus à la fois plus courts et urbains, mais aussi plus longs et autoroutiers. Non seulement la 2 CV est moins adaptée à ces usages, mais le consommateur est différent et n’aspire plus au minimum automobile. Il rêve de petites voitures modernes, à l’image des Renault 5 (1972) ou des Peugeot 104 (1974).
AFP
Minimaliste Le prototype de 1939 n’a qu’un phare et un seul essuie-glace.
Elle est la première star du film de Gérard Oury avec Bourvil (dans sa voiture Citroën 2 CV disloquée) et Louis de Funès, 1964.
la 2 CV auprès des Français. Une popularité qui, durant toute la carrière de la petite voiture, s’est accrue. La publicité, inspirée par l’agence Delpire, l’a joliment aidée dans les années 1960. Mais la meilleure réclame aura été celle de ses clients satisfaits, sans compter que l’art a aussi joué sa part, faisant de la 2 CV un mythe. Les arts plastiques, d’abord, qui transforment la Citroën en avion, en voiture de sport ou même en dirigeable. La bande dessinée, ensuite, qui l’utilise pour conduire les Dupond(t) dans Tintin ou, en Argentine, dans Mafalda, où un homme accède au rêve de l’Argentin moyen en acquérant une 2 CV produite dans son pays. Mais surtout le cinéma : on retrouve la Citroën dans Les Amants (1958) de Louis Malle, la série des Gendarmes de Saint-Tropez (à partir de 1964) et Le Corniaud de Gérard Oury (1965). La 2 CV est l’une des plus grandes réussites de l’industrie automobile, et en France comme à l’étranger de nombreux collectionneurs continuent à faire vivre le mythe. ■
« La 2 CV est une boîte crânienne de type primate : orifices oculaires du pare-brise, nasal du radiateur, visière orbitaire des pare-soleil, mâchoire prognathe du moteur, légère convexité pariétale du toit, rien n’y manque, pas même la protubérance cérébelleuse du coffre arrière. Ce domaine de pensées, grand-père en était l’arpenteur immobile et solitaire. Grand-mère s’en sentait exclue, au point de préférer marcher plutôt qu’il la conduise, du moins pour les courtes distances […]. Pour elle, cette voiture n’était pas adaptée au climat océanique. À quoi rimait ce toit de toile qu’on détache pour découvrir le ciel si le beau temps n’est pas au rendez-vous. Sans parler de ce vent qui assomme, tourbillonne et exténue son monde. Chaque tentative pour décapoter, les rares beaux jours, se heurtait d’ailleurs à des ferrures rouillées, rongées par l’air salin, et une toile raidie, craquante, qui refusait de s’enrouler. D’autant qu’on n’était jamais sûr qu’il ne faudrait pas, dix kilomètres plus loin, replacer le toit en catastrophe. Grand-mère n’en démordait pas, ce faux air de cabriolet n’avait rien à faire au nord du 45e parallèle. » JEAN ROUAUD, « LES CHAMPS D’HONNEUR », ÉDITIONS DE MINUIT, 1990.
LA PREMIÈRE ÉTUDE DE MARCHÉ
Lorsque Édouard Michelin sauve Citroën de la faillite en janvier 1935, il décide d’introduire l’étude de marché, un outil inconnu dans le monde automobile européen. Il en confie la direction à l’ingénieur Jacques Duclos. L’équipe de Duclos part sillonner le pays durant plus d’un an. Elle constate le décalage abyssal entre le prix de l’automobile neuve et les capacités d’achat des Français. La plus large clientèle est celle qui n’est pas encore motorisée ; elle représente 210 000 personnes par an. D’après l’enquête, la voiture idéale doit être comme « une bicyclette à quatre places, étanche à la pluie et à la poussière, et marchant à 60-65 km/h sur route plate. Elle doit durer 50 000 km sans qu’on ait à remplacer aucune pièce. Le client ne pourra lui consacrer que 10 francs par mois et 10 000 francs à l’achat. » Le cahier des charges de la future 2 CV est dressé. J.-L. L.
CV
rime avec...
Un sondage paru dans le journal Spécial véhicule d’occasion du 15 février 1989 révèle que pour 36 % des Français la 2 CV rime avec « étudiant », « 1968 » (18 %), « campagne » (18 %), et « hors du temps » (10 %).
3 800 000
C’EST LE NOMBRE DE 2 CV VENDUES ENTRE 1949 ET 1990. MAIS SI LE MYTHE EST INTACT, LA 2 CV EST POURTANT LOIN D’ÊTRE LA PLUS VENDUE DES VOITURES POPULAIRES.
COLL. CSFF/RUE DES ARCHIVES
>>> 2 CV répond aux attentes des Français. Peu après la 4 CV Renault, la 2 CV passe à son tour le cap symbolique du million d’unités en 1960. L’Espagne lui ouvre ses portes en 1958, le Chili en 1959, l’Argentine en 1960 ; le Portugal suivra en 1963. Parallèlement, des accords de montage de très petites séries sont conclus en Afrique, au Vietnam et en Indonésie. Pourtant, la 2 CV est sur le déclin : elle est attaquée par la concurrence ravageuse de la Renault 4 qui, en 1961, supplante chez Renault une 4 CV en fin de course. Un moteur plus puissant, une porte arrière et un plancher plat : la R4 a donné à la 2 CV un coup de vieux. Le coup est dur pour Citroën qui s’est endormi sur ses lauriers alors que les cadences de production sont enfin au rendez-vous. La production passe de plus de 160 000 exemplaires en 1966 à moins de 100 000 en 1967, 60 000 en 1968. Une baisse somme toute logique. La 2 CV a été conçue pour l’immédiat aprèsguerre, or les modes de déplace-
Le Corniaud
1990 : ADIEU LA DEUCHE La fermeture de l’usine de Levallois, le 29 février 1988, annonce la fin de la 2 CV, même si les ateliers portugais de Mangualde assurent l’intérim, à faibles cadences et coûts trop élevés. Avec les lois de dépollution, mais aussi les restrictions en matière de sécurité active, l’arrêt est décidé le 27 juillet 1990. « Adieu la deuche », « Adieu à la deux pattes », titrent les journaux qui couvrent l’événement. Les témoignages de sympathie et de regret se multiplient, révélant, une ultime fois, la grande popularité dont jouit
DANS « LES CHAMPS D’HONNEUR », PRIX GONCOURT 1990, L’ÉCRIVAIN JEAN ROUAUD LIVRE UNE DESCRIPTION INOUBLIABLE DE LA 2 CV DE SON GRAND-PÈRE
80 - LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE
HIT-PARADLEEDSEPSLUS VOITURES ES POPULAIR VW COCCINELLE ................................. 21,5 millions FORD T .................................................................. 15 millions RENAULT 4 .......................................................... 8 millions PEUGEOT 206 ...........................bientôt 7 millions RENAULT 5 ...................................................... 5,5 millions PEUGEOT 205 ............................................. 5,2 millions
« CHEVAUX FISCAUX »
C’est l’unité prise en compte en France pour taxer les automobiles. Elle est calculée en fonction de la puissance du moteur, qui s’exprime en cheval-vapeur (1 cheval-vapeur correspond à 736 watts), et de la pollution produite.
La R 4 a donné un coup de vieux à la 2 CV. Coup dur pour Citroën au moment où les cadences de production pouvaient enfin satisfaire la demande
ment ont changé : ils sont devenus à la fois plus courts et urbains, mais aussi plus longs et autoroutiers. Non seulement la 2 CV est moins adaptée à ces usages, mais le consommateur est différent et n’aspire plus au minimum automobile. Il rêve de petites voitures modernes, à l’image des Renault 5 (1972) ou des Peugeot 104 (1974).
AFP
Minimaliste Le prototype de 1939 n’a qu’un phare et un seul essuie-glace.
Elle est la première star du film de Gérard Oury avec Bourvil (dans sa voiture Citroën 2 CV disloquée) et Louis de Funès, 1964.
la 2 CV auprès des Français. Une popularité qui, durant toute la carrière de la petite voiture, s’est accrue. La publicité, inspirée par l’agence Delpire, l’a joliment aidée dans les années 1960. Mais la meilleure réclame aura été celle de ses clients satisfaits, sans compter que l’art a aussi joué sa part, faisant de la 2 CV un mythe. Les arts plastiques, d’abord, qui transforment la Citroën en avion, en voiture de sport ou même en dirigeable. La bande dessinée, ensuite, qui l’utilise pour conduire les Dupond(t) dans Tintin ou, en Argentine, dans Mafalda, où un homme accède au rêve de l’Argentin moyen en acquérant une 2 CV produite dans son pays. Mais surtout le cinéma : on retrouve la Citroën dans Les Amants (1958) de Louis Malle, la série des Gendarmes de Saint-Tropez (à partir de 1964) et Le Corniaud de Gérard Oury (1965). La 2 CV est l’une des plus grandes réussites de l’industrie automobile, et en France comme à l’étranger de nombreux collectionneurs continuent à faire vivre le mythe. ■
« La 2 CV est une boîte crânienne de type primate : orifices oculaires du pare-brise, nasal du radiateur, visière orbitaire des pare-soleil, mâchoire prognathe du moteur, légère convexité pariétale du toit, rien n’y manque, pas même la protubérance cérébelleuse du coffre arrière. Ce domaine de pensées, grand-père en était l’arpenteur immobile et solitaire. Grand-mère s’en sentait exclue, au point de préférer marcher plutôt qu’il la conduise, du moins pour les courtes distances […]. Pour elle, cette voiture n’était pas adaptée au climat océanique. À quoi rimait ce toit de toile qu’on détache pour découvrir le ciel si le beau temps n’est pas au rendez-vous. Sans parler de ce vent qui assomme, tourbillonne et exténue son monde. Chaque tentative pour décapoter, les rares beaux jours, se heurtait d’ailleurs à des ferrures rouillées, rongées par l’air salin, et une toile raidie, craquante, qui refusait de s’enrouler. D’autant qu’on n’était jamais sûr qu’il ne faudrait pas, dix kilomètres plus loin, replacer le toit en catastrophe. Grand-mère n’en démordait pas, ce faux air de cabriolet n’avait rien à faire au nord du 45e parallèle. » JEAN ROUAUD, « LES CHAMPS D’HONNEUR », ÉDITIONS DE MINUIT, 1990.
LA PREMIÈRE ÉTUDE DE MARCHÉ
Lorsque Édouard Michelin sauve Citroën de la faillite en janvier 1935, il décide d’introduire l’étude de marché, un outil inconnu dans le monde automobile européen. Il en confie la direction à l’ingénieur Jacques Duclos. L’équipe de Duclos part sillonner le pays durant plus d’un an. Elle constate le décalage abyssal entre le prix de l’automobile neuve et les capacités d’achat des Français. La plus large clientèle est celle qui n’est pas encore motorisée ; elle représente 210 000 personnes par an. D’après l’enquête, la voiture idéale doit être comme « une bicyclette à quatre places, étanche à la pluie et à la poussière, et marchant à 60-65 km/h sur route plate. Elle doit durer 50 000 km sans qu’on ait à remplacer aucune pièce. Le client ne pourra lui consacrer que 10 francs par mois et 10 000 francs à l’achat. » Le cahier des charges de la future 2 CV est dressé. J.-L. L.
CV
rime avec...
Un sondage paru dans le journal Spécial véhicule d’occasion du 15 février 1989 révèle que pour 36 % des Français la 2 CV rime avec « étudiant », « 1968 » (18 %), « campagne » (18 %), et « hors du temps » (10 %).
3 800 000
C’EST LE NOMBRE DE 2 CV VENDUES ENTRE 1949 ET 1990. MAIS SI LE MYTHE EST INTACT, LA 2 CV EST POURTANT LOIN D’ÊTRE LA PLUS VENDUE DES VOITURES POPULAIRES.
COLL. CSFF/RUE DES ARCHIVES
>>> 2 CV répond aux attentes des Français. Peu après la 4 CV Renault, la 2 CV passe à son tour le cap symbolique du million d’unités en 1960. L’Espagne lui ouvre ses portes en 1958, le Chili en 1959, l’Argentine en 1960 ; le Portugal suivra en 1963. Parallèlement, des accords de montage de très petites séries sont conclus en Afrique, au Vietnam et en Indonésie. Pourtant, la 2 CV est sur le déclin : elle est attaquée par la concurrence ravageuse de la Renault 4 qui, en 1961, supplante chez Renault une 4 CV en fin de course. Un moteur plus puissant, une porte arrière et un plancher plat : la R4 a donné à la 2 CV un coup de vieux. Le coup est dur pour Citroën qui s’est endormi sur ses lauriers alors que les cadences de production sont enfin au rendez-vous. La production passe de plus de 160 000 exemplaires en 1966 à moins de 100 000 en 1967, 60 000 en 1968. Une baisse somme toute logique. La 2 CV a été conçue pour l’immédiat aprèsguerre, or les modes de déplace-
Le Corniaud
1990 : ADIEU LA DEUCHE La fermeture de l’usine de Levallois, le 29 février 1988, annonce la fin de la 2 CV, même si les ateliers portugais de Mangualde assurent l’intérim, à faibles cadences et coûts trop élevés. Avec les lois de dépollution, mais aussi les restrictions en matière de sécurité active, l’arrêt est décidé le 27 juillet 1990. « Adieu la deuche », « Adieu à la deux pattes », titrent les journaux qui couvrent l’événement. Les témoignages de sympathie et de regret se multiplient, révélant, une ultime fois, la grande popularité dont jouit
DANS « LES CHAMPS D’HONNEUR », PRIX GONCOURT 1990, L’ÉCRIVAIN JEAN ROUAUD LIVRE UNE DESCRIPTION INOUBLIABLE DE LA 2 CV DE SON GRAND-PÈRE
80 - LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE
HIT-PARADLEEDSEPSLUS VOITURES ES POPULAIR VW COCCINELLE ................................. 21,5 millions FORD T .................................................................. 15 millions RENAULT 4 .......................................................... 8 millions PEUGEOT 206 ...........................bientôt 7 millions RENAULT 5 ...................................................... 5,5 millions PEUGEOT 205 ............................................. 5,2 millions
« CHEVAUX FISCAUX »
C’est l’unité prise en compte en France pour taxer les automobiles. Elle est calculée en fonction de la puissance du moteur, qui s’exprime en cheval-vapeur (1 cheval-vapeur correspond à 736 watts), et de la pollution produite.
PORTFOLIO
CES VOITURES QUI FONT RÊVER
Dans les années 1930, les premières agences de design industriel font leur apparition aux États-Unis. Aux carrosseries hippomobiles des temps anciens succèdent des formes profilées et audacieuses. Des voitures de légende en sont nées. Par Jean-Louis Loubet
LA PORSCHE DE JAMES DEAN
CARROSSERIE POIDS PLUME ET MOTEUR DE FEU : C’EST À BORD DE SA PORSCHE 550 SPYDER QUE JAMES DEAN EUT UN ACCIDENT MORTEL, LE 30 SEPTEMBRE 1955. © SANFORD ROTH/SEITA OHNISHI/GAMMA-RAPHO
82 - LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE
PORTFOLIO
CES VOITURES QUI FONT RÊVER
Dans les années 1930, les premières agences de design industriel font leur apparition aux États-Unis. Aux carrosseries hippomobiles des temps anciens succèdent des formes profilées et audacieuses. Des voitures de légende en sont nées. Par Jean-Louis Loubet
LA PORSCHE DE JAMES DEAN
CARROSSERIE POIDS PLUME ET MOTEUR DE FEU : C’EST À BORD DE SA PORSCHE 550 SPYDER QUE JAMES DEAN EUT UN ACCIDENT MORTEL, LE 30 SEPTEMBRE 1955. © SANFORD ROTH/SEITA OHNISHI/GAMMA-RAPHO
82 - LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE
1930-1960 : AÉRODYNAMIQUES L’EXTASE EN ROLLS
ARCHÉTYPE DU DESIGN INTEMPOREL, LA ROLLS, C’EST D’ABORD UNE CALANDRE INSPIRÉE DU FRONTON ET DES COLONNES DORIQUES D’UN TEMPLE GREC ET SURMONTÉE D’UNE STATUETTE EMBLÉMATIQUE, « THE SPIRIT OF ECSTASY ». ELVIS PRESLEY, DEVANT SA PHANTOM V, EN 1960, APPRÉCIE. © ULLSTEIN BILD/ROGER-VIOLLET
CISITALIA AU MUSÉE
LA CISITALIA 202, DESSINÉE EN 1947 PAR ALFREDO VIGNALE, EST LA PREMIÈRE VOITURE À AVOIR ÉTÉ EXPOSÉE. ON PEUT ADMIRER CETTE « SCULPTURE EN MOUVEMENT » AU MOMA, À NEW YORK.
© DIGITAL IMAGE, THE MUSEUM OF MODERN ART, NEW YORK/SCALA
L’AILERON DE PEUGEOT
EN 1936, PEUGEOT PRÉSENTE LE CONCEPT « ANNÉE 1940 ». JEAN ANDREAU A REDESSINÉ UNE 402 EN LA DOTANT D’UN AILERON POUR GAGNER DE LA VITESSE (140 CONTRE 110 KM/H) ET BAISSER SA CONSOMMATION DE 30 %. © DR
LA GOUTTE D’EAU
FORME EN GOUTTE D’EAU, ROUE AVANT UNIQUE, L’AERAUTO (1953) DE LA CARROZZERIA COLLI DE MILAN NE PRENDRA JAMAIS SON ENVOL. © PVDE/RUE DES ARCHIVES
LA JAGUAR DE SAGAN
FORT DE SES VICTOIRES AU MANS, JAGUAR DESSINE EN 1955 SON ROADSTER AVEC LES CODES STYLISTIQUES DE SES VOITURES DE COURSE, UNE CARROSSERIE SURBAISSÉE ET UN CAPOT SANS FIN. ICI, FRANÇOISE SAGAN, EN 1955, DEVANT SA XK. © THOMAS D. MCAVOY/TIME & LIFE PICTURES/GETTY IMAGES
LA LAIDEUR SE VEND MAL
L’élégance a longtemps caractérisé les voitures européennes, tournées vers le luxe et la distinction. Mais la mise en place de la grande série a changé la donne. Pour des raisons industrielles, l’automobile est devenue un objet simple, dessiné pour être facile à industrialiser, et non plus pour être beau. Pensons à la célèbre Ford T. L’histoire retient à tort 1953 et la sortie du livre de Raymond Loewy, La laideur se vend mal, pour jalonner les débuts du design automobile. La réalité est tout autre. Souhaitant différencier les voitures de la marque Cadillac (la division de luxe de la GM), General Motors engage en 1926 un designer, Harley J. Earl, et fonde en 1927 le studio Art & Colour : le design automobile
est né. La concurrence y vient avec la crise des années 1930 et la mode du « streamline », que l’on appelle en France l’« aérodynamisme ». Le lien entre l’automobile et l’aéronautique reste très fort jusque dans les années 1960 et l’avènement des jets, symboles de la modernité. Dans ce mouvement, les Français ne furent pas en reste. Les premiers à engager des stylistes sont Peugeot avec Henry Thomas, et Citroën avec Flaminio Bertoni (1932). Ils créent un style français qui devient le « styled in Paris », marqué par la ligne fuseau Sochaux (dont est issu le modèle Année 1940) et la Traction.Après guerre, les Italiens prennent la relève, comme Battista Farina (dont le nom deviendra Pininfarina en 1961), le designer attitré de Ferrari.
84 - LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE
CHAUVE-SOURIS
BERTONE TRAVAILLE POUR ALFA ROMEO À LA RÉALISATION DES BAT OU « BERLINETTA AERODINAMICA TECHNICA ». EN 1954, LA BAT 7 EST FUSELÉE À L’EXTRÊME AVEC UNE POUPE QUI RAPPELLE LES AILES D’UNE CHAUVE-SOURIS (« BAT » EN ANGLAIS). © TRANSTOCK/CORBIS
LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE - 85
1930-1960 : AÉRODYNAMIQUES L’EXTASE EN ROLLS
ARCHÉTYPE DU DESIGN INTEMPOREL, LA ROLLS, C’EST D’ABORD UNE CALANDRE INSPIRÉE DU FRONTON ET DES COLONNES DORIQUES D’UN TEMPLE GREC ET SURMONTÉE D’UNE STATUETTE EMBLÉMATIQUE, « THE SPIRIT OF ECSTASY ». ELVIS PRESLEY, DEVANT SA PHANTOM V, EN 1960, APPRÉCIE. © ULLSTEIN BILD/ROGER-VIOLLET
CISITALIA AU MUSÉE
LA CISITALIA 202, DESSINÉE EN 1947 PAR ALFREDO VIGNALE, EST LA PREMIÈRE VOITURE À AVOIR ÉTÉ EXPOSÉE. ON PEUT ADMIRER CETTE « SCULPTURE EN MOUVEMENT » AU MOMA, À NEW YORK.
© DIGITAL IMAGE, THE MUSEUM OF MODERN ART, NEW YORK/SCALA
L’AILERON DE PEUGEOT
EN 1936, PEUGEOT PRÉSENTE LE CONCEPT « ANNÉE 1940 ». JEAN ANDREAU A REDESSINÉ UNE 402 EN LA DOTANT D’UN AILERON POUR GAGNER DE LA VITESSE (140 CONTRE 110 KM/H) ET BAISSER SA CONSOMMATION DE 30 %. © DR
LA GOUTTE D’EAU
FORME EN GOUTTE D’EAU, ROUE AVANT UNIQUE, L’AERAUTO (1953) DE LA CARROZZERIA COLLI DE MILAN NE PRENDRA JAMAIS SON ENVOL. © PVDE/RUE DES ARCHIVES
LA JAGUAR DE SAGAN
FORT DE SES VICTOIRES AU MANS, JAGUAR DESSINE EN 1955 SON ROADSTER AVEC LES CODES STYLISTIQUES DE SES VOITURES DE COURSE, UNE CARROSSERIE SURBAISSÉE ET UN CAPOT SANS FIN. ICI, FRANÇOISE SAGAN, EN 1955, DEVANT SA XK. © THOMAS D. MCAVOY/TIME & LIFE PICTURES/GETTY IMAGES
LA LAIDEUR SE VEND MAL
L’élégance a longtemps caractérisé les voitures européennes, tournées vers le luxe et la distinction. Mais la mise en place de la grande série a changé la donne. Pour des raisons industrielles, l’automobile est devenue un objet simple, dessiné pour être facile à industrialiser, et non plus pour être beau. Pensons à la célèbre Ford T. L’histoire retient à tort 1953 et la sortie du livre de Raymond Loewy, La laideur se vend mal, pour jalonner les débuts du design automobile. La réalité est tout autre. Souhaitant différencier les voitures de la marque Cadillac (la division de luxe de la GM), General Motors engage en 1926 un designer, Harley J. Earl, et fonde en 1927 le studio Art & Colour : le design automobile
est né. La concurrence y vient avec la crise des années 1930 et la mode du « streamline », que l’on appelle en France l’« aérodynamisme ». Le lien entre l’automobile et l’aéronautique reste très fort jusque dans les années 1960 et l’avènement des jets, symboles de la modernité. Dans ce mouvement, les Français ne furent pas en reste. Les premiers à engager des stylistes sont Peugeot avec Henry Thomas, et Citroën avec Flaminio Bertoni (1932). Ils créent un style français qui devient le « styled in Paris », marqué par la ligne fuseau Sochaux (dont est issu le modèle Année 1940) et la Traction.Après guerre, les Italiens prennent la relève, comme Battista Farina (dont le nom deviendra Pininfarina en 1961), le designer attitré de Ferrari.
84 - LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE
CHAUVE-SOURIS
BERTONE TRAVAILLE POUR ALFA ROMEO À LA RÉALISATION DES BAT OU « BERLINETTA AERODINAMICA TECHNICA ». EN 1954, LA BAT 7 EST FUSELÉE À L’EXTRÊME AVEC UNE POUPE QUI RAPPELLE LES AILES D’UNE CHAUVE-SOURIS (« BAT » EN ANGLAIS). © TRANSTOCK/CORBIS
LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE - 85
1960-2000 : SPORTIVES ÉLÉGANCE VIRILE TÊTE DE MISSILE
LA CADILLAC CYCLONE EST UN CONCEPT-CAR, UNE VOITURE EXPÉRIMENTALE, DÉVOILÉE EN 1959 PAR GENERAL MOTORS. INSPIRÉE PAR L’AVIATION, ELLE EST CAPABLE DE DÉTECTER LES OBSTACLES SUR LA ROUTE. © DR
AILES DE PAPILLON
ANCIEN VICE-PRÉSIDENT DE GENERAL MOTORS, JOHN DELOREAN MET AU POINT DE 1976 À 1981 SA PROPRE VOITURE. ON Y RETROUVE LES PORTES PAPILLON DE LA MERCEDES 300 SL DE 1954. DANS « RETOUR VERS LE FUTUR », ELLE DEVIENT UNE MACHINE À REMONTER LE TEMPS. © TONY KORODY/SYGMA/CORBIS ARCHIVES
Que serait James Bond sans son Aston Martin ou Frank Bullitt sans sa Mustang Shelby ? Avec leurs bolides, ces héros incarnent le retour des valeurs emblématiques de l’automobile : la vitesse et l’élégance plutôt virile. Par un seul trait de crayon, le style réunit ces deux représentations. Encore très marqué par l’école italienne, le design automobile reste la spécialité de maisons comme Bertone et Pininfarina, un rien bousculées par les acteurs de la nouvelle vague, Marcello Gandini et Giorgetto Giugaro, le designer le plus prolifique des années 1980-1990, père du studio Ital Design. Les grands constructeurs créent leurs propres studios de style et s’affranchissent ainsi des dépendances d’une véritable sous-traitance artistique. Les années 1960-1990 sont surtout marquées par une grande évolution du métier et des techniques : de la planche à dessin, le designer passe à l’outil informatique. La numérisation en trois dimensions (3D) permet désormais à une machine de sculpter directement une maquette à partir d’un dessin informatique. Longtemps en bois, la maquette a été en plâtre, en argile, en polystyrène, en mousse, avant d’utiliser de multiples matériaux synthétiques. Cette révolution des matériaux se retrouve dans les réalisations puisque toutes les formes et les matières sont utilisables en design industriel. De quoi s’écarter de la banalité ou du conformisme.
ROUGE COMME FERRARI
NOMMÉE EN HOMMAGE AU FONDATEUR DE LA MARQUE, LA « ENZO » EST DESSINÉE EN 2002 PAR LE JAPONAIS KEN OKUYAMA, DESIGNER DE PININFARINA. ELLE SYMBOLISE L’ALLIANCE DU DESIGN ET DE LA TECHNOLOGIE. © SIMON WIENS/CAMERAPRESS/ GAMMA-RAPHO
À DEUX ROUES
DESSINÉE PAR ALEX TREMULIS, LA FORD GYRON, PRÉSENTÉE AU SALON DE L’AUTO DE NEW YORK EN 1961, EST DOTÉE DE DEUX ROUES ALIGNÉES ET STABILISÉES PAR DES SYSTÈMES GYROSCOPIQUES. © FIA/RUE DES ARCHIVES
L’ASTON MARTIN DE OO7
L’AMÉRIQUE REBELLE
DESSINÉE PAR LA CARROZZERIA TOURING DE TURIN, L’ASTON MARTIN EST AU FIRMAMENT DU LUXE ET DE LA SPORTIVITÉ. ELLE ENTRE DANS LA LÉGENDE EN 1964 EN DEVENANT LA VOITURE DE JAMES BOND DANS « GOLDFINGER ». © BCA/RUE DES ARCHIVES
ŒUVRE DU DESIGNER GENE BORDINAT, LA FORD MUSTANG (1964) EST UNE INCARNATION DE L’AMÉRIQUE REBELLE, IMMORTALISÉE EN 1968 PAR STEVE MCQUEN DANS « BULLITT ».
© COLLECTION CHRISTOPHEL
86 - LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE
LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE - 87
1960-2000 : SPORTIVES ÉLÉGANCE VIRILE TÊTE DE MISSILE
LA CADILLAC CYCLONE EST UN CONCEPT-CAR, UNE VOITURE EXPÉRIMENTALE, DÉVOILÉE EN 1959 PAR GENERAL MOTORS. INSPIRÉE PAR L’AVIATION, ELLE EST CAPABLE DE DÉTECTER LES OBSTACLES SUR LA ROUTE. © DR
AILES DE PAPILLON
ANCIEN VICE-PRÉSIDENT DE GENERAL MOTORS, JOHN DELOREAN MET AU POINT DE 1976 À 1981 SA PROPRE VOITURE. ON Y RETROUVE LES PORTES PAPILLON DE LA MERCEDES 300 SL DE 1954. DANS « RETOUR VERS LE FUTUR », ELLE DEVIENT UNE MACHINE À REMONTER LE TEMPS. © TONY KORODY/SYGMA/CORBIS ARCHIVES
Que serait James Bond sans son Aston Martin ou Frank Bullitt sans sa Mustang Shelby ? Avec leurs bolides, ces héros incarnent le retour des valeurs emblématiques de l’automobile : la vitesse et l’élégance plutôt virile. Par un seul trait de crayon, le style réunit ces deux représentations. Encore très marqué par l’école italienne, le design automobile reste la spécialité de maisons comme Bertone et Pininfarina, un rien bousculées par les acteurs de la nouvelle vague, Marcello Gandini et Giorgetto Giugaro, le designer le plus prolifique des années 1980-1990, père du studio Ital Design. Les grands constructeurs créent leurs propres studios de style et s’affranchissent ainsi des dépendances d’une véritable sous-traitance artistique. Les années 1960-1990 sont surtout marquées par une grande évolution du métier et des techniques : de la planche à dessin, le designer passe à l’outil informatique. La numérisation en trois dimensions (3D) permet désormais à une machine de sculpter directement une maquette à partir d’un dessin informatique. Longtemps en bois, la maquette a été en plâtre, en argile, en polystyrène, en mousse, avant d’utiliser de multiples matériaux synthétiques. Cette révolution des matériaux se retrouve dans les réalisations puisque toutes les formes et les matières sont utilisables en design industriel. De quoi s’écarter de la banalité ou du conformisme.
ROUGE COMME FERRARI
NOMMÉE EN HOMMAGE AU FONDATEUR DE LA MARQUE, LA « ENZO » EST DESSINÉE EN 2002 PAR LE JAPONAIS KEN OKUYAMA, DESIGNER DE PININFARINA. ELLE SYMBOLISE L’ALLIANCE DU DESIGN ET DE LA TECHNOLOGIE. © SIMON WIENS/CAMERAPRESS/ GAMMA-RAPHO
À DEUX ROUES
DESSINÉE PAR ALEX TREMULIS, LA FORD GYRON, PRÉSENTÉE AU SALON DE L’AUTO DE NEW YORK EN 1961, EST DOTÉE DE DEUX ROUES ALIGNÉES ET STABILISÉES PAR DES SYSTÈMES GYROSCOPIQUES. © FIA/RUE DES ARCHIVES
L’ASTON MARTIN DE OO7
L’AMÉRIQUE REBELLE
DESSINÉE PAR LA CARROZZERIA TOURING DE TURIN, L’ASTON MARTIN EST AU FIRMAMENT DU LUXE ET DE LA SPORTIVITÉ. ELLE ENTRE DANS LA LÉGENDE EN 1964 EN DEVENANT LA VOITURE DE JAMES BOND DANS « GOLDFINGER ». © BCA/RUE DES ARCHIVES
ŒUVRE DU DESIGNER GENE BORDINAT, LA FORD MUSTANG (1964) EST UNE INCARNATION DE L’AMÉRIQUE REBELLE, IMMORTALISÉE EN 1968 PAR STEVE MCQUEN DANS « BULLITT ».
© COLLECTION CHRISTOPHEL
86 - LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE
LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE - 87
ET DEMAIN ? MONOPLACES ET ÉCO-RESPONSABLES
Reflet de son époque, le design de demain épousera les exigences de la nouvelle mobilité : se déplacer au mieux, avec une énergie comptée et non polluante, dans des espaces étroits et encombrés. L’automobile se réinvente en ressuscitant le tricycle et le cyclecar. Nouveaux matériaux, moteurs électriques et batteries bouleversent son architecture. La voiture de demain ne sera plus la marque d’un statut social mais la réponse adaptée à des besoins de transport spécifiques :
déplacement pendulaire (domicile-travail-domicile), départ en vacances avec une famille recomposée, ou grande migration. Ainsi les rêves se forgent-ils, ainsi les constructeurs sont-ils en train de créer l’image idéale d’un avenir pour happy few. La grande majorité de la population, elle, aura encore besoin d’une voiture qui ressemblera en bien des points à celle du XXe siècle. De quoi fournir encore du travail au design industriel qui saura faire la part du rêve.
L’AMPOULE D’AUDI
LA AUDI SNOOK N’A QU’UNE ROUE. ELLE A ÉTÉ CONÇUE PAR UN ÉTUDIANT ALLEMAND, TILMAN SCHLOOTZ, EN 2008. © WENN/SIPA
CECI N’EST PAS UNE BATMOBILE LA LAMBORGHINI ANKONIAN DESSINÉE EN 2009 PAR LE RUSSE SLAVCHE TANEVSKY A DES PETITS AIRS DE LA VOITURE DE BATMAN. © JP5/ZOB/WENN.COM/SIPA
100 % ÉLECTRIQUE
ZOÉ, COMME « ZÉRO ÉMISSION », DEVRAIT ÊTRE COMMERCIALISÉE PAR RENAULT EN 2012.
OPÉRA CHINOIS
© L. FORTUNATI/ KR IMAGES PRESSE
LES VOITURES DE DEMAIN DEVRONT ÊTRE PLUS PETITES, PLUS INTELLIGENTES ET PLUS SÛRES, COMME LA XIAO DE GENERAL MOTORS. CE CONCEPT-CAR EST INSPIRÉ DES MASQUES DE L’OPÉRA CHINOIS. © PHILIPPE LOPEZ/AFP
LA TOYOTA QUI TOURNE
LES ROUES ARRIÈRE DE CE MONOPLACE SONT CAPABLES DE TOURNER EN SENS CONTRAIRE L’UNE DE L’AUTRE POUR PERMETTRE À LA VOITURE DE TOURNER SUR PLACE. © JPDN/SIPA
88 - LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE
LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE - 89
ET DEMAIN ? MONOPLACES ET ÉCO-RESPONSABLES
Reflet de son époque, le design de demain épousera les exigences de la nouvelle mobilité : se déplacer au mieux, avec une énergie comptée et non polluante, dans des espaces étroits et encombrés. L’automobile se réinvente en ressuscitant le tricycle et le cyclecar. Nouveaux matériaux, moteurs électriques et batteries bouleversent son architecture. La voiture de demain ne sera plus la marque d’un statut social mais la réponse adaptée à des besoins de transport spécifiques :
déplacement pendulaire (domicile-travail-domicile), départ en vacances avec une famille recomposée, ou grande migration. Ainsi les rêves se forgent-ils, ainsi les constructeurs sont-ils en train de créer l’image idéale d’un avenir pour happy few. La grande majorité de la population, elle, aura encore besoin d’une voiture qui ressemblera en bien des points à celle du XXe siècle. De quoi fournir encore du travail au design industriel qui saura faire la part du rêve.
L’AMPOULE D’AUDI
LA AUDI SNOOK N’A QU’UNE ROUE. ELLE A ÉTÉ CONÇUE PAR UN ÉTUDIANT ALLEMAND, TILMAN SCHLOOTZ, EN 2008. © WENN/SIPA
CECI N’EST PAS UNE BATMOBILE LA LAMBORGHINI ANKONIAN DESSINÉE EN 2009 PAR LE RUSSE SLAVCHE TANEVSKY A DES PETITS AIRS DE LA VOITURE DE BATMAN. © JP5/ZOB/WENN.COM/SIPA
100 % ÉLECTRIQUE
ZOÉ, COMME « ZÉRO ÉMISSION », DEVRAIT ÊTRE COMMERCIALISÉE PAR RENAULT EN 2012.
OPÉRA CHINOIS
© L. FORTUNATI/ KR IMAGES PRESSE
LES VOITURES DE DEMAIN DEVRONT ÊTRE PLUS PETITES, PLUS INTELLIGENTES ET PLUS SÛRES, COMME LA XIAO DE GENERAL MOTORS. CE CONCEPT-CAR EST INSPIRÉ DES MASQUES DE L’OPÉRA CHINOIS. © PHILIPPE LOPEZ/AFP
LA TOYOTA QUI TOURNE
LES ROUES ARRIÈRE DE CE MONOPLACE SONT CAPABLES DE TOURNER EN SENS CONTRAIRE L’UNE DE L’AUTRE POUR PERMETTRE À LA VOITURE DE TOURNER SUR PLACE. © JPDN/SIPA
88 - LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE
LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE - 89
Mille kilomètres de « freeway » à Los Angeles.
La conurbation est traversée de multiples auroroutes urbaines depuis 1970. Cent soixante millions de kilomètres sont parcourus quotidiennement par les usagers des voies de circulation de l’agglomération californienne.
ET L’AMÉRIQUE
INVENTA LA « MOTOWN » Symbole de liberté, l’automobile s’est imposée aux États-Unis comme nulle part ailleurs. Drive-in, motels, parkways : c’est toute l’architecture des villes américaines qui a été bouleversée. Ainsi naquit la « Motown », la « ville de l’automobile ». Par Hélène Trocmé
Spécialiste de l’histoire de l’Amérique du Nord, HÉLÈNE TROCMÉ, a enseigné à l’université Paris-I-PanthéonSorbonne. Elle a notamment publié Chicago, 1890-1930, audaces et débordements (Autrement, 2001). Cet article est inédit.
D
etroit, « the Motor City », offre un beau raccourci des liens complexes qui unissent la ville américaine à l’automobile : sa prospérité a reposé pendant près d’un siècle sur l’industrie automobile. Sa faillite actuelle semble causée par cette même automobile, qui a encouragé la fuite des hommes et des affaires vers les banlieues et en a fait une coquille vide. L’automobile peut-elle être tenue pour seule responsable de ce que certains appellent la « catastrophe urbaine » américaine ? Villes laides et tentaculaires, dépourvues de centre, cernées d’autoroutes gigantesques et de banlieues monotones, cités socialement et racialement fragmentées, « nonvilles » : cette vision pessimiste et déterministe, qui attribue tous ces maux à une seule invention technologique mérite d’être un peu nuancée. La ville américaine s’est toujours largement étalée dans l’es-
pace. Création ex nihilo, expression d’un idéal religieux ou d’un projet de société, elle a voulu éviter les fléaux des grandes villes européennes : congestion, insalubrité, promiscuité, épidémies, incendies. De Philadelphie, que le quaker William Penn a conçue en 1682 comme « une ville verte à la campagne », aux cités en damier, intégrées dans le plan d’arpentage des terres de l’Ouest, imaginé par Thomas Jefferson, la ville peut s’étendre à l’infini dans la campagne environnante. Dès le milieu du xixe siècle, les Américains les plus aisés préfèrent habiter à la périphérie : les « suburbs » offrent une vie plus saine, plus proche de la nature, à l’abri des nuisances du centre-ville, où se pressent les nouveaux immigrants. Ferry-boats, trains et tramways permettent ce qu’on appelle déjà le « commuting », ces longs déplacements entre le home et le lieu de travail, coutume qui étonne les voyageurs européens. Au même
90 - LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE
moment, Los Angeles se développe selon un schéma décentralisé qui accompagne les activités agricoles des premiers habitants, et se dote à partir de 1885 d’un remarquable réseau de tramways électriques reliant ses différents centres. LE RÊVE DE LA MOBILITÉ Si l’automobile a été accueillie avec tant d’enthousiasme, c’est parce qu’elle offrait une liberté et une mobilité individuelles dont rêvait tout Américain, mais c’est aussi parce que c’était un moyen de transport parfaitement adapté à ces villes étalées dans l’espace. Il n’est donc pas surprenant que, dès le début du xxe siècle, une majorité d’automobiles se trouvent dans les grandes villes : en 1900, sur 8 000 voitures en circulation aux États-Unis, 2 500 sont à New York. À Los Angeles, il y a une voiture pour neuf habitants en 1919 et une pour trois en 1929. L’automobile a d’abord dû s’adapter >>> LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE - 91
JUPITERIMAGES/AFP
L’AUTEUR
Mille kilomètres de « freeway » à Los Angeles.
La conurbation est traversée de multiples auroroutes urbaines depuis 1970. Cent soixante millions de kilomètres sont parcourus quotidiennement par les usagers des voies de circulation de l’agglomération californienne.
ET L’AMÉRIQUE
INVENTA LA « MOTOWN » Symbole de liberté, l’automobile s’est imposée aux États-Unis comme nulle part ailleurs. Drive-in, motels, parkways : c’est toute l’architecture des villes américaines qui a été bouleversée. Ainsi naquit la « Motown », la « ville de l’automobile ». Par Hélène Trocmé
Spécialiste de l’histoire de l’Amérique du Nord, HÉLÈNE TROCMÉ, a enseigné à l’université Paris-I-PanthéonSorbonne. Elle a notamment publié Chicago, 1890-1930, audaces et débordements (Autrement, 2001). Cet article est inédit.
D
etroit, « the Motor City », offre un beau raccourci des liens complexes qui unissent la ville américaine à l’automobile : sa prospérité a reposé pendant près d’un siècle sur l’industrie automobile. Sa faillite actuelle semble causée par cette même automobile, qui a encouragé la fuite des hommes et des affaires vers les banlieues et en a fait une coquille vide. L’automobile peut-elle être tenue pour seule responsable de ce que certains appellent la « catastrophe urbaine » américaine ? Villes laides et tentaculaires, dépourvues de centre, cernées d’autoroutes gigantesques et de banlieues monotones, cités socialement et racialement fragmentées, « nonvilles » : cette vision pessimiste et déterministe, qui attribue tous ces maux à une seule invention technologique mérite d’être un peu nuancée. La ville américaine s’est toujours largement étalée dans l’es-
pace. Création ex nihilo, expression d’un idéal religieux ou d’un projet de société, elle a voulu éviter les fléaux des grandes villes européennes : congestion, insalubrité, promiscuité, épidémies, incendies. De Philadelphie, que le quaker William Penn a conçue en 1682 comme « une ville verte à la campagne », aux cités en damier, intégrées dans le plan d’arpentage des terres de l’Ouest, imaginé par Thomas Jefferson, la ville peut s’étendre à l’infini dans la campagne environnante. Dès le milieu du xixe siècle, les Américains les plus aisés préfèrent habiter à la périphérie : les « suburbs » offrent une vie plus saine, plus proche de la nature, à l’abri des nuisances du centre-ville, où se pressent les nouveaux immigrants. Ferry-boats, trains et tramways permettent ce qu’on appelle déjà le « commuting », ces longs déplacements entre le home et le lieu de travail, coutume qui étonne les voyageurs européens. Au même
90 - LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE
moment, Los Angeles se développe selon un schéma décentralisé qui accompagne les activités agricoles des premiers habitants, et se dote à partir de 1885 d’un remarquable réseau de tramways électriques reliant ses différents centres. LE RÊVE DE LA MOBILITÉ Si l’automobile a été accueillie avec tant d’enthousiasme, c’est parce qu’elle offrait une liberté et une mobilité individuelles dont rêvait tout Américain, mais c’est aussi parce que c’était un moyen de transport parfaitement adapté à ces villes étalées dans l’espace. Il n’est donc pas surprenant que, dès le début du xxe siècle, une majorité d’automobiles se trouvent dans les grandes villes : en 1900, sur 8 000 voitures en circulation aux États-Unis, 2 500 sont à New York. À Los Angeles, il y a une voiture pour neuf habitants en 1919 et une pour trois en 1929. L’automobile a d’abord dû s’adapter >>> LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE - 91
JUPITERIMAGES/AFP
L’AUTEUR
Ce développement frénétique se solde par la laideur des « strips », ces enfilades de magasins, restaurants, motels aux énormes panneaux publicitaires
Le tout-auto La voiture change la vie. Le drive-in permet de voir un film sans sortir de sa voiture.
UNE TRANSFORMATION DE LA SOCIÉTÉ On touche là au paradoxe de l’automobile, capable du meilleur et du pire. Comment imaginer l’essor économique des États-Unis au xxe siècle sans le moteur à explo-
HENRY GROSKINSKY/TIME & LIFE PICTURES/GETTY IMAGES
LES DRIVE-IN Pour répondre aux besoins des automobilistes, on invente une architecture spécifique : garages, stations-service, parkings, motels – le mot date de 1926 – et toutes sortes de drive-in, ces équipements conçus pour être utilisés sans quitter sa voiture : cinémas – le premier remonte à 1933 –, banques, restaurants et même églises. Ce développement frénétique se solde souvent par la démolition de bâtiments historiques, la déstructuration de quartiers anciens, et la laideur des « strips », ces enfilades de magasins, restaurants, motels aux énormes panneaux publicitaires, le long 92 - LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE
ES H IV A RC E D ES / RU R DA
sion ? L’industrie automobile a été un facteur important de développement, et pas seulement à Detroit. Les camions automobiles, moins encombrants et plus propres que les charrettes hippomobiles, ont radicalement transformé les transports commerciaux : ils permettent aux usines de s’installer sur des terrains plus vastes, loin des voies ferrées ; ils assurent une meilleure diffusion des produits manufacturés. Les autobus urbains complètent le réseau ferré puis le remplacent dans de nombreuses villes. Le tourisme automobile apparaît dès les années 1920. Mais c’est au lendemain de la Seconde Guerre mondiale – entre 1950 et 1980, la population des États-Unis augmente de 50 %, le nombre de voitures de 200 % – que la démocratisation de l’automobile donne aux Américains modestes une mobilité inconnue jusqu’alors. Pour les jeunes, l’obtention du permis de conduire est un événement capital qui permet l’indépendance, la sortie au drive-in et le flirt dans la voiture ! De retour d’Europe, les GI rêvent de fonder une famille et d’acquérir une maison hors du centreville. L’entrepreneur Abraham Levitt leur en donne la possibilité avec ses Levittown, si décriées par les intellectuels, qui en dénon- >>>
BCA /RU E DES ARC HIV ES
des routes périurbaines. Afin de mettre un peu d’ordre dans ce fatras de constructions, l’idée surgit dans les années 1960 de regrouper ces services dans des « malls », espaces clos où le public peut à la fois se vêtir, se restaurer et se distraire. L’avènement de l’automobile suscite des projets ambitieux pour redessiner les métropoles. Certains proposent un plan d’ensemble. Le plan régional d’urbanisme de New York, en 1931, est un modèle du genre : il prévoit une répartition des activités en trois zones concentriques et des voies de communication circulaires et non radiales, pour éviter la congestion du centre. D’autres proposent une décentralisation complète des métropoles, sur le modèle des cités-jardins britanniques : en 1928, à Radburn, dans le New Jersey, la circulation automobile est pour la première fois complètement séparée de celle des piétons. Dans le domaine du rêve enfin, le célèbre architecte Frank Lloyd Wright conçoit une ville idéale, Broadacres, où l’automobile est souveraine (cf. encadré p. 95).
À gauche, de haut en bas : Little Miss Sunshine (2006) et Easy Rider (1969). Ci-dessous : affiche de Thelma et Louise (1991).
HIV ES BCA /RU E DES ARC
>>> au cadre existant et cohabiter avec les autres moyens de transport urbains : omnibus, camions et voitures hippomobiles, tramways électriques. Le carburant était vendu en bidons au drugstore (les premières pompes apparaissent en 1905) et les étables servaient de garages. La voirie, mauvaise et mal entretenue, n’était pas adaptée aux nouveaux véhicules : pavés de bois suintant l’urine de cheval, terre battue transformée selon la saison en poussière ou en boue. Les premières routes réservées aux automobiles sont les « parkways », des routes paysagées inventées dès le milieu du xixe siècle comme prolongements des parcs municipaux. C’est New York qui prend l’initiative avec la Bronx River Parkway, commencée dès 1907, et plusieurs autres entre 1919 et 1934, date d’achèvement de la Henry Hudson Parkway, le long de la rive ouest de Manhattan. Encouragées par la politique de grands travaux du New Deal, les grandes villes entreprennent dans les années 1930 la construction d’autoroutes urbaines. Le système des « freeways » de Los Angeles, initié en 1939, suit le tracé des voies des Red Cars (tramways). Après 1956, les métropoles bénéficient du programme fédéral de construction d’autoroutes interÉtats qui traversent les agglomérations urbaines.
Stars
On the road
Personnages tourmentés, paysages grandioses, issue fatale : le road movie revisite la légende de l’Ouest américain.
L
e film touche à sa fin. La voiture lancée à vive allure – une Chevy 55 customisée – sort de la route, s’embrase, et la pellicule du film s’enflamme. Les héros du road movie de Monte Hellman, réalisé en 1971, TwoLane Blacktop (Macadam à deux voies, Universal Pictures International), fusionnent dans la vanité d’une mort routière avec les paysages américains qu’ils viennent de traverser. La même année, Steven Spielberg réalisa l’une de ses œuvres de jeunesse les plus significatives, Duel, et Richard Sarafian Vanishing Point (traduit en Point limite zéro) dans lequel une Dodge Challenger joue le rôle principal. Le road movie est un genre très codé et très américain de fiction qui mêle des véhicules, généralement des autos, mais pas exclusivement – que l’on songe aux motos d’Easy Rider (Dennis Hopper, 1969) ou même au bus immobilisé au cœur de l’Alaska d’Into the Wild (Sean Penn, 2008) –, des personnages tourmentés et potentiellement révoltés comme dans Thelma et Louise (Ridley Scott, 1991), et des paysages grandioses (la Route 66, la présence récurrente du désert et du Grand Canyon) traversés par d’interminables rubans de bitume. Indissolublement lié à la problématique de l’automobile aux États-Unis et ailleurs, le road movie (littéralement « film de route » mais les amateurs ne traduisent jamais !) evisite au cours de son âge d’or des années 1970 la légende de l’Ouest américain. Il célèbre aussi l’inconnu, les rencontres improbables, et se confronte au mouvement de l’un
des premiers et plus grands philosophes américains, Henry D. Thoreau, prônant la passion de la marche ; il exalte enfin la liberté revendiquée par la nation de l’individualisme responsable. Toutefois, avant de devenir emblématique du « Nouvel Hollywood », le genre a eu quelques ancêtres fameux dans la production des studios américains traditionnels. New YorkMiami de Frank Capra, réalisé en 1934, et Les Raisins de la colère de John Ford, porté sur les écrans en 1940, ont inauguré un cinéma dans lequel les autos et les road sides (platement en français : les bords de routes) sont bien plus qu’un simple décor. Humanisés par des motels de plus ou moins grand standing, les face-à-face intimes suscités par ces voyages et haltes en automobile ont souvent la mort comme seule issue. La griserie de l’instant et l’ivresse du volant justifient toutefois cette fin attendue que Jack Kerouac dans Sur la route en 1957 a définitivement ancrée dans la grande littérature. Repensée par la génération contestataire de La Fureur de vivre, l’expérience américaine en ressort vivifiée, avec son immarcescible goût de liberté. En définitive, la place de ces œuvres dans la culture de l’automobilisme est centrale. Une récente œuvre de fiction à destination des enfants l’a une nouvelle fois démontré. Il s’agit de Cars, produit en 2006 par les studios Pixar. « Je sais que nous avons fait ici le plus américain de nos films […] mais je crois que cette imagerie parle au monde entier », relevait avec raison son concepteur John Lasseter qui s’est amusé avec son équipe de dessinateurs à citer et revisiter l’ensemble de la production d’icônes automobiles tant américaines qu’européennes (point de voitures françaises, hélas !) ou japonaises. Parodié, gentiment détourné comme dans Little Miss Sunshine (Jonathan Dayton, Valerie Faris, 2006), le road movie conserve tout son sens et donc tout son avenir. MATTHIEU FLONNEAU
LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE - 93
Ce développement frénétique se solde par la laideur des « strips », ces enfilades de magasins, restaurants, motels aux énormes panneaux publicitaires
Le tout-auto La voiture change la vie. Le drive-in permet de voir un film sans sortir de sa voiture.
UNE TRANSFORMATION DE LA SOCIÉTÉ On touche là au paradoxe de l’automobile, capable du meilleur et du pire. Comment imaginer l’essor économique des États-Unis au xxe siècle sans le moteur à explo-
HENRY GROSKINSKY/TIME & LIFE PICTURES/GETTY IMAGES
LES DRIVE-IN Pour répondre aux besoins des automobilistes, on invente une architecture spécifique : garages, stations-service, parkings, motels – le mot date de 1926 – et toutes sortes de drive-in, ces équipements conçus pour être utilisés sans quitter sa voiture : cinémas – le premier remonte à 1933 –, banques, restaurants et même églises. Ce développement frénétique se solde souvent par la démolition de bâtiments historiques, la déstructuration de quartiers anciens, et la laideur des « strips », ces enfilades de magasins, restaurants, motels aux énormes panneaux publicitaires, le long 92 - LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE
ES H IV A RC E D ES / RU R DA
sion ? L’industrie automobile a été un facteur important de développement, et pas seulement à Detroit. Les camions automobiles, moins encombrants et plus propres que les charrettes hippomobiles, ont radicalement transformé les transports commerciaux : ils permettent aux usines de s’installer sur des terrains plus vastes, loin des voies ferrées ; ils assurent une meilleure diffusion des produits manufacturés. Les autobus urbains complètent le réseau ferré puis le remplacent dans de nombreuses villes. Le tourisme automobile apparaît dès les années 1920. Mais c’est au lendemain de la Seconde Guerre mondiale – entre 1950 et 1980, la population des États-Unis augmente de 50 %, le nombre de voitures de 200 % – que la démocratisation de l’automobile donne aux Américains modestes une mobilité inconnue jusqu’alors. Pour les jeunes, l’obtention du permis de conduire est un événement capital qui permet l’indépendance, la sortie au drive-in et le flirt dans la voiture ! De retour d’Europe, les GI rêvent de fonder une famille et d’acquérir une maison hors du centreville. L’entrepreneur Abraham Levitt leur en donne la possibilité avec ses Levittown, si décriées par les intellectuels, qui en dénon- >>>
BCA /RU E DES ARC HIV ES
des routes périurbaines. Afin de mettre un peu d’ordre dans ce fatras de constructions, l’idée surgit dans les années 1960 de regrouper ces services dans des « malls », espaces clos où le public peut à la fois se vêtir, se restaurer et se distraire. L’avènement de l’automobile suscite des projets ambitieux pour redessiner les métropoles. Certains proposent un plan d’ensemble. Le plan régional d’urbanisme de New York, en 1931, est un modèle du genre : il prévoit une répartition des activités en trois zones concentriques et des voies de communication circulaires et non radiales, pour éviter la congestion du centre. D’autres proposent une décentralisation complète des métropoles, sur le modèle des cités-jardins britanniques : en 1928, à Radburn, dans le New Jersey, la circulation automobile est pour la première fois complètement séparée de celle des piétons. Dans le domaine du rêve enfin, le célèbre architecte Frank Lloyd Wright conçoit une ville idéale, Broadacres, où l’automobile est souveraine (cf. encadré p. 95).
À gauche, de haut en bas : Little Miss Sunshine (2006) et Easy Rider (1969). Ci-dessous : affiche de Thelma et Louise (1991).
HIV ES BCA /RU E DES ARC
>>> au cadre existant et cohabiter avec les autres moyens de transport urbains : omnibus, camions et voitures hippomobiles, tramways électriques. Le carburant était vendu en bidons au drugstore (les premières pompes apparaissent en 1905) et les étables servaient de garages. La voirie, mauvaise et mal entretenue, n’était pas adaptée aux nouveaux véhicules : pavés de bois suintant l’urine de cheval, terre battue transformée selon la saison en poussière ou en boue. Les premières routes réservées aux automobiles sont les « parkways », des routes paysagées inventées dès le milieu du xixe siècle comme prolongements des parcs municipaux. C’est New York qui prend l’initiative avec la Bronx River Parkway, commencée dès 1907, et plusieurs autres entre 1919 et 1934, date d’achèvement de la Henry Hudson Parkway, le long de la rive ouest de Manhattan. Encouragées par la politique de grands travaux du New Deal, les grandes villes entreprennent dans les années 1930 la construction d’autoroutes urbaines. Le système des « freeways » de Los Angeles, initié en 1939, suit le tracé des voies des Red Cars (tramways). Après 1956, les métropoles bénéficient du programme fédéral de construction d’autoroutes interÉtats qui traversent les agglomérations urbaines.
Stars
On the road
Personnages tourmentés, paysages grandioses, issue fatale : le road movie revisite la légende de l’Ouest américain.
L
e film touche à sa fin. La voiture lancée à vive allure – une Chevy 55 customisée – sort de la route, s’embrase, et la pellicule du film s’enflamme. Les héros du road movie de Monte Hellman, réalisé en 1971, TwoLane Blacktop (Macadam à deux voies, Universal Pictures International), fusionnent dans la vanité d’une mort routière avec les paysages américains qu’ils viennent de traverser. La même année, Steven Spielberg réalisa l’une de ses œuvres de jeunesse les plus significatives, Duel, et Richard Sarafian Vanishing Point (traduit en Point limite zéro) dans lequel une Dodge Challenger joue le rôle principal. Le road movie est un genre très codé et très américain de fiction qui mêle des véhicules, généralement des autos, mais pas exclusivement – que l’on songe aux motos d’Easy Rider (Dennis Hopper, 1969) ou même au bus immobilisé au cœur de l’Alaska d’Into the Wild (Sean Penn, 2008) –, des personnages tourmentés et potentiellement révoltés comme dans Thelma et Louise (Ridley Scott, 1991), et des paysages grandioses (la Route 66, la présence récurrente du désert et du Grand Canyon) traversés par d’interminables rubans de bitume. Indissolublement lié à la problématique de l’automobile aux États-Unis et ailleurs, le road movie (littéralement « film de route » mais les amateurs ne traduisent jamais !) evisite au cours de son âge d’or des années 1970 la légende de l’Ouest américain. Il célèbre aussi l’inconnu, les rencontres improbables, et se confronte au mouvement de l’un
des premiers et plus grands philosophes américains, Henry D. Thoreau, prônant la passion de la marche ; il exalte enfin la liberté revendiquée par la nation de l’individualisme responsable. Toutefois, avant de devenir emblématique du « Nouvel Hollywood », le genre a eu quelques ancêtres fameux dans la production des studios américains traditionnels. New YorkMiami de Frank Capra, réalisé en 1934, et Les Raisins de la colère de John Ford, porté sur les écrans en 1940, ont inauguré un cinéma dans lequel les autos et les road sides (platement en français : les bords de routes) sont bien plus qu’un simple décor. Humanisés par des motels de plus ou moins grand standing, les face-à-face intimes suscités par ces voyages et haltes en automobile ont souvent la mort comme seule issue. La griserie de l’instant et l’ivresse du volant justifient toutefois cette fin attendue que Jack Kerouac dans Sur la route en 1957 a définitivement ancrée dans la grande littérature. Repensée par la génération contestataire de La Fureur de vivre, l’expérience américaine en ressort vivifiée, avec son immarcescible goût de liberté. En définitive, la place de ces œuvres dans la culture de l’automobilisme est centrale. Une récente œuvre de fiction à destination des enfants l’a une nouvelle fois démontré. Il s’agit de Cars, produit en 2006 par les studios Pixar. « Je sais que nous avons fait ici le plus américain de nos films […] mais je crois que cette imagerie parle au monde entier », relevait avec raison son concepteur John Lasseter qui s’est amusé avec son équipe de dessinateurs à citer et revisiter l’ensemble de la production d’icônes automobiles tant américaines qu’européennes (point de voitures françaises, hélas !) ou japonaises. Parodié, gentiment détourné comme dans Little Miss Sunshine (Jonathan Dayton, Valerie Faris, 2006), le road movie conserve tout son sens et donc tout son avenir. MATTHIEU FLONNEAU
LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE - 93
Selon le critique Lewis Mumford, auteur de La Cité dans l’histoire, « les Américains ont sacrifié leur vie à l’automobile »
POLLUTION ET SÉGRÉGATION Il y a malheureusement un revers à la médaille : après avoir réduit la pollution et la congestion des villes, insupportables à la fin du xixe siècle, l’automobile est devenue à son tour un agent pollueur et la cause d’embouteillages monstrueux : Los Angeles, la métropole la plus mobile du monde, devient immobile à certaines heures et connaît le smog, cette combinaison très spéciale de brouillard et de gaz d’échappement. Les autoroutes à six ou huit voies dévorent l’espace urbain. Le succès de l’automobile a conduit les municipa-
94 - LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE
TO CK /S SU PE RS IT OL/ ZA K W SK RY PC
Mother Road
90
L’une des plus célèbres routes américaines, la Route 66, est née à l’instigation de Cyrus Avery, un homme d’affaires de Tulsa, lors de la création en 1926 du système fédéral de numérotation des routes (numéros pairs d’est en ouest, impairs du nord au sud). Elle joignait Chicago à Los Angeles, en suivant le tracé d’anciennes pistes et de routes locales. En raison de son importance, 3 940 km, on l’a parfois appelée « la grand-rue de l’Amérique » (Mainstreet of America). Délaissée après la construction du réseau fédéral d’autoroutes, elle a cessé d’exister en 1985. Certaines portions sont aujourd’hui transformées en « route historique » le long de laquelle on tente de préserver le patrimoine architectural. H. T.
millions C’EST LE NOMBRE DE VOITURES QUI CIRCULENT PAR JOUR DANS LE COMTÉ DE LOS ANGELES SUR ENVIRON 1 500 KM D’AUTOROUTES. E
A
RC
HI
V ES
RU
E
D
S
A/
Ronald et Nancy Reagan devant leur maison en Californie en 1952 . Aux États-Unis, l’automobile a accéléré la fuite des classes moyennes vers les banlieues.
éviter l’asphyxie des villes, on crée des centres secondaires : greenbelt cities du New Deal , villes nouvelles des années 1960 autour de Washington. La tendance inverse, qui consiste à revitaliser les centresvilles pour arrêter l’hémorragie de population, l’a emporté à partir des années 1970. Pour attirer au centre la classe moyenne et aisée – c’est ce que l’on appelle la « gentrification » –, on restaure des immeubles anciens pour les transformer en logements ou en centres culturels, et on crée des lieux de tourisme et de loisirs. Décourager l’utilisation de la voiture dans les villes, en créant des quartiers piétonniers et en restreignant la circulation (sens uniques, rétrécissement des chaussées), est une stratégie courante aujourd’hui, prônée dès 1961 par Jane Jacobs. L’exemple le plus récent, et qui a suscité un vif débat, est la décision du maire de New York, Michael Bloomberg, de transformer une section de Broadway, autour de Times Square, en rue piétonne. Des transports publics modernes, propres et sûrs ont vu le jour : la première ligne de métro de Washington a été inaugurée en 1976. Depuis 1990, Los Angeles s’est à nouveau lancé dans la mise en place d’un réseau ferré métropolitain ; à Detroit, un tramway ultramoderne est en projet sur l’avenue Woodward, et un train rapide relie déjà le centre-ville à l’aéroport et à la ville universitaire d’Ann Arbor. Ces efforts pour décourager ou remplacer l’automobile (y compris par des véhicules électriques ou hybrides) ne la feront pas disparaître du paysage urbain : elle demeure indispensable dans ce pays où les distances sont énormes, et les Américains restent très attachés à ce merveilleux outil de liberté. Les débats sont toujours très vifs autour du sprawl – un mot intraduisible –, cet étalement des villes et ce processus permanent de croissance plus rapide à la périphérie qu’au centre. Un siècle après avoir adopté l’automobile avec enthousiasme, les Américains comprennent qu’il leur faut aujourd’hui la « civiliser » pour préserver leur culture urbaine. ■
BC
American way of life
lités à négliger, voire à abandonner complètement les transports en commun. Plus grave, l’automobile accélère la fuite des classes moyennes vers les banlieues et confirme la ségrégation géographique, sociale et raciale entre ceux qui, tout en possédant souvent une voiture, restent au centre – personnes âgées, immigrants récents, et Afro-Américains – et ceux qui peuvent s’en évader. La perte du lien social, déjà bien amorcée au temps des transports en commun, est aggravée par l’automobile. En 1967, une majorité d’habitants de l’agglomération de Detroit ignorent où se trouve la 12e Rue, point de départ de l’émeute raciale qui embrase la ville et fait plus de quarante morts, car ils n’habitent pas dans le centreville et n’y vont plus jamais, ni pour travailler ni pour se distraire. Les pauvres sont devenus « invisibles », selon l’expression de Michael Harrington dans sa fameuse étude sur la pauvreté aux ÉtatsUnis. Non seulement les habitants ont fui, mais les bureaux, les grands magasins et les hôtels ont émigré vers les villes voisines, privant la ville d’importantes ressources fiscales. Entre 1970 et 1980, la ville de Detroit a perdu 21 % de sa population, alors que certaines de ses banlieues en gagnaient plus de 30 %. C’est pourquoi, même aux ÉtatsUnis, l’automobile n’a pas que des amis ! Le mouvement de protestation contre le « tout-automobile » a connu une première phase dans les années 1960. Le critique Lewis Mumford va jusqu’à écrire que « les Américains ont sacrifié leur vie à l’automobile ». Jane Jacobs dénonce quant à elle le caractère destructeur de la rénovation urbaine lancée par le gouvernement fédéral. Une seconde phase, reflet direct des préoccupations écologiques, a débuté dans les années 1990 et se prolonge jusqu’à nos jours : l’automobile, qui accapare plus de la moitié de l’espace urbain, est vue comme l’une des causes du réchauffement climatique et n’est plus synonyme de liberté mais d’esclavage. Les remèdes proposés sont multiples. La décentralisation en est un : pour
Dès la première décennie du xxe siècle, des campings de bord de route (autocamps) ont surgi un peu partout aux États-Unis. Les propriétaires de ces terrains de camping ont vite compris que certains automobilistes, fatigués de leurs longues étapes, souhaitaient plus de confort : ils ont donc construit de petites cabines de planches rudimentaires et les ont équipées de réchauds et de toilettes. Devant chaque cabine de ces motor courts, un espace était prévu pour garer l’automobile. De là au « motel », qui ajoute à cette disposition les services d’un hôtel classique, il n’y avait plus qu’un pas, franchi dès 1925. H. T.
« MOTEL »
KEYSTONE/GAMMA-R APHO
>>> cent la laideur et la monotonie, mais si appréciées par les classes populaires à l’époque. Ces banlieues sont doublement liées à l’automobile : leur localisation loin du centre de New York implique la possession d’une voiture, et la méthode de fabrication des maisons, en usine, comme les automobiles, explique leur prix très bas, comme celui des mobile homes, apparus dès les années 1930.
RUE DES ARCHIVES/BCA
XXXXXXXXXXXXXXXX
IPA
AUTOCAMPS
C’est l’un de ces raccourcis dont les Américains sont friands, contraction de « motor » ou « motorist’s hotel ». Le mot apparaît en 1925 pour désigner une « auberge pour automobilistes », à mi-chemin entre Los Angeles et San Francisco.
LE RÊVE DE FRANK LLOYD WRIGHT En 1935, Frank Lloyd Wright expose au Rockefeller Center, à New York, une maquette de sa ville idéale : Broadacres City. Wright pense que la ville américaine telle qu’elle est alors, avec son quartier d’affaires, ses gratte-ciel et ses habitations collectives, est destinée à disparaître. La solution qu’il propose est une ville « horizontale, décentralisée, proche de la nature ». Chaque famille y pratiquera l’agriculture, sur une superficie d’une acre (0,4 ha). Écoles, administrations, services, commerces sont regroupés dans différents centres dispersés aux quatre coins de la ville. L’automobile, à laquelle Wright donne des formes fantaisistes et audacieuses, est évidemment indispensable pour tous les déplacements, puisque la ville est totalement diluée dans la nature. H. T.
LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE - 95
Selon le critique Lewis Mumford, auteur de La Cité dans l’histoire, « les Américains ont sacrifié leur vie à l’automobile »
POLLUTION ET SÉGRÉGATION Il y a malheureusement un revers à la médaille : après avoir réduit la pollution et la congestion des villes, insupportables à la fin du xixe siècle, l’automobile est devenue à son tour un agent pollueur et la cause d’embouteillages monstrueux : Los Angeles, la métropole la plus mobile du monde, devient immobile à certaines heures et connaît le smog, cette combinaison très spéciale de brouillard et de gaz d’échappement. Les autoroutes à six ou huit voies dévorent l’espace urbain. Le succès de l’automobile a conduit les municipa-
94 - LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE
TO CK /S SU PE RS IT OL/ ZA K W SK RY PC
Mother Road
90
L’une des plus célèbres routes américaines, la Route 66, est née à l’instigation de Cyrus Avery, un homme d’affaires de Tulsa, lors de la création en 1926 du système fédéral de numérotation des routes (numéros pairs d’est en ouest, impairs du nord au sud). Elle joignait Chicago à Los Angeles, en suivant le tracé d’anciennes pistes et de routes locales. En raison de son importance, 3 940 km, on l’a parfois appelée « la grand-rue de l’Amérique » (Mainstreet of America). Délaissée après la construction du réseau fédéral d’autoroutes, elle a cessé d’exister en 1985. Certaines portions sont aujourd’hui transformées en « route historique » le long de laquelle on tente de préserver le patrimoine architectural. H. T.
millions C’EST LE NOMBRE DE VOITURES QUI CIRCULENT PAR JOUR DANS LE COMTÉ DE LOS ANGELES SUR ENVIRON 1 500 KM D’AUTOROUTES. E
A
RC
HI
V ES
RU
E
D
S
A/
Ronald et Nancy Reagan devant leur maison en Californie en 1952 . Aux États-Unis, l’automobile a accéléré la fuite des classes moyennes vers les banlieues.
éviter l’asphyxie des villes, on crée des centres secondaires : greenbelt cities du New Deal , villes nouvelles des années 1960 autour de Washington. La tendance inverse, qui consiste à revitaliser les centresvilles pour arrêter l’hémorragie de population, l’a emporté à partir des années 1970. Pour attirer au centre la classe moyenne et aisée – c’est ce que l’on appelle la « gentrification » –, on restaure des immeubles anciens pour les transformer en logements ou en centres culturels, et on crée des lieux de tourisme et de loisirs. Décourager l’utilisation de la voiture dans les villes, en créant des quartiers piétonniers et en restreignant la circulation (sens uniques, rétrécissement des chaussées), est une stratégie courante aujourd’hui, prônée dès 1961 par Jane Jacobs. L’exemple le plus récent, et qui a suscité un vif débat, est la décision du maire de New York, Michael Bloomberg, de transformer une section de Broadway, autour de Times Square, en rue piétonne. Des transports publics modernes, propres et sûrs ont vu le jour : la première ligne de métro de Washington a été inaugurée en 1976. Depuis 1990, Los Angeles s’est à nouveau lancé dans la mise en place d’un réseau ferré métropolitain ; à Detroit, un tramway ultramoderne est en projet sur l’avenue Woodward, et un train rapide relie déjà le centre-ville à l’aéroport et à la ville universitaire d’Ann Arbor. Ces efforts pour décourager ou remplacer l’automobile (y compris par des véhicules électriques ou hybrides) ne la feront pas disparaître du paysage urbain : elle demeure indispensable dans ce pays où les distances sont énormes, et les Américains restent très attachés à ce merveilleux outil de liberté. Les débats sont toujours très vifs autour du sprawl – un mot intraduisible –, cet étalement des villes et ce processus permanent de croissance plus rapide à la périphérie qu’au centre. Un siècle après avoir adopté l’automobile avec enthousiasme, les Américains comprennent qu’il leur faut aujourd’hui la « civiliser » pour préserver leur culture urbaine. ■
BC
American way of life
lités à négliger, voire à abandonner complètement les transports en commun. Plus grave, l’automobile accélère la fuite des classes moyennes vers les banlieues et confirme la ségrégation géographique, sociale et raciale entre ceux qui, tout en possédant souvent une voiture, restent au centre – personnes âgées, immigrants récents, et Afro-Américains – et ceux qui peuvent s’en évader. La perte du lien social, déjà bien amorcée au temps des transports en commun, est aggravée par l’automobile. En 1967, une majorité d’habitants de l’agglomération de Detroit ignorent où se trouve la 12e Rue, point de départ de l’émeute raciale qui embrase la ville et fait plus de quarante morts, car ils n’habitent pas dans le centreville et n’y vont plus jamais, ni pour travailler ni pour se distraire. Les pauvres sont devenus « invisibles », selon l’expression de Michael Harrington dans sa fameuse étude sur la pauvreté aux ÉtatsUnis. Non seulement les habitants ont fui, mais les bureaux, les grands magasins et les hôtels ont émigré vers les villes voisines, privant la ville d’importantes ressources fiscales. Entre 1970 et 1980, la ville de Detroit a perdu 21 % de sa population, alors que certaines de ses banlieues en gagnaient plus de 30 %. C’est pourquoi, même aux ÉtatsUnis, l’automobile n’a pas que des amis ! Le mouvement de protestation contre le « tout-automobile » a connu une première phase dans les années 1960. Le critique Lewis Mumford va jusqu’à écrire que « les Américains ont sacrifié leur vie à l’automobile ». Jane Jacobs dénonce quant à elle le caractère destructeur de la rénovation urbaine lancée par le gouvernement fédéral. Une seconde phase, reflet direct des préoccupations écologiques, a débuté dans les années 1990 et se prolonge jusqu’à nos jours : l’automobile, qui accapare plus de la moitié de l’espace urbain, est vue comme l’une des causes du réchauffement climatique et n’est plus synonyme de liberté mais d’esclavage. Les remèdes proposés sont multiples. La décentralisation en est un : pour
Dès la première décennie du xxe siècle, des campings de bord de route (autocamps) ont surgi un peu partout aux États-Unis. Les propriétaires de ces terrains de camping ont vite compris que certains automobilistes, fatigués de leurs longues étapes, souhaitaient plus de confort : ils ont donc construit de petites cabines de planches rudimentaires et les ont équipées de réchauds et de toilettes. Devant chaque cabine de ces motor courts, un espace était prévu pour garer l’automobile. De là au « motel », qui ajoute à cette disposition les services d’un hôtel classique, il n’y avait plus qu’un pas, franchi dès 1925. H. T.
« MOTEL »
KEYSTONE/GAMMA-R APHO
>>> cent la laideur et la monotonie, mais si appréciées par les classes populaires à l’époque. Ces banlieues sont doublement liées à l’automobile : leur localisation loin du centre de New York implique la possession d’une voiture, et la méthode de fabrication des maisons, en usine, comme les automobiles, explique leur prix très bas, comme celui des mobile homes, apparus dès les années 1930.
RUE DES ARCHIVES/BCA
XXXXXXXXXXXXXXXX
IPA
AUTOCAMPS
C’est l’un de ces raccourcis dont les Américains sont friands, contraction de « motor » ou « motorist’s hotel ». Le mot apparaît en 1925 pour désigner une « auberge pour automobilistes », à mi-chemin entre Los Angeles et San Francisco.
LE RÊVE DE FRANK LLOYD WRIGHT En 1935, Frank Lloyd Wright expose au Rockefeller Center, à New York, une maquette de sa ville idéale : Broadacres City. Wright pense que la ville américaine telle qu’elle est alors, avec son quartier d’affaires, ses gratte-ciel et ses habitations collectives, est destinée à disparaître. La solution qu’il propose est une ville « horizontale, décentralisée, proche de la nature ». Chaque famille y pratiquera l’agriculture, sur une superficie d’une acre (0,4 ha). Écoles, administrations, services, commerces sont regroupés dans différents centres dispersés aux quatre coins de la ville. L’automobile, à laquelle Wright donne des formes fantaisistes et audacieuses, est évidemment indispensable pour tous les déplacements, puisque la ville est totalement diluée dans la nature. H. T.
LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE - 95
Complétez votre collection LE MENSUEL
LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE
6,40€ le numéro
6,90€ le numéro
ANNÉE 2016 N°419 janvier 2016 Dossier : La révolution gothique. Portrait historique des djihadistes. N°420 février 2016 ÉPUISÉ Dossier : Les sociétés préhistoriques. Édition «Mein Kampf», histoire d’un livre. N°421 mars 2016 ÉPUISÉ Dossier : Les juifs de Pologne. Colloque : Le siècle des reporters de guerre. N°422 avril 2016 Dossier : Les fanatiques de l’Apocalypse. Dublin, 1916 : Naissance de l’Irlande. N°423 mai 2016 Dossier : Le vrai pouvoir des califes. Verdun vu d’ailleurs. N°424 juin 2016 Dossier : Guillaume le Conquérant. Japon-Corée : les femmes de réconfort. N°425-426 juillet-août 2016 Dossier : XIXe siècle, le monde est à nous ! Louis XIV, l’ordre et le chaos. N°427 septembre 2016 ÉPUISÉ Dossier : Guerre d’Espagne. 1516, naissance des ghettos. N°428 octobre 2016 SPÉCIAL : Moyen Âge. Le feuilleton de la présidentielle. N°429 novembre 2016 ÉPUISÉ Dossier : Les Kurdes. Trump : les racines du populisme américain.
De véritables livres au prix d’un magazine.
N°430 décembre 2016 Dossier : Les Cathares. 1789, les animaux ont-ils des droits ?
ANNÉE 2016 N° 70 : De Carthage à Tunis N° 71 : Venise, la cité du monde N° 72 : La famille dans tous ses états N° 73 : L’Odyssée des réfugiés
ANNÉE 2017 N°431 janvier 2017 Dossier : L’empereur chinois. Des Han à Xi Jinping. L’histoire mondiale de la France. N°432 février 2017 Dossier : 1917 : les révolutions russes. Un chrétien d’Alep à la cour de Louis XIV. N°433 mars 2017 Dossier : La chute de Robespierre. Michéa lu par Michel Winock. N°434 avril 2017 Dossier : 1ère guerre mondiale : les Américains débarquent. Archéologie : Marseille la grecque. N°435 mai 2017 Dossier : La croisade. Marie-Thérèse d’Autriche : une mémoire européenne. N°436 juin 2017 Dossier : Jérusalem, l’impossible capitale. 150 ans : naissance du Canada.
ANNÉE 2017 N° 74 : L’Ethiopie N° 75 : Luther N° 76 : La Bretagne
Conservez vos numéros dans cet élégant coffret réalisé dans une matière à la fois robuste et raffinée. l’écrin 12 numéros
18
seulement
(hors frais de port)
Retrouvez toutes les archives sur le site www.lhistoire.fr
Bon de commande
À retourner sous enveloppe affranchie à L’HISTOIRE - BP 65 - 24 chemin Latéral 45390 Puiseaux 33 (0) 2 38 33 42 89 - nchevallier.s@orange.fr
Nom :
VPC 452
Prénom :
Adresse : Code postal :
Ville :
Pays :
Tél. portable : Pour une meilleure gestion de votre commande, merci de nous indiquer votre e-mail : f J’accepte de recevoir par mail, des informations des partenaires de L’Histoire.
@
Oui, je souhaite recevoir dans les 10 jours la commande ci-dessous Indiquez ci-dessous les numéros souhaités
Quantité
Prix unitaire
TOTAL
6,40 €
€
LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE
L’écrin L’HISTOIRE 12 numéros
Je règle aujourd’hui par : chèque à l’ordre de Sophia Publications
L’HISTOIRE
6,90 €
€
18,00 €
€
FRAIS DE PORT : France métropolitaine (Étranger : nous contacter) 1,50€ le numéro / + 0,50€ le numéro supplémentaire 6,85€ l’écrin / 8,35€ de 2 à 3 / 9,10€ de 4 à 5 Au-delà de 5 écrins, nous contacter.
€
Total de ma commande (Frais de port inclus)
€
€
✁
carte bancaire
N° Je note aussi les 3 derniers chiffres du numéro inscrit au dos de ma carte bancaire, au niveau de la signature : Expire fin : Signature obligatoire :
Votre commande sera expédiée à réception de votre règlement.
Loi informatique et libertés : vous disposez d’un droit d’accès et de rectification des données vous concernant. Elles pourront être cédées à des organismes extérieurs sauf si vous cochez la case ci-contre
LA FIN D’UN MODÈLE
Le « toyotisme » va remplacer le « fordisme ». Les Japonais attaquent. Et les premiers débats, aux États-Unis et en Europe, sur les risques que l’automobile fait courir à l’environnement gagnent les opinions publiques.
TOM BEAN/CORBIS
Enterrement de Cadillac
Elles sont dix. Le nez planté dans le sable texan, la carrosserie bariolée de graffitis. Les artistes, eux, auraient-ils déjà enterré l’automobile ?
LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE - 97
L’ ASSAUT DES
MICHAEL S. YAMASHITA/CORBIS
NOUVEAUX SAMOURAÏS En trente ans, Toyota a bâti un empire et inventé un nouveau système de production, le toyotisme. Une arme redoutable qui a permis à la firme japonaise de dépasser les États-Unis dans les années 1970.
J
usque-là les choses étaient assez claires : l’automobile était née en Europe et les ÉtatsUnis en étaient devenus l’incontestable patrie. Qui pouvait se douter au début des années 1970 que le Japon, qui ne savait faire rouler que de petites voitures somme toute assez banales, allait bousculer l’industrie reine du xxe siècle ? Depuis la fin des années 1960, en France, la Chambre syndicale des constructeurs automobiles (CSCA) s’était pourtant inquiétée de l’accélération de la concurrence étrangère, et plus particulièrement des Japonais qui semblaient se préparer à conquérir l’Europe. En 1967, cet organisme patronal demande une enquête aux douanes françaises pour déceler « les aides gouvernementales qui permettent aux constructeurs japonais d’exporter des véhicules à des prix qui paraissent anormalement bas 1. » Sans résultats. Elle confie alors à l’UTAC (Union technique de l’automobile, du motocycle et du cycle), l’organisme chargé des homologations automobiles, de démontrer que la « publicité concernant la consommation des voitures japonaises est fallacieuse 2 ». Rien n’est clair sur ces voitures venant du pays du Soleil Le-
vant. En 1969, Erik d’Ornhjelm, le président de la CSCA, se rend sur place pour tenter de comprendre. Il n’en apporte que des informations parcellaires : « J’ai appris que le financement des investissements des constructeurs japonais était largement assuré par l’épargne volontaire des ouvriers qui déposent auprès de leur firme un sixième de leurs salaires. » Pas de quoi percer le secret japonais ! UNE CONQUÊTE EN TROIS TEMPS En revanche, la stratégie nippone est comprise : elle repose sur un protectionnisme « que vous ne pourrez jamais prouver », a prévenu le haut fonctionnaire au Commerce extérieur Jean-François Deniau, et une exportation à outrance. En clair, protéger le marché intérieur et envahir le monde ! La conquête européenne doit se faire en trois temps. Les Japonais veulent d’abord pénétrer les pays périphériques dépourvus d’industrie automobile : la Finlande, la Grèce, le Portugal et la Norvège. Ensuite, tenter une entrée en Belgique, aux Pays-Bas et en Suisse, le ventre mou de l’Europe où se trouvent quelques usines de montage. Enfin, grâce à la renommée acquise, s’installer dans les pays constructeurs, mais en com-
SPA ARNESTAD/RUE DES ARCHIVES
Par Jean-Louis Loubet *
mençant par les États les plus libéraux en matière d’échanges, à savoir l’Allemagne et le RoyaumeUni, pays où Toyota compte déjà 400 points de vente en 1972. Erik d’Ornhjelm retourne au Japon en octobre 1973. Il est cette fois invité par Eiji Toyoda, le président de Toyota. L’invitation n’est pas anodine : les Français refusent de voir l’industrie automobile inscrite dans les négociations du « Nixon Round 3 », ce qui lui fait subir des droits de douane de 11 et 22 % 4. Mais d’Ornhjelm se sait isolé. Il est très mal défendu par la France qui craint d’apparaître comme le champion de l’anti-américanisme. Il inflige aux représentants du MITI, le très puissant ministère de
98 - LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE
Tradition avant tout
Les voitures japonaises des années 1960 montrent une simplicité technique qui les distingue des produits européens. Ci-dessus : deux femmes en kimono présentent la Crown, en 1959, qui marque les débuts de la firme, futur leader mondial.
* Cet article est inédit
l’Industrie et du Commerce international, grand organisateur de l’économie japonaise, quatre questions peu diplomatiques : « 1. Pourquoi les Européens sont-ils informés si tardivement de la réglementation intérieure japonaise ? 2. Pourquoi la modification d’une simple lampe d’éclairage impose-t-elle la réhomologation complète d’une voiture, soit un test de 25 000 km ? 3. Pourquoi le Japon s’aligne-t-il systématiquement sur les normes antipollution américaines ? Est-ce une question géographique, climatique, démographique, ou bien la volonté de produire en série des modèles exportables aux États-Unis ? 4. Pourquoi les constructeurs japonais ne contestent-ils jamais les projets gouvernementaux, alors que même les Américains le font ? Les Japonais seraient-ils anormalement dociles ou les décisions seraient-elles prises en commun, de façon secrète ? 5 » Prévu pour une durée de dix jours, le séjour de d’Ornhjelm est écourté à quatre, le Français refusant le volet touristique proposé par Toyoda. L’INCRÉDULITÉ DES CONSTRUCTEURS Les constructeurs français se rendent eux aussi au Japon : les ingénieurs de Peugeot et Renault découvrent les usines nippones en juin 1973. Ils constatent des différences
spectaculaires avec leurs pratiques, à commencer par une faible intégration due à l’achat important de composants auprès d’une sous-traitance souvent filialisée. Ils réalisent aussi que les salaires des sous-traitants sont inférieurs de 40 % à ceux des constructeurs. Mais l’avantage majeur du Japon tient à sa productivité. « En tôlerie, grâce à une automatisation poussée, ils ont des temps inférieurs de 30 % aux nôtres ; au montage, entre 10 et 30 % de moins. » Les robots qui fleurissent sur les lignes seraient-ils le secret du succès ? Si les Français n’y sont pas insensibles, ils ne jugent pas l’automatisation nécessaire en France : le robot résout les problèmes liés à la pénurie de main-d’œuvre dans un Japon qui a toujours rejeté l’immigration. Or la France a sa main-d’œuvre immigrée ! L’avantage japonais tient aussi aux hommes. Renault parle d’un « engagement très élevé du personnel, d’une main-d’œuvre de qualité » ; Peugeot, d’un « dévouement et [d’une] ardeur au travail qui permettent une productivité très supérieure à la nôtre ». Tous reconnaissent que « la qualification du personnel permet d’alléger des tâches qui sont exécutées en France par de la main-d’œuvre indirecte, comme le dépannage, les contrôles et les réglages ». Mais les Français tempèrent ces comparai-
L’arrivée des robots
L’automatisme franchit un degré supplémentaire sur les chaînes d’assemblage japonaises. Ici, l’usine de Toyota à Miyazaki (Kyushu) en 1993.
NOTES 1. Conseil d’administration de la CSCA, 23 mai 1967. 2. Conseil d’administration de la CSCA, 3 novembre 1967. 3. Le septième cycle du GATT (dit « Tokyo Round » ou « Nixon Round ») est négocié à Genève du 4 septembre 1973 au 12 avril 1979. Il se traduit par des réductions importantes de droits de douane. 4. 11 % pour les voitures particulières, 22 % pour les utilitaires. 5. « Mission au Japon », compterendu du 2 novembre 1973, CSCA.
LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE - 99
sons. D’abord, les voitures japonaises « sont d’une conception très simple », et donc faciles à monter. Ensuite, les transports et les systèmes d’ordonnancement sont plus développés. Surtout, il est difficile d’importer en France ce système « avec des salaires inférieurs de 10 à 15 % aux nôtres, une organisation sociale et des mentalités si différentes ». Chez Simca, l’analyse est plus abrupte : « L’industrie japonaise applique des principes de production et d’organisation sociale de type quasi féodal qu’il est absolument impossible d’appliquer en France. » Le verdict est sans appel : le Japon n’est pas un exemple à suivre bien qu’il demeure un danger. Adeptes de la politique de l’autruche, les Français se focalisent sur les importations et pensent s’en sortir en obtenant en 1977 des pouvoirs publics une limitation des ventes japonaises à 3 % du marché. À ceux qui évoquent la liberté du commerce, on rappelle la férocité du protectionnisme japonais. Aux défenseurs de la concurrence, on évoque la sauvegarde de l’emploi. Enfin, aux consommateurs qui soulignent la qualité des voitures japonaises, les marques françaises répliquent la même année en portant la garantie sur les voitures neuves de six à douze mois. FLEXIBILITÉ: L’ARME FATALE Toyota, marque créée en 1937, connaît le fordisme pour l’avoir découvert en 1929 et analysé en 1949, à un moment où la firme japonaise se trouvait dans l’impasse : 2 700 modèles produits en un an, contre 7 000 par jour chez Ford ! C’est à ce moment-là qu’Eiji Toyoda – le fils du fondateur – et l’ingénieur Taiichi Ohno comprennent que le fordisme ne convient pas au Japon et qu’il faut inventer autre chose, entre l’artisanat et la production de masse. L’idée fondatrice passe par la correction du « muda » (le « gâchis ») qui voit les constructeurs de masse s’outiller de façon coûteuse pour constituer des stocks d’emboutis de plusieurs mois. Toyota invente alors des outils flexibles, capables de >>>
L’ ASSAUT DES
MICHAEL S. YAMASHITA/CORBIS
NOUVEAUX SAMOURAÏS En trente ans, Toyota a bâti un empire et inventé un nouveau système de production, le toyotisme. Une arme redoutable qui a permis à la firme japonaise de dépasser les États-Unis dans les années 1970.
J
usque-là les choses étaient assez claires : l’automobile était née en Europe et les ÉtatsUnis en étaient devenus l’incontestable patrie. Qui pouvait se douter au début des années 1970 que le Japon, qui ne savait faire rouler que de petites voitures somme toute assez banales, allait bousculer l’industrie reine du xxe siècle ? Depuis la fin des années 1960, en France, la Chambre syndicale des constructeurs automobiles (CSCA) s’était pourtant inquiétée de l’accélération de la concurrence étrangère, et plus particulièrement des Japonais qui semblaient se préparer à conquérir l’Europe. En 1967, cet organisme patronal demande une enquête aux douanes françaises pour déceler « les aides gouvernementales qui permettent aux constructeurs japonais d’exporter des véhicules à des prix qui paraissent anormalement bas 1. » Sans résultats. Elle confie alors à l’UTAC (Union technique de l’automobile, du motocycle et du cycle), l’organisme chargé des homologations automobiles, de démontrer que la « publicité concernant la consommation des voitures japonaises est fallacieuse 2 ». Rien n’est clair sur ces voitures venant du pays du Soleil Le-
vant. En 1969, Erik d’Ornhjelm, le président de la CSCA, se rend sur place pour tenter de comprendre. Il n’en apporte que des informations parcellaires : « J’ai appris que le financement des investissements des constructeurs japonais était largement assuré par l’épargne volontaire des ouvriers qui déposent auprès de leur firme un sixième de leurs salaires. » Pas de quoi percer le secret japonais ! UNE CONQUÊTE EN TROIS TEMPS En revanche, la stratégie nippone est comprise : elle repose sur un protectionnisme « que vous ne pourrez jamais prouver », a prévenu le haut fonctionnaire au Commerce extérieur Jean-François Deniau, et une exportation à outrance. En clair, protéger le marché intérieur et envahir le monde ! La conquête européenne doit se faire en trois temps. Les Japonais veulent d’abord pénétrer les pays périphériques dépourvus d’industrie automobile : la Finlande, la Grèce, le Portugal et la Norvège. Ensuite, tenter une entrée en Belgique, aux Pays-Bas et en Suisse, le ventre mou de l’Europe où se trouvent quelques usines de montage. Enfin, grâce à la renommée acquise, s’installer dans les pays constructeurs, mais en com-
SPA ARNESTAD/RUE DES ARCHIVES
Par Jean-Louis Loubet *
mençant par les États les plus libéraux en matière d’échanges, à savoir l’Allemagne et le RoyaumeUni, pays où Toyota compte déjà 400 points de vente en 1972. Erik d’Ornhjelm retourne au Japon en octobre 1973. Il est cette fois invité par Eiji Toyoda, le président de Toyota. L’invitation n’est pas anodine : les Français refusent de voir l’industrie automobile inscrite dans les négociations du « Nixon Round 3 », ce qui lui fait subir des droits de douane de 11 et 22 % 4. Mais d’Ornhjelm se sait isolé. Il est très mal défendu par la France qui craint d’apparaître comme le champion de l’anti-américanisme. Il inflige aux représentants du MITI, le très puissant ministère de
98 - LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE
Tradition avant tout
Les voitures japonaises des années 1960 montrent une simplicité technique qui les distingue des produits européens. Ci-dessus : deux femmes en kimono présentent la Crown, en 1959, qui marque les débuts de la firme, futur leader mondial.
* Cet article est inédit
l’Industrie et du Commerce international, grand organisateur de l’économie japonaise, quatre questions peu diplomatiques : « 1. Pourquoi les Européens sont-ils informés si tardivement de la réglementation intérieure japonaise ? 2. Pourquoi la modification d’une simple lampe d’éclairage impose-t-elle la réhomologation complète d’une voiture, soit un test de 25 000 km ? 3. Pourquoi le Japon s’aligne-t-il systématiquement sur les normes antipollution américaines ? Est-ce une question géographique, climatique, démographique, ou bien la volonté de produire en série des modèles exportables aux États-Unis ? 4. Pourquoi les constructeurs japonais ne contestent-ils jamais les projets gouvernementaux, alors que même les Américains le font ? Les Japonais seraient-ils anormalement dociles ou les décisions seraient-elles prises en commun, de façon secrète ? 5 » Prévu pour une durée de dix jours, le séjour de d’Ornhjelm est écourté à quatre, le Français refusant le volet touristique proposé par Toyoda. L’INCRÉDULITÉ DES CONSTRUCTEURS Les constructeurs français se rendent eux aussi au Japon : les ingénieurs de Peugeot et Renault découvrent les usines nippones en juin 1973. Ils constatent des différences
spectaculaires avec leurs pratiques, à commencer par une faible intégration due à l’achat important de composants auprès d’une sous-traitance souvent filialisée. Ils réalisent aussi que les salaires des sous-traitants sont inférieurs de 40 % à ceux des constructeurs. Mais l’avantage majeur du Japon tient à sa productivité. « En tôlerie, grâce à une automatisation poussée, ils ont des temps inférieurs de 30 % aux nôtres ; au montage, entre 10 et 30 % de moins. » Les robots qui fleurissent sur les lignes seraient-ils le secret du succès ? Si les Français n’y sont pas insensibles, ils ne jugent pas l’automatisation nécessaire en France : le robot résout les problèmes liés à la pénurie de main-d’œuvre dans un Japon qui a toujours rejeté l’immigration. Or la France a sa main-d’œuvre immigrée ! L’avantage japonais tient aussi aux hommes. Renault parle d’un « engagement très élevé du personnel, d’une main-d’œuvre de qualité » ; Peugeot, d’un « dévouement et [d’une] ardeur au travail qui permettent une productivité très supérieure à la nôtre ». Tous reconnaissent que « la qualification du personnel permet d’alléger des tâches qui sont exécutées en France par de la main-d’œuvre indirecte, comme le dépannage, les contrôles et les réglages ». Mais les Français tempèrent ces comparai-
L’arrivée des robots
L’automatisme franchit un degré supplémentaire sur les chaînes d’assemblage japonaises. Ici, l’usine de Toyota à Miyazaki (Kyushu) en 1993.
NOTES 1. Conseil d’administration de la CSCA, 23 mai 1967. 2. Conseil d’administration de la CSCA, 3 novembre 1967. 3. Le septième cycle du GATT (dit « Tokyo Round » ou « Nixon Round ») est négocié à Genève du 4 septembre 1973 au 12 avril 1979. Il se traduit par des réductions importantes de droits de douane. 4. 11 % pour les voitures particulières, 22 % pour les utilitaires. 5. « Mission au Japon », compterendu du 2 novembre 1973, CSCA.
LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE - 99
sons. D’abord, les voitures japonaises « sont d’une conception très simple », et donc faciles à monter. Ensuite, les transports et les systèmes d’ordonnancement sont plus développés. Surtout, il est difficile d’importer en France ce système « avec des salaires inférieurs de 10 à 15 % aux nôtres, une organisation sociale et des mentalités si différentes ». Chez Simca, l’analyse est plus abrupte : « L’industrie japonaise applique des principes de production et d’organisation sociale de type quasi féodal qu’il est absolument impossible d’appliquer en France. » Le verdict est sans appel : le Japon n’est pas un exemple à suivre bien qu’il demeure un danger. Adeptes de la politique de l’autruche, les Français se focalisent sur les importations et pensent s’en sortir en obtenant en 1977 des pouvoirs publics une limitation des ventes japonaises à 3 % du marché. À ceux qui évoquent la liberté du commerce, on rappelle la férocité du protectionnisme japonais. Aux défenseurs de la concurrence, on évoque la sauvegarde de l’emploi. Enfin, aux consommateurs qui soulignent la qualité des voitures japonaises, les marques françaises répliquent la même année en portant la garantie sur les voitures neuves de six à douze mois. FLEXIBILITÉ: L’ARME FATALE Toyota, marque créée en 1937, connaît le fordisme pour l’avoir découvert en 1929 et analysé en 1949, à un moment où la firme japonaise se trouvait dans l’impasse : 2 700 modèles produits en un an, contre 7 000 par jour chez Ford ! C’est à ce moment-là qu’Eiji Toyoda – le fils du fondateur – et l’ingénieur Taiichi Ohno comprennent que le fordisme ne convient pas au Japon et qu’il faut inventer autre chose, entre l’artisanat et la production de masse. L’idée fondatrice passe par la correction du « muda » (le « gâchis ») qui voit les constructeurs de masse s’outiller de façon coûteuse pour constituer des stocks d’emboutis de plusieurs mois. Toyota invente alors des outils flexibles, capables de >>>
Toyota invente des outils flexibles, capables de faire des pièces différentes : c’est la « production au plus juste » liée à une nouvelle politique sociale
Rizière féconde
AGIP/RUE DES ARCHIVES
C’est Kiichiro, le fils, qui est le vrai passionné d’automobile et créera la Toyota Motor Corporation. Il part en voyage aux États-Unis dans les années 1930 pour s’inspirer de l’industrie automobile américaine.
L’
histoire de Toyota remonte à 1894, lorsque Toyoda Sakichi (Toyoda signifie « rizière féconde » en japonais), un artisan de Nagoya, se lance dans la fabrication de métiers à tisser mécaniques. Bricoleur de talent, il adapte un moteur : c’est le lancement d’un système, le kaizen, l’« amélioration continue ». En 1926, la Toyoda Automatic Looms est créée, qui propose des machines toujours plus performantes. En 1929, Toyoda envoie son fils Kiichiro, diplômé de génie mécanique à l’université de Tokyo, vendre son brevet en Grande-Bretagne, à Platt Brothers, premier fabricant de machines à filer et à tisser. Kiichiro négocie l’affaire 100 000 livres. Ce sera le capital initial de la Toyota Motor Corporation, une entreprise automobile à laquelle rêve Kiichiro, persuadé que la voiture sera au xxe siècle ce que le textile a été au xixe. Entre-temps, Kiichiro a changé le nom de Toyoda en Toyota, abandonnant son patronyme riche en symboles pour un autre… qui ne veut rien dire. « Pour s’adapter, le changement le plus personnel est à la base de la réussite », a inculqué Toyoda Sakichi à son fils. Parti visiter les grandes usines américaines, Kiichiro lance sa première voiture en 1937 : une copie de Chrysler, rebaptisée Toyota AA. Une nouvelle firme est née. J.-L. L.
On a fermé Billancourt !
Victime indirecte de l’offensive japonaise, Billancourt, la forteresse ouvrière, s’est rendue. Menacée par les restructurations, l’usine Renault a dû fermer ses portes en 1992.
N
ovembre, période où l’île Seguin, à BoulogneBillancourt, est la plus belle, immense navire noyé dans la brume des petits matins froids, énorme bâtisse blanche où n’émerge qu’une armée de cheminées, où ne brillent que faiblement les lettres de Renault. Pas le temps de regarder les lueurs mauves de l’aube : les ouvriers aux visages rougis par le froid se hâtent vers les ateliers, vers les casiers métalliques qui leur servent de vestiaire pour enfiler leurs larges combinaisons grises frappées du losange de la Régie. Le 20 novembre 1989, le président Lévy a annoncé la fermeture prochaine du site. Fermer Billancourt ! Il y a longtemps que l’on en parle, surtout depuis que Renault, poussé par la croissance des Trente Glorieuses, a construit des usines toutes plus modernes les unes que les autres. Le site n’a alors cessé de se délester de ses fabrications. Les forges se sont éteintes en 1972, à bout de souffle, tout comme les fonderies devenues obsolètes. À Seguin, les cadences ont aussi décliné, surtout depuis l’arrêt de la R6 en 1980, laissant seule la R4, le plus vieux modèle de la marque, celui que l’on monte en plus de trente heures, et le plus souvent à la main, lorsque les robots de Douai assemblent une R9 en vingt heures.
Le porte-drapeau des luttes syndicales
Du textile à l’auto
Que faire alors de l’île Seguin et de ses onze niveaux, de ses ascenseurs surchargés, de cet espace bondé qui nécessite l’évacuation de ces pièces, ramenées ensuite à bord d’une flottille de péniches croisant dans un ballet parfaitement réglé les larges barges bourrées de 4 L multicolores ? Que faire de Billancourt ? Fermer Billancourt, ce n’est pas seulement mettre un terme à un chapitre de notre histoire industrielle : c’est détruire un mythe. Forteresse ouvrière, porte-drapeau des luttes syndicales, bastion de la CGT, Billancourt est le haut lieu du mouvement social en France. C’est là que Sartre rencontre les métallos, que les étudiants tentent en mai 1968 de s’unir au monde ouvrier. C’est encore là que Séguy et Frachon, les patrons de la CGT, viennent prendre le pouls de leur base avant de poursuivre les négociations de Grenelle. C’est aussi le lieu des concentrations improvisées et mal gérées de populations étrangères, du mal de vivre
À la fin du XIXe siècle, Toyoda Sakichi fabrique des métiers à tisser.
100 - LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE
des OS. C’est alors le décor de grèves à répétition, menées par de petits groupes capables d’asphyxier l’entreprise. Dans les années 1970, la situation se radicalise : ateliers occupés, négociations bloquées, président séquestré, syndicalistes licenciés. La lutte est totale, à la mesure de l’enjeu : la survie de Billancourt. Chaque déménagement d’ateliers devient l’occasion de combats qui en disent long sur l’état des esprits. Face à une poignée d’ouvriers qui font l’impossible pour éviter le démantèlement de leur outil de production, allant jusqu’à souder les portes de l’usine, murer les halls d’entrée, la direction s’appuie sur les forces de l’ordre pour, en pleine nuit, organiser le déplacement des machines. C’est alors, en 1981, que le candidat Mitterrand tente, selon la formule lancée par Sartre dans les années 1950, de ne « pas désespérer Billancourt ». C’est donc à Boulogne, au nom de la relance économique, que des projets surgissent : une nouvelle voiture, l’Express, montée dans une usine que l’on imagine ultramoderne. Ce sera Billancourt 2000, une cathédrale de verre et d’acier qui regroupera les derniers joyaux de la technologie. L’espoir est de courte durée. Face à une triple crise de l’automobile, de la marque et de la Régie, Renault s’effondre d’un coup, perdant, en 1984, 10 % du marché national et plus d’un milliard de francs par mois, se trouvant en situation de faillite. C’est bien la fin des rêves, ceux de la relance et du plein-emploi. L’heure est à la restructuration, à la modernisation, donc au démantèlement des vestiges industriels et à la gestion des sureffectifs : ce sont 20 000 emplois que Renault s’apprête à supprimer. Les derniers barouds d’honneur de la CGT n’y changeront rien. En un peu plus de deux ans, de 1989 à 1992, la lente agonie de Billancourt s’achève dans la résignation. L’usine se vide de toutes ses activités industrielles pour fermer définitivement le 31 mars 1992. Et si l’île Seguin avait enfin un avenir ? Le projet présenté par Jean Nouvel le 7 juillet 2010 essaie de faire de « l’île pétrifiée » une « scène sur la Seine ». Il prévoit une île musicale (à la pointe aval), une île du cirque et de l’image (au centre), une île des arts contemporains (à la pointe amont). Sans oublier une évocation de la mémoire industrielle. JEAN-LOUIS LOUBET, D’APRÈS « L’HISTOIRE » N° 220, P. 90.
LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE - 101
BAHI/AGENCE ANGELI
En avril 1965, devant l’usine, une barge transporte des centaines de R4. En 2010, l’architecte Jean Nouvel présente son projet d’aménagement de l’île Seguin.
DR
>>> faire des pièces différentes, au nombre désiré par l’usine : c’est la « production au plus juste ». Elle nécessite la souplesse du personnel et un engagement plus important puisque l’ouvrier de chaîne aura des tâches de contrôle, de retouches et d’entretien. C’est bien le rejet d’un fordisme où l’ouvrier monte, le contrôleur répare, et le technicien entretient. Plus étonnant, la chaîne peut être stoppée afin d’éviter des répétitions de défauts. Pour réussir une pareille mutation, Toyota lie la production au plus juste à une nouvelle politique sociale bâtie sur l’emploi à vie et le salaire à l’ancienneté, au lieu d’une rémunération au poste. Les résultats se font attendre. Il faut une dizaine d’années pour roder, corriger, amender ce nouveau système. Mis au point au seuil des années 1960, il entraîne une grande responsabilisation des personnels, une qualité sans défaut (donc sans retouche et surcoûts induits) et une flexibilité maximale. Dans le même temps, Toyoda et Ohno décident de modifier radicalement leurs rapports avec les fournisseurs qui livrent 70 % des 10 000 pièces d’une voiture. Aux États-Unis et en Europe, les rapports entre constructeurs et soustraitants sont les mêmes : les premiers livrent aux seconds les plans des pièces voulues, et passent commande en fonction de coûts liés à des volumes très importants, au risque de changer de prestataire. Sûrs du savoir-faire de certains fournisseurs, Toyoda et Ohno décident de leur confier, en plus de la fabrication, la conception des pièces, en leur fixant seulement un coût à ne pas dépasser. En échange de ces liens de confiance, les sous-traitants, devenus partenaires, assurent une qualité sans faille et des volumes de production au plus juste, livrés quelques heures avant le montage sur les voitures ; ce balai d’un nouveau genre est le « juste-à-temps ». Reste à résoudre l’adaptation des voitures aux clients. Les usines américaines et européennes dictent leur loi, produisant à l’avance des stocks de modèles entre lesquels le >>>
Fin d’une époque
Toyota invente des outils flexibles, capables de faire des pièces différentes : c’est la « production au plus juste » liée à une nouvelle politique sociale
Rizière féconde
AGIP/RUE DES ARCHIVES
C’est Kiichiro, le fils, qui est le vrai passionné d’automobile et créera la Toyota Motor Corporation. Il part en voyage aux États-Unis dans les années 1930 pour s’inspirer de l’industrie automobile américaine.
L’
histoire de Toyota remonte à 1894, lorsque Toyoda Sakichi (Toyoda signifie « rizière féconde » en japonais), un artisan de Nagoya, se lance dans la fabrication de métiers à tisser mécaniques. Bricoleur de talent, il adapte un moteur : c’est le lancement d’un système, le kaizen, l’« amélioration continue ». En 1926, la Toyoda Automatic Looms est créée, qui propose des machines toujours plus performantes. En 1929, Toyoda envoie son fils Kiichiro, diplômé de génie mécanique à l’université de Tokyo, vendre son brevet en Grande-Bretagne, à Platt Brothers, premier fabricant de machines à filer et à tisser. Kiichiro négocie l’affaire 100 000 livres. Ce sera le capital initial de la Toyota Motor Corporation, une entreprise automobile à laquelle rêve Kiichiro, persuadé que la voiture sera au xxe siècle ce que le textile a été au xixe. Entre-temps, Kiichiro a changé le nom de Toyoda en Toyota, abandonnant son patronyme riche en symboles pour un autre… qui ne veut rien dire. « Pour s’adapter, le changement le plus personnel est à la base de la réussite », a inculqué Toyoda Sakichi à son fils. Parti visiter les grandes usines américaines, Kiichiro lance sa première voiture en 1937 : une copie de Chrysler, rebaptisée Toyota AA. Une nouvelle firme est née. J.-L. L.
On a fermé Billancourt !
Victime indirecte de l’offensive japonaise, Billancourt, la forteresse ouvrière, s’est rendue. Menacée par les restructurations, l’usine Renault a dû fermer ses portes en 1992.
N
ovembre, période où l’île Seguin, à BoulogneBillancourt, est la plus belle, immense navire noyé dans la brume des petits matins froids, énorme bâtisse blanche où n’émerge qu’une armée de cheminées, où ne brillent que faiblement les lettres de Renault. Pas le temps de regarder les lueurs mauves de l’aube : les ouvriers aux visages rougis par le froid se hâtent vers les ateliers, vers les casiers métalliques qui leur servent de vestiaire pour enfiler leurs larges combinaisons grises frappées du losange de la Régie. Le 20 novembre 1989, le président Lévy a annoncé la fermeture prochaine du site. Fermer Billancourt ! Il y a longtemps que l’on en parle, surtout depuis que Renault, poussé par la croissance des Trente Glorieuses, a construit des usines toutes plus modernes les unes que les autres. Le site n’a alors cessé de se délester de ses fabrications. Les forges se sont éteintes en 1972, à bout de souffle, tout comme les fonderies devenues obsolètes. À Seguin, les cadences ont aussi décliné, surtout depuis l’arrêt de la R6 en 1980, laissant seule la R4, le plus vieux modèle de la marque, celui que l’on monte en plus de trente heures, et le plus souvent à la main, lorsque les robots de Douai assemblent une R9 en vingt heures.
Le porte-drapeau des luttes syndicales
Du textile à l’auto
Que faire alors de l’île Seguin et de ses onze niveaux, de ses ascenseurs surchargés, de cet espace bondé qui nécessite l’évacuation de ces pièces, ramenées ensuite à bord d’une flottille de péniches croisant dans un ballet parfaitement réglé les larges barges bourrées de 4 L multicolores ? Que faire de Billancourt ? Fermer Billancourt, ce n’est pas seulement mettre un terme à un chapitre de notre histoire industrielle : c’est détruire un mythe. Forteresse ouvrière, porte-drapeau des luttes syndicales, bastion de la CGT, Billancourt est le haut lieu du mouvement social en France. C’est là que Sartre rencontre les métallos, que les étudiants tentent en mai 1968 de s’unir au monde ouvrier. C’est encore là que Séguy et Frachon, les patrons de la CGT, viennent prendre le pouls de leur base avant de poursuivre les négociations de Grenelle. C’est aussi le lieu des concentrations improvisées et mal gérées de populations étrangères, du mal de vivre
À la fin du XIXe siècle, Toyoda Sakichi fabrique des métiers à tisser.
100 - LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE
des OS. C’est alors le décor de grèves à répétition, menées par de petits groupes capables d’asphyxier l’entreprise. Dans les années 1970, la situation se radicalise : ateliers occupés, négociations bloquées, président séquestré, syndicalistes licenciés. La lutte est totale, à la mesure de l’enjeu : la survie de Billancourt. Chaque déménagement d’ateliers devient l’occasion de combats qui en disent long sur l’état des esprits. Face à une poignée d’ouvriers qui font l’impossible pour éviter le démantèlement de leur outil de production, allant jusqu’à souder les portes de l’usine, murer les halls d’entrée, la direction s’appuie sur les forces de l’ordre pour, en pleine nuit, organiser le déplacement des machines. C’est alors, en 1981, que le candidat Mitterrand tente, selon la formule lancée par Sartre dans les années 1950, de ne « pas désespérer Billancourt ». C’est donc à Boulogne, au nom de la relance économique, que des projets surgissent : une nouvelle voiture, l’Express, montée dans une usine que l’on imagine ultramoderne. Ce sera Billancourt 2000, une cathédrale de verre et d’acier qui regroupera les derniers joyaux de la technologie. L’espoir est de courte durée. Face à une triple crise de l’automobile, de la marque et de la Régie, Renault s’effondre d’un coup, perdant, en 1984, 10 % du marché national et plus d’un milliard de francs par mois, se trouvant en situation de faillite. C’est bien la fin des rêves, ceux de la relance et du plein-emploi. L’heure est à la restructuration, à la modernisation, donc au démantèlement des vestiges industriels et à la gestion des sureffectifs : ce sont 20 000 emplois que Renault s’apprête à supprimer. Les derniers barouds d’honneur de la CGT n’y changeront rien. En un peu plus de deux ans, de 1989 à 1992, la lente agonie de Billancourt s’achève dans la résignation. L’usine se vide de toutes ses activités industrielles pour fermer définitivement le 31 mars 1992. Et si l’île Seguin avait enfin un avenir ? Le projet présenté par Jean Nouvel le 7 juillet 2010 essaie de faire de « l’île pétrifiée » une « scène sur la Seine ». Il prévoit une île musicale (à la pointe aval), une île du cirque et de l’image (au centre), une île des arts contemporains (à la pointe amont). Sans oublier une évocation de la mémoire industrielle. JEAN-LOUIS LOUBET, D’APRÈS « L’HISTOIRE » N° 220, P. 90.
LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE - 101
BAHI/AGENCE ANGELI
En avril 1965, devant l’usine, une barge transporte des centaines de R4. En 2010, l’architecte Jean Nouvel présente son projet d’aménagement de l’île Seguin.
DR
>>> faire des pièces différentes, au nombre désiré par l’usine : c’est la « production au plus juste ». Elle nécessite la souplesse du personnel et un engagement plus important puisque l’ouvrier de chaîne aura des tâches de contrôle, de retouches et d’entretien. C’est bien le rejet d’un fordisme où l’ouvrier monte, le contrôleur répare, et le technicien entretient. Plus étonnant, la chaîne peut être stoppée afin d’éviter des répétitions de défauts. Pour réussir une pareille mutation, Toyota lie la production au plus juste à une nouvelle politique sociale bâtie sur l’emploi à vie et le salaire à l’ancienneté, au lieu d’une rémunération au poste. Les résultats se font attendre. Il faut une dizaine d’années pour roder, corriger, amender ce nouveau système. Mis au point au seuil des années 1960, il entraîne une grande responsabilisation des personnels, une qualité sans défaut (donc sans retouche et surcoûts induits) et une flexibilité maximale. Dans le même temps, Toyoda et Ohno décident de modifier radicalement leurs rapports avec les fournisseurs qui livrent 70 % des 10 000 pièces d’une voiture. Aux États-Unis et en Europe, les rapports entre constructeurs et soustraitants sont les mêmes : les premiers livrent aux seconds les plans des pièces voulues, et passent commande en fonction de coûts liés à des volumes très importants, au risque de changer de prestataire. Sûrs du savoir-faire de certains fournisseurs, Toyoda et Ohno décident de leur confier, en plus de la fabrication, la conception des pièces, en leur fixant seulement un coût à ne pas dépasser. En échange de ces liens de confiance, les sous-traitants, devenus partenaires, assurent une qualité sans faille et des volumes de production au plus juste, livrés quelques heures avant le montage sur les voitures ; ce balai d’un nouveau genre est le « juste-à-temps ». Reste à résoudre l’adaptation des voitures aux clients. Les usines américaines et européennes dictent leur loi, produisant à l’avance des stocks de modèles entre lesquels le >>>
Fin d’une époque
LE RAZ DE MARÉE JAPONAIS Suivant les volontés du MITI, les Japonais s’aventurent très tôt à l’exportation : Toyota crée une filiale de vente aux États-Unis en 1957, pour écouler la Crown et la Corona, deux petites voitures de 1 500 et 1 000 cm3. Mais les ventes tournent à la débâcle, sonnant le repli. Toyota a tout faux : produit, réseau, après-vente. Il faut apprendre, toujours avec humilité. La firme fait son come-back à la fin des années 1960, au moment où son système productif est au point et son analyse des marchés étrangers aboutie. Toyota revient avec une petite voiture, la nouvelle Corona, qui parvient à être indestructible, même entre les mains d’un Américain, mais surtout avec trois modèles efficaces : une Crown V8 qui ressemble à une vraie Américaine ; un coupé sportif, le 2000 GT, que James Bond adopte en Technicolor ; et un pick-up, base de la motorisation de l’Amérique profonde. Des produits vendus entièrement équipés car il est impossible de pratiquer une politique d’options :
L’invasion
Un showroom de Toyota à Chicago (Illinois) en 1959. Les voitures japonaises ressemblent alors à de vraies américaines.
102 - LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE
C’EST LA DURÉE ANNUELLE DE TRAVAIL DANS LES USINES TOYOTA DANS LES ANNÉES 1990. À LA MÊME ÉPOQUE, ON TRAVAILLE 1 740 HEURES PAR AN À SOCHAUX.
KEYSTONE/GAMMA-R APHO
Rolls n’est plus La
anglaise…
« TOYOTISME »
On croyait Rolls-Royce immortel. Créé en 1907 par Henry Royce, un industriel de matériel électrique, et Sir Charles Rolls, qui brûle sa vie à la vitesse des bolides de course, Rolls-Royce se diversifie dans les moteurs d’avion en 1914, et rachète Bentley en 1931. Pas un nuage dans le ciel du fabricant des Silver Cloud. Deux événements brisent pourtant soixante-dix ans de sérénité. L’effondrement du secteur aéronautique et sa nationalisation en 1971, puis les chocs pétroliers qui rendent les Rolls ringardes : en 1980, le marchand d’armes Vickers achète la marque automobile pour 38 millions de livres. Un beau coup avant les années fric qui redonnent vie aux Rolls dont 3 324 modèles sont produits en 1990. Dans une Grande-Bretagne qui tient peu à ses firmes, Vickers sent la bonne affaire : vendre Rolls. BMW propose 340 millions de livres en 1998, et Volkswagen 90 de plus. Les deux Allemands font monter les prix. Vickers tranche : Rolls à BMW et Bentley à VW. La Rolls n’est plus anglaise. J.-L. L.
Le toyotisme, développé dans les années 1950 par Toyota, est un système de production fondé sur l’intensification du travail. Mais, contrairement au fordisme, il fait intervenir l’homme plus souvent sur la chaîne de production.
TOYOTA AUJOURD’HUI SA SITUATION Année noire pour Toyota. À peine auréolé de sa nouvelle couronne de premier constructeur automobile du monde, le géant japonais est confronté à l’une des pires crises de son histoire : le rappel de plus de 9 millions de véhicules dans le monde afi n de corriger des défauts constatés sur les pédales de frein et le tapis de sol. Aux États-Unis, qui ont tout à gagner de l’affaiblissement du principal concurrent étranger, la polémique fait rage et Toyota est touché au cœur même de ce qui fait son image : la qualité et l’innovation. Las, le groupe, par sa taille et son mode de management – devenu une référence mondiale – a de la ressource. Il parvient à sauver son bénéfice en 2009 et redresse ses ventes au premier trimestre 2010. Et il annonce – une première – le lancement prochain en Europe d’une berline dotée d’un choix de trois motorisations : essence, diesel et hybride.
C’EST RENAULT QU’ON ASSASSINE Le 17 novembre 1986, Georges Besse, président de Renault, est assassiné en rentrant chez lui par le groupe terroriste Action directe. Arrivé à la tête de Renault le 22 janvier 1985, son nom avait été soufflé au Premier ministre Laurent Fabius par son directeur de cabinet Louis Schweitzer. Besse venait de sauver Pechiney de la faillite. Comme il avait dû fermer la Maurienne et les vallées alpines, il prit des décisions lourdes chez Renault. Son assassinat est revendiqué au nom de la lutte contre le capitalisme et les symboles de la puissance de l’État. En patron de la Régie Renault, Besse incarne à la fois l’État et la grande entreprise. Neuf ans plus tôt, Hans Martin Schleyer, ancien directeur de Mercedes et patron des patrons de la RFA, avait été assassiné par la Fraction armée rouge. J.-L. L.
heures
PA
permet dès les années 1970 de s’engager dans la robotisation. En deux décennies, l’industrie automobile japonaise est devenue une redoutable machine à conquérir les marchés.
2320
APH Y/SI ATLA S PHO TOGR
>>> client a l’impression de choisir. Dans les faits, l’achat sur stock empêche toute commande personnalisée. Toyoda et le directeur commercial Shotaro Kamiya cherchent très vite une solution. Grâce à des relations privilégiées avec son réseau et des revendeurs très proches de leur clientèle – conséquence des contrôles techniques très stricts –, Toyota décide de renverser le processus : c’est le bon de commande du garage qui déclenche la fabrication en usine. Le client est ainsi certain d’obtenir la voiture désirée, avec les options voulues. L’usine n’a pas de stocks et le revendeur devient un élément-clé du système Toyota, au même titre que l’ouvrier, l’ingénieur et le fournisseur. Le monde Toyota est une famille. Avec des produits de qualité, des usines flexibles permettant une forte variété, des renouvellements rapides de modèles, et dorénavant de gros volumes, la voiture japonaise, toujours peu coûteuse, a de nombreux avantages. Sans bruit, Toyota vient d’inventer « le système qui va changer le monde », baptisé « toyotisme », que les autres constructeurs japonais – DatsunNissan, Honda, Mazda, Mitsubishi – apprennent ou adaptent à leur façon. Habités de l’esprit « kaizen » (« amélioration continue »), les Japonais ne cessent de progresser, notamment grâce à leur très grande maîtrise de l’électronique qui leur
l’éloignement des usines entraînerait des délais de livraison de plusieurs mois. Tandis que le réseau se construit, Toyota se fait un nom et un renom. Les chocs pétroliers sont une aubaine. Au moment où l’Amérique rejette ses dinosaures à quatre roues, Toyota propose des voitures certes peu sexy, mais aussi robustes qu’économiques. La suite est une leçon d’intégration dans un pays multiculturel : création d’un bureau marketing (1970), d’un centre technique (1977), d’un établissement de crédit (1982), puis de huit usines de montage (à partir de 1984), évidemment ordonnées selon les principes toyotiens. Les produits évoluent grâce à des solutions techniques modernes – proches de la culture européenne – et s’habillent de robes sculptées par des designers. Pas à pas, cette stratégie est dupliquée sur les cinq continents où Toyota progresse, mais aussi les autres Japonais, bien aidés par un yen sous-évalué et des usines qui déjouent les politiques protectionnistes. La production explose : 42 000 voitures en 1960, 1 million en 1970, 2 en 1978… La crise des années 1980 fait le reste. Les constructeurs américains et européens se ruent au Japon pour apprendre le toyotisme et l’assimiler. Dans la guerre commerciale qui fait rage à la fin du siècle, les trois grands Japonais, Toyota, Nissan et Honda, gagnent entre 1 200 et 1 800 dollars par voiture aux États-Unis. Au même moment, GM en perd plus de 1 000. Le coup de grâce survient en 2003 lorsque Toyota dépasse Ford, puis cinq ans plus tard GM, devenant, avec 11 millions de véhicules, le premier constructeur automobile mondial. L’élève a dépassé le maître, et le toyotisme remplacé le fordisme. Mais la réussite aurait-elle conduit Toyota dans un excès de confiance, capable de lui faire oublier ses fondamentaux ? C’est bien la question qui se pose en 2010 lorsque la firme est contrainte d’engager le plus grand rappel de l’histoire : 9 millions de voitures à réparer dans le monde entier pour cause de pannes graves ! Un séisme qui ébranle bien des certitudes. ■
PATRICK AVENTURIER/GAMMA-R APHO
BETTMANN/CORBIS
Au moment où l’Amérique rejette ses dinosaures à quatre roues, Toyota propose des voitures certes peu sexy, mais aussi robustes qu’économiques
SES CHIFFRES Le groupe vend plus de 7 millions de voitures dans le monde. Son chiff re d’affaires est de 167 milliards d’euros en 2009 et son bénéfice net de 1,6 milliard d’euros. Le groupe emploie 320 600 personnes.
LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE - 103
LE RAZ DE MARÉE JAPONAIS Suivant les volontés du MITI, les Japonais s’aventurent très tôt à l’exportation : Toyota crée une filiale de vente aux États-Unis en 1957, pour écouler la Crown et la Corona, deux petites voitures de 1 500 et 1 000 cm3. Mais les ventes tournent à la débâcle, sonnant le repli. Toyota a tout faux : produit, réseau, après-vente. Il faut apprendre, toujours avec humilité. La firme fait son come-back à la fin des années 1960, au moment où son système productif est au point et son analyse des marchés étrangers aboutie. Toyota revient avec une petite voiture, la nouvelle Corona, qui parvient à être indestructible, même entre les mains d’un Américain, mais surtout avec trois modèles efficaces : une Crown V8 qui ressemble à une vraie Américaine ; un coupé sportif, le 2000 GT, que James Bond adopte en Technicolor ; et un pick-up, base de la motorisation de l’Amérique profonde. Des produits vendus entièrement équipés car il est impossible de pratiquer une politique d’options :
L’invasion
Un showroom de Toyota à Chicago (Illinois) en 1959. Les voitures japonaises ressemblent alors à de vraies américaines.
102 - LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE
C’EST LA DURÉE ANNUELLE DE TRAVAIL DANS LES USINES TOYOTA DANS LES ANNÉES 1990. À LA MÊME ÉPOQUE, ON TRAVAILLE 1 740 HEURES PAR AN À SOCHAUX.
KEYSTONE/GAMMA-R APHO
Rolls n’est plus La
anglaise…
« TOYOTISME »
On croyait Rolls-Royce immortel. Créé en 1907 par Henry Royce, un industriel de matériel électrique, et Sir Charles Rolls, qui brûle sa vie à la vitesse des bolides de course, Rolls-Royce se diversifie dans les moteurs d’avion en 1914, et rachète Bentley en 1931. Pas un nuage dans le ciel du fabricant des Silver Cloud. Deux événements brisent pourtant soixante-dix ans de sérénité. L’effondrement du secteur aéronautique et sa nationalisation en 1971, puis les chocs pétroliers qui rendent les Rolls ringardes : en 1980, le marchand d’armes Vickers achète la marque automobile pour 38 millions de livres. Un beau coup avant les années fric qui redonnent vie aux Rolls dont 3 324 modèles sont produits en 1990. Dans une Grande-Bretagne qui tient peu à ses firmes, Vickers sent la bonne affaire : vendre Rolls. BMW propose 340 millions de livres en 1998, et Volkswagen 90 de plus. Les deux Allemands font monter les prix. Vickers tranche : Rolls à BMW et Bentley à VW. La Rolls n’est plus anglaise. J.-L. L.
Le toyotisme, développé dans les années 1950 par Toyota, est un système de production fondé sur l’intensification du travail. Mais, contrairement au fordisme, il fait intervenir l’homme plus souvent sur la chaîne de production.
TOYOTA AUJOURD’HUI SA SITUATION Année noire pour Toyota. À peine auréolé de sa nouvelle couronne de premier constructeur automobile du monde, le géant japonais est confronté à l’une des pires crises de son histoire : le rappel de plus de 9 millions de véhicules dans le monde afi n de corriger des défauts constatés sur les pédales de frein et le tapis de sol. Aux États-Unis, qui ont tout à gagner de l’affaiblissement du principal concurrent étranger, la polémique fait rage et Toyota est touché au cœur même de ce qui fait son image : la qualité et l’innovation. Las, le groupe, par sa taille et son mode de management – devenu une référence mondiale – a de la ressource. Il parvient à sauver son bénéfice en 2009 et redresse ses ventes au premier trimestre 2010. Et il annonce – une première – le lancement prochain en Europe d’une berline dotée d’un choix de trois motorisations : essence, diesel et hybride.
C’EST RENAULT QU’ON ASSASSINE Le 17 novembre 1986, Georges Besse, président de Renault, est assassiné en rentrant chez lui par le groupe terroriste Action directe. Arrivé à la tête de Renault le 22 janvier 1985, son nom avait été soufflé au Premier ministre Laurent Fabius par son directeur de cabinet Louis Schweitzer. Besse venait de sauver Pechiney de la faillite. Comme il avait dû fermer la Maurienne et les vallées alpines, il prit des décisions lourdes chez Renault. Son assassinat est revendiqué au nom de la lutte contre le capitalisme et les symboles de la puissance de l’État. En patron de la Régie Renault, Besse incarne à la fois l’État et la grande entreprise. Neuf ans plus tôt, Hans Martin Schleyer, ancien directeur de Mercedes et patron des patrons de la RFA, avait été assassiné par la Fraction armée rouge. J.-L. L.
heures
PA
permet dès les années 1970 de s’engager dans la robotisation. En deux décennies, l’industrie automobile japonaise est devenue une redoutable machine à conquérir les marchés.
2320
APH Y/SI ATLA S PHO TOGR
>>> client a l’impression de choisir. Dans les faits, l’achat sur stock empêche toute commande personnalisée. Toyoda et le directeur commercial Shotaro Kamiya cherchent très vite une solution. Grâce à des relations privilégiées avec son réseau et des revendeurs très proches de leur clientèle – conséquence des contrôles techniques très stricts –, Toyota décide de renverser le processus : c’est le bon de commande du garage qui déclenche la fabrication en usine. Le client est ainsi certain d’obtenir la voiture désirée, avec les options voulues. L’usine n’a pas de stocks et le revendeur devient un élément-clé du système Toyota, au même titre que l’ouvrier, l’ingénieur et le fournisseur. Le monde Toyota est une famille. Avec des produits de qualité, des usines flexibles permettant une forte variété, des renouvellements rapides de modèles, et dorénavant de gros volumes, la voiture japonaise, toujours peu coûteuse, a de nombreux avantages. Sans bruit, Toyota vient d’inventer « le système qui va changer le monde », baptisé « toyotisme », que les autres constructeurs japonais – DatsunNissan, Honda, Mazda, Mitsubishi – apprennent ou adaptent à leur façon. Habités de l’esprit « kaizen » (« amélioration continue »), les Japonais ne cessent de progresser, notamment grâce à leur très grande maîtrise de l’électronique qui leur
l’éloignement des usines entraînerait des délais de livraison de plusieurs mois. Tandis que le réseau se construit, Toyota se fait un nom et un renom. Les chocs pétroliers sont une aubaine. Au moment où l’Amérique rejette ses dinosaures à quatre roues, Toyota propose des voitures certes peu sexy, mais aussi robustes qu’économiques. La suite est une leçon d’intégration dans un pays multiculturel : création d’un bureau marketing (1970), d’un centre technique (1977), d’un établissement de crédit (1982), puis de huit usines de montage (à partir de 1984), évidemment ordonnées selon les principes toyotiens. Les produits évoluent grâce à des solutions techniques modernes – proches de la culture européenne – et s’habillent de robes sculptées par des designers. Pas à pas, cette stratégie est dupliquée sur les cinq continents où Toyota progresse, mais aussi les autres Japonais, bien aidés par un yen sous-évalué et des usines qui déjouent les politiques protectionnistes. La production explose : 42 000 voitures en 1960, 1 million en 1970, 2 en 1978… La crise des années 1980 fait le reste. Les constructeurs américains et européens se ruent au Japon pour apprendre le toyotisme et l’assimiler. Dans la guerre commerciale qui fait rage à la fin du siècle, les trois grands Japonais, Toyota, Nissan et Honda, gagnent entre 1 200 et 1 800 dollars par voiture aux États-Unis. Au même moment, GM en perd plus de 1 000. Le coup de grâce survient en 2003 lorsque Toyota dépasse Ford, puis cinq ans plus tard GM, devenant, avec 11 millions de véhicules, le premier constructeur automobile mondial. L’élève a dépassé le maître, et le toyotisme remplacé le fordisme. Mais la réussite aurait-elle conduit Toyota dans un excès de confiance, capable de lui faire oublier ses fondamentaux ? C’est bien la question qui se pose en 2010 lorsque la firme est contrainte d’engager le plus grand rappel de l’histoire : 9 millions de voitures à réparer dans le monde entier pour cause de pannes graves ! Un séisme qui ébranle bien des certitudes. ■
PATRICK AVENTURIER/GAMMA-R APHO
BETTMANN/CORBIS
Au moment où l’Amérique rejette ses dinosaures à quatre roues, Toyota propose des voitures certes peu sexy, mais aussi robustes qu’économiques
SES CHIFFRES Le groupe vend plus de 7 millions de voitures dans le monde. Son chiff re d’affaires est de 167 milliards d’euros en 2009 et son bénéfice net de 1,6 milliard d’euros. Le groupe emploie 320 600 personnes.
LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE - 103
PARIS SANS VOITURES :
RENÉ-JACQUES/MINISTÈRE DE LA CULTURE-MÉDIATHÈQUE DU PATRIMOINE, DIST. RMN
RÊVE OU CAUCHEMAR? L’automobile a-t-elle saccagé Paris comme certains le prétendent ? La réponse n’est pas si simple. La ville, qui fut le cadre des glorieux débuts de la voiture, est aussi l’une des capitales qui s’y est le mieux adaptée. Avec l’enthousiasme de ses habitants ! Par Mathieu Flonneau
E
n un siècle, l’automobile a changé la ville. A-t-elle pour autant « assassiné » Paris comme ses détracteurs l’affirment parfois ? La ville s’est très tôt adaptée au nouveau mode de transport après le « cataclysme » haussmannien, et certaines des solutions qui furent alors retenues, comme le sens giratoire de la place de l’Étoile apparu en 1907, ont été universellement employées par la suite. Aujourd’hui, ce sont près de 6 millions de véhicules qui circulent en Île-de-France, contre à peine 500 000 peu avant la Seconde Guerre mondiale ! Ce succès a son revers. Dénoncée par Edgar Morin comme cause d’une « intoxication » de la vie quotidienne, l’auto en ville suscite depuis le milieu des années 1990 une vague de contestation. Ce nouvel âge s’articule à la fois autour d’une aspiration légitime à un meilleur environnement et d’une dénonciation de l’insupportable dé-
linquance routière. Peut-être le dernier épisode d’une histoire à rebondissements. 1895-1914 LES AUTOS SONT ENTRÉES DANS PARIS La première période fut celle, jusqu’à la Première Guerre mondiale, d’une intrusion de l’automobile dans la société urbaine et de son acceptation progressive par celle-ci. En deux décennies, entre 1895 et 1914, Paris fut non seulement le lieu d’apparition des premières compétitions, mais aussi des premiers clubs, congrès et Salons internationaux destinés à promouvoir l’automobilisme. Dès avant la Grande Guerre, par le biais des véhicules utilitaires et professionnels, l’usage de l’automobile se démocratise. Notamment via les services publics de transport et de livraison. Ainsi, loin de n’avoir été qu’un accessoire futile de la modernité, l’auto a servi l’urbanité parisienne et, dès 1913, les omnibus automobiles avaient entièrement rem-
placé les véhicules hippomobiles de la Compagnie générale des omnibus. Ces nouvelles utilisations firent gagner la partie à l’auto. 1920-1960 PARIS S’ADAPTE Après cette période de pénétration de la voiture, un deuxième âge homogène, des années 1920 jusqu’à la fin des années 1960, a vu la banalisation de l’automobile. Tout un service s’organisa autour des automobilistes, avec par exemple, dès la fin des années 1920, la rationalisation de la distribution d’essence en stations spécifiques. C’en était fini des bidons de 5 litres estampillés, achetés en droguerie ou aux sorties de la capitale ! L’Occupation ne fit que mettre en évidence l’état avancé de dépendance de la France à l’égard de ce moyen de transport. Ce n’est qu’à contrecœur que les Parisiens se mirent à la marche et à la bicyclette. De fait, les lendemains du conflit allaient être vrombissants : entre 1955 et 1970, le parc automobile de la capitale doubla quasi tous les cinq ans.
104 - LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE
Fantasme d’écologiste La circulation place Vendôme à Paris en 1946.
Le premier million de voitures fut atteint en Île-de-France en 1958 et, en 1970, près de 2,5 millions de véhicules s’y trouvaient en circulation. Du reste, durant les années 1960, les pouvoirs publics déployèrent une véritable action en matière d’infrastructures et d’aménagements routiers. En tout, quelque 1 400 km de voies nouvelles furent construites ou projetées à cette époque, qui, pour l’essentiel, façonnent encore le quotidien francilien. Cette période vit la coïncidence entre un projet politique, des moyens économiques, un consentement populaire et une philosophie urbaine inspirée par un choix modernisateur résolu. Le problème du stationnement fut considéré comme une question de « service public ». Le 22 janvier 1963, par délibération, le conseil municipal adopta le principe d’un programme de construction digne de ce nom. Les grandes entreprises
françaises de BTP comme Citra, Dumez, GTM ou la toute jeune société Bouygues investirent dans ces chantiers de grands moyens de maîtrise d’œuvre. L’objectif était de créer 100 000 places réparties dans une cinquantaine de sites. Il permit d’extirper d’une gangue métallique de stationnement parfois « sauvage » des esplanades et des architectures monumentales. Ainsi furent « sauvés » les Invalides en 1964, la place de la Bourse en 1967, les places Vendôme et Saint-Sulpice en 1970, le parvis de Notre-Dame en 1971 et la place de la Concorde en 1972. Même s’il est abusif et inexact de la qualifier ainsi, cette période du « tout-automobile » altéra le visage baudelairien du « vieux Paris » – vraiment aimable au plus grand nombre ? N’étaient plus simplement concernés des espaces en déshérence, qu’il s’agisse de la zone des anciennes fortifications ou des
berges de la Seine, mais bel et bien des quartiers au tissu urbain ancien, que les pouvoirs publics se faisaient fort de rénover. Il était entendu que les projets des urbanistes devaient épouser l’automobile et la modernité. Tel n’était-il pas le souhait que les Parisiens exprimaient en masse ? Il est injuste de voir derrière ce mouvement la seule volonté du président Georges Pompidou, dont le nom a été associé à la voie express rive droite par une décision du conseil municipal de Paris en 1975, et dont la légende rapporte des propos tronqués sur la « nécessaire adaptation de la ville à l’automobile ». Le président, soucieux de l’esprit de responsabilité des conducteurs, prônait une adaptation réciproque, laissant une belle part aux transports en commun. Reste que Paris et son tissu urbain ont été bouleversés comme ils ne l’avaient plus été depuis les travaux du baron Haussmann au xixe siècle. Avec la réalisation des voies sur les berges de la Seine en 1967 et du boulevard périphérique achevé en 1973, l’asphalte et le béton l’emportèrent localement. 1970-1990 « LA BAGNOLE, ÇA REND CON ! » Un temps, cette politique sembla irrésistible, mais les discours officiels de l’époque envisageaient d’ores et déjà un possible retournement : un troisième âge s’ouvrait. Certes, décidément, l’on roulait de mieux en mieux : 5 000 véhicules circulaient par heure sur la voie express rive droite après son inauguration le 22 décembre 1967. Soit un nombre de véhicules cumulés supérieur à celui des quatre plus grands carrefours de Paris au début du xxe siècle. Mais à quel prix ? Quelques ingénieurs commençaient à réaliser que les multiples chantiers et excavations effectués dans le sol allaient transformer la capitale en un gigantesque trou noir à automobiles. La crainte d’un « assassinat de Paris », les angoisses écologiques liées à Mai 68, un nouveau préfet de police, Maurice Grimaud, moins favorable >>>
LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE - 105
L’AUTEUR Maître de conférences à l’université Paris-I-PanthéonSorbonne, MATHIEU FLONNEAU a récemment dirigé Automobile : les cartes du désamour (2009), L’Utilité de l’utilitaire : aperçu réaliste des services automobiles (2010) et publié L’Autorefoulement et ses limites (2010) chez Descartes et Cie. Cet article est la version revue et abrégée de « Paris, la fin de l’automobile ? », L’Histoire n° 297, pp. 62-67.
PARIS SANS VOITURES :
RENÉ-JACQUES/MINISTÈRE DE LA CULTURE-MÉDIATHÈQUE DU PATRIMOINE, DIST. RMN
RÊVE OU CAUCHEMAR? L’automobile a-t-elle saccagé Paris comme certains le prétendent ? La réponse n’est pas si simple. La ville, qui fut le cadre des glorieux débuts de la voiture, est aussi l’une des capitales qui s’y est le mieux adaptée. Avec l’enthousiasme de ses habitants ! Par Mathieu Flonneau
E
n un siècle, l’automobile a changé la ville. A-t-elle pour autant « assassiné » Paris comme ses détracteurs l’affirment parfois ? La ville s’est très tôt adaptée au nouveau mode de transport après le « cataclysme » haussmannien, et certaines des solutions qui furent alors retenues, comme le sens giratoire de la place de l’Étoile apparu en 1907, ont été universellement employées par la suite. Aujourd’hui, ce sont près de 6 millions de véhicules qui circulent en Île-de-France, contre à peine 500 000 peu avant la Seconde Guerre mondiale ! Ce succès a son revers. Dénoncée par Edgar Morin comme cause d’une « intoxication » de la vie quotidienne, l’auto en ville suscite depuis le milieu des années 1990 une vague de contestation. Ce nouvel âge s’articule à la fois autour d’une aspiration légitime à un meilleur environnement et d’une dénonciation de l’insupportable dé-
linquance routière. Peut-être le dernier épisode d’une histoire à rebondissements. 1895-1914 LES AUTOS SONT ENTRÉES DANS PARIS La première période fut celle, jusqu’à la Première Guerre mondiale, d’une intrusion de l’automobile dans la société urbaine et de son acceptation progressive par celle-ci. En deux décennies, entre 1895 et 1914, Paris fut non seulement le lieu d’apparition des premières compétitions, mais aussi des premiers clubs, congrès et Salons internationaux destinés à promouvoir l’automobilisme. Dès avant la Grande Guerre, par le biais des véhicules utilitaires et professionnels, l’usage de l’automobile se démocratise. Notamment via les services publics de transport et de livraison. Ainsi, loin de n’avoir été qu’un accessoire futile de la modernité, l’auto a servi l’urbanité parisienne et, dès 1913, les omnibus automobiles avaient entièrement rem-
placé les véhicules hippomobiles de la Compagnie générale des omnibus. Ces nouvelles utilisations firent gagner la partie à l’auto. 1920-1960 PARIS S’ADAPTE Après cette période de pénétration de la voiture, un deuxième âge homogène, des années 1920 jusqu’à la fin des années 1960, a vu la banalisation de l’automobile. Tout un service s’organisa autour des automobilistes, avec par exemple, dès la fin des années 1920, la rationalisation de la distribution d’essence en stations spécifiques. C’en était fini des bidons de 5 litres estampillés, achetés en droguerie ou aux sorties de la capitale ! L’Occupation ne fit que mettre en évidence l’état avancé de dépendance de la France à l’égard de ce moyen de transport. Ce n’est qu’à contrecœur que les Parisiens se mirent à la marche et à la bicyclette. De fait, les lendemains du conflit allaient être vrombissants : entre 1955 et 1970, le parc automobile de la capitale doubla quasi tous les cinq ans.
104 - LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE
Fantasme d’écologiste La circulation place Vendôme à Paris en 1946.
Le premier million de voitures fut atteint en Île-de-France en 1958 et, en 1970, près de 2,5 millions de véhicules s’y trouvaient en circulation. Du reste, durant les années 1960, les pouvoirs publics déployèrent une véritable action en matière d’infrastructures et d’aménagements routiers. En tout, quelque 1 400 km de voies nouvelles furent construites ou projetées à cette époque, qui, pour l’essentiel, façonnent encore le quotidien francilien. Cette période vit la coïncidence entre un projet politique, des moyens économiques, un consentement populaire et une philosophie urbaine inspirée par un choix modernisateur résolu. Le problème du stationnement fut considéré comme une question de « service public ». Le 22 janvier 1963, par délibération, le conseil municipal adopta le principe d’un programme de construction digne de ce nom. Les grandes entreprises
françaises de BTP comme Citra, Dumez, GTM ou la toute jeune société Bouygues investirent dans ces chantiers de grands moyens de maîtrise d’œuvre. L’objectif était de créer 100 000 places réparties dans une cinquantaine de sites. Il permit d’extirper d’une gangue métallique de stationnement parfois « sauvage » des esplanades et des architectures monumentales. Ainsi furent « sauvés » les Invalides en 1964, la place de la Bourse en 1967, les places Vendôme et Saint-Sulpice en 1970, le parvis de Notre-Dame en 1971 et la place de la Concorde en 1972. Même s’il est abusif et inexact de la qualifier ainsi, cette période du « tout-automobile » altéra le visage baudelairien du « vieux Paris » – vraiment aimable au plus grand nombre ? N’étaient plus simplement concernés des espaces en déshérence, qu’il s’agisse de la zone des anciennes fortifications ou des
berges de la Seine, mais bel et bien des quartiers au tissu urbain ancien, que les pouvoirs publics se faisaient fort de rénover. Il était entendu que les projets des urbanistes devaient épouser l’automobile et la modernité. Tel n’était-il pas le souhait que les Parisiens exprimaient en masse ? Il est injuste de voir derrière ce mouvement la seule volonté du président Georges Pompidou, dont le nom a été associé à la voie express rive droite par une décision du conseil municipal de Paris en 1975, et dont la légende rapporte des propos tronqués sur la « nécessaire adaptation de la ville à l’automobile ». Le président, soucieux de l’esprit de responsabilité des conducteurs, prônait une adaptation réciproque, laissant une belle part aux transports en commun. Reste que Paris et son tissu urbain ont été bouleversés comme ils ne l’avaient plus été depuis les travaux du baron Haussmann au xixe siècle. Avec la réalisation des voies sur les berges de la Seine en 1967 et du boulevard périphérique achevé en 1973, l’asphalte et le béton l’emportèrent localement. 1970-1990 « LA BAGNOLE, ÇA REND CON ! » Un temps, cette politique sembla irrésistible, mais les discours officiels de l’époque envisageaient d’ores et déjà un possible retournement : un troisième âge s’ouvrait. Certes, décidément, l’on roulait de mieux en mieux : 5 000 véhicules circulaient par heure sur la voie express rive droite après son inauguration le 22 décembre 1967. Soit un nombre de véhicules cumulés supérieur à celui des quatre plus grands carrefours de Paris au début du xxe siècle. Mais à quel prix ? Quelques ingénieurs commençaient à réaliser que les multiples chantiers et excavations effectués dans le sol allaient transformer la capitale en un gigantesque trou noir à automobiles. La crainte d’un « assassinat de Paris », les angoisses écologiques liées à Mai 68, un nouveau préfet de police, Maurice Grimaud, moins favorable >>>
LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE - 105
L’AUTEUR Maître de conférences à l’université Paris-I-PanthéonSorbonne, MATHIEU FLONNEAU a récemment dirigé Automobile : les cartes du désamour (2009), L’Utilité de l’utilitaire : aperçu réaliste des services automobiles (2010) et publié L’Autorefoulement et ses limites (2010) chez Descartes et Cie. Cet article est la version revue et abrégée de « Paris, la fin de l’automobile ? », L’Histoire n° 297, pp. 62-67.
Pro-vélo, anti-auto
Bertrand Delanoë, maire de Paris, inaugure la mise en place des Vélib’ en 2007.
L’ère est désormais à une offre diversifiée de mobilités : retour du tramway, couloirs de bus élargis, axes civilisés, succès médiatique du Vélib’ depuis 2007, berges bientôt « reconquises », etc. Ces mesures mises en œuvre avec volontarisme par le maire socialiste Bertrand Delanoë, soutenues et tenues par les adjoints écologistes de sa majorité, ont visiblement séduit malgré des tensions partisanes initiales. Les derniers résultats aux élections municipales du printemps 2008, dont la circulation était un thème majeur, l’attestent manifestement. Remarquons toutefois que l’adoption des nouvelles technologies de l’information et de la communication a permis l’établissement d’une politique plus cohérente de régulation de la circulation. Centralisée au cœur même de l’île de la Cité, la gestion des feux rouges de la capitale a gagné en efficacité, et la fluidité de l’ensemble s’est plutôt améliorée avec, il est vrai, une diminution de 15 à 20 % des flux sur certains axes. Des points noirs de congestion subsistent cependant, voire s’aggravent à l’échelle du Grand Paris désormais la seule pertinente : les questions des marges et de la banlieue relèvent en effet d’une dimension tout autre dont le récent Plan de déplacements urbains vient d’envisager l’ampleur. Si les « embarras » historiques étaient
CHAMUSSY/SIPA
1990-2010 LA CONTRE-RÉVOLUTION AUTOMOBILE ? Pour partie nourrie par les contre-utopies consuméristes d’après 68, la contestation anti-automobile, qui était jusqu’il y a une vingtaine d’années marginale, est devenue frontale. Les années 19952000 ont été décisives dans l’inflexion donnée à une politique de voirie beaucoup moins favorable à la voiture. Oublié donc le slogan très daté années 1980 : « Paris veut rouler, on va tous l’aider ! ». 106 - LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE
bien essentiellement parisiens, force est de constater que les encombrements contemporains sont avant tout franciliens… Disparu en 2001, l’historien Louis Chevalier présentait la sociologie parisienne comme la fille des embouteillages. Loin de n’être qu’une boutade, cette formule s’avère toujours féconde. D’une part, en effet, il semble bien que l’automobile ait servi l’urbanité parisienne en participant à la modernisation de la ville. À la décharge de cette grande accusée à quatre roues, parfois jugée archaïque, il convient de rappeler qu’elle a participé tant à la prospérité de la capitale qu’à sa démocratisation. La circulation n’a effectivement jamais été une fin en soi dans la ville. Paris a su trouver une voie médiane, faite d’équilibres plus subtils qu’il n’y paraît, entre les contradictions portées par ce moyen de transport conquérant et les contraintes de préservation de son patrimoine et de ses modes de vie. Ici et là, les aménagements les plus douteux et les infrastructures les plus outrageantes, comme l’axe nord-sud ou le tronçon central de la voie express rive gauche, ont été refusés sous la pression d’associations bientôt relayées par le pouvoir politique. La nouvelle sociologie parisienne, dominée symboliquement par la « bourgeoisie-bohême » que le changement de majorité municipale a révélée, s’y retrouve d’ailleurs à ses aises. Pour le présent et surtout l’avenir, une question dont la réponse échappe évidemment à l’historien reste en suspens ; une question posée au regard des intérêts multiples et parfois contradictoires d’une grande cité comme Paris qui n’aspire sérieusement à n’être ni Venise, ni La Rochelle ou Fribourg-en-Brisgau : Paris sans voiture, est-ce un rêve ou un cauchemar ? Et surtout est-ce vraiment souhaitable si l’on doit se contenter de perspectives festives comme « Paris Plages » ? Incertain dans ses conclusions mais légitime, le débat vaut en tout cas maintenant d’être ouvert et sereinement argumenté. ■
QUAND LE CORBUSIER VOULAIT RASER LE MARAIS En 1925, l’architecte Le Corbusier présentait à l’Exposition internationale des arts décoratifs et industriels modernes un plan révolutionnaire pour faciliter l’accès des voitures au cœur de Paris. « Créer le cadre de l’époque machiniste » : tel était, sobrement énoncé, le défi dont les calques, dessins et axonométries du plan Voisin (du nom de l’industriel constructeur d’avions et d’automobiles de luxe qui a accepté de le parrainer) présentaient une conception définitive. Il s’agissait ni plus ni moins de raser les quartiers du Marais, des Archives et du Temple. Seuls le Palais Royal, le Louvre, la place Vendôme, la porte Saint-Martin et les églises anciennes devaient rester intacts. Le cœur de ce « Paris machiniste » devait comprendre, sur la rive droite, dix-huit gratte-ciel capables d’abriter de 500 000 à 700 000 personnes. Ces tours structureraient un espace urbain géométrisé parcouru de larges autostrades surélevées, articulées autour d’un axe principal estouest reprenant la croisée « historique » rue de Rivoli/ boulevard de Sébastopol. L’utopie du plan Voisin provoqua une onde de choc considérable : repoussée sur-le-champ, elle servit bien longtemps d’épouvantail. Mais, c’est tout de même à l’aune de ce projet de « Paris idéal » qu’ont longtemps été mesurés les aménagements proposés par la suite, qu’il s’agisse des dalles élevées audessus de la gare Montparnasse ou des voies express. M. F.
1400 km CE SONT LES VOIES NOUVELLES CONSTRUITES DANS LES ANNÉES 1960 DANS PARIS ET SES PROCHES BANLIEUES.
AFP
>>> à l’automobile – on lui doit notamment le sabot dit « de Denver » destiné à immobiliser les véhicules gênants –, indiquaient la nécessité de prendre un tournant salvateur. « La bagnole, ça rend con ! » proclamait en 1974 René Dumont, premier candidat écologiste à l’élection présidentielle. « Opium du peuple de France », avec la télé et le tiercé, chantait Renaud dans « Hexagone » en 1975… L’auto traversait une mauvaise passe. Pour autant, si l’administration fut invitée à revoir, voire à abandonner nombre de ses projets, la question d’une vraie remise en cause de la domination de l’automobile n’effleura qu’assez rarement la surface des débats. Le bilan des réflexions engagées fut la volonté de donner plus que jamais la priorité aux réseaux de transports en commun. Le réseau de RER fut ainsi construit à marche forcée à partir de 1960 et les bus bénéficièrent de leurs premiers couloirs réservés à partir de 1964. L’apparent laisser-faire qui avait eu cours jusqu’alors fit découvrir à des responsables de plus en plus nombreux les coûts sociaux de l’« irrationalité automobile » . Si les résultats étaient timides, un changement d’état d’esprit n’en intervenait pas moins dans le traitement des affaires parisiennes, que la réforme municipale de 1977 ne fit qu’accentuer. Le nouveau maire de Paris, quel qu’il soit, allait désormais être attendu par ses électeurs sur le thème de la qualité de la vie et devoir redoubler d’attention devant les nuisances automobiles.
ROGER-VIOLLET (C) ADAGP 2010
L’historien Louis Chevalier présentait la sociologie parisienne comme la fille des embouteillages. Ce n’est pas qu’une boutade
1957 : LA ZONE BLEUE
Ce n’est qu’à partir de 1930 que les premières restrictions ont été adoptées à Paris pour interdire le stationnement sur la voirie, notamment aux abords des Grands Boulevards. Devant le parasitage progressif de l’espace public, l’année 1957 a vu la naissance de la zone bleue, dans le centre de la capitale, limitant à une heure au maximum l’autorisation de stationnement. En 1971, le stationnement payant, maintes fois reporté, remplace la zone bleue. M. F.
LE DERNIER TRAMWAY
Dans les années 1930, les tramways disparaissent de la capitale. Longtemps attribué aux pressions du lobby automobile, leur retrait de la circulation fut en réalité consensuel. Les derniers voyages de la ligne de tramway 123/124 dans Paris, en mars 1937, et de la ligne 112 « Le Raincy-Montfermeil » en banlieue, en août 1938, donnèrent lieu à des fêtes joyeuses. La question du report des voyageurs sur un autre mode de transport que la voiture n’est posée que depuis quelques années : en décembre 2006, le tramway a réapparu à Paris. M. F.
« BAGNOLE »
Son étymologie renvoie à la « banne » gauloise, un chariot en osier, devenue dans le parler parisien à l’époque moderne un petit panier de boulanger ou de charbonnier. Ce mot traduit la vocation première de l’auto : une vocation utilitaire.
Roues de la fortune C’est le titre du livre polémique mais souvent lucide du sociologue Alfred Sauvy, publié en 1968. L’auteur analyse avec humour ce qu’il appelle « la grande souveraine et son expansion ». Il aborde le rôle majeur de l’automobile dans l’économie en soulignant que celui-ci s’est fait au détriment du train. Les critiques vont ensuite bon train : son « logement » dans la rue, sa capacité à redessiner la ville, sa dangerosité. Moyen d’évasion, l’automobile accentue les différences sociales en faveur des plus aisés. Mais, malgré tout, Sauvy reste persuadé que « l’automobile a un bel avenir ». J.-L. L.
LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE - 107
Pro-vélo, anti-auto
Bertrand Delanoë, maire de Paris, inaugure la mise en place des Vélib’ en 2007.
L’ère est désormais à une offre diversifiée de mobilités : retour du tramway, couloirs de bus élargis, axes civilisés, succès médiatique du Vélib’ depuis 2007, berges bientôt « reconquises », etc. Ces mesures mises en œuvre avec volontarisme par le maire socialiste Bertrand Delanoë, soutenues et tenues par les adjoints écologistes de sa majorité, ont visiblement séduit malgré des tensions partisanes initiales. Les derniers résultats aux élections municipales du printemps 2008, dont la circulation était un thème majeur, l’attestent manifestement. Remarquons toutefois que l’adoption des nouvelles technologies de l’information et de la communication a permis l’établissement d’une politique plus cohérente de régulation de la circulation. Centralisée au cœur même de l’île de la Cité, la gestion des feux rouges de la capitale a gagné en efficacité, et la fluidité de l’ensemble s’est plutôt améliorée avec, il est vrai, une diminution de 15 à 20 % des flux sur certains axes. Des points noirs de congestion subsistent cependant, voire s’aggravent à l’échelle du Grand Paris désormais la seule pertinente : les questions des marges et de la banlieue relèvent en effet d’une dimension tout autre dont le récent Plan de déplacements urbains vient d’envisager l’ampleur. Si les « embarras » historiques étaient
CHAMUSSY/SIPA
1990-2010 LA CONTRE-RÉVOLUTION AUTOMOBILE ? Pour partie nourrie par les contre-utopies consuméristes d’après 68, la contestation anti-automobile, qui était jusqu’il y a une vingtaine d’années marginale, est devenue frontale. Les années 19952000 ont été décisives dans l’inflexion donnée à une politique de voirie beaucoup moins favorable à la voiture. Oublié donc le slogan très daté années 1980 : « Paris veut rouler, on va tous l’aider ! ». 106 - LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE
bien essentiellement parisiens, force est de constater que les encombrements contemporains sont avant tout franciliens… Disparu en 2001, l’historien Louis Chevalier présentait la sociologie parisienne comme la fille des embouteillages. Loin de n’être qu’une boutade, cette formule s’avère toujours féconde. D’une part, en effet, il semble bien que l’automobile ait servi l’urbanité parisienne en participant à la modernisation de la ville. À la décharge de cette grande accusée à quatre roues, parfois jugée archaïque, il convient de rappeler qu’elle a participé tant à la prospérité de la capitale qu’à sa démocratisation. La circulation n’a effectivement jamais été une fin en soi dans la ville. Paris a su trouver une voie médiane, faite d’équilibres plus subtils qu’il n’y paraît, entre les contradictions portées par ce moyen de transport conquérant et les contraintes de préservation de son patrimoine et de ses modes de vie. Ici et là, les aménagements les plus douteux et les infrastructures les plus outrageantes, comme l’axe nord-sud ou le tronçon central de la voie express rive gauche, ont été refusés sous la pression d’associations bientôt relayées par le pouvoir politique. La nouvelle sociologie parisienne, dominée symboliquement par la « bourgeoisie-bohême » que le changement de majorité municipale a révélée, s’y retrouve d’ailleurs à ses aises. Pour le présent et surtout l’avenir, une question dont la réponse échappe évidemment à l’historien reste en suspens ; une question posée au regard des intérêts multiples et parfois contradictoires d’une grande cité comme Paris qui n’aspire sérieusement à n’être ni Venise, ni La Rochelle ou Fribourg-en-Brisgau : Paris sans voiture, est-ce un rêve ou un cauchemar ? Et surtout est-ce vraiment souhaitable si l’on doit se contenter de perspectives festives comme « Paris Plages » ? Incertain dans ses conclusions mais légitime, le débat vaut en tout cas maintenant d’être ouvert et sereinement argumenté. ■
QUAND LE CORBUSIER VOULAIT RASER LE MARAIS En 1925, l’architecte Le Corbusier présentait à l’Exposition internationale des arts décoratifs et industriels modernes un plan révolutionnaire pour faciliter l’accès des voitures au cœur de Paris. « Créer le cadre de l’époque machiniste » : tel était, sobrement énoncé, le défi dont les calques, dessins et axonométries du plan Voisin (du nom de l’industriel constructeur d’avions et d’automobiles de luxe qui a accepté de le parrainer) présentaient une conception définitive. Il s’agissait ni plus ni moins de raser les quartiers du Marais, des Archives et du Temple. Seuls le Palais Royal, le Louvre, la place Vendôme, la porte Saint-Martin et les églises anciennes devaient rester intacts. Le cœur de ce « Paris machiniste » devait comprendre, sur la rive droite, dix-huit gratte-ciel capables d’abriter de 500 000 à 700 000 personnes. Ces tours structureraient un espace urbain géométrisé parcouru de larges autostrades surélevées, articulées autour d’un axe principal estouest reprenant la croisée « historique » rue de Rivoli/ boulevard de Sébastopol. L’utopie du plan Voisin provoqua une onde de choc considérable : repoussée sur-le-champ, elle servit bien longtemps d’épouvantail. Mais, c’est tout de même à l’aune de ce projet de « Paris idéal » qu’ont longtemps été mesurés les aménagements proposés par la suite, qu’il s’agisse des dalles élevées audessus de la gare Montparnasse ou des voies express. M. F.
1400 km CE SONT LES VOIES NOUVELLES CONSTRUITES DANS LES ANNÉES 1960 DANS PARIS ET SES PROCHES BANLIEUES.
AFP
>>> à l’automobile – on lui doit notamment le sabot dit « de Denver » destiné à immobiliser les véhicules gênants –, indiquaient la nécessité de prendre un tournant salvateur. « La bagnole, ça rend con ! » proclamait en 1974 René Dumont, premier candidat écologiste à l’élection présidentielle. « Opium du peuple de France », avec la télé et le tiercé, chantait Renaud dans « Hexagone » en 1975… L’auto traversait une mauvaise passe. Pour autant, si l’administration fut invitée à revoir, voire à abandonner nombre de ses projets, la question d’une vraie remise en cause de la domination de l’automobile n’effleura qu’assez rarement la surface des débats. Le bilan des réflexions engagées fut la volonté de donner plus que jamais la priorité aux réseaux de transports en commun. Le réseau de RER fut ainsi construit à marche forcée à partir de 1960 et les bus bénéficièrent de leurs premiers couloirs réservés à partir de 1964. L’apparent laisser-faire qui avait eu cours jusqu’alors fit découvrir à des responsables de plus en plus nombreux les coûts sociaux de l’« irrationalité automobile » . Si les résultats étaient timides, un changement d’état d’esprit n’en intervenait pas moins dans le traitement des affaires parisiennes, que la réforme municipale de 1977 ne fit qu’accentuer. Le nouveau maire de Paris, quel qu’il soit, allait désormais être attendu par ses électeurs sur le thème de la qualité de la vie et devoir redoubler d’attention devant les nuisances automobiles.
ROGER-VIOLLET (C) ADAGP 2010
L’historien Louis Chevalier présentait la sociologie parisienne comme la fille des embouteillages. Ce n’est pas qu’une boutade
1957 : LA ZONE BLEUE
Ce n’est qu’à partir de 1930 que les premières restrictions ont été adoptées à Paris pour interdire le stationnement sur la voirie, notamment aux abords des Grands Boulevards. Devant le parasitage progressif de l’espace public, l’année 1957 a vu la naissance de la zone bleue, dans le centre de la capitale, limitant à une heure au maximum l’autorisation de stationnement. En 1971, le stationnement payant, maintes fois reporté, remplace la zone bleue. M. F.
LE DERNIER TRAMWAY
Dans les années 1930, les tramways disparaissent de la capitale. Longtemps attribué aux pressions du lobby automobile, leur retrait de la circulation fut en réalité consensuel. Les derniers voyages de la ligne de tramway 123/124 dans Paris, en mars 1937, et de la ligne 112 « Le Raincy-Montfermeil » en banlieue, en août 1938, donnèrent lieu à des fêtes joyeuses. La question du report des voyageurs sur un autre mode de transport que la voiture n’est posée que depuis quelques années : en décembre 2006, le tramway a réapparu à Paris. M. F.
« BAGNOLE »
Son étymologie renvoie à la « banne » gauloise, un chariot en osier, devenue dans le parler parisien à l’époque moderne un petit panier de boulanger ou de charbonnier. Ce mot traduit la vocation première de l’auto : une vocation utilitaire.
Roues de la fortune C’est le titre du livre polémique mais souvent lucide du sociologue Alfred Sauvy, publié en 1968. L’auteur analyse avec humour ce qu’il appelle « la grande souveraine et son expansion ». Il aborde le rôle majeur de l’automobile dans l’économie en soulignant que celui-ci s’est fait au détriment du train. Les critiques vont ensuite bon train : son « logement » dans la rue, sa capacité à redessiner la ville, sa dangerosité. Moyen d’évasion, l’automobile accentue les différences sociales en faveur des plus aisés. Mais, malgré tout, Sauvy reste persuadé que « l’automobile a un bel avenir ». J.-L. L.
LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE - 107
ENTRETIEN LOUIS SCHWEITZER
« DANS CENT ANS, ELLE AURA QUATRE ROUES ET UN MOTEUR »
FRÈDÈRIC STUCIN/MYOP
XXXXXXXXXXXXXXX
Louis Schweitzer est l’homme qui a fait entrer Renault dans la mondialisation. Après avoir présidé l’ex-Régie pendant treize ans, il a cédé son fauteuil à Carlos Ghosn en 2005. Il livre ici ses commentaires sur la grande crise de 2008-2009 et trace les contours du paysage automobile du prochain siècle.
Faillite du géant américain General Motors, effondrement de la production dans les grands pays, chômage technique massif : l’industrie automobile mondiale vient de traverser des heures noires. Peut-on dire qu’elle a vécu la pire crise de son histoire ? Louis Schweitzer : La nature même de l’industrie automobile la conduit à amplifier les cycles économiques. Je m’explique : même pendant une crise, il y a des dépenses obligatoires auxquelles les gens ne renoncent pas. L’achat d’une voiture n’entre pas dans cette catégorie. On peut facilement le décaler de plusieurs mois. Or, si tout le monde reporte son acquisition de trois mois, cela se traduit par une baisse de 25 % des ventes dans une année. C’est à peu de chose près ce qui s’est passé en 2008-2009 et, de ce point de vue, nous pouvons dire que nous avons traversé une crise importante. Pour autant, cette crise n’est pas sans précédent. En 1996 par exemple, le marché français a baissé dans des proportions beaucoup plus importantes. Notre industrie est elle-même très cyclique. De ce fait nous sommes habitués aux crises.
Comment expliquez-vous, cependant, qu’elle ait à ce point marqué l’opinion ? L. S. : Ce qui a frappé, c’est la chute des constructeurs américains. General Motors qui dépose son bilan, ça représente une charge symbolique forte. Chrysler qui tombe dans les filets de Fiat aussi. L’autre élément spécifique de cette crise, c’est qu’elle s’est déclenchée simultanément aux ÉtatsUnis et en Europe. Elle a été aggravée par le fait que la croissance n’est plus dans ces régions, mais dans les pays émergents. Cela dit, une fois encore, il faut relativiser cette crise. À ma connaissance, aucun grand constructeur du monde n’a disparu. General Motors est même sur le point de revenir en Bourse. Cette crise va-t-elle néanmoins modifier en profondeur le paysage automobile ? L. S. : Les crises sont toujours des moments de prise de conscience. Elles mettent brutalement au jour des mutations lentes qui étaient déjà à l’œuvre mais que les opinions publiques n’avaient pas forcément présentes à l’esprit. >>>
LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE - 109
ENTRETIEN LOUIS SCHWEITZER
« DANS CENT ANS, ELLE AURA QUATRE ROUES ET UN MOTEUR »
FRÈDÈRIC STUCIN/MYOP
XXXXXXXXXXXXXXX
Louis Schweitzer est l’homme qui a fait entrer Renault dans la mondialisation. Après avoir présidé l’ex-Régie pendant treize ans, il a cédé son fauteuil à Carlos Ghosn en 2005. Il livre ici ses commentaires sur la grande crise de 2008-2009 et trace les contours du paysage automobile du prochain siècle.
Faillite du géant américain General Motors, effondrement de la production dans les grands pays, chômage technique massif : l’industrie automobile mondiale vient de traverser des heures noires. Peut-on dire qu’elle a vécu la pire crise de son histoire ? Louis Schweitzer : La nature même de l’industrie automobile la conduit à amplifier les cycles économiques. Je m’explique : même pendant une crise, il y a des dépenses obligatoires auxquelles les gens ne renoncent pas. L’achat d’une voiture n’entre pas dans cette catégorie. On peut facilement le décaler de plusieurs mois. Or, si tout le monde reporte son acquisition de trois mois, cela se traduit par une baisse de 25 % des ventes dans une année. C’est à peu de chose près ce qui s’est passé en 2008-2009 et, de ce point de vue, nous pouvons dire que nous avons traversé une crise importante. Pour autant, cette crise n’est pas sans précédent. En 1996 par exemple, le marché français a baissé dans des proportions beaucoup plus importantes. Notre industrie est elle-même très cyclique. De ce fait nous sommes habitués aux crises.
Comment expliquez-vous, cependant, qu’elle ait à ce point marqué l’opinion ? L. S. : Ce qui a frappé, c’est la chute des constructeurs américains. General Motors qui dépose son bilan, ça représente une charge symbolique forte. Chrysler qui tombe dans les filets de Fiat aussi. L’autre élément spécifique de cette crise, c’est qu’elle s’est déclenchée simultanément aux ÉtatsUnis et en Europe. Elle a été aggravée par le fait que la croissance n’est plus dans ces régions, mais dans les pays émergents. Cela dit, une fois encore, il faut relativiser cette crise. À ma connaissance, aucun grand constructeur du monde n’a disparu. General Motors est même sur le point de revenir en Bourse. Cette crise va-t-elle néanmoins modifier en profondeur le paysage automobile ? L. S. : Les crises sont toujours des moments de prise de conscience. Elles mettent brutalement au jour des mutations lentes qui étaient déjà à l’œuvre mais que les opinions publiques n’avaient pas forcément présentes à l’esprit. >>>
LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE - 109
nous avons fait chez Renault en mettant en place à partir de 1993 un système de production fonctionnant en 3 x 8. Cela nous a permis de trouver des capacités supplémentaires sans être obligé de construire de nouvelles usines à l’étranger. J’ajoute que la France dispose d’une situation géographique très favorable, au cœur du marché européen. Je ne vois donc aucune fatalité à ce que l’industrie automobile disparaisse en France. Ainsi, en ce qui concerne Renault, pendant les treize années où j’ai dirigé l’entreprise, la part des voitures fabriquées en France n’a pas varié, et la croissance de nos ventes à l’étranger a permis un doublement de nos exportations nettes.
« S’agissant des usines, vous avez toujours intérêt à fabriquer vos automobiles au plus près des lieux où elles seront vendues »
« Il n’y a aucune raison de penser que les Chinois ne réussiront pas ce que les Japonais ont fait dans l’après-guerre » Cela signifie-t-il que la séduction traditionnellement attachée à l’objet automobile, la part de plaisir, voire de passion qu’il recèle sont des valeurs dépassées ? L. S. : Non, sûrement pas. Les excellents résultats affichés par des marques comme BMW ou Audi au cœur même de la tourmente sont là pour prouver qu’en matière automobile la performance, le luxe, le statut restent des éléments essentiels. Vous l’avez évoqué à l’instant, l’un des tournants majeurs observés ces derniers mois est l’émergence d’une « Chine automobile ». C’est vrai pour le marché, en plein essor, mais que dire des constructeurs ? Peut-on imaginer l’émergence, à terme, d’une General Motors ou d’un Volkswagen chinois ? L. S. : Cela ne fait aucun doute. Il n’y a aucune raison de penser que les Chinois ne réussiront pas ce que les Japonais
ont fait dans l’après-guerre ou les Coréens dans les années 1970. Ne serait-ce que parce que les systèmes de développement de ces pays sont comparables. On fait d’abord venir sur son sol des partenaires étrangers, on observe et on acquiert leur savoir-faire, on développe le sien, on protège son marché intérieur et on se lance. Il existe déjà plusieurs constructeurs automobiles chinois. Lequel deviendra le grand de demain ? C’est encore difficile à prévoir.
Cette crise a aussi relancé l’idée que la concentration allait s’accélérer dans votre industrie, et que, pour survivre, les constructeurs seraient contraints d’accroître constamment leur taille critique. Partagez-vous cette analyse ? L. S. : Non, je ne crois pas que la course au gigantisme soit la seule ligne d’horizon de notre industrie. Dire qu’à moins de 6 millions de voitures produites, il n’y a pas d’avenir est une absurdité. Ce qui compte, ça n’est pas seulement le nombre de véhicules que l’on vend, mais aussi le chiffre d’affaires que l’on réalise. Les constructeurs qui survivent sont avant tout ceux qui ont un bon management, et ceux qui disparaissent, c’est parce qu’ils ont été mal gérés. Mais on ne peut nier qu’il existe une échelle minimale en dessous de laquelle on ne peut descendre pour amortir ses
Il existe de ce point de vue un fantasme bien ancré en Occident : celui de la délocalisation massive. L’automobile peut-elle y échapper ? La Chine va-t-elle devenir « l’atelier du monde automobile », au détriment de nos propres usines condamnées inéluctablement à disparaître ? L. S. : Non. Il faut prendre soin de distinguer la nationalité des constructeurs et les lieux de la production industrielle. Ce qui reste national, c’est le siège social du constructeur et ses centres de recherche. Mais s’agissant des usines, vous avez toujours intérêt à fabriquer vos automobiles au plus près des lieux où elles sont vendues. Ce n’est pas parce que des géants chinois de l’automobile vont apparaître qu’ils fabriqueront toutes leurs voitures en Chine. Tout de même, les États-Unis ou l’Europe, vieux continents de l’automobile, dont vous avez dit qu’ils ne connaîtront plus les croissances d’autrefois, pourront-ils garder sur leur sol autant d’usines automobiles qu’aujourd’hui ? L. S. : Il faut tout de même rappeler que, s’ils ne sont plus le premier marché du monde, les États-Unis restent le deuxième, et surtout celui où l’on réalise encore les marges les plus fortes. Le marché de l’Union européenne est du même ordre de grandeur. Mais l’équation de la délocalisation est beaucoup plus complexe qu’on ne la présente parfois. Tous les calculs économiques montrent qu’il n’est pas intéressant de fermer une usine dans un pays cher pour reconstruire la même dans un pays affichant des coûts de production moins élevés. En même temps, il faut se rendre à l’évidence : quand le marché mondial se remet à croître, les constructeurs cherchent à acquérir de nouvelles capacités de production pour faire face à la demande. Dans ce cas de figure, il est évident que ces capacités nouvelles ne seront pas construites dans les pays à fort coût de main-d’œuvre, mais ailleurs. Et si la conjoncture se retourne, les usines que l’on fermera en priorité ne seront pas celles que l’on vient d’ouvrir dans ces régions, mais celles se situant dans nos vieux pays. Sur une longue période, il est donc inéluctable que le paysage industriel des pays ayant une longue tradition automobile change. Lorsque Toyota a ouvert une usine à Valenciennes en 2001, j’avais dit que ce serait la dernière inaugurée en Europe de l’Ouest. Je le pense toujours. L’industrie française peut-elle faire face à cette évolution ? L. S. : Il existe une façon d’y répondre en cherchant davantage de flexibilité dans nos usines actuelles. C’est ce que
110 - LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE
Vous ne prévoyez donc pas des fusions et acquisitions en série dans l’automobile ? L. S. : En Europe comme aux États-Unis, la consolidation a déjà eu lieu. Il ne reste finalement pas tant d’acteurs que cela. Dans des pays fermés ou relativement fermés comme la Corée du Sud ou le Japon, il reste bien sûr beaucoup d’industriels pour un marché relativement restreint, mais ce sont finalement des exceptions. S’il doit y avoir une consolidation, ce sera sans doute en Chine où l’on compte encore beaucoup de constructeurs. Venons-en à l’environnement. Depuis plusieurs années, la pression des opinions est de plus en plus forte sur ce terrain. Pour y faire face, les constructeurs multiplient les nouvelles motorisations, et on a le sentiment que >>>
LOUIS SCHWEITZER LES DATES CLÉS 1942 NAISSANCE À GENÈVE.
1970-1981 IL EST INSPECTEUR DES FINANCES. 1981-1986 IL EST DIRECTEUR DE CABINET DE LAURENT FABIUS, SUCCESSIVEMENT AU MINISTÈRE DU BUDGET, AU MINISTÈRE DE L’INDUSTRIE ET DE LA RECHERCHE PUIS À MATIGNON. 1986 IL REJOINT RENAULT DONT IL EST P-DG PENDANT TREIZE ANS, DE 1992 À 2005. IL EST ENSUITE PRÉSIDENT DU CONSEIL D’ADMINISTRATION DE RENAULT. 2005 IL EST NOMMÉ PRÉSIDENT DU FESTIVAL D’AVIGNON. ÉRIC GAR AULT/PICTURETANK
>>> Quelles sont ces mutations ? La première, sans doute la plus spectaculaire, est géographique. Il y a quelques années, 80 % des automobiles dans le monde étaient vendues dans des pays qui ne représentent que 20 % de la population mondiale. La voiture était alors un produit de pays riche. Or, plus que la crise, ce que l’histoire retiendra de cette année 2009, c’est le fait que, pour la première fois, la Chine a dépassé les États-Unis en nombre de véhicules vendus. Deuxième changement très fort – j’y reviendrai –, c’est le rapport de l’automobile avec l’environnement. Enfin, le troisième changement majeur concerne la valeur que l’on accorde à l’objet automobile. La voiture a toujours eu une double dimension, à la fois statutaire et rationnelle. Nous pourrions faire l’analogie avec le vêtement. Il y a cinquante ans, le vêtement était l’expression d’un statut. Aujourd’hui, c’est moins le cas. La banalisation du jean dans toutes les couches de la société en est le meilleur exemple. Pour l’automobile, l’évolution est comparable.
coûts de recherche et de développement et pour produire dans des conditions raisonnables sur le plan économique. Aujourd’hui, on peut difficilement construire une usine de voitures efficiente d’une capacité inférieure à 200 000 unités. Et un constructeur peut difficilement survivre à moins de 2 millions de voitures vendues chaque année. Mais il y a encore de la place pour des acteurs régionaux, d’autant qu’une part croissante d’une automobile est désormais achetée auprès de fournisseurs extérieurs. Dans une certaine mesure, les économies d’échelle, ce sont eux qui les apportent.
2005-2010 IL EST PRÉSIDENT DE LA HAUTE AUTORITÉ DE LUTTE CONTRE LES DISCRIMINATIONS ET POUR L’ÉGALITÉ (LA HALDE).
nous avons fait chez Renault en mettant en place à partir de 1993 un système de production fonctionnant en 3 x 8. Cela nous a permis de trouver des capacités supplémentaires sans être obligé de construire de nouvelles usines à l’étranger. J’ajoute que la France dispose d’une situation géographique très favorable, au cœur du marché européen. Je ne vois donc aucune fatalité à ce que l’industrie automobile disparaisse en France. Ainsi, en ce qui concerne Renault, pendant les treize années où j’ai dirigé l’entreprise, la part des voitures fabriquées en France n’a pas varié, et la croissance de nos ventes à l’étranger a permis un doublement de nos exportations nettes.
« S’agissant des usines, vous avez toujours intérêt à fabriquer vos automobiles au plus près des lieux où elles seront vendues »
« Il n’y a aucune raison de penser que les Chinois ne réussiront pas ce que les Japonais ont fait dans l’après-guerre » Cela signifie-t-il que la séduction traditionnellement attachée à l’objet automobile, la part de plaisir, voire de passion qu’il recèle sont des valeurs dépassées ? L. S. : Non, sûrement pas. Les excellents résultats affichés par des marques comme BMW ou Audi au cœur même de la tourmente sont là pour prouver qu’en matière automobile la performance, le luxe, le statut restent des éléments essentiels. Vous l’avez évoqué à l’instant, l’un des tournants majeurs observés ces derniers mois est l’émergence d’une « Chine automobile ». C’est vrai pour le marché, en plein essor, mais que dire des constructeurs ? Peut-on imaginer l’émergence, à terme, d’une General Motors ou d’un Volkswagen chinois ? L. S. : Cela ne fait aucun doute. Il n’y a aucune raison de penser que les Chinois ne réussiront pas ce que les Japonais
ont fait dans l’après-guerre ou les Coréens dans les années 1970. Ne serait-ce que parce que les systèmes de développement de ces pays sont comparables. On fait d’abord venir sur son sol des partenaires étrangers, on observe et on acquiert leur savoir-faire, on développe le sien, on protège son marché intérieur et on se lance. Il existe déjà plusieurs constructeurs automobiles chinois. Lequel deviendra le grand de demain ? C’est encore difficile à prévoir.
Cette crise a aussi relancé l’idée que la concentration allait s’accélérer dans votre industrie, et que, pour survivre, les constructeurs seraient contraints d’accroître constamment leur taille critique. Partagez-vous cette analyse ? L. S. : Non, je ne crois pas que la course au gigantisme soit la seule ligne d’horizon de notre industrie. Dire qu’à moins de 6 millions de voitures produites, il n’y a pas d’avenir est une absurdité. Ce qui compte, ça n’est pas seulement le nombre de véhicules que l’on vend, mais aussi le chiffre d’affaires que l’on réalise. Les constructeurs qui survivent sont avant tout ceux qui ont un bon management, et ceux qui disparaissent, c’est parce qu’ils ont été mal gérés. Mais on ne peut nier qu’il existe une échelle minimale en dessous de laquelle on ne peut descendre pour amortir ses
Il existe de ce point de vue un fantasme bien ancré en Occident : celui de la délocalisation massive. L’automobile peut-elle y échapper ? La Chine va-t-elle devenir « l’atelier du monde automobile », au détriment de nos propres usines condamnées inéluctablement à disparaître ? L. S. : Non. Il faut prendre soin de distinguer la nationalité des constructeurs et les lieux de la production industrielle. Ce qui reste national, c’est le siège social du constructeur et ses centres de recherche. Mais s’agissant des usines, vous avez toujours intérêt à fabriquer vos automobiles au plus près des lieux où elles sont vendues. Ce n’est pas parce que des géants chinois de l’automobile vont apparaître qu’ils fabriqueront toutes leurs voitures en Chine. Tout de même, les États-Unis ou l’Europe, vieux continents de l’automobile, dont vous avez dit qu’ils ne connaîtront plus les croissances d’autrefois, pourront-ils garder sur leur sol autant d’usines automobiles qu’aujourd’hui ? L. S. : Il faut tout de même rappeler que, s’ils ne sont plus le premier marché du monde, les États-Unis restent le deuxième, et surtout celui où l’on réalise encore les marges les plus fortes. Le marché de l’Union européenne est du même ordre de grandeur. Mais l’équation de la délocalisation est beaucoup plus complexe qu’on ne la présente parfois. Tous les calculs économiques montrent qu’il n’est pas intéressant de fermer une usine dans un pays cher pour reconstruire la même dans un pays affichant des coûts de production moins élevés. En même temps, il faut se rendre à l’évidence : quand le marché mondial se remet à croître, les constructeurs cherchent à acquérir de nouvelles capacités de production pour faire face à la demande. Dans ce cas de figure, il est évident que ces capacités nouvelles ne seront pas construites dans les pays à fort coût de main-d’œuvre, mais ailleurs. Et si la conjoncture se retourne, les usines que l’on fermera en priorité ne seront pas celles que l’on vient d’ouvrir dans ces régions, mais celles se situant dans nos vieux pays. Sur une longue période, il est donc inéluctable que le paysage industriel des pays ayant une longue tradition automobile change. Lorsque Toyota a ouvert une usine à Valenciennes en 2001, j’avais dit que ce serait la dernière inaugurée en Europe de l’Ouest. Je le pense toujours. L’industrie française peut-elle faire face à cette évolution ? L. S. : Il existe une façon d’y répondre en cherchant davantage de flexibilité dans nos usines actuelles. C’est ce que
110 - LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE
Vous ne prévoyez donc pas des fusions et acquisitions en série dans l’automobile ? L. S. : En Europe comme aux États-Unis, la consolidation a déjà eu lieu. Il ne reste finalement pas tant d’acteurs que cela. Dans des pays fermés ou relativement fermés comme la Corée du Sud ou le Japon, il reste bien sûr beaucoup d’industriels pour un marché relativement restreint, mais ce sont finalement des exceptions. S’il doit y avoir une consolidation, ce sera sans doute en Chine où l’on compte encore beaucoup de constructeurs. Venons-en à l’environnement. Depuis plusieurs années, la pression des opinions est de plus en plus forte sur ce terrain. Pour y faire face, les constructeurs multiplient les nouvelles motorisations, et on a le sentiment que >>>
LOUIS SCHWEITZER LES DATES CLÉS 1942 NAISSANCE À GENÈVE.
1970-1981 IL EST INSPECTEUR DES FINANCES. 1981-1986 IL EST DIRECTEUR DE CABINET DE LAURENT FABIUS, SUCCESSIVEMENT AU MINISTÈRE DU BUDGET, AU MINISTÈRE DE L’INDUSTRIE ET DE LA RECHERCHE PUIS À MATIGNON. 1986 IL REJOINT RENAULT DONT IL EST P-DG PENDANT TREIZE ANS, DE 1992 À 2005. IL EST ENSUITE PRÉSIDENT DU CONSEIL D’ADMINISTRATION DE RENAULT. 2005 IL EST NOMMÉ PRÉSIDENT DU FESTIVAL D’AVIGNON. ÉRIC GAR AULT/PICTURETANK
>>> Quelles sont ces mutations ? La première, sans doute la plus spectaculaire, est géographique. Il y a quelques années, 80 % des automobiles dans le monde étaient vendues dans des pays qui ne représentent que 20 % de la population mondiale. La voiture était alors un produit de pays riche. Or, plus que la crise, ce que l’histoire retiendra de cette année 2009, c’est le fait que, pour la première fois, la Chine a dépassé les États-Unis en nombre de véhicules vendus. Deuxième changement très fort – j’y reviendrai –, c’est le rapport de l’automobile avec l’environnement. Enfin, le troisième changement majeur concerne la valeur que l’on accorde à l’objet automobile. La voiture a toujours eu une double dimension, à la fois statutaire et rationnelle. Nous pourrions faire l’analogie avec le vêtement. Il y a cinquante ans, le vêtement était l’expression d’un statut. Aujourd’hui, c’est moins le cas. La banalisation du jean dans toutes les couches de la société en est le meilleur exemple. Pour l’automobile, l’évolution est comparable.
coûts de recherche et de développement et pour produire dans des conditions raisonnables sur le plan économique. Aujourd’hui, on peut difficilement construire une usine de voitures efficiente d’une capacité inférieure à 200 000 unités. Et un constructeur peut difficilement survivre à moins de 2 millions de voitures vendues chaque année. Mais il y a encore de la place pour des acteurs régionaux, d’autant qu’une part croissante d’une automobile est désormais achetée auprès de fournisseurs extérieurs. Dans une certaine mesure, les économies d’échelle, ce sont eux qui les apportent.
2005-2010 IL EST PRÉSIDENT DE LA HAUTE AUTORITÉ DE LUTTE CONTRE LES DISCRIMINATIONS ET POUR L’ÉGALITÉ (LA HALDE).
« L’automobile est un objet irremplaçable et je n’arrive pas à imaginer un univers où un tel outil de transport individuel puisse disparaître » >>> cette question est devenue l’épicentre de l’innovation automobile. La voiture électrique semble cette fois quitter le terrain du mythe pour devenir une réalité. Est-ce là que se situe la grande rupture de l’industrie automobile ? L. S. : La première automobile date de 1886. Or, je vais peut-être vous surprendre, mais depuis cette date, nous n’avons connu aucune vraie rupture technologique. Je me méfie du reste de ce terme de « rupture ». La voiture, c’est comme un logement : elle intègre petit à petit tous les progrès. Vu de l’extérieur, rien ne ressemble plus à un appartement d’aujourd’hui qu’un logement d’hier, mais à l’intérieur la somme des progrès est considérable. Dans l’automobile, ce sont finalement ceux qui ont misé sur le progrès continu, l’amélioration permanente, qui l’ont emporté sur ceux qui misaient sur la rupture. Depuis que je suis dans ce métier, on nous promet une révolution majeure en termes de motorisation pour les 10 à 15 ans qui viennent. Le temps passe mais ce délai ne se réduit jamais… la pile à combustible est toujours pour dans quinze ans. Je pense que, dans l’avenir, il y aura bien sûr des innovations importantes, le moteur électrique prendra une part de marché, mais celle-ci n’excédera pas 10 à 20 % à horizon visible. Dans ce contexte, on ne peut pas parler de « rupture ».
TREIZE ANS CHEZ RENAULT
Louis Schweitzer entre chez Renault en 1986 pour travailler avec Georges Besse. Sa carrière est rapide : il est directeur financier et du Plan (1988), directeur général adjoint (1989-1990) puis directeur général (1990-1992), avant de devenir président en 1992, poste qu’il occupe jusqu’en 2005, gardant de 2005 à 2010 la présidence du conseil d’administration. Louis Schweitzer a marqué la vie de Renault grâce à la privatisation (1995), le Technocentre (1999), le monospace moyen (1997) et la voiture low cost (2004), enfin l’internationalisation qui conduit à la reprise de Dacia, Nissan (1999) et Samsung (2000), soit la création du quatrième groupe automobile mondial. J.-L. L.
Quelle est la solution ? L. S. : Elle reste à trouver. Le renchérissement du coût de l’énergie va apporter une partie de la réponse et va de fait réduire la taille du parc automobile potentiel et conduire les constructeurs à mettre davantage l’accent sur l’efficience énergétique que sur la puissance et la vitesse. Une variable importante sera les coûts de transport. Depuis cinquante ans, ils ont baissé de façon continue. Bientôt, ils vont remonter, ce qui permettra un certain rééquilibrage. Au total, compte tenu des freins que je viens d’évoquer, on peut tabler sur un parc automobile qui oscillera entre 2 et 3 milliards. C’est beaucoup plus acceptable, et je note au passage que cela laisse à notre industrie de belles perspectives de croissance. Y a-t-il malgré tout un risque que la voiture, telle qu’elle est conçue aujourd’hui, disparaisse du paysage ? L. S. : Non, l’automobile est un objet irremplaçable et je n’arrive pas à imaginer un univers où un tel outil de transport individuel puisse disparaître.
THOMAS COEX/AFP
Cela veut-il dire que l’industrie automobile n’a pas encore trouvé de réponse globale au problème qu’elle pose à l’environnement ? L. S. : L’automobile est confrontée à trois défis : celui de l’émission de gaz à effet de serre, celui de sa ponction sur les sources d’énergie primaire et celui de son encombrement dans l’espace urbain. Aux États-Unis, il existe actuellement 9 voitures en circulation pour 10 habitants. Or on prévoit 9,5 milliards d’habitants sur cette Terre dans quarante ans. Si l’on s’en tient au ratio américain, cela veut dire qu’il nous faudra concevoir un monde à 8,5 milliards d’automobiles en circulation à cette échéance. Je rappelle qu’aujourd’hui l’ordre de grandeur du parc automobile mondial tourne autour de 1 milliard.
Finalement, comment voyez-vous la voiture dans un siècle ? L. S. : Elle aura toujours quatre roues et le plus souvent un moteur à explosion, éventuellement accompagné d’une forte hybridation. PROPOS RECUEILLIS PAR DAVID BARROUX ET DANIEL FORTIN, RÉDACTEURS EN CHEF AUX « ECHOS »
112 - LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE
À LIRE
OUVRAGES GÉNÉRAUX
J.-P. Bardou, J.-J. Chanaron, P. Fridenson, J.-M. Laux, La Révolution automobile, Albin Michel, 1977. C. Bertho Lavenir, La Roue et le stylo. Comment nous sommes devenus touristes, Odile Jacob, 1999. M. Flonneau, Les Cultures du volant, Autrement, 2008. M. Flonneau, V. Guigueno (dir.), De l’histoire des transports à l’histoire de la mobilité, Presses universitaires de Rennes, 2009. M. Freyssinet (dir.), The Second Automobile Revolution, Palgrave Macmillan, 2009. A.-F. Garçon (dir.), L’Automobile, son monde et ses réseaux, Presses universitaires de Rennes, 1998. J.-L. Loubet, L’Industrie automobile, 1905-1971, Archives économiques du Crédit Lyonnais, Droz, 1999 ; Histoire de l’automobile française, Seuil, 2001.
L’ÈRE DES PIONNIERS
G. Clarsen, Eat My Dust. Early Women Motorists, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 2008. J.-C. Daumas (dir.), Dictionnaire historique des patrons français, Flammarion, 2010. P. Fridenson, Histoire des usines Renault, naissance de la grande entreprise, 1898-1939, T.I, Seuil, rééd. 1998. J. Ickx, Ainsi naquit l’automobile, Lausanne, Edita, rééd. 1986. « Les pionniers de l’automobile » (dossier), Histoire d’entreprises, n° 8, mai 2010, pp. 34-77.
CITROËN, PEUGEOT ET RENAULT
J. Broustail, R. Greggio, Citroën. Essai sur 80 ans d’antistratégie, Vuibert, 2000. L. Dingli, Louis Renault, Flammarion, 2000. N. Hatzfeld, Les Gens d’usine. Cinquante ans d’histoire à Peugeot-Sochaux, Éditions de l’Atelier, 2002. J.-L. Loubet, Automobiles Peugeot, une réussite industrielle, Economica, 1990 ; Citroën, Peugeot, Renault et les autres. Histoire de stratégies d’entreprises, ETAI, 1999 ; Renault. Histoire d’une entreprise, ETAI, 2000 ; Renault : Carnet de route, ETAI, rééd. 2009 ; La Maison Peugeot, Perrin, 2009 ; Moments choisis, L’Aventure Peugeot éditeur, 2010. J.-L. Loubet, N. Hatzfeld, Les Sept Vies de Poissy, ETAI, 2001. J.-L. Loubet, A. Michel, Les Champs Élysées de Renault, 1919-2010, ETAI, 2010. A. Michel, Travail à la chaîne. Renault, 1898-1947, ETAI, 2007. C. Sardais, Patron de Renault. Pierre Lefaucheux, 1944-1955, Presses de Sciences Po, 2009. S. Schweitzer, Des engrenages à la chaîne, Citroën, 1915-1935, PUL, 1982 ; André Citroën, 1878-1935, Fayard, 1992.
FIAT
V. Castronovo, Fiat, 1899-1999. Un secolo di storia italiana, Milan, Rizzoli, 1999. A. Friedman, Agnelli. L’argent et la politique en Italie, Rivages, 1989. R. Greggio, Fiat, une crise automobile, Les Éditions de l’Officine, 2003.
LES VOITURES POPULAIRES
R. Lecerf (dir.), 2 CV, Éditions EPA-Hachette, 2008. H. Mommsen, M. Grieger, Das Volkswagenwerk und seine Arbeiter im Dritten Reich, Econ Verlag, 1996. E. Schutz, « La Volkswagen », in É. François et H. Schulze (dir.), Lieux de mémoires allemandes, Gallimard, 2001, pp. 309-330.
LA VILLE AMÉRICAINE
D. Albrecht, P. Patton, Cars, Culture and the City, Museum of the City of New York, 2010 Un très beau catalogue qui a accompagné l’exposition « Cars, Culture and the City » au Musée de la Ville de New York (mars-août 2010). On y découvre le rôle tenu par New York dans les débuts de l’industrie automobile. C. McShane, The Automobile and the American City, New York, Columbia University Press, 1994. J.-B. Thoret, Le Cinéma américain des années 1970, Les Cahiers du Cinéma, 2006. H. Trocmé, « Maîtriser la croissance métropolitaine : le Plan régional de New York », in Daniel Royot (dir.), Les États-Unis à l’épreuve de la modernité, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 1993.
LE MODÈLE JAPONAIS
J. Liker, Le Modèle Toyota, Village mondial, 2006. T. Ohno, L’Esprit Toyota, Masson, 1990. K. Shimizu, Le Toyotisme, La Découverte, « Repères » 1999.
114 - LE SIÈCLE DE L’AUTOMOBILE
PARIS ET SES TRANSPORTS
L. Chevalier, L’Assassinat de Paris, Calmann-Lévy, 1977. J.-L. Cohen, A. Lortie, Des fortifs au périph’, Picard, 1992. M. Flonneau, L’Automobile à la conquête de Paris. Chroniques illustrées, Presses de l’École nationale des Ponts et Chaussées, 2003 ; Paris et l’automobile, Hachette Littératures, 2005 ; L’Autorefoulement et ses limites, Descartes et Cie, 2010. D. Larroque, M. Margairaz, P. Zembri, Paris et ses transports, XIXe-xxe siècles, Recherches-AHICF, 2002.
ET DEMAIN ?
F. Demoz, La Voiture de demain, Nouveau Monde éditions, 2010. G. Dupuy, La Dépendance à l’égard de l’automobile, La Documentation française, 2006. A. Moustacchi, J.-J. Payan, L’Automobile. Avenir d’une centenaire, DominosFlammation, 1999.
TÉMOIGNAGES
P. Dreyfus, Une nationalisation réussie : Renault, Fayard, 1981. H. Ford, Propos d’hier pour aujourd’hui, Masson, rééd. 1991. D. Mothé, Journal d’un ouvrier, Éditions de Minuit, 1959 ; Militant chez Renault, Seuil, 1965. L. Schweitzer, Mes années Renault. Entre Billancourt et le marché mondial, Gallimard, 2007. A. Sloan, Mes années à la General Motors, Hommes et Techniques, 1967. M. Sonnet, Atelier 62, rééd., Éditions Le Temps qu’il fait, 2009.
d e s a b o n n é s d e L’ H i s t o i r e Rejoignez le cercle privilégié Plus de Plus % de 15 des abonnés de %! de réduction 15
ABONNEZ-VOUS ABONNEZ-VOUS 15 à l’une de ces offres à l’une de ces offres
ABONNEZ-VOUS
os 1 AN - 10 nos + 1 noo double
LES COLLECTIONS
LES BERBÈRES
de réduction réduction de
Offre 1 AN couplée - 10 nos : 1 AN 10 nos + 4 nos + 1 no- double o Offre + 1Collections ncouplée double + 4 n os des de: L’Histoire.
os 1des AN - 10 nos Collections de L’Histoire. + 1 noo double os + 4 nos des Collections
M 01842 - 442S - F: 6,40 E - RD
07/11/2017 19:29
États-Unis, 1,2 1,2 millions millions États-Unis, Q Ils sont 33 millions millions aux Q Ils sont aux au Canada. Canada. Ils mènent mènent au Ils États-Unis, 1,2 millions États-Unis, 1,2 millions aujourd’hui la bataille aujourd’hui la bataille au Canada. Ils mènent mènent au Canada. Ils devant les tribunaux tribunaux devant les aujourd’hui la bataille aujourd’hui la bataille pour la reconnaissance pour la reconnaissance devant les tribunaux devant les tribunaux Ilssont sont millions aux Ils sont aux de leurs leurs droits. Ils 33 millions de droits. pour la reconnaissance pour la reconnaissance États-Unis, 1,2 millions États-Unis, 1,2 Voici cinq siècles Etats-Unis, 3,2 millions Voici cinq siècles de leurs droits. de leurs droits. au Canada. Canada. Ils mènent mènent d’une aventure au Ils mènent d’une aventure Voici cinq siècles Voici cinq siècles aujourd’hui la bataille passionnante aujourd’hui la bataille passionnante d’une aventure d’une aventure devant les tribunaux et tragique. devant les tribunaux et tragique. passionnante passionnante pour la la reconnaissance pour reconnaissance et tragique. tragique. et de leurs leurs droits. de droits.
F: 6,90 E
1 no 1avec no des collections l’offre classiqueau choix avec l’offreQ Ils classique EN Q Ils sont 33 millions millions aux aux sont
os 2 nos l’offre des collections avec couplée
2 n l’offre des collections avec couplée au choix avec CADEAU Q Au XX XX siècle, l’offre couplée Q En 1912, 1912, Sun Sun Yat-sen Yat-sen Q Au siècle, Q En
EN CADEAU
choix m11n° n°des desCollections Collections aux au choix avecl’offre l’offreclassique classique avec
ee
la puissance puissance américaine américaine la Q Au XX XX siècle, oseeMilitaire Q Au siècle, os s’affirme. Militaire et os s’affirme. et la puissance puissance américaine la politique, elleaméricaine est aussi aussi politique, elle est s’affirme. Militaire Militaire et s’affirme. et économique et culturelle. culturelle. économique et politique, elle est aussi politique, elle est aussi Après la guerre froide, Après la guerre froide, économique et culturelle. culturelle. économique et Au XX siècle, Henri II,eetoutes Aliénor Au XX siècle, presque toutes presque Après la guerre froide, Après la guerre froide, la puissance puissance américaine d’Aquitaine, Richard la américaine les sociétés du monde les sociétés du monde presque toutes presque toutes s’arme. Militaire et Coeur deMilitaire Lion, Jean s’arme. et se sont américanisées, se sont américanisées, lesTerre sociétés du monde les sociétés du monde politique, elle est aussi sans : peu de politique, elle est aussi plus ou moins moins en plus ou en se sont sont américanisées, américanisées, se économique et culturelle. culturelle. souverains étrangers sont économique et douceur. douceur. 14-18 plus ouguerre moins en Français - grâce plus ou moins en Après la guerre froide, aussi familiers aux Après la froide, LA CATASTROPHE sous-titre de la couverture douceur. douceur. presque toutes grâce aussi, il est vrai, à presque toutes
proclame la la république république proclame Q En 1912, Sun Yat-sen Q En 1912, Yat-sen de Chine, viteSun affaiblie de Chine, vite affaiblie proclame la république proclame la république par les rivalités par les rivalités de Chine, Chine,et vite affaiblie de vite intestines et lesaffaiblie guerres, intestines les guerres, par les rivalités par les rivalités notamment contre le notamment contre le intestines et les guerres, intestines les guerres, En 1912, 1912, Sun Yat-sen Au-delà du Vieux En Sun Yat-sen finalement Japon. C’estet fi nalement finalement Japon. C’est fi nalement notamment contre le notamment contre le proclame laqui république Monde, tous lesrafle proclame la république Mao Zedong qui rafle Mao Zedong finalement Japon. C’est fi nalement finalement Japon. C’est fi nalement de Chine, vite affaiblie continents sont touchés, de Chine, vite affaiblie la mise en 1949 et règne la mise en 1949 et règne Mao Zedong qui rafle Mao Zedong qui rafle par les rivalités comme le au sont, partout, par les rivalités en despote au milieu en despote milieu la mise mise enpermanentes. 1949 et règne la en 1949 règne intestines et leset guerres, les hommes couchés intestines et les guerres, d’intrigues permanentes. d’intrigues en despote despote au milieule en au milieu notamment contre le dans les tranchées, notamment contre d’intrigues permanentes. d’intrigues permanentes. Japon. C’est finalement les femmes enfinalement première Japon. C’est
m 2mn2 ndesdes Collections auau choix Collections choix avec l’offre couplée avec l’offre couplée LES COLLECTIONS LES COLLECTIONS
++
M 05876
3’:HIKLSE=WU[YUV:?a@o@o@c@g";
EN CADEAU des collections au choixEN CADEAU 2 n des collections au choix De saint Augustin à Zinedine Zidane
3’:HIKPSH=[U[^U\:?k@a@h@i@k";
LH442_001 1
À partir de
ces offres Offre couplée :
HORS-SÉRIE
Les Collections de L’Histoire - trimestriel janvier 2018 - Les Berbères - N° 78
à l’une Offre classiquede : Offre 1 ANclassique - 10 nos : 1 nos + AN 1 n-o 10 double Offre : + 1 classique n o double
% 15 € 60 Plus de de ! Plus de réduction
Mao Zedong Zedong qui rafle rafle Voici cinq cinq siècles siècles les sociétés sociétés du duà monde monde et ligne de la production, Shakespeare, Ivanhoé Mao qui les Voici la mise mise en 1949 1949 et règne règne d’une aventure aventure se sont sont américanisées, américanisées, les savants, les artistes. au Robin des Bois de la en et se d’une en despote despote au milieu passionnante plus ou moins moins en que -- 4, Bulletin àà retourner retourner sous enveloppe enveloppe affranchie affranchie àà L’HISTOIRE L’HISTOIRE Service Abonnements 4, rue rue de de Mouchy Mouchy -- 60438 60438 Noailles cedex Les survivants en sont Walt Disney. Mais en au milieu plus ou en Bulletin sous -- Service Abonnements Noailles cedex passionnante d’intrigues:permanentes. permanentes. et tragique. tragique. douceur. conscients plus rien sait-on vraiment de ces rois d’intrigues douceur. et PLHT413D PLHT413D Bulletin retourner sous enveloppe enveloppe affranchie L’HISTOIRE Service Abonnements 4,::rue rue de de Mouchy Mouchy -- 60438 60438 Noailles cedex Bulletin àà retourner sous affranchie àà L’HISTOIRE -- Service Abonnements Noailles cedex Voici mes coordonnées Voici mes coordonnées ne sera comme avant. qui ont fait l’Angleterre ? -- 4, je souhaite souhaite m’abonner L’Histoire OUI, je m’abonner àà L’Histoire :: PLHT413D os + 1 noo double au prix de 60€ au lieu de 71€90* PLHT413D 90*, Nom T 11 an anje-- 10 10 Nom nnos + 1m’abonner n double auàà prix de Voici::mes mes coordonnées coordonnées :: Voici OUI, souhaite m’abonner L’Histoire je souhaite L’Histoire :: au lieu de 71€ , soit plus plus de de d’économie. soit 10� d’économie. os + 1 noo double au prix de 90*,, Nom :: :: an -- 10 10 nnos au lieu lieu de de 71€ 71€90* Prénom Nom TJe 11 an + 1 n double au prix de 60€ au Prénom Je choisis choisis mon cadeau cadeau mon :: enveloppe Bulletin àplus retourner sous enveloppe affranchie affranchie àà L’HISTOIRE L’HISTOIRE -- Service Service abonnements abonnements -- 44 rue rue de de Mouchy Mouchy -- 60438 60438 Noailles Noailles cedex cedex Bulletin retourner sous soit à de 10� d’économie. d’économie. soit plus de S Les Indiens d’Amérique n°54 S L’Empire Américain n°56 S Les Indiens d’Amérique - n°54 S L’Empire Américain - n°56 Prénom :: Adresse Prénom Adresse PLHT439 PLHT452 Je choisis mon cadeau : Je choisis mon cadeau : S La Chine -- n°57 n°57m’abonner à L’Histoire S La OUI, je Chine souhaite et jejereçois en cadeau 1 ouà2L’Histoire numéros :des Collections. OUI, souhaite m’abonner S Les Indiens Indiens d’Amérique d’Amérique -- n°54 n°54 S S L’Empire L’Empire Américain Américain -- n°56 n°56 S Les Adresse : Adresse : Offre classique eOffre Offre classique os + 1 noo double + 4 nos S La Chine n°57 an -- 10 10 des Collections Collections de de L’Histoire L’Histoire S La -- n°57 Tclassique 11Chine an nnos + 1 n double + 4 n os des os os oo double au prix de 50*,60€ anau - 10 10 n + 1 n Je cadeau : ::❏❑ 50* ❑ 11 an -au n + 1 n double Jechoisis choisismon mon cadeau ❑::Les LesIndiens Indiensd’Amérique d’Amérique (D11) Code postal Ville :(D11) : (D11) prix de deos84€ auo lieu lieuau deprix 99€de ,os60€ soit plus plus de de 15� d’économie. d’économie. Je choisis mon cadeau Les Indiens d’Amérique Code postal Ville prix au de 99€ soit 1lieu ande 10 + 11soit double +10€ des Collections Collections de de L’Histoire L’Histoire au1lieu de 71€90*, soit plus de de+ 10€ d’économie. T an -- 10 nnos + nno double 44 nnosd’économie. des au 71€90*, plus ❑ L’Empire Américain (D49) ❑ La Chine (D50) ❏ Les Plantagenêts (D57) ❏ 14-18 La catastrophe ❑ L’Empire Américain (D49) ❑ La Chine (D50) Pour un un meilleur meilleur suivi suivi de de votre votre commande, commande,(D83) merci de de nous nous indiquer indiquer votre votre e-mail e-mail :: Je choisis choisis mes mes 22 cadeaux cadeaux :: Pour merci Je 50* Code postal postal :: Ville :: aucouplée prix de de au lieu lieu de de 99€ 99€50*,, soit soit plus plus de de 15� d’économie. d’économie. Code Ville au prix au Offre couplée couplée eOffre Offre S Les Indiens84€ d’Amérique n°54 S S L’Empire L’Empire Américain n°56 @ S Les Indiens d’Amérique -- n°54 Américain -- n°56 @ Pour unsouhaitez meilleur suivi de votre commande, merci desesnous nous indiquer votre e-mail Je choisis mesn°57 cadeaux :: osos Pour un meilleur suivi de votre commande, merci de indiquer votre e-mail :: choisis mes 22 cadeaux S La Chine JeJe :❏ (D11) S La Chine Si2vous vous nesouhaitez recevoir desoffres offresd’Amérique de lapart partde deL’histoire L’histoire etde deses partenaires,cochez cochezla lacase case Q Q Si ne recevoir des de la et partenaires, Jechoisis choisismes mes 2 cadeaux cadeaux :pas ❑Les LesIndiens Indiens d’Amérique (D11) choisis mes 2cadeaux :pas ❑ Les Indiens d’Amérique (D11) an 10 double ++ 44 nn des des Collections Collections au au prix prix ❑ 11Je an -- 10 nnosos ++--11n°57 nnoo double S Les Indiens d’Amérique n°54 S S L’Empire L’Empire Américain Américain n°56❏❑ Les @ S Les Indiens d’Amérique -- n°54 -- n°56 @ L’Empire Américain (D49) ❑ La Chine (D50) Plantagenêts (D57) ❏ 14-18 La catastrophe (D83) ❑ L’Empire Américain (D49) ❑ La Chine (D50) de 84€ au lieu de 99€50*, soit plus de 15€ d’économie. de 84€ au lieu de 99€50*, soit plus de 15€ d’économie. T JJeChine e profite profite de l’option l’option en en 44 fois fois sans sans frais frais et et je je règle règle dès dès maintenant maintenant T de Jevous choisis depas régler par Je choisis de régler par :: dedelalapart S La n°57 S La Chine -- n°57 Si vous nesouhaitez souhaitez pas recevoirdes des offres partde deL’histoire L’histoireet etde deses sespartenaires, partenaires,cochez cochezla lacase case Q Q Si ne recevoir offres par chèque ou carte carte bancaire bancaire mon mon premier premier paiement paiement soit soit :: par chèque ou Q chèque à l’ordre de L’Histoire Q carte carte bancaire Q chèque à l’ordre de L’Histoire Q bancaire os + 1 nen os oo double T J e profite de l’option en 4 fois sans frais et je règle dès maintenant T J e profite de l’option 4 fois sans frais et je règle dès maintenant T 15� pour 10 n double T 15� pour 10 n + 1 n Je choisis choisis de de régler régler par par :: Voici mes mes coordonnées coordonnées Je Voici :: oo f M. f Mme f Mellesoit os os des Collections os par chèque chèque ounnos carte mon premier paiement soit :: par ou carte paiement T 21� pour 10 10 + 11bancaire n double doublemon + 44 nnpremier T 21� pour + nbancaire + des Collections Numéro CB : Numéro CB :l’ordre Q chèque à de L’Histoire Q carte carte bancaire bancaire Q chèque à l’ordre de L’Histoire Q os o os o Nom :: T 15� Nom Puis je recevrai par courrier l’autorisation de prélèvement à compléter qui me permettra T 15� pour 10 10par + 11 nn l’autorisation double de prélèvement à compléter qui me permettra Puis je recevrai pour nn courrier + double Je note note aussi aussi les les 33 derniers derniers chiffres chiffres du du numéro numéro inscrit inscrit au au dos dos os + versements Je os de régler régler les trois trois autres par prélèvement automatique trimestriel. trimestriel. de les par automatique T 21� pour 10 nnautres double +prélèvement des Collections Collections T 21� pour 10 + 11versements nnoo double + 44 nnososdes Numéro CB : Numéro CB : Prénom :: Prénom de ma carte bancaire, au niveau de la signature Puis je recevrai recevrai par courrier courrier l’autorisation de56 prélèvement à compléter compléter qui me permettra de ma carte bancaire, au niveau de la signature Puis je par l’autorisation de prélèvement à qui me permettra Service abonnements : France : 01 55 71 19 Etranger : 00 33 1 55 56 71 19 Service abonnements : versements France : par 01 55 56 71 19 automatique Etranger :trimestriel. 00 33 1 55 56 71 19 Je note note aussi aussi les les 33 derniers derniers chiffres chiffres du du numéro numéro inscrit inscrit au au dos dos Je de:régler les trois trois autres autres versements prélèvement automatique de les par prélèvement trimestriel. Adresse Adresse : régler E-mail abo.histoire@biwing.fr E-mail :: abo.histoire@biwing.fr Expire fin :: bancaire, au niveau de la signature Expire fin de ma carte de ma carte bancaire, au niveau de la signature *Je peux acquérir séparément en kiosque les numéros normaux au prix de 6�40, le numéro Service abonnements France France 01 55 55 56 71 19 19 normaux Etranger Etranger 00de 336�40, 55 56 56numéro 71 19 19 *Je peux acquérir séparément en kiosque les56 numéros au prix le Service abonnements :: :: 01 71 :: 00 33 11 55 71 double:au prix de de 7�90 7�90 et et les les Collections Collectionsde deL’Histoire L’Histoire au au prix prix de de 6�90. 6�90. Offre Offre réservée réservée àà la la France France double prix E-mail abo.histoire@biwing.fr E-mail : au abo.histoire@biwing.fr Expire fin fin :: Expire Métropolitaine, valable uniquement uniquement jusqu’au jusqu’au 31/12/2015, 31/12/2015, dans dans la la limite limite des des stocks stocks disponibles. disponibles. Métropolitaine, valable Signature *Je peux acquérir séparément séparément en en kiosque kiosque les numéros normaux normaux au au prix prix de de 6�40, 6�40, le le numéro numéro Signature peux les Code*Je postal Villed’un Code postal :: acquérir Ville :: numéros Loi « informatique « informatique et liberté » liberté » vous disposez disposez droit d’accès d’accès etde de6�90. rectification des informations vous Loi et vous droit de rectification informations vous double au prix prix de de 7�90 7�90 et les les::Collections Collections ded’un L’Histoire au prix prixet de 6�90. Offredes réservée à la la France France double au et de L’Histoire au Offre réservée à obligatoire :: concernant.Elles Ellesvalable pourront êtrecédées cédéesààjusqu’au desorganismes organismes extérieurs sauflasisilimite vouscochez cochez lacase casedisponibles. ci-contreT T.. obligatoire concernant. pourront être des extérieurs sauf vous la ci-contre Métropolitaine, uniquement 31/12/2015, dans des stocks stocks uniquement jusqu’au 31/12/2015, dans la limite des disponibles. Pour un meilleur suivi de votre commande, merci nous indiquer votre e-mail ::: Signature Signature PourMétropolitaine, un« informatique meilleurvalable suivi de commande, merci dede nous indiquer votre e-mail Pour un meilleur suivi de commande, merci de nous indiquer votre e-mail Loi « informatique et liberté » liberté » :: vous vous disposez disposez d’un d’un droit droit d’accès d’accès et et de de rectification rectification des des informations informations vous vous Loi et *Je peux peux acquérir acquérir séparément séparément en en kiosque kiosque les les numéros numéros normaux normaux au au prix prix de de 6€40, 6€40, le le numéro numéro *Je obligatoire : 7€90 T.. concernant.Elles Ellespourront pourrontêtre êtrecédées cédéesààdes desorganismes organismesextérieurs extérieurs saufsisivous vouscochez cochezla lacase caseci-contre ci-contreT obligatoire :de concernant. @ sauf @ double au au prix prix de 7€90 et et les les Collections Collections au au prix prix de de 6€90. 6€90. Offre Offre réservée réservée àà la la France France MétropoMétropodouble M 05876
3’:HIKPSH=[U[^U\:?a@k@g@l@a";
Offre réservée aux nouveaux abonnés Offre réservée aux nouveaux abonnés F: 6,90 E
Offre réservée aux nouveaux abonnés
m m
❑J’accepte J’acceptedede derecevoir recevoir par mail, des informations des partenaires partenaires departenaires. L’Histoire. ❑ J’accepte recevoir mail, informations des L’Histoire. parpar mail, desdes informations de L’Histoire et de sesde PAGE ABO ABO PLHT413D.indd PLHT413D.indd 11 PAGE
litaine, valable valable uniquement uniquement jusqu’au jusqu’au 31/03/2018, 31/03/2018, dans dans la la limite limite des des stocks stocks disponibles. disponibles. litaine, 31/12/2018
08/06/15 11:04 11:04 08/06/15
abo.histoire@groupe-gli.com Service abonnements abonnements :: ✆ ✆ France France :: 01 01 55 55 56 56 71 71 19 19 ✆ ✆ Etranger Etranger :: 00 00 33 33 11 55 55 56 56 71 71 19 19 -- E-mail E-mail :: abo.histoire@biwing.fr abo.histoire@biwing.fr abo.histoire@groupe-gli.com Service Loi «informatique etetet liberté» disposez d’undroit droit d’accys etrectification de rectification des informations vous concernant. Elles sont destinées exclusivement à Sophia LoiABO informatique liberté1»1»:::vous vous disposez disposez d’un d’un droit d’accès et de de rectification des informations informations vous concernant. concernant. Elles pourront pourront être cédées des organismes organismes extérieurs sauf sisi Publications vous cochez cochez la la case case ci-contre ci-contre ❑. Loi «« informatique liberté vous d’accès et des vous Elles être cédées àà des extérieurs sauf vous ❑. PAGE ABO PLHT413D.indd 08/06/15 11:04 PAGE PLHT413D.indd 08/06/15 11:04 et à ses partenaires sauf opposition de votre part en cochant la case ci-contre f