La croisade : une colonisation comme les autres ?

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Sommaire

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DOSSIER

ACTUALITÉS L’ÉDITO

3 Société coloniale

FORUM Vous nous écrivez 4 La mort des Romanov ON VA EN PARLER

Découverte 6 Derniers feux de l’art

paléolithique en Bretagne

ÉVÉNEMENT

Commémoration 1 2 M arie-Thérèse d’Autriche,

une mémoire européenne Par Christine Lebeau « Méconnue, car pas très sexy » Par Elisabeth Badinter

ACTUALITÉ Anniversaire 20 Crash du Kangchenjunga : les

archives sortent de la glace ! Par Taline Ter Minassian

32 La croisade,

É dition 22 Chrétien certes,

mais Romain avant tout Par Maurice Sartre

une colonisation comme les autres ?

E xposition 24 L’Allemagne face à ses colonies

Par Delphine Froment

C oncordance des temps 26 1902, les catholiques sont dans la rue Par Magali Della Sudda

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PORTRAIT Slimane Zeghidour 28 Retour en Kabylie

« Une installation faite pour durer » Entretien avec Benjamin Kedar

Godefroy de Bouillon, le colonisateur ?

Par Fabien Paquet

FEUILLETON

La présidentielle 3 0 La victoire en chantant

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Par Michel Winock

Un nouvel art de la guerre Par Abbès Zouache

Vous avez dit « guerre sainte » ?

Par Martin Aurell

Ce que nous apprend l’archéologie. Du sucre et des châteaux 48

COUVERTURE : Chevaliers croisés de la famille Minutolo en prière, détail de la fresque du xive siècle de la chapelle Capece Minutolo, cathédrale Notre-Dame de l’Assomption de Naples (Deagostini/Leemage). RETROUVEZ PAGE 96 les Privilèges abonnés ABONNEZ-VOUS PAGE 97 Ce numéro comporte deux encarts abonnement L’Histoire sur les exemplaires kiosque France + étranger (hors Suisse et Belgique), un encart abonnement Edigroup sur les exemplaires kiosque Belgique et Suisse, un encart VPC montre « Roasdster » sur les exemplaires abonnés et un chéquier Creacontact sur les exemplaires abonnés.

L’HISTOIRE / N°435 / MAI 2017

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Par Simon Dorso

Les tombes de Château-Pèlerin Par Yves Gleize

La liquidation des États latins d’Orient Par Julien Loiseau

Face aux chrétiens d’Orient Carte : une disparition progressive

L A HAYE, KONINKLIJKE BIBLIOTHEEK ; FINEARTIMAGES/LEEMAGE

Carte : les États latins d’Orient Chronologie

Par Élie Barnavi


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L’ATELIER DES CHERCHEURS

GUIDE LIVRES

78 « Là où les Nègres sont maîtres » de Randy J. Sparks Par Pap Ndiaye

80 La sélection de « L’Histoire » Bande dessinée

86 « La Fissure »

de Carlos Spottorno et Guillermo Abril Par Pascal Ory

60 L a révolution culturelle nazie.

La « nature » comme seule loi

LEIPZIG, MUSEUM DER BILDENDEN KÜNSTE ; AKG – BNF, RÉSERVE VE-53G-FOL, PAGE 82 – ATHÈNES, MUSÉE NATIONAL ARCHÉOLOGIQUE/DAGLI ORTI/AURIMAGES

Par Johann Chapoutot

Classique 87 « Les Diverses Familles

spirituelles de la France » de Maurice Barrès Par Michel Winock

Revues 8 8 La sélection de « L’Histoire » SORTIES Expositions

9 0 Ciao Italia ! au Musée national

de l’histoire de l’immigration Par Catherine Brice

92 L’école en Algérie, l’Algérie à l’école au Musée national de l’éducation à Rouen Par Didrick Pomelle 93 Golem ! au musée d’Art et d’Histoire du judaïsme

66 P aris au xviiie siècle.

Un entrepreneur de lumière Par Darrin M. McMahon et Sophie Reculin

Cinéma 9 4 « La Papesse Jeanne » de Jean Breschand Par Antoine de Baecque

Médias 95 « Tokyo, cataclysmes et

renaissances » d’Olivier Julien sur Arte Par Olivier Thomas

« JFK, la naissance d’un

président » de Cal Saville sur histoire

CARTE BLANCHE

9 8 « Rothschild » :

la machine à fantasmes Par Pierre Assouline

72 L ’empereur romain est aussi un citoyen Par Pascal Montlahuc

France Culture Vendredi 28 avril à 9 h 05 dans l’émission d’Emmanuel Laurentin, retrouvez la séquence « La Fabrique mondiale de l’histoire ». En partenariat avec L’Histoire. L’HISTOIRE / N°435 / MAI 2017


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Rituel En 1741, Marie-Thérèse devient « roi » de Hongrie. Avec la couronne de saint Étienne, elle gravit à cheval le Mont-Royal à Presbourg (actuelle Bratislava) et brandit son épée qu’elle présente aux quatre coins du monde, jurant de défendre l’intégrité du royaume et de ses dépendances (peinture anonyme, milieu du xviiie siècle, collection privée). L’HISTOIRE / N°435 / MAI 2017


Événement

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MARIE-THÉRÈSE D’AUTRICHE, UNE MÉMOIRE EUROPÉENNE Archiduchesse d’Autriche, reine de Hongrie et de Bohême, impératrice consort du Saint Empire, Marie-Thérèse d’Autriche a gouverné et modernisé au xviiie siècle un vaste ensemble de peuples et de territoires. Si l’Autriche fête cette année les 300 ans de sa naissance, le reste de l’Europe centrale semble s’en désintéresser. Elle incarne pourtant la possibilité d’une mémoire commune. Par Christine Lebeau

FINEARTIMAGES/LEEMAGE – DR

L

’ i mp é r a t r i c e M a r i e Thérèse, héritière « de tant de pays et d’empires », a incarné, de 1740 à 1780, la souveraineté dans un ensemble de territoires qui font aujourd’hui partie de douze États européens : Autriche, Allemagne, Belgique, Croatie, Hongrie, Italie, Pologne, Roumanie, Serbie, Slovénie, Slovaquie, République tchèque. Elle demeure pourtant mal connue dans la plupart de ces pays. A Versailles, où sa fille Marie-Antoinette a régné, son portrait, en habit de deuil, placé depuis 1772 à l’arrière de la chambre de la reine, n’accroche guère le regard. Pas davantage que son monument installé en 1888 à Vienne, à la marge de la place des Héros (Heldenplatz). Le tricentenaire de sa naissance est essentiellement

célébré cette année par un cycle d’expositions à Vienne. Marie-Thérèse n’avait pourtant rien à envier aux plus grandes souveraines des temps modernes, d’Élisabeth Ire d’Angleterre à Catherine II de Russie. Voltaire, qui conservait l’un de ses portraits dans son château de Ferney, la décrivait comme une « Grande Femme qui excelle dans l’utile et l’agréable » (Précis du siècle de Louis XV, 1768). Encore au début du xixe siècle, la Biographie universelle de Michaud la donne comme « la femme la plus intéressante de l’univers ». Comment comprendre alors cet oubli européen ?

Une héroïne catholique

Le fil continu des biographies, en majorité rédigées en allemand et en français, unit principalement trois récits qui, depuis le xviiie siècle, forment

L’AUTEUR Professeur à l’université Paris-I-PanthéonSorbonne, Christine Lebeau a notamment publié Aristocrates et grands commis à la cour de Vienne, 1748-1791. Le modèle français (CNRS Éditions, 1997).

autant de réincarnations « autrichiennes » de la souveraine. Le premier, établi de son vivant, fait de Marie-Thérèse une héroïne catholique et un modèle à l’usage des collèges religieux. Si l’impératrice-reine n’attire guère la critique, son règne est associé à un catholicisme intransigeant dans la tradition de la pietas austriaca1. Réputée bigote, elle inspire la méfiance des philosophes des Lumières. Marie-Thérèse leur rend d’ailleurs la pareille, comme lorsqu’elle refuse une pension à Voltaire. C’est surtout sa politique à l’égard des minorités protestantes qui a suscité la de critiques. Le souvenir du « transport », entre 1752 et 1757, de plus de 1 000 familles protestantes de Carinthie (Autriche) vers la Transylvanie (­a ctuelle Roumanie) L’HISTOIRE / N°435 / MAI 2017


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DOSSIER

L a croisade

« Une installation faite pour durer » Quelques Occidentaux, une population indigène majoritaire… le scénario semble bien connu : c’est celui des colonisations depuis plusieurs siècles. Pourtant on parle là des États latins d’Orient, nés des croisades. Le modèle peut-il leur être appliqué ? L’analyse de Benjamin Kedar, grand historien israélien.

L’AUTEUR Benjamin Kedar est professeur émérite d’histoire à l’université hébraïque de Jérusalem. Rédacteur en chef de la revue Crusades, il est notamment l’auteur de Franks, Muslims and Oriental Christians in the Latin Levant: Studies in Frontier Acculturation (Ashgate, 2006).

L’HISTOIRE / N°435 / MAI 2017

L’Histoire : Les croisés, partis d’Occident à la fin du xie siècle pour libérer Jérusalem et les Lieux saints, y fondent ce qu’on appelle les États latins. De quoi s’agit-il ? Benjamin Kedar : Effectivement, répondant à l’appel du pape Urbain II en 1095 depuis Clermont, plusieurs dizaines de milliers d’hommes et de femmes partent sur les routes de l’Orient pour aller libérer les Lieux saints, à commencer par Jérusalem, dont les croisés s’emparèrent le 15 juillet 1099. La ville libérée, l’objectif principal est accompli : restait à décider, pour celles et ceux qui s’étaient lancés dans ce pèlerinage armé, s’ils y demeuraient ou s’ils repartaient. La plupart s’en allèrent ; mais d’autres, qui avaient abandonné leurs terres avant leur départ, comme le fameux Godefroy de Bouillon (cf. p. 39), s’y établirent et fondèrent un royaume durable pour protéger la Terre sainte. Ce fut le royaume de Jérusalem. Plusieurs États sont nés de la croisade : le comté d’Édesse et la principauté d’Antioche en 1098 (cf. p. 36), le royaume de Jérusalem en 1099 et le comté de Tripoli en 1102. C’était en fait la première possession outre-mer des Européens, lesquels ne s’étaient jusque-là étendus que sur le continent (vers l’est ou en Espagne, par exemple). Mais c’est dans le royaume de Jérusalem que la majorité des croisés s’installe. C’est pour cela que la question de la colonisation s’y pose le plus clairement.

Les sources médiévales hésitent sur le nom à donner aux terres concernées par la conquête. Le pape parle de l’Ecclesia orientalis, l’Église d’Orient – et ce pour désigner l’Église latine établie en Orient, et non l’Église grecque orthodoxe. D’autres l’appellent Terra hierosolymitana (terre de Jérusalem), ou encore terre des élus. Au total, l’appellation Terra sancta (Terre sainte) devient de plus en plus courante. Mais ceux qui refusent de la désigner par ce caractère sacré l’appellent Palestine, le terme classique, géographique et non religieux, pour la ramener à sa juste mesure, car tout le monde en Occident n’est pas enthousiasmé par les croisades (cf. p. 45)1. Enfin, pour définir ce royaume, il ne faut pas négliger la place paradoxale de Jérusalem : elle est le centre sacré par excellence, celui d’où est né le christianisme ; mais elle se situe à l’écart du cœur de l’Europe latine. L’histoire offre plusieurs exemples similaires de centres en position périphérique : ainsi de La Mecque et Médine, par rapport aux villes les plus peuplées du monde islamique, comme Bagdad ou Le Caire. Au xiie siècle, Pedro Alfonsi, un Juif converti au christianisme, fait d’ailleurs le parallèle lorsqu’il évoque dans les mêmes termes les pèlerins chrétiens en route vers Jérusalem et les pèlerins musulmans en chemin pour La Mecque. J’ai toujours pensé qu’il y avait là une question cruciale : l’existence de ces centres sacrés, très importants mais difficilement accessibles.

ERVIN SCHENKENBACH/CC-BY-SA-3.0

Entretien avec Benjamin Kedar


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Noirs et Blancs Sur cette miniature, tirée d’une histoire des croisades écrite au xive siècle, des sarrasins, à gauche, représentés

THE BRITISH LIBRARY BOARD/LEEMAGE

selon l’usage d’alors avec des visages noirs, rencontrent des Francs, aux visages blancs. A certains égards, c’est bien une société coloniale, bicolore, qui se met en place suite aux croisades et aux installations de Francs au Levant.

Comment s’organise la société du royaume de Jérusalem après la conquête ? Dès le départ le royaume présente une division tranchée entre les conquérants, numériquement minoritaires, et les conquis. La population palestinienne, en effet, était largement restée sur place – à l’exception de quelques villes d’où les Francs expulsèrent les résistants. Cette division claire distingue ce territoire de l’Europe occidentale. En Espagne, où les chrétiens côtoient aussi d’autres peuples, le roi est le roi de tous, à tel point que, à la mort du roi de Castille Ferdinand III en 1252, sa vie est commémorée par des inscriptions en quatre langues : latin, castillan médiéval, arabe et hébreu. A l’inverse, le roi de Jérusalem a pour titre rex Latinorum : le roi des Latins. Les autres habitants sont certes

MOT CLÉ

Croisade

Le terme, issu du latin médiéval crucesignatus (signé de la croix), n’apparaît qu’au xiiie siècle et reste rare. On parle plutôt de « voyage vers Jérusalem » ou de « voyage d’outre-mer ». Les historiens distinguent huit croisades entre 1095 et 1270, mais les flux vers la Terre sainte furent en vérité presque permanents.

ses sujets, mais il n’est pas leur roi, et jamais il n’essaie de se présenter comme tel. Cette division a été mise en avant par certains historiens, comme l’Israélien Joshua Prawer (1917-1990) et le Français Claude Cahen (1909-1991), qui pensaient que le royaume de Jérusalem était une société bicolore, scindée entre conquérants et conquis. Prawer est même allé jusqu’à parler d’apartheid2 ! Mon élève Ronnie Ellenblum a plus récemment proposé une fracture : non pas entre les Latins et les autres habitants, mais entre les chrétiens (latins et orientaux) et les musulmans. Pour ma part, je pense qu’il y a de nombreux contacts entre toutes ces populations : Francs, musulmans et chrétiens orientaux. Même si la division politique entre les Latins et le reste de la population est bien définie, des L’HISTOIRE / N°435 / MAI 2017


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L’Atelier des

CHERCHEURS

n La révolution culturelle nazie. La « nature » comme seule loi p. 60 n P aris au xviiie siècle. Un entrepreneur de lumière p . 66 n L’empereur romain est aussi un citoyen p. 72

La révolution culturelle nazie L’AUTEUR Professeur d’histoire contemporaine à Paris-Sorbonne (Paris-IV), Johann Chapoutot vient de publier La Révolution culturelle nazie (Gallimard, 2017).

La « nature » comme seule loi Le modèle d’homme régénéré voulu par le régime nazi mêle idéalisation de l’ancienne Germanie et obsessions hygiénistes héritées du xixe siècle. Par Johann Chapoutot

L’HISTOIRE / N°435 / MAI 2017


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LEIPZIG, MUSEUM DER BILDENDEN KÜNSTE ; AKG – C. HÉLIE/GALLIMARD

C

omment une nation de grande culture comme l’Allemagne a-t-elle pu être la matrice et l’épicentre du nazisme et de ses crimes ? La proximité, sciemment voulue, entre la ville de Weimar, patrie du classicisme allemand, lieu de résidence de princes des lettres comme Goethe ou Schiller, et le camp de concentration de Buchenwald étonne encore le voyageur. Et si les nazis avaient su recueillir le consentement, voire l’adhésion, d’une partie des Allemands, peuple le plus alphabétisé du monde à l’époque, parce qu’ils proposaient un message d’ordre culturel suffisamment crédible et convaincant ? L’hypothèse peut surprendre : on connaît la phrase apocryphe prêtée à Goebbels (« Quand j’entends le mot “culture”, je sors mon revolver ») et l’estime que les nazis portent à l’érudition et au savoir semble se résumer aux autodafés de l’année 1933. Or le NSDAP au pouvoir se préoccupa immédiatement de « grande culture » : les nouveaux maîtres de l’Allemagne voulurent doter leur pays d’une « belle apparence »1, non seulement pour séduire les Allemands, mais aussi pour proposer à l’étranger l’image scintillante d’une nation revigorée et créatrice. Cette grande culture, dotée d’institutions prestigieuses (la Maison de l’art allemand de Munich), de festivals démonstratifs (la Semaine de l’art allemand) et de subsides publics roboratifs – sous la forme de commandes à des artistes officiels –, indiquait une direction claire : son classicisme revendiqué pointait vers le passé, le passé d’une race appelée non à se renouveler, mais bel et bien à se régénérer par une redécouverte de la germanité originelle. Alors que le fascisme et le stalinisme s’accommodaient volontiers d’innovations et d’expérimentations artistiques (futurisme, art prolétarien « progressiste »), le nazisme ferma l’avenir et décréta que l’art – à de rares exceptions près – devait se conjuguer au passé. En matière de création humaine comme de biologie raciale, l’archétype était rien de moins que l’archaïque : le futur de l’Allemagne était son passé germanique.

Péril biologique La régénération de l’Allemagne exigeait donc d’opérer une révolution culturelle – nous entendons ici le mot culture au sens de « vision du monde » (Weltanschauung). Il fallait revenir au

point d’origine de la race germanique, à ces temps primitifs et heureux où un peuple à la fois sain et aimable était fidèle à sa vocation naturelle, faire des enfants et assurer sa survie par la conquête et la domination d’espaces fertiles, d’un espace littéralement vital. Les Germains ont été éloignés de ce paradis originel par des phénomènes historiques néfastes : l’évangélisation chrétienne, qui a importé des normes contre-nature ; la déforestation monastique, qui a détruit le biotope premier comme la christianisation a abîmé les intelligences et les corps ; la réception d’un droit romain décadent, qui a arraché le cultivateur à sa terre ; l’humanisme et les Lumières ; la Révolution française et ses conséquences en Allemagne… Tous ces épisodes d’une histoire malheureuse, long martyre biologique et culturel, ont aliéné la race germanique : corrodée par l’idée de péché, elle a perdu sa spontanéité vitale ; entravée par des médiations multiples (le vêtement, le droit écrit, le clergé et les hiérarchies sociales), elle a été privée de son immédiateté naturelle (nudité, oralité, égalité) ; sommée de respecter l’étranger, de soigner le faible et de tendre l’autre joue, elle s’est oubliée elle-même ; arrachée au sol de ses ancêtres par une modernisation rapide, elle a égaré son sang sur le pavé et l’asphalte des métropoles industrielles. Les responsables de ces évolutions tragiques sont, pour la doxa nazie, les Juifs, êtres contrenature, voire hors-nature : la « raciologie » de l’époque en fait non pas une race, mais une « nonrace » ou une « contre-race », un agglomérat d’entités tellement diverses que les Juifs en viennent à être définis non comme des éléments humains, sous-humains ou animaux, mais comme un danger d’ordre bactériologique, fortement infectieux. Le Juif a créé le monde moderne, produit du libéralisme politique de la Révolution française et du libéralisme économique de la révolution industrielle, qui n’est qu’artefact, arrachement du sang au sol, déracinement et empoisonnement : la polémique nazie affectionne le terme stigmatisant d’AsphaltJude (« le Juif du bitume »), cette Asphaltblume (« fleur d’asphalte ») qui ne prospère pas sur le terreau sain d’un humus campagnard, mais sur le sol artificiel et malsain des villes modernes, dont la nature a été expulsée. Contre cette aliénation, qui aboutira tôt ou tard à l’extinction de la germanité, le message nazi, véhiculé par la presse du

Paradis nazi

Adam et Eve au paradis (1897) de Ludwig von Hofmann, peintre emblématique du mouvement de « réforme de la vie » et de retour à la nature en Allemagne, à la fin du xixe siècle. La déchristianisation n’empêchait pas la permanence de ce mythe du paradis originel, fait d’harmonie fusionnelle avec la nature.

Note 1. Cf. P. Reichel, La Fascination du nazisme, Odile Jacob, 1993.

Décryptage En revenant sur les images et les écrits produits par les idéologues du IIIe Reich (articles de presse, fascicules de formation idéologique, films, etc.), Johann Chapoutot met en lumière un élément central de l’univers mental nazi : la croyance en la dégénérescence de la « race germanique ». D’où la nécessité, pour la régénérer, de rompre avec l’héritage judéo-chrétien pour revenir à l’ordre ancien, guidé par les lois de la nature et de la biologie.

L’HISTOIRE / N°435 / MAI 2017


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GUIDE Sorties n Expositions p. 90 n C inéma p . 94 n M édias p . 95

Expositions

Les Ritals sans pathos Une grande exposition retrace un siècle et demi d’immigration italienne en France.

L

’émigration italienne, la plus nombreuse en France, est désormais une évidence qui ne suscite plus aucune résistance ou commentaire. Pourtant, elle ne se fit pas sans obstacle, violence et xénophobie. Mais on l’a oublié tant les Yves Montand, Serge Reggiani, Cino Del Duca nous semblent aujourd’hui plus Français qu’Italiens. Le parti pris de « Ciao Italia ! » a été, d’emblée, de proposer une lecture sans pathos – ce qui ne veut pas dire sans émotion – de cette émigration massive, de l’appuyer sur des parcours bien balisés sur une périodisation, une localisation, une approche sociologique du devenir des Italiens en France et une réflexion sur leur héritage culturel. Ainsi structurée, l’exposition est lisible et claire, sans pour autant donner une vision manichéenne ou stéréotypée. La périodisation emprunte aux étapes de l’émigration. Après les décennies de l’exil politique du xixe siècle auxquelles il est peu fait allusion, les années 18601910 sont celles des grandes vagues d’immigration. Près de 2 millions d’Italiens quittent la péninsule tout juste unifiée et en proie aux difficultés économiques pour la France. Cette immigration massive dans un pays éprouvé par la crise économique, la montée du nationalisme et les soubresauts politiques provoqua deux des pires épisodes de xénophobie de la France – hors contexte colonial : les Vêpres marseillaises de 1881 puis les affrontements d’AiguesMortes en 1893 qui firent au moins huit morts et plusieurs blessés. Après une Première Guerre mondiale qui vit des volontaires italiens venir se battre sous le drapeau français, c’est L’HISTOIRE / N°435 / MAI 2017

Yves Montand (à gauche) à Marseille

en 1941, photographié par Henri Moiroud.

bien sûr la montée du fascisme qui eut un impact sur l’immigration. Nombre d’opposants politiques se réfugièrent en France, exportant avec eux la lutte entre le fascisme et les antifascismes. De son côté, le régime du Duce faisait tout pour endiguer l’hémorragie de travailleurs désormais sommés de se consacrer à l’Italie nouvelle, par leur travail et bientôt par leur combat.

Cireurs, limonadiers, glaciers… Après la Seconde Guerre mondiale, ce fut l’accord de main-d’œuvre francoitalien de 1947 qui permit aux derniers flux migratoires de gagner l’Hexagone, d’y trouver du travail, dans des conditions difficiles mais moins conflictuelles : la prospérité économique des Trente Glorieuses et l’ombre portée des conflits de décolonisation tendaient à « normaliser » cette immigration désormais acceptée.

Une attention particulière est portée dans l’exposition à la spatialité des migrations, avec la mise en évidence de l’évolution nette des régions de provenance : Italie centrale et Italie du Nord avant la Seconde Guerre mondiale, le Mezzogiorno dans un deuxième temps. Mais l’exposition présente aussi les lieux de passage, de contrôle, d’attente, en phase avec une historiographie plus récente. Que font-ils une fois en France, ces Italiens ? Artisans, artistes, commerçants et, bien sûr, le BTP et la mine constituent les professions investies par cette immigration qui réussit une ascension sociale en quelques générations : l’exemple de la famille du dernier poilu de la Grande Guerre, Lazare Ponticelli, ou encore celui des Cavanna en témoigne. Une belle part est faite aux petits métiers (cireurs, limonadiers, glaciers…) longtemps assurés par des ­Italiens. Ce n’est pas le moindre mérite de l’exposition que de faire dialoguer le récit, l’histoire, avec les créateurs, les objets, les œuvres d’art. On trouvera donc un modèle réduit de Bugatti, des affiches publicitaires de Leonetto Cappiello mais aussi des œuvres de Giuseppe De Nittis, Modigliani, Gino Severini. Et le contraste est puissant entre le triste tableau de 1896 par Tommasi qui ouvre l’exposition, Gli emigranti, et le trio heureux que mène Yves Montand – Ivo Livi de son vrai nom – sur le port de Marseille. Catherine Brice À VOIR

Ciao Italia ! Un siècle d’immigration et de culture italiennes en France, 1860-1960 jusqu’au 10 septembre au palais de la Porte Dorée, Musée national de l’histoire de l’immigration, Paris.


PARIS, MUSÉE NATIONAL DE L’HISTOIRE DE L’IMMIGRATION

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Certains immigrés italiens exercent des métiers de bouche, diffusant ainsi les spécialités culinaires de la péninsule (publicité de 1900). L’HISTOIRE / N°435 / MAI 2017


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