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Sommaire
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DOSSIER
ACTUALITÉS L’ÉDITO
3 Une guerre qui a fait l’Europe
FORUM Vous nous écrivez 4 Images médiévales ON VA EN PARLER Féminisation 6 Blois relève le défi
ÉVÉNEMENT
États-Unis 1 2 P résidence de Donald Trump.
L’impossible « impeachment » Par Pap Ndiaye
ACTUALITÉ Pratiques culinaires 1 8 Profession : écuyer tranchant Par Patrick Rambourg
J ustice 20 Le combat de Raphael Lemkin Par Vincent Duclert
L ittérature 22 « Kœnigsmark » :
les recettes d’un best-seller Par Pascal Dayez-Burgeon
M émoire 23 Sandarmokh, un « Katyn » en Carélie Par Nicolas Werth
la torture en Algérie Par François-René Julliard
30 1618-1648
M œurs 26 Sex in the City
La guerre de Trente Ans
Par Catherine Brice
R obert Faurisson
2 7 Mort d’un faussaire
Par Valérie Igounet
PORTRAIT
Gérard Noiriel 28 Fils du peuple
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Par Nathalie Lempereur
COUVERTURE : La Pendaison, de la série des Grandes Misères de la guerre, huile sur toile de Claude Callot vers 1650, d’après la gravure originale de son oncle Jacques Callot (Clermont Auvergne Métropole musées ; Bridgeman Images). En médaillon : portrait d’Andrew Johnson, 17e président des États-Unis, par Washington Bogart Cooper, vers 1866 (Washington DC, National Portrait Gallery ; Album/AKG). ABONNEZ-VOUS PAGE 97 Ce numéro comporte deux encarts abonnement L’Histoire sur les exemplaires kiosque France, un encart abonnement Édigroup sur les exemplaires kiosque Belgique et Suisse, un encart VPC montre sur les exemplaires abonnés et un encart Retronews sur les exemplaires abonnés.
L’HISTOIRE / N°454 / DÉCEMBRE 2018
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Enquête sur une catastrophe européenne Par Claire Gantet
Profession : mercenaire Dans la fosse de Wittstock Simplicissimus, petit paysan entraîné dans la guerre Ce que disent les traités de paix Carte : l’Allemagne à feu et à sang
« Richelieu a été un grand stratège » Entretien avec Hervé Drévillon
« Cette guerre aide à comprendre le monde actuel » Entretien avec Herfried Münkler
ROME, SANTA MARIA DELL A VITTORIA ; DE AGOSTINI PICTURE LIBRARY/BRIDGEMAN IMAGES
C omité Audin 2 4 Les intellectuels contre
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L’ATELIER DES CHERCHEURS
GUIDE LIVRES
74 « L’Afrique ancienne »
sous la dir. de François-Xavier Fauvelle Par Jean-Pierre Chrétien
76 La sélection de « L’Histoire » Bande dessinée
8 4 « Enfer glacé »
de Hannu Lukkarinen et Pekka Lehtosaari Par Pascal Ory
Revues 86 La sélection de « L’Histoire » 8 8 La planche de JUL
56 C omment lire est devenu un
jeu d’enfant
MARIO BONOTTO/SCAL A – ROME, MUSEO DELL A CIVILTA ROMANA ; DE AGOSTINI/LEEMAGE – THE GRANGER COLLECTION NYC/AURIMAGES
Entretien avec Paul Saenger
Classique 89 « La Mort et l’Occident » de Michel Vovelle Par Antoine de Baecque
SORTIES Expositions
9 0 « Naissance de
la sculpture gothique » au musée de Cluny à Paris Par Huguette Meunier
62 L es premiers pirates dans
l’océan Indien Par Pierre Schneider
92 « Les Nadar » à la BNF Cinéma
9 4 « Les Confins du monde »
de Guillaume Nicloux Par Antoine de Baecque
Médias 9 6 « Le Charbon »
de Manfred Oldenburg sur Arte Par Olivier Thomas
CARTE BLANCHE
9 8 Plaidoyer pour la (re)traduction Par Pierre Assouline
68 L es « réductions ». La mise au pas des
Indiens des Andes Par Jérôme Thomas
France Culture Retrouvez dans l’émission d’Emmanuel Laurentin « La Fabrique de l’histoire » une séquence en partenariat avec L’Histoire le dernier vendredi de chaque mois. L’HISTOIRE / N°454 / DÉCEMBRE 2018
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Face aux médias Ci-dessus : le 8 août 1974, la démission à venir du président Nixon fait les gros titres. Sans attendre la fin de la procédure d’impeachment, celui-ci annonce son départ lors d’une allocution télévisée. Ci-dessous : Donald Trump lors d’un sommet à Helsinki en 2018.
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Événement
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PRÉSIDENCE DE DONALD TRUMP L’IMPOSSIBLE « IMPEACHMENT » Dès l’entrée en fonctions du président des États-Unis d’Amérique Donald Trump, l’ombre de l’impeachment plane sur lui. Depuis 1789, cette procédure de destitution fut lancée à trois reprises contre des présidents américains. Elle n’a jamais abouti. Par Pap Ndiaye
BETTMANN/GETT Y IMAGES – GRIGORY DUKOR/REUTERS – DR
L
a procédure de l’impeach ment est souvent évoquée depuis l’entrée en fonctions de Donald Trump le 20 janvier 20171, tant l’actuel locataire de la Maison-Blanche bafoue ostensiblement les règles et usages de l’élection et de la fonction présidentielle. L’impeach ment, ou « mise en accusation », consiste en la possibilité pour le pouvoir législatif de destituer un haut fonctionnaire, un membre du gouvernement, ou bien le président lui-même « sur mise en accusation et condamnation pour trahison, corruption ou autres crimes et délits majeurs », ainsi que le stipule l’article II, section 4, de la Constitution américaine. La mention des « autres crimes et délits majeurs » autorise une marge d’interprétation assez large.
De fait, depuis 1789, année de l’élection du premier président des États-Unis, George Washington, la Chambre des représentants a lancé 62 procédures d’impeachment concernant trois présidents, un ministre de la Guerre, un sénateur, et des juges ; 19 ont abouti à un vote final par le Sénat, dont 8 destitutions. Dans l’esprit des « Pères fondateurs » de la Constitution, l’impeachment présidentiel était un mécanisme de dernier recours, au cas où un président en viendrait à se comporter comme un despote. Il n’était pas prévu pour un mauvais président ou un président aux mœurs questionnables. Beaucoup d’Amér icains rêvent d’un impeachment qui les débarrasserait d’un président honni. Mais la voie de
L’AUTEUR Professeur à l’IEP de Paris, membre du comité scientifique de L’Histoire, Pap Ndiaye a notamment publié La Condition noire (CalmannLévy, 2008) et, avec Andrew Diamond, Histoire de Chicago (Fayard, 2013).
l’impeachment est longue et semée d’embûches, à tel point qu’aucune procédure concernant un président n’est jamais parvenue à une destitution. Il y a pourtant eu trois tentatives dont la première visa Andrew Johnson en 1868, la deuxième Richard Nixon en 1974 (mais il démissionna avant qu’elle aboutisse) et la troisième Bill Clinton en 1998. Souvent invoqué, souvent espéré, l’impeachment du président est presque hors d’atteinte, même s’il s’en fallut de peu il y a cent cinquante ans.
Tuez la bête !
« Si vous ne tuez pas la bête, celleci vous tuera ! » : ainsi s’écriait en février 1868 Thaddeus Stevens, le représentant républicain de la Pennsylvanie au Congrès, pour convaincre ses L’HISTOIRE / N°454 / DÉCEMBRE 2018
Actualité
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Découper une pièce de viande devant les convives en la maintenant en l’air avec une fourchette : cet art médiéval est remis à l’honneur par de hardis maîtres d’hôtel. Par Patrick Rambourg*
Face au seigneur
En haut : cette enluminure, illustrant les Très Riches Heures du duc de Berry, montre l’officier de bouche (en vert). Ci-dessus, à droite : « Comment trancher un volatile », gravure extraite de Li tre trattari de Mattia Giegher (vers 1639).
I
l est aujourd’hui rare de pouvoir assister à un exercice de découpe dans un restaurant. Ce qui faisait la gloire des professions de salle il y a quelques décennies encore a pratiquement disparu de notre environnement gastronomique, tant le service à l’assiette est devenu la norme depuis la nouvelle cuisine des années 1970-1980. Toute une gestuelle de salle s’est perdue, même si
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l’apprentissage des techniques de flambage et de découpe se pratique encore dans les écoles hôtelières – plutôt comme transmission d’un patrimoine aux jeunes apprentis que dans le but d’une application au quotidien dans un restaurant. Néanmoins certains – comme Gil Galasso, « meilleur ouvrier de France maître d’hôtel » et enseignant au lycée hôtelier de Biarritz – souhaitent remettre à l’honneur
la découpe à table et à la volée. Cette technique consiste à trancher une pièce de viande ou une volaille maintenue en l’air à l’aide d’une fourchette. La pratique remonte au moins au Moyen Age. L’écuyer tranchant, officier de bouche généralement issu de la noblesse, découpe la viande royale ou princière en cérémonie lors du service de table. Il est au plus près du prince, comme le
RMN-GP (DOMAINE DE CHANTILLY, MUSÉE CONDÉ)/RENÉ-GABRIEL OJÉDA DE AGOSTINI PICTURE LIBRARY/AKG
Profession : écuyer tranchant
/ 1 9 montre l’une des miniatures des Très Riches Heures du duc de Berry (vers 1410-1416) qui illustre le mois de janvier par une scène de banquet : devant le duc attablé l’écuyer tranchant s’apprête à découper des animaux rôtis avec un couteau à fil arrondi (page de gauche). Des ouvrages transmettent ces savoir-faire. L’Arte cisoria du Castillan Enrique de Villena (1423) – le premier traité parvenu jusqu’à nous – détaille les techniques de découpe et la fonction de l’écuyer tranchant. Dans ses Mémoires (1473), le maître d’hôtel Olivier de La Marche évoque le rôle de l’officier tranchant à la cour de Bourgogne. Roberto de Nola, qui fut cuisinier de Ferdinand Ier de Naples, consacre un chapitre à la découpe « des viandes servies à table » dans l’édition espagnole de son Libro de guisados (1529). « Certains découpent les poules en l’air au bout d’une fourchette sans toucher le plat », écrit-il. L’aile est d’abord tranchée puis la demicuisse droite avec la pointe du couteau. « Il faut ensuite enlever le haut de cuisse en incisant par le haut et par le bas puis en insérant le couteau au centre pour dégager le haut de cuisse et dégager ensuite le blanc, en coupant dans la longueur puis le détailler en tranches » ; ensuite dégager « la partie charnue de l’aile », l’os de la poitrine et couper le cou. Tout cela sans poser la volaille sur la table.
DR
Une dimension théâtrale
La découpe doit être précise et le geste certain. La dextérité de l’écuyer tranchant officiant devant les convives prend alors une dimension théâtrale. Certains des écuyers tranchants, dont la charge est prestigieuse, font une carrière internationale comme l’Allemand Mattia Giegher, dont les trois traités sur l’art de servir à table, regroupés dans une publication posthume à Padoue en 1639 (Li tre trattati), ont un retentissement européen, et plus particulièrement les gravures montrant les techniques
La découpe à table devient une marque de civilité et, dans les demeures bourgeoises, le maître de maison se fait un honneur de découper une pièce de viande devant ses invités de découpe. Elles ont dû inspirer le Suisse Jacques Vontet pour son traité L’Art de trancher la viande et toutes sortes de fruits, à la mode italienne et nouvellement à la française (vers 1650). « Le tranchement se fait ordinairement en l’air et en la fourchette ainsi que durant le cours de mes voyages je l’ai appris, examiné et pratiqué, tant par la fréquentation des meilleurs écuyers de l’Europe que par la lecture des meilleurs livres », précise-t-il. Jacques Vontet fut attaché à de grandes maisons en Espagne et en Italie avant de s’installer à Lyon. Il propose « une façon de trancher dans les plats […] pour faciliter à tout le monde la connaissance de ce bel art ». Le « savoir trancher » se diffuse en effet dans la bonne société où la découpe à table devient une marque de c ivilité. Dans le même
Gil Galasso
Meilleur ouvrier de France en 2003, ce maître d’hôtel français soutient également une thèse sur « L’art de la découpe, histoire et enjeux » à l’université Bordeaux-Montaigne.
temps, la fonction de l’écuyer tranchant s’efface progressivement au profit du maître d’hôtel, et, dans les demeures bourgeoises, le maître de maison se fait un honneur de découper une pièce de viande devant ses invités. « On peut comparer un amphitryon qui ne sait ni découper ni servir au possesseur d’une belle bibliothèque qui ne saurait pas lire. L’un est presque aussi honteux que l’autre », écrit Alexandre Balthazar Laurent Grimod de La Reynière en 1808. Il évoque la découpe du chapon et de la poularde « sans toucher terre », dans une méthode singulière où la volaille maintenue au bout d’une fourchette fait le tour de la table afin que chaque convive prélève un morceau – mais la viande refroidit et l’invité peut se tacher. Le procédé est donc banni « des tables où l’on se pique de bien savoir vivre ». La volaille ou la pièce de viande tranchée dans un plat ou sur une planche s’impose désormais dans les repas de fête à la française. Dans les grands restaurants, la « science du découpage des mets » trouve aussi sa place. Le « trancheur moderne » doit avoir des compétences culinaires, des connaissances en anatomie, « une grande habileté manuelle » tout en ayant « une certaine force physique » pour « opérer avec élégance et délicatesse ». Certains acquièrent une renommée internationale, comme Joseph Dugnol, qui, à l’occasion, découpait en l’air un caneton rouennais, souligne le Larousse gastronomique de 1938. Il aurait peut-être du mal à trouver aujourd’hui son public. n * Historien des pratiques culinaires et alimentaires L’HISTOIRE / N°454 / DÉCEMBRE 2018
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DOSSIER
G uerre de Trente Ans
Défenestration Le 23 mai 1618, des représentants des états de Bohême jettent par la fenêtre les lieutenants impériaux à Prague. Ce geste, qui reprend celui des partisans de Hus en 1419, s’inscrit dans une trame tchèque et religieuse.
Enquête sur une catastrophe européenne Par Claire Gantet
L’HISTOIRE / N°454 / DÉCEMBRE 2018
EILEEN T WEEDY/AURIMAGES
Le conflit qui déchire l’Europe entre 1618 et 1648 est souvent considéré comme une guerre de religion, il a laissé le souvenir d’un traumatisme sans précédent. Retour sur quelques idées reçues.
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U
ne catastrophe est un événement aux conséquences particulièrement graves, voire irréparables, mais aussi l’état qui en résulte, la ruine, le désastre. Dénommée en Allemagne jusqu’en 1914 la « grande guerre », la guerre de Trente Ans (16181648) s’impose comme une catastrophe aux dimensions européennes. C’est en tout cas comme une catastrophe allemande que la présentent les ouvrages publiés en 2018 pour les commémorations du 400e anniversaire du début de la guerre, soucieux d’intégrer une dimension culturelle, ou anthropologique même au récit militaire : « une tragédie européenne » (Peter Wilson), la « guerre des guerres » (Johannes Burkhardt), les « cavaliers de l’Apocalypse » (Georg Schmidt), « une catastrophe européenne, un traumatisme allemand » (Herfried Münkler, cf. p. 50). Ce faisant, ils se situent à l’unisson des gravures et feuilles volantes des années 1618-1648, et d’une tradition littéraire nationale-libérale du xixe siècle. Catastrophe, sans doute. Mais force est de constater que le Saint Empire, épicentre de la guerre de Trente Ans, n’a pas disparu. Les traités de Westphalie, qui établissent la paix, sont en 1648 le théâtre d’une restauration des institutions impériales, même si elles sont à cette occasion amendées. En s’appuyant sur les recherches récentes qui exploitent des sources militaires, politiques, religieuses ou archéologiques, il est possible de porter aujourd’hui un regard renouvelé sur ce conflit dont l’histoire fut trop souvent masquée par d’épais filtres idéologiques. Revenons sur quelques idées reçues. À SAVOIR
Qu’est-ce que le Saint Empire ? Il est créé en 962 lorsque Otton Ier est couronné empereur d’un espace qui va de l’Italie à la Baltique. La couronne impériale n’est pas héréditaire, l’empereur est élu par des princes-électeurs. Ceux-ci sont sept depuis la Bulle d’or de 1356 : les archevêques de Trèves, de Cologne et de Mayence, le comte palatin, le duc de Saxe, le margrave de Brandebourg et le roi de Bohême.
MAISON HEINRICH HEINE – CHÂTEAU DE NEUBOURG SUR LE DANUBE
n
Il est composé de territoires aux statuts variés : territoires immédiats (dépendant directement de l’empereur et non d’un prince territorial intermédiaire) ou médiats ; siégeant à la Diète* impériale ou non. Parmi eux, les états impériaux (Stände) sont les princes, prélats et villes d’Empire immédiats ayant siège et voix à la Diète ; les historiens les estiment à 300-350. n
Il est régi par des institutions spécifiques : la Diète, le Conseil impérial aulique*, le Tribunal de la Chambre impériale* et les Cercles*. n
Comment la guerre a-t-elle commencé ?
L’AUTEURE Professeure d’histoire moderne à l’université de Fribourg (Suisse), Claire Gantet a notamment publié La Paix de Westphalie, 1648. Une histoire sociale, xviie-xviiie siècle (Belin, 2001), Guerre, paix et construction des États, 1618-1714 (Seuil, 2003) et, avec Christine Lebeau, Le Saint Empire, 15001800 (Armand Colin, 2018).
La guerre commence à Prague pour des raisons institutionnelles et religieuses. En 1617, le Habsbourg Ferdinand de Styrie est élu roi par la diète de Bohême. Or, il est connu comme un catholique intransigeant et un partisan d’une certaine centralisation politique face à la noblesse de Bohême néo-utraquiste1, de sensibilité protestante. Le 23 mai 1618, les états de Bohême demandent à se réunir pour se plaindre d’églises fermées ou détruites en apparente contradiction avec la Lettre de majesté accordée en 1609 par l’empereur dont dépend la Bohême : cette Lettre accordait en effet la liberté de culte aux néo-utraquistes, le droit de construire des églises et des écoles sur certaines terres. Les représentants de l’empereur Matthias Ier (1612-1619) sont alors jetés par des représentants des états de Bohême d’une fenêtre du château : c’est la Défenestration de Prague. Dès 1618, les contemporains ont le sentiment que le conflit naissant est la conséquence du blocage institutionnel engendré par les incerti-
En 1618, les représentants de l’empereur sont jetés par une fenêtre du château de Prague : la guerre commence tudes de la paix d’Augsbourg*. Cette paix de compromis reconnaissait en 1555, pour la première fois, deux confessions, comme juridiquement égales en droit dans le Saint Empire : le catholicisme et le luthéranisme ; si les sujets peuvent pratiquer à titre privé leur religion, ils doivent adopter publiquement la religion de leur prince ou émigrer. De fait, la liberté religieuse était concédée aux états impériaux, non aux individus. Développée à partir des années 1580 dans un esprit virulent et au niveau international, la politisation des Églises confessionnelles conduit dans l’Empire à la formation de blocs politico-militaires hostiles : en 1608, le Palatinat prend la tête de l’Union protestante, en 1609 la Bavière, celle de la Ligue catholique. Il en résulte la paralysie de la Diète*. La guerre serait donc liée à cette imbrication du politique et du confessionnel que les historiens
Mort Statue de Georg Petel (Augsbourg, vers 1630, 17 cm). Cette personnification de la mort adresse un memento mori (« souviens-toi que tu vas mourir »). De telles images sont réactualisées lors du conflit.
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L’Atelier des
CHERCHEURS n Comment lire est devenu un jeu d’enfant p . 56 n L es premiers pirates dans l’océan Indien p . 62 La mise au pas des Indiens des Andes p. 68 n
Comment lire est devenu un jeu d’enfant On le sait, la lecture a une histoire. C’est par exemple au Moyen Age que la lecture silencieuse se substitue à l’usage antique de la lecture à voix haute.
L’Histoire : Qu’est-ce qui vous a donné l’idée de faire l’histoire de la lecture ? Et sur quelles sources vous appuyez-vous ? Paul Saenger : Autrefois, faire l’histoire de la lecture c’était faire l’histoire des livres lus : on se demandait ce que lisaient les classes populaires, les bourgeois, les femmes, les Anglais, etc. Bien sûr, je n’ai pas négligé cet aspect dans
Décryptage Pourquoi y a-t-il des espaces entre les mots ? C’est en découvrant des expériences de psychologie cognitive que Paul Saenger a fait le lien entre les évolutions graphiques qui se profilent dans les textes et les pratiques de lecture. Il montre comment, dès les premiers siècles du Moyen Age, les pages des manuscrits sont devenues moins compactes, les mots ont été séparés et sont apparus les signes de ponctuation, autant d’évolutions qui ont permis un accès élargi à la lecture.
L’HISTOIRE / N°454 / DÉCEMBRE 2018
L’AUTEUR Conservateur à la Newberry Library, bibliothèque privée de recherche, à Chicago, Paul Saenger a notamment publié Space Between Words. The Origins of Silent Reading (Standford University Press, 1997).
mes recherches, mais, étant donné mon parcours, j’ai décidé d’aborder la question sous un angle différent. Quand j’ai terminé mes études d’histoire, j’ai passé un diplôme de bibliothécaire. A la bibliothèque de l’université Northwestern, à Chicago, je devais notamment sélectionner les livres à acheter pour la section de psychologie, ce qui m’a conduit à me plonger dans les revues de psychologie cognitive. A cette occasion, j’ai découvert les expériences de psychologues américains qui, pour étudier l’acte de lire, avaient supprimé tous les espaces entre les mots. Sans s’en rendre compte, ils reproduisaient la façon d’écrire des Romains et des Grecs, ce que j’avais appris dans mes cours de paléographie antique. Les résultats de l’expérience des psychologues sont frappants : confrontés à l’absence d’espaces entre les mots, les lecteurs ont commencé à oraliser. J’ai alors établi une correspondance entre cette réalité psychologique et les antécédents romains. Cette démarche impliquait une autre question : où, à partir de quand et pourquoi les hommes ontils commencé à séparer les mots ? La plupart des manuels de paléographie font remonter
DR – MARION BONOTTO/SCAL A
Entretien avec Paul Saenger
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Le liseur Éminent dominicain assis dans sa cellule et lisant. Un des 40 personnages représentés sur la fresque réalisée en 1346 par Tommaso da Modena, dans la salle du chapitre de l’église San Nicolò à Trévise, dans le nord de l’Italie.
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