1812, Pourquoi les Russes ont battu Napoléon

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MENSUEL DOM 7,50 BEL 7,50 CH 13,00 FS CAN 10,00 $CAN ALL 8,20 ITL 7,50 ESP 7,50 GR 7,50  PORT CONT 7,50  MAR 63 DHS LUX 7,50  TUN 6,70 TND TOM/S 970 XFP TOM/A 1620 XFP MAY 8,90  ISSN 01822411

NUMÉRO SPÉCIAL

1812, POURQUOI LES RUSSES ONT BATTU NAPOLÉON

La « guerre suprême »

Ce que nous apprennent les sources russes

Berezina, mortelle victoire

3:HIKLSE=WU[ZUU:?k@n@h@g@g;

M 01842 - 376 S - F: 6,50 E - RD


’SOMMAIRE N°373-MARS 2012

’ACTUALITÉ

36 Après Tchernobyl

on en parle 16 La vie de l’édition La femme en vue En tournage

37 Place à l’histoire au Cinéma du réel

portrait 18 Ivan Jablonka, fils d’orphelin Par Séverine Nikel

CAROLE BETHUEL

concordance des temps 20 Le printemps grec Par Dimitri Skopelitis et Dimitri Zufferey

’ÉVÉNEMENT

8 « Les Adieux à la reine » : du roman à l’écran Par Antoine de Baecque

Benoit Jacquot vient d’adapter au cinéma Les Adieux à la reine de Chantal Thomas. Alors que dehors la Révolution gronde, le monde de Versailles, celui de Marie-Antoinette et de ses courtisanes, s’effondre en quelques jours.

Par Antoine de Baecque

’FEUILLETON les grandes heures de la presse 100 Watergaffe au « Canard »

Par Jean-Noël Jeanneney

’GUIDE

livre 22 « Votez pour Polibius, il fait du bon pain ! »

la revue des revues 102 NRF ou NRB ? Ibn Khaldoun - Grenoble en « bleu »

23 Internet : les sites du mois

les livres 104 Jeanne d’Arc dans tous ses états

Par Claude Aziza

24 L’énigme des trois philosophes

Par Julien Théry

Par Patrick Boucheron

105 La sélection du mois

25 Agenda : les rencontres du mois

le classique 112 « Les Origines de la France contemporaine » de Taine

médias 26 Mars algérien

Par Ariane Mathieu

27 Délateurs bande dessinée 28 En quête d’Anna Par Pascal Ory

Par Michel Winock

’CARTE BLANCHE

114 La télé, prof d’histoire ? Par Pierre Assouline

programme scolaire 30 Aux larmes lycéens ! Par Annette Wieviorka

expositions 32 Crépuscule égyptien Par Juliette Rigondet COUVERTURE :

Portrait de Napoléon représenté à Moscou pendant la campagne de Russie, peinture de Vassili Vereschagin, 1895, Moscou, Musée historique national (Fine Art Images/Leemage).

RETROUVEZ PAGE 38 LES RENCONTRES DE L’HISTOIRE ABONNEZ-VOUS PAGE 113

Ce numéro comporte quatre encarts jetés : Société française des monnaies, First Voyages (abonnés), L’Histoire (kiosques France et export, hors Belgique et Suisse) et Edigroup (kiosques Belgique et Suisse).

33 1913 en Mongolie

Par Huguette Meunier

cinéma 34 « La Grande Illusion » : histoire d’un film Par Christophe Gauthier et Natacha Laurent

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www.histoire.presse.fr 10 000 articles en archives. Des web dossiers pour préparer les concours. Chaque jour, une archive de L’Histoire pour comprendre l’actualité.


’SPÉCIAL

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’RECHERCHE

82 La croisade des enfants a bien eu lieu ! Par Jean Flori

Ce sont bien de très jeunes gens qui, en 1212, sont partis combattre en Terre sainte.

Par Estelle Sohier

Le vainqueur de l’armée coloniale italienne a su aussi préserver l’indépendance de l’Éthiopie.

1812

Pourquoi les Russes ont battu Napoléon 42 Qu’allait-il faire en Russie ?

Par Thierry Lentz 45 Carte : l’Europe de Napoléon 48 Le début de la fin

50 Carte : 172 jours aller-retour

Par François Houdecek

52 Pourquoi les Russes ont gagné

Par Marie-Pierre Rey 58 Qui a gagné à Borodino ? Par Thierry Lentz 65 Ceux qui sont restés

66 Le geste fou de Rostopchine

Par Marie-Pierre Rey

68 « Le plus beau détail est dans Stendhal » Entretien avec Pierre Michon

70 Tolstoï : « Koutouzov savait »

72 Le trouble des mémoires

Par Natalie Petiteau

76 La première guerre patriotique Par Pierre Gonneau 54 Chronologie 79 Pour en savoir plus

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CRÉDIT

88 Ménélik II, père de l’Éthiopie moderne

96 Ibn Ezra. Itinéraire d’un Juif errant Par Jean-Christophe Attias

Originaire d’Al-Andalus, il incarne la figure de l’intellectuel juif médiéval. Le dernier vendredi de chaque mois à 9 h 05 « La Fabrique de l’histoire » d’Emmanuel Laurentin Retrouvez la séquence « L’atelier du chercheur » en partenariat avec L’Histoire (cf. p. 88)


carole bethuel

’événement les adieux à la reine

Le 21 mars sort dans les salles l’adaptation par Benoit Jacquot des Adieux à la reine. Publié en 2002, ce roman de Chantal Thomas se présentait comme le récit par la lectrice de MarieAntoinette des journées qui, du 14 au 16 juillet 1789, virent s’effondrer « sa » monarchie. Antoine de Baecque a suivi l’ensemble de cette aventure. Encore une autre façon de faire de l’histoire.

rmn/gérard blot

Marie-Antoinette, interprétée par Diane Kruger, avec sa fille Madame Royale et le Dauphin, lors de ce qu’elle croit être des adieux à Louis XVI, le 17 juillet 1789. Ci-contre : détail d’un tableau de Gautier d’Agoty représentant une dame de compagnie de Marie-Antoinette. Parmi les nombreuses femmes qui servaient la reine, AgatheSidonie Laborde était chargée de lui lire du Marivaux, du Beaumarchais ou des sermons de Bossuet. C’est l’héroïne des Adieux à la reine.

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Par Antoine de Baecque

L

e 23 mai 2011, premier jour de tournage rection populaire qui a pris, quelques jours plus dans la grande cour pavée du château de tôt, la Bastille. Pour Louis XVI, c’est le début de la Versailles. L’équipe technique s’est installée fin ; pour la France, l’entrée dans une ère nouvelle rue des Réservoirs, aux abords immédiats, légère- dont le symbole est la cocarde tricolore, union du ment en contrebas de la grille d’honneur, fermée bleu et rouge de la ville de Paris et du blanc de la en ce jour où le château ne se visite pas. Il y a là une monarchie française. trentaine de jeunes techniciens qui s’activent, insDans Les Adieux à la reine, on ne voit rien de tallent un travelling, essayent une luma – caméra tout cela, ce n’est pas cette histoire qui occupe la montée sur une petite grue mobile. Le cinéaste, place. L’attention s’y concentre sur Versailles, derBenoit Jacquot, finit de déjeuner ; les acteurs et ac- rière la grille, moment dramatique oublié des litrices sont attendus pour 14 heures. vres d’histoire, lorsque Marie-Antoinette, entourée Derrière la grille d’honneur, rendue célèbre par de ses deux enfants, assiste au départ de Louis XVI, Édith Piaf qui y chantait Ah ça ira !, agrippée aux ne sachant pas, puisqu’il part pour une ville en répointes dorées, dans Si Versailles m’était conté… volte, violente, tumultueuse, hérissée de piques et (1954) de Guitry, une quinzaine de gardes-françai- de poignards, si elle le reverra un jour. ses patrouillent dans leur uniforme bleu et blanc Dans le scénario du film, écrit par Benoit sous un soleil de plomb. Midi : est-ce Jacquot et son complice habituel Gilles Un moment Taurand, on peut lire : « Séquence 50 A/ l’entraînement quotidien des soldats dramatique à l’ancienne qui gardent le château ? Dans la grande cour pavée. Extérieur maNon, c’est une répétition des figurants tinée. Le ciel est uniformément bleu. Dans oublié des des Adieux à la reine, l’adaptation au ci- livres d’histoire la cour jonchée de toutes sortes de meunéma du roman de Chantal Thomas. bles, sacs mal ficelés et bibelots en tout Les bleus ne sont plus très frais, mais marchent genre laissés par les fuyards de la nuit, premiers toujours au pas derrière le tambour de la garde. émigrés, plusieurs voitures sont prêtes pour le déLe régisseur général prépare les premières prises, part du roi pour Paris. éloignant les curieux, réconfortant la soldatesque, » A l’écart, Sidonie et Mme Campan [la première bonhomme mais fatiguée. femme de chambre de la reine] observent la scène. Le roi est entouré par deux maréchaux, puis on voit DE L’AUTRE CÔTÉ DE LA GRILLE arriver la reine avec sa fille Madame Royale et le Benoit Jacquot tourne ce jour-là le départ de jeune Dauphin. Les adieux sont déchirants. Le roi Louis XVI pour Paris, le 17 juillet 1789 au ma- serre Marie-Antoinette contre lui, il embrasse ensuite tin. Le roi est attendu à l’Hôtel de Ville par Bailly, ses enfants, et il grimpe dans sa voiture. Le convoi le maire tout frais élu, et par La Fayette, le pre- s’ébranle. La reine reste longtemps à regarder les voimier commandant de la garde nationale. Dans la tures s’éloigner. Puis elle fait demi-tour vers le châgrande histoire, c’est à ce moment-là que, reçu teau en tenant ses enfants par la main. » par les nouvelles autorités révolutionnaires et acDans sa robe bleu azur, Diane Kruger est exclamé par la foule, le souverain légitime l’insur- quise en Marie-Antoinette : l’émotion de la reine, L’ H I S T O I R E N ° 3 7 3 M A R S 2 0 1 2 9

AUTEUR

« Les Adieux à la reine » : du roman à l’écran

L’AUTEUR Antoine de Baecque est professeur d’histoire du cinéma à Paris-XNanterre. Il a notamment écrit le scénario du documentaire Casanova, histoire de ma vie, réalisé par Hopi Lebel, et publié chez Tallandier, dans la nouvelle série des « Dictionnaires de curiosités », un volume sur la Révolution française.

Notes 1. Cf. A. de Baecque, « Casanova, homme des Lumières », L’Histoire n° 369, novembre 2011, pp. 8-15. 2. La Semaine sainte d’Aragon (1958) relate la semaine du 19 au 26 mars 1815 durant laquelle Napoléon, évadé de l’île d’Elbe, se dirige vers Paris tandis que Louis XVIII quitte la capitale.


’SPÉCIAL

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Passage de la Berezina, tableau réalisé par January Suchodolski vers 1859 (Poznan, Musée national).

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Depuis Clausewitz, la cause est entendue : les Russes, en 1812, ont fui, par peur, devant la Grande Armée. L’immensité du territoire et le « général hiver » expliquent le désastre militaire de Napoléon. Une vision aujourd’hui totalement révisée.

1812

Pourquoi les Russes ont battu Napoléon 42

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Par Thierry Lentz 45

Entretien avec Pierre Michon

Qu’allait-il faire en Russie ? Carte : l’Europe de Napoléon

« Le plus beau détail est dans Stendhal » 70

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Tolstoï : « Koutouzov savait »

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Le trouble des mémoires

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Le début de la fin

Carte : 172 jours aller-retour Pourquoi les Russes ont gagné Par Marie-Pierre Rey

Par Natalie Petiteau

La première guerre patriotique Par Pierre Gonneau 54

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Chronologie

Par Thierry Lentz 65

Pour en savoir plus

Qui a gagné à Borodino ?

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Ceux qui sont restés

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Le geste fou de Rostopchine

Par Marie-Pierre Rey L’ H I S T O I R E N ° 3 7 3 M A R S 2 0 1 2 41

Jeudi 1er mars à 13 h 30 retrouvez Marie-Pierre Rey dans « La Marche de l’histoire » de Jean Lebrun sur France Inter en partenariat avec L’Histoire


’spécial campagne de russie

fine art images/leemage

Qu’allait-il faire en Russie ? En 1812, l’Empire français se trouve à son apogée. Excepté l’Angleterre, il est en paix avec ses voisins. Napoléon lui-même est comblé avec la naissance d’un héritier. Pourquoi décide-t-il alors de rouvrir les hostilités contre la Russie ? Par Thierry Lentz

E

l’auteur Directeur de la Fondation Napoléon, Thierry Lentz a publié une Nouvelle histoire du Premier Empire en quatre volumes (Fayard, 2001-2010). Il dirige la publication de la Correspondance générale de Napoléon (Fayard). Il vient de faire paraître La Conspiration du général Malet, 23 octobre 1812 (Perrin).

n 1812, Napoléon, dans sa quarante-troisième année, n’est plus tout à fait un homme jeune. Voici douze ans qu’il est au pouvoir. Politiquement, il est au sommet de sa carrière. Au physique comme au moral, il est bien loin du général Bonaparte qui se sentait « emporté dans les airs » en Italie, rêvait à Alexandre le Grand en Égypte, emmenait à marche forcée la France consulaire sur la route des réformes, pacifiait l’Ouest et mettait fin à ce qu’il appelait « le roman de la Révolution » sans renoncer à ses principes. Depuis 1804, de victoires extérieures en succès intérieurs, l’Empire s’est affermi, couvre 134 départements, compte 45 millions d’habitants et constitue le cœur de ce qu’il appelle (sans vraiment en donner une définition précise) son « système fédératif européen ». Il y a bien eu l’invasion puis la révolte de l’Espagne mais la force et le nombre ont noyé la rébellion et, en ce début 1812, la rémission de ce cancer semble pouvoir être définitive, à condition que les maréchaux (qui passent leur temps à se chamailler) et le roi Joseph (le frère de Napoléon) s’entendent. Un monarque qui se croit tranquille Les deux dernières grandes victoires de l’empereur des Français ont eu lieu sur un autre terrain. Au printemps 1810, il est entré dans la famille des Césars en épousant la fraîche archiduchesse Marie-Louise : il fallait qu’il se sente bien assis sur son trône pour oser installer à ses côtés une « Autrichienne », qui plus est nièce de celle que le

bourreau Sanson avait décapitée, dix-sept ans plus tôt, au nom de la République. Un an plus tard, la légitimité impériale avait encore été renforcée : le 20 mars 1811, l’héritier tant désiré était venu au monde. On lui avait donné le titre de roi de Rome. « L’avenir est à moi », a fait dire Victor Hugo à cet homme qui paraît en effet béni des dieux. Lui commence d’ailleurs à croire qu’il mérite les dithyrambes que déversent par tombereaux les poètes et les littérateurs aux ordres ou en quête de prébendes. Oui, Napoléon a changé. Comme son empire, il s’est épaissi. Un témoin le trouve alors « jaune, obèse, boursouflé », ajoutant : « J’attendais un dieu, je ne vis qu’un gros homme1. » Celui qui ne tenait pas en place, travaillait souvent d’une aube à l’autre, épuisait ses ministres et ses secrétaires, entraînait toute une génération dans une chevauchée ininterrompue passe désormais de plus en plus de temps avec sa jeune impératrice, joue avec son fils, est atteint par la griserie d’un pouvoir que nul dans son entourage n’a plus l’audace de vouloir tempérer. Il se croit tranquille : l’ordre intérieur est resserré, l’Europe est verrouillée. Mais la puissance pure a remplacé l’habileté manœuvrière et l’art du possible. Napoléon pense sa machine parfaite. Tout au plus les mécanismes et engrenages ont-ils besoin de temps à autre d’un nettoyage ou d’un tour de vis. Il ne prend que tardivement conscience du marasme intérieur, n’agit que sur ses effets, en délaisse les causes. Il n’a pas l’air de se douter que son système s’enraye.

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La crise économique que traverse l’Empire de- Piété augmentent de 10 % dans les cinq premiers puis 1810 est en effet d’une gravité sans précédent. mois de 1811. Et, pour couronner le tout, le ciel se Tout a commencé en septembre, trois mois après met de la partie : des printemps et des étés pourles festivités du mariage impérial, avec la faillite de ris, en 1810 et 1811, provoquent deux mauvaises la maison Rodde de Lübeck, une banque qui spé- récoltes consécutives et des disettes, phénomène culait sur les denrées coloniales (sucre, bois exoti- que l’on croyait révolu. Dans la moitié des déparques). Le cours de celles-ci s’effondre et les pertes tements de l’Empire le grain manque et il faut en de ceux qui avaient accumulé des stocks sont consi- importer d’Allemagne et d’Italie. dérables. Les banquiers continentaux cessent de Des solutions ? Ce souverain peu interventionprêter, d’abord aux spéculateurs puis à l’économie niste (à une époque qui d’ailleurs ne l’est pas) tâtout entière. Les industriels et commerçants ayant tonne et répond par des grands travaux et des combesoin de liquidités pour assurer leurs fins de mois, mandes publiques. Contre la pénurie, il décrète ils tentent d’en obtenir en vendant leurs immeu- même au printemps 1812 une sorte de maximum bles… Et comme l’offre explose tandis que la de- des prix du grain, qui n’aura pas plus d’efficacité mande est frileuse, c’est une autre bulle qui éclate. que celui que la Convention avait imposé en sepLe cercle vicieux produit dès lors tous ses ef- tembre 1793 sur les produits de première nécesfets. Des milliers d’entreprises ferment dans toute sité. Pour mater quelques émeutes de la faim, il enla France : manufactures de textiles, forges, fabri- voie la gendarmerie et même la garde impériale, ques d’armes, industries du bois, bâtiment, etc. Des comme à Caen ou Amsterdam. Les historiens ont centaines de milliers d’ouvriers peu étudié cette crise, masquée se retrouvent sans travail : par la campagne de Russie et ses Napoléon est atteint 90 000 dans la Seine-Inférieure, conséquences. Mais il n’est pas 45 000 dans le Nord, 40 000 indifférent de se souvenir que par la griserie d’un dans l’Ourthe et le Haut-Rhin, cette guerre a été imposée à une pouvoir que nul dans 30 000 dans le Gard, 12 000 à population affaiblie et s’est déson entourage n’a plus Paris, etc. Dans la capitale, on roulée dans de mauvaises condil’audace de tempérer compte plus de 110 000 inditions économiques, source d’emgents et les dépôts au Mont-debarras budgétaires. Vie de famille

rmn/daniel arnaudet

Le 20 mars 1811 naît l’héritier tant attendu : Napoléon François Charles Joseph Bonaparte, roi de Rome. L’Empereur passe de plus en plus de temps en famille, comme le montre cette peinture surprenante : Napoléon interrompt son dîner pour prendre son fils dans ses bras ; l’impératrice Marie-Louise se tient à ses côtés (tableau d’Alexandre Menjaud, 1812, château de Fontainebleau). Page de gauche : portrait de Napoléon par le Russe Vassili Vereschagin, montrant l’Empereur, à Moscou, lors de la campagne de Russie (1895, Moscou, Musée historique national). L’ H i s t o i r e   N ° 3 7 3   M a r S  2 0 1 2 43


amsterdam, rijksmuseum, cabinet des estampes

’recherche croisade des enfants

Décryptage L’épisode divise les historiens. Nombre d’entre eux, comme Peter Raedts, pensent que ce ne furent pas des enfants qui prirent la route pour la Terre sainte, mais des pauvres, les exclus de la révolution économique du xiie siècle. La confusion vient du mot latin pueri (« enfant ») qui peut aussi désigner une classe sociale en état de dépendance. Jean Flori a réexaminé minutieusement plus d’une cinquantaine de chroniques. Il démontre non seulement que ce furent bien des jeunes qui partirent vers Jérusalem, mais souligne aussi le caractère proprement religieux, et même apocalyptique, de cette singulière croisade.

La croisade des enfants a bien eu lieu ! En 1212, se produit un phénomène inouï : d’Allemagne et de France, des enfants partent de leur propre initiative vers la Terre sainte. Sans armes et grâce à la seule puissance divine, ils veulent délivrer le sépulcre du Christ et rendre aux chrétiens la Vraie Croix.

Par Jean Flori

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prendre la croix. Or, ces petites gens, généralement oubliés des rédacteurs des sources médiévales, constituent la part n 1213, le pape Innocent III espère, majoritaire de la population du moment. par une vaste campagne de prédiC’est dans ce contexte qu’a lieu, en 1212, cation dans toute la Chrétienté, orle phénomène inouï de la « croisade des ganiser une expédition de libération de enfants ». Jérusalem et de la Vraie Croix, aux mains L’AUTEUR Souvent mal reconnue, cette croisade des musulmans depuis la victoire de Jean Flori est est pourtant relatée, avec stupéfaction, de Saladin sur les armées franques à Hattin directeur par plus d’une cinquantaine de chronirecherche en 1187. Il estime qu’elle accomplira le honoraire au ques. En France et en Germanie, des pueri plan divin prophétiquement annoncé, CNRS (Centre des deux sexes et en grand nombre, quitd’études la fin de la domination des adeptes de supérieures de tent leurs villages et leurs familles. Ils Mahomet qu’il assimile à l’adjoint de l’An- civilisation sont estimés entre 15 000 et 30 000 dans de téchrist, à la Bête de l’Apocalypse. Pour médiévale le mouvement français à son départ. Le Poitiers). Il a lui, la fin des temps est proche : elle abou- récemment publié groupe allemand semble du même ordre. tira à l’instauration du royaume de Dieu. La Croix, la tiare Ces jeunes se lancent sur les chemins, sous l’épée. La Mais les chrétiens doivent d’abord recon- et la conduite de deux bergers, Nicolas et croisade quérir la Terre sainte. Étienne, qui se disent mandatés par Dieu. confisquée A cette date, en 1213, on peut résumer (Payot, 2010), Tous marchent vers la Méditerranée afin Chroniqueurs et ainsi les traits constitutifs de la croisade : propagandistes de gagner la Terre sainte. Malgré l’hoselle est voulue de Dieu et répond à un ap- (Droz, 2010) et tilité du clergé, ils sont souvent bien acCroisades (Le pel du Christ qui demande à ses fidèles de Les cueillis (et ravitaillés) par les populations Cavalier bleu, « prendre sa croix » et de venir par les ar- 2010). laïques des bourgs et villages traversés. mes libérer son héritage, la Terre sainte, Le groupe allemand, après avoir franchi spoliée par les « infidèles » deles Alpes, atteint l’Italie du Nord, puis 636. C’est à la fois une puis les villes portuaires de la guerre sainte et un pèlerinage, côte ligure, cherchant vaineun service de type vassalique, dû ment à traverser la mer. Certains par ses fidèles au roi des cieux et restent dans ces régions et tenrémunéré par de grandes récomtent d’y survivre dans la misère. penses spirituelles. Le pape, viD’autres rentrent chez eux, décaire du Christ, est le seul à pouçus et confus. Le mouvement alvoir décider d’une croisade, à la lemand disparaît aussi soudaifaire prêcher, à l’organiser, à en nement qu’il était apparu. Le fixer les buts et la destination. groupe français, parvenu sur les Les échecs successifs des côtes de Provence, connaît un croisades précédentes, qui ont sort semblable. La plupart des entraîné la perte de Jérusalem, auteurs, tous ecclésiastiques, du Saint-Sépulcre et de la sainte soulignent leur fin lamentable. Croix, sont considérés comme Ils y voient souvent l’effet d’un un châtiment de Dieu. Il punit jugement de Dieu. Quelques-uns ainsi les péchés des chrétiens. portent cependant sur eux un juEt c’est seulement au prix de gement moins négatif. repentances préliminaires que Qui étaient donc ces croil’expédition massive prêchée sés que les sources désignent sur ordre du pape pourra trouunanimement sous le terme de ver grâce aux yeux du Seigneur pueri ? Quelles ont été l’ampleur et réussir pleinement. et la spécificité de leurs mouveTous les chrétiens sont donc ments ? Dans son sens habituel, Malgré l’hostilité appelés à prendre la croix, soit le terme désigne des enfants. du clergé, les pueri en allant combattre (chevaliers C’est ainsi que l’ont compris la sont bien accueillis par et hommes d’armes), soit en plupart des historiens du phénoles populations des fournissant à leurs frais un subsmène1. Cette interprétation clastitut mercenaire, soit plus indibourgs qu’ils traversent sique a été contestée en 1977 par l’historien Peter Raedts, à une rectement en donnant à l’Église, époque où l’influence de la penselon leurs moyens, des sommes sée marxiste incitait à considérer les mouvements d’argent. La mobilisation doit être générale. Une partie importante de la population, tou- religieux comme des leurres idéologiques élabotefois, n’entre pas dans cette mouvance : les fem- rés par l’Église dominante pour dissimuler la vémes (à l’exception des personnages d’assez haut ritable dimension sociale des manifestations. Il rang pour disposer de fonds propres), les pauvres fondait sa thèse sur un sens dérivé – attesté mais (en particulier le prolétariat rural) et les jeunes, relativement rare – du mot puer. Pour lui, les pueri dépendants de leurs parents. Tous, cependant, as- de 1212 ne seraient pas des « enfants » au sens de pirent au salut et entendent les mêmes appels à l’âge biologique, mais des « petits » au sens social : ELECTA/LEEMAGE

AUTEUR

E

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Portrait du pape Innocent III (1160-1216) qui prêcha une vaste croisade armée dans toute la Chrétienté en 1213, un an après la croisade pacifique des enfants qu’il considérait alors comme « fausse » (mosaïque conservée au musée de Rome, Palazzo Braschi). Page de gauche : un dessin flamand de 1499 représente des enfants croisés et armés, contrairement au mouvement de 1212.

Note 1. Comme Dana Carleton Munro, Paul Alphandéry, Giovanni Miccoli, Jean Delalande, ou Norman P. Zacour.


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