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M 02049 - 567S - F: 6,20 E - RD GR 6,80 € - PORT CONT 6,80 € - MAR 60 DHS - LUX 6,80 € - TUN 7,50 TND - TOM /S 950 CFP - TOM/A 1500 CFP - MAY 6,80 €
MAI 2016 DOM/S 6,80 € - BEL 6,70 € - CH 12,00 FS - CAN 8,99 $ CAN - ALL 7,70€ - ITL 6,80 € - ESP 6,80 € - GB 5,30 £ N° 567 562
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L’édito
Par Pierre Assouline
Éloge de l’ombre de la voix
O
À LIRE
La Voix sombre, RYOKO SEKIGUCHI,
éd. P.O.L, 108 p., 9 €.
n reconnaît un écrivain à sa voix. Il méditation sur la vraie voix de nos semblables éclipsés à n’est que de le lire pour l’identifier. Un jamais émerge une singulière voix d’écrivain. Sa double livre d’où elle ne se dégage pas, quand culture, qui lui fait naturellement comparer les mœurs bien même d’autres l’appelleraient japonaises et françaises, l’a poussée à confronter l’absence style, ton ou petite musique, n’est pas de culture de la voix enregistrée dans son pays d’origine d’un écrivain mais d’un auteur. Une avec l’abondance de voix enregistrées dans son pays page, un paragraphe, parfois même une phrase suffisent d’adoption. Ce constat lui est venu à l’écoute, régulière, à mettre un nom sur un texte, dès lors que l’on prête passionnée et à toute heure, de France Culture, exceptionl’oreille au son qu’il émet. S’il est d’un inconnu qui signe nel conservatoire de voix. La radio étant par excellence là son premier roman, la voix suffit à flairer un nouvel un support fantomatique, Ryoko Sekiguchi s’est laissé écrivain. Ou pas. Elle permet de savoir à qui on a affaire, caresser par des fantômes de voix au fil de ses réflexions et qu’un tri s’opère. Qu’il s’agisse de Modiano, de Proust nouées en fragments. C’est aussi que ce média s’adresse ou de Duras, la voix qui émane du livre ne trompe pas. publiquement à chacun de nous personnellement ; il nous Avec les étrangers, c’est plus délicat, car la voix peut parle à l’oreille, parfois même en chuchotant. varier selon le traducteur, celui-ci superposant la sienne Le souvenir de la voix de son grand-père qu’elle n’a pas au romancier qu’il interprète en français. Mais, des écri- enregistrée hante ses pensées. N’en demeure que sa voix vains que l’on a eu le privilège de côtoyer et d’aimer, on mentale. Car une exilée a encore plus de mal à croire à la retient au fond davantage la voix de la permort de l’être cher, il est encore plus long à Enregistrer sonne que celle de ses écrits, lesquels sont mourir ; elle l’a apprise par un coup de fil du la voix des avant tout le reflet de son travail. Japon, par une voix lui annonçant qu’elle Des disparus dont l’absence nous dévaste, êtres chers, n’entendrait plus jamais « sa » voix. Elle nous conservons des images si ténues, des ce « présent évoque le grain de la voix avec la sensualité odeurs si fugaces, des écrits si durables, mais pour généralement réservée à célébrer le grain de leur voix ? Nous pouvons en rêver tout toujours ». beauté. Ce qu’elle dit du timbre de ceux qui autant. La présence des morts passe souvent sentent leur mort proche bouleverse par par elle ; de leur vivant, on ne l’écoute pas tant elle fait l’éclat de sa vérité poétique : « Leur voix en quelque sorte corps avec eux ; après, elle revient nous hanter si fort habillée pour l’au-delà […] qui prévient qu’elle ne se suiqu’elle peut faire corps à nouveau mais avec nous. La voix vra plus, qu’elle atteint à son terme, comme une bande est la seule partie du corps qu’on ne peut enterrer. Les magnétique qui se termine donne des signes que la fin cordes vocales on peut, pas la voix. À la tristesse née de approche, par un grésillement ou de petites coupures. » la disparition s’ajoute la prise de conscience que jamais Avec une légèreté et une délicatesse mêlées de gravité, plus nous n’entendrons le timbre familier de l’être cher, Ryoko Sekiguchi nous enjoint à enregistrer la voix des ses silences aussi. Les photos ne sont que des traces, êtres chers, notre temporalité dût-elle en être troublée par ce « présent pour toujours ». Elle réussit à effleurer quand la voix est aussi un prolongement du corps. Poétesse et traductrice, Ryoko Sekiguchi est une Japo- l’universel sans jamais cesser d’être intime. Au terme de naise de Paris qui écrit en français depuis 2003. La Voix cet éloge de l’ombre de la voix, elle n’est plus qu’une onde sombre, petit livre car bref et compact, est porté par une faite femme. On en sort grandi, et comme lavé de la lumière intérieure que n’annonce pas son titre. De sa bêtise des jours. N° 567/Mai 2016 • Le Magazine littéraire - 3
Sommaire Mai 2016 n° 567
10
Rencontre avec Pierre Lemaitre
3 Édito Éloge de l’ombre de la voix Par Pierre Assouline 6 Presto L’actualité en bref
L’esprit du temps
10 Rencontre Pierre Lemaitre à point nommé Par Alexis Brocas 14 Essais Michel Onfray, rancœur à l’ouvrage Par Marc Weitzmann 18 Document Gide et sa dame de cœur Par Robert Kopp 20 Anniversaire « Poésie/Gallimard », un monument de poche Par Jean-Yves Masson 22 Bande dessinée Luz, de C harlie à Albert Cohen Par Nicolas Tellop 24 Exposition Les Hugo, ou les admirables Par Juliette Einhorn 26 Cinéma Le Livre de la jungle, la jungle d’un livre Par Hervé Aubron et Maxime Rovere
MATHIEU ZAZZO POUR LE MAGAZINE LITTÉRAIRE
Critique fiction
36 Dave Eggers, L e Cercle Le meilleur des mondes II Par Bernard Quiriny 38 Louise Erdrich, L e Pique-nique des orphelins La tribu démantibulée Par Juliette Einhorn 39 Julian Barnes, Le Fracas du temps Chostakovitch, lamento Par Alexis Liebaert 40 Ludovic Janvier, A pparitions Janvier, à mots comptés Par Vincent Landel 42 Paule Constant, D es chauves-souris, des singes et des hommes Une fable d’Ebola Par Pierre Maury 45 Vincent Message, Défaite des maîtres et possesseurs Message d’alerte Par Camille Thomine 46 Dashiell Hammett, Le Chasseur et Correspondance Le mystère Hammett Par Aliocha Wald Lasowski 50 Au fond des poches
Critique non-fiction
52 Charles Baudelaire, Fusées. Mon cœur mis à nu Baudelaire, de l’or dans la bile Par Philippe Claudel 54 Collectif, D ictionnaire des mots manquants Le dico des lacunes P ar Alain Dreyfus 56 Marguerite Duras, L e Dernier des métiers. Entretiens Duras, pythie médiatique Par Bruno Blanckeman 58 Daniel Levitin, L e Monde en six chansons Jean Cocteau, Écrits sur la musique Deux partitions sur la musique Par Maxime Rovere 62 Philippe Paquet, Simon Leys. Navigateur entre les mondes Les sept vies de Simon Leys Par Robert Kopp
Portrait
64 Caryl Férey Globe-trotter des enfers Par Juliette Einhorn
Grand entretien
ONT AUSSI COLLABORÉ À CE NUMÉRO : Maialen Berasategui, Évelyne BlochDano, Colette Fellous, Marie Fouquet, Arthur Montagnon, Bernard Morlino, Pierre-Édouard Peillon, Laure-Anne Voisin. EN COUVERTURE Affiche de la série House of Cards.
© Media Rights Capital/BBQ_DFY/Aurimages
© ADAGP-Paris 2016 pour les œuvres de ses membres reproduites à l’intérieur de ce numéro. CE NUMÉRO COMPORTE 4 ENCARTS : 2 encarts abonnement Le Magazine Littéraire
sur les exemplaires kiosque France + Étranger (hors Suisse et Belgique). 1 encart abonnement Edigroup sur les exemplaires kiosque Suisse et Belgique, 1 encart Marianne sur les exemplaires abonnés.
4 - Le Magazine littéraire • N° 567/Mai 2016
28
Entretien avec Annie Ernaux
LEA CRESPI/PASCO
28 A nnie Ernaux : « Chaque livre est une chambre où je rencontre les autres » Propos recueillis par Juliette Einhorn 34 Rendez-vous 98 La chronique Kertész, le médium d’Auschwitz Par Maurice Szafran
Écrivains en séries
LIONSGATE TELEVISION/COLLECTION CHRISTOPHEL
66
Le dossier Écrivains en séries
Dossier coordonné par Alexis Brocas et Pierre Assouline 66 Introduction
PREMIERS ÉPISODES
68 A u commencement était la série Par Martin Winckler 71 Les débuts du roman-feuilleton Par Robert Kopp 73 L’œuvre d’art à l’ère de sa sérialisation Par Matthieu Letourneux 74 Belphégor, une fièvre française Par François Angelier
LA SAISON ACTUELLE
76 U n art de la contrainte Par Nils C. Ahl 78 Des bibliothèques plein les programmes Par Emmanuel Burdeau 80 « Mon House of Cards personnel » Entretien avec Marc Dugain 82 85 86 87 88 89 90 92 93 95 96 97
LEURS SÉRIES DE CHEVET ouse of Cards Par Daniel Mendelsohn H Curb Your Enthusiasm Par Yann Moix Game of Thrones Par Carole Martinez Twin Peaks Par Pierre Alferi Black Mirror Par Stéphane Audeguy Racines Par Alain Mabanckou Six Feet Under Par Virginie Despentes Homeland Par Tahar Ben Jelloun Fargo Par Bernard Werber Les Soprano Par Philippe Claudel La Caravane de l’étrange Par Claro Top of the Lake Par Véronique Ovaldé N° 567/Mai 2016 • Le Magazine littéraire - 5
Défaite des maîtres et possesseurs, VINCENT MESSAGE,
éd. du Seuil, 298 p., 18 €.
En 2009, Vincent Message a 26 ans lorsque paraît son livre L es Veilleurs, retenu en dernière sélection des prix Renaudot, Médicis et Goncourt du premier roman. Après plusieurs années passées à Berlin et à New York, il enseigne la littérature générale et comparée à Paris-VIII, où, depuis 2013, il s’implique aussi dans le master de création littéraire aux côtés d’Olivia Rosenthal et de Lionel Ruffel. En 2013, il consacre un essai aux Romanciers pluralistes, dont Musil, Fuentes, Pynchon, Rushdie et Glissant.
Message d’alerte : fin de partie pour l’humanité Sous la plume de Vincent Message, le genre humain, après avoir tout dévasté, devient à son tour une matière première. Entre roman d’anticipation et conte philosophique, électrochoc et méditation. Par Camille Thomine
A
u début, on ne doute de rien. On se figure en terre conquise – monde balisé et problématiques familières. Dans les urgences pleines à craquer d’une métropole trépidante, une jeune femme blessée souffre, jambe en charpie, tandis qu’à son chevet un narrateur pressé, haut placé, trépigne et s’affole, le cœur battant. On comprend qu’elle est clandestine et que la relation de ces deux-là, s’il en est une, l’est tout autant. Jusqu’ici nulle déroute : sans doute sont-ils amants, acculés par la situation irrégulière de l’une et la médiatisation de l’autre. Peu à peu, une forme d’étrangeté filtre, perfusée par indices. Il est question de leur rencontre dans la boue crasseuse d’un champ ; de paysages désertés par les oiseaux et d’une loi contraignant à « piquer » les incurables, faute de place où vivre. Alors les certitudes tombent et le malaise s’installe. Quel est donc ce monde aux « catégories d’êtres » à jamais séparées par la législation ? Où le ciel a fait silence et où les hommes ne sont plus les « maîtres et possesseurs de la nature » dont rêvait Descartes mais les nouvelles victimes de la domination ? Ce monde ? Mais c’est le nôtre, répond Vincent Message. Et c’est demain. À ceci près que d’autres y règnent, voici bien nos chalutiers racleurs de fonds marins, nos agriculteurs furibonds et leurs lots de ragondins, nos pesticides, nos pandémies, nos élevages et nos ravages, et même notre bonne conscience bourdonnant alerte dans de rassurantes ruches citadines… Notre quotidien, ni plus ni moins, mais seulement vu d’un peu plus loin, selon l’un de ces infimes changements d’angle qui fait que tout paraît plus net, plus nu, comme placé soudain sous une lumière crue, intense et sans pitié. Car tel est bien le rôle moral et narratif des nouveaux maîtres : s’ils ressemblent en tout point aux hommes qu’ils ont défaits, s’ils les imitent, même, « par souci de parcimonie » et dédain de l’identité,
courant jusqu’au risque de reproduire leurs erreurs, au moins ont-ils le mérite de porter sur Terre ce fameux « regard étranger » cher à Montaigne, à Voltaire et à Montesquieu. De même qu’il jouait des codes du roman policier dans son précédent roman, Vincent Message revisite ici les motifs et la froide mécanique du récit d’anticipation. Mais c’est bien davantage en héritier du conte philosophique et de l’apologue qu’il se positionne, pointant du doigt l’échec L’échec d’un peuple borné d’un peuple borné. Comme s’il fallait opposer à l’homme ses propres armes pour qu’il condamné mesure la portée de ses crimes et de son à l’abattoir. aveuglement, le voici changé en bétail, condamné à l’élevage. Dans l’antre sanguinolent des abattoirs, le style, qui jusqu’ici mimait une rigoureuse neutralité de discours anthropologique, s’embrase pour décrire le sevrage des nourrissons et les fermes d’engraissage, le transport nocturne dans l’angoisse et les sédatifs, puis les cris, la saignée, l’éviscération, jusqu’à ce que ces corps deviennent méconnaissables et que l’inconscient puisse occulter, dissocier et savourer… « Il faut du temps pour déconstruire les évidences, le cadre social, le cadre de pensée dans lequel on a vécu », écrit l’auteur. Du temps et pourquoi pas de bons livres ? Si celui-ci mêle l’électrochoc à la méditation et s’il s’attache avec ardeur à secouer l’attentisme des « spectateurs », des « trop confiants » et des relativistes, jamais il ne perd de vue ni la fiction, ni le lyrisme, ni surtout les émotions. Cristallisées en la figure énigmatique d’Iris, cette jeune femme blessée éprise de grand air, de peinture et de silences, les émotions apparaissent non seulement comme le plus précieux des biens humains mais aussi comme le meilleur vecteur d’une nécessaire prise de conscience. N° 567/Mai 2016 • Le Magazine littéraire - 45
Portrait
E
CARYL FÉREY Globe-trotter des enfers
Star française de la Série noire, il parcourt le monde pour nourrir ses romans. À chaque fois une plongée dans des arrière-boutiques terrifiantes, influant sur un pays tout entier. Après la NouvelleZélande ou l’Afrique du Sud, c’est au tour du Chili de révéler ses coulisses ténébreuses. Par Juliette Einhorn
CATHERINE HÉLIE/OPALE/LEEMAGE/ÉD. GALLIMARD
Caryl Férey, en mars 2015.
64 - Le Magazine littéraire • N° 567/Mai 2016
t si ses polars n’étaient pas si éloignés de la saga romantico-destroy qu’il rêvait d’écrire à 17 ans ? À voir Caryl Férey, regard virevoltant, blouson de cuir et mots qui cognent, aucun doute : la rage de sa jeunesse punk, rock et clous, n’est pas près de partir en désintox. De Brel ou Joe Strummer, ses idoles, il a la générosité électrique. C’est, pour lui, « la même famille, des gars qui ont une énergie folle, qui donnent tout. Ce qui me meut, c’est la combustion. Je l’ai infusée à mes héros ». L’amour est ce qui le passionne le plus. C’est, aussi, le plus dur à écrire… Dans ses romans, ses histoires d’amour qui finissent mal incarnent les forces antagonistes déchirant la société, contrastes lyriques à ces plans de coupe d’une humanité anthropophage dont il a fait sa griffe. Une redéfinition du polar, donc, que la lecture de Djian (oui, on a le droit d’écrire comme ça ; non, la littérature n’est pas réservée aux « gens sérieux »), puis d’Ellroy (personnages triturés, thèmes louches, bas-fonds d’une Amérique déflorée) l’a aidé à débroussailler. Il trouve là le jardin psychédélique où enraciner ses fleurs noires : « Dans le polar, on peut tout mettre. » Un tour du monde à moto, à 21 ans, creuse encore le sillon : le voilà happé par le monde. Il trouve, dans les voyages, un engrais littéraire. À l’instar de Kessel, à qui « il faut cinq ans pour digérer un pays », il pétrit sa matière romanesque pendant une demi-décennie. Et, pour voyager, ses polars déménagent – le décalage n’est pas qu’horaire. Ce sera Haka (1998), prolongé dans Utu (2004) – « celui de mes livres, malheureusement, le plus proche de moi ». Et un cauchemar en direct : un clan d’activistes maoris radicalisés dans l’indigénisme cherche à bloquer un projet immobilier. « Pour le Maori, la terre est comme un livre. » En la leur arrachant, les colons bri tanniques leur volent-ils leurs mots ?
Dossier
Écrivains en séries Dossier coordonné par Alexis Brocas et Pierre Assouline vengeaient avec Edmond Dantès, pour mieux les rattacher à nos tremblements pour le Jon Snow de Game of Thrones (à l’heure où nous écrivons ces lignes, nous ignorons s’il est mort ou vivant, dans son corps ou celui de son loup). Certes, la télévision a toujours fondé ses fictions par épi sodes sur les œuvres des écrivains – rappelons-nous Les Rois maudits d’hier et Jean Piat en collants médiévaux. Mais elle crée aujourd’hui des intrigues originales avec une liberté et une intelligence qui, souvent, valent celles des romanciers. Ce sont d’authentiques romans en images. Dès lors que, grâce aux chaînes câblées américaines, les séries sont devenues une affaire sérieuse, car économiquement vitale, on ne compte plus les romanciers qui y ont travaillé (Nic Pizzolatto, Richard Price), ont inspiré des séries (George R. R. Martin, Richard Russo), écrivent en ce mo ment des scripts (Jonathan Franzen, Marc Dugain), voire s’en inspirent. Aussi avons-nous jugé bienvenu de deman der aux écrivains leur vision de ces nouvelles concurrentes. Faut-il s’étonner qu’ils en parlent avec autant de passion que s’il s’agissait de romans ? Faut-il s’étonner de retrou ver des éléments de séries télévisées dans leur imaginaire ? Et que certains y voient un eldorado ? Comme nous le di sait l’an dernier James Ellroy, auteur d’un pilote refusé par la chaîne HBO : « The money is very good, yeah. » P A. B.
Damian Lewis (sur les écrans de contrôle), Claire Danes et Mandy Patinkin : les acteurs principaux de la série américaine Homeland (2011).
68 • PREMIERS ÉPISODES
76 • LA SAISON ACTUELLE
82 • LEURS SÉRIES DE CHEVET
La pulsion du récit en série n’a pas attendu la télévision pour s’exprimer. En France, c’est en 1836 que le roman-feuilleton se déploie dans la presse, sous l’égide de Balzac, puis d’Eugène Sue. Mais l’on pourrait remonter bien plus loin si l’on en croit Martin Winckler.
Le format télévisuel a contribué à élaborer cet art de la contrainte, notamment en ce qu’il doit intégrer les coupures publicitaires : gymnastique dont on recueille aujourd’hui les fruits. De nombreux écrivains, tel Marc Dugain en France, s’essaient à l’exercice.
Nous avons demandé à douze écrivains quel était leur feuilleton d’élection (ou d’addiction). Il en résulte une vidéothèque idéale, de Twin Peaks à Game of Thrones, en passant par Les Soprano, House of Cards, Six Feet Under, Homeland o u Fargo.
66 - Le Magazine littéraire • N° 567/Mai 2016
TEAKWOOD LANE PRODUCTIONS/CHERRY PIE PRODUCTIONS/KESHET/FOX 21/SHOWTIME/THE KOBAL COLLECTION/AURIMAGES
L
es séries télévisées, l’avenir du roman ? Un re tour aux origines préhistoriques du récit ? Au xixe siècle et au temps des feuilletons ? Tout cela à la fois ? The Wire, Les Soprano, Six Feet Under… Ces productions au long cours, à gros moyens et aux titres rarement traduits, repré senteraient, à l’échelle du petit monde de la création audiovisuelle, une révolution. D’accord, mais de quelle nature ? Une révolution qui consacrerait le triomphe commercial de l’intelligence narrative sur la supposée bê tise télévisuelle passée ? Ou une révolution poudre aux yeux qui consisterait à rhabiller de modernité l’acadé misme d’hier et à masquer, derrière de brillantes in trigues, un vide intellectuel, ainsi que l’écrivait récem ment The Washington Post à propos de House of Cards, renouvelant un reproche couramment adressé aux feuil letons littéraires d’antan. Car les séries n’ont pas inventé la « narration segmentée », le « décentrement de l’intrigue » sur plusieurs person nages, les « scènes impliquantes » et les cliffhangers : der rière cette nomenclature barbare se cachent d’antiques artifices romanesques. C’est pourquoi il importait de re tracer la généalogie des séries télévisées, de revenir aux temps où nos aïeux tremblaient pour Rocambole et se
Dossier Les séries • PREMIERS ÉPISODES
Au commencement était la série
Nous n’assistons pas aujourd’hui au premier âge d’or des séries : il y en eut d’autres, à la télévision, à la radio, dans la BD ou dans les journaux. On peut même parier que le récit à épisodes est un besoin humain fondamental, auquel pourvurent des conteurs traditionnels, bien avant Homère. Par Martin Winckler
68 - Le Magazine littéraire • N° 567/Mai 2016
que beaucoup soient endormis. Elle sait que, le lendemain, ils lui réclameront la suite.
Médecin et écrivain, célèbre pour La Maladie de Sachs (Folio), Martin Winckler a aussi beaucoup publié sur les séries télé. Il vient de signer le roman Abraham et fils (P.O.L).
Cette évocation « primordiale » n’est pas que le produit de mon imagination. Toutes celles, tous ceux qui me lisent auraient pu l’inventer. Selon les anthropologues modernes, nous sommes faits pour écouter des histoires, les transmettre et les inventer. Dans son merveilleux On the Origin of Stories (pas encore traduit en français) le critique littéraire néo-zélandais Brian Boyd – par ailleurs spécialiste de Vladimir Nabokov – postule de manière très convaincante que récit et narration font partie des acquis évolutifs de l’être humain, au même titre que le pouce opposable, la station debout et le langage articulé. Et, pour les humains, les histoires ont une fonction bien précise : nous aider à connaître et comprendre le monde en partageant nos expériences de manière synthétique. Les histoires ne seraient donc pas seulement le produit des cultures humaines, mais leur principal outil d’élaboration. Chaque récit véhicule en son sein des informations, des valeurs, des émotions et une manière de penser. Le récit de mes aventuriers préhistoriques livre à ses auditeurs des indications topographiques et temporelles, il est porteur d’inquiétude et de merveilleux, il parle de plaisir et d’espoir. Et – les sciences cognitives nous le révèlent depuis peu –, en suscitant nos émotions, il contribue à graver ces informations dans nos mémoires. Cette richesse polysémique des récits, Brian Boyd l’illustre brillamment en rappelant que L’Odyssée fut pour les Grecs bien plus qu’un récit épique : un inventaire de traditions, un traité de savoirvivre, un précis de coopération, un manuel de survie. Si de grands récits-fleuves d’autrefois nous sont aussi accessibles grâce à l’écrit (l’épopée de Gilgamesh, les poèmes
Ulysse et ses compagnons devant les sirènes (mosaïque).
WITI DE TERA/OPALE/LEEMAGE
Des récits pour perpétuer l’espèce humaine
GIANNI DAGLI ORTI/AURIMAGES
C
’était il y a très longtemps. Au temps où les humains vivaient de cueillette, de chasse et de pêche. Il faisait nuit. Ils étaient réunis autour du feu. Ils avaient fini de partager la nourriture. Alors qu’ils se serraient les uns contre les autres pour se réchauffer, l’un ou l’une d’eux a pris la parole pour raconter son voyage vers l’horizon. Le premier lever de soleil, la marche le long du fleuve, des méandres de l’eau, des chemins à flanc de falaise. La rencontre avec un monstre brun et poilu, immense et large, qui plongeait la main dans un arbre creux gardé par des insectes pour la ressortir dégoulinant d’un liquide doré qu’il léchait avec délice. La longue attente que le monstre disparaisse, pour aller goûter le nectar à son tour, au prix de douloureuses piqûres. La voix raconte comment, à la tombée de la nuit, il lui a fallu s’abriter de la pluie sous un grand rocher noir ; elle décrit chaque moment, chaque incident, chaque surprise du voyage, à travers les collines et les gorges, jusqu’à la grande savane, couverte de bosquets où vivent de nombreux petits animaux faciles à chasser, où poussent des baies délicieuses faciles à cueillir. Parmi les visages tendus vers la voix qui raconte, beaucoup se sont endormis. Le lendemain soir, on lui demandera de raconter de nouveau. Et, bien sûr, parce que la narratrice ou le conteur apprécie l’attention et l’admiration qu’on lui porte – peu nombreux sont celles et ceux qui, ayant voyagé pendant de nombreuses lunes, en sont revenus vivants ! – on n’aura pas besoin de beaucoup supplier. La voix reprendra son récit à mi- chemin, lui ajoutera tel détail oublié, telle péripétie vécue lors d’un autre voyage (ou entendue d’une autre voix) qu’elle tissera dans sa trame. Et si, sur sa lancée, elle veut faire durer le plaisir – le sien et celui de son auditoire –, il lui suffira de parler jusqu’à ce
BNF
homériques, les récits bibliques, Le Mahabharata), le véhicule « naturel » du récit, c’est la parole du conteur. Nul besoin de livre pour transmettre une histoire. Quand en 1960, à l’Unesco, Amadou Hampâté Bâ déclare : « En Afrique, quand un vieillard meurt, c’est une bibliothèque qui brûle », il exprime ce que nous savons tous intuitivement : chaque être humain est porteur d’histoires, pour certaines uniques et rares. Les écouter, s’imprégner du ton de la voix, des mimiques, des sourires, des gestes avant de les transmettre à notre tour est une manière inimitable de nous définir – et ainsi, parfois, de survivre dans la mémoire des autres. Pour ceux qui les écoutent ou les recueillent, les histoires sont un terreau d’expérience inestimable, tant par leur singularité que par leur familiarité. Si des personnages comme Ulysse ou Sherlock Holmes sont encore si présents dans l’imaginaire occidental, c’est parce qu’ils portent en eux beaucoup plus que leurs traits apparents. Et parce qu’ils peuvent donner lieu à d’innombrables variations sur des thèmes increvables. Les histoires et leurs formes de partage orales et scéniques (du conteur au coin du feu à la production théâtrale en passant par le
Affiche annonçant la parution
one-man-show) sont une pratique universelle. Au fil des siècles, toutes les cultures ont nourri les leurs, et celles qu’on se transmet en Afrique, en Asie et en Océanie n’ont rien à envier, en richesse et en diversité, à celles de l’Europe et des Amériques. L’invention de l’écriture, puis celle de l’imprimerie, a permis de les conserver hors des mémoires et de les transmettre à travers les siècles. Au xixe siècle, lorsque naissent de grands moyens de communication à distance (le premier télégraphe électrique en 1838, le premier brevet de téléphone en 1876, les premiers messages radio transatlantiques autour de 1900), le partage des histoires explose grâce aux journaux, quotidiens, magazines et almanachs. Que contiennent ces publications vendues à un nombre croissant de lecteurs ? Des informations, mais aussi des romans publiés un chapitre après l’autre dans les livraisons quotidiennes ou hebdomadaires, ou des nouvelles mettant en scène des personnages récurrents. Paul Féval, Ponson du Terrail, Charles Dickens et Conan Doyle seront tous publiés en feuilleton aussi bien qu’en volume. Et peu à peu, tout naturellement, la fiction à épisodes investira les nouveaux médias, par le feuilleton radiophonique, le serial cinématographique, la série télévisée (aux États-Unis, un grand nombre des toutes premières séries télévisées reprenaient les personnages de feuilletons radiophoniques à succès – à commencer par les soap-opéras, mélodrames quotidiens sponsorisés par des marques de lessives). La multiplication des chaînes via câble et satellite, la VHS puis le DVD, et aujourd’hui la diffusion en ligne seront autant d’occasions immédiatement saisies. Aujourd’hui, la narration à épisodes – le feuilleton de fiction – fait partie intégrante des échanges internet, via les webséries et les fournisseurs de contenu comme Netflix.
du roman de Paul Féval dans
La création française à la traîne
Le Petit Moniteur.
Quand, en 2002, j’ai publié Les Miroirs de la vie. Histoire des séries américaines, regarder des séries américaines était considéré en France comme un manque d’intelligence et de culture. Ici, la télévision était considérée comme un médium de piètre qualité ; les productions américaines fabriquées « à la chaîne » étaient tenues pour vulgaires et indignes de l’intérêt des lecteurs de littérature, des cinéphiles, des mordus de théâtre et des amateurs de BD de qualité. En quinze ans, les choses ont beaucoup changé, comme le prouve le numéro que vous tenez entre les mains. Certains prétendent que c’est parce que « les téléséries (américaines, en particulier) sont meilleures qu’autrefois ». En réalité, il n’en est rien. Les pays les plus avancés en matière de télévision – le Royaume-Uni, les États-Unis – ont toujours produit des fictions de grande qualité. La concurrence des chaînes n’est pas la seule explication. Si la télévision privée a toujours existé en Amérique, dès la fin des >>> N° 567/Mai 2016 • Le Magazine littéraire - 69