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JANVIER 2017 DOM/S 6,80 € - BEL 6,70 € - CH 12,00 FS - CAN 8,99 $ CAN - ALL 7,70€ - ITL 6,80 € - ESP 6,80 € - GB 5,30 £GR 6,80 € - PORT CONT 6,80 € - MAR 60 DHS - LUX 6,80 € - TUN 7,50 TND - TOM /S 950 CFP - TOM/A 1500 CFP - MAY 6,80 €
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NOUVELLE FORMULE
L’édito
de Pierre Assouline
La langue
CE QUI NOUS SORT DE L’ÂME
I
ANTOINE MOREAU-DUSAULT
l n’y a pas comme des étrangers pour nous rappeler en tout cas ceux-là. Ils nous invitent chacun au souci du au souci de la langue française qui devrait être le style, et à voir à travers la langue jusqu’à la percer pour nôtre. Et d’ailleurs l’Anglais Michael Edwards et l’Irmieux la rendre invisible. La faire disparaître c’est mettre landais Samuel Beckett n’ont jamais eu besoin d’une à bas l’échafaudage. On comprend mieux alors le respect maniaque que, dans ses didascalies, Beckett a imposé et carte d’identité nationale en bonne et due forme pour ressentir une profonde intimité avec leur pays d’adoption. continue d’imposer d’outre-tombe aux metteurs en scène de ses pièces. Cette exigence, souvent présentée comme Ils ne la ramènent pas ; n’empêche qu’à les lire on se sent une marque d’intransigeance, se justifie pleinement par un peu morveux, contrit de n’avoir rien compris de ce qui son rapport fondamentalement sonore à la langue. Celui se joue aujourd’hui d’essentiel dans cette affaire-là. qui fit front face à la censure britannique des années 1950 La langue, c’est ce qui nous sort de l’âme, car c’est celle en a vu d’autres. Ses échanges avec le lord Chamberlain que nos parents nous ont apprise. Sans renoncer à l’anaux ciseaux agiles sont tordants, celui-ci exigeant la supglais, eux ont fait le choix du français. Par plaisir de l’écrire, de le parler, de l’écouter. De quoi nous pression de : « Le salaud ! Il n’existe pas ! », entretiennent-ils ? De chant varié des Lisez et relisez à propos de Dieu dans une scène de Fin de partie ; par esprit de conciliation, le malivoyelles, d’effleurement des consonnes, de ces étrangers pentamètre iambique, de diversité vocacieux dramaturge proposa alors de remqui font la France lique et de la fable de la clarté française, placer par : « Le porc, il n’existe pas. » Ficette légende qui a la vie dure. Edwards le et sa langue, en nalement, la pièce fut jouée à Londres avec tout cas ceux-là, fait explicitement, Beckett allusivement. salaud incorporé mais… en français ! Et Beckett de s’emporter, tant contre les « saAu fond, il est surtout question de mu- Michael Edwards sique et de silence, même si tout n’est pas et Samuel Beckett. lauds de critiques », censeurs à leur magouverné par un système de sons. Mais à nière, que contre les sorbonnagres atteints d’analogite aiguë : « Si les gens veulent attraper des maux partir de quand l’accès à un nouveau monde suscite-t-il un nouveau moi ? On peut en juger à la manière de réagir de tête parmi les sous-entendus, laisse-les. Et qu’ils apà un même événement dans les deux langues ; ainsi portent leur propre aspirine. » Lorsqu’on aimerait vraiment changer de contempolorsque dans le métro londonien un « Mind the gap » ramassé avec énergie en deux mots grésille dans les hauts rains tant ceux-ci nous exaspèrent avec leurs « c’est clair » parleurs afin d’inviter à la prudence, tandis que, dans le et leurs « pas de souci », leurs « sur Paris » et leurs « en métro parisien, une douce injonction murmure « Attenmairie », qu’il est doux d’entendre un natif de la langue tion à la marche en descendant du train », dans lequel anglaise méditer en français sur l’idée mystérieuse qui a l’académicien pointe « un alexandrin classique avec césure présidé chez Racine quand il inventa de faire asseoir à la sixième syllabe » qui aura peut-être échappé aux Phèdre « à l’ombre des forêts ». Si encore il n’y en avait autres voyageurs. qu’une… À l’ombre de plusieurs, ce n’est peut-être pas très clair, mais qu’est-ce que c’est beau ! P À l’ombre des forêts
Fécondes sont les réflexions de Michael Edwards sur la capacité d’une langue étrangère à nous « initier à l’étrange au cœur du familier », à nous lover et à nous baigner dans l’idée que cette imprégnation est une voie vers la sagesse. Lisez et relisez ces étrangers qui font la France et sa langue,
DIALOGUES SINGULIERS SUR LA LANGUE FRANÇAISE, Michael Edwards, é d. PUF, 210 p., 14 €. LETTRES III, 1957-1965, Samuel Beckett, traduit de l’anglais (Irlande) par Gérard Kahn, éd. Gallimard, 832 p., 58 €. N° 575/Janvier 2017 • Le Magazine littéraire - 3
Sommaire Janvier 2017 n° 575
6
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3 Édito La langue, ce qui nous sort de l’âme Par Pierre Assouline
ANNE-CHRISTINE POUJOULAT/AFP - JEAN-LUC BERTINI POUR LE MAGAZINE LITTÉRAIRE - AGENCE BULLOZ/RMN – GRAND PALAIS
Esprit du temps
6 ENQUÊTE Peut-on encore se parler ? Par Hubert Prolongeau 14 PARTI PRIS J érôme Clément, Présidentielle : l’abdication culturelle 18 Vincent Martigny, Quand la valeur culture passe à droite 20 PRESTO L’actualité en bref 24 PORTRAIT Sylvain Tesson D’attitudes en altitude Par Marie-Dominique Lelièvre 30 GRAND ENTRETIEN Daniel Pennac « La cohérence, c’est quand tout est fini » Propos recueillis par Alexis Brocas 35 La chronique de Luc Ferry Le meilleur des mondes, de l’insupportable à l’acceptable
Critique fiction
36 É ric Chevillard, Ronce-Rose Par Pierre-Édouard Peillon 40 Michel Braudeau, Place des Vosges Par Jean-Louis Ezine 42 Isabelle Desesquelles, Un jour on fera l’amour Par Pierre Maury 43 Bertrand Belin, Littoral Par Alain Dreyfus 44 Javier Marías, Si rude soit le début Par Marc Weitzmann 46 POLAR D OA, Pukhtu secundo Par Alexis Brocas 47 BD J acques Prévert n’est pas un poète Par Nicolas Tellop 48 AU FOND DES POCHES
Critique non-fiction
50 LIRE ET RELIRE La Boétie, Discours de la servitude volontaire Par Pierre Lemaitre 54 ESSAI Thomas Schlesser, L’Univers sans l’homme Par Maxime Rovere 56 TÉMOIGNAGE Lucette Destouches Par Jean-Claude Perrier 58 DÉBAT Quand les économistes règlent leurs comptes Par Patrice Bollon 62 SOMME La Bible dans les littératures du monde Par Frédéric Boyer 73 La chronique de Maurice Szafran Être conservateur, voilà qui est moderne !
68 Molière, l’antidote aux fanatismes
68 DOSSIER 70 72 73
Dossier coordonné par Patrick Dandrey es dogmes à l’index L Le mystérieux monsieur Poquelin Par Patrick Dandrey Le malade imaginé Par Patrick Dandrey De Tartuffe au Misanthrope, un Molière faussement
assagi Par Jean Rohou natomie de l’intégrisme Par Patrick Dandrey 76 A 78 Contre l’idôlatrie des canons littéraires Par Larry F. Norman 80 Les femmes en liberté surveillée Par Myriam Dufour-Maître 83 Bibliographie Un auteur du xxie siècle 84 Fabrice Luchini : « Molière est le roi du silence » Propos recueillis par Patrick Dandrey 89 Tartufferies protéiformes Par Noël Peacock 92 « L’art de ne pas saturer » Entretien avec Arnaud Denis
Sortir 94 EXPOSITION Pascal, portrait intérieur Par Laurence Plazenet 96 CINÉMA N eruda Par Hervé Aubron 97 THÉÂTRE Arthur Miller Par Christophe Bident 98 La chronique de Franz-Olivier Giesbert Conseils aux jeunes écrivain(e)s ONT AUSSI COLLABORÉ À CE NUMÉRO : Albert Bensoussan, Simon Bentolila, Maialen Berasategui, Emmanuel Burdeau, Juliette Einhorn, Marie Fouquet, Bernard Morlino, Bruno Roger-Petit, Albane Thurel. EN COUVERTURE Portrait de Molière par Monnin, d’après Henri Allouard,
en fronstispice d’une édition des Œ uvres complètes (1885). © AKG-images
© ADAGP-Paris 2016 pour les œuvres de ses membres reproduites à l’intérieur de ce numéro. CE NUMÉRO COMPORTE 4 ENCARTS : 2 encarts abonnement Le Magazine littéraire
sur les exemplaires kiosque France + Étranger (hors Suisse et Belgique), 1 encart abonnement Edigroup sur les exemplaires kiosque en Suisse et Belgique, 1 encart Télérama sur les exemplaires abonnés.
N° 575/Janvier 2017 • Le Magazine littéraire - 5
Entretien DANIEL PENNAC
“LA COHÉRENCE,
c’est quand tout est fini” Daniel Pennac avait délaissé depuis dix-sept ans le personnage de Malaussène, qui lui fit connaître le succès en 1985 : l’écrivain renoue aujourd’hui joyeusement avec sa série et son anti-héros.
La première est un appétit d’écriture, comme on peut avoir des appétits de lecture. J’ai eu envie de retrouver le ton de mes Malaussène. Autre chose aussi. Un jour, dans une librairie, une vieille dame – elle devait avoir dans les 90 ans – s’est inquiétée des Malaussène : « On ne les reverra plus ? » Je lui ai demandé comment elle était tombée sur ces romans. « C’est ma petite fille qui me les a fait lire. » Or la petite fille – 25 ans peut-être – était présente. Elle achetait des Malaussène pour son petit ami. « Moi c’est ma mère qui me les a offerts ! » La mère les tenait de son copain de l’époque. Trois générations ! Transmission des bouquins par l’affect : la séduction, l’affection familiale, l’amour… Ça m’a touché. Je les ai quittées sur une vague promesse de résurrection. On leur rendrait leur Malaussène.
Si vous voulez, sauf que je n’avais pas la queue d’une idée pour la suite. C’est donc resté un vœu pieux pendant quelques années. Et puis, après Journal d’un corps, je n’avais pas faim d’écriture. Deux années ont passé où j’ai fait autre chose – entre autres du théâtre. Et ça m’a repris. Mais d’une façon particulière. Une envie intense d’écriture malaussénienne. C’est une poétique singulière, les Malaussène, une rythmique, une méthaphorite (si je puis dire), une imagerie, mises au point spécialement pour Benjamin et sa tribu. Ce n’est pas le ton de mes autres livres. J’ai eu envie de retrouver ce ton-là comme on a envie d’un aliment familier. Ensuite, je me suis demandé comment avaient grandi les enfants qui sont nés dans les volumes précédents (Verdun, C’Est Un Ange, Monsieur Malaussène, Maracuja), ce qu’ils étaient devenus aujourd’hui… Et comment Benjamin luimême avait évolué… Résultat : Le Cas Malaussène.
En somme, vous avez succombé à la pression des lecteurs.
Vos lecteurs n’attendent pas seulement le personnage
Comme Conan Doyle quand il a ressuscité Holmes ?
de Malaussène. Ils attendent aussi qu’il soit
Qu’est-ce qui vous a fait revenir à Malaussène ? Daniel Pennac. Plusieurs raisons, plus ou moins conscientes.
30 - Le Magazine littéraire • N° 575/Janvier 2017
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JEAN-LUC BERTINI POUR LE MAGAZINE LITTÉRAIRE
Propos recueillis par Alexis Brocas
Daniel Pennac : « J’ai eu envie de retrouver le ton Malaussène, comme on a envie d’un aliment familier. » N° 575/Janvier 2017 • Le Magazine littéraire - 31
La chronique de Luc Ferry
Le meilleur des mondes DE L’INSUPPORTABLE À L’ACCEPTABLE
ANTOINE MOREAU-DUSAULT
C
d’avortements qui suivent une amniocentèse annonçant omme le fait observer Laurent Alexandre dans le passionnant petit livre qu’il publie une trisomie 21, nul doute que le recours à des pratiques eugénistes se trouvera formidablement renforcé. D’auavec Jean-Michel Besnier, Les robots font-ils l’amour ?, notre regard éthique sur le progrès tant que l’utérus artificiel sera lui aussi au point d’ici peu des technosciences ne cesse de changer. Ce (en 2030, selon la faculté), libérant au passage les femmes qui semblait insupportable il y a peu encore devient produ poids de la grossesse. Or, sur le plan éthique, nombre gressivement plus ou moins acceptable. Par exemple, de médecins et de parents ne voient pas de différence fonquand on parlait d’eugénisme dans les années 1970, on damentale entre couveuse et utérus artificiel – ce qui, de pensait aussitôt au nazisme. Aujourd’hui, fait, est assez défendable. Religieux et seul un voile d’hypocrisie nous empêche Seul un voile bioconservateurs hurleront à coup sûr de voir que l’eugénisme est devenu réalité. d’hypocrisie nous jusqu’à s’en user les cordes vocales. Ils diCar c’est un fait, qui devrait donner bien empêche de voir ront qu’on s’engage sur une voie dangereuse, voire abominable. Le problème, davantage à réfléchir : 97 % des femmes comme l’avait compris Michael Sandel qui ont recours à une amniocentèse et qui que l’eugénisme dans son petit livre contre le transhumaapprennent que leur fœtus est porteur de est devenu réalité la trisomie 21 décident d’avorter, ce qui ne avec les nisme (The Case Against Perfection), c’est choque apparemment plus personne. technosciences. que plus la science progresse, plus notre innocence régresse et notre responsabiToutes les femmes, bien entendu, ne prennent pas cette décision, mais les obstacles sont soulité augmente. Du moment que la technique rend possible vent moins éthiques que trivialement médicaux. Car les certains choix, en l’occurrence celui de trier des embryons risques sont loin d’être nuls. Chaque année en France, une in vitro pour éliminer ceux qui sont porteurs d’une malacentaine de fœtus sains sont « perdus » au cours d’avortedie avant de réimplanter ceux qui sont sains dans un utéments provoqués lors du prélèvement du liquide amniorus naturel ou artificiel, deux possibilités et deux seuletique. De là, la mise au point récente d’une nouvelle ment s’offrent en effet à nous : choisir d’accepter ou technique de diagnostic prénatal, dite « DPNI » (dépistage choisir de refuser. En d’autres termes, et c’est là où je veux prénatal non invasif). Une prise de sang suffit, sans auen venir, ne pas choisir est un choix comme un autre. Dès cun risque pour le futur bébé. Ce qui, comme le montrent lors que ces possibles sont à portée de main, s’abstenir Jean-Michel Besnier et Laurent Alexandre, ouvre un nouéquivaut à un refus, et, de ce refus, il faudra assumer les veau boulevard aux pratiques eugénistes. conséquences, notamment à l’égard d’un enfant à venir qui serait porteur d’une maladie grave et qui pourrait le Ne pas choisir est un choix comme un autre cas échéant reprocher à ses parents de n’avoir rien fait D’ici à cinq ou dix ans, le DPNI sera moins cher, plus sûr pour l’éviter. La régulation morale s’imposera, mais qui et infiniment plus efficace qu’une amniocentèse. Il peren décidera et selon quels critères ? Question cruciale, mettra de réaliser un diagnostic génomique complet de qu’il est grand temps de poser. P l’embryon, donc de détecter non seulement la trisomie 21, mais aussi des dizaines, voire des centaines d’autres maLES ROBOTS FONT-ILS L’AMOUR ? ladies potentielles logées dans l’ADN de l’enfant à venir. Laurent Alexandre et Jean-Michel Besnier, éd. Dunod, 144 p., 12,90 €. Que feront alors les parents ? Si l’on en juge par les 97 % N° 575/Janvier 2017 • Le Magazine littéraire - 35
Dossier Molière Les dogmes à l’index
Le mystérieux monsieur Poquelin
Au-delà de quelques légendes et détails, on en sait peu sur l’existence de Molière, qui se confond pour l’essentiel avec l’œuvre et sa réception. Même s’il doit subir la censure, il a bénéficié de l’appui de Louis XIV – sauf à la fin de sa vie.
M
olière incarne la littérature française : son nom s’identifie à notre langue, comme celui de Goethe à l’allemand, celui de Dante à l’italien. Mais son pacte avec le rire le rend universel, comme Cervantès ou Chaplin. Comédien-poète, enfin, il partage avec Shakespeare le privilège d’incarner le théâtre. Tant de titres prêtent au légendaire. D’autant que sa biographie, mal documentée, se limite durant ses premières décennies à des indications de lieux et de dates. Ensuite, le reste de sa vie est dans son œuvre. La disparition presque totale de ses traces manuscrites, qui n’a rien en soi de surprenant pour son temps, conduisit néanmoins Pierre Louÿs, grand forgeur de canulars littéraires, à se prendre lui-même à une hypothèse ro cambolesque qu’il échafauda dans les années 1920 : faire de Corneille l’auteur secret des chefs-d’œuvre de Molière, en dépit de l’évidence historique et de la profonde divergence esthétique et intellectuelle entre leurs œuvres. Allant, talent, endettement et fortune
Pour en revenir à la réalité, on sait que Jean-Baptiste Poquelin, né à la mi-janvier 1622 dans une famille de marchands parisiens, aurait dû succéder à son père dans sa charge très enviée de « tapissier et valet de chambre du roi ». Mais il y renonce en juin 1643 pour fonder l’Illustre Théâtre avec les Béjart, tribu pittoresque de passionnés de la scène. En dépit de l’allant et du talent de Madeleine Béjart, dont Jean-Baptiste, qui signe « Molière » depuis juin 1644, épousera une vingtaine d’années plus tard la jeune sœur, Armande, la troupe endettée fait faillite au 70 - Le Magazine littéraire • N° 575/Janvier 2017
Portrait d’Armande Béjart (1641-1700), épouse de Molière.
printemps 1645. Incarcéré pour dettes au début d’août, libéré tout de suite (son père paiera ce que devait la troupe), Molière quitte Paris pour les provinces de l’ouest et du sud de la France avec ses compagnons, dont il prend la direction : le duc d’Épernon, gouverneur de Guyenne, puis le prince de Conti, gouverneur du Languedoc, les patronneront successivement. Molière a commencé dès alors à fournir une petite partie du répertoire de sa compagnie sous forme de canevas dell’arte et de comédies à l’italienne : il crée à son usage le masque à l’italienne de Mascarille, valet fourbe et moqueur, et celui de Sganarelle, valet ou barbon plus naïf, qui fusionne à l’influence péninsulaire l’héritage de la farce française. La Jalousie du Barbouillé et Le Médecin volant, si l’attribution en est exacte, illustrent sa veine farceuse d’alors, L’Étourdi et [Le] Dépit amoureux, en trois actes et en vers, sa veine comique. En 1658, la troupe va préparer son retour à Paris par une halte de quelques mois à Rouen. Peut-être Molière y aura-t-il sollicité les conseils de Corneille, qui y résidait, pour sa seule pièce de style cornélien : Dom Garcie de Navarre ? Mauvaise inspiration : celle-ci n’obtiendra pas de succès à sa création différée, en 1661. Quoi qu’il en soit, patronnés par Monsieur, frère de Louis XIV, les comédiens s’imposent dans la capitale dès leur arrivée en novembre 1658 au théâtre de Petit-Bourbon, à l’emplacement de l’actuelle cour carrée du Louvre. Les travaux d’agrandissement du palais les en chasseront pour une installation définitive au théâtre du Palais-Royal, au tout début de 1661. La création des Précieuses ridicules en novembre 1659 conquiert à Molière la ville, la cour et le roi : sa vie va se
MP/LEEMAGE
Par Patrick Dandrey
PHOTO JOSSE/LEEMAGE
confondre désormais avec celle de son œuvre. Quelques jalons biographiques y font tout de même saillie : à la mort de son frère cadet en 1660, la récupération de la charge de valet de chambre du roi, qui lui donnera l’entrée au petit lever et donc l’oreille de Louis XIV ; l’octroi en 1663 et le renouvellement annuel de la gratification que le pouvoir accordait aux gens de lettres faisant la gloire de la France ; deux ans après son mariage avec Armande Béjart, en 1662, la naissance de leur fils Louis, parrainé par le roi, puis en 1665 celle de leur fille Esprit-Madeleine, qui seule de leurs enfants survivra ; en 1665, son installation rue SaintThomas-du-Louvre, d’où il déménagera en 1672 pour la rue Richelieu. L’édition de ses Œuvres complètes, revues et corrigées et augmentées, ajoutant à ses vingt-trois pièces déjà imprimées sept comédies inédites et posthumes, paraîtra en 1682. Le théâtre lui aura acquis fortune et célébrité, au prix de bien des déboires et des conflits. Le temps des querelles
Sa période parisienne est en effet parcourue par ces tensions qu’on nommait des querelles et qui menacent toujours les gens en vue et leurs succès. En 1663, c’est le
triomphe de L’École des femmes qui dresse contre lui la jalousie narquoise de ses rivaux, les Grands Comédiens, agités en sous-main par les Corneille, envers ce nouveau venu tout juste bon à faire rire. Il en profite pour définir depuis la scène, dans La Critique de l’École des femmes et L’Impromptu de Versailles, la petite révolution copernicienne qui fonde son esthétique personnelle de la comédie. On reprochait à ses comédies de manquer de vraisemblance en faisant grimacer les visages pour susciter le rire ? Il répond qu’il ne fait que prélever avec discernement et combiner avec densité pour les porter à la scène les déformations risibles que les hommes infligent à la nature par leurs folies. Le rire qui en salue la reproduction sur scène garantit la vérité du tableau, fidèle transposition de l’invraisemblable mascarade qu’est la société humaine. >>>
Molière en sa légende : son prétendu souper à la table de Louis XIV, vu par Ingres (1857).
La création des Précieuses ridicules en novembre 1659 conquiert à Molière la ville, la cour et le roi. N° 575/Janvier 2017 • Le Magazine littéraire - 71