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M 02049 - 579 - F: 6,20 E - RD
MAI 2018 DOM/S 6,80 € - BEL 6,70 € - CH 12,00 FS - CAN 9,25 $ CAN - ALL 7,70€ - Aut 6,90€ - ITL 6,80 € - ESP 6,80 € - GB 5,30 £GR 6,80 € - PORT CONT 6,80 € - MAR 65 DHS - LUX 6,80 € - TUN 7,90 TND - TOM /S 950 CFP - TOM/A 1500 CFP - MAY 6,80 €
L’édito
de Pierre Assouline
De Baudelaire à Beckett LES PHOTOS, UN BAIN RÉVÉLATEUR
A
u fond, qu’est-ce qui distingue un écrivain des Nouveau Roman, le cliché historique des écrivains faisant autres personnalités publiques ? L’écrivain, le trottoir ou tenant le mur des éditions de Minuit, selon c’est celui qui refuse par principe de se faire les versions des témoins de la scène, a créé le mythe, seuls tirer le portrait et qui manifeste cette humeur Butor et Duras y brillant mais par leur absence. sur chacun de ses portraits. Il faut le comCertaines photos ont le don de mettre l’imaginaire en mouvement, même les portraits iconiques de Rimbaud par prendre : il entretient un jeu de fascination/répulsion avec ce medium au-delà même de ses rapports complexes avec Carjat, de Baudelaire par Nadar, de Joyce par Freund, déjà vus mille et une fois. Il fut un temps où la prise de vues sa propre image (incroyable le nombre d’auteurs qui ne obligeait le recours au studio. Cela dit, les images qui vieilpeuvent pas s’encadrer !). Cette tension est au cœur d’une réflexion collective qui eut pour cadre champêtre le centre lissent le mieux sont celles où le photographe fait prendre culturel de Cerisy-la-Salle en 2007 et qui se déploie seulel’air au modèle et lui épargne la lumière artificielle. ment maintenant dans un album richement illustré, Les universitaires ici convoqués dressent au fond l’incomme il se doit. Outre les portraits de l’écrivain, il y est ventaire des postures littéraires, du grand-homme-dequestion des photos prises par lui et de lettres (Saint-John Perse) à l’homme inson discours sur la photographie, mais Devant un visible (Maurice Blanchot). Le fait est que photographe, c’est avant tout de sa bobine qu’il s’agit. Samuel Beckett, qui ne donnait jamais Leur tête, bien sûr aussi leur bureau, la plupart des d’interviews et ne passait jamais à la télémaison, rituels, bibliothèque, instru- auteurs ne peuvent vision, a consenti à se laisser tirer le porments de travail, gris-gris, fétiches, trait par des photographes. Or son imjouets… Qui expose s’expose. Tous ne pas s’encadrer. pressionnante présence en noir et blanc gagnent pas à être connus, quelques-uns ne rêvent que n’est pas étrangère à la trace mnésique que son œuvre a d’être reconnus, certains gagneraient à ne pas sortir de laissée dans l’esprit de ses contemporains. l’ambiguïté. Tous ne sont pas, tel J.M.G. Le Clézio, des Sam « La littérature en représentation. Le portrait photograShepard de la littérature. L’objectif peut être sans pitié : il phique de l’écrivain dans l’entretien du Magazine littéraire ». faut être Julien Gracq pour oser demander que sa verrue Mais oui, c’est de nous que ça cause sous la plume de Guilsur l’arête du nez soit dissimulée dans l’ombre, et il faut laume Willem ! Une savante étude consacrée à notre être Henri Cartier-Bresson pour le lui accorder. conception du « Grand entretien » depuis son apparition en 1982 dans les pages d’« une publication au capital symMythologie du portrait de groupe bolique remarquable », ce qui est plutôt bien vu. Des choses L’air de rien, cela a changé la relation entre l’auteur et ses si profondes, si sophistiquées et assez complexes y sont lecteurs. Il y a des livres qu’on ne peut lire sans que s’y sudites sur « le double processus de légitimation » entre l’écriperpose entre les pages un certain regard. Celui du photovain et le magazine que nous y réfléchirons désormais à graphe bien sûr, mais aussi celui de l’écrivain qui nous obdeux fois et plus avant de faire photographier un écrivain serve le lisant. À les voir si soucieux de la mise en scène du pour, disons, cette instance de consécration auctoriale, enchez-soi (Victor Hugo à Hauteville House), on comprend fin, cette rubrique. P vite qu’ils ne sont pas tous animés par la haine de soi. Reste à en connaître l’impact sur l’imaginaire littéraire. Il y a là L’ÉCRIVAIN VU PAR LA PHOTOGRAPHIE. d’utiles réflexions à glaner sur l’importance du portrait de FORMES, USAGES, ENJEUX, David Martens, groupe comme acte de baptême des bandes, écoles, familles Jean-Pierre Montier et Anne Reverseau (dir.), éd. Presses universitaires de Rennes, 294 p., 32 €. d’esprit : surréalistes, Beat Generation & Co. S’agissant du N° 579/Mai 2017 • Le Magazine littéraire - 3
Sommaire Mai 2017 n° 579
16
34
3 Édito Par Pierre Assouline
Esprit du temps
6 ENQUÊTE Dans les entrelacs de l’édition à compte d’auteur Par Simon Bentolila et Alexis Brocas 12 PRESTO L’actualité en bref 16 PORTRAIT Christine Angot Tout dire Par Marie-Dominique Lelièvre 22 GRAND ENTRETIEN Ian McEwan : « To be or not to be », à la lettre Propos recueillis par Marc Weitzmann 28 PARTI PRIS P our Prévert Par Agnès Desarthe 32 La chronique de Luc Ferry Céline, de l’écrivain à l’activiste
LEA CRESPI/PASCO - EMRE ORHUN POUR LE MAGAZINE LITTÉRAIRE - ANNE DE BRUNHOFF
Critique fiction
34 U ne horreur florissante Par Alexis Brocas 37 Jón Kalman Stefánsson, À la mesure de l’univers Par Raphaëlle Régnier 38 Yan Lianke, Un chant céleste Par Serge Sanchez 40 Léonora Miano, Crépuscule du tourment 2. Héritage Par Bernard Fauconnier 42 François Hauter, Les Enfants perdus Par Pierre Maury 43 Henri Raczymow, Elle chantait Ramona Par Bernard Morlino 44 Pierric Bailly, L’Homme des bois Par Camille Thomine 46
Spécial polar À Los Angeles, à Versailles
et en Islande, trois écoles du crime Par Alexis Brocas 48 H ugues Pagan et Thomas Bronnec, la patine du réel Par Hubert Prolongeau 49 Le Masque, la vieille dame du polar Par Hubert Prolongeau 50 AU FOND DES POCHES
52 LIRE ET RELIRE M me de Sévigné Par Pierre Lemaitre
Critique non-fiction 56 RÉCITS Pascal Quignard, Dans ce jardin qu’on aimait Par Jean-Louis Ezine 58 Pierre Jourde, Winter is coming Par Camille Thomine 60 PHILOSOPHIE Simone Weil, Note sur la suppression générale des partis politiques Par Bernard Quiriny
68 64 HISTOIRE DES IDÉES L’Occident vu de Russie, une anthologie Par Maxime Rovere 66 BIOGRAPHIE Pamela Churchill, l’appétit d’une lionne Par Pierre Maury 67 La chronique de Maurice Szafran Primo Levi, encore et toujours
Georges Perec, ses vies modes d’emploi
68 DOSSIER 70 75 78
ies secrètes V entative d’inventaire Par Harry Mathews T Une autobiographie sous contrainte Par Philippe Lejeune Chiffrer sa vie sous des grilles de lettres
Par Alain Nicolas 80 S ur le divan, la longue quête d’une ouverture Par Sarah Chiche 82 La caméra cachée Par Marcos Uzal Vies ultérieures 84 Une œuvre toujours à suivre Par Maryline Heck 86 Les sagas Perec Par Alexandre Gefen 88 Des projets à l’infini Par Éric Chevillard 90 Un scribe assyrien Par Tanguy Viel 91 Tentative d’épuisement d’un lieu tokyoïte Par Valérie Mréjen 93 Les mots dans le silence, le silence dans les mots Par Marie Darrieussecq
Sortir
94 EXPOSITIONS Centenaire Rodin, odes au colosse Par Marie Fouquet 98 La chronique de Franz-Olivier Giesbert Giono, dieu, maître et brigand ONT AUSSI COLLABORÉ À CE NUMÉRO : Maialen Berasategui, Rose Hurtin,
Laurent Lefèvre, Pierre-Édouard Peillon.
EN COUVERTURE Illustration d’Hervé Coffinières pour le Magazine littéraire. © ADAGP-Paris 2017 pour les œuvres de ses membres reproduites à l’intérieur de ce numéro. CE NUMÉRO COMPORTE 3 ENCARTS : 1 encart abonnement Le Magazine Littéraire
sur les exemplaires kiosque France + Etranger (hors Suisse et Belgique). 1 encart abonnement Edigroup sur les exemplaires kiosque Suisse et Belgique. 1 encart VPC montre Roadster sur les abonnés.
N° 579/Mai 2017 • Le Magazine littéraire - 5
Portrait
Par Marie-Dominique Lelièvre
TOUT dire
L
a griffe de la maison Prada se détache, petit drapeau bleu ciel au revers du caban. Christine Pierrette MarieClotilde Schwartz-Angot s’est éclipsée aux l adies room, me laissant en tête à tête avec ce rébus échoué sur le fauteuil du bar. PRADA MILANO, le minimalisme franc, pudique, presque puritain. Angot s’habille en Prada, comme le diable dont elle est la biographe. Ou alors en Margiela, en Agnès b., les maisons chastes. Tout à l’heure, pour commander un noisette au serveur, elle a détaillé, méthodique : « Je voudrais un express avec un pot de lait, là, à part, à côté de la tasse. » Dans le restaurant favori de Kim Kardashian et de Bernard 16 - Le Magazine littéraire • N° 579/Mai 2017
Squarcini (L’Avenue, avenue Montaigne), son visage nu ponctué d’un épi de garçonnet (Massato, 21, rue de Tournon) tranche sur ceux du noir escadron des bimbos. Effilée comme une lame, pull sobre dont l’encolure nette souligne l’élégance du port de tête, Angot reprend sa place ; en fait, pas tout à fait, assise au bord du fauteuil, elle n’en occupe que la moitié, comme si elle n’avait pas droit à la place entière. Ou comme si l’autre moitié était occupée par son ombre. « Un très joli sourire »
On s’attend à rencontrer Spartacus, on a en face de soi une moniale très urbaine au regard attentif. Elle a un visage médiéval, avec une bouche pas plus grande qu’un O. À son sujet, le premier mot qui venait à l’esprit de
l’éditeur Jean-Marc Roberts était « gentille ». « Je souscris, a confirmé son éditrice Teresa Cremisi. Avec un très joli sourire. Lorsqu’elle sourit. Juvénile dans son approche des gens, elle est assez pleine d’espoir, pas du tout cynique. Si elle est déçue, ça se transforme en agressivité. » Au poignet, le bracelet Love de Cartier, ceinture de chasteté métaphorique, pavé de vis. Sa couronne d’épines. Un truc pour Kanye West ou Angelina Jolie. Elle dit que son livre préféré, c’est toujours le dernier. Un amour impossible, 150 000 exemplaires vendus. Prix Décembre 2015. Un livre écarté du prix Femina, des jurés menaçant de démissionner si elle l’obtenait. « – Une semaine de vacances est un livre magnifique, Colette. Horrifiant mais >>>
LEA CRESPI/PASCO
La suffocante confrontation télévisuelle entre CHRISTINE ANGOT et François Fillon restera comme l’un des souvenirs marquants de cette sidérante campagne présidentielle. On a alors aimé ou détesté, comme toujours, l’auteur de L’Inceste, son courage et sa violence face à ce qui excède les mots.
Christine Angot, janvier 2016.
N° 579/Mai 2017 • Le Magazine littéraire - 17
Entretien IAN McEWAN
“To be or not to be”
À LA LETTRE L’écrivain britannique ose une nouvelle version de Hamlet et de Macbeth avec pour narrateur… un fœtus en cours de gestation. Par-delà la virtuosité formelle, une méditation sur les errements de l’individualisme moderne.
Vos derniers livres sont tous très ancrés dans le monde
C’est un paradoxe, non ? Un narrateur dont les
social et politique. Dans une coque de noix,
mouvements sont on ne peut plus limités, un fœtus,
en revanche, est d’emblée délirant. Que s’est-il passé ?
avec pour résultat une liberté maximale de l’auteur.
J’ai écrit des romans réalistes qui nécessitaient beaucoup de recherches, et j’ai publié trois romans de ce genre en cinq ou six ans ; j’avais envie de quelque chose de plus libre, et oui, pourquoi pas, de revenir à quelque chose de plus fantastique ou bizarre, tel que ce que j’écrivais autrefois. Cela dit, je n’avais pas d’ambition particulièrement arrêtée là-dessus. Et puis, un beau jour, la première phrase s’est imposée. Elle m’est littéralement passée par la tête. Je ne savais pas qui parlait ni quelle était la situation, ou quoi que ce soit d’autre, mais ça semblait ouvrir une porte vers quelque chose. « Me voici donc, la tête en bas dans une femme. » Ç’a été comme un don incroyable, j’ai tout de suite su qu’il y avait un roman contenu dans cette phrase. Cela offrait une liberté sans frein, même si le narrateur était extrêmement confiné.
La situation m’offrait un héros existentiel. Il peut écouter, entendre en catimini tout ce qui se passe et se dit autour de lui, les conversations les plus intimes ; parce qu’il est sur le point de naître, c’est une place formidable pour réfléchir au monde qu’il s’apprête à rejoindre, et bien sûr il se passe plein de choses… J’ai commencé le livre à la fin de 2014, je l’ai laissé reposer plusieurs mois et je l’ai repris ensuite, en bonne partie à Paris, pendant l’hiver 2015, d’où notamment la référence aux attaques de novembre. Être à Paris, être dans une ville dont je n’étais pas familier et être entouré d’événements imprévus m’a également aidé. J’ai fini la première version en février 2016. Je savais alors qu’on se dirigeait vers un référendum sur le Brexit, mais je voyais la procédure comme une sorte d’obligation quasi administrative. J’étais à mille lieues d’imaginer un >>>
Ian McEwan.
22 - Le Magazine littéraire • N° 579/Mai 2017
SOPHIA SPRING/THE TIMES/SIPA
Propos recueillis par Marc Weitzmann
Légende avec le début en Rouge. et la suite en noir.
Ian McEwan place son dernier livre sous deux égides : Shakespeare et Kafka. N° 579/Mai 2017 • Le Magazine littéraire - 23
Critique Spécial polar
À Los Angeles, à Versailles et en Islande, trois écoles du crime Michael Connelly, Olivier Barde-Cabuçon et Ragnar Jónasson publient des récits rondement menés, emblématiques des trois champs dominant le roman noir contemporain : le savoir-faire américain, le polar historique et l’inépuisable creuset nordique. Par Alexis Brocas
L
e polar est l’un des rares espaces lit- Jusqu’à l’impensable n’usurpe pas son titre hytéraires où le talent romanesque perbolique. Le retraité Harry Bosch, ex- rencontre parfois le très grand pu- figure des commissariats de Los Angeles et blic. En témoignent l’Américain Mi- héros récurrent de Michael Connelly, comchael Connelly (60 millions de ro- met en effet une transgression policière mamans vendus), spécialiste du polar judiciaire jeure : travailler pour l’avocat de la défense et procédural, le Français Olivier Barde-Ca- (et pour l’autre figure récurrente du romanbuçon (qui en est au sixième épisode de sa cier, Mickey Haller). Au LAPD (Los Angeles série policière versaillaise), ou l’Islandais Ra- Police Department), on appelle ça une « Jane gnar Jónasson (sorte d’Agatha Christie on ice Fonda » (en souvenir de l’actrice engagée qui et coqueluche du lectorat posa, radieuse, parmi les britannique). Si tous trois soldats vietminh). Bosch, Au château pris dans ses contorsions partagent les qualités minimales pour donner dans le de Versailles, morales, tâche d’y voir la genre (sens du récit, du sus- un ancêtre de poursuite de sa quête de vépense, des personnages), Jack l’Éventreur rité par d’autres moyens. ils ont chacun leurs talents rôde, sur fond L’enquête justifiera ou invaspécifiques, propres à s’attilidera cette position. Elle de sauteries rer la fidélité amoureuse de concerne un ancien membre leurs lecteurs. Précision, sadomaso. de gang accusé d’avoir masconnaissance de la machine sacré, puis violé, l’épouse judiciaire et policière américaine pour le pre- d’un policier. Des traces d’ADN ont été troumier. Capacité à infuser la documentation vées. Mais le suspect a un alibi. Et Bosch bépour renouer avec l’esprit d’une époque néficie d’une perspicacité qui lui permet de – jusque dans les dialogues – et augmenter voir au-delà des preuves scientifiques. Et ce l’histoire de ses inventions sans trop lui in- sont ces déductions, à la fois logiques et infliger d’outrages pour le deuxième. Alliance formées, qui rendent le polar crédible. Quand d’une écriture sobre et d’une intrigue tor- l’enquêteur s’intéresse à une montre de coltueuse et néanmoins réaliste, si typique des lection de la victime, absente de son écrin et auteurs de polars nordiques, pour le troi- suit sa piste jusqu’à Las Vegas. Quand il exsième. Au fond, ce sont trois courants du po- plique qu’aux tests d’ADN peuvent s’en ajoular – polar américain, historique, nordique – ter d’autres pour détecter les traces de préqu’illustrent ces romanciers à travers leurs servatifs. Quand il détaille les particularités dernières productions. des nombreux flag lots (terrains organisés en
46 - Le Magazine littéraire • N° 579/Mai 2017
forme de drapeau) et pourquoi ils sont si propices aux crimes. Michael Connelly est aussi doué pour décrire les manœuvres de son enquêteur que celles de ses délinquants – deux policiers corrompus qui multiplient les martingales rentables. Si le roman fonctionne si bien, c’est que tout y concerne l’enquête. Pas d’envolée superflue ni d’effet de style : même quand il interroge ses propres errements, Bosch reste un garçon concret, dont la pensée factuelle se confond avec les dossiers criminels qu’il a manipulés toute sa vie. Cela n’empêche pas le roman de livrer de jolis aperçus du LA contemporain, certains attendus (la clinique de chirurgie esthétique), d’autres plus surprenants (comme l’apparition des Uber, révolutionnaire dans cette ville dédiée à la voiture privée). Moine à l’insolence voltairienne
Olivier Barde-Cabuçon bénéficie d’un talent bien différent. Sans comparer son succès avec celui de Michael Connelly, les 100 000 exemplaires vendus de son « Commissaire aux morts étranges » prouvent qu’il a su s’élever au-dessus du marigot très fréquenté du polar historique. Nouveau tome de la série, Le Moine et le Singe-roi s’appuie sur une scène initiale tapageuse fondée sur un motif criminel rebattu : celui de l’éventreur de jeunes filles, ici transposé à la cour de Louis XV, le « singe-roi ». L’intrigue se révélera cependant plus fine, en jouant sur la mémoire de Jack l’Éventreur et les hypothèses formulées sur
ILLUSTRATION THIERRY ALBA POUR LE MAGAZINE LITTÉRAIRE
son identité (un peintre et un chirurgien sont suspectés). Mais le roman vaut surtout pour son panorama de la cour versaillaise : hors la Pompadour, peu de ces figures poudrées échappent à l’acidité républicaine de l’auteur. Celle-ci éclate dans une jolie trouvaille : un bordel élégant où l’on pratique le renversement de l’ordre social à travers le sadomasochisme. Dommage que le roman explique un peu trop didactiquement cet enjeu et exploite un peu trop certains effets : deux références à la fameuse citation de Chateaubriand sur le mépris (dont il faut être économe ; il y a tant de nécessiteux). Mais Olivier Barde-Cabuçon dispose d’une botte secrète : le moine. Sous ce nom et cette bure se cache le père de l’enquêteur. Animé d’une insolence voltairienne, d’un goût pour la provocation consommé, d’un vif courage, ce personnage est le vrai moteur du roman. C’est pour lui, pour ses répliques bien troussées dans le style de l’époque et pour ses saillies pré-républicaines sur la noblesse, que l’on finit par se passionner pour le roman.
À mille lieux de ces facéties spirituelles et poudrées, Mörk, de Ragnar Jónasson présente le visage livide et nu des sobres polars nordiques. Un pays – l’Islande – où le crime est une rareté ; une ville septentrionale – Siglufjördur – où il ne se passe jamais rien. Et pourtant un policier y reçoit un coup de fusil alors qu’il s’approche d’une maison abandonnée. Son collègue Ari Thór mène l’enquête. Et découvre, sous le calme pesant des lieux, mille cloportes métaphoriques. Violence conjugale. Trafic de drogue. Adultère. Viols. Petits arrangements entre le crime et la loi. Surprise ! Les Islandais sont des gens comme les autres. Et le délinquant du lieu – Addi, un sexagénaire ricanant – n’est pas le pire, loin s’en faut. Or il n’est pas si facile d’écrire comment le crime survient parmi des personnages platement ordinaires. Et de donner à ceux-ci une face noire, justifiée par leur histoire, qui ne les rend pas plus grandioses mais simplement plus humains. Le lecteur sent venir le coup – l’intrigue, contemporaine, racontée sobrement,
est entrecoupée du journal, plus ancien et débridé, d’un jeune homme enfermé en hôpital psychiatrique, qui doit bien avoir un rapport. Mais impossible de deviner la fin. Les auteurs de polars nordiques – souvenezvous de Henning Mankell – ont souvent ce talent pour sortir de leurs intrigues complexes par des explications simples et crédibles. Pas de magnat du crime, de génie du mal ou de plan à tiroirs : juste de pauvres types qui se débattent avec leur passion, leur héritage, leurs traumas. Et quand ils parviennent, parfois, à fendre la mer gelée en eux, ce n’est pas de l’inspiration qu’ils découvrent mais des pulsions de mort. P JUSQU’À L’IMPENSABLE, Michael Connelly, t raduit de l’anglais (États-Unis) par Robert Pépin, éd. Calmann-Lévy, 388 p., 21,90 €.
LE MOINE ET LE SINGE-ROI, Olivier BardeCabuçon, é d. Acte Sud, 330 p., 22,50 €. MÖRK, R agnar Jónasson, traduit de la version anglaise d’après l’islandais par Philippe Reilly, éd. La Martinière, 326 p., 21 €. N° 579/Mai 2017 • Le Magazine littéraire - 47
Lire et relire par Pierre Lemaitre
Mme de Sévigné LETTRES OUVERTES
Mère dévorante ou aimante ? Femme jalouse de son intimité ou soucieuse de sa postérité ? Esprit clairvoyant ou précieuse aveugle aux injustices de son temps ? La marquise reste insaisissable dans sa correspondance, dont paraît une nouvelle édition.
52 - Le Magazine littéraire • N° 579/Mai 2017
toujours à leur rôle d’épouse, de maîtresse ou de mère. Tiens, de mère, justement, parlons-en. En 1671, Mme de S évigné voit sa fille, récente Mme de Grignan, suivre son mari en Provence et entame avec elle une correspondance qui sera le cœur de son œuvre. C’est à partir d’ici, je l’avoue, que commencent pour moi les sujets d’incertitude. Parfois, je ne sais que penser. Concernant Mme de Sévigné, j’ai souvent l’impression que tout se discute.
« Ma fille, aimez-moi donc toujours : c’est ma vie, c’est mon âme que votre amitié. »
Prenez cette question de la mère et de la fille. On a beaucoup posé Mme de Sévigné en mère abusive (1) nourrissant pour Mme de Grignan une passion exclusive, une intolérance à la séparation, voire un refus de voir sa fille heureuse dans d’autres bras. « Elles se torturaient l’une l’autre abominablement », assure par exemple Émile Faguet. À l’appui de cette approche des « spasmes d’une passion exclusive », on cite volontiers : « Ma fille, aimez-moi donc toujours : c’est ma vie, c’est mon âme que votre amitié […]. Le reste de ma vie est couvert d’ombre et de tristesse, quand je songe que je la passerai si souvent éloignée de vous. » Ou : « J’aime à vous écrire, cela est épouvantable, c’est donc que j’aime votre absence ! » Ou encore : « Je saute aux nues quand on vient me dire : Vous vous faites mourir toutes deux, il faut vous séparer. » Mère castratrice, Mme de Sévigné ? Mais, pas du tout ! nous explique-t-on ailleurs. « Prétendre que cet amour fut anormal et dénote des tendances suspectes, c’est formuler une hypothèse toute gratuite et fort peu vraisemblable appliquée à une femme aussi saine de corps et d’esprit ! » (Claude Dulong). Dans les formules excessives et les déclarations spectaculaires de la marquise, il ne faudrait voir qu’un mode d’expression démonstratif, volontiers ou trancier et d’usage courant à l’époque dans les salutations, les compliments ou les épîtres dédicatoires. Sévigné, mère normale ou pathologique ? Cela se discute.
ANTOINE MOREAU-DUSAULT
O
rpheline à 7 ans, Marie de Rabutin-Chantal est veuve à 25. Elle s’était mariée de nuit, comme c’était courant de le faire, de peur que le diable ne vienne « nouer l’aiguillette » du mari. On s’inquiétait pour rien. Du côté de l’aiguillette, Henri de Sévigné ne craint personne, il réussit même à mourir dans un duel pour une femme qui n’est pas la sienne. Marie dira de lui qu’elle « l’aimait, mais ne l’estimait pas tandis que lui l’estimait, mais ne l’aimait pas ». Elle a reçu une belle éducation (mathématiques, latin, italien, espagnol), mais une éducation de fille. Pas de rhétorique par exemple, réservée aux garçons. On devine que gagner une place dans la littérature de l’époque n’est pas chose facile : Mme de La Fayette nie avoir écrit La Princesse de Clèves ; les premiers romans de Mlle de Scudéry sont signés par son frère… Littérairement, les femmes n’existent pas. Or, en ce siècle qui deviendra classique, le monde des lettres (avec une minuscule, entendez : celui du courrier) est un univers à part entière : invitations et secrets, confessions et amitiés, duels, brouilles, événements, déclarations d’amour, tout passe par là. On publie un nombre incalculable de manuels pratiques préconisant les formules, les salutations à utiliser et fournissant les consignes pour toutes les situations, certains de ces guides sont de véritables bestsellers. Et c’est dans cet océan de lettres que Mme de Sévigné vient se lover. Elle y est à l’aise, elle écrit comme elle parle, ne s’embarrasse pas des modèles, et sa singularité s’impose naturellement. On recopie ses lettres, on les fait circuler, on leur donne des noms, la « lettre du Cheval », la « lettre de la Prairie ». Mme de Sévigné n’est pas célèbre, mais elle dispose d’une belle notoriété. Elle fréquente le salon de sa tante, qui l’a élevée, côtoie La Fontaine, Fouquet, P élisson, La Rochefoucauld, devient l’amie de Mme de La Fayette, elle a son portrait dans le Clélie de Mlle de Scudéry et figure dans le Dictionnaire des précieuses, ce qui, à l’époque, n’a rien de ridicule, bien au contraire, c’est même le moyen, pour ces femmes, d’accéder à une position d’intellectuelle dans un monde où les hommes les résument depuis
Un « cœur bien fait » 1626. Naissance à Paris. Orpheline à 7 ans, elle est recueillie par son grand-père, puis par son oncle, l’abbé de Livry. 1644. Elle épouse le marquis de Sévigné. Infidèle et dépensier, il meurt en duel pour défendre l’honneur de sa maîtresse. 1651. Veuve à 25 ans, elle se retrouve dans une situation financière précaire et se retire, avec ses deux enfants, en Bretagne. Lors de séjours à Paris, elle fréquente la cour et les salons, dont celui de Mme de La Fayette. Celle-ci la décrit comme « une âme grande, noble, propre à dispenser des trésors et incapable de s’abaisser [à] en amasser ; un cœur généreux, obligeant, bien fait et fidèle. » 1671. Correspondance avec sa fille, qui a épousé le comte de Grignan et l’a suivi en Provence. Mère et fille s’écrivent quasi journellement. 1696. Meurt en Provence lors de son troisième séjour chez sa fille.
AGENCE BULLOZ/RMN-GRAND PALAIS
Mme de Sévigné, portrait de Claude Lefèbvre. « Coquette, vive, gaie. Quoique femme de qualité, elle se laissait éblouir par les grandeurs de la cour », glose le comte de Bussi.
Prenez maintenant cette révolte des « bonnets rouges » de 1675, l’une des plus virulentes du xviie siècle, violemment réprimée par Louis XIV. Nathalie Freidel, dans sa récente édition des Lettres choisies, relève que l’on a « souvent reproché à Mme de Sévigné la légèreté avec laquelle elle l’évoque ». C’est vrai. Je retrouve, dans SainteBeuve par exemple : « Quand […] on chasse et qu’on bannit toute une grande rue, femmes accouchées, vieillards, enfants, avec défense de les recueillir sous peine de mort ; quand on roue, qu’on écartèle et qu’à force d’avoir roué et écartelé l’on se relâche et qu’on pend ; au milieu de ces horreurs exercées contre des innocents ou de pauvres égarés, on souffre de voir Mme de Sévigné se jouer presque comme à l’ordinaire. On lui voudrait une indignation
brûlante, amère, généreuse. » Nathalie Freidel est plus nuancée : « Mme de Sévigné livre ainsi un témoignage de première main sur le drame breton, dans lequel il n’est pas toujours aisé de faire la part de l’indignation réelle et du ton convenu de fausse plaisanterie. » Je l’avoue, cette mention de « fausse plaisanterie » me laisse assez perplexe. Cette édition en Folio entame la section consacrée à la « Répression de la révolte bretonne » au 27 octobre 1675 où Sévigné écrit : « On a pris à l’aventure vingt-cinq ou trente hommes que l’on va pendre. » Le 30 octobre : « On a pris soixante bourgeois ; on commence demain les punitions. Cette province est un bel exemple pour les autres. » Pour l’instant, je vous l’accorde, le doute est permis. Mais, si cette section avait commencé un peu plus tôt, au >>> N° 579/Mai 2017 • Le Magazine littéraire - 53
Dossier
GEORGES PEREC Ses vies mode d’emploi 84 Vies ultérieures
70 Vies secrètes
Dossier coordonné par Hervé Aubron
I
l y a les auteurs forts en gueule, dont la personne publique fait partie de l’œuvre. Il y a les bêtes farouches qui travaillent elles à s’effacer, fuient toute lumière et sociabilité excessives. Et puis il y a Georges Perec (1936-1982). D’un côté, le nom de code d’une horlogerie langagière s’imposant des contraintes rigoureuses – nothing personal. De l’autre, une pop star médiatisée de l’écriture, entre lutin hilare et savant Cosinus. Il est comme une zone d’ombre entre ces deux versants, quelque chose qui ne colle pas. Alors que Perec fait ce moisci son entrée dans La Pléiade, Claude Burgelin consacre un bel Album à son existence. Il le compare au chat du Cheshire qui, dans Alice au pays des merveilles, se volatilise en ne laissant derrière lui qu’un sourire indéchiffrable. Et il confirme que la machine Perec ne tournait pas si rond, était nimbée de mélancolie, sinon d’angoisse. S’il apparaissait comme un « éternel enfant », c’est qu’il ne l’avait jamais été, qu’il était « en quelque sorte né de lui-même », ainsi que l’écrivait J.-B. Pontalis, son ultime analyste : son père est mort au front, sa mère a été déportée et tuée à Auschwitz. On savait que cette faille courait dans son œuvre,
68 - Le Magazine littéraire • N° 579/Mai 2017
mais on ne mesure pas assez combien Perec a voltigé audessus d’un abîme, qui ne fut sans doute pas étranger à sa mort si précoce. Son Homme qui dort constitue l’une des plus fortes descriptions de la dépression (ou de l’absence à soi), et l’auteur reconnu tenta de mettre fin à ses jours en 1971 : « J’ai trouvé un homme désespéré, notait son ami Harry Mathews dans Le Verger. Pourtant, au milieu des réunions, il faisait calembour sur calembour, de façon presque obstinée. Sa “rigolade” était plutôt un moyen in offensif de tenir les autres à distance. » Nous avons ici choisi de nous focaliser sur cette si mystérieuse personne, au sens le plus large – les vies secrètes d’un individu, le rayonnement de son personnage. Non pas qu’une mouche beuvienne nous ait piqués : loin de nous le désir de réduire une telle œuvre à l’illustration d’une biographie. Il s’agit de rendre grâce à une sensibilité singulière (c’est-à-dire aussi à une esthétique) quand on réduit trop souvent Perec à un gymnaste prodige. La perfection de son écriture est d’autant plus admirable qu’elle reposait sur le comble de la vulnérabilité : la cathédrale de cristal avait poussé sur des sables mouvants. P H. A.
Printemps 1955 : Georges Perec à 19 ans à la maison de campagne des Bienenfeld (sa tante paternelle et son mari), en Eure-et-Loir.
COLLECTION RICHARDSON-SALUDEN/PHOTO FRÉDÉRIC HANOTEAU/ÉDITIONS GALLIMARD.