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M 02049 - 577 - F: 6,20 E - RD
MARS 2017 DOM/S 6,80 € - BEL 6,70 € - CH 12,00 FS - CAN 8,99 $ CAN - ALL 7,70€ - ITL 6,80 € - ESP 6,80 € - GB 5,30 £GR 6,80 € - PORT CONT 6,80 € - MAR 60 DHS - LUX 6,80 € - TUN 7,50 TND - TOM /S 950 CFP - TOM/A 1500 CFP - MAY 6,80 €
L’édito
de Pierre Assouline
Patrick Boucheron
UNE CERTAINE IDÉE DE LA FRANCE
É
trange, le développement ces dernières seune tutelle que nul ne désavouerait, celle de Michelet qui a maines d’une polémique d’une telle intensité écrit : « Ce ne serait pas trop de l’histoire du monde pour autour d’un livre, sauf à le prendre pour un édiexpliquer la France. » Patrick Boucheron l’a pris aux mots, fiant reflet de la crispation générale dans le déde sorte que sa seule ligne de conduite semble avoir été de bat d’idées. L’objet du délit n’affiche pourtant rendre sa complexité au passé français d’un point de vue nulle violence : Histoire mondiale de la France est un ouélargi, lointain et critique. Mais, si lui et les siens le font bien vrage de 790 pages rédigé par un collectif de 122 histodans un esprit frondeur, provocateur et iconoclaste, ils ne riens chargés de s’emparer à la hussarde de 146 dates et méritent pas cet excès de polémique qui les transforme en de leur faire perdre la tête. Il est vrai qu’ils sont pour la militants. Il ne s’agit que d’une expérience sous forme de plupart issus de la génération montante, faisant figure de livre, et, par la nature et l’originalité de sa forme même, ce« Jeunes-Turcs » emmenés par le médiéviste Patrick Boului-ci ne prétend pas se substituer à quelque manuel d’hischeron, maître d’œuvre à l’énergie de chef toire que ce soit. Et puis quoi, on ne sache de bande, mais une énergie humaniste ; que Loin du charivari pas que Patrick Boucheron soit aussi mila puissance de feu de celui-ci est adossée qu’il a suscité, nistre de l’Éducation nationale ni qu’il exerce un quelconque pouvoir sur la rédaction des depuis peu à l’autorité du Collège de France, ce livre des dates programmes scolaires ! Alors, même si on qu’il a entrepris cette reconquête du terri- fera date. toire dans l’esprit d’une déclaration de aurait tort de minimiser le sentiment de guerre, armé de la volonté de déconstruire l’illusion du rodésaffiliation de la société à mesure que la singularité franman national français, et que son projet, pour être sciençaise se dissout dans les discours, n’ayez pas peur… En vérité, on s’attendait à quelque chose de nettement tifique, n’en est pas moins politique dans toutes les accepplus subversif. Seule réserve : pas de surprise sur le plan tions du terme. De quoi mettre le feu aux poudres et conférer à un pavé l’efficacité d’un tract. historiographique par rapport à l’annonce. Le livre n’en est pas moins enthousiasmant, bluffant, revigorant. RéSous la tutelle de Michelet enchanter l’histoire : qui n’y souscrirait hormis les trop Patrick Boucheron étant aussi un écrivain, il y a dans son prévisibles retranchés du bunker national du Figaro et de entreprise une ambition formelle qui signale déjà l’urses satellites ? Gardons-nous pour autant de nous laisser gence à renouveler l’art et la manière d’écrire l’histoire. griser par l’air du temps, de croire que tout ce qui ne rePourtant, le principe de ce dictionnaire pourrait paraître lève pas de la nouvelle vision ouverte de la France verse a priori désuet : chacune des entrées, longue de quelques nécessairement dans une vision fermée, étriquée, frileuse. pages, commence sur une date, alliée à un événement parCette Histoire mondiale de la France est une vraie bonne nouvelle pour tous ceux qui cherchaient d’autres voies d’acfois marginal ou surprenant, et raconte une histoire. À ceci près que la rencontre de ces éléments sur le papier cès au passé de ce cher vieux pays et rêvaient d’en ouvrir est le plus souvent inédite. Gonflé, le parti pris, mais enfin les fenêtres. À une condition : qu’on nous fasse grâce réussi, le pari. Une fois séparé du bruit qu’il fait, ce livre de part et d’autre de tout manichéisme et de toute vision des dates fera date. Car, si sa dimension idéologique est binaire. Et si on commençait par cesser d’associer systématiquement des termes négatifs (repli, crispation, méindéniable, il n’en reflète pas moins l’état de la recherche historique, loin du charivari qu’il a suscité dans le registre lancolie, étrécissement…) au beau mot d’identité ? P fatigué de la guérilla culturelle. Qu’ils en tiennent pour l’histoire globale ou connectée, HISTOIRE MONDIALE DE LA FRANCE, Patrick Boucheron (dir.), é d. du Seuil, 790 p., 29 €. ces historiens proposent rien moins qu’un pas de côté sous N° 577/Mars 2017 • Le Magazine littéraire - 3
Sommaire Mars 2017 n° 577
20
26
3 Édito Par Pierre Assouline
Esprit du temps
6 ENQUÊTE Pédophilie, des totems au tabou Par Hubert Prolongeau 12 PARTI PRIS I l les a trumpés ! Par Pierre Assouline 15 Trump, un personnage de Sinclair Lewis ? Par Thierry Gillybœuf 16 PRESTO L’actualité en bref 20 PORTRAIT Philippe Djian Sans compter Par Marie-Dominique Lelièvre 26 EN COUVERTURE Entretien avec François Cheng : « L’esprit raisonne, l’âme résonne » 32 L’âme, une notion à ranimer Par Laura Bossi 36 La chronique de Luc Ferry Une affaire de foi
RICHARD DUMAS/AGENCE VU - PATRICE NORMAND/LEEMAGE - ULF ANDERSEN/AURIMAGES
Critique fiction
38 A urélien Bellanger, Le Grand Paris Par Hervé Aubron 40 Hubert Haddad, Premières neiges sur Pondichéry Par Jean-Claude Perrier 41 Dimitri Bortnikov, Face au Styx Par Patricia Reznikov 44 Lauren Groff, Les Furies Par Fabrice Colin 46 Charles Portis, Norwood Par Alexis Liebaert 48 JEUNESSE Kipling et Sepúlveda Par Marie Fouquet 49 BD M inetarô Mochizuki, Tokyo Kaido Par Nicolas Tellop 50 LIRE ET RELIRE E van S. Connell Par Pierre Lemaitre 54 AU FOND DES POCHES
Critique non-fiction
56 HISTOIRE Aldo Schiavone, Ponce Pilate Par Alain Dreyfus 58 ESSAI Pascal Bruckner, Un racisme imaginaire Par Marc Weitzmann 60 ESSAI Ruwen Ogien, Mes mille et une nuits Par Sarah Chiche 62 COLLECTIF Cahier de L’Herne Houellebecq, Par Alexis Brocas 67 La chronique de Maurice Szafran Israël-Palestine, un conflit au prisme du foot
68 68 DOSSIER Romain Gary L’aventure de l’écriture 70 Un « vieux coureur d’aventures » Par Olivier Weber 73 Un mentor inattendu : Pierre Teilhard de Chardin Par Jean-François Hangouët 75 Orgie dans un train fantôme Par Alexis Brocas 76 Le premier écrivain écologiste ? Par Alexis Brocas 78 « Il avait besoin de vivre dans le drame » Entretien avec Roger Grenier Un personnage romanesque 80 Les ombres de Vilnius Par François-Henri Désérable 82 Sous l’œil de Laurent Seksik, une famille hors père Par Marie Fouquet 83 Les ailes brisées de son premier film Par J.-F. Hangouët 85 Des sentiers p eu glorieux Par Laurent Véray 86 Les romans amarrés au Quai d’Orsay Par Kerwin Spire Les promesses d’une postérité 88 « Pas un gramme de lâcheté » Entretien avec Joann Sfar 90 Une star dans les lycées Par Anne Morange 91 Rencontre tardive avec un rebelle Par Ariane Chemin 92 Longtemps interdit d’amphi Par Julien Roumette
Sortir 94 EXPOSITION Détective, les débuts d’une vieille canaille Par Olivier Cariguel 96 THÉÂTRE Les Bas-Fonds de Gorki réinventés Par Christophe Bident 98 La chronique de Franz-Olivier Giesbert Bernard Malamud, la victoire sur les asticots ONT AUSSI COLLABORÉ À CE NUMÉRO : Simon Bentolila, Maialen Berasategui, Alexandre Gefen, Pierre Maury, Bernard Morlino, Pierre-Édouard Peillon, Albane Thurel, Ralph Toledano. PHOTOS DE COUVERTURE François Cheng : Patrice Normand/Leemage. Calligraphie
de François Cheng. Romain Gary : Studio Lipnitzki/Roger-Viollet.
© ADAGP-Paris 2017 pour les œuvres de ses membres reproduites à l’intérieur de ce numéro. CE NUMÉRO COMPORTE 3 ENCARTS : 1 encart abonnement Le Magazine littéraire
sur les exemplaires kiosque France + Étranger (hors Suisse et Belgique), 1 encart abonnement Edigroup sur les exemplaires kiosque Suisse et Belgique. 1 encart Panorama sur les exemplaires abonnés.
N° 577/Mars 2017 • Le Magazine littéraire - 5
En couverture Entretien
“L’esprit raisonne,
L’ÂME RÉSONNE” Le poète et académicien d’origine chinoise FRANÇOIS CHENG se considère comme « un rescapé de 88 ans ». Il se taille un grand succès de librairie avec une méditation au titre aussi simple qu’écrasant : De l’âme. Propos recueillis par Pierre Assouline
A
près des réflexions sur la beauté et d’autres sur la mort, on ne s’étonne pas qu’un esprit tel que celui de François Cheng, plus que jamais au carrefour des cultures occidentale et orientale, ait jugé le moment venu de réfléchir à l’âme. Nourri des traditions poétiques française et chinoise, traducteur de leurs meilleurs représentants dans ses deux langues, il a choisi la forme épistolaire, sept lettres qui convoquent les œuvres de philosophes ou d’écrivains, pour composer une méditation grave et légère, habitée par la grâce : « L’esprit raisonne, l’âme résonne. » À propos, comment va votre âme ? François Cheng. Je dois vous avouer tout d’abord que je me sens démuni à l’oral. Si on me laisse le temps d’écrire, alors ça va, car c’est le meilleur moyen de satisfaire mon esprit 26 - Le Magazine littéraire • N° 577/Mars 2017
de repentir. N’oubliez pas que vous interrogez un homme dans son très grand âge, situation à laquelle je ne m’attendais pas. Je suis un rescapé de 88 ans. Dans ma jeunesse, ayant vécu les épidémies de tuberculose et de choléra, la guerre sino-japonaise de 1937 à 1945 avec ses bombardements sur les populations dans l’exode, puis la guerre civile à partir de 1946, j’avais bien conscience que la vie ne tenait qu’à un fil. Ayant survécu à toutes ces calamités, je pensais mourir à 30 ans. À 35 ans, j’ai cru atteindre une limite ; à 60 ans, cela me parut un maximum, d’autant que j’ai toujours eu une santé chancelante et aléatoire. Une mauvaise santé de fer !
Et même de fil de fer ! J’ai élagué beaucoup de choses, et le bon moment s’est imposé maintenant pour écrire à ce sujet, ce qui aurait été impossible avant. J’ai fait le bilan de ma vie, et j’ai vu qu’il restait ce corps, très frileux tant il est décharné, la maîtrise de mon esprit et de ma lucidité, une concentration sans faille qui me permet d’intégrer mille
PATRICE NORMAND/LEEMAGE
François Cheng chez lui, à Paris, en 2016 : « Je suis travaillé par le remords, mot que l’on n’ose guère plus utiliser et que les psychanalystes déconseillent. Moi, c’est le contraire. Je me laisse travailler par le regret. »
détails dans une pensée suivie. Alors je me suis demandé lequel, de l’esprit ou du corps, allait absorber tout cela. Et j’ai osé tirer la conclusion que la composition de notre être est ternaire ; serait-il duel, entre le corps et l’esprit, ce serait une opposition entre ce qui connaît la décadence et ce qui connaît la déficience, cela ne résoudrait pas le problème ; le jeu au sein de la composition ternaire nous donne une richesse et une possibilité d’ouverture. À la fin, ce qui est capable de prendre le dessus et de prendre tout le reste en charge, c’est l’âme justement. C’est la seule entité qui reste de bout en bout irréductible et indivisible. L’âme fait le fond de l’être, donc recouvre tout l’éventail de ce que l’être peut impliquer comme élévation, perversion ou déviation. Elle est le critère de notre vérité d’être ?
L’âme est la marque indélébile de l’unicité de chaque personne. Elle permet de reconnaître la valeur intrinsèque de tout être, même le plus humble, même le plus insignifiant. Dès qu’on dépasse le stade de la beauté physique, on touche
à la beauté de l’âme, et on pénètre dans le territoire où règne la bonté, une générosité qui n’en finit pas de se donner. Poser le problème de l’âme tel que vous le faites, c’est poser la question du bien et du mal, non ?
Si l’esprit par sa capacité de raisonnement pose le p roblème éthique, l’âme, elle, instinctivement et intuitivement, implique le problème du bien et du mal. Mais vous m’avez demandé des nouvelles de mon âme, et je dois vous répondre. Par mon destin fondé sur l’exil, il y a eu un arrachement. Cet exil à partir de 19 ans et demi a entraîné de longues années d’errements et de perdition dans les provinces côtières, puis à l’ouest de la Chine, au Sichuan. Cela a créé en moi une angoisse existentielle et une incapacité à m’adapter pour la simple survie. Mon inconscience et mon irresponsabilité m’ont causé beaucoup de blessures à cause de cette impossibilité de se débrouiller dans la vie ; en même temps, j’ai blessé des gens dès mon jeune âge, par mes longues fugues pendant la guerre civile sans donner >>> N° 577/Mars 2017 • Le Magazine littéraire - 27
Critique Fiction
Paris, ville poussière Dans son troisième roman, Aurélien Bellanger poursuit son histoire de France posthumaine. À travers des destins individuels, il raconte comment l’Hexagone vit la globalisation économique et technologique. Cette fois-ci, il donne la parole à un jeune urbaniste de droite, en charge du projet du Grand Paris, sous Sarkozy : entre autres le portrait d’une capitale figée, cernée par une Ile-de-France spectrale. Par Hervé Aubron
M
i-troubadour, mi-geek, Aurélien Bellanger s’est tranquillement imposé comme le meilleur mémorialiste du posthumain à l’œuvre dans l’Hexagone. Tout en s’attachant à l’histoire de la globalisation économique et technologique, il la fait miroiter dans la bille française, raconte comment nous mutons sous l’effet de nos propres radiations, comment nous nous évaporons, massivement depuis les Trente Glorieuses et les années 1980, mais pas seulement. La France, l’Occident, l’humanité ne disparaissent pas purement et simplement, mais leurs définitions et délimitations se brouillent, le tissu de leurs représentations s’use et passe. Le Grand Paris donne la parole à un jeune urbaniste de droite qui se brûle au projet du même nom. Alexandre Belgrand est un enfant de la bourgeoisie des Hauts-de-Seine. Dans son école de commerce, un enseignant l’initie à l’ivresse de l’urbanisme à grande échelle – et
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Né en 1980, de formation philosophique, Aurélien Bellanger est l’auteur de trois romans dont les titres paraissent tout droit sortis de rapports ministériels : avant Le Grand Paris, La Théorie de l’information (2012) suivait l’ascension d’un pionnier de la télématique dans les années 1980, et L’Aménagement du territoire (2014) sondait les sous-sols du réseau de TGV, débouchant sur une histoire parallèle de la France. 38 - Le Magazine littéraire • N° 577/Mars 2017
aux raisonnements à dix bandes, portés sur l’ésotérisme (en l’occurrence les strates secrètes de la plateforme francilienne). Aurélien Bellanger le rappelait déjà dans L’Aménagement du territoire : l’hubris technologique n’est pas le gage d’une rationalité transparente et pragmatique, bien au contraire – l’omniprésence de ses réseaux encourage une pensée magique, distinguant des codes secrets partout. Le mentor d’Alexandre, ancien soixante-huitard et situationniste, est devenu une éminence grise de Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, et l’encourage à cultiver l’imaginaire de la guerre civile lors des émeutes de 2005, dans lesquelles il voit un parfait catalyseur pour ses rêves de grand soir urbanistique. Une géologie de nos empreintes
Sous les auspices de ce docteur Mabuse de l’occupation des sols, Alexandre intègre l’équipe de campagne de Sarkozy puis, après 2007, devient conseiller technique à l’Élysée sur le projet du Grand Paris. À peine trentenaire, il joue au Rubik’s Cube avec l’Ile-de-France, Bellanger ramifiant l’histoire de la capitale et de sa périphérie. La SeineSaint-Denis – ce 9-3 limitrophe qui, pour l’enfant des Hauts-deSeine, « ressemblait à la zone interdite de Tchernobyl » – est à la fois le point aveugle et le pivot du Grand Paris. Cette zone à reconquérir justifie le projet en même temps que son démembrement inquiète. Sarkozy le résume lui-même à Alexandre : « Entre le 92 et le 93, c’est un peu comme la guerre froide, ça n’a pas eu que du mauvais. »
LUDOVIC-POOL/SIPA
Nicolas Sarkozy en 2009, découvrant le projet d’aménagement du quartier de La Défense.
Quant à cet arrière-fond politique – la faune du sommet de l’État –, auteur, la question n’est pas de s’inquiéter ou de se réjouir quant à Aurélien Bellanger trouve comme souvent la juste distance : à la fois ce qui arrive, plutôt de repérer au plus près la pointe sur laquelle sans merci et sans haine excessive, y compris sur Sarkozy (surnous oscillons, en un suspens encore indécidable. Les plus belles pages du livre évoquent les virées à vélo du héros, nommé « le Prince »), son charisme paradoxal et ses attentats délien pleine crise, dans les grises campagnes de l’Ile-de-France, comme bérés contre la langue française, et une droite plus diverse qu’on ne déjà postapocalyptiques. Il rêvasse devant des l’attend. Il y aura quelques portraits codés, somme champs et des villages déserts ou, par exemple, des toute subalternes – nous ne sommes pas chez PaSarkozy au trick Rambaud. Alexandre est un urbaniste horsvéhicules agricoles : « Ils servaient à extraire la fasol dans la bulle de l’Élysée, un « palais plein comme narrateur : « Entre rine et le sucre, les deux bases de l’alimentation des modernes, les deux substances poudreuses qui perun coquillage et creusé de galeries comme un châ- le 92 et le 93, teau de sable », « un chef-d’œuvre d’architecture c’est un peu comme mettaient à l’humanité de continuer à dévaler le naïve ». Le jacobin new generation a été de la soirée la guerre froide, temps […]. Paris était né, comme une pierre à moudu Fouquet’s, mais la flambe se fait vite routine, et lin taillée un peu en biais et évidée au centre, de la ça n’a pas eu l’euphorie de toute-puissance se dilapide dans une légère concavité de l’un des plus riches plateaux cétoute-présence au bureau, une suractivité de plus que du mauvais. » réaliers du monde. » Tout comme plus haut, en plus soutenue par l’alcool. Théoricien prolixe, Alexandre disait être « à la recherche du cratère Alexandre (et Bellanger ?) réserve ses traits les plus vifs à la scléd’impact qu’une ancienne capitale du monde avait laissé sur le globe rose de Paris, ancienne capitale du monde devenue ville-musée (« La terrestre ». À la psychologie ou à la sociologie se substitue ici une tour Eiffel […] était restée plantée là, au bord de la Seine, à la façon géologie de nos empreintes, une prose des choses (celles de Ponge, irréversible d’un harpon dans la peau grasse d’une baleine »), et à de Perec, mais aussi de Foucault) dans lesquelles nous nous sommes l’islam : les spectres de la guerre d’Algérie dans le béton des cités, tout entiers projetés comme en un tombeau, tandis que la préhisdes fulgurances sur cette « religion algorithmique » la mieux adaptoire et la science-fiction se replient l’une sur l’autre. P tée à la mondialisation high-tech, n’étant pas tributaire de la « méLE GRAND PARIS, Aurélien Bellanger, é d. Gallimard, 480 p., 22 €. taphysique insincère » du christianisme. Comme toujours chez cet N° 577/Mars 2017 • Le Magazine littéraire - 39
Dossier
ROMAIN GARY Ses faces cachées 70 L’aventure de l’écriture
80 Un personnage romanesque
88 Les promesses d’une postérité
Dossier coordonné par la rédaction
68 - Le Magazine littéraire • N° 577/Mars 2017
germe. Nous nous souvenons de son couple avec Jean Seberg, pas des films qu’il réalisa. La postérité, qui tend à réduire les êtres à une seule de leurs dimensions, a bien du mal avec Gary, mais le processus de réduction a déjà commencé. Espérons que l’adaptation cinématographique annoncée de La Promesse de l’aube par Éric Barbier, avec Pierre Niney et Charlotte Gainsbourg, n’y contribuera pas. À l’inverse, ce dossier s’attache à restaurer l’auteur dans ses multiples facettes, souvent méconnues. Il n’est pas le seul. Laurent Seksik, dans Romain Gary s’en va-t-en guerre, s’intéresse à la figure du père – le point aveugle de sa vie (lire p. 82). E t Myriam Anissimov, sa biographe, revient sur « son Gary » avec Les Yeux bordés de reconnaissance. On y croise le romancier en séducteur paradoxal, alternant douceurs et violences verbales, attentions et indifférences. On le voit aussi « s’allonger parfois les paupières par un discret trait de khôl ». Portant, en ville, treillis des militaires et santiags hollywoodiennes. Et un « gilet mexicain passé sur une ample chemise de soie turquoise ». « Un costume de ténor », note Myriam Anissimov. Oui ! Un déguisement d’arlequin, encore. Et une voix unique. P Alexis Brocas
À LIRE
LES YEUX BORDÉS DE RECONNAISSANCE, Myriam Anissimov, éd. du Seuil, 238 p., 19 €.
Les
livres de Romain Gary sont tous disponibles en Folio, hormis Le Vin des morts, qui sortira dans cette collection le 18 mai.
ULF ANDERSEN/AURIMAGES
S
i l’on reconnaît aussi les grands écrivains à leur art de devenir autre, de se démultiplier en cent personnages fictifs, que dire de Romain Gary ? L’homme était un bal masqué à lui tout seul. Capable de revêtir plusieurs costumes à la fois : ceux de Fosco Sinibaldi, Shatan Bogat ou Émile Ajar, posés par-dessus celui de Romain Gary, qui lui-même recouvrait la figure originelle de Roman Kacew. Lequel se disait né en Russie quand c’était en Lituanie. S’inventait un père acteur célèbre quand celui-ci ne fut qu’un pauvre figurant de l’histoire… Ce monsieur Kacew ? Vraiment, tout un Roman. Faut-il s’étonner que certaines de ses pages nous échappent aujourd’hui ? Nous continuons à lire Gary, souvent au lycée, où son esprit d’aventure, son goût de l’engagement, son génie stylistique polymorphe fascinent, et l’oublions à l’université, pour des raisons plus politiques que littéraires. Nous nous souvenons du gaulliste et omettons qu’il a écrit, avec Les Racines du ciel, le premier roman écologiste. Nous glosons sur la fantaisie d’Ajar et ignorons son roman de jeunesse, Le Vin des morts, qui la porte en
Chez lui, à Paris, en 1978.
N° 577/Mars 2017 • Le Magazine littéraire - 69