Le judéo-christianisme, grandeur ou décadence

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AVRIL 2017 DOM/S 6,80 € - BEL 6,70 € - CH 12,00 FS - CAN 9,25 $ CAN - ALL 7,70€ - AUT 6,90€ - ITL 6,80 € - ESP 6,80 € - GB 5,30 £GR 6,80 € - PORT CONT 6,80 € - MAR 65 DHS - LUX 6,80 € - TUN 7,90 TND - TOM /S 950 CFP - TOM/A 1500 CFP - MAY 6,80 €


L’édito

de Pierre Assouline

Louis-Ferdinand Céline BAGATELLES POUR UN PENSUM

E

ncore Céline ? Encore… À croire qu’on n’en fiLeur postulat est clairement affiché : ils ne se demandent nira jamais avec lui. Sauf que, cette fois, c’est pas, contrairement aux pékins que nous sommes, comautant de l’homme et de l’œuvre qu’il s’agit que ment l’admirable auteur du Voyage au bout de la nuit a pu de l’immense cohorte de ses fidèles lecteurs, écrire ses appels au meurtre, mais plutôt comment l’orduconfondus pour les besoins de la cause en aurier pamphlétaire a pu écrire Voyage au bout de la nuit. Artant de céliniens, célinologues, célinomanes, célinolâtres més de cette idée à proprement parler renversante, ils ont (heureusement qu’il ne signait pas Destouches !). La épluché tout ce qui a été publié sur le sujet afin de proucause, c’est celle de Pierre-André Taguieff et d’Annick Duver que Louis-Ferdinand Destouches était un être vénal, raffour, deux universitaires qui ont consaque les Allemands l’avaient payé, qu’il était cré énormément de temps, d’effort, Un pavé indigeste, au courant de l’existence des chambres à d’énergie à effectuer des recherches sur un confus, bavard, gaz et qu’il mouchardait à tour de bras (il homme qu’ils vomissent et sur une œuvre est vrai qu’il a même dénoncé Racine et le moraliste, à deux pape), mais ils n’avancent guère de preuve. qui les indiffère ; une telle attitude, qui Salaud, Céline ? Oui, il aurait même mérité n’est pas si courante en histoire littéraire, doigts de faire relève d’une psychologie qui nous des céliniens des le titre de président à vie du Racisme Club échappe. Leur projet s’inscrit en gros ca- négationnistes. de France. Cynique, misanthrope, arriviste, ractères sur la couverture de leur pavé, inhumain, égoïste, opportuniste tout aumoins dans le titre, Céline, la race, le juif que dans le soustant, et alors ? Lui au moins n’a pas attendu l’Occupation titre, Légende littéraire et vérité historique. pour cracher son venin antisémite. Dès les années 1930 on savait à quoi s’en tenir avec lui, mais cela n’enlève rien Tant de mépris pour la littérature au génie de l’auteur de Mort à crédit et à sa capacité à dynaAinsi, dans la France de 2017, il se trouve encore des chermiter la langue française dans la lignée d’un Rabelais. cheurs réputés pour prétendre détenir « la vérité histoIls ont voulu « démythologiser » Céline. Peine perdue : rique » sur un sujet. C’est qu’ils ont vraiment pris au séson œuvre n’en continuera pas moins à être des rares qui rieux toutes ses élucubrations, ses délires, ses inventions. dominent le xxe siècle littéraire. On n’a rien à faire de cette C’est qu’ils ont vraiment tout vérifié. Une telle naïveté ne brique d’archivistes tant le jugement par lequel elle endonne déjà pas envie d’y aller voir, car leur démonstration tend condamner un écrivain n’est animé que par la moest épaisse d’un bon millier de pages. On y va tout de rale, sinon la moraline. De là à faire autant de salauds des même, et dès la page 42, dans les dernières lignes de la céliniens, il n’y a qu’un pas. Accusés de complaisance, ils préface, on lit cette énormité doublée d’une ânerie : « On passent pour des négationnistes, ou peu s’en faut. Un ne saurait considérer que l’écrivain, parce qu’on lui reconcomble lorsqu’on sait que Taguieff et Duraffour n’ont rien naît du “génie”, a toujours raison. Il n’a pas non plus tous exhumé d’autre que les documents déjà publiés par les céles droits, à commencer par celui de mentir. » Comme si linologues, seule leur interprétation tranche. Disons qu’ils les lecteurs de Céline lui donnaient raison ! Comme si un sont les premiers à les découvrir pour la deuxième fois. romancier n’était pas fondamentalement gouverné par le Bagatelles pour un pensum ! Nous revient alors ce soupir mensonge ! En revanche, s’il y a une chose que des esde Céline : « Dieu qu’ils étaient lourds !… » P sayistes n’ont pas le droit de nous imposer, c’est un pavé aussi indigeste, confus, bavard et in fine illisible. On s’inCÉLINE, LA RACE, LE JUIF, terroge sur ce que la littérature a bien pu leur faire pour Annick Duraffour, Pierre-André Taguieff, éd. Fayard, 1182 p., 35 €. qu’ils manifestent ainsi tant de mépris à son endroit. N° 578/Avril 2017 • Le Magazine littéraire - 3


Sommaire Avril 2017 n° 578

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3 Édito Par Pierre Assouline

Esprit du temps

6 ENQUÊTE Rencontres à domicile : le retour des salons à l’ancienne Par Jean-Claude Perrier os guerres aux animaux Par Vincent Message 10 PARTI PRIS N 13 Philosophie, le sens des bêtes Par Maxime Rovere 16 PRESTO L’actualité en bref 20 PORTRAIT Jean Bothorel Plume et dynamite Par Marie-Dominique Lelièvre 26 GRAND ENTRETIEN Jonathan Littell : « Les écrivains ont toujours pillé »

ÉDOUARD CAUPEIL/PASCO - HADJ/SIPA - COLLECTION DAGLI ORTI/AURIMAGES

Critique fiction

32 C amille de Toledo, Le Livre de la faim et de la soif Par Victor Pouchet 34 Philippe Claudel, Inhumaines Par Jean-Louis Ezine 37 Christian Oster, La Vie automatique Par J.-B. Harang 42 Zeruya Shalev, Douleur Par Marc Weitzmann 46 Carlo Emilio Gadda, L’Affreuse Embrouille de via Merulana Par Alain Dreyfus 48 POLAR A rnaldur Indriðason, Dans l’ombre Par J. Einhorn 49 BD L a Ferme des animaux, d’après Orwell Par Nicolas Tellop 50 LIRE ET RELIRE R abelais Par Pierre Lemaitre 54 AU FOND DES POCHES

Critique non-fiction

56 GASTRONOMIE P ellegrino Artusi, La Science en cuisine et l’Art de bien manger Par Claire Darfeuille 58 ESSAI Tzvetan Todorov, Le triomphe de l’artiste Par Alain Dreyfus 60 BIOGRAPHIE Dominique Bona, Colette et les siennes Par Bernard Morlino 66 PHILOSOPHIE Gilbert Simondon, Sur la philosophie Par Patrice Bollon 68 BIOGRAPHIE Clara Royer, Imre Kertész. « L’histoire de mes morts » Par Patricia Reznikov 69 La chronique de Maurice Szafran Marine Le Pen, un portrait utile

70 Le judéo-christianisme, un débat relancé

70 DOSSIER

H istoires 72 Onfray, un fossoyeur opportuniste Par Patrice Bollon 74 Selon Nathalie Cohen, une rencontre toujours agissante Par Marc Benveniste 77 Saint Paul, le pivot contesté Par Patrick Kéchichian 79 La Jérusalem hollandaise, entre zizanie et euphorie Par Maxime Rovere 82 Mystère d’un tiret Par Jean-François Colosimo Philosophie et théologie 84 Une chimère qui reste bicéphale Par Javier Teixidor 87 La seule séparation en partage Par Jean-Luc Marion 90 Une invention qui fait violence à l’histoire Par Jean-Christophe Attias Vu par trois écrivains 92 Le souffle des créatures blessées Par François Taillandier 94 Le surgissement d’une parole Par Alexis Jenni 96 Non pas un héritage, mais une promesse Par Frédéric Boyer 100 La chronique de Luc Ferry Une Europe fille d’Athènes et de Jérusalem

Sortir 02 EXPOSITION Topor, Roland furieux Par Simon Bentolila 1 104 CINÉMA L es lettres angolaises de Lobo Antunes Par Pierre-Édouard Peillon 106 La chronique de Franz-Olivier Giesbert Moins de lecteurs, mais plus de livres vendus ONT AUSSI COLLABORÉ À CE NUMÉRO : Simon Bentolila, Maialen Berasategui, Sarah Chiche, Marie Fouquet, Alexandre Gefen, Laure-Anne Voisin. EN COUVERTURE Dieu selon Michel-Ange, détail de la Création du Soleil, de la Lune

et des plantes, plafond de la chapelle Sixtine (1508-1512). © Electa/Leemage

© ADAGP-Paris 2017 pour les œuvres de ses membres reproduites à l’intérieur de ce numéro. CE NUMÉRO COMPORTE 3 ENCARTS : 1 encart abonnement Le Magazine littéraire

sur les exemplaires kiosque France + Étranger (hors Suisse et Belgique), 1 encart abonnement Edigroup sur les exemplaires kiosque Suisse et Belgique, 1 encart VPC montre « Tradition » sur les exemplaires abonnés.

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Entretien JONATHAN LITTELL

“LES ÉCRIVAINS ont toujours pillé” Prix Goncourt il y a dix ans pour Les Bienveillantes, JONATHAN LITTELL sort aujourd’hui un film documentaire sur d’anciens enfants soldats en Ouganda. Manière de revenir à l’une des hantises de son roman inaugural : comment fabrique-t-on des bourreaux ? Propos recueillis par Alexis Brocas

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Les anciens enfants soldats que vous filmez, comme Geofrey ou Mike, échappent aux catégories de victimes et de bourreaux. Les montrer dans un documentaire, est-ce une façon d’obliger le spectateur à abdiquer ses prétentions à les juger ? Jonathan Littell. Ma vision des choses, et de la violence sur-

tout, tourne plutôt vers leur ambiguïté. C’est ce que j’essaie d’explorer sous différentes formes, en roman, en journalisme, en essai, et maintenant dans ce film. Avec la LRA, on a un cas d’école d’une certaine forme de réversibilité de la violence, mais que l’on retrouve sous des formes plus diffuses à tous les niveaux. On sait, même si cela n’est pas tellement intégré par notre système pénal, que la plupart des auteurs de violences psychopathiques reproduisent des traumas subis dans leur petite enfance. Et pourquoi ce choix du documentaire ? Est-ce parce que les images font apparaître cette ambiguïté de manière évidente et irréfutable ?

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ÉDOUARD CAUPEIL/PASCO

D

epuis 1989, la Lord Resistance Army (Armée de résistance du Seigneur, LRA), inspirée par la mystique Alice Lakwena et dirigée par Joseph Kony, mène, en Ouganda, une guerre meurtrière pour renverser le pouvoir et établir une théocratie sur le territoire de l’ethnie acholi. Aujourd’hui amoindrie, la LRA a enlevé en vingt-cinq ans plus de 60 000 enfants : les petits garçons devenaient soldats, les petites filles des épouses de conjoints bien plus vieux. L’écrivain Jonathan Littell, auteur des Bienveillantes, est allé filmer plusieurs de ces anciens enfants soldats, revenus à la vie civile, et les a ramenés sur les lieux où ils ont combattu, pillé, commis des exactions. Son documentaire, Wrong Elements, jette un éclairage nouveau sur des questions qui hantaient déjà Les Bienveillantes : les crimes de masse et la fabrication des bourreaux.


Jonathan Littell en mai 2016.

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Critique Fiction

Vis mes vies de livre C’est un roman dont le héros est un livre. Le Quichotte de papier, accompagné d’un dactylographe faisant office de Sancho, parcourt le monde et ne cesse de digresser, d’inventer des histoires. Il est souvent dépressif, au bord du suicide, à l’heure où sa primauté paraît si contestée. Une formidable expérience, entre accents bibliques, pirouettes borgésiennes et rebondissements de série télé. Par Victor Pouchet

S

ur cette page, je dispose de 6 000 signes typographiques, espaces comprises, pour rendre compte d’un livre qui dé­ borde et éclate dans tous les sens, d’un livre qui est sans doute l’un des plus importants de ces dernières années et que j’ai assurément lu trop vite, happé par sa puis­ sance, bousculé par les questions et les fictions qu’il produit dans son labyrinthe, par les morts et les résurrections qu’il met en scène, distrait par la dispersion du dehors et de ses écrans, qui menace in­ définiment notre temps de lecture. Et, justement, le sujet de ce ro­ man est le conflit entre la littérature et la vie – rien que ça –, mais raconté au rythme alerte d’une grande aventure picaresque. Le Livre de la faim et de la soif est l’histoire d’un livre qui a tous les traits d’un homme et tous les aspects d’un livre. Comme un homme – disons dans le genre don Quichotte –, il traverse le monde au gré des illusions qu’il produit en permanence : il marche dans les sables et dans les shopping malls du golfe Persique, embarque dans un rick­ shaw à Varanasi, parcourt Tokyo guidé par une adolescente neuras­ thénique, assiste à un meurtre sordide dans le désert américain et se saoule à la vodka à bord d’un brise-glace russe. Comme un livre, il raconte des histoires, introduit en permanence des parenthèses, fait parler des livres anciens, raconte des fables et ouvre des guille­ mets pour les personnages des récits qu’il vit et invente. Derrière lui, toujours, court celui qu’il appelle la Pieuvre, son assistant dac­ tylographe qui prend en note tout ce qu’il dit, essaie de le guider et

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joue à merveille son rôle de Sancho Pança – alter ego débonnaire et antidote à sa mélancolie. Le dactylographe sert de narrateur à ce ré­ cit, mais aussi d’ange gardien au livre dans cette quête étrange. Car le livre ne va pas très bien : il est obsédé par sa disparition, celle qu’on ne cesse d’annoncer, il se sent lourd surtout de toutes les phrases mortes que les siens ont portées depuis des siècles, ce « vieux monde oxydé du langage », ces livres saints qui enferment dans la croyance, les tragédies de la déploration qui meublent une partie de la biblio­ thèque mondiale. Le livre comprend aussi que ce n’est plus son heure : autour de lui le cinéma, les jeux vidéo, la tentation des guerres et les divertissements effrénés du présent contestent sa primauté dans l’échelle du sens et de l’imaginaire. Pour toutes ces raisons, ce livre spleenétique – il a plus de souvenirs que s’il avait mille ans – veut s’échapper de lui-même, sortir du caveau creusé à l’intérieur de lui par ses propres vers. Il va donc tenter de se frotter au Dehors, chercher le grand vent au sommet de l’Everest, faire un tour dans des boîtes punk à Saint-Pétersbourg et s’essayer à l’abrutissement du présent absolu. Mais ça ne marche pas trop. Il jalouse toujours « le bonheur, […] les phrases prononcées sans lui […], il jalouse les autres, ceux qui persistent à vivre en dehors de lui ». À plusieurs reprises donc, découragé, le livre tente d’en finir : il se jette dans la Neva, puis sous les roues d’un bus à Varanasi, se fait transpercer de flèches comme saint Sébastien, se lance dans le feu. Mais ça ne fonctionne pas vraiment non plus : ses suicides de papier


JOËL SAGET/AFP

Écrivain, artiste, plasticien et vidéaste, Camille de Toledo (ici à Manosque en septembre 2016) est né à Lyon en 1976. Il est l’auteur d’une dizaine d’ouvrages, dont des essais (Oublier, trahir, puis disparaître, Le Seuil, 2014), des romans, mais aussi des recueils de chant (L’Inquiétude d’être au monde, Verdier, 2012) et un livret d’opéra (La Chute de Fukuyama).

n’entraînent que d’autres travestissements, et son dactylographe ne le lâche pas d’une semelle. « Faut-il accueillir tout ce qui vient, le plus fou et le plus instable ? Dois-je implorer les temps de maîtrise ou célébrer l’horizon ? », s’interroge le livre. Il refuse de conclure, re­connaît qu’il faut « un cœur solide […] pour résister à ce grand Banquet des grands mélanges du monde, des cultures », à l’ivresse et à l’addiction d’un temps où rien ne demeure en place. Le livre est pris au piège de la faim et de la soif, qui l’empêchent de disparaître tout à fait. À travers les langues, les époques, les genres

Ce qui le retient d’en finir, c’est aussi l’autre strate qui constitue Le Livre de la faim et de la soif, les histoires que le livre invente et qui s’intercalent dans le texte à mesure de son avancée, comme autant de chemins possibles : l’histoire du frêle Moshe menant un combat de boxe sur un ring de Las Vegas, la fable de l’homme qui suivait ses propres pas, celle de ce lac de Jaipur autour duquel tous les héros de la littérature se réincarnent, le conte de ce qui arriva aux poissons quand la mer fut fendue par Moïse, et bien d’autres récits, bouffons, émouvants ou métaphysiques, illustrés, comme nos livres d’enfance, par des dessins en noir et blanc. Le roman traverse ainsi langues, époques et genres, engloutissant et déformant comme un ogre affamé une bonne partie de la littérature. Comme les essais et les livres hybrides de Camille de Toledo, ce roman joue de sa puissance propre, celle de la métamorphose, pour

mener une réflexion poétique sur le vertige du contemporain, prenant à bras-le-corps le propre de l’époque, l’obscénité du présent et de ses décharges violentes, mais aussi sa beauté, et ne choisit jamais entre la nostalgie du monde d’hier et l’angoisse d’un futur sans mort ni mémoire. Il joue de toute la force ouverte des fictions et du texte, dont l’écrivain avait déjà fait la matière d’un autre grand livre éclaté, Vies pøtentielles (2011), roman de solitudes et de vies fissurées, auquel celui-ci semble être à la fois une réponse et un dépassement, porté par la joie. Camille de Toledo propose en somme une façon picaresque d’habiter dans le vertige, de s’y déplacer et de se réanimer par des histoires qui en cachent toujours d’autres. Ce livre palimpseste, récit de récits en perpétuel mouvement, rappelle autant Borges et la Bible que les séries télé. Dans cette aventure biblique confrontée à la crise de nerfs du présent, l’auteur tente de transformer sa loi en joie, comme l’annonce Ernst Bloch cité en épigraphe, et de se défaire de l’apocalypse comme seul horizon. Le Livre de la faim et de la soif joue à plier et déplier les mythes, les récits et les existences, comme un grand origami qui ouvrirait une infinité de commentaires et de récits potentiels et contradictoires, un livre monde qui pourrait donc tenir en 380 pages comme en 6 147 signes – que le rédacteur en chef excuse ce léger débordement. P LE LIVRE DE LA FAIM ET DE LA SOIF, Camille de Toledo, éd. Gallimard, 380 p., 23,50 €. N° 578/Avril 2017 • Le Magazine littéraire - 33


La chronique de Maurice Szafran

Marine Le Pen UN PORTRAIT UTILE

ANTOINE MOREAU-DUSAULT

À

quoi donc peut bien servir un essai, une enSarkozy, par exemple, qui l’avait précédemment subi, en était sorti pulvérisé, affaibli. Portrait documenté d’un quête, un portrait, toute forme d’écriture étrange hybride, la facho bobo ; ou la bobo facho, qu’imqui s’écarte délibérément de la fiction, collecte les faits, petits et grands, pour mieux porte l’ordre de préséance car, chez Marine Le Pen, ces se livrer in fine à un exercice d’interprétadeux aspects de sa nature s’imbriquent. Elle est l’un ET tion ? La réponse, a priori, semble évidente : faciliter et, l’autre, de façon indissociable. C’est ce que Renaud Dély en quelque sorte, accélérer notre compréhension du démontre et démonte avec une grande habileté de plume monde, de ses soubresauts, de ses mouvements proet de raisonnement. Une fille à papa protégée de tout et fonds, politiques bien sûr mais pas seulement. L’écrivain de tous, pour qui l’argent, les grandes maisons et les dode non-fiction tient de la sorte un rôle mestiques sont toujours allés de soi. d’utilité publique. La lecture du récent Le livre donne Luxe et luxure chez les Le Pen. Une bobo, tel est le personnage que opus que Renaud Dély consacre à Marine à voir un étrange Le Pen suffit à nous le rappeler. décrit Renaud Dély, qui vit et se comhybride : une porte comme telle. Mais le journaliste bobo facho, fille Nul détachement n’occulte rien, et surtout pas l’autre caLe directeur de la rédaction de Marianne à papa protégée ractéristique de Marine Le Pen, non plus compte parmi les meilleurs « spécia- de tout et de tous. la bobo, mais la facho, celle qui joue en permanence la carte de la dédiabolisalistes » de l’extrême droite française, du Front national et, conséquemment, de sa présidente, Mation, celle qui est entourée d’une garde de fer à la fois afrine Le Pen. Renaud Dély n’a jamais dissimulé ses antafairiste et fasciste traquée par la justice. Voilà ce sur quoi gonismes avec cette sensibilité idéologique et culturelle ; il insiste, refusant la fascination du diable, revenant sans il n’étudie pas « l’objet » Marine Le Pen avec détachement cesse à la seule préoccupation qui vaille, la politique, et à l’idéologie. La bobo Le Pen n’a en réalité rien renié des et ne dissimule pas son inquiétude face à cette société française qui, par pans entiers, se referme et se renferme. principes de la facho Le Pen. En fait, il a choisi de ne rien céder à ces intellectuels à la Le livre de Renaud Dély dispose d’un atout considéfois prétendument républicains et en réalité ultraconserrable : il est utile en ces temps de confusion. Utile… Ce vateurs qui observent le Front national non sans bienfut longtemps un gros mot. Il se trouve que nous persisveillance au prétexte de « comprendre » et d’« entendre » tons à croire à la vertu pédagogique des livres. C’est préses électeurs… Il refuse ce jeu malsain. Les lecteurs cisément pour cette raison que nous avons choisi d’insavent d’où il vient – la gauche sociale-démocrate – et ce sister sur cet opus. Il nous rappelle qui est et ce que qu’il pense de l’extrême droite – du mal, attitude que d’aupense la présidente du Front national. Un exercice de sacuns qualifient désormais d’« archaïque », et qui va lui valubrité publique. P loir à coup sûr quelques remarques acerbes en provenance de la nouvelle presse bien-pensante et dominatrice, LA VRAIE MARINE LE PEN. Valeurs actuelles, Causeur ou Le Figaro Magazine. UNE BOBO CHEZ LES FACHOS, Laisser émerger la « vraie » Marine Le Pen… L’exercice Renaud Dély, éd. Plon, 256 p., 14,90 €. est sans aucun doute d’intérêt général, et Nicolas N° 578/Avril 2017 • Le Magazine littéraire - 69


Dossier

JUDÉOCHRISTIANISME Un débat relancé 72  Histoires

84  Philosophie et théologie

92  Vu par trois écrivains

Dossier coordonné par Pierre Assouline

70 - Le Magazine littéraire • N° 578/Avril 2017

Judéo-christianisme : le terme est récent, inventé en Allemagne par un théologien protestant, en 1831. De quoi parle-t-on ? D’une civilisation ou d’une invention a posteriori ? D’un socle de valeurs communes à deux religions ? Ou d’un monde qu’elles auraient modelé ? Rappelle-t-on la traduction des Septante ? Songe-t-on à Tertullien, qui opéra le rapprochement théologique judéo-chrétien ? Y intègre-t-on la pensée de Jésus, juif et premier chrétien, dont Onfray oppose le caractère libertaire au « christianisme d’Église » ? Doit-on reformuler, à l’instar de l’essayiste ­Nathalie Cohen, l’équation de notre origine : « les racines de l’Europe chrétienne sont judéo-hellénistiques » ?... Le terme est aussi vague que fréquemment usité. Cela valait bien un dossier, auquel ont contribué historiens, théologiens, philosophes et écrivains, revenant sur l’histoire de cet étrange attelage lexical, les idées qu’il recouvre, les réflexions et les préjugés qu’il inspire… Quand Michel Onfray voit en noir et blanc, les auteurs que nous avons invités travaillent eux dans le clair-obscur. P H. A. et A. B.

Détail dans la basilique Saint-Pierre de Rome.

JEAN-PIERRE BERTIN-MAGHIT

L

e dernier pavé de Michel Onfray, en tête des ventes des essais, s’intitule Décadence – en l’occurrence celle de la civilisation judéo-chrétienne, l’autre nom de l’Occident selon lui. Ça se discute, c’est le moins qu’on puisse dire. Mais deux ans et demi après le triomphe du Royaume, d’Emmanuel Carrère, dans les pas des premiers apôtres du Christ, ce succès confirme que la question travaille les esprits. Associée à des traditions bigotes et culpabilisantes, la culture judéo-chrétienne a longtemps pris la poussière dans le grenier des idées. Les crispations identitaires et la hantise du djihadisme l’ont fait ressortir du placard. Avant de savoir si le judéo-christianisme disparaît, encore ­faut-il se demander ce qu’il recoupe. Il y eut bien des judéo-­ chrétiens (les premiers chrétiens, juifs de fait), mais cela ne saurait gommer les différences de fond entre le judaïsme et le christianisme. Cela ne saurait non plus faire oublier la rivalité sinon l’hostilité entre les deux confessions, les diabolisations et les persécutions.


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