Ce que la littérature sait de l'autre

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DOM 6,60 € - BEL 6,50 € - CH 12,00 FS - CAN 8,30 $ CAN - ALL 7,50 € - ITL 6,60 € - ESP 6,60 € - GB 5 £ - AUT 6.70 € - GR 6,60 € - PORT CONT 6,60 € - MAR 60 DH - LUX 6,60 € - TUN 7,3 TND - TOM /S 900 CFP - TOM/A 1400 CFP - MAY 6,50 €

notre guide des beaux livres Décembre 2012

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dossier

ce que

la littérature sait de

l’autre Comment penser hors de soi-même Montaigne, Pessoa, Proust, Lévi-Strauss… Levi-Strauss…

aragon face à l’histoire

M 02049 - 526 - F: 6,00 E

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grand entretien

Jean Starobinski


Éditorial

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Service abonnements Le Magazine Littéraire, Service abonnements 17 route des boulangers 78926 Yvelines cedex 9 Tél. - France : 01 55 56 71 25 Tél. - Étranger : 00 33 1 55 56 71 25 Courriel : abo.maglitteraire@groupe-gli.com Tarifs France 2011 : 1 an, 12 numéros, 62,50 €. Achat de revues et d’écrins : 02 38 33 42 87 U. E. et autres pays, nous contacter. Rédaction Pour joindre directement par téléphone votre correspondant, composez le 01 44 10, suivi des quatre chiffres placés après son nom. Directeur de la rédaction Joseph Macé-Scaron (13 85) j.macescaron@yahoo.fr Rédacteur en chef Laurent Nunez (10 70) lnunez@magazine-litteraire.com Rédacteur en chef adjoint Hervé Aubron (13 87) haubron@magazine-litteraire.com Chef de rubrique « La vie des lettres » Alexis Brocas (13 93) abrocas@magazine-litteraire.com Directrice artistique  Blandine Perrois (13 89) blandine@magazine-litteraire.com Responsable photo  Michel Bénichou (13 90) mbenichou@magazine-litteraire.com Rédactrice  Enrica Sartori (13 95) enrica@magazine-litteraire.com Correctrice Valérie Cabridens (13 88) vcabridens@magazine-litteraire.com Fabrication Christophe Perrusson (13 78) Directrice administrative et financière Dounia Ammor (13 73) Directrice commerciale et marketing  Virginie Marliac (54 49) Marketing direct Gestion : Isabelle Parez (13 60) iparez@magazine-litteraire.com Promotion : Anne Alloueteau (54 50) Vente et promotion Directrice : Évelyne Miont (13 80) diffusion@magazine-litteraire.com Ventes messageries VIP Diffusion Presse Contact : Frédéric Vinot (N° Vert : 08 00 51 49 74) Diffusion librairies : Difpop : 01 40 24 21 31 Publicité Directrice commerciale Publicité et Développement Caroline Nourry (13 96) Publicité littéraire  Marie Amiel - directrice de clientèle (12 11) mamiel@sophiapublications.fr Publicité culturelle Françoise Hullot - directrice de clientèle (secteur culturel) (12 13) fhullot@sophiapublications.fr Responsable communication Elodie Dantard (54 55) Service comptabilité Sylvie Poirier (12 89) spoirier@sophiapublications.fr Impression Imprimerie G. Canale, via Liguria 24, 10 071 Borgaro (To), Italie. Commission paritaire n° 0415 K 79505. ISSN‑ : 0024-9807 Les manuscrits non insérés ne sont pas rendus. Copyright © Magazine Littéraire Le Magazine Littéraire est publié par Sophia Publications, Société anonyme au capital de 115 500 euros. Président-directeur général et directeur de la publication Philippe Clerget Dépôt légal : à parution

Dispute et flottements Par Joseph Macé-Scaron

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Hilsenrath, récemment ré­ rente ans d’amitié et de disputes (à édité (3), qui raconte l’his­ prendre ici au sens de disputatio), trente ans d’échanges portés au plus toire d’un nazi prenant la haut degré d’incandescence : c’est place de l’ami juif qu’il a ainsi que se présente le recueil de la trahi, partant en ­Israël pour correspondance entre le cabaliste Gershom Scholem participer à la fondation de l’État hébreu et échapper à et la philosophe Hannah Arendt (1). Autant de mis­ sives enflammées entre New York et Jérusalem. Pour la dénazifi­cation. Et l’on dé­ Arendt, qui, dès 1927, se présentait comme « déses­ couvrira la pièce de George pérément assimilée », son travail sur « les choses Trabori qui met en scène la rencontre à Vienne du ­juives », son soutien au sionisme était un « engagement en faveur « Devez-vous constamment jeune Hitler et de deux Juifs de l’être humain ». Pour Scho­ clochardisés. Il place en jouer et plaisanter ? lem, « judaïsme fait homme », Vous le devez, ô amis […]. » exergue cette citation de Hölderlin : « Devez-vous pour reprendre les mots de Wal­ Hölderlin constamment jouer et plai­ ter Benjamin, les Juifs devaient d’urgence former un État distinct fondé sur la judéité. santer ? Vous le devez, ô amis, et cela touche mon En dépit de ses doutes, note Marie Luise Knott, Scho­ âme car seuls les désespérés le doivent. » lem demande une approbation inconditionnelle de a-t-il un humour juif, ou des humours juifs ? l’État juif. Arendt se raidit et n’hésite pas à mettre en On devrait répondre à cette question par une cause « cette primauté absolue de la communauté autre. Mais on peut aussi y répondre par cette juive et de l’appartenance à cette communauté ». histoire tirée de récits hassidiques. Nous sommes en Cette absolue divergence, surmontée en 1946, écla­ 1930. Un jeune Juif sort de son village pour passer tera en 1963 après le reportage d’Arendt sur le procès quelques mois à Varsovie. Au bout de trois mois, il d’Eichmann. Cette correspondance établie avec ri­ revient chez lui et réunit ses amis. « Varsovie est une gueur se lit comme une aventure intellectuelle et spi­ ville extraordinaire ! Quelle diversité ! J’y ai ren­contré rituelle. Elle trouve aujourd’hui un singulier écho qui un Juif orthodoxe qui ne parle que du Talmud, toute dépasse la seule question du sionisme et de la ju­ la journée. J’y ai rencontré un Juif complètement déité : l’identité, la personne, les communautés, la athée qui ne veut pas entendre parler de Dieu et qui religion… Deux points de vue s’estiment, se jaugent veut qu’on le laisse tranquille avec toutes ces his­ toires. J’y ai rencontré un Juif chef d’entreprise et j’y et s’affrontent dans un tourbillon de références. ittérature et autodérision. L’Anthologie de ai rencontré un Juif communiste enflammé. Ses amis l’humour juif dans la littérature mondiale l’interrompent : “Qu’y a-t-il d’extraordinaire dans ton de Judith Stora-Sandor (2) se présente histoire ? Varsovie est une très grande ville, il y a plu­ comme une « invitation au rire », mais elle est bien sieurs milliers de Juifs !” Vous n’avez pas compris, leur davantage, puisqu’elle permet, avec la tranquille répond le jeune homme, c’était le même Juif ! » Il est ­érudition d’« un sage névrosé », de comprendre com­ vain d’emprisonner l’homme par des normes d’exer­ ment l’humour est devenu le terreau de toute une cice ou des normes d’usage, par des performances littérature, où l’on croise notamment Sholem physiques et intellectuelles, par une conformité per­ Aleikhem, Isaac Babel, Saul Bellow, Albert Cohen, manente à un archétype. « Je suis le personnage d’un Etgar Keret, Karl Kraus… L’auteur n’est pas absent roman qui reste à écrire, disait Pessoa, et je flotte de ce recueil, puisqu’elle s’amuse à mettre en garde aérien. » j.macescaron@yahoo.fr contre l’immodestie de son entreprise : « Quand on place la barre trop haut, il y a toujours un moment (1) Correspondance, Hannah Arendt et Gershom Scholem, traduit de l’allemand par O. Mannoni, avec où l’on s’aperçoit que les bras sont trop courts. » Le F. Mancip-Renaudie pour les lettres et textes en anglais, livre n’élude pas la question du rire après la Shoah. D. Heredia et M. L. Knott (éd.), éd. du Seuil, 638 p., 29 €. Et pour cause ! « Il n’y a rien de plus drôle que le (2) Le Rire élu. Anthologie de l’humour juif la littérature mondiale, Judith Stora-Sandor, malheur », a dit Ionesco. Nombreux sont les récits dans éd. Gallimard, 432 p., 23 €. humoris­tiques qui revisitent la catastrophe. Parmi (3) Chez Attila, puis en poche chez Points, traduit de eux, l’auteur a choisi Le Nazi et le Barbier, d’Edgar l’allemand par J. Stickan et S. Zilberfab, 488 p., 8,10 €. capman/sipa

Édité par Sophia Publications 74, avenue du Maine, 75014 Paris. Tél. : 01 44 10 10 10 Fax : 01 44 10 13 94 Courriel : courrier@magazine-litteraire.com Internet : www.magazine-litteraire.com

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Décembre 2012 526 Le Magazine Littéraire


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Sommaire

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Sommes-nous de la chair à fiction ?

Un écrivain peut-il impunément s’approprier ou vampiriser ses proches dans ses livres ? Point de vue du romancier Mathieu Simonet.

Cocteau architecte Les archives de Jean Triquenot, mises aux enchères le 13 décembre, éclairent ce versant de l’écrivain dessinateur.

Le cercle critique

Chaque mois, des critiques inédites exclusivement en ligne.

Ce numéro comporte 5 encarts : 1 encart abonnement sur les exemplaires kiosque, 1 encart Edigroup sur exemplaires kiosque de Suisse et Belgique, 1 encart Unipresse sur les abonnés Inter, 1 encart Fluide glacial et 1 encart musée du Quai-Branly sur une sélection d’abonnés.

J. RoBERt/GallImaRd - alInaRI/RoGER-vIollEt – GéRaRd RondEaU poUR Le Magazine Littéraire

Sur www.magazine-litteraire.com

Deux articles inédits, de Solange Chavel et de Christophe Bident.

Décembre 2012

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Anniversaire : Louis Aragon

En complément du dossier

n° 526

Dossier : Ce que la littérature sait de l’autre

86

Grand entretien :Jean Starobinski

3 L’éditorial de Joseph Macé-Scaron 6 Contributeurs

Le dossier 44 Ce que la littérature sait de l’autre

Sélection 8 Le meilleur des beaux livres Le Cantique des oiseaux, L’Écriture ou la Vie,

47 De si subtils barbares, par François Hartog 50 Montaigne, par Mathilde Bernard 52 Au xvie siècle, l’incandescence des

Herculanum, Les Cocottes, Hokusai, Michel Butor et Miquel Barceló, Don Quichotte, le musée d’Orhan Pamuk, Henry Miller…

L’actualité 16 La vie des lettres Édition, festivals,

spectacles… Les rendez-vous du mois

26 Le feuilleton de Charles Dantzig

dossier coordonné par Alexandre Gefen

différences, par Mathilde Bernard

54 Écrivains de terrain ? par Catherine Clément 56 Ethnologies : heureux de faire votre 58 62 64 66

Le cahier critique 28 Laurent Mauvignier, Tout mon amour Daniel Pennac, Le 6e Continent 30 Colombe Schneck, La Réparation Antoine Compagnon, La Classe de rhéto 31 Jorge Semprún, Exercices de survie 32 Eugène Green, Les Atticistes 33 Henry Bauchau, Pierre et Blanche. Souvenirs

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34 35 36 37 38 39 40

80

sur Pierre Jean Jouve et Blanche Reverchon Thérèse d’Avila, Jean de la Croix, Œuvres John Berger, Le Carnet de Bento David Grossman, Tombé hors du temps Juan Gabriel Vásquez, Le Bruit des choses Robert Walser, Lettres de 1897 à 1949 Caroline De Mulder, Nous les bêtes traquées Romain Rolland, Journal de Vézelay, 1938-1944 42 Michèle Finck, Balbuciendo François Montmaneix, Laisser verdure

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82 84

inconnaissance, par Laurent Demanze Face au Japon, par Gérard Macé Leçons du troisième type, par Simon Bréan Contre l’amitié, par Jean-Pierre Martin La fenêtre, ou l’autre entrebâillé, par Andrea Del Lungo Apprendre à ne pas comprendre, par Sandra Laugier Arthur Rimbaud, par Laurent Zimmermann Pessoa en personnes, par Régis Salado Proust, à la recherche du commun, par Matthieu Vernet Édouard Glissant, par Aliocha Wald Lasowski En lieu et place des sans-voix, par Dominique Viart Nicolas Bouvier, voir ailleurs si j’y suis, par Martine Boyer-Weinmann Être juif : l’autre universel, par Maxime Decout Emmanuel Carrère, par Émilie Brière

Le magazine des écrivains 86 Grand entretien avec Jean Starobinski 90 Bonnes feuilles Diderot, un diable

de ramage, de Jean Starobinski

94 Admiration Louis Aragon,

par François Taillandier

96 Le premier mot « Chantre », de Guillaume

Apollinaire, par Laurent Nunez

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Le meilleur des beaux livres

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En couverture : illustration de Lorenzo Mattotti. Vignette de couverture : Louis Aragon en 1925, photographié par Man Ray (Man Ray Trust/ADAGP/Telimage 2012. © ADAGP-Paris 2012 pour les œuvres de ses membres reproduites à l’intérieur de ce numéro.

Abonnez-vous page 43

Décembre 2012 526 Le Magazine Littéraire

98 Le dernier mot, par Alain Rey

Prochain numéro en vente le 20 décembre

Dossier : J. R. R. Tolkien


Sélection

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Le meilleur des beaux livres Pages coordonnées par Alexis Brocas

mystiqueOiseaux rares

S

ous l’égide d’une huppe élue entre toutes les races ailées par le roi Salomon, des milliers d’oiseaux s’envolent vers « celui qui ensanglanta de tulipes la lame des crêtes » – Dieu, bien sûr. Une voie semée de questions,

auxquelles la huppe répond volontiers, grâce à sa connaissance des contes et paraboles. Histoire d’un chauffeur de bains que vint visiter un roi. D’un amant éperdu que sa belle décapita d’un rire. Du conseil que Satan prodigua à Moïse (« Ne jamais dire “moi” si toi tu ne veux pas/ finir comme Satan, devenir moi »)… Toutes ces miniatures narratives chantent la supériorité de la grâce divine sur les biens de ce monde, biens de l’ego compris. Chef-d’œuvre de ‘Attâr, poète, apothicaire et mystique de la Perse du xiie siècle, Le Cantique des oiseaux connaît sa première traduction versifiée en français, respectant les distiques originels. C’est, tiré vers le ciel, un feu d’artifice de métaphores colorées, de paraboles universelles, de débats contradictoires. Un feu illustratif, aussi : Le Cantique des oiseaux a inspiré une foison d’artistes, lesquels ont souvent bénéficié de l’influence chinoise, via le trait d’union des conquérants moghols qui tinrent à la fois Chine et Perse. Issues d’Inde, d’Afghanistan, de Perse, ces images sont présentées par des petits paragraphes très précis. Voilà la connaissance du Tout, sujet de ‘Attâr décliné jusque dans la maquette. A. B.

Le Cantique des oiseaux, Farîd od-dîn ‘Attâr, illustré par la peinture en Islam d’Orient,

édition établie par Michael Barry, traduit du persan par Leili Anvar, éd. Diane de Selliers, 430 p., 195 €.

L’empire des signes Sauriez-vous écrire « moi je » en hittite, « boule du monde » en dogon ou « notre terre » en inuktitut? Voici quelques-unes des lumières que dispense ce savant illustré consacré à l’histoire et aux usages de quelque 110 écritures du monde. Des cunéiformes à l’invention de l’arobase, le livre ne s’en tient pas à retracer l’évolution des signes vers l’abstraction ou à éclairer les mythes entourant la naissance de l’écrit dans chaque civilisation. Il entre encore dans le détail passionnant de la physiologie de chaque système : étendue du lexique, résonances symboliques, sens de lecture vertical, horizontal ou en boustrophédon (c’est-à-dire dans un sens puis l’autre comme une charrue dans un champ), etc. Ainsi apprend-on à apprécier la complexité énigmatique du dessin maya, à différencier les graphies coufique, nashki ou thuluth de l’arabe, ou encore que le sinogramme « esclave » se forme en accolant ceux de « femme » et de « main du mari »… Orné d’une riche iconographie, l’ouvrage recourt surtout à un motif illustratif moins attendu : le végétal. Et comment ne pas s’incliner devant ce choix lorsqu’on observe l’aspect nervuré de l’ogham, la rondeur bourgeonnante du khmer ou les clous de girofle du cunéiforme, comme si toute écriture ne cessait d’affirmer sa propre énergie vitale, sa tendance à la ramification et à la perpétuelle renaissance? Camille Thomine

L’Écriture du monde, Dominique Cartier,

François Bourin éd., 320 p., 39 €.

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adaptationAquarelles existentielles

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ès 1994, L’Écriture ou la Vie est apparu comme un ouvrage essentiel, par ce qu’il révèle de l’hor­ reur concentrationnaire, mais aussi du combat des rescapés, confrontés à l’impossibilité du dia­ logue, qui s’affrontent à ce qui, en eux, reste pri­ sonnier des camps. « Tout était un rêve depuis que j’avais quitté Buchenwald, la forêt de hêtres sur l’Ettersberg, ultime réalité. » Chaque tentative pour écrire devient, pour Semprún, insoute­ nable plongée dans l’angoisse et la mort. Les scènes du retour brassent les corps des femmes étreintes pour échapper à cette mémoire : « C’est moi qui lui appartenais, analyse Semprún à propos de Laurence, puisqu’elle était la vie et que je voulais appartenir à la vie, pleinement. » Les dessins aquarellés de Peter Knapp manifestent cette obses­ sion des corps nus en mouvement, marqués, déchirés, couverts de sang et d’excréments dans le camp, bousculés par le plaisir et la volupté, jusqu’à atteindre l’obscénité dans la quête du retour, cherchant à « rendre [son] âme de nouveau habitable » par l’entremise des corps féminins. L’idée du livre est née quelques mois avant le décès de Semprún. Les passages mis en regard des images, les extraits intégrés dans les arabesques ou

jaillissements violents jetés sur le papier par l’artiste ont été choisis avec l’auteur. La force dramatique du livre – textes et images ne faisant plus qu’un – atteint celle que Semprún re­ connaît à l’espace de Buchenwald rendu à sa nudité : « L’espace vide ainsi créé, cerné par l’enceinte barbelée, dominé par la che­ minée du crématoire, balayé par le vent de l’Ettersberg, [est] un lieu de mémoire bouleversant. » Aliette Armel

Peter Knapp dessine « L’Écriture ou la Vie » de Jorge Semprún, éd. Chêne/Gallimard, 96 p., 29 €.

La langue au chat

Don Quichotte à la russe

Peuple porte-bonheur

Deux chats décharnés projettent une échappée à dos de mule : l’un décroche, l’autre s’attache, et le voilà, par monts et par maux, cherchant merveille loin de son zoo… Accordéon désaccordé, ce vrai faux conte en noir et blanc déplie sa page unique en une ribambelle de bestioles hagardes déambulant parmi croix, gigots et ossements. D’une étrangeté à l’autre, on glisse le long d’une ligne tortueuse, phrase étirée qui vous brinquebale entre inquiétude, hypnose et cogitations. Devant le chat agrippant sa monture on songe à « Chacun sa chimère » de Baudelaire, et ailleurs à « Une charogne », mais c’est à un autre phare spleenétique, « Les plaintes d’un Icare », que l’auteur confie, au terme du parcours et en toute discrétion, l’éclairage de son surprenant bestiaire. Ne reste plus alors qu’à remonter la phrase longiligne – traître fil d’Ariane – pour voir jusqu’où le mystère peut mener. C. T.

Jamais chevalier à la triste figure ne fut mieux nommé que celui-là. Loin du romantisme teinté d’humour d’un Gustave Doré, Alexandre Alexeïeff dresse un portrait tragique du célèbre hidalgo et de son non moins célèbre valet. Récemment restaurées, ces gravures inédites furent réalisées pour un éditeur espagnol dont le projet avorta à l’aube de la guerre civile. C’est qu’en Russie don Quichotte, bien loin du bouffon qu’il a pu parfois devenir, est un prince de l’utopie, un idéaliste inflexible qui ne se contente pas du monde tel qu’il existe. En parcourant les extraits judicieusement choisis de la traduction de Jean Canavaggio, on se surprend à découvrir à quel point les gravures d’Alexeïeff sont en fait proches de l’œuvre de Cervantès. Tantôt presque cubistes, tantôt expressionnistes, toujours claires-obscures, elles révèlent un don Quichotte stupéfiant de désespoir et de vie.

Ce livre est un bijou aussi précieux que ceux de l’illustre marque qui le parraine. Cette « fantaisie (anthologique) en pays Espernel » restaure l’optimisme et la joie de vivre chez tout lecteur qui s’aventure à la suite d’Arnaud Rykner et de son comparse « metteur en images » Frank Secka. Autour du thème de la chance, ils inventent un territoire foisonnant d’inventions, de citations, de collages. Et retrouvent l’esprit des récits utopiques décrivant une société imaginaire, celle des Espernels marqués par une capacité singulière « à rendre la chance possible pour eux-mêmes et les générations suivantes ». La douceur des couleurs, le confort de l’impression sur papier double, l’élégance vintage de la maquette renforcent les arguments en faveur de l’entrée de ce livre dans toutes les bonnes maisons : par les temps qui courent, la chance ne se refuse pas! A. A.

Maux et merveilles, Laurence Noirault,

Don Quichotte, Cervantès, illustré par Alexandre Alexeïeff, éd. des Syrtes, 304 p., 50 €.

Chapka éd. (tirage limité à 700 ex.), 58 p., 30 €.

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Maialen Berasategui

Lignes de chance, Arnaud Rykner, Frank Secka, éd. du Rouergue, 80 p., 39 €.


La vie des lettres

Jacques Robert/Gallimard

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Louis Aragon : « Nous avons vu faire de grandes choses mais il y en eut d’épouvantables […]. »

anniversaire Aragon l’arachnéen

« Commencez par me lire », intimait l’écrivain, disparu il y a trente ans. Jean Ristat rappelle combien Aragon, caricaturé en apparatchik stalinien, n’a cessé de remettre en cause son art et les préjugés à son endroit.

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ue reste-t-il d’Aragon trente ans après sa mort ? Les romans ? Les vers classiques ? Le souvenir, justifié ou non, d’un certain aveuglement politique ? Jean Ristat, exécuteur testamentaire et préfacier de ses œuvres en Pléiade, revient sur cette figure contestée, et sur une œuvre d’une valeur difficilement contestable. Lit-on encore Aragon aujourd’hui?

Jean Ristat. Aragon est lu de plus en plus.

La quasi-totalité de son œuvre est maintenant publiée. Mais il a souffert de son recouvrement par une lecture politique. On en parlait sans vraiment l’avoir lu, notamment Les Communistes. D’où sa formule : « Commencez par me lire. » De plus en plus de thèses lui sont consacrées, et il est traduit dans le monde entier.

Le reproche de sa reconnaissance tardive des crimes staliniens et de sa fidélité au Parti communiste a-t-il fait écran ?

Aragon a toujours insisté sur l’importance des mal où est le bien. » Le PC a quand même été circonstances. Et puis c’est Éluard qui a écrit le parti anticolonial, le parti de la Résistance. un poème-hommage à Staline… Aragon a eu, La droite, qui n’a jamais fait de cadeaux à Araà une période définie, une attitude favorable gon, a pourtant reconnu en lui un immense à Staline, le vainqueur de Stalingrad. Cela dit, écrivain, ce qu’une gauche établie a feint j’aimerais qu’on me montre ses textes stali- d’ignorer, déversant, à sa mort, en 1982, un niens. Il n’a cessé de dénoncer dans ses textes tombereau d’ordures. Elle lui a refusé des obsèques nationales, ce ce qu’on appelle le stali« Il n’y a pas n’est pas un hasard… nisme, puis « la politique de l’équivalent d’un l’URSS ». Et écrit qu’il aurait La perception de son écrivain calomnié mieux fait de se couper la œuvre a-t-elle évolué ? à ce point. » Jean Ristat Certains problèmes, aigus main droite que d’écrire un dans les années 1970-1980, certain nombre de choses. On dira « Il savait ». Savait-il ? Même s’il a su à se sont atténués. Mais, ce qui apparaît, c’est un moment, la situation de sa belle-sœur, Lili la profonde contemporanéité de cette œuvre. Brik, en URSS, la guerre froide, l’ont sans Relisant pour la préface du tome V en Pléiade doute empêché d’écrire une condamnation. ses trois derniers romans, La Mise à mort, C’était une fidélité critique, non aveugle. Il Blanche ou l’oubli, Théâtre/Roman, cela m’a considérait qu’il fallait se battre de l’intérieur. frappé : cinquante ans après, ils nous parlent Il a écrit : « Nous avons vu faire de grandes peut-être encore davantage. La politique, ce choses mais il y en eut d’épouvantables,/ Car n’est pas seulement le jeu politicien, c’est il n’est pas toujours facile de savoir où est le aussi la grande aventure humaine, le destin et

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l’histoire des peuples. La figure de l’écrivain comme son écriture racontent les grandeurs et les tragédies de notre xxe siècle, ses espoirs, ses illusions, ses tragédies. Quand on lit Les Tragiques d’Agrippa d’Aubigné, nous ­sommes loin des guerres de Religion, pourtant le chant du poète nous parle encore.

À lire aussi, dans ce numéro, le texte de François Taillandier (p. 94-95).

Antoine Vitez dit que seul Pasolini a suscité autant de haine qu’Aragon…

Il n’y a pas d’équivalent d’un écrivain calomnié à ce point. Aragon dérange le consensus, une médiocrité bien-pensante qui est peutêtre celle de notre époque. Il y a sans doute, entre Aragon et Pasolini, des comparaisons à affiner. Leur sexualité, leur provocation, etc.

La transgression des genres est une caractéristique révolutionnaire de son œuvre : Anicet ou le panorama, roman, qu’il publie au grand dam des surréalistes ; bien plus tard Henri Matisse, roman ; Théâtre/Roman, où la poésie, la prose, l’autobiographie sont mêlées, etc. Qu’est-ce qui y est roman, qu’estce qui est poésie ? Il disait : « Tout m’est également parole. » L’édition idéale de ses œuvres serait chronologique, sans distinction de genre. Et il faudrait se pencher sur le rapport de son œuvre à la psychanalyse. Il écrit : « C’est rien rusé, un inconscient. »

D. Jochaud

Aragon a défini le roman comme « la clé des chambres interdites dans notre maison », une « science de l’anomalie »…

mais il emploie d’autres formes, et surtout il en invente, comme dans Les Chambres, ou les poèmes de Théâtre/Roman, etc. Il faut voir l’extraordinaire modernité, l’avant-gardisme, la puissance d’invention de ses romans. Ils posent la question de la politique, du sujet, de l’identité, de l’altérité. La dimension tragique est partout, et en même temps il y a un humour, une distance folle, c’est une tragi-comédie. Comme était Aragon : douloureux mais très joueur.

On a coutume de subdiviser l’œuvre en trois parties : surréaliste, réaliste, et celle, métalinguistique, du mentir-vrai et de la déconstruction…

Jean Ristat (en 2003), directeur des Lettres françaises, exécuteur testamentaire d’Aragon et préfacier de ses œuvres en Pléiade.

Cette division occulte le mouvement perpétuel qui, outre le titre d’un de ses recueils, est presque une définition de son œuvre. Marx définissait le communisme comme la « remise en question perpétuelle de l’état de choses existant ». On réduit parfois Aragon à un poète classique, de la Résistance, de ­l’alexandrin,

L’un des murs de l’appartement d’Aragon, photographié par Claude Bricage.

Aragon et Elsa ont publié leurs Œuvres romanesques croisées. Ce compagnonnage a-t-il infléchi leurs œuvres ?

La dédicace des ­Cloches de Bâle est : « À Elsa Triolet, sans qui je me serais tu. » Tu, qu’on entend comme tué. Lors de la crise du surréalisme, elle l’a aidé à sortir de ce qui semblait une impasse. Il en parle dans Pour expliquer ce que j’étais, paru à titre posthume. Elsa a joué un rôle déterminant, mais c’est complexe, deux écrivains qui vivent ensemble. Les Œuvres romanesques croisées sont intéressantes aussi à cause des préfaces, qu’il faudrait réunir en un volume, et par le choix des illustrations, qui donne une couleur à leurs univers. Aragon influence-t-il les poètes et romanciers d’aujourd’hui ?

Je ne crois pas : les jeunes générations sont loin de ces considérations sur le roman, la poésie, la politique. Elles n’ont inventé que l’autofiction, qui est un pseudo-concept marketing, une façon de ne pas penser.  Propos recueillis par Juliette Einhorn

À lire

Œuvres romanesques complètes, tome V, Louis Aragon,

éd. Gallimard, « Bibliothèque de La Pléiade », Daniel Bougnoux (dir.), préface de Jean Ristat, 1616 p., 69 €.

Aragon parle avec Dominique Arban, éd. Seghers, 252 p., 18 €.

La Chasse au Snark, Lewis Carroll, traduit de l’anglais par Louis Aragon, illustré par Mahendra Singh, éd. Seghers, 96 p., 19 €.

Aragon. Un destin français. 1897-1939 (biographie, vol. I), Pierre Juquin, éd. de La Martinière, 804 p., 29,90 € (vol. II à paraître en mars 2013).

Aragon. La Confusion des genres, Daniel Bougnoux,

éd. Gallimard, « L’Un et l’Autre », 224 p., 19,90 €.

Allaphbed 6. Vertige d’Aragon, Philippe Forest, éd. Cécile Defaut, 312 p., 22 €.

Aragon d’hier à aujourd’hui, Olivier Barbarant, Jack Ralite,

éd. Arcane 17, 66 p., 7 €.

« Louis Aragon, le fou des mots », h ors-série Le Monde, nov.-déc. 2012, 7,90 €.

« Le continent Aragon », hors-série

L’Humanité, avec le DVD Dits et non-dits, une émission de Raoul Sangla avec Jean Ristat, 10 €.

Exposition « 56, rue de Varenne », à partir du 5 décembre,

claude Bricage

espace Oscar-Niemeyer, siège du Parti communiste français, 2 place du ColonelFabien, Paris 19e. Les murs de l’appartement parisien d’Aragon étaient décorés comme un collage. La maison Elsa TrioletAragon a recueilli ces documents affichés, ce qui

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Décembre 2012 526 Le Magazine Littéraire

a permis de reconstituer les murs de la chambre de l’écrivain. Cette reconstitution est complétée par des photographies de l’appartement réalisées à l’époque par Claude Bricage. Un cycle de rencontres intitulé « Aragon, aujourd’hui » se déroulera en parallèle de l’exposition.

www.pcf.fr/30319


Critique

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Deux théâtres familiaux Tout mon amour, Laurent Mauvignier, éd. de Minuit, 128 p., 11,50 €. Le 6e Continent, Daniel Pennac, éd. Gallimard, 176 p., 12,90 €.

C’

est une première, pour l’un et l’autre. Laurent Mauvignier et Daniel Pennac, tous deux connus comme romanciers, nous reviennent, en librairie et sur scène, avec du théâtre. Tout mon amour d’un côté, Le 6e Continent de l’autre. Ils s’inscrivent ensemble dans un vieux cortège où figurent déjà Hugo (Cromwell, Ruy Blas…), Balzac (Le Faiseur) ou Sagan (Château en Suède, Le Cheval évanoui…), et le jeu des ressemblances pourrait s’arrêter là. Car Mauvignier, Pennac, quelle symétrie ? Le premier est né à Tours en 1967 ; il a publié neuf livres chez Minuit, dont Le Lien, en 2005, dialogue entre une femme et un homme, « elle » et « lui », où affleurait déjà la tentation théâtrale. Le second s’appelle encore Daniel Pennacchioni quand il voit le jour à Casablanca en 1944 ; il est l’auteur d’une quarantaine d’ouvrages pour petits et grands, dont la saga des Malaussène, commencée en 1985, et Chagrin d’école, sur ses souvenirs de cancre (prix Renaudot 2007). Le théâtre, il l’a vécu en tant que comédien, sur les planches du Rond-Point, lorsqu’il a interprété lui-même son texte, Merci, sous la direction de Jean-Michel Ribes. Mauvignier et Pennac ne se ressemblent pas, ni dans leur trajectoire ni dans leur production. C’est au hasard qu’on doit la parution rapprochée de leurs pièces respectives. Des pièces qui, cependant, parce qu’elles portent la marque du tâtonnement, se répondent en écho, toutes travaillées qu’elles sont, dans la forme, par l’expérience d’une nouvelle voie littéraire, vouée à l’incarnation, vivante par essence. Dans le fond, là aussi, et curieusement, les lignes se rejoignent : Tout mon amour et Le 6e Continent mettent la famille en scène et en jeu. « Ses romans s’essayent à circonscrire le réel mais se heurtent à l’indicible, aux limites du dire. Une langue qui tente de mettre des mots sur l’absence et le deuil, l’amour ou le manque, comme une tentative de vouloir retenir ce qui nous file entre les doigts, entre les ans. » Voici comment Laurent Mauvignier À voir est présenté dans la biographie de son site Tout mon amour, Internet. On peut maintenant en dire autant Laurent Mauvignier, de son théâtre où, dans le territoire même création du collectif du « dire », de l’expression orale, « l’indi­ Les Possédés, dirigée cible » s’entend d’autant mieux. De saccades par Rodolphe Dana, de la Colline, en silences, la divulgation gagne du terrain au Théâtre Paris 20e, jusqu’au à mesure que défilent les séquences – il y 21 décembre, en a quatorze. En ouverture, des indications puis en tournée. typographiques donnent le ton : ici, le tiret

« indique que la parole est interrompue brutalement par le locuteur, ou qu’elle est suspendue avant de reprendre sur un autre registre, ou bien qu’elle est coupée par l’interlocuteur suivant ». De même, l’accolade « indique que, à partir de cet endroit, les paroles des intervenants s’enchevêtrent, se mêlent, se chevauchent, ne s’écoutent pas ». Dans ces conditions, difficile de tenir une tirade : on s’arme ou l’on se tait. Un homme (« P » pour « le Père ») et sa femme (« M » pour « la Mère »), dans une maison qui n’est pas la leur. Ils viennent d’assister à l’enterrement du « Grand-Père » (GP), « le fils » (F) les rejoint plus tard. Dans Tout mon amour, un seul personnage porte un prénom : Élisa. Peut-être la fille qui, dix ans plus tôt, a disparu dans le bois, près de la maison. M la chasse, la traite de « folle », de « cinglée » ; P veut y croire. Élisa, elle, en appelle au souvenir : « (au Père) Tu te souviens ? », « (Au public ou à elle-même.) Je me souviens de l’odeur du raisin et d’herbe coupée. […] Oui, du silence aussi je me souviens. » C’est elle, la grande inconnue de l’équation, « insaisissable » : « Elle ? ! Elle ? ! Elle ? Élisa ? Élisa ? } Tu me parles d’Élisa ? » Les questions resteront en suspens. Mauvignier, comme dans ses romans, veut juste interroger, interroger « l’absence et le deuil, l’amour ou le manque », avec cette fois le foyer comme champ de bataille. À première vue, la famille selon Pennac offre un visage plus souriant. Connaissant l’écrivain, son ton, ses facéties, on y viendra peut-être d’abord pour rire. Ce sera le cas, quoique souvent jaune. Le 6e Continent est une pièce à deux étages au moins : fresque familiale au premier, pamphlet écolo mâtiné d’anticapitalisme au second. D’un niveau à l’autre, l’allégorie assure la transition, via des images, des métaphores, des personnifications. On y retrouve une conscience sociale dont Pennac a déjà fait montre, notamment dans l’album de bande dessinée La Débauche (éd. Futuropolis), cosigné avec ­Jacques Tardi en 2000, et dédié « aux virés, aux lourdés, aux éjectés, aux ­restructurés… » Conscience sociale à laquelle s’ajoute donc une conscience planétaire : c’est « l’histoire d’une famille obsédée par la propreté et qui devient, en trois générations, la source de la plus effarante pollution que l’espèce humaine ait jamais suscitée ». Si l’argument, fantaisiste, ressemble à du Pennac, il s’inspire d’un désastre

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Le Magazine Littéraire 526 Décembre 2012

ulrich lebeuf pour le magazine littéraire ; frank ferville pour le magazine littéraire

Par Thomas Stélandre


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Décembre 2012 526 Le Magazine Littéraire

À gauche : Laurent Mauvignier, le 5 novembre dernier, au Théâtre Garonne, à Toulouse. À droite : Daniel Pennac, le 3 novembre, aux Bouffes du Nord, à Paris.

Entrée des médiums Spiritisme et art de Hugo à Breton

18 octobre 2012 — 20 janvier 2013 Maison de Victor Hugo 6, place des Vosges 75004 Paris

S.V., Cahier de textes et de dessins médiumniques , Voulaines, 1921-1922, Institut Métapsychique International, Paris © Ville de Paris, Photo Philippe Ladet

environnemental bien réel, celui du « 6e continent », sorte de nappe de déchets plastiques qui s’est formée dans le nord-est du Pacifique, et dont la taille atteint six fois celle de la France. Pourtant, tout commence dans le savon, littéralement, dans « une fabrique de savon », affaire familiale où officient, à la chaîne, « le grand-père, la grand-mère, la mère, le père », bientôt rejoints par « le parrain », qui transformera le petit commerce en multinationale, avec les conséquences qu’on imagine. Au centre, Théo, le fils, acteur et témoin, héros et victime émissaire, raconte l’épopée. Il l’explique en « Avertissement », Pennac a imaginé Le 6e Continent pour une bande spécifique de comédiens menée par la Suissesse Lilo Baur. Il composait, et la troupe improvisait la mise en scène, le mouvement des corps, corps-objets, corps-machines. Il en résulte une œuvre collective, dans laquelle il se perçoit en humble « librettiste ». Écrire du théâtre, c’est en effet accepter de composer pour d’autres, metteurs en scène, comédiens, techniciens, qui, tous, interpréteront un texte, en donneront une lecture. Or le roman n’est pas le lieu du partage, c’est un territoire fermé, un univers en soi. Mauvignier a coutume d’être démiurge, il semble vouloir le rester. Tout mon amour s’achève ainsi par « Quelques indications », classées en trois catégories : « le décor », « les personnages », « le jeu ». Sur la lumière, il écrit par exemple qu’elle « doit conduire à la brume et à la nuit des êtres, révéler un monde inconscient de peurs, de fantômes, d’interdits ». La tenue des acteurs est détaillée par une voix qu’il ne semble pas falloir contredire : « Élisa, à sa première apparition, est vêtue en jean et tee-shirt noirs. » Même rigueur pour la scénographie et les déplacements. Quelle marge de manœuvre reste-t-il alors ? La réponse, finalement, ne concerne pas le lecteur qui, lui, ne peut que se réjouir de voir l’auteur tenir tous les rôles : on lui permet de faire ce qu’il fait continuellement quand il lit des romans, d’imaginer sa propre projection, son théâtre à soi. On le guide, Mauvignier dans des détails, Pennac dans des didascalies qui s’apparentent à de vrais morceaux de récits, très imagés. Tout mon amour et Le 6e Continent sont des pièces de romanciers, ce qui veut peutêtre simplement dire que ce sont aussi des pièces qui pensent à leurs lecteurs, des pièces qui se lisent.


Dossier

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Ce que la

littérature sait de l’autre «

Q À écouter sur France Culture

« Les nouveaux chemins de la connaissance » ,

de 10 h à 11 h, du 3 au 6 décembre. Durant cette semaine, l’émission d’Adèle Van Reeth déclinera la question de ce dossier, en partenariat avec Le Magazine Littéraire. Au programme : – Lundi 3 décembre : « Fernando Pessoa, l’hétéronymie ou la fabrique de l’autre », avec Régis Salado. – Mardi 4 décembre : « L’humain, le monstre et l’alien », avec Simon Bréan. – Mercredi 5 décembre : « Paul Ricœur, soi-même comme un autre », avec Camille Riquier. – Jeudi 6 décembre : « Emmanuel Levinas », avec Jean-Michel Salanskis.

Dossier coordonné par Alexandre Gefen

« Que sait la littérature ? », se sont demandé connaître l’âme d’autrui. Dans la version que les trois numéros que Le Magazine Littéraire donne de la légende Tristram Shandy, le mera consacrés à la folie, à la mort, et, ce mois-ci, veilleux roman de Laurence Sterne, pour « les à l’altérité – ou plutôt : « Que sait la littérature habitants de cette terre, les âmes ne brillent que nous ne pouvons savoir que par la litté litté- pas à travers le corps, mais sont entourées rature ? » Car, si nous nous accordons d’une épaisse couverture de sang et de chair aujourd’hui à nouveau pour considérer que opaque ». Opacité et invisibilité de l’autre la littérature n’est pas qu’un divertissement nous conduisent à nous lancer dans un jeu mais qu’elle produit un savoir – et donc une infini de spéculations et de projections pour forme d’action sur le monde –, reste à com com- comprendre et connaître autrui, médiations prendre ce que les discours que nous appe- où les malentendus et les simplifications sont lons littéraires ont de propre et de particu- légion : telle serait la malédiction à laquelle la lier ; reste à penser ce que les poètes et littérature devrait remédier. Reprise comme romanciers nous disent de si intéressant tout un mythe fondateur par les romanciers et les en se tenant à l’écart de la vérité ordinaire, par critiques, notamment par la théoricienne le recours à l’imagination, américaine de la littéra« Je suis un homme, tout en renonçant à proture Dorrit Cohn dans sa et rien de ce qui duire des démonstrations réflexion sur la « transest humain, je crois, et des vérités générales, parence intérieure » dans mais en nous offrant plule roman, cette légende, ne m’est étranger » : tôt des cas particuliers et destinée par Sterne à fameuse (et troublants, des situations expliquer la difficulté de vertigineuse) devise originales et frappantes, du poète latin Térence. la connaissance psychodes exemples sensibles et logique de l’autre et les mémorables. À cette question controversée limites du savoir biographique exact, nous dit (ce que la fiction peut apporter de plus à l’ambition qu’entretient la parole littéraire de notre expérience du monde, ce qu’elle ajoute nous permettre d’accéder à autrui pour en à la parole des philosophes ou des scienti- partager le point de vue et les affects – et fiques), un vieux mythe, remontant à Lucien donc de rouvrir à sa manière la fenêtre sur de Samosate, et traînant çà et là dans la litté- l’autre fermée par Vulcain. rature, vient peut-être apporter une des Le poète « n’a pas d’identité et s’empare donc réponses les plus probantes : celui de Momus du corps d’autrui », fait dire Gérard Macé à et Vulcain. Selon la légende, Momus aurait Keats dans Vies antérieures : la littérature reproché à Vulcain, qui lui présentait la statue nous permettrait non seulement de voir d’argile destinée à donner forme aux hommes, autrui, de prendre acte de son visage et de n’avoir pas ouvert une petite fenêtre sur d’« être gardien de son frère », comme nous le cœur humain, nous obligeant alors à trou- y invitait la philosophie éthique de Levinas ver d’autres moyens que le regard direct pour qui a tant marqué la littérature de notre

Le Fils prodigue, Giorgio De Chirico, 1922, musée du xxe siècle, Milan.

À lire

La Transparence intérieure, Dorrit Cohn, traduit de

l’anglais par Alain Bony, éd. du Seuil, « Poétique », 310 p., 27,40 €.

Soi-même comme un autre, Paul Ricœur, éd. Points Essais, 424 p., 9,10 €.

À lire en ligne

« Le roman et la connaissance d’autrui : un laboratoire moral ? » , Solange Chavel « Sarah Kane : le geste de la réplique » , Christophe Bident www.magazine-litteraire.com/

Rencontre À l’occasion de ce dossier, le projet « Pouvoir des arts » (www.pouvoirdes-arts.fr/) organise une rencontre avec les contributeurs le samedi 15 décembre à 16 h 30 à l’université Paris-I Sorbonne, 17, rue de la Sorbonne, salle Lalande (escalier C, 1er étage, droite). Réservation : alexandre.gefen@parissorbonne.fr

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alinari/Roger-viollet

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