Adepte de spiritisme, amateur de calembours, idole royaliste…
connaissez-vous vraiment victor hugo ?
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Octobre 2012
dossier
ce que
la littérature sait de
la folie M 02049 - 524 - F: 6,00 E
inédit « les enfants du paradis » dessinés par prévert
Éditorial
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Service abonnements Le Magazine Littéraire, Service abonnements 17 route des boulangers 78926 Yvelines cedex 9 Tél. - France : 01 55 56 71 25 Tél. - Étranger : 00 33 1 55 56 71 25 Courriel : abo.maglitteraire@groupe-gli.com Tarifs France 2011 : 1 an, 12 numéros, 62,50 €. Achat de revues et d’écrins : 02 38 33 42 87 U. E. et autres pays, nous contacter. Rédaction Pour joindre directement par téléphone votre correspondant, composez le 01 44 10, suivi des quatre chiffres placés après son nom. Directeur de la rédaction Joseph Macé-Scaron (13 85) j.macescaron@yahoo.fr Rédacteur en chef Laurent Nunez (10 70) lnunez@magazine-litteraire.com Rédacteur en chef adjoint Hervé Aubron (13 87) haubron@magazine-litteraire.com Chef de rubrique « La vie des lettres » Alexis Brocas (13 93) abrocas@magazine-litteraire.com Directrice artistique Blandine Perrois (13 89) blandine@magazine-litteraire.com Responsable photo Michel Bénichou (13 90) mbenichou@magazine-litteraire.com Rédactrice Enrica Sartori (13 95) enrica@magazine-litteraire.com Correctrice Valérie Cabridens (13 88) vcabridens@magazine-litteraire.com Fabrication Christophe Perrusson (13 78) Directrice administrative et financière Dounia Ammor (13 73) Directrice commerciale et marketing Virginie Marliac (54 49) Marketing direct Gestion : Isabelle Parez (13 60) iparez@magazine-litteraire.com Promotion : Anne Alloueteau (54 50) Vente et promotion Directrice : Évelyne Miont (13 80) diffusion@magazine-litteraire.com Ventes messageries VIP Diffusion Presse Contact : Frédéric Vinot (N° Vert : 08 00 51 49 74) Diffusion librairies : Difpop : 01 40 24 21 31 Publicité Directrice commerciale Publicité et Développement Caroline Nourry (13 96) Publicité littéraire Marie Amiel - directrice de clientèle (12 11) mamiel@sophiapublications.fr Publicité culturelle Françoise Hullot - directrice de clientèle (secteur culturel) (12 13) fhullot@sophiapublications.fr Responsable communication Elodie Dantard (54 55) Service comptabilité Sylvie Poirier (12 89) spoirier@sophiapublications.fr Impression Imprimerie G. Canale, via Liguria 24, 10 071 Borgaro (To), Italie. Commission paritaire n° 0415 K 79505. ISSN‑ : 0024-9807 Les manuscrits non insérés ne sont pas rendus. Copyright © Magazine Littéraire Le Magazine Littéraire est publié par Sophia Publications, Société anonyme au capital de 115 500 euros. Président-directeur général et directeur de la publication Philippe Clerget Dépôt légal : à parution
La prose du monde Par Joseph Macé-Scaron
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a polémique est-elle la poursuite de la littérature par d’autres moyens ? C’est ce que tout Persan serait conduit à croire en venant visiter Paris et sa République des lettres à l’automne. Désormais, toutes les rentrées littéraires sont vitrifiées par un débat à deux balles, toutes les lectures sont couvertes par le fracas des armes. Adieu Rinaldi et bonjour l’inspecteur Javert. La rentrée littéraire est aux mains des flics. Dernier épisode : l’affaire Millet et le scandale Angot. Vous êtes tenus, obligés, pressés, de choisir votre camp, Richard Millet cherche de vous enrôler sous une bannière. la haine comme Faut que ça saigne ! chantait Vian. le cochon les truffes. capman/sipa
Édité par Sophia Publications 74, avenue du Maine, 75014 Paris. Tél. : 01 44 10 10 10 Fax : 01 44 10 13 94 Courriel : courrier@magazine-litteraire.com Internet : www.magazine-litteraire.com
r ecrache la formule « politiquement correct » comme s’il s’agissait d’une prière du cœur, il étonne et détonne venant d’un honorable Monsieur qui se comporte comme un ado des lettres. Depuis l’admirable Ma vie parmi les ombres, Millet joue au GI Joe. Dur.
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n écrivain ne traitera toujours qu’une obsession. Loin de chercher à cicatriLes propos de son il va ouvrir sa plaie et se a haine et le ressentiment Éloge littéraire d’Anders ser, gratter au sang. Dans Une font-ils de la bonne littéraBreivik sont-ils plus semaine de vacances, ture ? La question mérite un scandaleux que débat, et pas seulement depuis Léon Christine Angot est-elle plus ses écrits précédents ? scandaleuse que ne l’était Bloy. Les Tragiques d’Agrippa d’AubiMême pas. gné ne relèvent pas précisément de la en son temps Liselotte von promenade bucolique. Pour dix-sept der Pfalz, duchesse d’Orpages, l’écrivain et éditeur Richard Millet, qui se léans, dite la Palatine, lorsqu’elle décrivait dans ses dépeint volontiers sous les traits du dernier grand lettres ce boxon à ciel ouvert qu’était Versailles ? Sans écrivain français, a chevauché le canasson du scan- doute pas. À entendre nos contemporains, on n’ose dale dans son Éloge littéraire d’Anders Breivik. Nous imaginer leurs réactions à la lecture d’Hombres de avons ici même souligné à plusieurs reprises l’inanité Verlaine ou des Onze mille verges d’Apollinaire. des propos tenus par cet auteur qui cherche la haine Savoir si Angot est pudique ou impudique revient à comme le cochon les truffes. Les propos de cet éloge discuter si l’écrivain doit être abattu ou gracié quand sont-ils plus scandaleux ? Même pas, mais ils sont il sort de son bois. C’est un non-sens. Flannery O’Conpubliés par un « petit » éditeur, ce qui aiguise le sens nor elle-même raillait tous ceux qui attendent du du devoir. Pour autant, aucun accusé ne bénéficie roman « des bienfaits que seule la religion peut accord’une si grande compréhension. Malin, Millet instruit der ». S’agit-il ici de littérature ? Oui. On sait qu’Angot dans le même mouvement son procès et sa défense : écrit sec au naturel. Sans doute n’est-elle jamais allée « S’agissant de moi, la haine tient donc ici de lecture aussi loin dans son souci de placer au même niveau – une haine qui est en réalité moins celle de ma per- de description l’acte abominable, les personnes, les sonne que celle de la littérature. » On admire le objets. Sans doute a-t-elle tenu et réussi le pari sophisme et on s’amuse à ce propos battu et Rebatet. d’écrire une autofiction à la troisième personne. Sans Y a-t-il une « dimension littéraire » dans le tueur doute n’est-il pas nécessaire de hurler au chef-d’œubouffi norvégien ? Sûrement pas. N’est pas possédé vre. Un excellent hors-d’œuvre suffit. Sans doute doitqui veut. Le Mal n’accouche pas toujours de la litté- il être possible de confier son intérêt pour ce livre rature.Accordons que la seule question devrait être : sans être obligé de révérer les deux romans précécet éloge est-il littéraire ? La réponse est négative. dents. Le problème est qu’en France on nous « vend » Sans juger de la démarche de l’auteur, il n’est pas les auteurs d’un bloc. À acheter ou à rejeter. Encore possible de prendre au sérieux son phrasé indigeste, cette démarche binaire dont il faut s’affranchir pour un far breton fourré à la crème pâtissière, qui aurait goûter, comme le disait Merleau-Ponty, Foucault, et ravi Alphonse de Châteaubriant, l’auteur de La Gerbe. après eux Finkielkraut, « la prose du monde ». Quant au fond, qui ressasse, reprend, remâche, j.macescaron@yahoo.fr
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Sommaire
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En complément du dossier
Sur www.magazine-litteraire.com
« Le poète mélancolique : génie et folie entre 1550 et 1650 », un article inédit de Carine Luccioni.
Une rentrée démente
De nombreux nouveaux romans apparaissent hantés par la folie. Sélection.
Le cercle critique
Chaque mois, des critiques inédites exclusivement accessibles en ligne.
Cinéma
Dans Vous n’avez encore rien vu, Alain Resnais adapte deux pièces de Jean Anouilh – qui revisitait lui-même le mythe d’Orphée. Critique en ligne.
Ce numéro comporte 4 encarts : 1 encart abonnement sur les exemplaires kiosque, 1 encart abonnement Quo Vadis, 1 encart Edigroup sur exemplaires kiosque de Suisse et Belgique, 1 encart Studio Ciné Live sur une sélection d’abonnés.
MaiSonS dE ViCtor hugo/rogEr-ViollEt – aKg iMagES – frédriC StuCSin pour lE MagazinE littérairE
Perspectives : Connaissez-vous vraiment Hugo ?
panCho pour le magazine littéraire
Le comique, par Alain Vaillant Le spirite, par Francis Lacassin Le jeune royaliste, par Pierre Laforgue L’ombre de Juliette derrière Cosette, par Gérard Pouchain
spectacles… Les rendez-vous du mois
26 Le feuilleton de Charles Dantzig
Le cahier critique 28 Patrick Modiano, L’Herbe des nuits 29 Catherine Mavrikakis,
39 40 42 44
26
Victor Hugo ?
L’actualité 16 La vie des lettres Édition, festivals,
34 35 36 37 38
Les Derniers Jours de Smokey Nelson Claro, Tous les diamants du ciel Ferdinand von Schirach, Coupables Vassilis Alexakis, L’Enfant grec Emmanuelle Pireyre, Féerie générale Pierre Jourde, Le Maréchal absolu Alice Kaplan, Trois Américaines à Paris. Jackie Kennedy, Susan Sontag et Angela Davis Jean Echenoz, 14 Philippe Djian, “Oh...” Éric Chevillard, L’Auteur et Moi Claude Arnaud, Brèves saisons au paradis Orhan Pamuk, Le Romancier naïf et le Romancier sentimental José Saramago, Relevé de terre Gonçalo M. Tavares, Un voyage en Inde François Nourissier, Le Cycliste du lundi Pierre Garnier, Œuvres poétiques
En couverture : illustration de Lorenzo Mattotti. Vignette de couverture : Victor Hugo, d’après une photo de Léon-Joseph Bonnat. Maisons Victor-Hugo/Roger-Viollet. © ADAGP-Paris 2012 pour les œuvres de ses membres reproduites à l’intérieur de ce numéro.
Le feuilleton de Charles Dantzig
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Dossier : Ce que la littérature sait de la folie
Perspectives 8 Connaissez-vous vraiment
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3 L’éditorial de Joseph Macé-Scaron 6 Contributeurs
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n° 524
Entretien avec Michael Ondaatje
Le dossier 46 Ce que la littérature sait de la folie 48 51 52 53 54 56 58 58 61 64 66 68 70 72 74 76 78 80 82 84
dossier coordonné par Laurent Nunez, avec Juliette Einhorn Henry Bauchau et Lionel, par Anouck Cape Samuel Daiber, par Vincent Capt Le cas Schreber, par Christy Wampole Louis Wolfson, par Yann Nicol Les surréalistes, par Luc Vigier La fureur de Ronsard, par Claire Sicard Nerval, les risques du métier, par Michel Brix La médecine face à Nerval, par Laure Murat Arthur Rimbaud, par Denis Saint-Amand Antonin Artaud, par Benoît Monginot Les tragiques grecs, par Lucie Thévenet Don Quichotte et le mal de lire, par Françoise Poulet Les Lumières, par Guilhem Armand Saussure entend des voix, par Maribel Peñalver Vicea Les folles de Jean Genet, par Marjorie Bertin Manies des érudits, par William Marx Le romantisme, par Virginie Tellier L’Idiot et la Russie, par Daniel S. Larangé Gare aux narrateurs délirants, par Alexandre Seurat Antoine Volodine, par Claire Richard
Le magazine des écrivains 86 Entretien avec Michael Ondaatje 90 Visite privée « Cheveux chéris »
au musée du Quai-Branly, par Adrien Goetz
92 Inédit Les Enfants du paradis
dessinés par Jacques Prévert
96 Le premier mot Les Faux-monnayeurs,
d’André Gide, par Laurent Nunez
98 Le dernier mot, par Alain Rey
Prochain numéro en vente le 25 octobre
Dossier : Ce que la littérature sait de la mort
Perspectives
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Alter Hugo Alors que Les Misérables ont 150 ans, retour sur des versants méconnus ou négligés de la montagne hugolienne : son naturel farceur, son attrait pour le spiritisme, son ultraroyalisme de jeunesse, l’influence de son amante Juliette Drouet... Pages coordonnées par Laurent Nunez
Rire de tout, et avec tous Par Alain Vaillant
ROGER-VioLLET
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out le rire de Hugo est contenu dans le c élèbre aphorisme des Misérables : « Le calembour est la fiente de l’esprit […]. » Sous le prétexte que le mot est prêté dans le roman à Tholomyès, le triste sire qui aban donnera Fantine après l’avoir mise enceinte de Cosette, on y voit presque toujours la condamnation hugolienne de la blague. Contresens absolu, qui ne doit pas surprendre de la part des « pédagogues tristes » de la critique universitaire (autre formule de Vic tor). Si l’esprit est capable de défé quer, c’est qu’il est entier, corps et âme à la fois, fier de sa nature or ganique, à rebours de cette colombe de Saint-Esprit repliée sur sa spiritua lité éthérée. Faire chier l’esprit, c’est donc dire d’emblée « merde à la reli gion ». Mais non pas à Dieu, car, comme le note encore Tholomyès/ Hugo, « Jésus-Christ a fait un calem bour sur saint Pierre » ; et puis, après tout, « une tache blanchâtre qui s’aplatit sur le rocher n’empêche pas le condor de planer ». Au contraire. Le rire est donc le socle à la fois de l’esthétique et de la philosophie de Hugo, l’une et l’autre développées dans la préface de Cromwell (1827), le premier grand texte de la littérature française qui soit consacré au rire, avant l’essai De l’essence du rire (1855) de Baudelaire. Prenant la suite de Rabelais, le seul écrivain parmi ses compatriotes que, dans son William Shakespeare (1864), il accepte de citer parmi les génies universels, Hugo a fait le don du rire au
r omantisme, il a sorti ce dernier des brumes mélancoliques où le confi naient Chateaubriand ou Lamartine. La théorie développée dans la préface de 1827 peut se résumer en quatre thèses : 1) Le rire résulte de la conscience que l’homme (chrétien, précise Hugo) a de sa dualité, de sa double nature, corporelle et spiri tuelle. D’où la notion fondamentale de grotesque : le grotesque n’est pas le laid, mais il résulte de la complexité humaine ; plus précisément, il trahit et traduit la part charnelle, matérielle, de l’homme. 2) Pour autant, et c’est ce qui oppose Hugo à Baudelaire aussi bien qu’aux romantiques alle mands, le rire n’est le signe ni de la faiblesse humaine ni de l’incomplétude
Victor Hugo en 1873. Son écriture et sa pensée rieuses contredisent l’imagerie solennelle de ses portraits.
du réel. Au contraire, la dualité de la matière et de l’esprit est source de force et de bonté : l’homme est corps et âme, ombre et lumière, pesanteur et légèreté, toutes choses à égalité de valeur et de dignité, le grotesque, mêlant le sérieux et le risible, en paraissant comme la conséquence esthétique. 3) Après des siècles de triste spiritualité, il faut bien que la matière se venge un peu. Aussi y a-t-il chez Hugo un matérialisme fonda mental, que révèle son goût immo déré pour les couleurs vives, les matières épaisses, les bruits discor dants ; pour tout ce qui signale que la matière existe, heureuse, insolente, épanouie, mais émouvante aussi. C’est aussi pourquoi il préfère, à l’iro nie méprisante, aristocratique, trop spirituelle, le franc et bon rire des blagues, des calembours, des farces. 4) Le rire du grotesque doit donc venir au secours des peuples malme nés, sacrifiés à la violence des puis sants ; le rire hugolien est, par essence, politique et démocratique, puisqu’il vise à rapprocher fraternellement le haut et le bas – donc, par une inces sante dialectique, à rabaisser le haut et à élever le bas. Aux antipodes de la dérision flauber tienne, le comique de Hugo est amour : volonté d’embrasser le réel, de comprendre le divers du monde, de communier avec tous les hommes,
L’humour, chez l’écrivain, marque son matérialisme fondamental : à l’ironie méprisante, il préfère le franc et bon rire, par essence démocratique.
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Maisons de victor hugo / roger-viollet
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dans une joyeuse et infinie conni vence. Aussi ses éloges du rire au thentique s’accompagnent-ils tou jours des plus fermes mises en garde contre ce que le rire dévoyé par une masse hostile (celui d’une foule, d’une assemblée, d’un public) peut impliquer de moquerie, de mépris, de haine et de rejet : ainsi du rire de la cour des Miracles, dans NotreDame de Paris (1831), renvoyant à Quasimodo le bruyant reflet de sa propre monstruosité ; ou du rire de la Chambre des lords, dans L’Homme qui rit (1869), qui s’épanouit cruel lement à mesure que s’élargit le ric tus de souffrance, sur le visage mar tyrisé de Gwynplaine. Gwynplaine, c’est bien sûr Hugo, l’éternel moqué à cause de ses grands mots, de ses grands airs, de sa mégalomanie sup posée, mais aussi, pendant la IIe Ré publique, à cause de ses grands idéaux, lancés à la tête de la majorité conservatrice déchaînée contre lui, à l’Assemblée nationale. Le plus étonnant, à propos de Hugo, est d’ailleurs bien cette réputation de grandiloquence pontifiante qui lui
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colle à la peau et qui a tant contribué au désamour dont il a été victime, jusqu’à aujourd’hui encore, de la part du public littéraire. Pourtant, il suffit de connaître un peu Hugo, d’oublier les clichés de l’histoire littéraire, pour se rendre compte qu’il a d’abord été un rieur impénitent, jouissant de son rire autant que de son énergie créa trice, ou plutôt confondant les deux dans une même exultation de puis sance. À voir les caricatures déjà ubuesques de ses dessins d’enfance, à lire le délire burlesque qui accom pagne le récit gore de Han d’Islande (son premier roman, publié en 1823), on devine qu’il a existé, parallèlement au jeune poète royaliste des Odes et même antérieurement à lui, un autre Hugo, voué à un rire absolument nihi liste et à une drôlerie radicalement destructrice, puisqu’elle se moque de toute forme d’entreprise sérieuse ; on soupçonne même que le véritable Hugo – premier, primitif, simple et entier – porte le sceau, indélébile et exclusif, d’un rire joyeusement indif férent à toute autre chose que ses propres extravagances.
Gavroche à 11 ans, dessiné par Victor Hugo, plume et lavis d’encre brune, 1830 (Maison VictorHugo, à Paris).
Mais tout se passe comme si le Hugo vieillissant s’était évertué, après coup, à lester d’une signification philoso phique et humanitaire cet irrépres sible bonheur de rire : cela a com mencé dès la préface de Cromwell, mais il faut reconnaître que le salubre déchaînement de la verve satirique du poète contre Napoléon III, pen dant l’exil, y a beaucoup aidé et a per mis de mettre la conscience du poète définitivement en paix avec sa vis comica, en lui assignant une mission citoyenne et républicaine. Cepen dant, le rire était déjà omniprésent dans le théâtre de Hugo, dont le gro tesque, étalé dans les jeux de scènes, les répliques, les effets d’intrigue, les trivialités incongrues, apparaît pour le public bourgeois de l’époque comme une insupportable inconve nance, comme une superbe provo cation pour la jeunesse des écoles et des ateliers d’artiste ; elle s’immisçait dans les recueils poétiques – à coups de jeux de mots, d’énigmes latines, de rébus, de rimes blagueuses, de distorsions métriques. Le rire s’im pose d’ailleurs davantage en vers que dans la prose, car il a de profondes et mystérieuses affinités avec la poé sie, du moins avec cette poésie amou reuse des jeux verbaux que pratique Hugo. Par son recours systématique à l’incongruité, le grotesque hugolien a en effet la vertu singulière de don ner une épaisseur et un relief à cha cun des mots employés par le poète, et c’est pour cette insistance presque gênante qu’on accuse étourdiment le poète de grandiloquence, au moment même, au contraire, où il prend le risque conscient et calculé de faire rire. Redisons-le : Hugo est resté, d’un bout à l’autre de son œuvre, un Ga vroche persifleur qui ne s’est jamais totalement résolu à vieillir. Sa vérité cachée ne réside pas tant dans une quelconque obscurité mystérieuse ou folie secrète que dans cette violence rieuse, paisiblement inconvenante. À preuve, l’un de ses bons mots les plus malicieux, prononcé à de multiples reprises, répété encore le 27 fé vrier 1883 au banquet offert en l’hon neur de son 81e anniversaire et pieu sement publié à cette occasion par les grands journaux de l’époque : « […] je vous remercie tous, mes chers confrères. Et dans le mot confrères, il y a le mot frères. »
La vie des lettres
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Gérard garouste/adagp
Légende avec début en gras et suite en maigre.
entretien Garouste, « seul comme
Quichotte face aux avant-gardes »
Rencontre avec le peintre Gérard Garouste, dont est réédité un beau livre dans lequel il propose sa vision du roman de Cervantès.
L
es éditions Diane de Selliers publient, dans « La Petite Collection », Don Quichotte de Cervantès illustré par Gérard Garouste, paru en 1998 dans « La Grande Collection » : 150 gouaches, 126 lettrines, et deux ans de travail, sur lesquels le peintre a accepté de revenir. Cervantès vous accompagne depuis de nombreuses années, mais comment est né le projet de l’illustrer ? Gérard Garouste.
C’est la conjonction de plusieurs choses. Don Quichotte correspond à mes préoccupations de peintre. C’est un chevalier errant déplacé, un personnage hors de son époque, celui dont tout le monde se moque. À l’heure des installations, que je trouve dépassées, je me trouve beaucoup de points communs avec don Quichotte, car, dans la mesure où je suis plongé dans les mythes et les légendes, je me considère
comme seul face aux avant-gardes. Il y a aussi la métaphore du secret, le thème de la transmission. Par ailleurs, il y a quelques années, j’ai suivi les conférences du rabbin et philosophe Marc-Alain Ouaknin, mon ami. Pour lui, Cervantès est un marrane, un Juif d’Es pagne converti contre son gré au christianisme, qui, à une époque où l’Inquisition est forte, est resté fidèle à sa religion. Ce qui apparaît, c’est que, pour faire passer certaines informations ou aborder des sujets délicats, il n’y a rien de mieux que l’humour. On retrouve le même état d’esprit chez Rabelais, sur lequel j’ai déjà travaillé. D’autre part, je préparais une exposition sur don Quichotte pour la galerie Durand-Dessert. J’ai voulu
150 gouaches, 126 lettrines, deux ans passés à l’intérieur d’un texte et d’un mythe.
consulter la première édition de Cervantès et son frontispice qui fait curieusement penser au premier chapitre d’Ézéchiel. Je savais qu’il y avait un exemplaire à la Bibliothèque nationale. J’ai demandé à Diane de Selliers de m’introduire auprès d’un conservateur. Elle avait l’intention de rééditer Don Quichotte. Nous nous sommes dit : « Pourquoi ne pas tout faire ensemble ? » Comment vous êtes-vous confronté au texte ?
J’ai été obligé de reprendre le roman, chapitre par chapitre, avec les lettrines et une planche pour chaque chapitre. C’est une façon de rentrer dans le livre. J’adore lire en fonction d’un projet précis. Quand mon travail et mon plaisir sont liés. La liberté aussi. Être enfermé dans le texte, quelle ouverture en même temps ! La peinture est limitée par le cadre, fermée sur elle-même. On y étouffe et, à l’intérieur de cet étouffement, la liberté peut
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éd. diane de selliers
Gérard garouste/adagp
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s’exprimer. Quand j’étais aux Beaux-Arts et que j’ai découvert ce qu’était l’avant-garde après Picasso, Matisse, Duchamp, je me suis dit que la liberté était une impasse, qu’il fallait revenir à la rigueur et que la rigueur passait par le retour au sujet et à son aspect introverti. D’où l’idée de rentrer tout au fond d’un sujet comme celui de Don Quichotte. Voilà pourquoi je me suis tant impliqué dans Cervantès, comme dans Goethe, tout récemment. J’entre ainsi dans le mythe. Du texte à l’image, comment s’établissent les articulations ?
Il fallait que je sois attiré par un passage et qu’il corresponde à quelque chose dont je puisse faire une image. Je rencontre des choses dans la littérature que j’adore, mais je ne sais pas quoi en faire, les récits de Borges par exemple. Si ma prochaine exposition pouvait tourner autour des nouvelles de Kafka… Mais je ne vois pas d’issue par rapport à ma peinture. Le thème du passage, passer d’une rive à l’autre, le passage des chèvres dans Don Quichotte qui évoque les morts et le Styx. Ce sont des images réflexes qu’on a dans la tête, des images sublimes. L’articulation se fait aussi d’une planche à l’autre ; elles sont reliées entre elles par la reliure du livre. Comme une histoire parallèle par rapport au texte, à moins d’un parcours personnel de l’ordre de la distraction et du jeu. Je ne lis pas de manière classique. Je m’éloigne du texte original, qui
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d’ailleurs peut être lu sans les planches. Les planches font du livre un objet, elles sont comme un socle par rapport au texte. Il semblerait qu’au terme d’illustration vous préfériez celui d’interprétation ?
En effet, il s’agit d’échapper à l’illustration. Bien sûr, il existe les illustrations de Gustave Doré, fort belles. Mais celles qui m’intéressent, ce sont celles de Delacroix, beaucoup plus allusives. L’astuce, c’est de ne pas tout donner, sinon on bascule dans le pornographique. La peinture doit être allusive et érotique. Il serait tentant de tomber dans l’illustration plate, car Don Quichotte a été écrit dans un style narratif et descriptif. Cervantès lui-même mettait en scène certaines situations, et à nous de comprendre ce qu’il fallait comprendre. L’interprétation que je fais de Cervantès est très personnelle. Que ce soient les tableaux ou les gouaches du livre, à chacun son interprétation. Ce que j’aime dans la peinture, c’est le flottement qu’elle apporte. Sa faiblesse et son avantage par rapport à la littérature : elle ne véhicule pas de mots et ne s’y réduit pas. Pour vous, l’intemporel Quichotte nous permet de nous rapprocher de la vérité…
Tout tourne autour de la Bible, au sens éthique et philosophique, et la Bible est un mythe. Je crois autant à l’existence d’un personnage biblique qu’à Œdipe. Qu’il existe ou pas, on s’en moque. Ce qui compte, c’est le mythe, et qu’il soit sujet d’interprétation, de surcroît
d’actualité. Notre époque oublie à quel point les mythes nous invitent à regarder l’avenir avec encore plus d’acuité. Il faut davantage faire confiance aux mythes qu’à l’histoire. Je ne crois plus à la vérité de l’histoire, encore moins à la vérité politique. C’est à travers le théâtre, les mythes et les légendes qu’on peut aborder la vérité ou s’en approcher. Dans la Bible, il y a des tas d’histoires à dormir debout. Cervantès a procédé de la même manière. C’est une succession de petites histoires pour aborder des thèmes plus ou moins philosophiques, plus ou moins hermétiques. Il y a des allusions à la kabbale, une hérésie à une époque où tout est extrêmement dogmatique. Ces allusions fonctionnent comme des énigmes. Cela me passionne car c’est le cœur même de ma peinture. Envisagez-vous d’illustrer un texte contemporain ?
Je voudrais m’intéresser au xxie siècle. Mais, pour le mythe, il faut du recul. Je n’ai pas trouvé un auteur qui ait la dimension du mythe, une intemporalité, bref une littérature universelle plus moderne. Propos recueillis par Véronique Prest
À lire
Don Quichotte, Cervantès, illustré par Gérard Garouste, traduction de César Oudin et François
Rosset, revue par Jean Cassou, éd. Diane de Selliers, « La Petite Collection », 2 vol., 688 p., 95 €.
Critique
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Modiano cantabile L’Herbe des nuits, Patrick Modiano,
éd. Gallimard, 192 p., 16,90 €.
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Par Maryline Heck
georges Kelaôdites/roger-viollet
armi les indispensables de cette rentrée littéraire figure le nouvel opus de Patrick Modiano, qui livre ici, avec la régularité qu’on lui connaît, son dix-septième roman, après L’Horizon (2010). L’Herbe des nuits ne décevra probablement pas ses lecteurs fidèles, tant le livre paraît éminemment modianesque. Par son titre déjà – emprunté à l’auteur belge Joseph Boland qui publia un recueil de poèmes ainsi nommé en 1947 –, comme un écho à La Ronde de nuit (1969) et à Accident nocturne (2003), à Fleurs de ruine (1991) également pour la métaphore végétale. « Pourtant, je n’ai pas rêvé » : la première phrase du roman nous fait pénétrer in medias res dans l’inquiétude du narrateur, Jean, prompt à mettre en doute la réalité de ce qu’il a vécu – quand bien même il a entre les mains le vieux carnet noir qui lui servait alors à inscrire certains détails (noms, numéros de téléphone, dates de rendez-vous). C’étaient les années 1960, il fréquentait une jeune femme, Dannie, et sa bande, celle de « l’Unic Hotel » à Montparnasse, « mauvaise herbe » qui traversait la ville sous de fausses identités et trempait dans des affaires louches, dont les enjeux échappaient au Patrick narrateur. Celui-ci entreprend aujourd’hui d’éclairer Modiano les événements de cette courte période de sa vie. en 1968. Le livre se donne ainsi comme un exercice de remémoration, de Extrait convocation des fantômes. Modiano déplie petit à petit, avec un certain sens du suspense, la ourtant je n’ai pas rêvé. Je me carte au centre de laquelle on surprends quelquefois à dire trouve une affaire criminelle à cette phrase dans la rue, comme laquelle ses personnages sont liés. si j’entendais la voix d’un autre. Il renoue ainsi avec le schéma de Une voix blanche. Des noms me l’enquête qui lui est si familier, et reviennent à l’esprit, certains vi qui prend ici une coloration plus sages, certains détails. Plus per explicitement policière que dans sonne avec qui en parler. Il doit ses derniers livres : on serait plus bien se trouver deux ou trois proche avec ce roman de Rue des témoins encore vivants. Mais ils boutiques obscures, son prix Gonont sans doute tout oublié. Et puis, on finit par se demander s’il court de 1978, qui mettait en scène y a eu vraiment des témoins. un certain Guy Roland, employé d’une agence de police privée qui L’Herbe des nuits, Patrick Modiano part à la recherche d’un inconnu, disparu depuis longtemps. Mais le livre évoque aussi Dora Bruder (1997), récit d’une enquête effectuée sur les traces d’une jeune fille juive morte en déportation. À son tour, le narrateur de
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L ’Herbe des nuits part sur les traces d’une jeune femme disparue, Dannie. C’est dire combien l’univers du livre prend des couleurs familières aux yeux du lecteur, coutumier de ces récits qui voient un narrateur faire retour sur un passé toujours trouble et nébuleux. Ces échos et correspondances qui se tissent avec les autres œuvres de Modiano rendent la lecture de ce nouvel opus passionnante. Le personnel des précédents livres pourra ainsi fournir une série de sœurs à Dannie, l’héroïne féminine du livre, de Dora Bruder (comme elle hors-la-loi, recherchée par les autorités) à Louki, l’héroïne du Café de la jeunesse perdue (2007). Le Condé, le café où cette jeunesse en perdition se retrouvait, fait aujourd’hui place à l’Unic Hotel, autour duquel gravitent des jeunes gens tout aussi perdus, sans occupation ou raison sociale bien définies, excepté une carte d’étudiant prise de préférence sous un faux nom. On ne
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s’étonnera pas non plus de retrouver dans le livre le nom de Jean Terrail, déjà croisé dans Quartier perdu et Fleurs de ruine. Modiano est coutumier des reprises de noms propres, de personnes comme de lieux. La topographie de L’Herbe des nuits est ainsi, sans surprise, prioritairement parisienne, ancrée sur la rive gauche ; le narrateur traverse des lieux déjà arpentés dans d’autres textes, le quartier Montparnasse, la Cité universitaire. Mais, en dépit de son ancrage dans des lieux bien réels, le livre forme une géographie imaginaire et subjective de la ville, avec ses zones d’attraction et de répulsion : « Il y avait ainsi, à cette époque, à Paris, la nuit, des points trop lumineux qui servaient de piège et je tâchais de les éviter. » Ce sentiment d’un décollement par rapport au réel tient aussi au traitement du temps, un temps plas tique, qui « palpite, se dilate, puis redevient étale, et peu à peu vous donne cette sensation de vacances et d’infini que d’autres cherchent dans la drogue, mais que moi je trouvais tout simplement dans l’attente ». Attendre, se poster à un endroit précis lié à un être depuis longtemps disparu, d’où celui-ci pourrait soudain ressurgir devant vous : « Les dimanches, surtout en fin d’après-midi, et si vous êtes seul, ouvrent une brèche dans le temps. Il suffit de s’y glisser. » On croise ainsi dans le livre Jeanne Duval, la maîtresse de Baudelaire, qui apparaît au narrateur sous les traits d’une femme rencontrée dans une librairie. Au cœur du roman se trouve cette idée d’un croisement ou d’une surimpression entre passé et présent, qui laisse aux fantômes l’opportunité de revivre. « Depuis que j’écris ces pages, je me dis qu’il y a un moyen, justement, de lutter contre l’oubli. C’est d’aller dans cer taines zones de Paris où vous n’êtes pas retourné depuis trente, quarante ans et d’y rester un après-midi, comme si vous faisiez le guet. Peut-être celle et ceux dont vous vous demandez ce qu’ils sont devenus surgiront au coin d’une rue, ou dans l’allée d’un parc, ou sortiront de l’un des immeubles qui bordent ces impasses désertes que l’on nomme “square” ou “villa”. » À un commissaire venu l’interroger sur les faits dont il a pu être le témoin, le narrateur confesse son attachement aux êtres disparus plutôt qu’aux vivants – et singulièrement aux figures littéraires : « Vous savez, lui ai-je dit, je ne fréquente personne. La plupart des gens me sont indifférents. Sauf Restif de la Bretonne, Tristan Corbière, Jeanne Duval et quelques autres. » C’est presque un petit électrochoc que le lecteur éprouve, dès lors, en voyant surgir au détour d’une phrase les mots « iPhone » ou « portable », évidents hapax dans la prose modianesque, placés sous la plume de ce narrateur qui confie : « Je n’y peux rien, en ce temps-là j’étais aussi sensible qu’aujourd’hui aux gens et aux choses sur le point de disparaître. » Ce petit précis d’« hantologie » nous est livré par un narrateur lui-même écrivain, et prénommé Jean, comme Modiano (dont Patrick n’est que le deuxième prénom). Un narrateur qui s’ajoute assurément à la série des avatars fictionnels de Modiano – mais il en faudrait plus pour qualifier ce livre d’autofiction, un terme que l’auteur récuserait et qui paraît mal qualifier la zone trouble sur laquelle ses livres se situent.
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Une Amérique mortifère Les Derniers Jours de Smokey Nelson, Catherine Mavrikakis,
éd. Sabine Wespieser, 336 p., 22 €.
Par Juliette Poizat
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e condamné à mort de Victor Hugo, anonyme et arrêté pour un crime inconnu, expiait sa faute dans la solitude d’un monologue intérieur. En dépit de la résonance hugolienne du titre, le dernier roman de Catherine Mavrikakis évite toute anatomie des pensées du condamné à mort Smokey Nelson, meurtrier d’une famille dans un motel de la banlieue d’Atlanta. De même que celui-ci refuse, au moment de mourir, de faire d’ultimes déclarations : le criminel reste emmuré dans une geôle de silence durant tout le récit. La romancière américaine, d’origine française, croise ses influences en transmuant le soliloque romantique d’Hugo en une chorale faulknérienne. Ne poussant les portes du pénitencier que lors du dernier chapitre, elle élargit l’espace clos de la cellule du Dernier Jour d’un condamné à l’échelle des États-Unis. Entre Seattle, Hawaï et les Blue Ridge Mountains, trois personnages arpentent les routes d’une prison à ciel ouvert. Sydney, Pearl et Ray sont tous liés au crime de Smokey, survenu dix-neuf ans plus tôt. Lorsque l’exécution du meurtrier est annoncée par les médias, chacun entreprend, plus ou moins par hasard, un voyage en direction du Sud. Comme sous l’effet d’une malédiction vaudoue, témoin, parent des victimes et faux suspect convergent, au fur et à mesure que l’heure de l’exécution approche, vers le lieu qui fut celui du meurtre de Nelson et qui sera bientôt celui du crime – légal – de l’État de Géorgie. Parce que chacun d’entre eux croit le criminel décédé depuis longtemps, cette seconde mort d’un fantôme qui les hantait transforme leurs différents pèlerinages en une marche fatale. L’exécution tant attendue déclenche le mécanisme d’une mort en réseau où justes et impies finissent tous par être condamnés. Cette triple procession trace également une géographie mortuaire, pointant les stigmates de l’Amérique : l’ouragan Katrina, « cette traînée », qui a séparé Sydney de sa famille et de son Sud, l’attaque de Pearl Harbor dont Pearl est marquée au fer rouge, la guerre civile que commémore Ray et toute sa famille, enfin la récession qui les engloutit tous… S’amorce une contemplation mélancolique de ce que sont devenus les États-Unis, dont le trop plein de bile nourrit un racisme hargneux. Les trois personnages tentent eux de s’immuniser de la modernité qui gangrène les racines de l’Amérique, à l’instar de Pearl qui préfère les plantes médicinales aux somnifères chimiques. L’avènement d’une catastrophe salvatrice à échelle collective sourde tout au long du roman, en écho à l’attente de la mort de Nelson. La prophétie d’un nouveau déluge reçue par Ray, le rêve de noyade de Sydney, la soif insatiable de Pearl sont autant d’annonces d’une nécessaire purification. Les derniers jours de Smokey Nelson deviennent alors un prétexte pour explorer un moment de mort imminente, état critique d’une Amérique hypocondriaque et moribonde, flirtant sans cesse, à l’extérieur comme à l’intérieur, avec la mort.
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Ce que la
littérature sait de la folie
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Dossier coordonné par Laurent Nunez, avec l’aide de Juliette Einhorn
Les philosophes, écrivait Robert Musil, sont des violents qui, faute d’armée à leur dispo disposition, se soumettent le monde en l’enfer l’enfermant dans un système. » C’est adossé à une telle phrase que Le Magazine Littéraire a décidé de proposer à ses lecteurs trois dos dossiers exclusifs, d’octobre à décembre, fondés sur la notion d’impensable, et sur ce pari que nous tiendrons : ce que la philosophie ne pourra jamais comprendre ni soumettre, la littérature pourtant a su le décrire. Dès lors : la folie, la mort, l’autre – tels seront les trois sujets impensés. Certains crieront peut-être à la gageure. Pourtant : que saurait-on dire, par exemple, de l’autre, puisque la pensée provient toujours d’un sujet enfermé en lui-même ? Que saurait-on dire de la mort, qui est sans expérience et située là où je ne suis plus ? Si l’on pense, et si l’on est vraiment ami de la sagesse, que saurait-on dire enfin de la déraison, qui est son autre et sa limite ? Par cette dernière question, notre dossier est ouvert : devant un tel constat d’aporie, il faut assurément se tourner vers ce que nous appelons littérature, pour espérer comprendre quelque chose de ce que nous appelons folie. Il n’est pas dit du reste que la littérature sache quelque chose ; mais enfin elle sait mettre en scène des acteurs – les écrivains eux-mêmes, ou des personnages de romans – qui rompent
les amarres ; elle narre des pertes de conscience, décrit des hallucinations, entre dans l’esprit confus des gens, et reproduit parfois, par le monologue intérieur ou par le psycho-récit, la discontinuité et les errances des cerveaux les plus troublés. La folie est tant exploitée, dans les récits ou les poèmes, qu’elle semble d’ailleurs devenue le mythe premier de la littérature moderne. Qui pourra, comme dirait Barthes, la démythifier ? Cette démythification, nous avons voulu l’entreprendre selon quatre mouvements. Le premier (p. 48-53) interroge les rapports entre la littérature et la clinique, quand le deuxième (p. 54-65) souligne les liens que la poésie a toujours entretenus avec la folie. Après cette reconfiguration, le troisième mouvement (p. 66-77) examine ce que la folie inscrite dans des livres dit d’une société qui se croit raisonnable. Quant à la dernière partie de notre dossier, elle propose un panorama des personnages romanesques délirants (p. 78-84) . Quatre mouvements donc, comme les quatre points cardinaux : car il fallait faire comme si nous étions perdus pour enfin aller quelque part, pour nous avancer franchement vers la folie, sans a priori ni préjugés, vers cet au-delà de la raison qu’Artaud, Nerval, Brisset, Roussel, Wolfson et tant d’autres ont trouvé, sans vrai espoir de revenir. Sans vrai désir ? L. N.
Vient de paraître
Histoire de la folie. De l’Antiquité à nos jours, Claude Quétel, éd. Tallandier, « Texto », 624 p., 12 €.
À lire
La Folie, Raphaël Enthoven (dir.), entretiens avec Carole Desbarats, Nicolas Grimaldi, Évelyne Grossman, Guillaume Le Blanc, Jean-Glaude Margolin et Judith Revel, éd. Fayard/France Culture, « Les Nouveaux Chemins de la connaissance », 186 p., 11,90 €.
Fous voyageant, gravure sur bois attribuée à Albrecht Dürer (xve siècle), reprenant le motif de la nef des fous (inventé en 1494 par Sebastian Brant dans un livre du même titre).
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