Ce que la littérature sait de la mort

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stefan zweig inédit : ses dernières Lettres

www.magazine-litteraire.com - Novembre 2012

dossier

ce que

la littérature sait de

la mort

M 02049 - 525 - F: 6,00 E

documents exclusifs saint-exupéry intime

grand entretien avec Pascal quignard


Éditorial

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Édité par Sophia Publications 74, avenue du Maine, 75014 Paris. Tél. : 01 44 10 10 10 Fax : 01 44 10 13 94 Courriel : courrier@magazine-litteraire.com Internet : www.magazine-litteraire.com Service abonnements Le Magazine Littéraire, Service abonnements 17 route des boulangers 78926 Yvelines cedex 9 Tél. - France : 01 55 56 71 25 Tél. - Étranger : 00 33 1 55 56 71 25 Courriel : abo.maglitteraire@groupe-gli.com Tarifs France 2011 : 1 an, 12 numéros, 62,50 €. Achat de revues et d’écrins : 02 38 33 42 87 U. E. et autres pays, nous contacter.

Vies illustres Par Joseph Macé-Scaron

Rédaction

Directeur de la rédaction Joseph Macé-Scaron (13 85) j.macescaron@yahoo.fr Rédacteur en chef Laurent Nunez (10 70) lnunez@magazine-litteraire.com Rédacteur en chef adjoint Hervé Aubron (13 87) haubron@magazine-litteraire.com Chef de rubrique « La vie des lettres » Alexis Brocas (13 93) abrocas@magazine-litteraire.com Directrice artistique  Blandine Perrois (13 89) blandine@magazine-litteraire.com Responsable photo  Michel Bénichou (13 90) mbenichou@magazine-litteraire.com Rédactrice  Enrica Sartori (13 95) enrica@magazine-litteraire.com Correctrice Valérie Cabridens (13 88) vcabridens@magazine-litteraire.com Fabrication Christophe Perrusson (13 78) Directrice administrative et financière Dounia Ammor (13 73) Directrice commerciale et marketing  Virginie Marliac (54 49) Marketing direct Gestion : Isabelle Parez (13 60) iparez@magazine-litteraire.com Promotion : Anne Alloueteau (54 50) Vente et promotion Directrice : Évelyne Miont (13 80) diffusion@magazine-litteraire.com Ventes messageries VIP Diffusion Presse Contact : Frédéric Vinot (N° Vert : 08 00 51 49 74) Diffusion librairies : Difpop : 01 40 24 21 31 Publicité Directrice commerciale Publicité et Développement Caroline Nourry (13 96) Publicité littéraire  Marie Amiel - directrice de clientèle (12 11) mamiel@sophiapublications.fr Publicité culturelle Françoise Hullot - directrice de clientèle (secteur culturel) (12 13) fhullot@sophiapublications.fr Responsable communication Elodie Dantard (54 55) Service comptabilité Sylvie Poirier (12 89) spoirier@sophiapublications.fr Impression Imprimerie G. Canale, via Liguria 24, 10 071 Borgaro (To), Italie. Commission paritaire n° 0415 K 79505. ISSN‑ : 0024-9807 Les manuscrits non insérés ne sont pas rendus. Copyright © Magazine Littéraire Le Magazine Littéraire est publié par Sophia Publications, Société anonyme au capital de 115 500 euros. Président-directeur général et directeur de la publication Philippe Clerget Dépôt légal : à parution

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contemporains » ? Toute e Magazine Littéraire est, depuis le ­p ratique encomiastique mois d’octobre, en librairie. Plus exacporte, en elle-même, une tement, notre magazine lance la colcontradiction qui finit par lection « Nouveaux regards », qui a dynamiter ces Vies il­ pour ambition de poser un œil neuf lustres. Prenons Alonso de sur les grands auteurs de la littérature française et Contreras. Grand capitán, étrangère. Dans cet esprit, nous publions trois encensé par Lope de Vega, ou­vrages : Virginia Woolf, Stefan Zweig et Louis-­ ­admiré par Ortega y Gasset Ferdinand Céline (1). Les premières pierres d’une et Jünger. Ses Mémoires longue aventure éditoriale. ­veulent tant prouver, tant Fidèle à sa vocation encyclopédique, Le éblouir, que les dragons de Magazine Littéraire rend compte à traVulcain ayant vers ces trois recueils de lectures buischaussé les sandales la fiction écrasent l’infan­ terie des faits. Il n’est pas sonnières, de critiques modernes, d’anad’Hermès, René parvenu jusqu’à nous lyses imprévues, « parce qu’une œuvre Char se détournait comme roi caché des moqui ne change pas de sens à chaque de l’actualité, « cette risques mais parce qu’il est ­époque est une œuvre morte ». On dit viande sournoise ». un écrivain qui possède un que Schopenhauer craignait moins les des styles les plus riches et, vers qui allaient se nourrir de son corps que les critiques qui se tenaient prêts à se pencher en même temps, les plus concis du xviie siècle. sur son œuvre. Il savait que le boulevard des grands l a traqué l’indispensable comme d’autres ­traquent le tigre de Blake. Les éditions Perrin hommes en littérature conduit parfois à une impasse viennent de rééditer la magnifique biographie et combien la renommée littéraire se donne pour de Laurent Greilsamer consacrée à René Char (3). Il mieux se dérober. Zweig, l’arpenteur de l’âme humaine, Woolf, le désir a l’orgueil des modestes. Roué et généreux. Ermite du désir, Céline, le messager de nos apocalypses qui hautain et ami de fer. Lecteur exigeant dont l’appétit avait pourtant bien pris soin d’uriner autour de son de chair et d’amour paraît insatiable. À peine œuvre pour dégoûter les critiques : « Je suis qu’un ou­vertes, ses lettres flambent et embrasent ses despetit inventeur, et que d’un tout petit truc ! qui pas- tinataires. Vulcain ayant chaussé les sandales d’Hersera pardi ! comme le reste ! comme le bouton de col mès, il se détourne de l’actualité, « cette viande sourà bascule ! » Thèse, antithèse, foutaises. Ni Woolf, ni noise », et entretient dans le même mouvement un Zweig, ni Céline ne passent, et le dialogue qu’ils ont dialogue passionné avec ses contemporains. À cet entrepris avec le lecteur ne cesse de recommencer. égard, les pages qui relatent sa relation avec Camus our écrire une biographie d’auteur, encore sont lumineuses. « Poète colossal et insoumis », écrit faut-il reconnaître à ce dernier une certaine Greilsamer. Char est « une force qui va », dirait Hugo. valeur. L’idée que tout le monde n’est pas Prendre appui sur cette biographie pour repartir à digne d’avoir une Vie paraît aller de soi. De fait, la quête d’un Char débarrassé de toutes ses scories comme le montre un récent ouvrage (2), les bio­ et de ses petites mythologies. Char combattant, et graphies à l’époque ­moderne concernent d’abord qui vécut en poète. Un de nos illustres. les « illustres », terme qui ne désigne pas les artistes j.macescaron@yahoo.fr ou les créateurs mais tous ceux qui entrent dans (1) Virginia Woolf, Stefan Zweig, Louis-Ferdinand Céline, l’histoire par le fracas des armes. Il est plus impor- ouvrages collectifs, env. 220 p., 9,90 €. tant d’élargir les fron­tières de l’empire que de (2) Écrire des vies. Espagne, France, Italie, xvie-xviiie siècle, Fragonard, Hélène Tropé, Danielle ­déplacer les bornes de l’esprit humain. Comment Marie-Madeleine Boillet (dir.), éd. Presses Sorbonne Nouvelle, 200 p., 21 €. est-on passé progres­sivement de la gloire de l’an­ (3) René Char, Laurent Greilsamer, éd. Perrin, tique « vers une gloire des créateurs modernes « Tempus », 758 p., 12 €. capman/sipa

Pour joindre directement par téléphone votre correspondant, composez le 01 44 10, suivi des quatre chiffres placés après son nom.

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Sommaire

8 Sur www.magazine-litteraire.com

Rencontre avec David Grossman

Un entretien inédit avec l’écrivain israélien, alors que sort en français son nouveau livre, Tombé hors du temps. Récit pour voix (éd. du Seuil).

Survit-on au Nobel ?

Au lendemain de l’annonce du prix Nobel, retour sur le parcours de certains de ces écrivains adoubés par Stockholm.

Le cercle critique

Chaque mois, des critiques inédites exclusivement accessibles en ligne.

Ce numéro comporte 5 encarts : 1 encart abonnement sur les exemplaires kiosque, 1 encart abonnement Quo Vadis, 1 encart Edigroup sur exemplaires kiosque de Suisse et Belgique, 1 encart La Croix et 1 encart VPC Tintin sur une sélection d’abonnés.

FondS SuCCESSion ConSuElo dE Saint-ExuPéry – thiBault StiPal – « CrânE », yan PEi-Ming (2004, Coll. PartiCulièrE), adagP PariS 2010/J.-a. BrunEllE – riChard duMaS

Perspectives : Saint-Exupéry

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Cahier critique : Mathias Énard

Dossier : Ce que la littérature sait de la mort

rita MErCEdES Pour le magazine liTTéRaiRe

Entretien : Pascal Quignard

Le dossier 48 Ce que la littérature sait de la mort

Perspectives 8 Antoine de Saint-Exupéry 8 Les traits d’union de Saint-Ex,

50 Au xxe siècle, chroniques d’une mort

9 Son couple avec Consuelo,

54 Le roman moderne, ou l’art de se tuer,

10 « Exquise maman », par Olympia Alberti 12 Pilote de guerre, par Chantal Chawaf 14 Un jardin où se poser, par Nathalie Nabert

56 Dépouilles effeuillées, par Patrick Bergeron 58 Des spectres partagés, par Jean-Bernard Vray 60 Ainsi fut dit et se dit le sida,

L’actualité 16 La vie des lettres Édition, festivals,

62 Les Liaisons dangereuses, par Catriona Seth 64 Des gothiques aux décadents :

28 Le feuilleton de Charles Dantzig

66 Victor Segalen, par Martine Courtois 68 Sartre au pied du mur, puis de l’autre côté,

par Alain Vircondelet

par Martine Martinez Fructuoso

spectacles… Les rendez-vous du mois

Le cahier critique 30 Mathias Énard, Rue des Voleurs 32 Xavier Patier, Chaux vive 32 Pascal Quignard, Les Désarçonnés 33 Sido, Lettres à Colette 1903-1912 34 Thierry Hesse, L’Inconscience 34 Marie-Hélène Lafon, Les Pays 35 Anne Berest, Les Patriarches 36 Alain et Catherine Robbe-Grillet,

Je suis la marquise de Carabas Abha Dawesar, Sensorium Will Self, Le Piéton de Hollywood Pascal Mérigeau, Jean Renoir Salman Rushdie, Joseph Anton. Une autobiographie 46 La Poésie du Brésil. Anthologie du xvie au xx e siècle 40 41 42 44

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3 L’éditorial de Joseph Macé-Scaron 6 Contributeurs

Correspondances

Le premier mot : Dom Juan, de Molière, ou la stratégie du rideau de fumée.

Novembre 2012

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38 Philip Roth, Némésis 39 Lucile Bordes,

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n° 525

En couverture : illustration de Lorenzo Mattotti. Vignette de couverture : Stefan Zweig vers 1920 (Rue des archives/SPPS). © ADAGP-Paris 2012 pour les œuvres de ses membres reproduites à l’intérieur de ce numéro.

Abonnez-vous page 91

Novembre 2012 525 Le Magazine Littéraire

dossier coordonné par Gilles Ernst

éludée, par Gilles Ernst

52 Au théâtre, des planches au cercueil,

par Marie-Claude Hubert par Gilles Ernst

par Joseph Lévy et Lucie Quévillon

la mort vous va si bien, par Patrick Bergeron par Jean-François Louette

70 André Malraux, par Jean-Louis Jeannelle 72 Au soleil noir de Giono, par Éric Briot 74 Claude Simon, la route des limbes,

par Michel Bertrand

76 Derrida, autoportrait à la mère mourante,

par Lawrence D. Kritzman

78 Ci-gît et renaît la littérature, par William Marx 80 Bibliographie Le magazine des écrivains 82 Grand entretien avec Pascal Quignard 88 Visite privée Edward Hopper au Grand Palais,

par Philippe Besson

92 Inédit Lettres d’Amérique,

de Stefan et Lotte Zweig

96 Le premier mot Dom Juan, de Molière,

par Laurent Nunez

98 Le dernier mot, par Alain Rey

Prochain numéro en vente le 29 novembre

Dossier : Ce que la littérature sait de l’autre


Perspectives

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Les traits d’union de Saint-Exupéry Soixante-dix ans après Pilote de guerre et Le Petit Prince, retour sur un homme hanté, dans sa vie et dans ses textes, par les liens défaits – et ceux qu’il faut susciter ou entretenir.

Saint-Exupéry Toulouse, en 1932. à Toutes les archives illustrant ces pages proviennent du livre Antoine de SaintExupéry. Histoires d’une vie, qui vient de paraître chez Flammarion (lire bibliographie p. 15).

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Fonds Succession Consuelo de Saint-Exupéry

Par Alain Vircondelet

l ne connut aucun oubli, aucun purgatoire. Il est resté un des écrivains français les plus lus, les plus traduits dans le monde. Il dut subir cependant après sa mort le mépris des in­ tellectuels et des universitaires qui ne le rangèrent jamais au rang de grand écrivain, et distillèrent le poison subtil de la rumeur, celle de n’avoir pas été un résistant. Pour cela on donna

L e Petit Prince à lire aux enfants des écoles, mais on neutralisa discrètement ses chefs-d’œuvre, Vol de nuit, Terre des hommes, Pilote de guerre et Citadelle. Sa famille, qui voulut célébrer justement sa mémoire, l’embauma et en fit une image pieuse : il devint alors une icône intouchable, un monument national, un mythe. Reste cependant la question persistante de sa modernité et de sa présence. Qui est au fond Antoine de Saint-Exupéry ? Qui se cache derrière le masque de cire dont on l’a recouvert ? Et si le mythe ne parvenait plus à contenir les rugissements du « grand ours brun », ses douleurs et ses mi­ sères, ses aveux bouleversants et ses coups de gueule énormes ? Celle qu’on avait cru définitivement évincée de son univers, sa femme légitime, Consuelo de Saint-Exupéry, celle qui détenait les archives les plus complètes d’Antoine, sort peu à peu de l’oubli. Depuis l’an 2000, son légataire universel, José Martinez Fructuoso, a décidé de céder au vœu de Consuelo : rendre publiques (pour ce qui peut l’être) ses archives, les sortir de leur nuit, de leurs malles, pour qu’enfin Saint-Exupéry apparaisse dans sa vraie lumière, d’homme, d’aviateur et d’écrivain. Devoir de mémoire, respect des lecteurs. Rendons grâce donc au « petit oiseau des îles », comme la surnommait Antoine, qui, en un dernier clin d’œil, facétieux et posthume, leva le voile sur les ambiguïtés et les tourments de son mari pour qu’il reste, dans ce xxie siècle, un point de référence. S’il est un motif majeur qui scande toute la vie et l’œuvre de Saint-Exupéry, c’est celui du lien, qu’il soit perpétué (la mère tutélaire et gardienne

souveraine de l’intégrité – morale, physique, territoriale –, l’Aéropostale, l’avion, l’écriture, la quête amoureuse idéale, l’amitié) ou au contraire défait (la fracture œdipienne, l’impossible unité, la guerre, la dilution de l’être dans la mondialisation, la fin des villages et l’avènement des citésBabel, la calomnie). C’est avec la conscience acérée de ce à quoi son humanité l’expose que Saint-­Exupéry va tenter de vivre, difficilement, passionnément, mais toujours avec le désir farouche de s’engager, non pas seulement de témoigner, mais d’engager, comme il le disait, sa chair et son sang dans l’existence.

Jeté dans le monde L’expérience du lien commence dans sa petite enfance, quand il dit s’être senti jeté dans le monde. La mort du père, trop tôt survenue, celle de son frère, dont il voit le cadavre dans le pompeux lit funèbre, qu’il photo­ graphie, le laissent désemparé. La clôture familiale s’effrite, ne protège plus des angoisses et des peurs enfantines. Très vite, la demeure familiale, le château de Saint-­Maurice-deRémens, devient un monde magique, organisé, à l’intérieur duquel il se sent à l’abri des coups du sort. Nulle clôture n’est toutefois étanche. À l’aléatoire, à l’éphémère, il va opposer des images inviolables, indisso­ lubles, inaltérables : la mère, le lit maternel, la petite chambre au poêle bleu, l’odeur de Noël, la table dressée recouverte d’une nappe blanche sans plis, le jardin, la chapelle, tout ce qui tisse des liens, empêche l’éparpil­lement et l’éclatement. Ces images fondatrices, quelquefois plus rêvées que vécues, deviendront peu

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Son couple avec Consuelo mode de vie moderne du couple, Antoine et Consuelo en seront aussi, par moments et à leur insu, les victimes à force de vouloir tout concilier. Toujours en mouvement, comme à notre époque, ils ont chacun une activité indépendante et une vie propre. Lui est pilote et écrivain, elle est une artiste qui peint et sculpte, et ces deux personnalités très puissantes mènent parfois une vie de bâton de chaise, entre bohème et vie d’artiste. Dans ce couple dont l’originalité est un atout et une force protectrice, c’est la qualité de la relation qui est primordiale, même si le caractère vibrionnant d’Antoine est un obstacle à tout projet calme et apaisé. Ils savent qu’ils peuvent compter l’un sur l’autre ; c’est ainsi qu’Antoine peut tout obtenir de Consuelo : l’attendre à toute heure du jour et de la nuit, sur le tarmac, à ses retours de vols au-dessus de la cordillère des Andes, à la grande époque de

à peu idéales, fantasmatiques, et retisseront à leur manière les liens relâchés ou défaits. Le baptême de l’air qu’il effectue à l’insu de sa famille, en 1912, le révèle à lui-même. L’avion devient l’outil du passage, celui qui relie les mondes. Le rêve d’Icare n’est pas absent de cette révélation : voler, c’est relier, rejoindre, et rejoindre, c’est aussi aimer. Lentement, se mûrit alors une petite philosophie personnelle, une mythologie qui naît de ses manques. L’image tenace de l’enfant génial,

solaire et turbulent, véhiculée tant par sa mère que par sa sœur Simone, n’est pas toutefois totalement exacte. Il y a une part d’ombre et de silence, un imaginaire très crépusculaire qui se met en place. Antoine n’est déjà plus celui que la légende familiale a édifié, il n’ignore déjà rien des nuits de l’âme, des conflits inapaisés, des hivers intérieurs. Sa sensibilité exacerbée, son acuité sur le monde et les êtres a fait de lui un être en attente, entier, qui voudra défier les montagnes et rendre compte de l’état du

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Toute dernière photo de Consuelo et Antoine à New York, avant le départ de l’écrivain à la guerre, en 1943. Télégramme de Consuelo à son mari en 1941, alors qu’elle arrive à New York.

Fonds succession consuelo de saint-exupéry

a vie du couple Antoine et Consuelo de Saint-Exupéry peut faire penser à un tourbillon. Née au Salvador et vivant à Paris, Consuelo rencontre à Buenos Aires Antoine, né en France et vivant en Argentine. Libres l’un et l’autre ils tombent amoureux immédiatement et se marient six mois plus tard en Provence, le 23 avril 1931. Antoine et Consuelo ont été, parmi les premiers, des citoyens du monde avant de devenir, pour l’éternité, les seuls habitants d’une minuscule planète, l’astéroïde 612, lui sous la forme d’un petit prince, elle sous la forme d’une rose. À la fois nomade et nostalgique de la maison familiale, voilà toute l’ambiguïté de la vie d’Antoine. Il désire tout et son contraire, entraînant son épouse dans une vie mouvementée tout en lui affirmant poétiquement qu’il a fait, selon ses mots, sa maison dans son cœur. C’est ainsi que, de Buenos Aires à New York en passant par le Maroc, l’Espagne, le Guatemala, le Japon et bien d’autres pays encore, le couple s’aime tout simplement. Il est son arbre, elle est sa rose, et rien ne peut vraiment les séparer, surtout pas les frontières. Ensemble ils vivent des aventures exceptionnelles, comme en 1935 où Consuelo accompagne Antoine lors d’une tournée de promotion des voyages aériens en Méditerranée orientale. Du Maroc à la Grèce, les deux époux vont visiter les pays de cette côte et terminer le voyage à Rome pour y rencontrer le pape ! Mais, tout en inaugurant un

Fonds succession consuelo de saint-exupéry

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Le prince et la rose

l’Aéropostale, traverser New York pour dénicher une maison au bord de la mer pour écrire son dernier livre, Le Petit Prince. De son côté, Consuelo, qui a une vision plus romantique du couple, sait que son mari, jamais, ne l’abandonnera vraiment et veille sur elle aux pires moments de la guerre. Cette vie tourbillonnante et itinérante est bien différente de l’idéal conjugal classique. Antoine et Consuelo, tous deux à la recherche d’une terre promise inac inaccessible, ont cependant compris, juste avant la séparation définitive et tellement douloureuse de 1944, que l’important ce n’était pas le but à at atteindre mais le chemin que l’on fai faisait ensemble pour y parvenir : « C’est le temps que tu as perdu pour ta rose qui fait ta rose si importante. […] Les hommes ont oublié cette vérité, dit le renard. Mais tu ne dois pas l’oublier. Tu deviens responsable pour toujours de ce que tu as ap apprivoisé. Tu es responsable de ta rose… » (Le Petit Prince). Martine Martinez Fructuoso

« Tonio, mon petit mari, mon horloge de sable, mon chevalier volant… Vous perdre et j’en mourrai… Tu es ma seule musique… Mon unique horizon c’est notre amour… » Consuelo à Antoine

monde. Ses exigences d’enfant envers sa mère témoignent de ce désarroi : petit garçon proustien qui attend dans le noir le rituel baiser maternel du coucher, il a tout compris de l’effacement de soi, de la disparition


La vie des lettres

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édition Radiguet, immortel roquet

Par-delà le seul Diable au corps, deux imposants recueils rendent grâce à la précocité industrieuse du jeune homme fauché en 1923. Ils n’éludent pas, néanmoins, son arrogance et les décisives interventions de Cocteau.

DR/éD. omnibus

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e Raymond Radiguet, Coc­ teau écrit : « Nous devînmes [Jean Cocteau et Max Jacob] ses classiques et il rêva de nous contredire. C’est pour­ quoi je devinai vite que cet élève deviendrait mon maître et m’apprendrait un ordre nou­ veau. » En effet, Raymond Radiguet a beau­ coup contredit ses contemporains en rêvant de les convertir à un « ordre nouveau », le sien. Son insolence n’épargnait personne, sauf Jean Cocteau et Max Jacob. Des cent quarante lettres inédites du recueil que pu­ blient les éditions Omnibus, vingt­six leur sont adressées. On y trouve déclarations d’amour, remerciements et enthousiasme ; Radiguet écrit, sans ironie, le 10 avril 1921, à Max Jacob : « Il n’y a qu’une façon de parler de ton livre [Le Laboratoire central], c’est dire qu’il est merveilleux », et signe : « Ton adorateur ». À Cocteau, il écrit également qu’il l’« adore » et lui joint des poèmes à chaque envoi. L’affection de Cocteau et de Jacob le rendait non seulement gentil, mais brillant. Des dizaines d’articles publiés, ceux sur ses « clas­ siques » sont de loin les meilleurs. On y retrouve l’auteur du Diable au corps, perspi­ cace, imaginatif, créateur d’images simples et inattendues ; il n’avait pas seulement 20 ans, il avait aussi du talent. À propos de Cocteau dans « Rencontre avec Jean Cocteau », paru dans la revue La Table ronde : « Il récite tou­ jours ses poèmes comme s’il s’agissait d’un compliment. Mais ses yeux ne sont plus des miroirs sans souvenirs. Il s’appelle Jean Coc­ teau. Sans le vouloir il a inventé une nouvelle mélancolie : mélancolie des fêtes foraines, des feux d’artifice à l’heure où ils cessent. » Mais, si Max Jacob et Jean Cocteau étaient au­ delà de ses jugements, André Breton, Louis Aragon et d’autres les subissaient. En 1920, Radiguet écrit à André Breton, son ami, que Les Champs magnétiques (recueil coécrit avec Soupault) sont « très ennuyeux » et qu’ils l’ont « beaucoup déçu ». Il tient à le féliciter pour sa dernière pièce, « admirable » ; voilà l’adolescent de 17 ans qui, non sans intelligence, distribue les bons et les mauvais points aux fondateurs du surréalisme. Dans une lettre de 1919 à André Breton, il qualifie Lettre de Radiguet à l’éditeur Bernard Grasset, 6 août 1923.

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internet

À lire

Les hypertextes de Flaubert

Lettres retrouvées, Raymond Radiguet,

édition établie par Chloé Radiguet et Julien Cendres, éd. Omnibus, 446 p., 21 €.

Œuvres complètes, Raymond Radiguet,

Aragon de « pantin » dont « les ficelles pourraient être de meilleure qualité » ; Aragon, qui, la même année, lui écrivait : « Vos poèmes, je les mendie », « J’aime À LA FOLIE “Incognito” ». Voici Radiguet insensible, austère, presque injuste. Il se précipite, s’exalte, assomme, toujours dans l’excès. Sa « sagacité adolescente », remarquée par Julien Gracq, évidente dans ses romans, se transforme en pauvre irrévérence dans ses critiques. Présent dans les Lettres retrouvées et dans les Œuvres complètes, l’article « Notes secrètes sur quelques poètes cubistes » l’illustre. L’auteur y complimente Apollinaire, « le seul grand poète de ces vingt dernières années », glorifie Max Jacob, « qui fait bien tout ce qu’il fait », félicite Cendrars mais Première version du poème « Zéro ». préfère « l’exotisme de Chateaubriand », et accable Pierre Reverdy, comparé à un La postérité doit obéir aux faits : où Cocteau « apôtre insignifiant », dont les poèmes sont n’était pas, Radiguet ne brillait pas. Ses « un amas de chevilles » fait « d’annotations poèmes, pour être charmants, n’en sont pas sans intérêt » ; triste Reverdy. moins mineurs et très proches des formes de La fougue de Radiguet l’emporte au-delà du l’époque (du cubisme mais aussi de l’école raisonnable, au-delà de l’intelligence – dont fantaisiste de Paul-Jean Toulet). À tel point il n’était pas dépourvu –, jusqu’à la sottise. À qu’Apollinaire, irrité, lui avait reproché la trop ces moments, la prétention surpasse l’inso- grande ressemblance entre ses vers et des lence. L’article « Dada ou le cabaret du néant » poèmes d’Alcools. Quant aux articles, plus ou révèle un petit jeune homme péremptoire, moins intéressants, ils sont parsemés d’énorréactionnaire et catégomités, de fanfaronnades rique, qu’on aurait pu croiinutiles ; et ses essais, pour Où Cocteau n’était ser à un meeting de Michel n’être pas sans talent, pas, Radiguet Debré dans les anrestent des ébauches. Dans ne brillait pas. nées 1960 : « Je déteste la l’avant-propos à ce volume, bohème, les farces me sont Chloé Radiguet et Julien pénibles, et, pour ces deux raisons, le récit de Cendres disent de Radiguet qu’il n’était « ni la vie d’Alfred Jarry ne me transporterait pas prodige ni miracle ». Certes, mais sa producd’aise. […] Dada se rapproche de la pire tion impressionne : quatre recueils de poésie, bohème, celle des Incohérents. Dada est un plus de cent trente poèmes, neuf pièces de cul-de-sac auquel mène le chemin Oscar théâtre, quarante-quatre articles, deux essais, Wilde-André Gide (la besogne démoralisatrice six contes et nouvelles, une revue (Le Coq), de Wilde et, beaucoup plus près, le Lafcadio deux romans (dont un est immortel), en d’André Gide). » Il a toujours 17 ans, mais il moins de temps qu’il en faut pour dire 20 ans. est déjà vieux. Où est l’auteur du Diable au Son œuvre ressemble au bazar charmant corps ? Envolé. Ou plutôt disparu derrière sa d’une chambre d’enfant avec, ici et là, des limite, Jean Cocteau. Jean Cocteau qui, avec jouets dispersés à la hâte ; chambre transforJacques Doucet, lui a recommandé d’aban- mée en œuvre d’art par Cocteau qui a su y donner la poésie pour la prose, qui a corrigé voir « un mariage entre la méditation et le jeu, ses romans (pour ne pas dire réécrit le der- entre l’ordre du premier de la classe et le nier), qui l’a enfermé pour le forcer à travailler désordre de l’élève qu’on renvoie du colet a combattu son alcoolisme ; Jean Cocteau lège ». Un jour, lorsqu’on demandera qui était qui, un jour, a décidé que Raymond Radiguet Raymond Radiguet, on répondra : un des deviendrait le plus jeune romancier de meilleurs romans de Cocteau. l’histoire de la littérature française. Arthur Chevallier

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Novembre 2012 525 Le Magazine Littéraire

DR/ÉD. OMNiBuS

édition établie par Chloé Radiguet et Julien Cendres, éd. Omnibus, 884 p., 25 €.

Le centre Flaubert de l’université de Rouen a mis en ligne une page recensant tous les manuscrits de Flaubert accessibles sur le Net (flaubert.univ-rouen.fr/ manuscrits/). Outre des liens avec l’excellent site Bovary.fr (où l’on peut consulter les feuillets de toutes les versions préparatoires du roman), cette page permet d’accéder au site que Tony Williams consacre au premier chapitre de la troisième partie de L’Éducation sentimentale. S’y retrouvent, en plus des manuscrits du texte, les scénarios et esquisses établis avant la rédaction. Pour découvrir la méthode flaubertienne au-delà de la légende du gueuloir.

Lettres de recommandation Non, une inclination précoce pour la littérature ne vous destine pas forcément aux affres du chômage. Le ministère de l’Enseignement supérieur a créé un site présentant aux littéraires de nombreuses possibilités d’orientation et décrivant 200 métiers qui leur sont accessibles. Pour ne pas désespérer la Sorbonne. mavoielitteraire.onisep.fr/

revue

Feuilleton, cinquième épisode Le Tour de France vu par l’anthropologue Éric Chauvier, une nouvelle inédite d’Aharon Appelfeld sur Prague, une autre de Joan Didion, un récit de l’écrivain américain Tom Bissell sur son addiction à une fameuse série de jeux vidéo, un autre sur une opération ratée du Mossad, un reportage sur le culte du cargo aux Vanuatu… Tel est le sommaire riche et bigarré du cinquième numéro de la revue Feuilleton, en vente en librairie au prix de 15 €.


Critique

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Au travers de l’intégrisme Rue des Voleurs, Mathias Énard, éd. Actes Sud, 256 p., 21,50 €. Par Clara Dupont-Monod

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ue des Voleurs obéit à la règle implicite qui régit le cercle très fermé des romans exceptionnels : il possède un triple fond. Certes, il parle de Printemps arabe, d’islam, d’intégrisme, d’immigration, d’Europe. Autant de thèmes qui, d’emblée,­ relient Rue des Voleurs à notre actualité immédiate. Mais, sous l’utilisation de ces événements brûlants, Mathias Énard installe une mécanique ­souterraine, universelle, une mécanique finalement moins politique qu’humaine. Lakhdar a 20 ans. Il habite Tanger. La vie s’écoule ­paisiblement entre les sourates récitées distraitement et Bassam, l’ami d’enfance un peu simplet. Le passetemps favori des deux compères : reluquer les touristes,­ « mater l’étrangère, surtout quand elles mettent­des shorts et des jupes courtes ». Quand il est seul, Lakhdar dévore de vieux romans policiers français dénichés chez son libraire. Et puis survient la faute, l’impardonnable péché : surpris­nu avec sa cousine Meryem, dont il est amoureux, Lakhdar est mis à la porte. Son père le renie. Sa mère le pleure. Lakhdar se retrouve dans la rue, sans un sou, meurtri. Chassé du paradis familial pour avoir aimé sa cousine. Alors se dessine cette mécanique souterraine, organisée­ en faisceau : l’histoire d’un embrigadement religieux, social et amoureux. « Un ­triple emprison­nement, même, ajoute Mathias Énard lorsque nous lui posons la question. Au fond, Lakhdar va errer de prison en prison. » Une prison religieuse : c’est Bassam, l’ami lourdaud, influençable, qui organise une rencontre entre Lakhdar et le Cheikh Nouredine. Ce dernier est barbu, il porte des costumes élégants. Il dirige le « Groupe pour la diffusion de la pensée coranique ». En échange d’une chambre et d’un salaire, il propose à Lakhdar de tenir la librairie du Groupe. Le jeune homme est ravi. Il prête peu d’attention au contenu idéologique des livres vendus. Mais voilà : l’idéologie islamiste ne reste pas sur les étals d’une librairie. Elle s’organise en réunions, se commente à voix basse, les poings serrés, et rêve d’explosion. Mathias Énard ne perd jamais de vue l’intériorité de Lakhdar. Le lecteur est au plus près de sa conscience et de son ressenti. Or le jeune homme est plus ­proche de Candide que d’Oussama Ben Laden… Lakhdar devine les appétits sanguinaires du Cheikh Nouredine. Mais il résiste au lavage de cerveau ­islamiste car

il reste sur un questionnement pragmatique : où trouver de l’argent ? un toit ? La lutte contre la misère le rend imperméable à l’obscurantisme : son ventre vide fait plus de bruit que n’en fait la haine des ­barbus. Il se tient à la périphérie d’un cercle brûlant – tout comme Tanger, ville excentrée, s’est tenu un peu loin du Printemps arabe. « Je voulais un narrateur­ en dehors des événements, précise Mathias Énard. Qu’il puisse traverser le champ de bataille sans y prendre part. » Et lorsqu’une bombe explose à Marrakech, c’est encore trop loin de Tanger. Que le Cheikh Nouredine et Bassam aient pu organiser ce carnage, c’est encore trop loin de la logique de Lakhdar : il n’y croit pas. Lakhdar ne se sépare jamais d’une forme de candeur bienveillante, doublée d’un solide sens pratique. Le lecteur s’accroche à lui comme au ­dernier bastion raisonnable au milieu du chaos. Parfois Lakhdar est obnubilé par les femmes. Il est ­prisonnier du souvenir de sa cousine, sanglé dans la nostalgie de sa mère. Il rencontre Judit, une jeune touriste catalane, qui l’obsède. Là encore, il s’en sort vainqueur. L’embrigadement amoureux n’a pas prise sur lui. Pour survivre, Lakhdar a ­besoin d’être terre à terre. On ne gagne Extrait pas l’Europe la tête farcie de haine et de désir. Pareil périple demande de l’organisation, de la froideur, un ans le métro de Barcelone j’ai solide bon sens. Pourtant, lorsqu’il repensé à l’explosion de Mar­ra­ pose un pied en Espagne, il sait kech, au Cheikh Nouredine que tout va recommencer. Bassam ­quelque part en Arabie, et à Bas­ et le Cheikh Nouredine le re­ sam, quelque part au pays des trouvent ; il n’a pas un sou ; Judit Ténèbres, à l’attentat de Tanger le délaisse. Le triple emprison­ où cet étudiant avait trouvé la nement, encore. Jusqu’à ce que mort d’un coup de sabre – bien Lakhdar, avorton expulsé de la sûr, Barcelone c’était différent, ­matrice familiale, se réveille. La c’était la démocratie, mais on sen­ portée­destructrice de l’islamisme tait que tout cela était sur le point lui saute aux yeux. Alors il tue de basculer, qu’il ne fallait pas ­Bassam d’un geste calme. Du sang grand-chose pour que le pays naît le sens. C’est un musulman entier tombe lui aussi dans la vio­ qui élimine un islamiste. C’est lence et dans la haine, que la aussi un être qui n’a cessé de lire France suivrait… et qui, de plus en plus éclairé, finit Rue des Voleurs, Mathias Énard par commettre un meurtre. C’est un homme qui terrasse son double maléfique. Peut-on se débarrasser du mal en le faiMathias Énard sant ? Au procès de Lakhdar, l’avocate explique qu’« il dans son jardin, a mal lutté pour le bien ». Éternelle et ­vertigineuse septembre 2012.

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thibault stipal pour le magazine littéraire

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question du bien… Du fond de sa cellule, Lakhdar a la réponse. Il est serein. Sa révolte n’était pas insensée. Quand il était libre, il devait se battre contre trois ­forces d’embrigadement. À présent, réellement écroué dans une prison, il est libre. Mathias Énard aurait-il écrit un roman camusien ? Il réfléchit. La réponse glisse dans un souffle, ­étonnante : « Je crois que, si j’ai écrit ce livre, c’est parce que je voudrais écrire un roman sur la Syrie et que je n’y parviens pas. J’y ai vécu cinq ans. Rue des Voleurs est un livre politique, philosophique, initia­ tique. Mais c’est d’abord une façon de ne pas écrire sur la Syrie. »

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Dossier

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Ce que la

littérature sait de la mort Depuis que les hommes écrivent et meurent, la littérature sait beaucoup de choses sur la mort. De ce vaste « savoir », on ne donne ici que quelques aperçus. Les uns portent sur des écrivains majeurs ; d’autres sur la mort dans l’histoire littéraire, au théâtre ou dans l’imaginaire ; d’autres enfin sur ses attraits (nécrophilie), sa violence et son horreur, voire la possibilité qu’aurait la littérature elle-même de s’éteindre. Ces études sont traversées par quatre ligne de fuite. Elles montrent d’abord que le ressenti littéraire de la mort dessine des périodes de « basse tension », où la mort est stable et relativement sereine (une grande partie du Moyen Âge, par exemple), et d’autres de « haute tension », où soudain, rendue à la fois plus tragique et plus individualisée, elle amorce un tournant significatif. Ainsi, pour la mort de Manon Lescaut (1731) qui, inaugurant ce pathétique qui dure encore, est en France ce que la mort du héros éponyme de La Mort d’Ivan Ilitch (Tolstoï, 1886) – récit d’une mort uniment médicalisée, et partant sans aucune portée eschatologique – est à la littérature européenne. Second apport de ce dossier, mais implicite : le mystère qu’est la néantisation de la mort prise au pied de la lettre ne peut être levé et n’est toujours abordé que de biais. Donc avec des formes qui ouvrent sur l’informe et prêtent un semblant de vie à ce qui n’en a pas. Valéry : « La mort n’est regardée que par des yeux vivants » (Mauvaises pensées). Dont acte, disent les écrivains les plus lucides qui, sur ce plan au moins, se tiennent alors le plus près de la vérité ontologique. Il y a cependant une marge entre cette vérité et l’expérience réelle. C’est celle-ci qu’en général l’écrivain préfère. Non pour la laisser telle quelle. Au contraire, il l’enrichit en

étendant sa durée ; il lui donne un décor et un public ; il insiste tantôt sur la sérénité du mourant, tantôt sur les ravages de la maladie ; il recourt aux métaphores et, au besoin, ouvre le ciel ou l’enfer : bref, il tend le plus souvent à faire un beau tableau. Parole périphérique et inessentielle, tonne Vladimir Jankélévitch (La Mort), qui, raillant le « babil » et le tumulte des mourants littéraires, aimerait qu’ils s’en allassent « pianissimo » ; approche trop subjective, note de son côté l’historien Michel Vovelle, qui pense qu’à tout prendre le testament d’un bourgeois parle mieux qu’une élégie. Qu’importe cependant : si tenté qu’il soit par la mimésis réaliste, l’écrivain finit toujours par choisir la magie de la fiction. Tel est le privilège de la mort littéraire. Il en est un dernier, également abordé dans le présent dossier, qui infirme tout ce qui a pu être écrit sur son caractère répétitif. L’a-t-on en effet assez dit, l’écrivain décrit toujours la même chose. Telle œuvre, Le roi se meurt, par exemple, provoque même en 1962 l’indignation : quoi ? ne sait-on pas que la mort existe ? Est-il bien utile de ressasser des lieux communs ? Ce à quoi on pourra objecter, outre que certains lieux communs ont la vie trop dure pour n’être que des lieux communs, que la redite des écrivains n’a pas partout et toujours le même relief. Non, elle s’adapte à son temps et à l’attente du public ; elle est la marque d’un tempérament ; elle opte pour tel genre plutôt qu’un autre, pour la mort violente plutôt que pour la « naturelle », et, finalement, crée à partir de l’invariant sans âge un événement toujours neuf. Au jugement des contempteurs de la mort en littérature, c’est sans doute une fâcheuse transgression du réel. Mais que serait la littérature sans transgression ? G. E.

Jeune homme à la tête de mort, Paul Cézanne, huile sur toile, 1896-1898.

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Dossier coordonné par Gilles Ernst

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