Eloge du voyage

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DOM 6,60 € - BEL 6,50 € - CH 12,00 FS - CAN 8,30 $ CAN - ALL 7,50 € - ITL 6,60 € - ESP 6,60 € - GB 5 £ - AUT 6.70 € - GR 6,60 € - PORT CONT 6,60 € - MAR 60 DH - LUX 6,60 € - TUN 7,3 TND - TOM /S 900 CFP - TOM/A 1400 CFP - MAY 6,50 €

bonnes feuilles les 5 romans français de la rentrée

www.magazine-litteraire.com - Juillet-août 2012

dossier

éloge du voyage Avec Montaigne, Sand, Jules Verne, Loti, Segalen, Thoreau Michaux, Leiris, Gide, Kerouac, Bouvier, Magris Coatalem, Jordis, Blas de Roblès Le Clézio, Deville Chatwin...

grande enquête

Quelles utopies pour aujourd’hui ? M 02049 - 521 S - F: 6,00 E - RD

Carnets de Homs

Le nouveau récit de Jonathan littell

« Notre monde manque de candeur » entretien avec William t. Vollmann


Éditorial

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Vies parallèles

Édité par Sophia Publications 74, avenue du Maine, 75014 Paris. Tél. : 01 44 10 10 10 Fax : 01 44 10 13 94 Courriel : courrier@magazine-litteraire.com Internet : www.magazine-litteraire.com Service abonnements Le Magazine Littéraire, Service abonnements 17 route des boulangers 78926 Yvelines cedex 9 Tél. - France : 01 55 56 71 25 Tél. - Étranger : 00 33 1 55 56 71 25 Courriel : abo.maglitteraire@groupe-gli.com Tarifs France 2011 : 1 an, 12 numéros, 62,50 €. Achat de revues et d’écrins : 02 38 33 42 87 U. E. et autres pays, nous contacter.

Par Joseph Macé-Scaron

Rédaction

Directeur de la rédaction Joseph Macé-Scaron (13 85) j.macescaron@yahoo.fr Rédacteur en chef Laurent Nunez (10 70) lnunez@magazine-litteraire.com Rédacteur en chef adjoint Hervé Aubron (13 87) haubron@magazine-litteraire.com Chef de rubrique « La vie des lettres » Alexis Brocas (13 93) abrocas@magazine-litteraire.com Conception couverture A noir Conception maquette Blandine Perrois Directrice artistique  Blandine Perrois (13 89) blandine@magazine-litteraire.com Responsable photo  Michel Bénichou (13 90) mbenichou@magazine-litteraire.com Rédactrice  Enrica Sartori (13 95) enrica@magazine-litteraire.com Correctrice Valérie Cabridens (13 88) vcabridens@magazine-litteraire.com Fabrication Christophe Perrusson (13 78) Directrice administrative et financière Dounia Ammor (13 73) Directrice commerciale et marketing  Virginie Marliac (54 49) Marketing direct Gestion : Isabelle Parez (13 60) iparez@magazine-litteraire.com Promotion : Anne Alloueteau (54 50) Vente et promotion Directrice : Évelyne Miont (13 80) diffusion@magazine-litteraire.com Ventes messageries VIP Diffusion Presse Contact : Frédéric Vinot (N° Vert : 08 00 51 49 74) Diffusion librairies : Difpop : 01 40 24 21 31 Publicité Directrice commerciale Publicité et Développement Caroline Nourry (13 96) Publicité littéraire  Marie Amiel - directrice de clientèle (12 11) mamiel@sophiapublications.fr Publicité culturelle Françoise Hullot - directrice de clientèle (secteur culturel) (12 13) fhullot@sophiapublications.fr Responsable communication Elodie Dantard (54 55) Service comptabilité Sylvie Poirier (12 89) spoirier@sophiapublications.fr Impression Imprimerie G. Canale, via Liguria 24, 10 071 Borgaro (To), Italie. Commission paritaire n° 0415 K 79505. ISSN‑ : 0024-9807 Les manuscrits non insérés ne sont pas rendus. Copyright © Magazine Littéraire Le Magazine Littéraire est publié par Sophia Publications, Société anonyme au capital de 115 500 euros. Président-directeur général et directeur de la publication Philippe Clerget Dépôt légal : à parution

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sans crainte d’être écrasé. Il e secret est au cœur de la vie et de la pensée de Freud comme de celles de est parfois préférable de Marcel Proust. » C’est cette tranquille s’introduire dans une cathécertitude qui a conduit Jean-Yves drale par les transepts. Tadié à mettre en parallèle l’existence es deux livres se des deux hommes. Le Lac inconnu (1) est un travail parlent. Normal, tous les proustiens délicat de marqueterie littéraire où les thèmes se sont en dialogue. Notamcroisent et se recroisent pour établir finalement un véritable dialogue entre Proust et Freud. ment lorsqu’ils évoquent ce L’image du lac inconnu désigne l’inconscient chez que l’on nommera le « mysProust. Tadié nous rappelle à cette occatère de la chambre 43 ». Ce livre est une des sion que les parallèles sont une forme C’est dans cette pièce de la meilleures invitations maison de passe de Jupien de critique ancienne, sans même remonà pénétrer dans ter à Plutarque : trouver des conver­ que le baron de Charlus se l’œuvre sans crainte gences entre deux esprits, dresser la carfait attacher et fouetter. Au d’être écrasé. Il est tographie de leurs ressemblances. Tout départ, le narrateur situe parfois préférable commence par le rêve pour Freud ; tout cette action dans une autre débute par le sommeil pour Proust. Le chambre : la 14bis. La 43 de s’introduire baiser du soir est-il une scène freuétant celle d’où il est censé dans une cathédrale dienne ? L’ enfance proustienne n’estobserver la scène par-­ par les transepts. elle pas habitée de passions, de cauchedessus une cour intérieure. mars, de malheur ? La mémoire freudienne n’est-elle Par quelle étrangeté la ­chambre du narrateur devientpas proche de la mémoire proustienne par cette elle celle des deux « invertis » ? L’écrivain l’aurait-il conjugaison entre l’association d’idées et la plongée trahi ? Commet-il un lapsus volontaire, révélant ses dans le passé ? Le style a la fluidité de ces différents propres pratiques ? Cette thèse est défendue avec courants qui agitent les profondeurs du lac immo- éclat par le comparatiste italien Mario Lavagetto et bile. Loin de réduire Proust à une lecture freu- contestée tout aussi brillamment par Antoine Comdienne, le travail de Tadié nous donne à lire un écri- pagnon, qui estime qu’il s’agit là d’une erreur de vain qui, comme Shakespeare, embrasse toutes les l’écrivain qui n’a pu être corrigée. Keller penche pour zones de l’être, y compris les plus inaccessibles : la première interprétation, Tadié pour la seconde. « Proust est à la fois celui qui parle, comme le patient, Il est remarquable de voir combien un simple détail et celui qui analyse, qui interprète tout (sauf ses – mais ce sont ces détails qui font précisément le ­propres rêves), comme le psychanalyste. » tissu du roman – peut redéployer toute l’œuvre ermeer, Whistler, Giotto, Pavé, Extase, Femme proustienne comme une carte d’état-major. Un pilde chambre : ce sont là les entrées de l’abé- poul proustien ? Oui, mais qui dépasse La Re­cherche : cédaire de Luzius Keller (2). Éditeur, com- un écrivain peut-il rompre le pacte romanesque mentateur, traducteur en allemand de l’œuvre de entre le narrateur et le lecteur ? Pourquoi traquer Proust, il réunit dans cet ouvrage les textes parus ainsi tous les indices qui nient l’autonomie du narséparément dans le Dictionnaire Marcel Proust, non rateur ? Ce dernier est-il aussi forcément asthma­ sans les avoir enrichis. Keller flâne dans les allées et tique ou fils de médecin ? Non. L’auteur et le narracontre-allées proustiennes. Il s’attarde sur un pas- teur sont condamnés à vivre des destins parallèles, sage, cueille une phrase, écarte de sa canne une inter- et ce pour notre plus grand plaisir. prétation intempestive, rassemble en un bouquet pluj.macescaron@yahoo.fr sieurs textes. Il a la modestie savante d’un Jerphagnon. Le Lac inconnu. Entre Proust et Freud, La seule entrée « Marquise », en dépit de ses onze (1) Jean-Yves Tadié, éd. Gallimard, « Connaissance lignes, est un petit joyau. Peut-être ce livre est-il une de l’inconscient », 192 p., 16,50 €. des meilleures invitations à ­pénétrer dans l’œuvre (2) Proust et l’alphabet, Luzius Keller, éd. Zoé, 304 p., 21 €. capman/sipa

Pour joindre directement par téléphone votre correspondant, composez le 01 44 10, suivi des quatre chiffres placés après son nom.

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Sommaire

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Deux articles en complément de notre dossier

André Gide en URSS, par Frank Lestringant, et Blaise Cendrars, par Claude Leroy.

Carnet d’adresses

Notre sélection des meilleures librairies parisiennes spécialisées dans les beaux livres.

Le cercle critique Chaque mois, des critiques inédites exclusivement accessibles en ligne.

Ce numéro comporte 6 encarts : 1 encart abonnement sur les exemplaires kiosque, 1 encart abonnement Quo Vadis, 1 encart Edigroup sur exemplaires kiosque de Suisse et Belgique, 1 encart RSD, 1 encart La Croix et 1 encart Tapisseries d’Aubusson sur une sélection d’abonnés.

CHLOÉ POIZAT - COLL. PARTICULIÈRE/GALLIMARD - STÉPHANE LAVOUÉ

Sur www.magazine-litteraire.com

Perspectives : Quelle utopie pour aujourd’hui ?

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pour aujourd’hui ?

pages coordonnées par Patrice Bollon Cauchemars éclairés, par Patrice Bollon Entretien avec Miguel Abensour Ernst Bloch, par Patrice Bollon Cornelius Castoriadis, par Nicolas Poirier Bibliographie

spectacles… Les rendez-vous du mois

28 Le feuilleton de Charles Dantzig

Le cahier critique 30 Jonathan Littell, Carnets de Homs 31 Sébastien Amiel, L’Homme arrêté 32 Jacqueline de Romilly, Ce que je crois 33 Pascal Pia, Chroniques littéraires 34 Luc Dardenne, Sur l’affaire humaine 35 Fernando Trías de Bes, Encre 36 Kressmann Taylor,

Journal de l’année du désastre

37 Luigi Guarnieri,

PANCHO

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Le feuilleton de Charles Dantzig.

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Une étrange histoire d’amour Paco Ignacio Taibo II, Le Retour des Tigres de Malaisie Pier Paolo Pasolini, C. Francesc Serés, Contes russes Tuomas Kyrö, Les Tribulations d’un lapin en Laponie Nos collaborateurs publient Guy Goffette, La Ruée vers Laure Jeanne Benameur, Notre nom est une île Jean-Luc Despax, Des raisons de chanter En couverture : Paysage toscan de Lorenzo Mattoti. En vignette : image extraite du film Immortel (ad vitam), d’Enki Bilal (2004), Collection Christophe L © ADAGP-Paris 2012 pour les œuvres de ses membres reproduites à l’intérieur de ce numéro.

Abonnez-vous page 87

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Dossier : L’invitation au voyage

L’actualité 18 La vie des lettres Édition, festivals,

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Juillet-août 2012

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3 L’éditorial de Joseph Macé-Scaron 6 Contributeurs Perspectives 8 Quelle utopie

n° 521

Entretien avec William T. Vollmann

Le dossier 48 L’invitation 50 52 54 56 58 60 64 66 68 70 72 74 76 78 80 82 83

au voyage

dossier coordonné par Aliette Armel, avec Joseph Macé-Scaron Entretien avec Michel Le Bris Loti et Segalen, par Clémentine Baron Entretien avec Patrick Deville J.M.G. Le Clézio, par Marina Salles Claudio Magris, par Alexis Liebaert Nicolas Bouvier, par François Laut Bruce Chatwin, par Christine Jordis André Gide au Congo, par Frank Lestringant Michel Leiris, par Aliette Armel Henri Michaux, par Anne-Élisabeth Halpern H. D. Thoreau, par Thierry Gillybœuf Jules Verne, par Jean-Luc Steinmetz George Sand, par Martine Reid La comtesse de Gasparin, par Sarga Moussa Montaigne en Italie, par Joseph Macé-Scaron Éloge du petit dieu des carrefours, par Jean-Luc Coatalem Feuilles de route, par Olivier Weber, Christine Jordis, Cédric Gras, Sébastien Lapaque, Olivier Germain-Thomas, Jean-Marie Blas de Roblès, Serge Delaive et Sylvain Prudhomme

Le magazine des écrivains 88 Grand entretien avec William T. Vollmann 94 Bonnes feuilles de la rentrée

Peste et choléra, de Patrick Deville

96 Le Sermon sur la chute de Rome,

de Jérôme Ferrari Réanimation, de Cécile Guilbert L’Inconscience, de Thierry Hesse Le Maréchal absolu, de Pierre Jourde Visite privée « Les arcs-en-ciel du noir », dessins de Victor Hugo, par Valérie Mréjen 106 Le dernier mot, par Alain Rey

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Prochain numéro en vente le 30 août

Dossier : Raymond Queneau


Perspectives

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Quelle utopie pour au S’

Jugées irréalistes ou enclines au totalitarisme, les utopies ont laissé place à un morne fatalisme. Elles ne se réduisent pourtant pas nécessairement à des systèmes dogmatiques, mais instillent un mouvement fondamental de la politique et, au-delà, de la pensée : celui qui ne se résigne pas face à un état de fait. Pages coordonnées par Patrice Bollon, illustrations Chloé Poizat pour Le Magazine Littéraire

il y a un enseignement majeur dans la récente élection présidentielle, cette espèce de sondage « en grand » ou « réel » sur l’état de notre société, c’est bien celui de sa désespérance. Ainsi, au premier tour, on en a vu beaucoup se prononcer pour Mme Le Pen, tout en sachant qu’elle ne serait pas élue, parce que même elle n’avait aucune chance de l’être – comme s’ils avaient voulu signifier par là leur entier rejet de tout. Puis, au second tour, il y a eu ce phénomène, très peu commenté en définitive, des votes blancs ou nuls, qui ont atteint un pourcentage (près de 6 % des votes exprimés) à peu

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Glossaire

Utopie, uchronie, dystopie

jourd’hui ? près jamais atteint. Mais même ceux qui ont assuré la victoire de François Hollande semblent l’avoir fait dans le plus profond désabusement : « Il ne réalisera pas de miracles, mais, au moins, il fera mieux que l’ancien pré­ sident ! », rapportait un quotidien, le lendemain de l’élection, parmi les phrases recueillies lors de la fête don­ née en son honneur à la Bastille.

« Sauver les meubles » On connaît la rengaine qu’on oppose en général à cette situation, et qui est censée en fournir l’explication : « Oui, bien sûr, mais c’est la crise ! » Comme si, par cette expression im­ personnelle, on se trouvait non en présence d’un enjeu humain, à ­traiter

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Le mot « utopie » vient du nom propre inventé par l’avocat, humaniste, ami d’Érasme et homme politique anglais Thomas More (1478-1535) dans son récit, publié initialement en latin en 1516, De optimo rei publicae statu deque nova insula Utopia (« De la meilleure forme de communauté politique et de l’île nouvelle d’Utopie »), qu’on considère, historiquement, comme le premier du genre. Ce néologisme est souvent présenté comme dérivant des mots grecs ou- (préposition privative) et topos (lieu). L’utopie serait donc le « lieu de nulle part ». Mais Utopia étant un mot latin formé à partir du grec, il peut également renvoyer à eu- (préfixe signifiant « bon ») topia, soit un lieu de félicité où tout est bien, ou encore à ude-topia, lieu d’aucun temps. C’est dire l’ambiguïté dans laquelle More a inscrit le terme et son œuvre. Le « lieu du Bon » serait ainsi non seulement de nulle part mais de nul temps, ce qui ferait formellement de toute utopie aussi une « uchronie » (de ou- et chronos, le temps), quoiqu’on réserve en général ce terme à l’histoire « alternative » ou « contrefactuelle » : ce qui aurait pu advenir mais n’a finalement pas eu lieu. L’inscription de l’utopie d’un lieu autre à un temps autre (le futur), illustrée par la triade des grandes utopies sociales du xixe siècle (Saint-Simon, Fourier, Owen), est une des tendances majeures qui structurent l’histoire du genre utopique. Le mot « dystopie », apparu d’abord en anglais (dystopia) sur le préfixe grec dys- (connotant le caractère mauvais ou erroné) pour nommer ces fictions pessimistes comme Le Meilleur des mondes de Huxley (1931) et 1984 d’Orwell (1949), oscille lui aussi entre les notions différentes – mais qu’on distingue rarement – d’« anti-­utopie », de critique dénonciatrice de l’utopie, et de « contre-utopie », d’utopie opposée à celles qui existent. C’est au sein de ce réseau subtil d’ambivalences que se déploie la signification P. B. philosophique complexe de l’idée d’utopie.

par les hommes, mais devant une es­ pèce de phénomène naturel, trem­ blement de terre ou tsunami d’un autre genre, doté de son intention­ nalité propre et face auquel nous n’aurions d’autre choix que de « sau­ ver les meubles », de l’endurer en ­attendant qu’il passe lui aussi « natu­ rellement », par épuisement mé­ canique… N’est-ce pas dans ce fata­ lisme face à la crise plutôt que dans la crise elle-même que s’ancre­le pré­ sent désabusement ? Et comment pourrait-il en être autrement quand

« Oui, bien sûr, mais c’est la crise ! » Cette rengaine paraît évoquer une catastrophe naturelle.

les deux candidats ­principaux nous ont assuré – avec les quelques diffé­ rences de détail qui siéent à toute compétition – qu’il n’était pas d’autre solution à cette crise que le « réa­ lisme » comptable et l’austérité ? La France n’aurait en bref, ainsi que l’a dit la porte-parole de Nicolas Sarkozy, que « le choix entre l’effort [elle pen­ sait à la droite] et les sacrifices [la gauche] ». On a connu des dilemmes plus exaltants. Qu’il semble loin le temps où un pré­ sident avait pris pour slogan de sa campagne le mot d’ordre « Changer la vie » ! Il est vrai qu’il n’a guère tenu parole : c’est même à lui que nous devons de nous être convertis à ce capitalisme financier qui nous a


helie/gallimard

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helie/gallimard

didier gaillard/grasset

La vie des lettres

Pascal Quignard, Joy Sorman, Tahar Ben Jelloun (de gauche à droite).

édition L’abécédaire

de la rentrée littéraire

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a différence entre le critique littéraire et le collégien ? Avant la rentrée, le cartable du premier est déjà plein – de livres et de programmes de parution –, et le voilà en demeure de rendre son premier devoir : l’article qui présente, en amont de toute publication, un panorama forcément incomplet de livres dont on parlera dans deux mois. Le tout est de donner à ce véné­ rable marronnier une forme originale. Celle d’un dictionnaire de très lointaine inspiration flaubertienne, par exemple… Août. Le mois de la rentrée de septembre. S’irriter (même pour de faux) que, chaque année, septembre commence de plus en plus tôt. Cercle. Rassemble les lecteurs manifestant une telle fidélité à un auteur qu’elle finit par compenser des ventes, souvent ­é levées, mais inférieures à 100 000 exemplaires. Certains écrivains peuvent compter sur le leur, comme Alain Blottière (Rêveurs, Gallimard), Pierre

fevrier/flammarion

Quelques jalons de l’automne prochain, de Pascal Quignard à Salman Rushdie, en passant par Olivier Adam, Jim Harrison, des inédits de Soljenitsyne.... Serge Joncour.

Jourde (Le Maréchal absolu, Gallimard, lire extrait p. 102103), Jean-Marc Parisis (La Recherche de la douleur, Stock), ou Alexis Salatko (Le Parieur, Fayard). Emblématique. Certains écrivains le sont pour leur maison : Serge Joncour pour Flammarion (L’Amour sans le faire, le 22 août). Actes Sud pourra compter sur Mathias Énard (Rue des voleurs), Jérôme Ferrari (Le Sermon sur la chute de Rome, lire extrait p. 96-97), Sébastien Lapaque (Convergence des alizés) et Laurent Gaudé (Pour seul cortège, sur Alexandre le Grand). Stock verra sa bannière bleu nuit portée par Vassilis Alexakis (L’Enfant grec), Christian Authier (Une certaine fatique)… Galligrasseuil. S’étonner de leur pouvoir d’influence et s’ébaubir des auteurs importants

Également au programme, des nouvelles de Hesse et le premier roman de Saramago.

qu’ils alignent. Pour Gallimard, Tahar Ben Jelloun (Le Bonheur conjugal, le 22 août), Philippe Djian (« Oh… ») et Joy Sorman (Comme une bête, le 30 août). Le Seuil mise sur Patrick Deville (Peste et choléra, sur les disciples de Pasteur, lire extrait p. 94-95), Tierno Monénembo (Le Terroriste noir, centré sur la figure méconnue d’un chef de réseau de résistants noir, qui opéra dans les Vosges)… Grasset­ compte sur Pascal Quignard (Les Désarçonnés) et fera paraître les prochains romans de Claude Arnaud (Brèves saisons au paradis),­ d’Amin Maalouf (Les Déso­ rientés), de Christophe Donner (À quoi jouent les hommes)­et le journal de la campagne de François­ Hollande que tint ­Laurent Binet (Rien ne se passe comme prévu). Littéraire (prix). Variété d’échalote universellement ­courue. Soigne parfois la mésestime de soi. ­Certaines ont le pouvoir de changer le papier en or. Nouveau (venu). (Syn. : primoromancier, impétrant.) Chaque année se rejoue le mythe de la

virginité littéraire, et toute ­l’édition participe à cette mise en scène. Repérer toutefois ceux qui sont fils d’éditeur, d’écrivain, de comédien connus. Privilégier les autres par goût de la vertu. Outre-Atlantique. Terre lointaine d’où viendra le renouveau littéraire, en tout cas riche en talents récemment identifiés : cette année, l’Américain Robert Goolrick (Arrive un vagabond, éd. Anne Carrière) et le grand auteur à tendance policière Ron Rash (Le Monde à l’endroit, qui n’est pas un polar, paraîtra en « Cadre vert » au Seuil). Posthume (parution). Souvent anecdotique, elle permet de se pencher de façon apaisée sur une œuvre, à l’écart du bruit qu’elle a fait. Calmann-Lévy republie des nouvelles épuisées du Nobel allemand Hermann Hesse, Le Seuil annonce un texte (inédit) de Christa Wolf et le premier roman de José Saramago (Relevé de terre). Également attendu, un recueil de textes de Soljenitsyne contenant deux nouvelles in­ connues des lecteurs français (La Confiture d’abricot, Fayard).

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poésie Orphée revient

L patrice normand/L’olivier

CRÉDIT

ancée en 1989, la collection « Orphée » a laissé aux amoureux de la poésie le souvenir d’une sorte de miracle per­ manent : voulue par Joaquim Vital, le fondateur des éditions de La Différence, qui en avait confié la direction à Claude Michel Cluny, elle réussit le prodige de publier 218 titres au format de poche jusqu’en 1998, avec un total éclectisme, illustrant la poésie des cinq continents et de plus d’une trentaine de langues, du chinois au malais, du latin au nahuatl, du polonais au coréen, sans oublier la redécouverte de poètes français et francophones méconnus, présentés par de grands auteurs contemporains : Michel Houellebecq préfaçait ainsi Remy de Gourmont, ou Guy Goffette, Max Elskamp… Les volumes traduits étaient tous bilingues, selon un principe auquel Claude Michel Cluny, grand voyageur, tenait et tient toujours. À qui lit un poète en traduction, la présence du texte original importe, même s’il ne peut le lire : le regard lui aussi voyage, captivé par les mots inconnus, séduit par les calligraphies étrangères. Certains volumes de la collection furent de grands succès, mais le rythme de parution (de 36 à 40 volumes par an) ne permettait guère aux libraires de tout suivre. En 1998, Joaquim Vital et Colette Lambrichs durent se résigner à cesser l’aventure, tout en se refusant à ­pilonner : depuis quatorze ans, les volumes s’écoulaient lentement chez les soldeurs. Voici qu’aujourd’hui, fidèles au rêve de ­Joaquim Vital, disparu en 2010, Colette Lambrichs et son associé Claude Mineraud rappellent « Orphée » des Enfers, toujours avec la complicité de Claude Michel Cluny (dont les éditions de La Différence rééditent le premier tome de l’Œuvre poétique paru en 1991). Plusieurs titres épuisés sont réimprimés, et l’ensemble du stock retrouve le chemin des librairies. Le format demeure inchangé (11,5 x 16,5 cm), les volumes simples (128 pages) seront vendus 5 euros, et les doubles (192 pages) 7 euros. Après Arman et Jœlio Pomar, c’est le peintre serbe Milos Sobaïc qui a dessiné la tête d’Orphée, dont la couleur varie au gré des langues, tandis que celle de la couverture indique le continent. Le rythme des parutions sera plus lent : six nouveautés­ par an. Les deux premières sont à la hauteur du passé de la collection : elles surprendront la plupart des lecteurs qui ignorent que le romancier américain Frederic Prokosch (1908-1989) et le grand écrivain autrichien Thomas Bernhard (1931-1989) ont commencé par écrire des poèmes. Ulysse brûlé par le soleil rassemble les poèmes­écrits par Prokosch pendant la Seconde Guerre mondiale, publiés en 1944 à Londres, excellemment traduits par Michel ­Bulteau et présentés par Claude Michel Cluny. Sur la terre comme en enfer est le titre retenu par Susanne Hommel, psychanalyste allemande de langue française, pour un choix de poèmes de ­Bernhard qu’elle présente de façon très personnelle, en attendant la traduction complète à laquelle elle travaille. Signalons enfin, parmi les anciens titres réédités, L’Offrande d’Anna de Noailles (1876-1933), choix de poèmes présenté par Philippe Giraudon : une magnifique introduction à l’œuvre d’une grande figure du xxe siècle, encore trop méconnue. Jean-Yves Masson

Olivier Adam. Réalisme. Bête curieuse qu’on

cherche un peu partout sans jamais la trouver tout entière quelque part. Être pour ou contre. Roth (Philip). Ne publie pas en cette rentrée. Le regretter, même si ses derniers livres avaient le charme des discours funéraires. Se rabattre sur le Britannique Howard Jacobson (Kalooki Nights, éd. Calmann-Lévy), qui pratique le même genre d’humour que Roth à ses débuts et chez lequel l’obsession du sexe et de la religion n’a pas encore été supplantée par l’obsession du cimetière. Saint-Germain. Bocal où tournerait en rond le milieu littéraire français, voué aux gémonies par ceux qui le contemplent de l’extérieur et rêvent de s’y tremper. Transfert. S’en scandaliser : il en va aujourd’hui des écrivains comme des footballeurs qui ne pensent qu’à se vendre au plus offrant. Puis relativiser : les émoluments que touchent nos auteurs transférés ont de quoi faire sourire le moindre tâcheron de crampons chaussé. Cette année, parmi les grands trans­ férés, Olivier Adam (ancien auteur emblématique de L’Olivier, passé chez Flammarion avec Les Lisières), Benoît Duteurtre­ (qui publie À nous deux Paris chez Fayard, suite de L’Été 76

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paru chez Gallimard), et Florian Zeller (ex-auteur Flammarion qui publie La Jouissance, chez Gallimard). Vieille connaissance (des lecteurs français). Se dit des

auteurs étrangers qui ont connu un gros ou plusieurs petits succès­ chez nous : Richard Powers (Gains, Le Cherche midi), Jim Harrison (un roman, Grand maître, et un recueil de poèmes annoncés chez Flammarion), Michael Ondaatje (l’auteur du Patient anglais, qui publiera La Table des autres), Ferdinand von Schirach­(Coupables, un recueil de nouvelles, chez Gallimard), Juan Gabriel Vásquez (Le Bruit des choses qui tombent, Le Seuil), Yoram Kaniuk (1948, Fayard), Elsa Osorio (La Capitana, Métailié), Salman Rushdie (Joseph Anton. Mémoires, Plon), ou encore le dramaturge francophone Wajdi Mouawad (Anima, Actes Sud). Zététique. Étude rationnelle des phénomènes paranormaux. Nous sont annoncés tout d’un coup la création d’une maison nommée Ring, dirigée par un grand nom de l’édition (Raphaël Sorin), et le retour d’un Maurice G. Dantec narratif sous ces nouvelles couleurs (Satellite Sisters). Pas moins de 22 000 exem­plaires seraient prévus pour la mise en place. Alexis Brocas

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Critique

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MANI

Jonathan Littell (à droite) en février, durant son reportage à Homs, dans le quartier de Bab Amr. À gauche, un combattant de l’Armée syrienne libre surveille la ligne de front.

D’homme à Homs Carnets de Homs, Jonathan Littell, éd. Gallimard, 256 p., 18,90 €. Par Thomas Stélandre

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a fiction peut-elle s’emparer d’un sujet tel que le génocide de la Seconde Guerre mondiale ? C’était, pour le dire vite, la question autour de laquelle critiques et historiens s’étaient disputés en 2006, lors de la parution des Bienveillantes de Jonathan Littell (éd. Gallimard). La controverse, cette fois, n’aura pas lieu. « Ceci est un document, pas un écrit, prévient-il dès les premières lignes de ses Carnets de Homs. Il s’agit de la transcription, la plus fidèle possible, de deux carnets de notes que j’ai tenus lors d’un voyage clandestin, en janvier de cette année. » Pas d’invention, de personnages, d’effets de style, mais une écriture-télégramme qui observe, rend compte, aligne les faits sans charme ni beauté, puisque l’enjeu n’est pas là. « Document », le mot doit s’entendre comme « témoignage », « preuve » même, attestant des atrocités commises par le régime de Bachar al-Assad dès le début de la révolution syrienne, en février 2011, dans le sillage du Printemps arabe. Aujourd’hui, le massacre continue : plus de 11 000 morts au total. Malgré le cessez-le-feu entré en vigueur le 12 avril dernier, les forces gouvernementales tirent encore sur des civils, principalement dans

les quartiers rebelles de Homs, « capitale de la révolution » pour les militants. Parlons de combattants pour les membres de l’Armée syrienne libre (ASL), constituée de déserteurs de l’armée régulière (très active lors du séjour de Littell, écrasée depuis). Des gens, dit-il en avant-propos, « qui nous ont apporté leur aide, spontanément et souvent au risque de leur vie ». Il a passé deux semaines et demie là-bas, envoyé par Le Monde, avec le photographe Mani, pour faire un reportage. Gilles Jacquier est mort sur place le 11 janvier 2012, Jonathan Littell arrivait le 16. Le gouvernement du pays Extrait

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es carnets devaient au départ servir de base pour les articles que j’ai rédigés en rentrant. Mais peu à peu, entre les longues périodes d’attente ou de désœuvrement, […] ils ont pris de l’ampleur. C’est ce qui rend possible leur publication. Ce qui la justifie est tout autre : le fait qu’ils rendent compte d’un moment bref et déjà disparu, quasiment sans témoins extérieurs, les derniers jours du soulèvement d’une partie de la ville de Homs contre Bachar al-Assad, juste avant qu’il ne soit écrasé dans un bain de sang qui, au moment où j’écris ces lignes, dure encore. Carnets de Homs, Jonathan Littell

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interdisant aux journalistes étrangers d’œuvrer sur son territoire, il fallait échapper au système de surveillance. Clandestinité oblige, ­Littell et Mani ont adopté des « noms de guerre », respectivement Abu Emir et Raed, précaution qui, de prime abord, pourrait encourager l’idée d’un rôle, celui de l’écrivain qui s’en va jouer à la bataille. Écartons cela : avant d’écrire Les Bienveillantes, Littell a travaillé sept ans au sein de l’ONG Action contre la faim, en Bosnie-Herzégovine, en Tché­ tchénie, en Afghanistan ou en République démocratique du Congo. C’est en habitué des conflits qu’il a composé ses cinq articles pour le quotidien, repris tels quels, mais complétés par des notes, des pré­ cisions, des commentaires en italique. Littell souhaitait aller à la rencontre des Syriens ordinaires et des sol­ dats de l’ASL. Ses carnets fourmillent de trajectoires personnelles prises dans le flux collectif. « Tout le monde ici a une histoire, et dès qu’ils voient un étranger ils veulent la lui raconter. » Ce sont des habi­ tants des villes, des vieux, des médecins, qui relatent quarante ans d’oppression dans un texte ponctué de rafales de kalach. Ils ont tous un fils ou un frère mort, une mère torturée ou une fille violée. Les corps sont ouverts, organes dehors qu’on repousse dedans. Il faut voir les choses en vrai puis, lorsqu’on est invité chez l’un ou chez l’autre, les revoir en vidéo, sur un ordinateur ou un smartphone. « Tous ces téléphones sont des musées des horreurs. » Jour après jour, les morts augmentent, comme la fièvre et la toux. Littell flanche, le séjour est prolongé, il se demande quand il pourra enfin « sortir de cette foutue ville ». Avant cela, sa voix apparaît par bribes, dans des récits de rêves notamment. D’abord sans lien avec les lieux, ils proli­ fèrent, imprégnés des violences alentour. L’écriture n’est pas aussi blanche qu’elle le prétend, c’est d’ailleurs heureux. Du romancier, Littell garde l’art du portraitiste. Voyez Bas­ sam, ancien journaliste, qui parle d’une attaque des forces de sécurité avant de réciter un poème en arabe classique : il a « une belle gueule, fine, pointue, avec une barbe bien taillée et des yeux aigus, et un ban­ deau autour de sa tête un peu dégarnie. Une gueule de boïevik tché­ tchène de la grande époque. » Voyez ces décors, ciels et routes, cette nourriture, zaatar, labneh, voyez tout ce qui compose, échantillon­ née, l’identité d’un pays où, curieusement, parfois, il fait bon vivre. « C’est tranquille, le soleil sort enfin et brille sur le toit recouvert de débris, de temps à autre un des gars lâche une rafale, sinon on dis­ cute. On nous apporte des coussins brodés et on s’assoit contre le mur de la cage d’escalier, très à l’aise. Quelqu’un fait du thé, paraît-il. » Il ne rate rien, non plus, des prières et des danses, des youyous, des scènes de « liesse folle, électrique », des manifestations, de cette « énergie joyeuse et désespérée » qui fait le soulèvement populaire. Littell a quitté la Syrie le 2 février. Ainsi qu’il le note dans les der­nières pages de ses Carnets, c’est seulement après que « les choses à Homs ont vraiment commencé à partir en vrille ». « Moi, je pensais que ce que j’avais vu était assez violent, et je croyais savoir ce que violent voulait dire. Mais je me suis trompé. » Le lendemain de son départ, des obus s’abattaient sur le quartier de Khalidiya, près de la place des Hommes-Libres. L’armée a poursuivi son pilonnage, dans l’indiffé­ rence relative de la communauté internationale. Seuls les meurtres des Occidentaux ont semblé réveiller les consciences. Littell cite la journaliste américaine Marie Colvin et le photographe français Rémi Ochlik, tués le 22 février dans un bombardement ciblé. Quant aux Syriens rencontrés pendant le reportage, devenus des amis pour cer­ tains, impossible de savoir ce qu’il est advenu d’eux, la plupart des moyens de communication ayant été coupés. Plusieurs doivent être morts. Littell écrit : « De beaucoup que j’ai nommés ici, par leur pré­ nom, une initiale, ou un nom qu’ils s’étaient choisi pour se lancer dans cette aventure, il ne restera sans doute rien au-delà de ces notes, et de leur souvenir dans l’esprit de ceux qui les ont connus et aimés. » Laisser une trace, pièce à conviction et hommage.

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Sous l’éolienne de Damoclès L’Homme arrêté, Sébastien Amiel, éd. de L’Olivier, 164 p., 15 €. Par Victor Pouchet

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ous sommes en province, dans le Sud sans doute, il fait chaud, mais les lieux sont anonymes. C’est en fait une ban­ lieue universelle : un périphérique, des zones industrielles, des entrepôts, des carrefours, un petit pavillon avec à l’intérieur une famille qui s’effrite. Adam Contreras – prénom biblique et nom qui conjugue au futur (prophétique ?) le verbe « contrer » – vit avec sa femme Anna et son fils Martin. Il y a un chien aussi, qui fugue par­ fois, et revient sanguinolent d’en avoir attaqué d’autres. L’intensité événementielle est faible en apparence, mais la tension omni­ présente : c’est celle d’un drame à venir, anticipé dans le regard que porte Adam sur le monde. Sébastien Amiel, dans son premier et talentueux recueil de nouvelles, Presque rouge, agençait des récits en suspens, saisissant les frictions imperceptibles d’existences solitaires. Pour son premier roman, le voilà qui ordonne avec une grande puissance narrative la montée de l’angoisse, construisant L’Homme arrêté comme un thriller psycho­ logique court et bouleversant. Il le réalise avec des moyens très ­simples, en jouant des ellipses, en instaurant une certaine modalité du regard qui soupçonne le réel, qui se focalise sur des états d’âme et des situations comme des oracles d’une détresse à venir, d’un drame en construction. Un après-midi, Adam Contreras se promène sur un plateau au pied d’éoliennes arrêtées faute de vent. Depuis ce promontoire, il observe « les confins de la ville se dilu[er] dans la plaine ». Il se souvient du chuintement des pales des éoliennes et surtout de cette « impression irrémédiable qu’on allait se faire cou­ per en deux ». Voilà comment avance le récit : on attend à chaque page l’arrivée de l’événement qui va couper la vie en deux, chaque scène semble l’annoncer, comme si ce paysage de banlieue sur­ chauffée était tout entier prémonition. Et, lorsque le drame survient, c’est avec une banalité – presque une évidence – terrible. On pourrait le résumer en une phrase : un père s’endort sur la plage lorsque son fils part se baigner sur un canot gonflable. La justesse et la vio­ lence du récit tiennent dans l’événement mais aussi dans l’analyse de ses conséquences, dans la façon qu’aura ce couple de réagir et de ne pas réagir, de devenir fou de façon si normale. L’« homme arrêté » est ce père qui s’assoupit au bord d’un lac, puis qui s’arrête de vivre, qui part à la recherche d’un autre homme. C’est aussi l’homme à la parole arrêtée, et le livre tourne autour des silences, des incompréhensions au sein d’un couple vécu comme « un assem­ blage de pièces manquantes ». Le plus impressionnant c’est que Sébastien Amiel réussit à ne pas transformer ce monde en un monde froid, asséché. Même si tout se délite, devient impossible à maîtriser, il subsiste une étrange douceur dans les relations qu’il décrit. « Je me demande si le reste du monde existe pour toi », dit sa femme à Adam. Et le livre ne parle peut-être que de cela : du degré d’existence et d’inexistence du monde dans les yeux d’un homme perdu.


Dossier

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De Montaigne à

L’invitation au Dossier coordonné par Aliette Armel, avec Joseph Macé-Scaron

Heureux qui, comme Ulysse, [a fait un beau voyage, Ou comme cestuy-là qui conquit la toison, Et puis est retourné, plein d’usage et raison, Vivre entre ses parents le reste de son âge !

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Depuis les temps mythiques d’Ulysse et de Jason, le voyage fait partie des activités humaines parmi les plus valorisées, et les poètes en font l’éloge, même si, lorsqu’ils se retrouvent confrontés aux dangers de la route et aux difficultés de l’éloignement, face à la différence – celle de l’environnement géographique, celle des coutumes et des manières d’être –, les mouvements de l’âme dont ils font état peuvent incliner vers la nostalgie – c’est le cas de Joachim Du Bellay dans Les Regrets – ou briller d’un sombre éclat, « Nuit, désespoir et pierrerie », comme chez Mallarmé, dans « Au seul souci de voyager ». Bien avant que l’accolement des substantifs « écrivain » et « voyageur » tende à catégoriser des auteurs pratiquant une multiplicité de genres (récits d’explorateurs, carnets de voyageurs, comptes rendus de scientifiques, reportages au long cours, romans de haute mer ou de désert), les écrivains ont entretenu avec le voyage une relation complexe. Pour certains (Montaigne, Stendhal, Flaubert, Cendrars, Segalen…), il innerve une part ou la totalité de leur œuvre. Pour tous, il est un moment d’ouverture du regard et de mise à l’épreuve du réel, intégré à la formation (le traditionnel voyage en Italie puis en Orient), renouvelé à des occasions suscitées ou acceptées, répondant à la « passion que j’avois de voir le monde » de Pétrarque ou à l’invitation de Catherine II de Russie pour Diderot. Le voyage déplace l’esprit tout autant que le corps, et cette double mise en jeu permet

PHOTO THIERRY VERNET/MUSÉE DE L’ÉLYSÉE, LAUSANNE

Les Regrets, Joachim Du Bellay, 1558

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Le Clézio

voyage

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L’écrivain Nicolas Bouvier photographié par Thierry Vernet en Anatolie, en 1953.


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