HERTA MĂœLLER LE NOUVEAU ROMAN DU PRIX NOBEL
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JEAN
GENET Un centenaire tourmentÊ Par Patrice i Bougon, Gilles Leroy, RenÊ de Ceccatty, Hadrien Laroche‌ DOCUMENTS
Les lettres inÊdites de sa mère
BEAUX LIVRES De Balzac Ă Mario Vargas Llosa LA SĂ&#x2030;LECTION <G6C9 :CIG:I>:C DE LA RĂ&#x2030;DACTION 9dc 9ZA^aad / Âť ?Z hj^h jc YZhXZcYVci T 02049 - 503 - F: 6,00 E
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Éditorial
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Service abonnements Le Magazine Littéraire, Service abonnements 22, rue René-Boulanger, 75472 Paris Cedex 10 Tél. - France : 01 55 56 71 25 Tél. - Étranger : 00 33 1 55 56 71 25 Courriel : abo.maglitteraire@groupe-gli.com Tarifs France 2010 : 1 an, 11 numéros, 58 €. Achat de revues et d’écrins : 02 38 33 42 87 U. E. et autres pays, nous contacter. Pour joindre directement par téléphone votre correspondant, composez le 01 44 10, suivi des quatre chiffres placés après son nom. Rédaction Directeur de la rédaction Joseph Macé-Scaron (13 85) jmacescaron@yahoo.fr Rédacteur en chef Laurent Nunez (10 70) lnunez@magazine-litteraire.com Rédactrice en chef adjointe Minh Tran Huy (13 86) minh@magazine-litteraire.com Rédacteur en chef adjoint Hervé Aubron (13 87) haubron@magazine-litteraire.com Conseiller éditorial Alexis Lacroix Chef de rubrique « La vie des lettres » Alexis Brocas (13 93) Conception couverture A noir Conception maquette Blandine Perrois Directrice artistique Blandine Perrois (13 89) blandine@magazine-litteraire.com Responsable photo Michel Bénichou (13 90) mbenichou@magazine-litteraire.com SR/éditrice web Enrica Sartori (13 95) enrica@magazine-litteraire.com Correctrice Valérie Cabridens (13 88) vcabridens@magazine-litteraire.com Fabrication Christophe Perrusson (13 78) Directrice administrative et financière Dounia Ammor (13 73) Directrice commerciale et marketing Virginie Marliac (54 49) Marketing direct Gestion : Isabelle Parez (13 60) iparez@magazine-litteraire.com Promotion : Anne Alloueteau (54 50) Vente et promotion Directrice : Évelyne Miont (13 80) diffusion@magazine-litteraire.com Ventes messageries VIP Diffusion Presse Contact : Frédéric Vinot (N° Vert : 08 00 51 49 74) Diffusion librairies : Difpop : 01 40 24 21 31 Publicité Directrice commerciale Publicité et développement Caroline Nourry (13 96) Directeur commercial adjoint Jacques Balducci (12 12) jbalducci@sophiapublications.fr Publicité littéraire Marie Amiel - responsable de clientèle (12 11) mamiel@sophiapublications.fr Publicité culturelle Françoise Hullot - responsable de clientèle (12 13) fhullot@sophiapublications.fr Service comptabilité Nathalie Puech-Robert (12 89) npuech-robert@sophiapublications.fr Impression Imprimerie G. Canale, via Liguria 24, 10 071 Borgaro (To), Italie. Commission paritaire n° 0410 K 79505. ISSN- : 0024-9807 Les manuscrits non insérés ne sont pas rendus. Copyright © Magazine Littéraire Le Magazine Littéraire est publié par Sophia Publications, Société anonyme au capital de 115 500 euros. Président-directeur général et directeur de la publication Philippe Clerget Dépôt légal : à parution
Genet, hors des murs Par Joseph Macé-Scaron
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qui puent) n’est pas sans eu d’écrivains auront autant éprouvé évoquer le philosophe, l’ardente nécessité de ne jamais être mais aussi Augiéras, autre assignés à résidence. Genet est en perclochard de la littérature. manence – littéralement et dans tous Ce renvoi à l’Antiquité pales sens – hors de lui, quand Céline, à raît-il exagéré ? Les éditions chaque instant, cherche à subjuguer son lecteur, le Gallimard, à l’occasion du submerger, le convaincre, l’entraîner avec lui. Chez centenaire de la naissance ce dernier, le lecteur est un abruti, soit, mais l’auteur de l’écrivain, reprennent et lui appartiennent à la même espèce. Avec Genet, tous ses ouvrages ainsi que comme l’a montré Sollers, rien de tel, pas de complusieurs inédits, notamplicité, pas de convivialité. Le lecteur, c’est vous làment Lettres à Ibis ' . Ces bas, toujours de l’autre côté du mur Avec Genet, infranchissable. Nous n’y sommes pas, lettres permettent d’éclaipas de complicité, nous n’y serons jamais, nous canons rer une période décisive pour la simple raison que Genet s’est chez Genet qui, dans les pas de convivialité. « débrouillé » pour rendre l’incarnation années 1920 puis les anLe lecteur, c’est vous si dérangeante que personne n’ose saunées 1930, est ébloui par la là-bas, toujours ter le pas. Jusqu’à Genet, l’écrivain a une de l’autre côté du mur Grèce, s’engage dans l’armée, découvre la Syrie et résignation d’automate : affecter un seminfranchissable. le Maroc, puis déserte pour blant de ferveur et en rire secrètement ; ne se plier aux conventions que pour les répudier vagabonder à travers l’Europe. On y voit un Genet en cachette ; figurer dans tous les registres ; sauver qui, dans une même missive, écrit : « Il m’est imla face alors qu’il serait si important de la perdre… possible d’écrire une lettre correctement. Alors, enet hors de la cité. Un jour, un homme fit c’pas, Ibis, vous m’excuserez », et qui, un peu plus entrer Diogène dans sa maison. Si l’on en loin, s’interroge : « Mais qu’est la volonté ? J’ai de croit un témoin, celui-là dit au philosophe : l’emprise sur moi-même. Il faut que je sois deux. « Surtout ne crache pas par terre. » Diogène, qui avait Les coursiers, Ibis, les coursiers. » Allusion au mythe envie de cracher, lui lança son crachat au visage, en de l’attelage ailé dans Phèdre, de Platon, où lui criant que c’était le seul endroit sale qu’il eût l’homme doit dompter un cheval rétif, symbole de trouvé et où il pût le faire. Que le plus grand connais- ses passions. seur des humains pour Cioran ait été surnommé ors de soi. Ce coursier, Genet ne l’a pas « Chien », cela prouve qu’en aucun temps l’homme dompté. Il a tout essayé pour l’apprivoiser. n’a eu le courage d’accepter sa véritable image et Y compris lui donner à manger de la chair qu’il a toujours réprouvé les vérités sans ménage- humaine, comme le roi Diomède. « Est-il vrai, se ment. L’écrivain qui réfléchit sans illusion sur la réa- demande-t-il, que le mal a des rapports intimes avec lité humaine, s’il choisit la place publique comme la mort et que c’est avec l’esprit de pénétrer les espace de sa solitude, déploie sa verve à railler ses secrets de la mort que je me penche avec autant de « semblables ». Il sera forcément cynique. ferveur sur les secrets du mal ? » La réponse est oui. Comme Diogène, Genet vit, se déplace, se déploie j.macescaron@yahoo.fr hors les murs. Son apparence physique de clochard & Jean Genet, menteur sublime, Tahar Ben Jelloun, plus terrestre que céleste (Tahar Ben Jelloun note & , éd. Gallimard, 210 p., 15,90 ö. à plusieurs reprises, son pantalon beige pas très ' Lettres à Ibis, Jean Genet, éd. Gallimard, « L’Arbalète », propre, son veston en daim fatigué et ses cigarillos 112 p., 17,50 ö. HANNAH/OPALE
Édité par Sophia Publications 74, avenue du Maine, 75014 Paris. Tél. : 01 44 10 10 10 Fax : 01 44 10 13 94 Courriel : courrier@magazine-litteraire.com Internet : www.magazine-litteraire.com
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Décembre 2010 *%( Le Magazine Littéraire
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Sommaire 16
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Sélection : Beaux livres.
Cercle critique
Sur www.magazine-litteraire.com
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Dossier Genet : en savoir plus Ä GZigVchXg^ei^dc YÉjc ZcigZi^Zc ÓZjkZ VkZX <ZcZi! g Va^h Zc &.,+# Ä Un chant d'amour, Xdjgi b igV\Z h^\c eVg aÉ Xg^kV^c Zc &.*%# Ä GZcXdcigZ VkZX ?ZVc"Adj^h 7VggVjai! adgh YZ aV Xg Vi^dc YZh Paravents#
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JEAN-LOUP SIEFF/AGENCE VU – L. MONIER/RUE DES ARCHIVES – M. ZAZZO POUR LE MAGAZINE LITTÉRAIRE
Exposition : Romain Gary.
S. ROTH/FOCUS/COSMOS
Ce numéro comporte 6 encarts : 1 encart abonnement sur les exemplaires kiosque, 1 encart Edigroup sur exemplaires kiosque de Suisse et Belgique, 1 encart Universalis, 1 encart L'Œil, 1 encart Restos du cœur, 1 encart Unipresse sur une sélection d’abonnés.
n° 503 décembre 2010
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Dossier : Jean Genet.
G Grandd entretien avec Don DeLillo.
Actualité
Le dossier
( + - &% &+
)-
L’éditorial de Joseph Macé-Scaron Contributeurs Courrier Beaux livres La sélection de la rédaction La vie des lettres Édition, festivals, spectacles… Les rendez-vous du mois
Le cahier critique Fiction ') Laurence Plazenet, Disproportion de l’homme '+ Ahmadou Kourouma, Les Soleils
dossier coordonné par Maxime Rovere *% Les grands apôtres de saint Genet,
par Patrice Bougon *& Chronologie, par Albert Dichy ** Ses premiers éditeurs, par Olivier Cariguel *+ Ainsi naquit Genet : les lettres inédites
de sa mère à l’Assistance publique *. Entretien avec Pascal Fouché, coauteur
de Jean Genet, matricule 192.102 +% La révolte plutôt que la révolution,
des indépendances et autres œuvres '- Régis Jauffret, Tibère et Marjorie '. Xavier Hanotte,
Jean Genet,
extrait d’un entretien de 1976 avec l’auteur +' La mémoire neuve, par M. Balcázar Moreno +) « Il faut que ça sonne, que ça tonne »,
Des feux fragiles dans la nuit qui vient
entretien avec Pierre Constant
(% Claude Louis-Combet, Le Livre du fils (& Alberto Velasco,
++ Amoureux des « textes imbéciles »,
Le Quantique des quantiques (' Herta Müller, La Bascule du souffle () Reinhard Jirgl, Renégat, roman du temps nerveux (* Andreï Guelassimov, Rachel (+ Ingeborg Bachmann, La Trentième Année (, Ian Rankin, Exit Music Non-fiction (- Tony Judt, Retour sur le XX e siècle (. Perrine Simon-Nahum, André Malraux. L’Engagement politique au XXe siècle )% Alexandre Vialatte, Mon Kafka )& Françoise Hildesheimer, Monsieur Descartes ou la Fable de la raison )' Benoît Peeters, Derrida )) Yann Le Pichon, Les Écrits du Douanier Rousseau )+ Cahiers de L’Herne, Michel Serres
+- L’alchimie de la rose et du fumier,
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Herta Müller, prix Nobel de littérature 2009. Son roman La Bascule du souffle vient d'être traduit en français. En couverture : Jean Genet en 1951. Photo Philippe Halsman/Magnum Photos. 696<E"EVg^h"'%&% edjg aZh ÃjkgZh YZ hZh bZbWgZh gZegdYj^iZh | aÉ^ci g^Zjg YZ XZ cjb gd#
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par Florence Mercier-Leca ,% ,( ,) ,+ ,- -% -' -( -)
par Florence Mercier-Leca Au miroir de l’art, par Agnès Vannouvong Querelle selon Fassbinder, par L. Malka De tous les genres, par Agnès Vannouvong Le théâtre de la facticité, par Vivianne Reyne Le délicieux Japon, par René de Ceccatty Figures du vol, par Aurélie Renaud Ben Jelloun et Genet, par Hadrien Laroche Une Sentence inédite, par Laurent Nunez Bibliographie
Le magazine des écrivains -+ Admiration Jean Genet, par Gilles Leroy -- Inédit Extrait d’Ange Soleil, ou l’absolue
noirceur, une pièce de Gilles Leroy .% Archétype Antigone, par Laure Buisson .' Grand entretien avec Don DeLillo .- Le dernier mot, par Alain Rey
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Dossier : la morale
ActualitéÀ Beaux livres
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Sélection Dans le flot des beaux livres publiés
pour les fêtes, souvent à vocation purement décorative, nous avons choisi pour vous quelques perles littéraires. Par Chloé Brendlé, Alexis Brocas, Olivier Cariguel, Noémie Sudre et Camille Thomine
Bienvenue chez les Gide André Gide. Un album de famille (Inclus : le DVD du film André Gide, un petit air de famille),
Jean-Pierre Prévost,
éd. Gallimard, 186 p., 35 €. Fureter dans la malle aux souvenirs de famille se révèle toujours plein d’enseignements. Surtout quand l’ancêtre est un grand écrivain. Catherine Gide, née d’un pacte amoureux entre Elisabeth Van Rysselberghe et André Gide, a exhumé des documents privés datés de 1899 à 1953. Elle s’est associée au réalisateur Jean-Pierre Prévost pour publier cet Album de famille qu’elle commente avec émotion. En marge de l’iconographie attendue du fondateur de La NRF, d’autres clichés dévoilent un Gide intime, surpris dans ses instants de tendresse, « tout troublé, tout fondu », tour à tour amant, père, grand-père. Les Malraux, les Martin du Gard font figure, pour Catherine, d’oncles bienveillants. Tout le monde s’aime sur fond de mondanités intellectuelles et de villégiatures. Quelque chose d’une enfance proustienne pour la fille de celui qui, selon l’expression d’André Rouveyre, fut notre « contemporain capital ». N. S.
artsEnluminés Écrivains artistes. La Tentation plastique (XVIIIe-XXIe siècle), Serge Linarès, éd Citadelles & Mazenod, 272 p., 69 €.
L
e texte savant de Serge Linarès invite le lecteur à une « approche raisonnée et interprétative » du phénomène des écrivains artistes, quand les superbes reproductions l’incitent aux feuilletages déraisonnés et aux rapprochements les plus subjectifs. Les dessins d’Hugo ? Empreints de la même irritante facilité technique que ses écrits. Et ce « paysage idéal » de Goethe ? Étymologiquement romantique, avec ses ruines et son pseudo-Vésuve ! Linarès va plus loin, en analysant le phénomène de l’écrivain artiste, né de « l’expansion du lyrisme, à la croisée des XVIIIe et XIXe siècles ». Devenue concept, la poésie s’échappe de son berceau de mots, et, au début du XXe, les cadavres exquis se dessinent autant qu’ils s’écrivent. Puis les formes explosent à l’unisson. Peintres et poètes sont « cordes, chacun, d’une unique lyre », écrivait Bonnefoy… A. B.
L’imagier Cocteau Jean Cocteau, archéologue de sa nuit, Dominique Marny, éd. Textuel, 192 p., 49 €. « Mon œuvre est un objet difficile à ramasser », disait Jean Cocteau. Car elle danse, cette œuvre, de la poésie au théâtre, elle bondit vers le dessin et enlace le cinéma. L’ouvrage de Dominique Marny, vice-présidente du comité Cocteau et petitenièce de l’auteur, recrée chronologiquement ce mouvement de toupie. De Serge Diaghilev à Édith Piaf en passant par CocoChanelouencorePicasso, les collaborateurs se succédèrent aux côtés de Cocteau, concrétisant son attirance pour les arts de la scène, la musique, les mythes et leur magie. Obsession poétique des images. Celles de Jean Cocteau, archéologue de sa nuit, entre lesquelles court le trait ondulé de l’artiste, offrent une immersion dans ce début de XXe siècle intellectuel, quand l’auteur inspiré des Enfants terribles était le talentueux cancre de la modernité. N. S.
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À la Villa Villa Médicis, Dominique Fernandez et Ferrante Ferranti, éd. Philippe Rey, 160 p., 45 €. Extension romaine de l’Académie parisienne, la villa Médicis a toujours inspiré d’ardents réquisitoires stigmatisant son élitisme, raillant ses orientations esthétiques, s’interrogeant sur sa raison d’être. L’ouvrage que lui consacre Dominique Fernandez, lui-même académicien, n’a rien du plaidoyer pro domo. Il relève plutôt de la présentation, sous tous ses angles : son histoire mouvementée, ses charmes désuets, son atmosphère tantôt délicieuse, tantôt étouffante. Il s’appuie pour cela sur les témoignages de ses occupants : Flandrin, Debussy, Berlioz, et plus récemment Yannick Haenel. L’iconographie invite à se pencher aux balustrades, à contempler stucs et fresques dans leurs moindres détails, à épier les rites des jeunes hôtes. En somme, à devenir pensionnaire sans quitter son fauteuil. C. T.
rééditionMythologies illustrées Mythologies, Roland Barthes, édition illustrée de Jacqueline Guittard, éd. du Seuil, 252 p., 39 €.
L’
album du siècle ? Plus de cinquante ans après sa première parution au Seuil, le dictionnaire des images reçues de Roland Barthes, Mythologies, est enfin illustré. Il quitte son habit portatif de la collection de poche, avec ce qui est devenu sa marque de distinction, la fameuse DS 19 de Citroën, pour retrouver ses images d’époque. Cet impressionnant volume orangé donne d’abord à craindre la muséification et l’usure des chroniques de Barthes : icônes du théâtre ou du Tour de France, de Paris Match (de l’abbé Pierre à Marlon Brando), documents sur les « émeutes » de 1955 au Maroc ou sur le procès de Dominici… Mais, à voir les slogans et la bouille de Poujade, les grévistes de 1955, à relire « L’écrivain en vacances » et « Saponides et détergents », on se surprend à rêver notre propre aujourd’hui. C. B.
Portraits d’auteurs
Art martial
Quarante ans de rentrée littéraire, Pierre Jourde (textes) et Ulf Andersen (photos), éd. Anabet, 192 p., 29 €.
L’Art de la guerre, Sun tzu, traduit du chinois et commenté par Jean Levi, illustrations choisies par Alain Thote, éd. Nouveau Monde, 256 p., 49 €.
Fruit d’une rencontre entre l’objectif – affectueux – du portraitiste Ulf Andersen et la plume – acérée – du critique Pierre Jourde, cet ouvrage rassemble deux regards antithétiques et somme toute complémentaire. Celui d’un photographe attaché à ces instants où l’écrivain cède place à l’homme. Celui d’un auteur, surtout intéressé par l’œuvre qui érige l’homme en écrivain. Leurs points de vue se conjuguent pour explorer quarante automnes littéraires, des années 1970, « décennie des possibles », aux années 2000, marquées par l’essor du numérique. Souvent caricaturé en détracteur de la modernité littéraire, Pierre Jourde y révèle des inclinations inattendues. Notamment pour le Bonjour tristesse de Sagan auquel il reconnaît une « étonnante beauté classique ». C. T.
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« Un général avisé s’emploie à vivre sur l’ennemi »; « Qui connaît l’autre et se connaît ne sera pas défait ». Les maximes de l’hypothétique général Sun tzu, venues de l’Antiquité chinoise, ont ceci d’extraordinaire qu’elles séduisent équitablement militaires, footballeurs, vendeurs… Plutôt que d’en faire son bréviaire pour l’attaque d’un marché ou d’un goal, mieux vaut lire cet Art de la guerre comme une preuve de la sophistication de la pensée stratégique à l’ère des Royaumes combattants (du Ve au IIIe siècle av. J.-C.). Ce que permet ce splendide ouvrage, qui ressuscite l’époque de sa création à force de commentaires, de photographies ou de tableaux historiques. Un parti pris louable : placées à côté des armures ou haches de ses premiers destinataires, les recommandations du maître prennent soudain un tour très pratique. A. B.
Sagan, monstre de travail Françoise Sagan, Geneviève Moll, éd. de La Martinière, 144 p, 35 €. Bien sûr, la biographie illustrée de Geneviève Moll passe en revue les images de la scandaleuse légende saganienne : goût de la fête et de la drogue, passion des chevaux et des voitures, frénésie du jeu et des casinos. Bien entendu, toute sa bande défile : Florence Malraux, Annabel Buffet, son frère Jacques Quoirez, le compositeur Michel Magne, Bernard Frank et le mondain Jacques Chazot. Mais Sagan, dont les éditions Stock rééditent progressivement tous les livres des années 1960 et 1970, on la voit aussi à l’œuvre, au travail. Et quelle étonnante photo, celle où l’on découvre « le charmant petit monstre » parmi des journalistes français en reportage, pour le septième anniversaire de la révolution cubaine! Voici un album double face, à l’image de Sagan, éprise d’hédonisme mondain, mais que la littérature « obligea à rester saine d’esprit ». O. C.
La vie des lettres
COLL. PRIVÉE/MUSÉE DES LETTRES ET MANUSCRITS, PARIS
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JEAN-LOUP SIEFF/AGENCE VU
Manuscrit de Gros-Câlin publié sous le nom d’Émile Ajar.
Romain Gary en 1975.
expositionGary à part entière Pour saisir ce Janus littéraire aux innombrables pseudonymes et doubles romanesques, le musée des Lettres et Manuscrits a concocté une exposition en forme de portrait kaléidoscopique. À voir
« Gary, la part Rimbaud », du 3 décembre au 20 février 2011, musée des Lettres et Manuscrits, 222, bd Saint-Germain, Paris 7e. Rens. : 01 42 22 48 48 ou www.museedeslettres.fr/
I
nstallé dans le quartier de Paris où mademoiselle de Lespinasse écrivit ses plus belles lettres d’amour, le musée des Lettres et Manuscrits, qui a ouvert ses portes le 15 avril dernier, consacre à partir du 3 décembre une exposition à Romain Gary (qui s’est suicidé le 2 décembre 1980 à Paris), à l’occasion du trentième
anniversaire de sa mort. Un portrait kaléidoscopique de celui qui éprouva toute sa vie « l’effort d’être un homme » : avec cent soixante pièces uniques, mêlant manuscrits inédits, lettres, articles de presse et photographies, le musée fait revivre l’auteur aux deux prix Goncourt (en 1956, pour Les Racines du ciel ; en 1975, pour La Vie devant soi signée Émile Ajar), à la fois héros militaire, diplomate et cinéaste, écrivain et séducteur, aviateur et grand reporter. Comme l’explique Gérard Lhéritier, collectionneur d’autographes, président et fondateur
du musée, « Gary est un mystère à plusieurs visages ; l’approcher au plus près, un défi. Le seul chemin pour y parvenir est bien sûr d’aller au plus intime de ses manuscrits les plus authentiques, les plus mystérieux ». Chez l’écrivain, en effet, le dédoublement est partout : jeux de miroir, flottement de l’identité, mises en abyme… Qui est-il exactement ? Roman Kacew et Émile Ajar bien
Plus de 160 pièces uniques sont exposées : lettres, manuscrits, photos…
sûr, mais aussi Shatan Bogat, Fosco Sinibaldi et François Bondy. Gary est multiple. Pour le saisir, le musée accorde une place de choix au célèbre roman La Promesse de l’aube, que Gary commence à écrire dans une chambre d’hôtel au Mexique, pendant la Noël 1958, le fauteuil tournant le dos au Popocatépetl. Mêlant autodérision, pessimisme noir et tendresse infinie pour ses personnages, ce récit autobiographique est un hommage à sa mère : aventures de leur couple à travers les années qui vont de l’enfance à Varsovie, puis l’adolescence à Nice et à Paris, jusqu’à la guerre qu’il fait en Français libre, ayant rallié le camp du général de Gaulle dès la première heure. L’exposition présente notamment les feuillets dactylographiés du chapitre XXII, inédit dans la version française jusqu’en 1980. L’histoire d’amour avec Jean Seberg, rencontrée en 1959, apparaît à travers des photos, un poème inédit, en français, de l’actrice américaine, et le manuscrit de Chien blanc (1970), qui annonce la séparation du couple, mais sonne aussi comme le cri d’indignation de Gary devant l’état du monde et l’impuissance des hommes à le changer. L’exposition remonte également aux
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Le Magazine Littéraire *%( Décembre 2010
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premiers écrits, signés par l’auteur sur cahier d’écolier à l’âge de 17 ans, à ses premières nouvelles, L’Orage, Une petite femme, à son premier roman, La Geste grimaçante – écrit en 1934. S’ajoutent de nombreux extraits de la correspondance, comme cette lettre à André Malraux du 21 novembre 1956, alors que Gary est diplomate en
Bolivie, jusqu’aux articles de presse introuvables, où Gary prend par exemple la défense de Bonjour tristesse de Françoise Sagan : « Je ne connais pas d’œuvre plus fidèle à une certaine réalité sociale », conclut-il. Lettre ou manuscrit autographe, chaque document présenté, outre la connaissance qu’il apporte, suscite une émotion particulière, unique, et permet de nouvelles mises en perspective de l’artiste. À chaque instant, Gary, né loin de France, à Vilnius, jouit de sa matière première : la langue française. Tout à la fois bricoleur, illusionniste, contorsionniste, acrobate, enchanteur, il manifeste la puissance d’invention d’un univers immense et cohérent. Cette exposition met en valeur ce que Gary dans La nuit sera calme appelle « la part Rimbaud » nécessaire à chaque être humain, la part idéaliste, lyrique et imaginative qui ne demande qu’à espérer et à croire, même au milieu des temps les plus désespérés. Aliocha Wald Lasowski
Romain Gary, à la croisée des regards Comment revenir sur l’art poétique de Romain Gary? Sur l’étrange faisceau d’identités de cette œuvre si puissante, où échanges et substitutions sont poussés au point que l’écrivain ne les démêle aux yeux de ses lecteurs que de manière posthume? En coédition avec le musée des Lettres et Manuscrits, Gallimard et Le Magazine Littéraire, Lectures de Romain Gary propose les regards croisés sur l’œuvre de Gary de lecteurs passionnés, spécialistes, penseurs et romanciers de notre temps (Tzvetan Todorov, Pierre Bayard, Jean-Marie Rouart, Bernard-Henri Lévy, Hervé Le Tellier, Mireille Sacotte, Paul Audi, Pierre Assouline, Roger Grenier, Bernard Fauconnier, Nancy Huston). À la fois recueil d’entretiens et catalogue d’exposition, ce beau livre offre des documents inédits
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et des textes captivants pour découvrir un univers étonnant et comprendre, peut-être, comment Paul Pavlowitch, petit-cousin de Gary, a pu apparaître comme l’auteur des œuvres signées du pseudonyme Émile Ajar. Comment expliquer cette constellation immédiate de masques, d’abord voulue, puis subie, jusqu’à la destruction de soi? Les éclats de rire de Gary, son humour, son optimisme picaresque, résonnent encore après la lecture du livre : « Je me suis bien amusé. Au revoir et merci », conclut l’écrivain dans Vie et mort d’Émile Ajar. Jean Hurtin
À lire
Lectures de Romain Gary, ouvrage collectif coordonné par François Aubel, éd. Gallimard, « Album Beaux Livres », 288 p., 25 €.
Décembre 2010 *%( Le Magazine Littéraire
édition
Feuilletonistes numériques
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e feuilleton, hier genre littéraire vedette, ressuscitera-t-il grâce à la technologie d’aujourd’hui ? Retrouverons-nous bientôt, devant nos téléphones, les émois de nos ancêtres découvrant le dernier épisode de Monte-Cristo dans le Journal des débats ? La jeune maison d’édition numérique Storylab en a pris le pari. Apparue en février dernier, elle propose la vente par épisodes d’ouvrages rédigés dans le respect des traditions du genre, et voués à la diffusion sur téléphones portables ou tablettes tactiles. « Lorsque nous avons créé Storylab, l’édition était un peu sur la défensive face au numérique, témoigne Renaud Leblond, l’un des quatre cofondateurs. De notre côté, nous pensions qu’il pouvait permettre de nouvelles formes d’écriture. Notre première idée était de créer des formats relativement courts, adaptés à la lecture sur écran, suscitant l’envie d’y revenir. » Le choix du feuilleton s’imposait de lui-même. Irène Frain (Le Huitième Ciel après le septième) et Vincent Ravalec se sont prêtés à l’expérience. Celle-ci ne se limite pas à reproduire, sur support numérique, ce qui se livrait hier sur papier. Aux feuilletons, les applications Storylab ajoutent une version lue par l’auteur, son interview filmé, la possibilité de lui envoyer un message, de partager les avis… Ces innovations en préparent une autre : un feuilleton numérique s’accompagnant de musiques et d’images signé Alain Fleischer (photo), écrivain à la transdisciplinarité avérée. « J’ai été sollicité par Storylab et l’Ircam. J’ai accepté pour une raison simple et ancienne : étudiant, j’avais ce rêve utopique d’un roman qui, avec les moyens techniques d’alors, aurait permis d’entendre les musiques citées par le texte, de voir des images. Un projet qui distribuerait des fonctions à d’autres moyens que l’écriture, là où, justement, l’écriture cale : quand un livre parle d’une musique, il ne peut la faire entendre. » Celui d’Alain Fleischer évoquera le destin d’un compositeur à la recherche d’une partition perdue. De tels ouvrages signent-ils la mort de la « part rêvée » des livres, ce théâtre imaginaire qui emplit le crâne des lecteurs ? « Je chercherai justement à éviter le côté illustratif. L’image peut oblitérer l’imaginaire, certes, mais aussi le relancer. La façon de filmer peut rester énigmatique, et un paysage, donner à rêver. Mais tout cela doit être manié avec subtilité. » Les lecteurs équipés devraient en prendre la mesure au cours du deuxième semestre 2011. Alexis Brocas
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HÉLIE/GALLIMARD
Critique Fiction
Laurence Plazenet : « Tu as tout dévasté, bien plus que les menteurs ou les inconstants, parce que tu n’avais pas toujours menti […]. »
L’amour lâche a épousé le passé qui ne mourait pas. Il y débouche. Il est le Seigneur des choses […]. C’est un miracle, une illumination. Il est joyeux. Dans un souterrain. Dans le noir. » Mais sa joie sera passagère : les amants se retrouvent, puis se quittent. Ils se revoient encore, puis se séparent – définitivement. Le récit avance ainsi, par sursauts et saccades, vers le gouffre non pas de la mort, mais de la survie loin de l’autre. Car ce n’est pas la fin du livre. Élisabeth est partie ; mais Simon demeure, agenouillé vainement devant celle qui ne l’accompagne pas. Mille Extrait phrases cisèlent la statue de l’absente : c’est très écrit, mais cela reste pur. « Je suis entièrement ans le creux de sa main, il y a dévoré du même amour que je t’ai la blessure : un visage sur lequel porté, jadis, sans t’en dire mot. il avait posé les deux paumes Rien n’a changé ou varié en moi. pour mieux le repousser et qui Pourquoi tant de douleur seules’y est imprimé, qui est sculpté ment parce que, dans le jour, nous doucement dans la chair, rayonne savons pas nous trouver ? Nous nant. C’est une brûlure pire que sommes, toi et moi, des époux de la nuit. Le visage est apparu un la nuit, des époux secrets. Nous matin. Il regardait Simon. Il l’interrogeait. nous retrouverons. » On songe parfois à Duras. On songe parfois à Disproportion de l’homme, Racine. On songe aussi au Cantique Laurence Plazenet des cantiques, pour la pudeur et la grâce des métaphores. Puis on se dit que Laurence Plazenet n’a guère besoin qu’on songe à tant de grandes œuvres. Son livre existe : la preuve est qu’il se consume devant nous.
Disproportion de l’homme, Laurence Plazenet, éd. Gallimard, 140 p., 13,90 €. Par Laurent Nunez
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isons que c’est un roman d’amour, ou plutôt le récit d’une passion. Un récit qu’on croit d’abord très simple. « Simon aimait Élisabeth. Il épouse une autre femme. Il la quitte. Il se remarie. Puis, il revoit Élisabeth. » De ce schéma si ordinaire (le mari, la femme, la maîtresse), Laurence Plazenet tire sept chapitres obscurs et même mystiques : cent quarante pages de lyrisme religieux. Disproportion de l’homme épate à proportion de ce qu’il dit. On croyait tout savoir de la casuistique amoureuse, des mains qui se frôlent et des yeux qui s’évitent : l’écriture maniérée (ce n’est pas un reproche) de Laurence Plazenet les rejoue devant nous. Le héros de son livre, Simon, est de ces monstres fous d’amour qui plaisent tant qu’on ne les côtoie pas. Il est marié, père de famille. Il a une bonne situation. Il écrit même quelques articles sur la musique classique. Mais, à chaque concert auquel il assiste, il glisse des boules de cire dans ses oreilles. Et s’il ôte le gant de sa main droite, il voit sur sa paume le visage de celle qu’il aime, et qui n’est pas sa femme. C’est Élisabeth, celle qu’il attend derrière chaque porte, celle qu’il entend dans chaque instrument ; celle qu’il essaie de recréer par la pensée, dans la rue et jusque dans le métro – la scène est l’une des grandes réussites du livre. « Simon
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Le Magazine Littéraire *%( Décembre 2010
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J’ai dit que c’était un roman d’amour ? Non, je me trompais. C’est ce que Simon essaie de croire. Disproportion de l’homme est plutôt un livre sur l’errance et sur l’indécision, et sur la mauvaise foi. Un homme a presque 40 ans : il comprend soudain la laideur d’une vie parfaite et mesurée. Il ne songe qu’à en sortir. Laurence Plazenet lui fait rencontrer l’amour, mais ç’aurait pu être la foi ou la luxure : tout plutôt qu’une vie rangée comme une voiture dans un parking. (La scène existe dans le livre.) Le roman dès lors tient de Pascal, bien sûr, pour son titre et pour sa recherche de l’absolu, mais aussi de Valéry, qui notait : « L’homme est grand par ce qu’il cherche, et petit par ce qu’il trouve. » Le malheur de Simon vient qu’il obéit scrupuleusement à cette phrase, mais qu’il ne l’accepte pas ; et le récit se construit comme l’ensemble des mensonges que son personnage invente, afin que ce qu’il cherche ressemble un peu à ce qu’il trouve. Initialement, Simon nous abuse : on s’était cru dans un roman d’amour, brutal et ciselé. On comprend lentement qu’on s’était fourvoyé, et que Simon lui-même se fourvoie : non qu’il n’aime pas Élisabeth, bien sûr ; plutôt qu’il aime l’Amour plus que cette femme. Ellemême s’en rend compte, et ses propos, lors de sa dernière rencontre avec Simon, achèvent de dessiller les yeux du lecteur : « Tu es lâche. Tu cherches des accommodements avec tout » ; « Tu as tout dévasté, bien plus que les menteurs ou les inconstants, parce que tu n’avais pas toujours menti, parce que, une heure, nous avons été accordés. C’est la plus noire des illuminations que nous pouvions redouter ». L’imposture est révélée. L’amour fou n’était qu’une folie qui portait le nom de l’amour : folie de croire que l’amour peut remplir une vie qui s’est vidée de sens depuis longtemps. Le livre gagne soudain en profondeur : Simon devient ce faux mystique qui, fâché contre sa propre existence, idolâtre une femme afin de ne jamais vivre avec elle. Parce qu’inscrire l’amour à l’apogée, le simuler comme un absolu, cela sert à demeurer ridicule et lâche dans sa petite vie – quitte à racheter en secret la maison d’enfance de celle qu’on aime. Tout, plutôt que de plonger dans le présent. La mauvaise foi de Simon contamine doucement le récit et rend chaque épisode ambigu : il est coupable d’avoir tout exagéré, par peur des dimensions exactes. L’audace de Laurence Plazenet, c’est d’avoir répercuté cette « disproportion » dans l’écriture de son récit, jusqu’à ce que le lecteur se rende compte que, dans cette description hyperbolique de l’amour, quelque chose ne va pas. La montagne semblait trop haute pour ne pas être en carton. « Derrière la porte, ils s’étaient mis nus et emboîtés aussitôt. Ils avaient défait le chagrin. Ils s’étaient donné leur fête de nuit et de grâce jointes. Ils avaient gémi. Elle était rentrée chez elle avant le matin. » On dira que c’est très bien écrit, presque trop, mais c’est cela aussi, la Disproportion de l’homme. Inscrire l’amour si haut qu’on ne peut plus le vivre exigeait de placer pareillement l’écriture à ce degré extrême où elle brille presque trop. Qu’on ne lui reproche pas, dès lors, cette brûlure qu’elle cause à nos yeux : c’est bien la preuve que nous avons, plus que Simon, les yeux ouverts.
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Décembre 2010 *%( Le Magazine Littéraire
Antoine Bello façon Cluedo Enquête sur la disparition d’Émilie Brunet, Antoine Bello, éd. Gallimard, 252 p., 17,50 €.
Par Alexis Brocas
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e tous les genres romanesques, aucun ne se rapproche davantage du jeu que le roman policier à énigme, ou whodunit. Et, de tous nos contemporains français, Antoine Bello apparaît comme l’un des écrivains les plus joueurs : dans Les Falsificateurs et Les Éclaireurs, il inventait une entreprise de falsification du réel et invitait à une relecture de l’histoire récente sous l’angle de la mystification. Ajoutons que l’art de lire le réel jusqu’à lever ses faux-semblants est bien le propre des détectives, Hercule Poirot en tête, et la passion qu’Antoine Bello manifeste pour Agatha Christie dans cette Enquête sur la disparition d’Émilie Brunet trouve une explication rationnelle. Agatha Christie ? « C’est affreusement mal écrit, n’est-ce pas ? », provoque un des personnages. Non, comme le rétorque son contradicteur, elle écrivait simplement, pour mettre en valeur la « complexité de l’intrigue ». L’imitant, son admirateur a soumis sa plume à une belle cure de sobriété pour laisser apparaître l’écheveau d’une trame à plusieurs niveaux. Cette trame, Agatha Christie aurait pu en tisser le premier canevas si elle avait vécu jusqu’à 120 ans : jeune héritière mal mariée, Émilie Brunet disparaît avec son amant. Son mari, le volage Claude Brunet, fait figure de parfait suspect – ce dont il ne disconvient pas, puisqu’il se revendique tacitement comme l’auteur du crime parfait. Antoine Bello déplace donc l’enjeu traditionnel du roman à énigme, qui passe de l’identification du coupable à celle du modus operandi. Ces inflexions imprimées aux codes du genre ne sont pas nouvelles mais, ici, elles annoncent d’autres transformations, plus radicales, qui donnent à ce roman l’allure d’un joli monstre policier, littéraire, et médical. En effet, l’assassin, Claude Brunet, ajoute à sa nature de coureur la profonde compréhension de l’esprit humain que lui confère sa profession de neurologue. Maître des mécanismes cognitifs et mémoriels, il met un certain Achille Dunot au défi de le démasquer. Or ce Dunot, ancien policier, souffre d’amnésie antérograde : depuis l’accident qui a déclenché sa maladie, son cerveau ne retient plus rien. Du coup, il note tout au soir, et se relit au matin – ce livre se présente justement comme son cahier. Heureusement, Achille oublieux dispose de deux alliés : Hercule Poirot, dont il connaît par cœur les techniques d’investigation, et Agatha Christie, dont il a recensé les techniques de narration. Dès lors, les dialogues entre suspect et enquêteur mêlent interrogatoire policier et débats critiques sur la reine du polar. Vous y apprendrez que les domestiques ne sont jamais coupables, que les déductions poirotiennes relèvent parfois de la pure divination, et qu’Agatha Christie était une orfèvre du « détectande » – ces éléments par lesquels l’auteur donne, à un lecteur qui n’y voit que du feu, la solution de l’intrigue avant même qu’elle ne soit lancée. Antoine Bello procède plus vicieusement encore : c’est dans les détectandes, non dans les derniers chapitres, qu’il faudra trouver la clé de l’énigme. Ce qui lui permet de cacher, sous son invitation à relire Agatha Christie, une incitation à le (re)lire.
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Centenaire
Jean Genet
J HULTON-DEUTSCH COLLECTION/CORBIS
L’écrivain en 1957. Il se passionne alors pour le théâtre, après six ans de quasi-silence.
Dossier coordonné par Maxime Rovere
Jeann Genet Gene est entré dans la littérature fran- que Jean Genet avait fini par incarner. En : de la prison de Fresnes, cela, la figure de l’intellectuel qu’avait défiçaisee par effraction effrac e il fitt s’écha s’échappe s’échapper, comme un cri, une liberté nie Sartre a beaucoup desservi son protégé. nouvelle – non seulement inédite, Le philosophe semble lui avoir transmis sa de ton nouvel no d’abo intolérable, in maiss d’abord inaudible. Réduc- propre posture comme un virus – et Genet, tiblee à rien de ce que l’on connaissait jus- qui pouvait prendre celle-là comme beaualors, nourrie nnourr d’érotisme homosexuel et coup d’autres, a en partie succombé aux qu’alors, chargée de toute une époque, sirènes existentialistes. En partie seulement ! rgée de d la violence vi son écrit écriture semblait sem surgie des profondeurs Car il resta toujours un écrivain lyrique, et refoulées f lé oùù la l littérature ne s’était pas aven- ses textes les plus engagés visent surtout, à turée depuis Sade. Puis, subitement, sans travers la défense d’une cause ou d’une attendre le long mûrissement du génie autre, à retrouver le chemin de la grotte incompris qu’il se croyait peut-être destiné à d’Orphée – cet « espace littéraire » qu’a si devenir, Jean Genet fut encensé, porté aux bien décrit un autre militant politique, Maurice Blanchot. nues, joué, et presque La grande découverte de immédiatement étudié, Il resta toujours décortiqué, voire sancGenet est que cette grotte un écrivain lyrique, et tifié. Comment le jeune où résonnent les mots, ses textes les plus écrivain et dramaturge, comme autant d’éléments engagés visent apôtre de la trahison, d’un rite sacrificiel, n’est surtout, à travers pouvait-il réagir face aux peut-être rien d’autre la défense d’une cause que ce que l’on appelle, déferlantes simultanées ou d’une autre, d’éloges et d’injures ? Il d’un nom absurdement à retrouver le chemin tenta autant qu’il put, univoque, « l’individu » de la grotte d’Orphée. – humanité peuplée de contre le jeu social, contre mille êtres, monstres, ses succès et contre ses tumultes, de défendre les exigences créa- anges et même demi-mesures. « Pour le trices qui étaient les siennes. Et il voulut dic- moment, une action théâtrale – pour moi, et ter souverainement ses propres règles, ne pour ce moment où j’écris – ne doit pas avoir cessant de les changer en cours de route. lieu sur une scène mais en moi », écrit-il à C’est ainsi qu’il y eut, et qu’il y a encore, plu- Roger Blin, à propos des Nègres. C’est dire sieurs Genet. L’écrivain se fit comédien d’une que les pièces de Genet, autant que ses pièce dont il voulait déjouer les auteurs, ce romans, ouvrent sur un domaine tout intéqui lui permit de déployer, envers et malgré rieur. Les enjeux politiques ou sociaux n’y sont présents que sous la chair, incarnés tout, une œuvre polymorphe. Aujourd’hui, cent ans après sa naissance, comme des ongles par des fantômes qui commence un nouveau régime d’existence habitent l’écrivain longtemps avant de pour l’œuvre. Alors que se dissipe l’aura de prendre la forme de personnages. Cette l’homme, disparu en 1986, les textes re- densité-là, qui permet au « message » d’une prennent la première place. Ses romans, ses œuvre de se diffracter en plusieurs dimenpièces de théâtre, ses recueils de poèmes et sions, nous en avons presque perdu le souses essais critiques ont paradoxalement été venir. C’est en ce sens que relire Genet, c’est quelque temps occultés par le personnage regagner les profondeurs. M. R.
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Décembre 2010 *%( Le Magazine Littéraire