La solitude : D’ovide à Blanchot

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D’ovide à Blanchot

La solitude Par Alain Mabanckou Atiq Rahimi Marie Darrieussecq Cécile Guilbert Pierre-Marc de Biasi Jean Clair…

extraits cinq auteurs qui vont marquer la rentrée littéraire

enquête Ils publient leur premier roman entretien avec tahar ben jelloun « Derrière chaque œuvre, il y a un drame qui se cache »

M 02049 - 510 - F: 6,00 E - RD

DOM 6,50 € - BEL 6,50 € - CH 12,00 FS - CAN 8,30 $ CAN - ALL 6,90 € - ITL 6,60 € - ESP 6,60 € - GB 5 £ - AUT 6.70 € - GR 6,60 € - PORT CONT 6,60 € - MAR 60 DH - LUX 6,60 € - TUN 7,3 TND - TOM /S 850 CFP - TOM/A 1350 CFP - MAY 6,50 €

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Éditorial

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Lorsque le premier roman paraît… Par Joseph Macé-Scaron

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Il y a donc des premiers omment ne pas s’interroger sur les rairomans qui naissent, telle sons qui nous conduisent à porter Athéna, tout armés, castant d’attention aux premiers romans ? qués et cuirassés. D’autres Avec le temps, ils ont fini par constiont besoin de plus d’attentuer une catégorie à part entière. tion de leurs parrains lit­ Comme s’il s’agissait d’un genre… Ils ont le plus téraires ; ce sont ceux qu’il souvent droit à un traitement exceptionnel. Un grand faut bercer et nourrir (quoi­ quotidien avait même pris l’habitude, chaque année, qu’ils soient le plus souvent de faire une photographie de groupe des primoà la mode). Mais tous n’ont romanciers, comme si leur état leur assurait de plein pas le destin de Bonjour droit leur quart d’heure warholien de tristesse de Sagan, qui s’est notoriété. Il existe des prix (du preLorsque le premier vendu à plus de 3 700 000 mier roman), comme s’il fallait immuroman paraît, le cercle exemplaires, de Truismes niser ces œuvres en leur injectant de la famille littéraire de Marie Darrieussecq immédiatement la variole littéraire. applaudit à grands cris : (230 000 exemplaires), ou Soyons justes : comment ne pas s’at« Radiguet ! Nous avons d’Hygiène de l’assassin tendrir à la vue de ces textes ? Comnotre Radiguet ! » d’Amélie Nothomb (200 000 ment ne pas les choyer, les caresser, exemplaires)… Des ­chiffres surtout quand ils commencent à se lover contre le lecteur ? Le premier roman a la dou- qui font rêver nos éditeurs. Voilà pourquoi, ceur duveteuse du premier-né. Il est parfois criard aujourd’hui, nous n’avons jamais eu autant de génies, et insupportable, mais se montre le plus souvent de grands écrivains, et jamais moins de regrets. maladroit et attachant. Même l’éditeur au cuir le ontés sur les échasses de notre expertise, plus épais et au cœur le plus endurci peut fondre nous en finirions presque par oublier que en se penchant au-dessus du berceau éditorial. le premier roman ne prend souvent tout Lorsque le premier roman paraît, le cercle de la son sens qu’après que nous avons lu les suivants ou famille littéraire applaudit à grands cris : « Radi- toute l’œuvre de l’écrivain. En septembre prochain, guet ! Nous avons notre Radiguet ! » on s’apprête, dit-on, à publier le premier roman d’Arest que le journalisme, qui peut être la thur Conan Doyle, presque cent trente ans après sa plus mortelle des mauvaises herbes pous- rédaction. L’ouvrage de 150 pages, intitulé The Narsant sur la lande littéraire, recherche rative of John Smith, n’a rien à voir avec les aven­tures désespérément l’auteur de génie, faisant des paris de Sherlock Holmes. Dans ce livre, Conan Doyle, qui improbables sur le devenir du primo-romancier. Il n’a alors que 23 ans (en 1883 et 1884), met en scène s’attache ainsi plus au projet littéraire qu’à la valeur un homme d’une cinquantaine d’années – cloué du texte. Or nous savons bien qu’il n’existe pas un chez lui parce qu’il souffre de la goutte –, qui s’extype de premier roman, mais plusieurs. prime sur divers sujets. L’écrivain fait ses gammes et Lorsque la romancière Isabelle Hausser publie en passe en revue la guerre, la religion, la littérature au 1986 Célubée, elle parvient à se hisser au niveau des cours de conversations que le personnage, John plus grands écrivains. L’œil de Bernard Pivot ne s’y Smith, tient avec divers visiteurs. L’histoire de ce trompe pas. Il déroule à l’auteur un tapis rouge qu’il manuscrit est assez romanesque, puisque, après déroulera de nouveau pour un premier roman aussi avoir été adressé à un éditeur, il fut perdu lors de son baroque et fou : Le Dictionnaire Khazar de Milorad transport par la poste. Doyle dut récrire son manusPavi´c. Auparavant, un primo-romancier gallois aura crit de mémoire. Avec la mémoire du docteur Watson fait voler en éclats les cadres du roman : Mervyn plus qu’avec celle de Sherlock Holmes… Peake et son Titus d’Enfer. j.macescaron@yahoo.fr Hannah/Opale

Édité par Sophia Publications 74, avenue du Maine, 75014 Paris. Tél. : 01 44 10 10 10 Fax : 01 44 10 13 94 Courriel : courrier@magazine-litteraire.com Internet : www.magazine-litteraire.com

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Sommaire

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Le cercle critique

Sur www.magazine-litteraire.com

Chaque mois, des critiques inédites exclusivement accessibles en ligne.

Hommage à Jorge Semprun

L’écrivain espagnol a disparu le 7 juin dernier. Retour en archives sur une autorité littéraire, morale et politique.

Chroniqueurs en herbe

Créé cette année, le prix lycéen de la critique récompense des comptes rendus de livres écrits par des élèves du secondaire. Nous publions en ligne les trois meilleurs articles.

archives famille soljenitsyne/oleg parshin - Artothek/la collection - Jean-Luc Bertini

Critique : Une somme collective sur Alexandre Soljenitsyne

Ce numéro comporte 4 encarts : 2 encarts abonnement sur les exemplaires kiosque, 1 encart Edigroup sur exemplaires kiosque de Suisse et Belgique, et 1 CD collé page 27 sur abonnés et ventes France métropolitaine.

Jessy Deshais

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Dossier : 2000 ans de solitude

les baptêmes du feu, par Lauren Malka

14 La vie des lettres Édition, festivals,

spectacles… Les rendez-vous du mois

Le cahier critique Fiction 24 Marc Lambron, Carnet de bal (3) 26 Camille Brunel, Vie imaginaire

de Lautréamont Frédérick Tristan, Tarabisco Nina Bouraoui, Sauvage Bernard Chambaz, Plonger Arto Paasilinna, Le Potager des malfaiteurs ayant échappé à la pendaison 33 Caroline Blackwood, Granny Webster 34 Arthur Miller, Présence 35 Sara Stridsberg, Darling River 36 Don DeLillo, Great Jones Street Poésie 38 Spécial festival Voix vives de Méditerranée en Méditerranée Non-Fiction 40 Georges Nivat (dir.), Alexandre Soljenitsyne. Le Courage d’écrire 43 Daniel Ferrer, Logiques du brouillon. Modèles pour une critique génétique 44 Jean-Marc Moriceau, L’Homme contre le loup. Une guerre de deux mille ans 45 Florence Dupont, Rome, la ville sans origines 46 Friedrich Nietzsche, Dernières lettres. Hiver 1887-hiver 1889 29 30 31 32

Premiers romans de la rentrée : tour d’horizon des textes les plus prometteurs, qu’ils soient français ou étrangers. Illustration de couverture : Jean-Jacques Sempé © ADAGP-Paris pour les œuvres de ses membres reproduites à l'intérieur de ce numéro.

Abonnez-vous page 49

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L’actualité 3 L’éditorial de Joseph Macé-Scaron 6 Contributeurs 8 Enquête Rentrée littéraire :

Juillet-août 2011 510 Le Magazine Littéraire

n° 510

Entretien avec Tahar Ben Jelloun

Le dossier 50 La solitude 52 54 55 57 60 62 62 64 64 65 66 67 68 70 72 74 76 78 80 82 84

d ossier coordonné par Maxime Rovere Ovide, par Marie Darrieussecq Charles d’Orléans, par Michèle Gally Luis de Góngora, par Cécile Guilbert Rousseau, par Jean-François Perrin Kierkegaard, par Catherine Clément Les romantiques, par Claude Schopp Stendhal, par Michel Crouzet L’élégie, par Pierre Loubier Oberman, par Béatrice Didier J. D. Salinger, par Nathalie Crom Lettre à Meursault, par Atiq Rahimi Bibliographie, par Aliocha Wald Lasowski Marcel Proust, par Franc Schuerewegen Nietzsche, par Patrick Wotling Karen Blixen, par Catherine Lefebvre Robinson Crusoé, par Alain Mabanckou Blanchot et Kafka, seul à seul, par Jérémie Majorel Flaubert dans sa tanière, par Pierre-Marc de Biasi Onanisme et lecture : vertiges de l’intime, par Thomas Laqueur Jouer aux solitaires, par Denis Huë Le musée des esseulés, par Jean Clair

Le magazine des écrivains 88 Grand entretien avec Tahar Ben Jelloun 94 Admiration Paul Claudel, par Linda Lê 96 Avant-premières de la rentrée : Kampuchéa , de Patrick Deville 98 J’apprends l’hébreu, de Denis Lachaud 100 So Long, Luise, de Céline Minard 102 Des vies d’oiseaux , de Véronique Ovaldé 104 Rom@, de Stéphane Audeguy 106 Le dernier mot, par Alain Rey

Prochain numéro en vente le 25 août

Dossier : Rabelais


Enquête

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Rentrée : les baptêmes Tour d’horizon des premiers romans français et étrangers qui tenteront de faire entendre leurs voix singulières dans le brouhaha de la rentrée. Les voies qu’ils explorent sont bien loin des clichés autofictionnels. Par Lauren Malka, illustrations Jessy Deshais pour Le Magazine Littéraire

À

qui ressemblera-t-il ? Quels seront ses premiers mots ? Sera-t-il béni des dieux dès le berceau ? Parmi les nombreux ­rituels du journaliste, l’un des plus ­réjouissants, avant chaque rentrée de septembre, consiste à se faufiler dans la salle d’attente de la maternité littéraire pour guetter les nouveau-nés, dévisager les « jeunes » romanciers, discerner les premiers prix aux premiers cris. Carnets de naissance en main, ce « critique d’accueil », ainsi que Roland Barthes le surnommait, tente d’apercevoir, dans l’entrebâillement de la porte, les prochains élus. Il jauge leur poids et chuchote à ses lecteurs les noms de ­celles et de ceux qui, selon lui, s’inscriront dans le firmament des lettres pour les décennies à venir ou y feront un passage plus furtif. Avec plus ou moins d’intuition, il commente les sources d’inspiration moderne, tente de déceler les grands sujets de la littérature de demain. Internet ? Les réseaux sociaux ? Le printemps arabe ? L’individualisme ? Bien souvent, les jeunes romanciers ont à peine le temps de naître qu’ils se voient déjà associés aux obsessions les plus marquantes de notre société. Cette année, pourtant, si les tendances émergent de façon évidente, elles semblent, plus que jamais, échapper au temps et aux courants de la modernité. Famille, nature, identité et mémoire des individus « Je n’ai jamais connu face à leurs ancêtres sont que l’aisance. Tout m’a été donné autant de thèmes intempour perpétuer ma classe. » porels qui dominent la La Faute de goût, Caroline Lunoir rentrée de septembre. Lassés, semble-t-il, par l’autofiction et les voyages autour de l’ego, les jeunes À lire écrivains préfèrent arrimer leur récit à la grande hisLa Faute de goût, toire, s’interroger sur le passage des générations, sur Caroline Lunoir, éd. Actes Sud, la transmission possible entre les anciens et les mo­ 128 p., 16 €. Brut, Dalibor Frioux, dernes, fabriquer le parcours initiatique de person­ éd. du Seuil, « Cadre rouge », nages en quête de révolte. Et se révolter. 494 p., 21 €.

Ils ont tous raison, Paolo Sorentino, traduit de

l’italien par Françoise Brun, éd. Albin Michel, 422 p., 22,50 €.

Famille modèle, Eric Puchner, traduit de

l’anglais (États-Unis) par France Camus Pichon, éd. Albin Michel, 526 p., 24 €.

Bûchers des vanités

S

e révolter, oui mais contre quoi ? C’est la question qui hante parfois les privilégiés lorsqu’ils ont un peu de temps à y consacrer. Mathilde par exemple, héroïne bourgeoise et tourmentée de ­l’unique premier roman de cette rentrée aux éditions Actes Sud, La Faute de goût, de Caroline Lunoir. Venue passer le week-end du 15 août dans sa maison de vacances familiale, Mathilde observe sa propre résignation et s’interroge sur sa place dans l’histoire, tout en étirant ses jambes, ses journées et ses longueurs dans la piscine. Quels combats portent nos jeunes générations ? Quels cris animent nos esprits endormis ? Comment relever les idéaux d’une jeune fille qui n’observe autour d’elle que des objets vieillis, symbolisant le clan figé auquel elle appartient ? Comment pourrait-elle imiter le parcours de sa grand-mère, devenue « une paire de fauteuil Louis XVI transmise et disputée à chaque succession, une horloge ou ce portrait ovale de jeune fille éternelle » ? L’auteur, avocate pénaliste parisienne qui ignorait tout de l’édition lorsqu’elle a envoyé son tout premier manuscrit par la poste, s’interroge, avec une ironie aussi grinçante que ses fauteuils, sur une génération sans vie ni idéologie. Échappant à l’écueil habituel des premiers romans, qui consiste à vouloir « tout dire », Caroline Lunoir parvient à mettre en scène une quête initiatique minimaliste, resserrée sur l’essentiel. Un seul lieu, un seul week-end, cent pages et une seule métaphore, ramifiée avec maîtrise et simplicité, tout au long du récit : le végétal. Celui que l’on cultive, que l’on étend au fil des générations, qui orne – et parfois étouffe – les murs de nos maisons. Et celui qui reste « planté là », que l’on coupe trop tôt et qui s’assèche. Ce tas de feuilles mortes que redoute de devenir Mathilde en demeurant assise à « contempler [son] siècle ». « Je bronze mais j’ai peur, confesse-t-elle. Peur de ce teint hâlé sans labeur. Peur de cette vie sans lutte. […] Je me chauffe tranquillement au soleil de notre société. […] Je n’ai rien à arranger à la face du monde pour exister. Je n’ai jamais connu que l’aisance. Tout m’a été donné pour perpétuer ma classe. »

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du feu Pour rencontrer d’autres privilégiés en proie au doute, il faudra quitter la maison de cam­ pagne familiale et embarquer pour la Norvège. Dalibor Frioux, ancien élève de l’École normale supérieure, agrégé de philosophie et déjà auteur de plusieurs essais comme Nature et culture (éd. Armand Colin), pénètre un univers peu com­ mun pour son pre­ mier roman, Brut (éd. du Seuil) : celui de Katrin, ancienne top model norvé­ gienne, et de son riche époux. Jusqu’à quel point une famille peut-elle tis­ ser son quotidien superficiel, entre grandes marques et brillante carrière, sur le rebord d’un monde en crise ? Cette question hante aussi les roman­ ciers débutants de la rentrée étrangère. À commencer par le cinéaste italien Paolo Sorrentino, récompensé au dernier Festival de ­Cannes par le prix œcuménique pour son film This Must Be the Place, avec Sean Penn. Dans son roman, Ils ont tous raison (éd. Albin Michel), il décrit avec humour le destin vertigineux de Tony Pagoda, chanteur à succès en quête d’une liberté nouvelle. De l’autre côté de l’Atlantique aussi, les vêtements de marque et les voitures de luxe brûlent au bûcher des vanités. Eric Puchner, auteur américain déjà traduit en France pour un recueil de nouvelles, La Musique des autres (éd. Albin Michel), publie chez le même édi­ teur Famille modèle, où il observe, avec ironie et affection, la décadence domestique de son person­ nage. C’est dans la tentation du rêve américain que Warren Ziller, persuadé d’offrir une vie fabuleuse à sa famille en s’installant en Californie, dilapidera tout son capital affectif et financier. Piégé dans les filets de ses propres mensonges, il découvrira, à ses dépens, la valeur de l’aveu et du dialogue.

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La vie des lettres

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Agathe Poupeney/Fedephoto

Le chorégraphe Boris Charmatz apparaissant, aux côtés de Jeanne Balibar, dans sa chorégraphie La Danseuse malade (Théâtre de la Ville, 2008).

Avignon (84) Du 6 au 26 juillet

théâtre Danse avec les mots

La 65e édition du Festival d’Avignon croisera chorégraphie, arts plastiques et vidéo. Pour faire écran aux textes ? Non, pour mieux les faire entendre.

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haque année, on se pose les mêmes questions. Pourquoi va-t-on à Avignon ? Pour écouter des textes ou pour voir des images ? Pour applaudir aux représentations ou pour participer aux performances ? Pour tout comprendre, ou pour ne rien entendre ? Avouons-le, ainsi posées, les questions ont de quoi faire peur. Elles dominèrent pourtant les débats critiques qui attisèrent l’édition 2005, placée sous le signe de Jan Fabre. Quelques livres tentèrent alors de mesurer les engouements et les angoisses. Régis Debray commit avec mauvaise foi un incertain Sur le pont d’Avignon. Georges Banu et Bruno Tackels publièrent un livre collectif où Le Cas Avignon était envisagé par des metteurs en scène, des critiques, des journalistes, mais aussi des sociologues, des concepteurs de programmes, des directeurs d’institution. Polymorphe à souhait, placée sous la direction associée d’un chorégraphe, Boris Charmatz, l’édition qui s’annonce ne déroge pas à ce qui est devenu

la règle. Les corps, les objets et les écrans donneront le tournis aux textes – non pour les exclure, mais pour les faire revenir, les accommoder, les digérer, les rendre virtuels, se les approprier. La littérature ne s’est pas absentée : elle revient, elle nous revient, sur un mode culinaire, ou sur un mode spectral. La danse de Boris Charmatz n’existerait pas sans la littérature. Une rencontre décisive avec Odile Duboc déboucha, dans les années 1990, sur un Projet de la matière inspiré par les mots de Bachelard et de Blanchot. Cet été, Enfant ouvrira

Lyotard et DeLillo, notamment, nourrissent cette année des créations. la Cour d’honneur, avec vingtsept enfants âgés de 6 à 12 ans. Cette pièce n’est pas étrangère aux propos de Lyotard sur l’enfance comme parangon de l’humanité. Quant à Levée des conflits, programmée ensuite au stade de Bagatelle, elle fera écho à la réflexion de Barthes sur le neutre. Ce sont Kafka, Musil, Melville, ou encore Faulkner qui ont tenu

une place prédominante dans le travail chorégraphique de François Verret. Courts-circuits, présenté dans la cour du lycée SaintJoseph, croisera cette année le roman de Don DeLillo, L’Homme qui tombe (description d’une rue de New York au soir du 11 Septembre) et l’essai scientifique d’Oliver Sacks, neuropsychiatre, L’Éveil (Cinquante ans de sommeil) – la description d’une pathologie incurable dont les malades, en pleine léthargie, ne peuvent sortir qu’en avalant des drogues puissantes et dangereuses. François Verret décrit un espace « post-traumatique » où les hommes bricolent leur propre survie. Depuis dix ans, Guy Cassiers travaille avec Tom Lanoye, qui a réécrit pour lui Klaus Mann, ou encore Euripide, Eschyle, Malaparte, George Bush et Donald Rumsfeld. Caméras, images vidéo, paroles projetées, musique en direct, servent ici à interroger le monde contemporain. Tom Lanoye a cette fois composé un texte rapprochant deux contemporains du Moyen Âge, Jeanne d’Arc et Gilles de Rais : encore une manière d’interroger les mécanismes des appareils juri­ diques et religieux. Il n’est donc pas toujours nécessaire d’entendre le texte pour le percevoir et en concevoir les effets. Plus que jamais, les traces de la littérature se déposent dans l’œuvre des metteurs en scène, chorégraphes et plasticiens, où il est plutôt tentant d’aller les chercher. Christophe Bident www.festival-avignon.com/

Théâtre ouvert, association de découvreurs En voici deux qui croient encore à la littérature. À la littérature et au théâtre, conjointement. Depuis quarante ans, Micheline et Lucien Attoun ont joué des ondes, du papier et des scènes pour faire découvrir d’innombrables textes d’auteurs inconnus. Koltès, Lagarce, pour ne citer qu’eux, sont passés par Théâtre ouvert — ses livres, ses mises en espace, son émission de France Culture. Forcément, rien ne fut facile. Les Attoun commirent peut-être des erreurs, des injustices. Koltès parle dans sa correspondance des « attouns dérisoires ». L’adjectif est vachard, mais la minuscule vaut pour une célébration : de tous les noms, Attoun

est le seul qui vienne à l’esprit pour désigner les découvreurs de littérature théâtrale. C’est que donner à lire, à voir et à entendre des textes ignorés demande une prise de risque au quotidien. C’est ce risque, et ses succès, que le Festival d’Avignon honore cette année. Alain Françon, Benoît Lambert, Frédéric Maragnani et Jean-Pierre Vincent mettront en espace des textes de Naomi Wallace, Philipp Löhle, Éric Pessan et Sam Holcroft. Vous ne connaissez pas tous ces auteurs ? C’est bon signe. Théâtre ouvert n’a pas tant souhaité se commémorer que continuer son travail. www.theatre-ouvert.net/

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le récrivain

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matsas/opale

impersonnage n’est pas le contraire d’un personnage ; il est une expérience singulière, pleine de l’expérience du monde et des autres. » Telle est la définition du sujet lyrique selon l’écrivain Philippe Beck, auteur d’Un Journal, non pas intime, mais qui parle du dehors. C’est à partir de cette définition que le poète-philosophe développe la figure de Merlin dans Merlin deux fois (Flammarion, à paraître fin 2011), l’enchanteur-enchanté qui regarde le monde et découvre la rudesse du merveilleux. Philippe Beck, dont la poésie, empreinte de rugosité, veut faire entendre « le chant physique du sens » (comme dans Beck, l’impersonnage, livre d’entretiens qu’il publie avec Gérard Tessier chez Argol en 2006), se présente comme un « récrivain ». C’est ainsi que ses Chants populaires (Flammarion, 2007) réinventent les contes de Grimm. Il s’agit d’interroger le secret des contes pour y découvrir les dispositions et les affects humains. Cette préoccupation est au cœur du travail de Beck. Depuis sa thèse de doctorat, soutenue sous la direction de Jacques Derrida et consacrée à « Histoire et imagination », jusqu’à sa réflexion actuelle sur la poétologie, au cœur de son enseignement à l’université de Nantes, où il est maître de conférences, Philippe Beck vise à déterminer la force du poème, ce langage individué des hommes, en suivant une théorie critique et historique forgée à partir de sa lecture de Hölderlin. Dans Qu’est-ce que la poésie ? (à paraître aux éditions Gallimard), Beck repense l’articulation entre Philippe Beck. anthropologie et poétique, et questionne de nouveau la relation entre art et politique, revisitant les notions de sens, de signification et de teneur dans la forme poétique, de Baudelaire à Walter Benjamin. En écho au Pour un Malherbe de Francis Ponge, le Contre un Boileau de Beck (Fayard, à paraître en 2012) critique la position intellectualiste de Boileau. Face au discours rationaliste et préceptuel, Beck se veut défenseur du vers, réhabilitant les formes délaissées d’Horace ou de Quintilien, comme le signalait déjà son livre Poésies didactiques (Théâtre typographique, 2001). Il retrouve le problème de l’expression dans un ouvrage à paraître sur la multitude littéraire (aux éditions Le Bruit du temps, en 2012), qui cherche à débrouiller le nœud mythologique de la littérature. Son titre : La Berceuse et le Clairon. « Une poétique du monologue extérieur et de la musique du sens dans le poème, oui, c’est cela sans doute que je cherche », conclut Philippe Beck, auquel un colloque de Cerisy sera consacré en 2013. Aliocha Wald Lasowski À lire Beck, l’impersonnage, rencontre avec Gérard Tessier, éd. Argol, 240 p., 25 €.

Un Journal, Philippe Beck, éd. Flammarion, 200 p., 20 €.

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édition

L’affaire Modiano

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lle a poursuivi son idole, son idole pourrait la poursuivre… Dans Oublier Modiano (éd. Léo Scheer), la romancière Marie Lebey relie une trame autofictionnelle classique à son obsession pour Patrick Modiano. De même que Modiano a traqué dans son œuvre les figures évanescentes de son passé, Marie Lebey a cherché Modiano, filé son fantôme, dans les lieux de ses livres et, plus problématique, parmi les témoins de son enfance… Son roman a reçu des commentaires élogieux, de JeanPaul Enthoven dans L’Express et de Jérôme Garcin dans Le Nouvel Observateur. Il n’a, en re­ vanche, pas été du goût du principal intéressé, qui l’a fait savoir aux éditions Léo Scheer par le biais d’une mise en demeure. La réaction a surpris : si Patrick Modiano ne s’est jamais privé d’utiliser des personnages réels, comment peut-il reprocher à une consœur de s’être approprié sa personne ? Selon Me Laurent Merlet, avocat de l’écrivain, Marie Lebey aurait dépassé les limites d’une simple appropriation romanesque. « Si elle se bornait à des commentaires sur l’œuvre et la vie de Patrick Modiano, nous ne lui reprocherions rien. Mais elle s’immisce dans ses sentiments, lui prête des pensées qui ne sont pas les siennes sur certains éléments de sa vie familiale – éléments relevant de la vie privée, au sens juridique. Ainsi va-t-elle chercher chez un ancien professeur des correspondances de Modiano, qu’elle publie et dont elle tire la conclusion que la mère de Modiano aurait cherché à se débarrasser de lui, après la mort de son frère Rudy. Comme l’a écrit Modiano, “elle l’accable de faux souvenirs”. » L’affaire apparaît donc plus complexe que le stéréotype du grand romancier réagissant sans mesure au crime de lèse-majesté commis par une modeste auteur

éd. Léo scheer

travaux en cours hilippe Beck, P

Marie Lebey.

ayant voulu l’honorer. « En utilisant un référé, nous aurions pu faire retirer le livre de la vente. Nous avons préféré, par une mise en demeure, mettre l’éditeur devant ses responsabilités et lui proposer un règlement amiable. » Les éditions Léo Scheer ont rejeté cette offre, arguant que le livre était un hommage, relevant de l’imagination et s’appuyant sur des faits que Modiano aurait rendus publics, notamment dans Pedigree. « Comme il est écrit en quatrième de couverture, Pedigree est un constat, objecte Laurent Merlet. Modiano n’y livre pas de sentiments personnels sur ses parents. Il écrit même : “On ne doit pas parler à la place d’un autre.” » Le refus des éditions Léo Scheer laisse deux issues. « Soit on en reste là, et cette mise en demeure marquerait un coup d’arrêt pour ceux qui seraient tentés d’utiliser Patrick Modiano comme un personnage », précise Laurent Merlet. Soit commencerait une procédure judiciaire pour atteinte à la vie privée. On imagine mal Patrick Modiano, réputé pour sa discrétion, choisir cette solution. Alexis Brocas


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Critique  Fiction

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Le bal des têtes Carnet de bal (3), Marc Lambron,

éd. Grasset, 530 p., 22 €.

A

Par Laurent Nunez

Léa crespi/grasset

u début, prudemment, on s’attarde sur la table des matières, afin de repérer les chroniques qui nous plaisent. Qui choisir : Lauren Bacall ou Isabelle Huppert ? Andy Warhol ou Robert Capa ? Sagan ou Gracq ? Il paraît qu’un carnet de bal était un petit carnet qui servait d’aide-mémoire aux danseuses, au début du xixe siècle. Elles pouvaient ainsi noter l’ordre des danses prévues dans la soirée, et, surtout, le nom du partenaire qui les avait sollicitées. En choisissant ce terme un peu désuet pour titrer ses recueils de ­chroniques, Marc Lambron prend les choses avec lé­ gèreté ; il espère qu’on se divertira. C’est lui-même qui danse avec mille autres – mais une seule danse, et pas plus, et jamais deux fois sur le même tempo. Parce que Lambron sait qu’on s’ennuierait vite, que les mots montent à la tête, et que seul compte de s’étourdir. Bien sûr, certains lui Extrait reprocheront son style et ses étincelles ; on dira que c’est brillant, comme s’il était devenu honteux lle arrive, tailleur-pantalon noir, sac à chaînette sur l’épaule. de briller. Sans doute ­l’accusera-t-on L’œil photographie instanta­ aussi de name-­dropping : mais estnément les convives. Aussitôt, ce sa faute à lui si les personnages comme pour une entrée en scène de son roman sont célèbres ? Oui, à Broadway, elle fait le geste d’un ses chroniques valent un roman : invalide qui chercherait ses d’ailleurs, tous ses héros sont em­cannes, et lâche sa punchline : pruntés à la littérature. Demy « J’ai oublié mon déambulateur. » Moore est « une Phèdre amériFaçon de dire que le temps a caine » ; David Bowie, « Les Métapassé, qu’elle le sait et que l’on morphoses d’Ovide expliquées aux n’en fera pas une affaire. Elle téléspectateurs de MTV » ; Michael s’appelle Lauren Bacall. Jackson, « un personnage de Tim Burton au pays de Lolita ». Comme Carnet de bal (3), Marc Lambron une figure tutélaire, Marcel Proust surgit inévitablement, dans les chroniques sur Yves Saint Laurent, sur Sagan, sur Hou Marc Lambron Hsiao-hsien, et même sur Goscinny. C’est que Lambron portraiture voit le réel au travers de l’art ; et comme il décrit sou- des personnalités de vent ses rencontres avec des ­artistes, on dira que la tous horizons dans boucle est bouclée. Ses ­chroniques ne décrivent le troisième tome d’ailleurs pas tant ceux qui sont sous les lumières que de son Carnet de bal. la manière dont les lumières les brûlent adorablement. Ils sont tous irréels et injoignables, éloignés de tous, et pourtant devant nous. Voici Nicole Kidman, somptueuse et glaciale. Mais « She’s acting all the time, ­souffle une femme à côté de moi, étonnée ». Notez bien que c’est la femme qui s’étonne, et non l’auteur.

E

L­ ambron a suffisamment côtoyé les artistes pour ne plus s’étonner des poses ; il sait que l’artifice est l’autre nom du naturel chez ceux qui ont vaincu l’opposition entre l’authenticité et l’apparence. En lisant ses descriptions de Kate Moss ou d’Arielle Dombasle, on songe à Baudelaire : « La femme est naturelle, c’est-à-dire abominable », mais surtout à Marivaux s’apercevant que sa jeune maîtresse répétait devant un miroir les poses faussement naïves qu’il appréciait tant : « Je vous demande pardon d’avoir mis jusqu’ici sur le compte de la nature des appas dont tout l’honneur n’est dû qu’à votre industrie. […] Je viens de voir les machines de l’Opéra. Il me divertira toujours, mais il me touchera moins. » Chez Lambron, les machines de l’Opéra humain divertissent, et parce qu’elles divertissent elles nous touchent davantage. Il n’a pas son pareil pour décrire la terrible ­sophistication

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des femmes. Mais il ne cherche jamais à les disséquer : ce serait se prétendre supérieur – puis ce serait les tuer. L’écrivain est visiblement tombé amoureux, non des personnalités qu’il décrit, mais des personnages qu’il regarde. Il cerne tout de suite les failles et les blessures, sans juger. C’est Truman Capote avec un cœur. La seule fois où Lambron s’agace franchement, c’est contre Philippe Djian. « Cet homme écrit comme on change un pneu : avec une manivelle. » Mais, encore une fois, il prend le parti des êtres fictifs : « On a affaire à un romancier qui ne laisse aucune chance à ses personnages. Ils sont otages d’un Néron du traitement de texte qui les façonne pour mieux les brûler, espérant sans doute que l’incendie fera naître des notes pathétiques sur sa lyre électrique. » Tout est dit, à l’envers, du projet de Marc Lambron. Il ne brûlera pas devant nous ses personnages, fussent-ils célèbres et adorés. « Ces gens, Iggy Pop, Michel Houellebecq, Kate Moss, Frédéric Beigbeder, je les regarde un peu comme des amis de la famille, des cousins inattendus que l’on n’aurait pas imaginé fréquenter quand on étudiait au lycée les lettres de Cicéron ou L’Éducation sentimentale de Flaubert. » Lambron a suivi les séminaires d’Althusser, de Lacan et de Barthes : il sait que l’Histoire est un processus sans sujet, que le sujet est structuré par le langage et que le langage mythifie la réalité. Alors il écrit ses ­chroniques du bout des doigts, pour effleurer le réel sans le déformer davantage. Quelques feuillets suf­ fisent à forger un portrait : Michael Jackson, Kate Moss, David Bowie, Robert Capa, et puis bien sûr, en miroir, et par deux fois, Roland Barthes. Karl Lagerfeld est décrit en quatre saynètes qui valent une épaisse biographie. Tout est léger, parce qu’il serait grossier d’être pesant. Mais tout cela possède, comme disait Verlaine, « l’inflexion des voix chères qui se sont tues ». « Elvis Presley, disparu le 16 août 1977, aurait eu 67 ans en 2002 » ; « en 2011, Serge Gainsbourg aurait 83 ans ». C’est notre monde que décrit Lambron ; ou ce qu’il en reste. Qui sait quand finira le bal ? Une mélancolie discrète, secrète (sauf dans les pages dédiées au Palace), surgit de ces pages raffinées. Marc Lambron n’aime visiblement pas se dévoiler – ce n’est pas lui mais Andrée Putman qui révèle, dans la première partie du livre : « Même dans les bals, je songeais à des choses tristes. » Il écrit comme d’autres jouent au billard, et ne vise que par la bande. Voilà pourquoi les titres de ses livres sont très souvent des reprises de films ou de pein­tures, comme s’il voulait prouver, à l’entrée de ses œuvres, qu’on n’accède jamais au monde réel que par de précédentes transpositions – et que c’est une ­blague de dire de lui qu’il est chroniqueur. 1941 provenait d’un film de Spielberg ; Les Menteurs, d’un film d’Élie Chouraqui. L’Œil du silence était d’abord une peinture de Max Ernst. Carnet de bal rappelle un film de Julien Duvivier, sorti en 1937. Le sujet en était admirable : une jeune veuve, retrouvant le carnet de ses 16 ans, décide de partir à la recherche de ceux qui furent ses cavaliers de bal… Nous sommes en 2011 : cette jeune veuve, ce n’est pas l’écrivain – c’est son lecteur, qui découvre ahuri que le temps passe vite, et que nous-mêmes trépasserons.

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Démences à la russe Bienheureux les fous, Aksakov, Odoïevski, Polévoï, édition établie et traduite par Virginie Tellier, éd. José Corti, « Collection romantique », 224 p., 21 €. Par Thomas Stélandre

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est devenu suffisamment rare pour être noté : avant de découvrir le texte, il faudra glisser un coupe-papier entre les pages afin de les séparer les unes des autres. Dans ce geste, on reconnaît la marque des éditions José Corti, maison fondée en 1925 qui se distingua par la publication, sous l’Occupation, de textes clandestins et, plus tard, d’ouvrages rares, dont ceux du fidèle Julien Gracq. Aujourd’hui, une faible part du catalogue requiert encore l’emploi d’une lame (notamment depuis le lancement, en 2004, de la collection de poche « Les Massicotés »). Bienheureux les fous résiste et s’offre selon le vieil usage. Ce lent dévoilement lui sied, comme si l’ouvrir c’était partager un secret, voire un interdit. Un secret, parce que les trois récits qu’il rassemble sont méconnus, autant que leurs auteurs : Nicolas Polévoï (1796-1846), Constantin Aksakov (1817-1860) et Vladimir Odoïevski (1803-1869). Un interdit, car le motif qui traverse le recueil est celui, fascinant, dangereux, de la folie. Mais de quelle folie parle-t-on ? Pas simplement la démence et la camisole qui va avec. Il est question de la folie romantique, soit, ainsi que l’écrit Virginie Tellier, traductrice, dans sa préface, « l’apanage des artistes, des penseurs, des mystiques, des illuminés, de tous ceux qui refusent le rationalisme des Lumières et sa prétention à définir une fois pour toutes ce qu’est l’homme et ce qu’il doit être ». La folie comme combat, comme ouverture à l’idéal. On pense d’abord au Journal d’un fou de Gogol, publié en 1835, et à la douloureuse solitude de Poprichtchine. Les héros de « La félicité de la folie », de « Walter Eisenberg » et de « La Sylphide » sont ses doubles, ses « frères d’ombre » ; leurs trajectoires furent publiées dans des revues des années 1830. Les textes ont en commun de tracer une nouvelle voie pour la littérature russe, nourrie par la culture européenne, et annonciatrice des œuvres de Dostoïevski et de Boulgakov. En commun encore, la peinture d’une société bourgeoise faite de carcans, où l’originalité est immédiatement associée à l’étrangeté, donc au danger. Pour autant, chacun des fous ici présentés se heurte à la réalité à sa manière. Les choix narratifs opérés par les auteurs té­moignent en effet de la diversité de l’époque, véritable période d’expérimentation. Dans « La félicité », l’histoire d’Antioch se fait ainsi entendre à travers la voix d’un certain Leonid, après une séance de lecture publique du Maître Puce d’Hoffmann. Celle de Mikhaïl Platonovitch dans « La Sylphide » prend une forme épistolaire, puis diariste. Entre les deux, celle enfin de Walter suit un schéma plus classique. Elle raconte l’éloignement progressif d’un artiste qui renonce à tout dialogue pour s’enfoncer dans la contemplation de ses tableaux. Seul face à sa toile, il finit par voir s’animer les figures qu’il dessine. Le sous-titre de ce récit, peut-être le plus emblématique des trois, aurait pu donner son nom à l’ensemble du recueil : « Une vie dans un rêve ».


Dossier

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D’Ovide à Blanchot

Deux mille ans

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La solitude s’impose à notre siècle comme de Balzac, le 5 mai 1631, n’y ayant aucun une composante essentielle de l’existence homme, excepté moi, qui n’exerce la marhumaine. Traumatisées par les grands agré- chandise, chacun y est tellement attentif à son gats totalitaires du xxe siècle, les sociétés occi- profit que j’y pourrais demeurer toute ma vie dentales se sont décomposées en masses où sans être jamais vu de personne. Je me vais chaque individu, méfiant envers ses voisins, promener tous les jours parmi la confusion se conçoit d’abord seul, envers et contre tous d’un grand peuple, avec autant de liberté et – incompris, insatisfait, mais aussi, à sa de repos que vous sauriez faire dans vos manière, indépendant. Qu’on la fuie ou allées, et je n’y considère pas autrement les qu’on la cherche, la solitude est devenue hommes que j’y vois, que je ferais les arbres consubstantielle à notre conscience. Pour- qui se rencontrent en vos forêts, ou les anitant, rien n’exclut qu’il s’agisse en partie d’une maux qui y paissent. » illusion. « Nul homme n’est une île », écrivait L’absence aux siens peut ainsi relever d’une le grand John Donne (1572-1631). Curieuse- ascèse, étroitement liée à la littérature. Il ne ment, il faut admettre que l’on n’est jamais s’agit pas seulement d’un motif, c’est d’abord seul tout seul : la solitude est une absence. un genre de vie : retiré du commerce du Elle ne peut apparaître que dans l’océan de monde, le solitaire, se tenant à l’écart, est nos relations, parmi les vagues et les tempêtes conduit à perdre ses repères (les conve­nances que suscitent nos proches, dans le repli ou le sociales, les modes liées à l’histoire) pour faire reflux qui ramène, régulièrement, chacun à l’épreuve de la rupture avec la société. Pour soi. Que ce retrait retrouver quoi ? ChaQu’on la fuie ou qu’on la soit source d’extase cun y répond à sa cherche, qu’elle exprime un ou d’angoisse, il n’a manière, car le dia­ rien d’une donnée logue intérieur ne manque ou une nécessité, la première ou métas’interrompt jamais. solitude est consubstantielle physique ; mais cela Les écrivains que à la conscience moderne. ne diminue en rien nous avons sollicités son éclatante réalité. Il peut exprimer un pour proposer des variations sur les grandes ­manque affectif, une nécessité intellectuelle figures de solitaires (Ovide l’exilé, Robinson ou un choix radical de vie. Dans tous les cas, le naufragé, Meursault l’étranger) l’illustrent le solitaire est celui que personne n’interpelle, avec éclat. Notre sentiment de solitude pourcelui qui, à force de n’être pas nommé, finit rait ainsi nous faire meilleurs que nous par acquérir une sorte de transparence. ­sommes. Oui, notre incapacité à remplir nos C’est ainsi que la solitude moderne a quitté fonctions ou à nous identifier parfaitement à les lieux désertiques pour se loger au cœur un rôle est la marque la plus réjouissante de l’expérience urbaine : « En cette grande d’une latence, ou d’une marge, où se joue ville où je suis, écrivait Descartes à Guez notre liberté. M. R.

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Dossier coordonné par Maxime Rovere

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de solitude

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Paysage aux lanternes, Paul Delvaux, 1958.


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