www.magazine-litteraire.com
le mystère
maupassant Par Henri Mitterand, Jean Pavans, Patrick Wald Lasowski, Nadine Satiat, Pierre Assouline, Pierre-Marc de Biasi…
en exclusivité Boris Vian dessins, collages et poèmes inédits
echenoz, michon, quignard… Enquête sur l’essor de la biofiction entretien avec Philip Roth « Il arrive qu’on se révolte contre un de ses propres livres »
M 02049 - 512 - F: 6,00 E
DOM 6,50 € - BEL 6,50 € - CH 12,00 FS - CAN 8,30 $ CAN - ALL 6,90 € - ITL 6,60 € - ESP 6,60 € - GB 5 £ - AUT 6.70 € - GR 6,60 € - PORT CONT 6,60 € - MAR 60 DH - LUX 6,60 € - TUN 7,3 TND - TOM /S 850 CFP - TOM/A 1350 CFP - MAY 6,50 €
Octobre 2011
Éditorial
3
Édité par Sophia Publications 74, avenue du Maine, 75014 Paris. Tél. : 01 44 10 10 10 Fax : 01 44 10 13 94 Courriel : courrier@magazine-litteraire.com Internet : www.magazine-litteraire.com
Pour joindre directement par téléphone votre correspondant, composez le 01 44 10, suivi des quatre chiffres placés après son nom. Rédaction Directeur de la rédaction Joseph Macé-Scaron (13 85) j.macescaron@yahoo.fr Rédacteur en chef Laurent Nunez (10 70) lnunez@magazine-litteraire.com Rédacteur en chef adjoint Hervé Aubron (13 87) haubron@magazine-litteraire.com Conseiller éditorial Alexis Lacroix Chef de rubrique « La vie des lettres » Alexis Brocas (13 93) Conception couverture A noir Conception maquette Blandine Perrois Directrice artistique Blandine Perrois (13 89) blandine@magazine-litteraire.com Responsable photo Michel Bénichou (13 90) mbenichou@magazine-litteraire.com SR/éditrice web Enrica Sartori (13 95) enrica@magazine-litteraire.com Correctrice Valérie Cabridens (13 88) vcabridens@magazine-litteraire.com Fabrication Christophe Perrusson (13 78) Directrice administrative et financière Dounia Ammor (13 73) Directrice commerciale et marketing Virginie Marliac (54 49) Marketing direct Gestion : Isabelle Parez (13 60) iparez@magazine-litteraire.com Promotion : Anne Alloueteau (54 50) Vente et promotion Directrice : Évelyne Miont (13 80) diffusion@magazine-litteraire.com Ventes messageries VIP Diffusion Presse Contact : Frédéric Vinot (N° Vert : 08 00 51 49 74) Diffusion librairies : Difpop : 01 40 24 21 31 Publicité Directrice commerciale Publicité et Développement Caroline Nourry (13 96) Publicité littéraire Marie Amiel - directrice de clientèle (12 11) mamiel@sophiapublications.fr Publicité culturelle Françoise Hullot - directrice de clientèle (secteur culturel) (12 13) fhullot@sophiapublications.fr Service comptabilité Sylvie Poirier (12 89) spoirier@sophiapublications.fr Impression Imprimerie G. Canale, via Liguria 24, 10 071 Borgaro (To), Italie. Commission paritaire n° 0415 K 79505. ISSN‑ : 0024-9807 Les manuscrits non insérés ne sont pas rendus. Copyright © Magazine Littéraire Le Magazine Littéraire est publié par Sophia Publications, Société anonyme au capital de 115 500 euros. Président-directeur général et directeur de la publication Philippe Clerget Dépôt légal : à parution
Le Minotaure Par Joseph Macé-Scaron
C’
Il est venu, Celui que reétait une vieille dame, toute pardoutaient les premières fumée d’autrefois et abandonnée terreurs des peuples naïfs, des siens, qui finissait son exisCelui qu’exorcisaient les tence de demi-mondaine dévorée prêtres inquiets, que les par ses chats. Avec une certaine sorciers évoquaient par les crainte, j’allais avec mon oncle lui rendre visite, pour nuits sombres […] (2). » lui apporter des gâteaux de la pâtisserie Lecœur – dont la renommée s’étendait à tout le pays de Lors des funérailles de Caux. Sa maison normande, pleine de placards et de Maupassant au cimetière recoins, était plantée sur la falaise venteuse non loin de Montparnasse, Zola avec d’Étretat. Elle possédait quelques lettres son éloquence zézayante manuscrites et un poème – oui, un long salue dans l’auteur d’Une Le navire de poème – de Guy de Maupassant. Elle se vie le continuateur de RaMaupassant cachait souvenait que sa mère l’amenait régulièbelais, de Montaigne, de au fond des cales rement à Paris, près de Passy, pour visiMolière, de La Fontaine… une marchandise ter un « vieil ami » qui vivait, entouré « Il faut bien en revenir toumonstrueuse : d’hommes vêtus de blanc, dans un hôtel jours aux simples et aux « À présent, je sais, particulier. Cette vieille dame revoyait ce clairs », résume-t-il. Cette je devine. Le règne grand gaillard qui, au cours de ses prophrase ne nous donne pas de l’homme est fini. » la clé de l’énigme Mau menades dans un grand parc, s’arrêtait parfois et plantait dans la terre des bouts passant, arpentée, il y a de bois en disant : « Plus tard, cela fera des petits quelques années, par Olivier Frébourg dans un très Maupassant. » Dans un livre passionnant, Laure joli livre (3). Elle nous permet juste de comprendre Murat (1) a retracé la vie quotidienne de cet hôtel pourquoi Maupassant, comme ses brillants aïeux, particulier, la fameuse clinique créée par le docteur est apprécié de tous. Sa langue n’est guère touchée Esprit Blanche, qui soigna la mélancolie, la grande par l’aile de l’ange du bizarre. Avec le temps, son maladie du xixe siècle, en accueillant Nerval, Gou- miroir se trouble, mais son vocabulaire demeure nod, Marie d’Agoult, la Castiglione, Théo Van Gogh, une eau pure. Maupassant adopte la croyance obGuy de Maupassant, et tant d’autres. La création en sessionnelle de Flaubert qu’il n’existe qu’un mot camisole de force, voilà qui cadre mal avec l’ap pour dire une chose, « qu’un verbe pour l’animer, proche niaise d’un Maupassant avironneur des qu’un adjectif pour la qualifier (4) ». Ce labeur va lettres françaises. Mais Bel-Ami, Boule de Suif ou être mené jusqu’au-dessus de l’abîme. Car Taine se Pierre et Jean peuvent-ils effacer Lettre d’un fou, trompe : Maupassant n’est pas un « taureau triste », Apparition ou Le Horla ? Maupassant, père du mais bien un Minotaure. roman moderne, roitelet du réalisme, tyranneau du j.macescaron@yahoo.fr naturalisme ? Certainement. À condition de ne pas (1) La Maison du docteur Blanche. Histoire d’un asile oublier que son navire cachait au fonds des cales et de ses pensionnaires de Nerval à Maupassant, une marchandise monstrueuse, le Cthulhu de Love- Laure Murat, éd. J.-C. Lattès, 2001, 424 p. Le Horla, Guy de Maupassant, 1887. craft, plus communément appelé le « hors-là », qui, (2) (3) Maupassant, le clandestin, Olivier Frébourg, penché au-dessus de lui, lui faisait écrire : « À pré- éd. Mercure de France, 2000, 192 p. sent, je sais, je devine. Le règne de l’homme est fini. (4) Préface de Pierre et Jean, Guy de Maupassant, 1888. Hannah/Opale
Service abonnements Le Magazine Littéraire, Service abonnements 22, rue René-Boulanger, 75472 Paris Cedex 10 Tél. - France : 01 55 56 71 25 Tél. - Étranger : 00 33 1 55 56 71 25 Courriel : abo.maglitteraire@groupe-gli.com Tarifs France 2011 : 1 an, 11 numéros, 58 €. Achat de revues et d’écrins : 02 38 33 42 87 U. E. et autres pays, nous contacter.
| |
Octobre 2011 512 Le Magazine Littéraire
5
Sommaire
28
Un portfolio de photos rares de Maupassant et sa famille.
En vidéo : « Exil et littérature »
Extraits des rencontres organisées par le Haut Commissariat aux réfugiés, en partenariat avec Le Magazine Littéraire, avec notamment Alain Mabanckou, Zoé Valdés, Atiq Rahimi, Elias Sanbar, Marjane Satrapi...
Ce numéro comporte 6 encarts : 2 encarts abonnement sur les exemplaires kiosque, 1 lettre Horssérie Paul Valéry, 1 encart Edigroup sur les exemplaires kiosque de Suisse et Belgique, 1 CD Institut polonais et 1 encart Rue des étudiants sur abonnés et ventes France métropolitaine.
par Marc Dambre
14 La vie des lettres Édition, festivals, Bruno Levy/fedephoto – BNF – Chris Maluszynski/agence vu
Sur www.magazine-litteraire.com
En complément du dossier
spectacles… Les rendez-vous du mois
22 Le feuilleton de Charles Dantzig 24 Événement Centenaire Czesław Miłosz Le cahier critique Fiction 28 Pascal Quignard, Les Solidarités mystérieuses 30 Philippe Lançon, Les Îles 31 Jonathan Franzen, Freedom 32 Simon Liberati, Jayne Mansfield 1967 33 Patrice Pluyette, Un été sur le Magnifique 34 Patrick Deville, Kampuchéa 35 Barbey d’Aurevilly, Du dandysme
et de George Brummell
36 Haruki Murakami, 1Q84 38 Paul Auster, Sunset Park 40 John Williams, Stoner Poésie 42 Jean-Louis Giovannoni, Envisager Non-fiction 44 Collectif, Dictionnaire Malraux 46 Carlos Liscano, Le Lecteur inconstant 47 Alain Finkielkraut, Et si l’amour durait 48 Collectif, Histoire de la virilité 49 Roger Chartier, Cardenio entre Cervantès
et Shakespeare. Histoire d’une pièce perdue
50 Olivier Rey, Le Testament de Melville.
Penser le bien et le mal avec Billy Budd
54 Laure Murat, L’Homme qui se prenait
pour Napoléon. Pour une histoire politique de la folie
Rita mercedes
Archétype : le scandale des taiseux, de Melville à Eduardo Mallea, par le romancier Sylvain Coher. Illustration de couverture : Olivier Marbœuf pour Le Magazine Littéraire. © ADAGP-Paris pour les œuvres de ses membres reproduites à l’intérieur de ce numéro.
Abonnez-vous page 91
| |
92
Dossier : Le mystère Maupassant
L’actualité 3 L’éditorial de Joseph Macé-Scaron 6 Contributeurs 8 Enquête Biofiction : des vies rêvées,
Chaque mois, des critiques inédites exclusivement accessibles en ligne.
Octobre 2011
56
Cahier critique : Pascal Quignard
Le cercle critique
n° 512
Octobre 2011 512 Le Magazine Littéraire
Grand entretien : Philip Roth
Le dossier 56 Guy de 58 60 64 66 67 68 70 72 73 74 76 77 78 80 80 82 84 86 88 90
Maupassant
d ossier coordonné par François Aubel et Maxime Rovere Faiseur ou précurseur ? par Noëlle Benhamou Chronologie, par François Aubel Flaubert, père adoptif intransigeant, par Pierre-Marc de Biasi « Maman, oui », par Nadine Satiat Au miroir des filles, par Patrick Wald Lasowski L’acharné des lupanars, par P. Wald Lasowski Disciple de Schopenhauer, par Jean Salem Une canaille de génie, par Jean Pavans Henry James lecteur de Maupassant Les contes, entre éclairs et brouillard, par Louis Forestier Contes ou nouvelles ? par René Godenne Un poète pataud, par J.-P. Goldenstein Le réalisme mis à l’épreuve, par Timothée Léchot Érodé au fil des éditions, par Antonia Fonyi Critique en passant, par Henri Mitterand En apnée chez les ronds-de-cuir, par Pierre Assouline La nasse universelle, par Antonia Fonyi Saisir « l’Inaperçu », par Kelly Benoudis Basilio Un scénariste recherché, par N. Benhamou Bibliographie, par N. Benhamou
Le magazine des écrivains 92 Grand entretien avec Philip Roth 98 Admiration Andromaque, par Laurent Nunez 100 Archétype Le taiseux, par Sylvain Coher 102 Inédits Collages, dessins et poèmes
de Boris Vian
106 Le dernier mot, par Alain Rey
Prochain numéro en vente le 20 octobre
Dossier : Marguerite Duras
Enquête
8
Des vies rêvées
À la confluence de la biographie et du roman, refusant de discriminer faits attestés et faits imaginés, la « biofiction » attire de plus en plus d’auteurs. Une lisière défrichée par de fort anciens précurseurs, de Suétone à Marcel Schwob. Par Marc Dambre, illustrations Jean Lecointre pour Le Magazine Littéraire
L
a biographie triomphe en France depuis une trentaine d’années. Le genre dispose désormais de son salon à Nîmes, et plus de cent mille volumes sont rangés à la BnF sous cette étiquette. Bien des intellectuels et des historiens en composent, qui s’étaient juré de ne jamais y toucher. Parmi les écrivains, certains se mettent à raconter des vies autrement. Loin de la tradition romancée à la Maurois, ils traversent les frontières de la biographie et de la fiction. Le terme « biofiction » peut permettre de circonscrire cette zone poreuse, tirant son originalité du jeu entre faits établis et dérives de l’imaginaire et de l’esprit.
Le mot et la chose Vieux de vingt ans, le terme n’a pas connu la fortune d’« autofiction », dont il semble découler. Alain Buisine le lance à Cerisy en août 1990, soulignant que « le biographique n’est plus l’autre de la fiction » ; suit un texte de Serge Doubrovsky. Alors que « bio » fonctionne (« une bio de Roosevelt »), biofiction n’est pas entré dans les dictionnaires ni vraiment dans l’usage, comme si ce mot-valise avait souffert de son puissant voisin, autofiction. Même l’émergence de « docufiction » ne l’a pas relancé. « Biographie fictive » ou « fiction biographique » manquent de simplicité, comme « fictions critiques » ou « essais-fictions » (Dominique Viart). Biofiction, qui retient l’intérêt de la critique (Alexandre Gefen), a le mérite de pointer le noyau dur de ces formes hybrides nouvelles. Elles cumulent les genres et les bousculent : entre fiction et biographie, autobiographie, récit de voyage, essai ou poésie. On va de Rimbaud en Abyssinie (1984) d’Alain Borer à Un chasseur de lions (2008) d’Olivier Rolin, des Vies antérieures (1991) de Gérard Macé à Verlaine d’ardoise et de pluie (1996) de Guy Goffette, parus dans des collections génériquement libres, « Fiction & Cie » au Seuil pour les deux premiers, « Le Chemin » et « L’Un et l’Autre » chez Gallimard pour les deux suivants. Le catalogue de cette dernière collection, fondée en 1989, dirigée par le psychanalyste et écrivain J.-B. Pontalis, s’étend des textes confidentiels aux succès qui tiennent du best-seller, tel Le Très-Bas hagiographique
de Christian Bobin. Il s’adresse aux amateurs de littérature comme au public des prix littéraires. Un élément retient l’attention. Chaque livre répète sur le rabat de couverture un protocole dont le résumé décrit assez bien ce qu’est la biofiction : refus de la biographie héritière du positivisme et option de l’imaginaire, lien intime entre l’auteur et son modèle, indifférence au degré de célébrité de ce modèle. Le programme peut se déployer en quatre points ; le récit, souvent bref, de la vie de personnes ou de personnages, la non-discrimination entre faits attestés et faits imaginés, une forme-errance qui fait sens au-delà des genres, une quête de l’autre passant par le moi. En bref, le principe d’un biographique nouveau, le jeu entre fiction et référence, le genre ouvert ou nongenre, l’appel d’une altérité. Sauf à céder au vertige de l’actualité ou à choisir l’angle sociologique, ces repères permettent d’y voir un peu clair dans cette période de trente ans où s’est affirmée la biofiction, cet indéfinissable. Encore ne s’agit-il que du domaine littéraire orienté par une exigence d’art, qui résiste aux consensus culturels et à la soumission médiatique. Circonscrit ainsi, cet espace n’inclut pas des œuvres que l’on y verrait spontanément peut-être. De L’Adversaire à D’autres vies que la mienne, Emmanuel Carrère s’implique dans le récit de vies marquées par l’imaginaire personnel et social, mais il se garde généralement de mettre en fiction ces vies en cours, jusqu’à Limonov. Cas limite, donc. Adrien Goetz compose son Coiffeur de Chateaubriand à partir de faits individuels avérés, mais il s’attache à une fiction, non à un tracé biographique. C’est inversement ce que suit Dominique Fernandez dans Ramon, sans céder à la fiction.
Savoirs contemporains et traditions L’essor de la biofiction correspond à l’époque du repli sur la sphère du moi, analysé par Gilles Lipovetsky dans L’Ère du vide (1983). Ce non-genre s’accorde aussi avec la postmodernité et ce que Lyotard appelle la fin des grands métarécits. L’histoire ne procurant plus les visions mobilisatrices du progrès, les histoires individuelles ont repris des couleurs, ainsi que le récit. Le reflux des avant-gardes a même conduit parfois à
| |
Le Magazine Littéraire 512 Octobre 2011
9
affirmer le retour à ce que « l’ère du soupçon » condamnait en littérature : l’identité du moi et le récit avec une histoire, mais aussi l’ancienne représenta tion du réel. Or les écrivains qui innovent par la bio fiction adoptent une attitude critique face à la tradi tion, y compris celle « du nouveau » : ils repensent Alain Buisine lance le terme les héritages. « biofiction » durant un colloque Une archéologie contri à Cerisy en 1990, en soulignant buerait à mieux définir le que « le biographique champ. Marcel Schwob n’est plus l’autre de la fiction ». conçoit le biographe comme un artiste : « Il n’a pas à se préoccuper d’être vrai : il doit créer dans un chaos de traits humains. » Cette mouvance ne cherche pas à témoigner ni à généraliser comme les historiens, mais, selon la for mule des Vies imaginaires (1895), à tirer parti des
| |
Octobre 2011 512 Le Magazine Littéraire
« brisures singulières et inimitables » des vies indivi duelles. On reconnaît là les « biographèmes » de Bar thes et l’idée d’une « vie trouée ». Cette orientation entraîne un désordre consenti. Schwob met d’autre part à égalité d’intérêt tous les hommes, « qu’ils aient été divins, médiocres ou criminels ». Pierre Michon choisit des provinciaux anonymes dans Vies minuscules (1984), le facteur et non Van Gogh dans Vie de Joseph Roulin (1988). Pascal Quignard préfère Albu cius et Sénèque le Père au fameux Sénèque le philo sophe, dans Albucius (1991). Enfin, la prose parfaite des Vies imaginaires confirme une valeur qu’on ne nomme plus « style ». Mais Schwob est un ancêtre parmi d’autres. Pierre Michon revendique plutôt André Suarès et Suétone. La fréquence du mot « vie » dans les titres souligne une continuité qui, de Plu tarque à nos contemporains, passe par La Légende
La vie des lettres
peter marlow/magnum
14
Mario Vargas Llosa à Londres en 2002.
portrait L’océan Vargas Llosa
Un nouveau roman et quatre publications rappellent combien le Prix Nobel 2010 parvient à concilier cohérence intellectuelle et extrême diversité stylistique.
L’
œuvre du Pé ruvien Vargas Llosa, prix Nobel de littérature 2010, ressemble à un vaste océan brassant toutes les formes romanesques, tous les genres littéraires, et pourtant remarquablement homogène. Autofiction (La Tante Julia et le Scribouillard), roman policier (Qui a tué Palomino Molero ?), fresque historique (La Guerre de la fin du monde), satire (Pantaleón et les visiteuses), théâtre (La Chunga), essais critiques (L’Orgie perpétuelle), politiques (Les Enjeux de la liberté)… Ces textes, dont les sujets et les formes di vergent radicalement, convergent
vers des thèmes qui n’ont que peu varié. Les jurés Nobel ont souligné la « cartographie des structures du pouvoir » qu’ils éta blissent en pointillé. Ils auraient pu louer la manière dont ces ro mans transforment des arché types littéraires du xixe siècle en archétypes du xxie. Ou encore la tension vers l’absolu qui meut, transcende ou perd l’essentiel des personnages llosiens. Le der nier roman de l’auteur, Le Rêve du Celte, et quatre autres publi cations traquent chacun cet ab solu aux infinies incarnations. Le « Celte » est ici un personnage historique : Roger Casement, fonctionnaire britannique. En voyé au Congo, puis au Pérou,
pour rapporter au Parlement les agissements des multinationales du caoutchouc, il révéla à l’Eu rope bercée de jolis contes colo niaux les crimes et sévices infligés aux indigènes. Cette cause l’en traîna vers une autre, celle du na tionalisme irlandais, qui le condui sit à frayer avec l’Allemagne du Kaiser – en pleine Première Guerre mondiale –, ce qui lui valut l’échafaud… Quand Vargas Llosa s’empare d’une vie, il lui donne sens : le
« La vie telle qu’elle est ne suffit pas à combler notre soif d’absolu. »
roman montre ainsi que le même idéal de justice qui éleva Case ment au-dessus de ses contem porains – et lui permit, littérale ment, de rendre le monde meilleur – finit par sceller sa perte. En cela, Casement apparaît comme le cousin d’autres per sonnages llosiens. Le Gauguin du Paradis – un peu plus loin, perdu dans sa quête d’un art vierge d’influence chrétienne, ou même le fictif lieutenant Pantoja de Pantaleón et les visiteuses, sous-officier modèle qui voue son zèle immense à la création ex nihilo d’un service de pros titution militaire capable, par sa perfection logistique, de satis faire l’ensemble de la soldatesque péruvienne… Comme l’asymp tote de la tangente, tous tendent vers l’absolu qu’ils discernent mais n’atteindront jamais. Les Chiots, roman de jeunesse ré cemment réédité, sont comme l’allégorie de cet éternel échec, et une remontée vers ses ori gines. Le héros, Cuéllar, petit Pé ruvien de 11 ans, aspire comme tous ses fiers camarades à deve nir un parangon de virilité. Une mutilation lui a rendu cet idéal inapprochable. Dès lors, la su renchère d’exploits à laquelle il se livre prend des airs de panto mime tragique, à la fin prévisible. Cette réédition, illustrée de pho tos prises à Barcelone, montre que cet idéal du moi en forme de petit coq dont tentent de s’ap procher les jeunes Liméniens n’est pas une spécificité péru vienne : rien n’est plus universel que cet absolu adolescent-là. Dans son discours de réception du Nobel, Vargas Llosa dit : « Celui qui cherche dans la fiction ce qu’il n’a pas exprime, sans nul besoin de le dire ni même de le savoir, que la vie telle qu’elle est ne suffit pas à combler notre soif d’absolu, fondement de la condition hu maine. » Cette soif d’absolu meut donc l’auteur. Elle explique le foi sonnement des formes qui carac térise son œuvre : à chaque livre, Vargas Llosa semble préférer, aux structures et tournures déjà éprouvées par lui, d’autres plus risquées mais plus aptes à insuf fler la vie à ses fictions – ainsi,
| |
Le Magazine Littéraire 512 Octobre 2011
15
Alexis Brocas
À lire de Mario Vargas Llosa
Le Rêve du Celte, t raduit de
l’espagnol (Pérou) par Albert Bensoussan et Anne-Marie Casès, éd. Gallimard, « Du monde entier », 420 p., 22,90 €.
De sabres et d’utopie. Visions d’Amérique latine, traduit de
l’espagnol (Pérou) par Albert Bensoussan, éd. Gallimard, « Arcades », 530 p., 24 €. Les Chiots, t raduits de l’espagnol (Pérou) par Albert Bensoussan, photos de Xavier Miserachs, éd. Gallimard, 96 p., 29 €.
Éloge de la lecture et de la fiction, traduit de l’espagnol (Pérou)
par Albert Bensoussan, éd. Gallimard, 50 p., 7,90 €. Théâtre complet, t raduit de l’espagnol (Pérou) par Albert Bensoussan et Anne-Marie Casès, éd. Gallimard, « Du monde entier », 576 p., 39 €.
À lire aussi
Ce que je sais de Vargas Llosa, Albert Bensoussan, éd. François Bourin, 256 p., 19 €.
| |
Octobre 2011 512 Le Magazine Littéraire
nouvelle collection uestions pièges Q
édition
d
u neuf dans l’édition philosophique : tandis que s’apaise la mode qui a mis « la philo » à toutes les sauces et a promu à la télévision des hommes mal informés poussant des cris d’orfraie à tout moment, une nouvelle génération, issue de la masse silencieuse, travailleuse et précise des meilleurs professeurs de lycée, se lève, sereine comme la lune. D’évidence, les auteurs sont tout sauf des bêtes de scène (en tout cas, on l’espère). Les t hèmes sont difficiles, simples et concrets comme une question piège : « A-t‑on le droit de rater sa vie ? », « Est-il indispensable d’être cultivé ? », « La politique est-elle affaire d’experts ? », « Peut-on risquer sa vie ? ». Les couvertures de Jean Jullien sont belles et colorées, les titres habilement pro vocateurs (Une Rolex à 50 ans, Fumer tue), quand ils ne sont pas repris de la langue courante chère à Wittgenstein (J’ai demandé un rapport) ou des malentendus dans le goût de Lacan (Liliane est au lycée est un lapsus auditu sur L’Iliade et L’Odyssée). À l’intérieur, des propos argumentés expliquent avec une joie communicative et un sérieux appréciable les grands auteurs et les grandes questions. Mathias Roux, dans J’ai demandé un rapport, s’appuie sur le « non » au traité consti tutionnel, contourné deux ans plus tard par le Congrès, pour mettre en perspective la rationalité mise en scène par les gouver nants. Dans Fumer tue, Guillaume Pigeard de Gurbert aborde les stratégies discursives du néolibéralisme, habile à « faire faire » (autrement dit à nous diriger strictement) sous les apparences du « laisser faire », mais aussi à récupérer les démarches subversives (comme l’imaginaire féministe) ou à entéri ner les a priori culturels – car la mauvaise drogue, c’est toujours celle des autres. Ce volume, plus sociologique que philoso phique, témoigne que la collection a une conception ouverte de la discipline, de son champ et de ses méthodes. Liliane est au lycée ressemble un peu trop à une disser tation géante (thèse, antithèse, synthèse), mais Une Rolex à 50 ans révèle un admirable vulgarisateur. Yann Dall’Aglio s’attarde sur Aristote, Locke, Sénèque ou Job, en mêlant l’inspiration du très bon prof aux facéties des derniers rangs : son texte est à la fois un excellent commentaire de texte(s) et un appréciable moment de rire. Rien ne pouvait mieux dégonfler les fantoches des charlatans médiatiques, qui vendent la philo comme une manière de s’endor mir. Maxime Catroux, qui dirige cette nouvelle collection, sonne l’heure du réveil. Maxime Rovere Collection « Antidote », é d. Flammarion, 130 p., 8 €.
éd. des syrtes
Éloge de la marâtre, roman éro tique dont c haque chapitre s’ouvre sur la description d’un cé lèbre tableau. Ce goût pour l’absolu se retrouve dans ses engagements politiques, dont le recueil d’articles consa crés à l’Amérique du Sud, De sabres et d’utopies, permet de mesurer l’évolution. Autrefois marxiste, Vargas Llosa s’est converti aux vertus de la démo cratie libérale. Pragmatisme ? Au contraire : parce qu’il a trouvé dans ses valeurs libertaires un absolu défendable. « Le libéral que je tâche d’être croit que la liberté est la valeur suprême puisque c’est grâce à la liberté que l’humanité a pu progresser depuis la caverne primitive jusqu’au voyage dans les étoiles […]. Les fondements de la liberté sont la propriété privée et l’État de droit […]. La liberté est une, la liberté politique et la liberté économique sont insépa rables, comme les deux faces d’une même monnaie. » Le libé ralisme, comme l’entend Vargas Llosa, est un humanisme… Ceux qui, à l’instar de l’écrivain indigé niste anonyme cité par Carlos Granés dans sa préface, rap prochent l’écrivain des nazis atteignent donc, à leur insu, un absolu : celui du contresens.
Un cahier inédit de Tsvetaeva Les éditions des Syrtes viennent de publier Le Cahier rouge (456 p., 23 €) de Marina Tsvetaeva, brouillon partiellement écrit en français durant l’exil de la poétesse à Paris, riche de mille trésors de correspondances, d’extraits, de premiers jets, à la fois transcrits et en fac-similés… Parmi eux, une version augmentée de fragments inédits de l’article « Poésie épique et lyrique dans la Russie contemporaine », magistrale analyse comparée de Pasternak et Maïakovski : « La lecture de Pasternak se fait au-dessus des lignes et en parallèle. On lit moins que l’on ne contemple. Au-dessus des lignes de Maïakovski il n’y a rien, il est tout entier dans son vers. »
livres audio Marie-Antoinette
Stefan Zweig reprenait un « procès plus que séculaire » en écrivant sa biographie de Marie-Antoinette. Ce portrait d’une femme qui n’était « ni la grande sainte du royalisme, ni la grande grue de la Révolution, mais un être moyen », fourmille d’informations puisées dans la correspondance de Marie-Thérèse d’Autriche et du comte de Fersen. La lecture soignée de Laurent Jacquet permet qu’aucune d’elles ne nous échappe, quand son ton malicieux restitue la lucidité bienveillante avec laquelle Zweig considérait cette « personne ordinaire » dont le mariage devait offrir à l’Europe une paix durable…
Marie-Antoinette, Stefan Zweig, lu par Laurent Jacquet, éd. Audiolib, 18 heures, 23 €.
|
Critique Fiction
Bruno Levy/Fedephoto
28
Claire obscure Les Solidarités mystérieuses, Pascal Quignard, éd. Gallimard, 252 p., 18,50 €. Par Laurent Nunez
«
T
out ce que je dis me semble être la vérité mais je n’ai jamais bien compris ma sœur. Je l’aimais, elle m’intimidait, elle m’impressionnait. Elle était plus âgée que moi. C’était une fille. Elle me faisait un peu peur. Souvent je me suis dit : “Tu n’as peut-être pas bien compris.” » Voilà, tout est résumé du nouveau roman de Pascal Quignard, Les Solidarités mystérieuses, qui pourtant ne se laisse pas décrire si aisément. Au centre du récit, comme un soleil timide, on trouve Claire Methuen, une femme qui approche la cinquantaine, et qui se rapproche de son village natal, La Clarté, près de Dinard. Oui, cela se passe en Bretagne, près des falaises et dans des maisons granitiques. Claire vient assister à un mariage : mais, par son retour, elle va retrouver tous ceux de son passé. Un cercle se forme autour de cette femme un peu sauvage et que rien n’encercle : voici madame Ladon, une vieille dame dont Claire va bientôt hériter. Voici
Pascal Quignard suit les retrouvailles d’une femme taiseuse avec sa Bretagne natale.
Paul, le frère de Claire ; de psychanalyse en psychanalyse, il essaie de surmonter ses dépressions. Il est amoureux du père Jean, qui enterrera bientôt madame Ladon. Voilà Juliette, la fille de Claire, un peu brutale, un peu perdue. Et puis le voici, Simon, l’amour de jeunesse de Claire. Simon, avec qui elle a pratiquement grandi, qu’elle a quitté, et qu’elle retrouve à présent, « fidèle, bon père, bon mari, bon maire, bon pharmacien ». Il n’y a rien à espérer de lui, et dès lors Claire se désespère. Cachée derrière des rochers, elle l’observe tous les jours sur sa barque – car Simon Extrait
Elle préférait les chemins boueux aux avenues des villes.
Elle préférait à la télévision les veillées couvertes de brume autour d’une mare, sans dire un mot, ou bien contempler les canots à moteur et les sardinières, en contrebas, flottant sur la mer. Elle avait fini par préférer aux pharmaciens et aux touristes les goélands et les petits moineaux. Les Solidarités mystérieuses, Pascal Quignard
| |
Le Magazine Littéraire 512 Octobre 2011
29
aime s’éloigner de tous, et pêcher. Simon le pêcheur. Et puis un jour (Claire fête ses 50 ans, mais c’est peut-être une coïncidence), Simon tombe de sa barque – sous le regard de Claire. Accident ? Suicide ? Meurtre ? Les morts n’ont jamais d’explications évidentes dans ce livre, car chacun croit avoir le fin mot de l’histoire. La vie pourtant est toujours plus compliquée qu’il n’y paraît ; et c’est ce que découvrent tous les personnages du roman, jusqu’aux toutes dernières pages. Et c’est ce que découvrent les lecteurs. Quignard possède un talent unique : se répétant, il ne se répète jamais. Depuis plusieurs années déjà, il tient différentes rênes, et son char ne se renverse pas. D’un côté, il y a « Dernier royaume », dont il a publié en 2009 le sixième tome, La Barque silencieuse. (S’y ajoutent de courts textes, comme des blocs de marbre séparés de ces grandes falaises : Medea, ou Boutès.) De l’autre côté, il y a des romans contemporains, comme L’Occupation américaine ou Les Escaliers de Chambord, ancrés dans une époque, faussement classiques, véritablement ambigus. Villa Amalia donnait déjà la parole à une femme qui cherchait à fausser compagnie à tout le monde ; Les Solidarités mystérieuses reprennent cette même veine, en la rendant plus apparente encore. Qui est vraiment Claire ? « MarieClaire, ou Claire, ou Clara, ou Chara. » Le roman se construit comme une déconstruction de toutes les identités ; et cette déconstruction n’est visible que par la multiplication des voix. Chacun a son mot à dire, et chacun le dit : le récit se divise dès lors en autant de focalisations, « Claire », « Simon », « Paul », « Juliette », jusqu’à son dernier chapitre, « Voix sur lande », où toutes ces voix s’affrontent et se répondent. Jamais encore Quignard n’avait utilisé un tel système narratif, qui donne à son roman une véritable épaisseur psycholo gique. Roman polyphonique donc, où chaque personnage semble accéder un moment à la lumière, mais pour mieux s’éloigner. Roman polyphonique où les voix alternent, et par conséquent se chevauchent dans la tête du lecteur : chacune racontant à peu près la même histoire. Quignard met en scène un groupe d’amis ou de parents que tout éloigne mais qui restent ; une communauté au noyau incommunicable ; un réseau de connaissances qui se desserre vainement. On retrouve dans son livre l’appel du Jadis, comme dans « Dernier royaume » ; le soupçon du langage, comme dans Le Nom sur le bout de la langue ; l’espoir en l’amitié, comme dans Carus ; et l’horreur des aveux, comme dans Vie secrète. « Je déteste les confidences. Je déteste les sentiments qu’on exprime. » Autant de thèmes que Quignard a déjà exploités, donc, mais qui demeurent d’une telle richesse sous sa plume qu’il aurait tort de ne pas les reparcourir. Dans ce nouveau roman, il semble répondre à une question qui traverse depuis longtemps son œuvre : comment exister hors de la société, qui refuse l’exil ? En entraînant avec soi d’autres exilés, répond Claire, ou Marie-Claire, ou Clara, ou Chara, qui passera son temps près de l’océan, seule et solitaire, mais entourée de ceux-là qui comptent et qui ne sont pas des ombres. Madame Ladon n’est pas qu’une vieille dame mourante. Jean n’est pas qu’un prêtre. Paul n’est pas qu’un frère dépressif. Simon n’est pas qu’un bon père de famille, et pas qu’un pharmacien. Claire n’est pas qu’une femme mûre et amoureuse : en eux, quelque chose apparaît, qui provient du passé et qui complique tout – et qui les rend plus vivants, et meilleurs. Quignard est parvenu à libérer franchement les personnages de son emprise romanesque : dire qu’ils ont une vie propre relèverait de la bêtise, mais c’est presque ainsi. En tout cas, la marionnette s’est cassée en eux. Ils ont cessé de jouer leur rôle. On leur en voudra évidemment, mais ils ont autre chose à faire qu’à plaire à tout le monde, qu’à faire semblant de vivre et qu’à obéir à un script. « Le fond du problème c’est que tout me paraît faux au cinéma. Je trouve que tous les acteurs jouent très mal. C’est consternant. Cette fausseté m’angoisse. »
| |
Octobre 2011 512 Le Magazine Littéraire
À l’ombre de Lucille Rien ne s’oppose à la nuit, Delphine de Vigan,
éd. J.-C. Lattès, 444 p., 19 €.
Par Aliette Armel
E
xprimer les sentiments contrastés, les forces passionnelles et les tensions destructrices qui circulent à l’intérieur des familles est une gageure, surtout s’il s’agit de sa propre histoire, des moments intenses vécus par sa propre mère et auprès d’elle : les exemples sont innombrables et les modèles écrasants. Mais l’écriture authentique ne connaît qu’un seul impératif : l’exigence intérieure. La découverte, cinq jours après sa mort, du cadavre de sa mère, qui souffrait de troubles bipolaires et d’un cancer, et la question posée par son fils : « Grand-mère… elle s’est suicidée en quelque sorte ? », ont ainsi poussé Delphine de Vigan, après cinq romans très remarqués, à relever le défi, à entreprendre cet exercice d’auto biographie et d’investigation dans la mémoire et les archives fami liales, à construire l’environnement littéraire lui permettant de faire renaître Lucile, issue d’une fratrie de neuf enfants, réunis par des parents hors de toute mesure, dans le pire comme dans le meilleur. Delphine de Vigan parvient à ce que « rien ne s’oppose à la nuit », comme le promet le titre emprunté à une chanson de Bashung, à ce que l’ombre recouvre tout, à ce que le livre révèle tous les secrets de famille, y compris celui qui résonne comme un coup de tonnerre au mitan du livre et bouleverse les perspectives. Mais elle n’oublie aucune trouée de bonheur, elle montre la force des liens tissés entre tous les membres de cette famille qui se resserre autour de ses malades et de ses morts, et l’aptitude de la maison de Pierremont à demeurer le centre, le lieu où les générations persistent à se rassembler pour quelques heures. « Ma famille, annonce Delphine de Vigan sur la quatrième de couverture, illustre comme tant d’autres familles le pouvoir de destruction du verbe, et celui du silence. » Ce pouvoir d’anéantissement, elle en a souffert dans sa chair et dans son esprit. Elle revient brièvement sur ses années d’anorexie, sujet de son premier livre, Jours sans faim, et raconte une scène qu’elle y avait omise : son psychiatre avait provoqué un déferlement salvateur d’émotions en la forçant à s’asseoir sur les genoux de sa mère, elle-même dans une grande déréliction psychique, et en obligeant Lucile à lui donner un mouchoir pour absorber ses larmes. La mère s’était alors « arrachée des profondeurs pour retrouver un semblant de vie [en étant replacée] avec violence dans son rôle » protecteur. L’amour avait de nouveau manifesté sa force, permettant de traverser les pires épreuves, même la culpabilité que l’auteur d’un tel livre éprouve sans cesse, choisissant ici de l’avouer et de faire partager ses doutes au lecteur. Rien n’est sûr. Pas même la négation du noir. Dans la dernière page, Delphine de Vigan revient sur la citation du peintre Soulages placée en exergue : « Mon instrument [n’est pas] le noir, mais cette lumière secrète venue du noir », qui confère au livre son singulier pouvoir d’attraction.
Dossier
56
Le mystère Maupassant
Z
Dossier coordonné par François Aubel et Maxime Rovere
« Cette brume de la mer me caressait comme un bonheur ». Chroniques méditerranéennes, Guy de Maupassant,
textes choisis et présentés par Henri Mitterand, éd. Le Livre de poche, « La Lettre et la Plume », 414 p., 6,95 €.
À paraître
Guy de Maupassant, Marlo Johnston,
éd. Fayard, à paraître le 26 octobre.
Théâtre, Guy de Maupassant,
édition établie par Noëlle Benhamou, éd. du Sandre, 450 p., à paraître le 18 janvier 2012.
Guy de Maupassant vers 1889.
(1) Lettre à Artine
Artinian, Nieul, 28 octobre 1938.
| |
Le Magazine Littéraire 512 Octobre 2011
AKG-Images
Vient de paraître
Zola affirmait, l’œil embué sous son lorgnon, dont il doit se f… c’est de lui même. » Comque Maupassant avait pour aïeux « Rabelais, ment l’un des écrivains les plus lus en France Montaigne, Molière, La Fontaine, les forts et et dans le monde entier, l’un des plus adaples clairs, ceux qui sont la lumière de notre tés au cinéma (que l’on songe à La Chevaulittérature ». Un siècle plus tard, l’auteur du chée fantastique de John Ford, inspirée de Horla demeure une véritable énigme pour Boule de Suif, ou à la dernière adaptation holl’histoire littéraire, ne serait-ce que par la pro- lywoodienne de Bel-Ami, signée Declan Donfusion d’une « carrière » (l’expression l’aurait nellan et Nick Ormerod) et à la télévision, a hérissé) bâtie en une décennie, de la publi- pu être si longtemps boudé par les milieux cation en 1880 de Boule de Suif à l’écriture intellectuels et littéraires ? Edmond de Gonde L’Angélus, en 1891, dont, pris par la folie, court, son meilleur ennemi, note à la date du il ne put noircir plus de cinquante pages. lundi 9 janvier 1888 : « L’écrivain, depuis La Au verso de l’écrivain limpide se trouve un Bruyère, Bossuet, Saint-Simon, en passant homme insaisissable : Maupassant, qui disait par Chateaubriand et en finissant par « être entré dans la vie comme un météore », Flaubert, signe sa phrase et la fait reconnaisécrivain paysan à l’aise dans sa redingote de sable aux lettrés, sans signature, et on n’est boulevardier, a tout du paradoxe. Homme grand écrivain qu’à cette condition : or, une modeste et fier-à-bras, page de Maupassant n’est arriviste à ses heures, il pas signée […]. » Au verso de l’écrivain est à la fois un lugubre et Entre le succès populaire limpide, un homme un farceur ; une force de et universel d’un côté et insaisissable, à la fois la nature et un spectre la moue dubitative des lugubre et farceur, ambulant ; un petit-bourcritiques de l’autre, Mauvorace et spectral… geois proche des humbles passant est pourtant en mais hostile aux idées révolutionnaires ; un train de trouver sa place : il entre cette année pacifiste qui rêve de revanche sur les Prus- au répertoire des auteurs étudiés à l’agré siens ; un fidèle en amitié qui proclame à qui gation. C’est le signe que les recherches veut l’entendre son impérieux besoin d’in- récentes ont enfin mis en valeur la subtilité dépendance ; un tendre et un cynique. Enfin, d’un écrivain qui refuse avec acharnement un homme épris de sentiments purs et la préciosité, « l’écriture artiste ». Sa langue dévoré, débordé souvent, par sa sensualité. est au service du regard simple. Georges Flaubert, en août 1878, l’admonestait en ter- Simenon avait vu clair : « […] il a été un des mes peu amènes : « Ce qui vous manque, ce rares à vivre et à puiser dans la vie […]. sont les “principes”. […] Pour un artiste, il Maupassant, à mes yeux, se rapproche autant n’y en a qu’un : tout sacrifier à l’Art. La vie qu’il est possible de l’artiste pur, un peu à la doit être considérée par lui comme un façon de Van Gogh, avec qui je lui trouve des moyen, rien de plus, et la première personne affinités (1). » F. A. et M. R.
57
| |
Octobre 2011 512 Le Magazine LittĂŠraire