Milan Kundera en pléiade : le sacre d'un incroyant

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GRAND ENTRETIEN AVEC ANTÓNIO LOBO ANTUNES

KUNDERA EN PLÉIADE LE SACRE D’UN INCROYANT

PORTFOLIO EXCLUSIF LES DESSINS INÉDITS DE MILAN KUNDERA

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Éditorial

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Service abonnements Le Magazine Littéraire, Service abonnements 22, rue René-Boulanger, 75472 Paris Cedex 10 Tél. - France : 01 55 56 71 25 Tél. - Étranger : 00 33 1 55 56 71 25 Courriel : abo.maglitteraire@groupe-gli.com Tarifs France 2010 : 1 an, 11 numéros, 58 €. Achat de revues et d’écrins : 02 38 33 42 87 U. E. et autres pays, nous contacter. Pour joindre directement par téléphone votre correspondant, composez le 01 44 10, suivi des quatre chiffres placés après son nom. Rédaction Directeur de la rédaction Joseph Macé-Scaron (13 85) j.macescaron@yahoo.fr Rédacteur en chef Laurent Nunez (10 70) lnunez@magazine-litteraire.com Rédacteur en chef adjoint Hervé Aubron (13 87) haubron@magazine-litteraire.com Conseiller éditorial Alexis Lacroix Chef de rubrique « La vie des lettres » Alexis Brocas (13 93) Conception couverture A noir Conception maquette Blandine Perrois Directrice artistique  Blandine Perrois (13 89) blandine@magazine-litteraire.com Responsable photo  Michel Bénichou (13 90) mbenichou@magazine-litteraire.com SR/éditrice web  Enrica Sartori (13 95) enrica@magazine-litteraire.com Correctrice Valérie Cabridens (13 88) vcabridens@magazine-litteraire.com Fabrication Christophe Perrusson (13 78) Directrice administrative et financière Dounia Ammor (13 73) Directrice commerciale et marketing  Virginie Marliac (54 49) Marketing direct Gestion : Isabelle Parez (13 60) iparez@magazine-litteraire.com Promotion : Anne Alloueteau (54 50) Vente et promotion Directrice : Évelyne Miont (13 80) diffusion@magazine-litteraire.com Ventes messageries VIP Diffusion Presse Contact : Frédéric Vinot (N° Vert : 08 00 51 49 74) Diffusion librairies : Difpop : 01 40 24 21 31 Publicité Directrice commerciale Publicité et Développement Caroline Nourry (13 96) Publicité littéraire  Marie Amiel - responsable de clientèle (12 11) mamiel@sophiapublications.fr Publicité culturelle Françoise Hullot - responsable de clientèle (12 13) fhullot@sophiapublications.fr Service comptabilité Marie-Françoise Chotard (13 73) mfchotard@sophiapublications.fr Impression Imprimerie G. Canale, via Liguria 24, 10 071 Borgaro (To), Italie. Commission paritaire n° 0410 K 79505. ISSN‑ : 0024-9807 Les manuscrits non insérés ne sont pas rendus. Copyright © Magazine Littéraire Le Magazine Littéraire est publié par Sophia Publications, Société anonyme au capital de 115 500 euros. Président-directeur général et directeur de la publication Philippe Clerget Dépôt légal : à parution

Levers de rideau Par Joseph Macé-Scaron

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étincelants (des dizaines) ui peut comprendre quelque chose au dans ses carnets ; les autres, bonheur, s’il n’a pas penché un jour sa il les jetait. Heming­way a dû vie, sa vie tout entière, sur la première les ramasser dans la corpage d’un livre ? Pour paraphraser Alesbeille de la littérature pour sandro Baricco, on peut écrire que certains de ses ro­mans. Tou­l’unique et la plus douce protection contre la laideur jours cette fâcheuse manie du monde, c’est un livre qui commence. Les numéde rouler des mécaniques. ros du Magazine Littéraire passent, et je m’aperçois Juste pour le plaisir. Je ne que je n’ai pas encore loué l’incipit. Impardonnable. résiste pas à la tentation de Que serions-nous sans lui ? Nous le lisons et nous citer quelques commencesavons dès la première ligne si nous ments. Un modeste : « On sommes ferrés ou non – nous sentons Pour paraphraser s’en veut quelquefois de même parfois la chatouille de l’hameAlessandro Baricco, sortir de son bain » (Ravel çon. Un bon incipit, et il ne reste plus au l’unique et la plus de Jean Echenoz). Un déliromancier qu’à tourner le moulinet douce protection cat et cruel : « Le 10 dé­ pour nous remonter au bout de la ligne, contre la laideur cembre était l’anniversaire nous arrachant soudain à tout ce qui du monde, c’est un de Mme Sasaki, mais comme nous environnait jusqu’à présent. livre qui commence. elle voulait le célébrer le ous gardons tous en mémoire plus discrètement possible, un incipit qui nous charme et nous accompagne, et ce depuis que le elle n’avait invité chez elle pour prendre le thé que Livre a frappé un grand coup en nous livrant son ses amies les plus proches » (« La perle » de Yukio « Bereshit bara Elohim ». Quelle hauteur ! « Au com- Mishima). Un frémissant : « L’aube surprit Angelo mencement Dieu créa le ciel et la terre. » Impos­sible béat et muet mais réveillé » (Le Hussard sur le toit de rivaliser avec un tel commencement. Et pourtant, de Giono). Certains valent par leur valeur pédago­ nombreux sont les écrivains qui se sont efforcés de gique – on devrait enseigner les incipit. Pour en finir nous surprendre.Dans Protée et autres essais (Gal- avec les dérives et les errements de l’autofiction mal limard, 2001), Simon Leys nous raconte que, bou- digérée, rien ne vaut Musset quand il souligne dans quinant un jour dans une librairie, il ouvrit Le Napo- La Confession d’un enfant du siècle : « Pour écrire léon de Notting Hill de Chesterton. Il lut la première l’histoire de sa vie, il faut d’abord avoir vécu ; aussi phrase (« L’espèce humaine à laquelle appar­tiennent n’est-ce pas la mienne que j’écris. » Pour résumer tant de mes lecteurs ») et s’empressa d’acheter ce l’art de la conversation du xviiie siècle, prenons Volroman qui ridiculisait le futurisme. Après la pro- taire qui, dans Candide, pirouette : « Il y avait en messe d’un début si glorieux, le lecteur ne pouvait Westphalie, dans le château de M. le baron de Thunque s’at­tendre à de fabuleuses découvertes. En lit- der-ten-tronckh, un jeune garçon à qui la nature térature, écrit Simon Leys, les attaques font penser avait donné les mœurs les plus douces. Sa physioà des aventures d’opéra. Avant le lever du rideau, nomie annonçait son âme. » l’introduction augmente chez les spectateurs l’inous noterez que je n’ai pas cité ici les incipit tensité de l’attente. Le Tiers Livre de Rabelais en est les plus glorieux : pas de marquise ni de un bon exemple : « Pantagruel ayant entièrement gigantesque cancrelat. Un des commenceconquis le pays des Dipsodes, y transporta une ments préférés de Leys est de Marcel Aymé. Le Nain colonie d’Utopiens composée de 9 876 543 210 débute ainsi : « Dans sa trente-cinquième année, le hommes, sans les femmes et les petits enfants. » nain du cirque Barnaboum se mit à grandir. » Il est C’est comme si, d’entrée de jeu, l’auteur nous cependant un incipit qui surpasse les autres. Sans empoignait brusquement par le revers de la veste. doute parce qu’il décrit mieux qu’un long discours L’attaque en coup de trompette est un trait fréquent les relations entre l’auteur et le lecteur : « Comment des essais politiques et philosophiques. Il n’est pas s’étaient-ils rencontrés ? Par hasard, comme tout le nécessaire d’avoir un incipit flamboyant. Créateur monde » (Jacques le Fataliste, Diderot). irrépressible, Hugo s’amusait, dit-on, à noter les plus j.macescaron@yahoo.fr Hannah/Opale

Édité par Sophia Publications 74, avenue du Maine, 75014 Paris. Tél. : 01 44 10 10 10 Fax : 01 44 10 13 94 Courriel : courrier@magazine-litteraire.com Internet : www.magazine-litteraire.com

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Sommaire

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Cahier critique : Umberto Eco au cœur d’une machination

Le cercle critique

D’une langue l’autre

Comme Kundera, certains auteurs choisissent de quitter une langue pour une autre : par amour (comme le Japonais Akira Mizubayashi) ou par souci de « décoloniser l’esprit », comme le théorisa le Kenyan Ngugi wa Thiong’o.

Victor Segalen

Alors que ses fameuses Stèles se dressent depuis quelque cent ans, retour sur l’œuvre de l’écrivain voyageur.

Ce numéro comporte 3 encarts : 1 encart abonnement sur les exemplaires kiosque, 1 encart Edigroup sur exemplaires kiosque de Suisse et Belgique, 1 encart Le Monde des religions sur une sélection d’abonnés.

olivier roller/fedephoto – hélie/gallimard – Richard Dumas – Jean-Marc Pau

Sur www.magazine-litteraire.com

Chaque mois, des critiques inédites exclusivement accessibles en ligne.

Le cahier critique Fiction 24 Umberto Eco, Le Cimetière de Prague 26 Annie Ernaux, L’Autre Fille 27 Laurent Mauvignier, Ce que j’appelle oubli 28 Atiq Rahimi, Maudit soit Dostoïevski 29 Jacques Chessex, L’Interrogatoire 30 Jean Hatzfeld, O ù en est la nuit 31 Paul Nizon, Les Carnets du coursier 32 Richard Powers, Générosité 33 Henry Bauchau,

Dialogue avec les montagnes 34 Graham Greene en deux « Bouquins » 35 Peter Carey, Parrot et Olivier en Amérique Poésie 36 Pierre Reverdy, Œuvres complètes Non-Fiction 38 Claude Lévi-Strauss, L’Anthropologie face aux problèmes du monde moderne 40 Gisèle Sapiro, La Responsabilité de l’écrivain 41 Liu Xiaobo, La Philosophie du porc 42 William T. Vollmann, Le Roi de l’opium et autres enquêtes en Asie du Sud-Est 44 Tzvetan Todorov, Goya à l’ombre des Lumières 45 Francis Scott Fitzgerald, Un livre à soi 49 Jean Goldzink, La Solitude de Montesquieu Les mille et une vies de la biographie : l’histoire et les évolutions récentes d’un genre de plus en plus prolifique et prisé. Crédit de couverture : Jacques Sassier/Gallimard/Opale. © ADAGP-Paris pour les œuvres de ses membres reproduites à l'intérieur de ce numéro.

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Dossier : Milan Kundera, le sacre d’un incroyant

la biographie, par François Dosse 14 La vie des lettres Édition, festivals, spectacles… Les rendez-vous du mois

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L’actualité 3 L’éditorial de Joseph Macé-Scaron 6 Contributeurs 8 Enquête Les mille et une vies de

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n° 507

Le dossier 48 Milan 50 52 54 56 56 58 60 62 64 70 72 74 76 77 78 80 82 84 86 88 89 90

Entretien avec António Lobo Antunes

Kundera

d ossier coordonné par Maxime Rovere Entretien avec François Ricard Une théorie en acte, par Dominique Noguez Une zone franche, par François Taillandier L’anti-lyrisme, par Martin De Haan Enfants de don Quichotte, par Thomas Pavel Absolument récalcitrant, par Guy Scarpetta Entretien avec Marek Bie´nczyk Entretien avec Alain Finkielkraut Portfolio : Kundera dessinateur Sa scandaleuse légèreté, par Adam Thirlwell Perpétuer plutôt que commémorer, par Isabelle Daunais Le rire de Kundera, par Mathieu Bélisle « Un piège tendu à la poésie », par Alain Schaffner Éclairs de la colère, par M. Boyer-Weinmann L’art de la fugue, par Massimo Rizzante La fabrique des personnages, par Bertrand Vibert Le kitsch universel, par Hervé Aubron Les romans en français, par Benoît Duteurtre Kundera critique, par M. Boyer-Weinmann Milan et son maître, par François Ricard La magie de la franchise, entretien avec le metteur en scène Nicolas Briançon « Celui qui a écrit là-haut tout cela », par Sylvie Richterova

Le magazine des écrivains 92 Grand entretien avec António Lobo Antunes 98 Admiration Grace Paley, par Geneviève Brisac 100 Archétype Petit Chaperon rouge,

par Anne-Marie Garat

102 Inédit Mark Twain 106 Le dernier mot, par Alain Rey

Prochain numéro en vente le 28 avril

Dossier : Cioran


Enquête

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Les mille et une vies de la biographie Longtemps déconsidéré, le genre est aujourd’hui prolifique et prisé. Retour sur son histoire et ses évolutions récentes. Par François Dosse, illustrations Jean-Marc Pau pour Le Magazine Littéraire

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ergson avait laissé en 1935 des instructions concernant sa biographie : « Inutile de mentionner ma famille : cela ne regarde personne. Dire que je suis né à Paris, rue Lamartine. Expliquer au besoin que je n’ai pas eu à être naturalisé, comme on l’a prétendu… Insister toujours sur le fait que j’ai toujours demandé qu’on ne s’occupe pas de ma vie, qu’on ne s’occupe que de mes travaux. J’ai invariablement soutenu que la vie d’un philosophe ne jette aucune lumière sur sa doctrine, et ne regarde pas le public. J’ai horreur de cette publicité, en ce qui me concerne, et je regretterai à jamais d’avoir publié des travaux, si cette publication devait m’attirer cette publicité. » On peut difficilement être plus catégorique dans le rejet radical du genre. Cette aversion était assez largement partagée chez les philosophes. Heidegger commençait ainsi en 1924 son cours sur Aristote : « Tout ce qui compte dans la personnalité d’un philosophe est de savoir qu’il est né à tel moment, qu’il a travaillé et qu’il est mort. » À lire cette exécution péremptoire de la biographie, on est sidéré par le contraste qu’offre l’actualité éditoriale en la matière.

Un genre impur et décrié Le caractère hybride du genre biographique, la difficulté de le classer dans telle ou telle discipline organisée, l’écartèlement subi entre des tentations contradictoires comme la vocation romanesque, le souci d’érudition, la tenue d’un discours moral de l’exemplarité, en a fait un sous-genre longtemps source d’opprobre et souffrant d’un déficit de réflexion. Méprisé par le monde savant des universitaires, le genre biographique n’en aura pas moins connu un succès public qui ne s’est jamais démenti, attestant qu’il répond à un désir au-delà des fluctuations de la mode. Sans doute la biographie donne-t-elle au lecteur l’illusion d’avoir un accès direct au passé, et à ce titre de pouvoir mesurer sa propre finitude à celle de la figure biographiée. De plus, l’impression de totalisation de l’autre, si illusoire soit-elle, répond au souci constant de construction de son moi par la confrontation avec l’altérité. Genre impur, bâtard, ne relevant ni de la littérature ni de la démarche scientifique des sciences humaines, la biographie a connu une longue éclipse au regard

de ce qui était considéré comme un savoir savant tout au long du xixe et de l’essentiel du xxe siècle. Un mépris persistant a condamné ce genre, sans doute trop lié à cette part accordée à l’émotif et à l’intensification de l’implication subjective. Un mur a longtemps tenu à distance le biographique de l’historique comme élément parasite pouvant venir perturber les objectifs de scientificité. Ce genre a « Tout ce qui compte dans la été délaissé ou plutôt personnalité d’un philosophe est abandonné à ceux qu’on de savoir qu’il est né à tel moment, peut appeler les « mercenaires » de la biographie qu’il a travaillé et qu’il est mort. » et dont le succès public Martin Heidegger n’eut d’égal que le mépris À lire en retour dont ils faisaient l’objet du côté de la comde François Dosse munauté savante. Ce sont les volumes du « Rêve le plus long de l’histoire » de Jacques Benoist-Méchin, Pierre Nora. Homo les grands souverains russes racontés par Henri Troyat, historicus, é d. Perrin, 660 p., 27 €. les innombrables biographies par André Castelot et Le Pari biographique. Alain Decaux, par Pierre Gaxotte, par Jacques ChasteÉcrire une vie, net, par Georges Bordonove et par bien d’autres. Les éd. La Découverte/Poche, ingrédients de ces succès sont connus : un peu de 490 p., 16,50 €. sang, beaucoup de sexe, des secrets d’alcôves, des intrigues amoureuses et des bagarres d’influence, des anecdotes de toutes sortes, à condition qu’elles soient croustillantes. On peut parler aujourd’hui d’une véritable levée d’écrou qui date du milieu des années 1980 et d’un retournement de conjoncture qui remonte à l’année 1985. Durant cette seule année, 200 nouvelles biographies sont publiées par 50 maisons d’édition, et l’optimisme des éditeurs est à peu près général dans ce domaine, alors que le climat général est plutôt morose. Le mouvement n’a cessé de s’amplifier, et le Cercle de la librairie comptabilise la parution de 611 biographies en 1996 et de 1 043 en 1999, sans compter les multiples autobiographies, mémoires et confessions. Dès le mur tombé, on a assisté à une véritable explosion biographique qui s’est emparée des auteurs comme du public dans une fièvre collective non démentie à ce jour. L’engouement pour le genre n’affecte pas seulement les hommes d’action, mais gagne de plus en plus les ­hommes de plume, devenus à leur tour objets de curiosité et d’exercice biographique. Cependant, si l’on voit assez bien ce que le biographe peut apporter

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La vie des lettres

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bicentenaire Théophile Gautier,

par-delà le roman de sa momie L’écrivain a été éclipsé par le personnage. Le bicentenaire de la naissance de Gautier, salué d’une salve de publications, est l’occasion de rétablir la préséance.

S

Théophile Gautier par Riesener (1850).

c­ onsacra à son « enviable » aîné – aujourd’hui réunis dans un petit ouvrage paru aux éditions Manucius –, Henry James se révèle ébloui par le miracle d’une œuvre qui ne « s’effondre pas malgré sa vacuité » et « n’ennuie pas malgré son immobilisme », comme le souligne Paolo Tortonese, préfacier du recueil. S’il regrette le manque d’intuition dramatique et d’épaisseur intellectuelle de Gautier, inévitables revers de son talent descriptif, James salue avec justesse sa capacité à transformer l’expérience visuelle en écriture, à faire coïncider la « vigueur du mot » et la « picturalité de la phrase ». Ce culte de la forme, cette orfèvrerie du verbe, Gautier cependant les paya cher. Toute sa vie,

« Nous regardions en ces temps-là les critiques comme des cuistres, des eunuques et des champignons. »

Dernier manuscrit autographe, daté de 1872.

il ne put boire le « vin de sa ­propre pensée » qu’« Après le feuilleton », comme il l’indiquait dans cet amer poème de 1861, versification des affres d’un homme obligé d’écrire pour l’argent avant d’écrire pour l’art. Fustigateur des « Catons à tant la ligne » et autres « prédicateurs » aux « oreilles janséniquement chatouilleuses » dans la préface de Mademoiselle de Maupin en 1835, le poète n’eut d’autre choix que de se radoucir : « Nous regardions, en ce temps-là, les critiques comme des cuistres, des monstres, des eunuques et des champignons. Ayant vécu depuis avec eux, j’ai reconnu qu’ils n’étaient pas si noirs qu’ils

en avaient l’air, étaient assez bons diables et même ne manquaient pas de talent. » Gautier finira par incarner l’écrivain journaliste par excellence. Un aperçu de son art de la critique est donné par le volume Gautier journaliste, qui vient de paraître aux éditions Garnier-Flammarion (voir article p. 17). Un récit fort complet de ses quarante ans de tribulations jour­ nalistiques se trouvera dans la ­b iographie que vient de lui consacrer Stéphane Guégan (éd. Gallimard). Quoique sempiternellement « accaparé et attelé » aux « besognes » de la critique, Gautier trouva parfois le moyen de détourner celle-ci,

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photos : maison de balzac/roger violLet

e souvenant de la tumultueuse première représentation d’Hernani, Gautier observait avec ironie : « C’est la notion de nous que nous laisserons à l’univers. Nos poésies, nos livres, nos ar­ticles, nos voyages seront oubliés ; mais l’on se souviendra de notre gilet rouge. » Et, en effet, que subsiste-t-il du poète des Émaux et camées ? Une étincelle écarlate dans l’atmosphère compassée du Théâtre-Français, quelques échappées dans l’univers du fantastique et, par-dessus tout, cette assertion ressassée à l’envi : « Il n’y a de vraiment beau que ce qui ne peut servir à rien ; tout ce qui est utile est laid. » Autrement dit, il nous reste un symbole, combinaison de ferveur romantique et de rigueur parnassienne, qui relègue dans l’ombre bien d’autres facettes du « poète impeccable », « magicien ès langue française », auquel Baudelaire dédicaça Les Fleurs du mal. À l’heure du bicentenaire de sa naissance, diverses publications permettent de redécouvrir Gautier tel qu’en lui-même et d’apprécier, par-delà le défenseur de « l’art pour l’art », un génie de la description, un cri­ tique prolixe et l’un des plus fins analystes de son temps. Quel lien existe-t-il entre Henry James et l’auteur du Capitaine Fracasse ? A priori aucun, tant le réalisme psychologique de l’un contraste avec l’esthétisme exacerbé de l’autre. Pourtant, l’écriture picturale de Gautier fascina le grand romancier américain. Dans les cinq articles qu’il


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bourgeonnait, tout éclatait à la fois ». Si ce panorama historique laisse étonnamment peu de place à l’élan nostalgique, c’est avec une sincère émotion que le poète ressuscite, dans ses « No­ tices romantiques », à la fois le meilleur – l’ami Nerval, « perfec­ tionnisme de l’ombre » de « na­ ture choisie et délicate » – et le pire – ce jour amer où, Victor Hugo en exil, son mobilier fut vendu au tout-venant, offrant le triste spectacle d’un « poème ­domestique […] démembré ­hémistiche par hémistiche […], fauteuil par fauteuil, rideau par rideau ». Camille Thomine

maison de balzac/roger viollet

comme en atteste un feuilleton de juillet 1843, où, faute d’un reluisant « butin théâtral », il s’autorisait à évoquer les effets du haschich – sur un ton irré­ prochablement journalistique. Ce plaisant article trouve aujourd’hui sa place aux côtés d’autres témoignages de même inspiration, « Le club des hachi­ chins » et « La pipe d’opium », tous trois réunis par Paolo Tor­ tonese dans un ouvrage paru aux éditions Mille et Une Nuits. Dans « Le club des hachichins », Gautier relate sa première séance à l’hôtel Pimodan, où de nom­ breux artistes cherchaient à enri­ chir leur créativité des hallucina­ tions provoquées par la drogue : viande changée en framboise, marches d’escalier molles, ­convives à têtes d’éléphants… Sous la plume du poète, la fanta­ sia du kief enfle jusqu’au fantas­ tique, fournissant un prétexte aux plus folles arabesques imagi­ natives, à la connivence littéraire et à une ironie débridée. Dernière publication notable, la réédition de l’ultime livre, ina­ chevé, de Gautier : son Histoire du romantisme, préfacée par Olivier Schefer aux éditions du Félin et enrichie, comme lors de sa première édition en 1974, des « Notices romantiques » et d’une « Étude sur la poésie française ». Adrien Goetz prépare aussi ce qui sera la première édition cri­ tique d’Histoire du romantisme. Pour cela, il s’est appuyé sur le manuscrit original : « Douze cha­ pitres magnifiques, très drôles. Ce sont les mémoires de Gautier, son dernier livre. J’ai vu l’endroit où la plume lui tombe des mains au milieu d’une phrase. Cette édition sera complétée par qua­ rante portraits romantiques publiés par Gautier dans divers titres de presse, le tout annoté et préfacé. » Le livre paraîtra en juin en Folio. À l’aube de sa mort, Gautier en­ treprit de témoigner des ef­ fervescentes années 1830-1840, décennies bénies de sa jeunesse auprès du Petit Cénacle, « époque climatérique » des grands enthousiasmes et ­batailles littéraires où « tout germait, tout

Jeune femme nue, Théophile Gautier (1831).

À lire

Théophile Gautier, Henry James,

préface de Paolo Tortonese, traduit de l’anglais (États-Unis) par Emmanuel Saussier et Myriam Faten Sfar, éd. Manucius, 110 p., 10 €.

Théophile Gautier, Stéphane Guégan, éd. Gallimard,

« NRF Biographies », 678 p., 26 €.

Le Club des hachichins, Théophile Gautier, éd. Mille et Une Nuits, 80 p., 2,50 €.

Histoire du romantisme, Théophile Gautier, préface d’Olivier

expositions Paris, Sceaux, Tarbes…

Fêté en tous cadres

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héophile Gautier ayant largement démontré son amour des arts, le bicentenaire de sa naissance devait se décliner en expositions. La principale, à la Maison de son compère et rédacteur en chef Balzac, dévoile écrits, peintures et éléments biographiques. On y découvre la curieuse amitié entre Gautier et Balzac, leur étroite collaboration autour d’œuvres comme Les Illusions perdues, mais aussi les salons mondains qu’ils fréquentaient l’un et l’autre, avec Hugo, Baudelaire et Flaubert, pour mieux s’ob­ server et se réprouver ensuite. On s’étonne devant les objets per­ sonnels de l’écrivain – son encrier, son sac de voyage –, les nom­ breuses peintures et gravures qu’il réalisait lui-même, les manuscrits de ses Camées, l’édition du Capitaine Fracasse illustrée par Gustave Doré, des extraits de ses Mémoires inachevés, Histoire du romantisme, de ses carnets de voyage en Espagne et en Italie en tant que critique d’art, et même de ses ballets. Tous ces trésors révèlent, comme l’explique Candice Brunerie, commissaire de l’expo­ sition, « l’extrême variété oubliée de son œuvre et la densité du personnage ». À partir du 11 octobre prochain, une expo­ sition sera organisée aux écuries du do­ maine de Sceaux : « Gautier dans son cadre », une autre aux archives municipales de Tarbes. Le musée Gustave-Moreau or­ ganise de son côté un « Parcours Gautier », qui suit les commentaires de l’écrivain sur l’œuvre du peintre. Le Gautier critique d’art se retrouve aussi dans Le Musée du Louvre, guide qu’il rédigea en 1867. Sa ré­ édition, sous forme de beau livre, permet d’arpenter le Louvre tel qu’il s’offrait aux visiteurs du second Empire et de profiter des commentaires éclairés de l’auteur. Enfin, parmi les multiples rencontres, lectures, colloques organisés pour célébrer Gautier, citons cette étonnante soirée hachichine : le 29 avril, le critique et romancier Pierre Jourde, accompagné du spé­ cialiste Paolo Tortonese et de l’universitaire Sylvain Ledda, donnera une conférence-lecture du texte de Gautier, Le Club des hachichins, au fameux hôtel Lauzin, ou Pimodan. Là-même où se réunissaient Balzac, Daumier, Baudelaire pour consommer l’hallucinogène confi­ ture ! Attention : les réservations sont indispensables (bicentenaire­ gautier@gmail.com/). Tous les autres événements, colloques et expositions consacrés à Gautier sont présentés en détail sur le site consacré au bicentenaire (www.theophilegautier.fr/). Lauren Malka

À voir

« Théophile Gautier s’invite chez Balzac », Maison de Balzac,

Schefer, éd. du Félin, 290 p., 25 €.

47, rue Raynouard, Paris (16e), jusqu’au 29 mai 2011. Rens. : 01 55 74 41 80.

L’Histoire du romantisme et autres textes, Théophile Gautier,

À lire

édition critique d’Adrien Goetz, révisée sur le manuscrit original, à paraître en Folio.

Le Musée du Louvre, Théophile Gautier,

éd. Louvre/Citadelles & Mazenod, 320 p., 45 €.


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olivier roller/fedephoto

Critique  Fiction

Umberto Eco plonge dans un inextricable marigot de faussaires et d’antisémites, à la toute fin du xixe siècle.

Officines de l’infamie Le Cimetière de Prague, Umberto Eco, traduit de l’italien par Jean-Noël Schifano, éd. Grasset, 580 p., 23 €.

Par Pierre Assouline

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es Auvergnats ? D’une cupidité légendaire. Les Italiens ? Peu sûrs, menteurs, vils, traîtres. Les Espagnols ? Vaniteux. Les Croates ? Ignorants. Les Maltais ? Ingrats. Les Gitans ? Insolents. Les Anglais ? Sales comme chacun sait. Les Prussiens ? Impérieux, évidemment. Les Français ? Méchants, paresseux, arnaqueurs, orgueilleux, jaloux et persuadés que le monde entier parle français. Quant aux Allemands, ils sont proprement à chier étant entendu que, produisant le double de matières fécales que les autres, ils leur sont inférieurs physiologiquement ­puisque leur activité intestinale s’exerce aux dépens de leur activité cérébrale. Alors les Juifs, vous pensez ! Il est comme ça, Simon Simonini, né piémontais de mère française vers le milieu du xixe siècle du côté de Turin, auréolé du titre prestigieux de capitaine pour avoir plus ou moins fait le coup de feu avec les mille garibaldiens. Il n’aime que la cuisine. Pour elle, pour sa plus grande gloire et sa volupté secrète, il n’aura jamais assez de mots trop hauts. Nul ne sait comme lui accommoder les côtes de veau Foyot (ne pas oublier d’assaisonner in fine avec du chou-fleur sauté), la bagna caöda (on vous fait grâce des détails), le pot-au-feu (tout y est

une question de sauces, fondamentales). À croire qu’il vit pour manger, boire et haïr les Juifs, dans cet ordre. Un atavisme enraciné chez les siens depuis son grandpère (un officier qui abandonna l’armée savoyarde pour les Bourbons de Florence). Grâce à lui, sa famille a, concernant les Juifs, quelques convictions dans le sang : ils sont le peuple athée par excellence, ils n’ont d’yeux que pour le monde ici-bas et pas un regard pour la vraie vie au-delà. Son grand-père lui a transmis en héritage le grand livre (Mémoires pour servir à l’histoire du jacobinisme) dans lequel l’abbé Barruel avait trouvé une explication du monde selon laquelle les templiers des origines et les libres maçons avaient été corrompus par les illuminés de Bavière – vous suivez ? Encore qu’on ne se méfie jamais assez des prêtres, ces oisifs, foi de Simonini, qui place les jésuites au pire du pire : « Des francs-maçons habillés en femme », c’est dire. Et comme les « frères trois points » sont pieds et poings liés avec les Juifs, tout s’explique. Un jour, rue Maître-Albert, notre héros a retrouvé les notes de l’abbé Dalla Piccola ; elles faisaient état de rendez-vous avec de fameux folliculaires antijuifs, Léo Taxil et Édouard Drumont. Mais n’était-il pas déjà victime d’un syndrome de double personnalité ? Était-ce lui ou un autre ? Sa connaissance du vieux Paris est rarement prise en défaut, avec une faiblesse pour le quartier Maubert et, sur l’autre rive, le passage des Panoramas et le passage Jouffroy, bouches mysté­ rieuses. Ses restaurants ? Foyot, Magny, Brébant-

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Vachette, Le Grand Véfour, le Café anglais. Simonini se damnerait pour un cimier de chevreuil ou une petite timbale à la Pompadour, de quoi digérer son observation des troubles de la fonction utérine chez la femme, cette horreur, lors des éprouvantes ­séances de Charcot à la Salpêtrière. Il a eu la chance de découvrir l’origine du Mal au moment où le vieil antijudaïsme chrétien passe le bâton merdeux au moderne antisémitisme politique. Heureux ceux dont la passion, l’idée fixe, la raison de vivre s’inscrivent dans une charnière historique. Il connaît ses classiques, à commencer par le Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu (1864) de Maurice Joly qui démonte le cynisme de la race élue. D’avoir écouté Toussenel l’a troublé ; ses pa­roles donnaient corps et crédit aux obsessions de grandpère. Non seulement les Juifs étaient bien les ennemis de l’autel et des plèbes, mais il y avait là « un marché antijuif » à exploiter. Tout s’éclaire soudain : « D’où devait partir le projet hébraïque pour la conquête du monde ? Mais de la possession de l’or, comme me l’avait suggéré Toussenel. Conquête du monde, pour mettre en état d’alerte monarques et gouvernements, possession de l’or, pour satisfaire socialistes, anarchistes et révolutionnaires, destruction des sains principes du monde chrétien, pour inquiéter pape, évêques et curés. » Le faussaire Lucas est son modèle : trente mille faux à son actif, qui dit mieux, tous réalisés à partir de pages de garde arrachées aux livres de la Bibliothèque nationale ou sur du papier ancien volé. Un génie qui a berné son monde au-delà du raisonnable. Simonini en a retenu que la forgerie pouvait accéder au rang envié d’un des beaux-arts dès lors que l’on mettait autant de vice que de talent à créer de toutes pièces un acte notarié, des testaments olographes ou une vraie fausse lettre, et à imaginer des aveux compromettants. Ainsi Simonini en vint-il à fabriquer un faux antisémite appelé à devenir lui-même un classique de la pensée obsidionale, ses « Protocoles pragois », comme il les appelait, avant qu’ils passent à la postérité sous le titre Les Protocoles des sages de Sion. Mais sans lui, la police tsariste les lui ayant volés pour les instrumentaliser à son goût et à son usage. Nous avons notre comptant de mystères, de complots, de machinations et de coups de théâtre. Umberto Eco raconte bien ; on sent qu’il y prend un grand plaisir, autant si ce n’est davantage qu’à l’enquête érudite. Il suffit de l’avoir écouté parler pour deviner la voix qui sera la sienne une plume à la main. Chaude, colorée, digressive. Son timbre demeure allègre, dût-il évoquer des drames. Il a pourtant voulu faire de son héros « le personnage le plus cynique et le plus exécrable de toute l’histoire de la littérature », prétention qui étonne de la part d’un lecteur aussi avisé. Il devrait savoir que les pires d’entre eux se sont toujours avancés masqués. Et puis Simonini réussit presque à nous émouvoir en évoquant sa lecture passionnée de Joseph Balsamo ou la tendre sensualité de Babette d’Interlaken. Umberto Eco a choisi la forme des journaux intimes, tenus en 1897-1898, avec force flash-backs. Il lorgne

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du côté du feuilleton, ainsi qu’en témoignent les dessins et gravures qui y sont reproduits. N’empêche que sa mise en place des personnages et son exposition des scènes gagneraient à être parfois un peu moins appuyées. Où est le mystère d’un personnage qui se présente dès la première page comme un antijuif et nous redit l’objet de sa haine à intervalles réguliers ? On est gêné d’avoir à rappeler que l’art du roman consiste à montrer sans démontrer. C’est souvent touffu, nécessairement labyrinthique puisque nous sommes chez Eco ; aussi fournit-il un mode d’emploi à la fin, tableau en trois colonnes (Chapitre, Intrigue, Histoire) afin que le lecteur perdu s’en sorte. De quelque manière qu’on l’envisage, ce tableau est un aveu d’échec du romancier ; il est vrai que le narrateur peine à s’y retrouver, il en convient lui-même, malgré la finesse de Jean-Noël Schifano, traducteur de tous les romans d’Umberto Eco, au fait de ses tours et détours. Diffusés en 1905 en Russie et aussitôt traduits dans de nombreuses langues, les Protocoles ont été dénoncés comme un faux par le Times de Londres en 1921. Ce qui ne les a pas empêchés de connaître une brillante carrière de best-seller. Mein Kampf tenta de leur accorder un certificat Extrait d’authenticité. Depuis la fin de la rumont avait une chevelure Seconde Guerre mondiale, ils sont léonine et une grande barbe surtout diffusés dans le monde noire, le nez busqué et les yeux arabo-musulman. ardents, au point qu’on aurait pu Le Cimetière de Prague offre un le faire passer (à observer l’ico­ boulevard à l’esprit de l’époque, la nographie courante) pour un nôtre, si prompte à débusquer le prophète juif ; et de fait son anti­ complot à l’œuvre à chaque coin judaïsme avait quelque chose de de rue. Sous le couvert anodin et prophétique, de messianique, ludique de la fiction, il fera bien comme si le Tout-Puissant l’avait plus de ravages dans l’imaginaire. spécifiquement chargé de Mais, de cette responsabilité, détruire le peuple élu. l’auteur entend se laver les mains au motif que l’interprétation est du Le Cimetière de Prague, seul ressort des lecteurs. L’enjeu Umberto Eco s’inscrit dans un débat entamé il y a quelques années sur les fron­ tières entre la fiction et la réalité, et la nécessité pour les lecteurs d’entrer en empathie avec les héros de roman. Umberto Eco prend soin de prévenir que tous les personnages ont vraiment existé, à l’exception du principal d’entre eux ; mais son entourage dûment attesté lui donne du crédit et renforce un halo de vérité pervers. Même si l’auteur répéte que son héros est l’homme le plus haï du monde, celui-ci n’en ­convoque pas moins sur le papier les conjurés de Sion afin qu’ils mettent au point leur plan de domination du monde. La sagesse populaire n’enseigne-t-elle pas qu’il n’y a pas de fumée sans feu ? Jonglant en permanence avec le premier et le second degré, Umberto Eco est là à son affaire. On n’est pas plus ambigu. Au fond, nous dit-il, Simon Simonini a réellement existé : « En quelque sorte », précise l’auteur, non sans ajouter à la toute fin : « Il est encore parmi nous. » Umberto Eco n’en parie pas moins sur l’intelligence de son public, ses centaines de milliers de lecteurs potentiels. Il prend des risques.

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Le sacre d’un incroyant

Milan Kundera À lire

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Œuvre, Milan Kundera, éd. Gallimard,

« Bibliothèque de La Pléiade », 2 vol., 1 504 p. et 1 328 p., 53 € et 52 € jusqu’au 31 décembre, 60 € chacun ensuite.

La Génération lyrique. Essai sur l’œuvre des premiers-nés du baby-boom, François Ricard, rééd. Climats, « Sisyphe », 240 p., 19 €. Milan Kundera en 2009.

Dossier coordonné par Maxime Rovere

Il y a des auteurs canonisés qu’on ne lit plus, suivantes sont nées dans une angoisse dont mais qui permettent d’entretenir les conver­ les objets se brouillent – ce qui la rend sations mondaines, sur la base d’œuvres d’autant plus poignante. Pour ces désen­ qu’on ne connaît qu’à moitié. Milan Kundera chantés, les romans de Kundera sont une est à l’opposé : on n’a jamais cessé de le lire, source d’eau fraîche où tremper leur sensi­ et son œuvre passe de main en main, d’un bilité. Moitié ironique, moitié bienveillant, le pays à l’autre, et d’une génération à l’autre. romancier a su décrire les manières de vivre Kundera séduit autant ceux qui le décou­ dans une société que l’on désavoue, qui nous vrirent dans les années 1970 que ceux qui désavoue, et sur laquelle la meilleure prise sont nés au milieu de son œuvre. Pourquoi ? est encore de s’en moquer, tout en ayant Parce que, dès les premières nouvelles de conscience que, ce faisant, nous rions de ­Risibles amours (1968), ses textes s’adressent nous-mêmes. au monde désuni des incrédules. À ceux qui, Ainsi, Milan Kundera a d’autant plus d’avenir depuis toujours ou depuis peu, ne croient qu’il est un auteur en « temps de crise » plus en la possibilité d’un salut, quelle qu’en – c’est-à-dire un auteur tout court, puisque soit la forme, mais cherchent dans la réalité l’existence et la littérature ne se situent jamais ce qui résiste à la signification. Au milieu du ailleurs qu’en « temps de crise ». Qui lui repro­ gâchis dont il a été le témoin, Kundera a ainsi chera de s’être désormais mis à l’écart d’un aperçu, dans l’obstination du réel, l’indice le double jeu devenu dangereusement complé­ plus certain d’une existence fragile, jamais mentaire, celui de la politique et celui des bien définie, un peu flottante. Ni tout à fait médias ? Dans le rapport de forces, la voix individuelle (ne sommes-nous pas en re­ d’un tel écrivain ne peut fonctionner que lation les uns avec les autres ?), ni entière­ comme une caution ou une attaque – et cette ment dépouillée d’émo­ alternative est, structu­ Aujourd’hui accueilli tions singulières. rellement, la forme même dans La Pléiade, C’est dans cet état volatil du totalitarisme. La l’écrivain nous aide qu’il a donné, non pas du société du spectacle sens, mais un sens romacomme le libéralisme à vivre au temps des nesque, à un monde aux devront donc faire sans « valeurs dévastées ». « valeurs dévastées » (La lui – pendant que ses lec­ Plaisanterie). Pour ceux que François Ricard teurs feront avec. Tandis que les éditions Gal­ a appelés « la génération lyrique », natifs du limard signalent l’importance de son œuvre baby-boom surfant sur les Trente Glorieuses, en l’éditant dans la « Bibliothèque de La les livres de Kundera ont été une voix, issue Pléiade », nous avons voulu saluer le musicien de l’Europe de l’Est, qui indiquait la possibi­ du récit, mais aussi – pour le « déstatufier » lité du doute et les ressources créatrices de avec son concours – présenter le dessinateur l’humain. « Ap­partenir à la génération ly­ du dimanche, auteur de couvertures et de rique, c’est venir au monde dans la croquis ensoleillés : nous publions pour la joie », écrit François Ricard. Kundera, première fois certains d’entre eux. Car on ima­ lui, ne se contenta pas d’offrir un gine mal Kundera drapé comme Balzac dans démenti à l’euphorie (parfois réel­ la robe de bronze où l’a dressé Rodin. Et rien lement, parfois potentiellement) n’est si plaisant que de le voir choisir pour luitota­litaire ; il proposa une autre même la forme d’un de ces bon­hommes ­voie, plus lucide que la joie : ­patates qu’il dessine à ses heures, flottant l’humour. Les générations dans un espace rose et jaune. M. R.


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