Virginia Woolf

Page 1

DOM 6,50 € - BEL 6,50 € - CH 12,00 FS - CAN 8,30 $ CAN - ALL 6,90 € - ITL 6,60 € - ESP 6,60 € - GB 5 £ - AUT 6.70 € - GR 6,60 € PORT CONT 6,60 € - MAR 60 DH - LUX 6,60 € - TUN 7,3 TND - TOM /S 850 CFP - TOM/A 1350 CFP - MAY 6,50 €

www.magazine-litteraire.com - Avril 2012

e xc l u s if

« La rivière de Virginia » par Patti Smith

dossier

VIRGINIA

Peut-on encore transmettre ? De Tacite à Wikipédia, comment partager notre savoir

WOOLF

Étrangère à elle-même

M 02049 - 518 - F: 6,00 E

« Il s’agit de ne pas se laisser gouverner par la réalité » entretien avec Claudio magris

Georges Bataille, l’éternel scandale l’analyse de michel surya

Dany Laferrière, Éric Faye, Ismail Kadaré, Herta Müller…

Les livres du mois


Éditorial

3

Service abonnements Le Magazine Littéraire, Service abonnements 17 route des boulangers 78926 Yvelines cedex 9 Tél. - France : 01 55 56 71 25 Tél. - Étranger : 00 33 1 55 56 71 25 Courriel : abo.maglitteraire@groupe-gli.com Tarifs France 2011 : 1 an, 12 numéros, 62,50 €. Achat de revues et d’écrins : 02 38 33 42 87 U. E. et autres pays, nous contacter. Rédaction Pour joindre directement par téléphone votre correspondant, composez le 01 44 10, suivi des quatre chiffres placés après son nom. Directeur de la rédaction Joseph Macé-Scaron (13 85) j.macescaron@yahoo.fr Rédacteur en chef Laurent Nunez (10 70) lnunez@magazine-litteraire.com Rédacteur en chef adjoint Hervé Aubron (13 87) haubron@magazine-litteraire.com Chef de rubrique « La vie des lettres » Alexis Brocas (13 93) abrocas@magazine-litteraire.com Conception couverture A noir Conception maquette Blandine Perrois Directrice artistique  Blandine Perrois (13 89) blandine@magazine-litteraire.com Responsable photo  Michel Bénichou (13 90) mbenichou@magazine-litteraire.com Rédactrice  Enrica Sartori (13 95) enrica@magazine-litteraire.com Correctrice Valérie Cabridens (13 88) vcabridens@magazine-litteraire.com Fabrication Christophe Perrusson (13 78) Directrice administrative et financière Dounia Ammor (13 73) Directrice commerciale et marketing  Virginie Marliac (54 49) Marketing direct Gestion : Isabelle Parez (13 60) iparez@magazine-litteraire.com Promotion : Anne Alloueteau (54 50) Vente et promotion Directrice : Évelyne Miont (13 80) diffusion@magazine-litteraire.com Ventes messageries VIP Diffusion Presse Contact : Frédéric Vinot (N° Vert : 08 00 51 49 74) Diffusion librairies : Difpop : 01 40 24 21 31 Publicité Directrice commerciale Publicité et Développement Caroline Nourry (13 96) Publicité littéraire  Marie Amiel - directrice de clientèle (12 11) mamiel@sophiapublications.fr Publicité culturelle Françoise Hullot - directrice de clientèle (secteur culturel) (12 13) fhullot@sophiapublications.fr Responsable communication Elodie Dantard (54 55) Service comptabilité Sylvie Poirier (12 89) spoirier@sophiapublications.fr Impression Imprimerie G. Canale, via Liguria 24, 10 071 Borgaro (To), Italie. Commission paritaire n° 0410 K 79505. ISSN‑ : 0024-9807 Les manuscrits non insérés ne sont pas rendus. Copyright © Magazine Littéraire Le Magazine Littéraire est publié par Sophia Publications, Société anonyme au capital de 115 500 euros. Président-directeur général et directeur de la publication Philippe Clerget Dépôt légal : à parution

Le tamis de l’orpailleur Par Joseph Macé-Scaron

L

Schnitzler, et Musil, et on ire Angelo Rinaldi est un bonheur n’a jamais été aussi loin de absolu. Et comme un bonheur vient les comprendre. Comme si rarement seul, nous avons la chance la Cacanie, ce « laboratoire de recevoir un recueil de ses du crépuscule » européen, ­chro­niques après son roman Les sounous faisait horreur. Étonvenirs sont au comptoir (éd. Fayard, cf. p. 42). nons-nous après, nous dit Ce recueil (1), comme l’écrit l’éditeur bien inspiré, Rinaldi, que le roman soit rassemble moins des chroniques que des contes devenu « une enquête de cruels : « Le maltraité de Versailles », « Le visiteur du localier qui court après suaire », « Un Houellebecq tombé du camion », « La l’incendie ». misère a besoin de talent »… Il Le Roman sans peine peut s’ouvre par un rapprochement entre Selon Angelo Rinaldi, paraître comme une antiMishima et Pierre Loti (lyrisme, le roman contemporain phrase tant il est vrai que sexualité, exercices du corps en tout est devenu « une Rinaldi applique au genre…). Le second a disparu, note enquête de localier qui domaine des lettres le Rinaldi, dans la faille provoquée par court après l’incendie ». conseil que Degas donnait le surréalisme. Le premier est un à ses contemporains : « Il Godzilla de la littérature qui effraie les Japonais et ravit (encore) les Occidentaux comme faut décou­rager les vocations. » Grâce à ce travail d’orpailleur, nous pouvons on a pu le voir au dernier Salon du livre. enons-en à la nouvelle qui donne son titre dé­nicher quelques pépites. Nous ne sommes jamais au recueil, Le Roman sans peine. Des mal inspirés de suivre les recommandations quand conseils ? Ce livre en regorge. Par exemple : c’est Rinaldi qui tient le tamis. « À force d’outrances et de pittoresque, les pro­ta­ a transmission est une idée neuve. Normal. gonistes perdent toute épaisseur psychologique, Demain s’est écrit hier. C’est pour cette rairéduits à n’être plus que des silhouettes d’un reporson que Le Magazine Littéraire a décidé de tage sur un milieu déterminé. » La citation est revisiter cette notion qui refait surface un peu ­longue mais résume parfaitement le problème du comme ces plaques dans La Mer de glace de Caspar roman contemporain qui doit faire avec les David Friedrich. Chaque mois, en plus de notre dosma­tériaux qu’on lui donne. L’épaisseur psycho­ sier traditionnel, notre magazine abordera désorlogique est devenue un gros mot. Celui d’émulsion mais, et dans un autre dossier, des problématiques psycholo­gique séduit davantage tous ceux pour qui actuelles – et il y répondra par la littérature. Pour – et ils sont ces temps-ci de plus en plus nom- que l’on cesse d’opposer cette dernière aux sciences breux – la complexité de l’âme humaine est une humaines ou à la philosophie. La philosophie étant, monstruosité. Oublieux que nous sommes de la bien entendu, la continuation de la littérature par remarque de la mère Angélique Arnauld : « Il y a de d’autres moyens. j.macescaron@yahoo.fr tout, dans certaines âmes et parfois au même (1) Le Roman sans peine, Angelo Rinaldi, éd. Les moment. » On n’a jamais autant lu Zweig et Empêcheurs de penser en rond/La Découverte, 326 p., 20 €. Hannah/Opale

Édité par Sophia Publications 74, avenue du Maine, 75014 Paris. Tél. : 01 44 10 10 10 Fax : 01 44 10 13 94 Courriel : courrier@magazine-litteraire.com Internet : www.magazine-litteraire.com

V

L

| |

Avril 2012 518 Le Magazine Littéraire


5

Sommaire

10

Perspectives : Peut-on encore transmettre ?

Illustres poissons d’avril

Retour sur les plus belles supercheries de l’histoire littéraire, de faussaires virtuoses en jeux de pseudonymes.

Vidéo

Notre rencontre au Lutetia avec Umberto Eco, pour la nouvelle édition du Nom de la rose.

Ce numéro comporte 4 encarts : 1 encart abonnement sur les exemplaires kiosque, 1 encart abonnement Quo Vadis, 1 encart Edigroup sur exemplaires kiosque de Suisse et Belgique et 1 encart Newsweek sur une sélection d’abonnés.

XVIIe siècle », entretien avec Rémi Mathis

16 Devenir autonome ou compétent ?

par Laurent Fedi

18 La médiologie, par François-Bernard Huygue 19 Bibliographie commentée L’actualité 20 La vie des lettres Édition, festivals,

spectacles… Les rendez-vous du mois 30 Le feuilleton de Charles Dantzig

Le cahier critique 32 Dany Laferrière, Chronique

39 40 41 42

RITA MERCEDES

43 44 46 47 48  Le premier mot : l’ouverture de L’Étranger d’Albert Camus, lue littéralement et dans tous les sens.

| |

49

de la dérive douce Patrick Chamoiseau, L’Empreinte à Crusoé Frédéric Boyer, Sexy Lamb Olivier Steiner, Bohème Dominique Fabre, Il faudrait s’arracher le cœur Jean Rouaud, Une façon de chanter Éric Faye, Devenir immortel, et puis mourir Jonathan Coe, Désaccords imparfaits Angelo Rinaldi, Les souvenirs sont au comptoir Ismail Kadaré, La Provocation et autres récits Elfriede Jelinek, Winterreise Steve Tesich, Karoo William T. Vollmann, Fukushima Charles Bukowski, Shakespeare n’a jamais fait ça Herta Müller, Animal du cœur Photo de couverture : Virginia Woolf dans les années 1920 (BCACSU/Rue des archives). Illustration : Anne-Lise Boutin. © ADAGP-Paris 2012 pour les œuvres de ses membres reproduites à l'intérieur de ce numéro.

Abonnez-vous page 95

Avril 2012 518 Le Magazine Littéraire

90

Dossier : Virginia Woolf

Perspectives 10 Peut-on encore transmettre ? 12 Vivre et laisser mourir, par Maxime Rovere 14 « Les estampes étaient le web du

34 36 37 38

Avril 2012

52

3 L’éditorial de Joseph Macé-Scaron 6 Contributeurs 8 Courrier

Chaque mois, des critiques inédites exclusivement accessibles en ligne.

ANNE-LISE BOUTIN - ADOC-PHOTOS - JEAN-LUC BERTINI

Sur www.magazine-litteraire.com

Le cercle critique

n° 518

Rencontre avec Claudio Magris

Le dossier 52 Virginia 54 58 60 62 63 64 66 67 69 70 72 74 76 78 80 82 84 86 88 89

Woolf

dossier coordonné par Augustin Trapenard Oser être soi-même, par Geneviève Brisac Entretien avec Jacques Aubert Précoces esquisses, par Frédérique Amselle La Hogarth Press, par Alexandra Lemasson Nécessité du snobisme, par Marc Lambron Virginia face à Victoria, par Christine Reynier Bibliographie Reflets d’une chrysalide, par Viviane Forrester Pièces de soi, par Belinda Cannone Écrire le féminin, par Frédéric Regard Des vagues de plus en plus violentes, par Catherine Bernard L’insoutenable vitalité de Vita, par Diane de Margerie Un patient lissage, par Daniel Ferrer Mrs Dalloway, ou la forêt de l’âme, par Camille Laurens Blessée de guerre, par Chantal Delourme À l’assaut des bibliothèques, par Agnès Desarthe Écrire en couleurs, par Catherine Lanone Dalloway ad lib., par Alexis Brocas La rivière de Virginia, par Patti Smith « Oh Wolfie... », par Marie Darrieussecq

Le magazine des écrivains 90 Grand entretien avec Claudio Magris 96 Admiration Georges Bataille, par Michel Surya 98 Visite privée

Helmut Newton, par Olivier Steiner

100 Traduction inédite

« Le quatuor à cordes », de Virginia Woolf

104 Le premier mot

Notre ami l’étranger, par Laurent Nunez

106 Le dernier mot, par Alain Rey

Prochain numéro en vente le 26 avril

Dossier : Le polar aujourd’hui


Perspectives

10

Peut-on encore trans La turbine des techniques de communication paraît parfois entretenir un présent perpétuel, dans lequel les individus et les sociétés peinent à préserver une mémoire vivante. Bon diagnostic ou illusion d’optique ? Pages coordonnées par Maxime Rovere, illustrations Anne-Lise Boutin

O

n a souvent désigné notre ère comme celle de l’information ou de la communi­ cation, mais comme celle de la transmission, jamais. Pour­ quoi ? Il semble que, en valorisant les échanges et en globalisant les flux, notre époque a perdu en chemin la question des contenus. Ou plutôt que ses routes, ses voies, ses fibres optiques et ses réseaux ont fini par s’organiser d’une manière si nou­ velle que bien malin celui qui y trouve encore ses petits. Car notre époque paraît frappée d’une schizo­ phrénie d’un nouveau type.

Jamais le sentiment d’avoir à pré­ server un patrimoine n’a été aussi intense. La collectivité réalise des ­efforts toujours plus importants (mais jamais suffisants) pour la conservation du passé : de la res­ tauration des œuvres d’art et des ou­ vrages de bibliophilie à leur numé­ risation massive, d’importants moyens, relayés par des techniques toujours plus pointues, tentent d’ar­ racher les créations de l’homme (et également de la nature) à la dé­gra­ dation du temps. Mais pour les ­mettre entre quelles mains ? Rien de ce que nous conservons n’aura de valeur pour nos descendants si nous

ne leur passons pas, aussi, le « sens » de cet héritage si précieux pour nous. Pourtant, tout se passe comme si le brassage toujours grandissant de l’information avait mis en crise l’ensemble des lieux où s’effectuait jusqu’à présent la transmission des idées, des valeurs et des savoir-faire, sans laquelle la conservation ma­ térielle serait entièrement vaine. Su­rabondante ici, délaissée là, la

Les médias ont submergé l’école, Internet a submergé les médias, et il devient chaque jour plus difficile d’identifier les passerelles du savoir.

| |

Le Magazine Littéraire 518 Avril 2012


11

Glossaire théorique Communication. La notion contemporaine de communi­ cation est aujourd’hui scindée en deux plans. Le premier est technique : lorsque les Américains Claude Shannon et ­Warren Weaver rédigent ensemble leur Théorie mathéma­ tique de la communication (1948), il s’agit pour eux d’appliquer aux techniques de la télécommunication un mode de rai­ sonnement mathématique, afin de les perfectionner. Ces recherches considèrent la communication comme un ­simple transfert ou déplacement d’un objet d’un point à un autre (émetteur/récepteur), et le message se réduit au signal. Elles donneront naissance à l’informatique, et donc aux théories de l’information (voir ci-dessous). L’autre versant est philoso­ phique : Jürgen Habermas, dans la Théorie de l’agir commu­ nicationnel (1987), montre que la communication peut être définie comme l’échange fondamental de signes qui struc­ ture les sociétés humaines. La communication de Haber­ mas est en partie élaborée pour contrer les effets déstruc­ turants de la circulation mécanisée des données. Selon lui, un homme qui cherche à se faire comprendre des autres se charge d’une triple prétention à la validité : prétention à l’exactitude, à la justesse par rapport au contexte social et à ses normes, et enfin à la sincérité. La communication est donc tout sauf neutre, elle est normative, et ce qu’elle norme s’appelle… la raison.

mettre ? t­ ransmission est aujourd’hui en crise. Pour simplifier, on pourrait en dé­ crire les plus récents bouleverse­ ments comme des vagues succes­ sives : les médias ont submergé l’école, Internet a submergé les mé­ dias, et dans la masse d’informations dans laquelle nous baignons, il de­ vient chaque jour plus difficile d’iden­ tifier les passerelles du savoir – qu’on veuille les construire ou les arpenter, les critiquer ou les déplacer. On pourrait ainsi comprendre la crise de la transmission scolaire, abstrac­ tion faite des décisions politiques qui entravent son fonctionnement, en prenant en compte l’éclatement des sources auxquelles puise la jeunesse. L’éducation n’est plus seulement l’af­ faire de la famille et de l’école : l’une et l’autre se trouvent submergées par les moyens de communication de masse. Le philosophe Karl Popper parlait à ce propos d’« éducation

| |

Avril 2012 518 Le Magazine Littéraire

clandestine » de la part des médias : bien qu’ils n’assument pas ce rôle, le fait est qu’ils « éduquent » leurs plus jeunes consommateurs (La Télé­ vision, un danger pour la démo­ cratie, Karl Popper et John Condry, éd. Anatolia, 1995). À leur tour, les médias traditionnels se trouvent aujourd’hui dépassés : tandis que radio, presse et télévision fonctionnent encore sur le modèle diffusionniste, multipliant auprès de très nombreux destinataires des mes­ sages dont les sources sont localisées, le réseau Internet a introduit un modèle participatif, où le discours se constitue de paroles diverses issues de toutes parts. Dans ce contexte, que devient la transmission ? Question dif­ ficile que la présente enquête espère éclairer. Car l’enjeu est de déterminer l’avenir d’un des fondements des Lumières : l’idéal de partage démo­ cratique du savoir. M. R.

Information. Si la révolution introduite par Shannon et Weaver en 1948 a eu des effets considérables sur la ­technique, elle transforma durablement la conception de l’information. On parle d’information lorsque le contenu est transmis de manière linéaire, et que l’on ne considère pas les questions sémantiques que ce contenu pourrait soulever. Malgré cette définition apparemment rigide, Shannon et Weaver éta­ blirent que l’information se définit par une plus ou moins grande incertitude : un événement certain (le soleil se lèvera demain) ne contient aucune information. La théorie de l’in­ formation raisonne donc en termes de probabilités afin d’im­ poser un ordre ou une forme à un message dont la nature est justement de rompre le cours attendu des événements. Cette théorie ne peut s’élargir à l’ensemble des échanges humains, où elle se heurte aux objections du constructi­ visme, selon lequel il n’y a pas de réception passive des mes­ sages mais construction permanente d’un cadre subjectif (ce qui suppose des méthodes d’analyse anthropologiques et non mathématiques). Elle permet néanmoins de consi­ dérer l’information comme un cas particulier de la commu­ nication, celui où on lutte contre l’incertitude. Médiologie. Le nom proposé par Régis Debray en 1991 pour une discipline encore en développement ne fait pas l’unani­ mité : l’université parle plutôt des sciences de l’information et de la communication. « Le message, c’est le médium », telle est la phrase fondatrice du Canadien Marshall Mc­Luhan, auteur notamment de La Galaxie Gutenberg, la genèse de l’homme typographique (1962). Son école considère que les formes matérielles de communication ont plus d’impact que le contenu qu’elles sont censées convoyer. La branche fon­ dée par Debray prolonge cette approche en accordant une M. R. attention particulière aux conditions sociales.


La vie des lettres

20

bande dessinée Les trois fantastiques Robert Crumb, Art Spiegelman, Alan Moore : grands commandeurs et conteurs de la BD anglophone, ils font l’objet d’heureuses rétrospectives en France. Yum Yum Book, Robert Crumb, traduit de l’anglais (États-Unis) par Lili Sztajn, éd. Points, 160 p., 8 €.

Nausea, Robert Crumb,

traduit de l’anglais (États-Unis) par Jean-Pierre Mercier, Cornélius, 112 p., 21 €.

R. Crumb, Jean-Paul Gabilliet,

éd. Presses universitaires de Bordeaux, 234 p., 15 €.

Maus. L’Intégrale, Art Spiegelman,

traduit de l’anglais (États-Unis) par Judith Ertel, éd. Flammarion, 296 p., 30 €.

MetaMaus, Art Spiegelman, traduit

de l’anglais (États-Unis) par Nicolas Richard, éd. Flammarion, 300 p., 1 DVD inclus, 30 €.

Alan Moore, une biographie illustrée, Gary Spencer Millidge,

traduit de l’anglais par Edmond Tourriol, éd. Huggin & Muninn/ Dargaud, 330 p., 39,95 €.

Cases extraites de Yum Yum Book, de Robert Crumb.

S

i la condescendance à l’égard de la bande dessinée tend à s’atténuer, le laboratoire formel qu’elle constitue est encore mésestimé. De ce point de vue, le monde de l’art est en avance, ainsi qu’en témoignent de nombreuses expositions : les hallebardiers des ­lettres ignorent encore trop souvent combien la bande dessinée peut aussi être affaire d’écriture et de composition. Les œuvres de trois grandes figures anglo-saxonnes du genre font simultanément l’objet d’heureuses rétrospectives en France.

de jeunesse), le dessinateur peut se saisir d’univers aussi différents que la Bible (La Genèse, éd. Denoël Graphic), la figure de Kafka (en collaboration avec David Zane Mairowitz, chez Actes Sud) ou les rues de New York (Sans issue, éd. Cornélius) pour en proposer des interprétations renversantes… qui s’enrichissent dans le calme et le tempo de la lecture. Le recueil Nausea, que viennent de publier les éditions Cornélius, présente ainsi, en vrac, les adaptations de La Nausée, du Journal de Boswell ou de Psychopathia sexualis, l’ouvrage fondateur de Krafft-Ebing (1886). D’Art Spiegelman (également salué par deux expositions), Crumb dit avec un juste laconisme : « C’est un Entre Jacques Callot et Walt Disney Ainsi de l’exposition monographique consacrée par le type qui sait raconter. » L’exceptionnel chef-d’œuvre musée d’Art moderne de la ville de Paris à l’Américain d’Art Spiegelman, Maus, raconte la vie d’un Juif, ­Vladek, Robert Crumb. Que les dessins de Crumb soient depuis la montée du nazisme en Pologne jusqu’au quofouillés comme des gravures de tidien des camps de concentraJacques Callot, que son usage tion, à partir des souvenirs raCrumb adapte Sartre ou contés à l’auteur par son père. de l’anthropomorphisme transKafka tandis que Moore Plusieurs millions d’exemplaifigure l’héritage de Walt Disney est l’équivalent de Pynchon res plus tard, ayant remporté en le projetant dans le monde pour les super-héros. le seul prix Pulitzer jamais acdes adultes, qu’il renvoie à leur cordé à une bande dessinée tour les adultes à leurs obsessions sexuelles et à leurs crises identitaires, tout cela (en 1992), Spiegelman revient sur ses pas avec Metaexplique l’empreinte (pas toujours explicite, mais Maus. Le livre et le DVD présentent un ensemble d’enomniprésente) de l’auteur. Désormais célébré sur les tretiens et de documents qui ouvrent le chemin à la cimaises, Crumb reste toutefois un artisan du livre : critique génétique, puisqu’on peut aussi bien en­tendre « L’idée de me trouver dans des musées ne m’inspire la voix de Vladek lui-même que suivre les dessins depas du tout », confie-t-il à Hans Ulrich Obrist dans un puis les premiers schémas jusqu’aux images ­définitives. entretien que publient les éditions Manuella. « Ce n’est Par là, Spiegelman prouve aussi la capacité de la BD à pas l’œuvre originale, c’est le livre imprimé qui m’ex- mettre en images sa propre conception. Coup de cite vraiment. » Pourquoi ? Parce qu’il y a chez Crumb ­maître : il ne lui faut guère que quatre pages pour monbeaucoup plus que l’image : avec son sens inné de la trer que les souris de Maus représentant les Juifs (son narration (voir Yum Yum Book, son touchant ouvrage père et lui-même compris) renvoient autant à Mickey

robert crumb/éd. points

À lire

| |

Le Magazine Littéraire 518 Avril 2012


Sorcier des comics Né en 1953, Alan Moore est quant à lui, pour le dire vite, le Thomas Pynchon des super-héros, transformant leur carnaval en jeu combinatoire, mais aussi en théâtre de la cruauté inattendu. Il se voit consacrer une biographie imposante, exclusivement factuelle mais nourrie de nombreux entretiens et richement illustrée. Britannique et uniquement scénariste, Alan Moore s’est imposé en inoculant aux comics américains de la bile et du fiel, l’opium de la digression et la fièvre de l’architecture narrative : ses découpages font montre d’un impressionnant raffinement formel. Tout cela à un océan de distance (il n’a jamais quitté sa ville natale de Northampton) et avec des dessinateurs différents pour chaque projet, témoignant de partis pris graphiques fort dissemblables. Après avoir débuté dans des magazines de BD britanniques, il se fait remarquer avec la série V pour Vendetta, dessinée par David Lloyd : un inquiétant vengeur masqué y fait trembler les arcanes d’une Angleterre vertde-gris, devenue une dictature orwellienne. C’est une charge explicite contre le régime thatchérien – et c’est le masque du mystérieux V, son rictus de porcelaine, qu’arborent aujourd’hui les Anonymous et autres insurgés contre la dérégulation financière. Alan Moore sera vite sollicité par les comics américains : il y transfigure des personnages préexistants et édifie avec le dessinateur Dave Gibbons sa propre cathédrale, The Watchmen (Les Gardiens). Une coterie de super-héros mis de force à la retraite reprend du service pour débusquer un tueur qui les assassine un à un. Aucun ne tourne rond, de

| |

Avril 2012 518 Le Magazine Littéraire

Extraits de Watchmen (dessin de Dave Gibbons) et de From Hell (dessin d’Eddie Campbell) sur des scénarios d’Alan Moore.

À voir

Robert Crumb. De l’underground à la Genèse, du 13 avril au 19 août, musée d’Art moderne de la ville de Paris, 11, av. du Pdt-Wilson, Paris 16e.

Art Spiegelman. Le musée privé,

du 26 janvier au 6 mai, Cité internationale de la bande dessinée et de l’image, Angoulême (16).

Art Spiegelman. Co-mix,

du 21 mars au 21 mai, BPI, Centre Georges-Pompidou, Paris 4e.

Corto Maltese et les secrets de l’initiation, du 15 février au 15 juillet, musée de la Franc-maçonnerie, 16, rue Cadet, Paris 9e.

ROBERT CRUMB/ÉDITIONS CORNELIUS

Mouse qu’aux analyses sur la « vie nue » telle que l’a formulée Giorgio Agamben dans Ce qui reste d’Auschwitz (éd. Payot). Certes, MetaMaus verse parfois dans l’auto-hommage ; mais, dans ce dialogue avec luimême, Spiegelman retrouve le plus souvent une forme d’incrédulité qui laisse sa fraîcheur créatrice intacte.

ALAN MOORE/ÉD. HUGGIN AND MUNINN/ÉD. DARGAUD

ALAN MOORE/ÉD. HUGGIN AND MUNINN/ÉD. DARGAUD

21

Planche de Nausea, de Robert Crumb.

schizophrénie en alcoolisme, d’abus sexuels en misanthropie hygiéniste : une imagerie gaga lève ses jupes et révèle des dessous monstrueux. Ayant ainsi scellé la fertile figure du super-héros dépressif – à l’origine de la razzia hollywoodienne sur un genre délaissé depuis les mièvres Superman des années 1970-1980 –, Alan Moore se refusera pourtant à toutes les sollicitations des studios et demeurera le sous-marin des comics, ou mieux : leur sorcier. S’apparentant en pied à un druide hard rocker, l’homme ne cache pas son intérêt pour l’ésotérisme, qu’il sollicite abondamment dans ses récits (par le biais de motifs, de citations, mais aussi en tant que mode alternatif de narration). Très prolifique, il se distinguera par la suite, notamment, avec d’autres séries rebattant les cartes des mythologies modernes : La Ligue des gentlemen extraordinaires imagine une coopérative alliant les grandes figures de la littérature populaire de la fin du XIXe siècle (l’homme invisible, Dr Jekyll, le capitaine Nemo…) tandis que Lost Girls fantasme un triangle saphique (et très explicite) entre les héroïnes de Peter Pan, d’Alice au pays des merveilles et du Magicien d’Oz. Le monumental From Hell rouvre, lui, le dossier de Jack l’Éventreur sur un mode arachnéen, avec des trésors d’érudition (rares sont les bandes dessinées qui comportent une trentaine de pages de notes) laissant libre cours à la passion de l’auteur pour les sciences occultes. La BD serait-elle donc le sanctuaire d’ésotérismes oubliés ? Une exposition aborde aussi sous cet angle une autre figure célèbre du genre, Corto Maltese : le musée de la Franc-maçonnerie présente ainsi une quarantaine d’œuvres originales d’Hugo Pratt mise en rapport avec des pièces et documents maçonniques illustrant la vie en loge du dessinateur et son intérêt pour la démarche initiatique. Hervé Aubron et Maxime Rovere


Critique

32

Dany de Montréal Chronique de la dérive douce, Dany Laferrière, éd. Grasset, 220 p., 16 €. Par Bernard Quiriny

E

té 1976. Le Québec est captivé par les exploits de Nadia Comaneci qui ­passent en boucle à la télévision. À Montréal, les habitants n’ont pas encore la tête aux élections de no­vembre, qui amèneront René Lévesque au pouvoir. Pas plus que ce jeune homme de 23 ans qui débarque d’un vol en provenance d’Haïti : son principal souci consiste plutôt à trouver un taxi pour se rendre à son hôtel et à envisager la suite des opérations. Il s’appelle Dany Laferrière et, dans son pays natal, il était journaliste au Petit Samedi soir. Quelques semaines plus tôt, son collègue et ami Gasner Raymond a été trouvé mort sur une plage, la tête fracassée dans un sac. Un avertissement des Tontons macoutes envers ses confrères. Selon la rumeur, Laferrière sera le prochain sur la liste. Le voici donc en fuite dans cette mégapole où personne ne l’attend, et où tout est possible… Paru au Québec en 1994, Chronique de la dérive douce raconte sa première année à Montréal ; dans la série de ses romans autobiographiques, c’est en ­quelque sorte son premier livre « québécois », tout comme L’Odeur du café sera son premier roman « haïtien ». En bonne logique, il aurait même pu être son premier texte tout court, puisqu’il raconte sa naissance à l’écriture et s’achève sur l’achat d’une machine à écrire Remington, début officiel de sa vie littéraire. Mais il faudra attendre neuf ans avant qu’il publie son premier texte, Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer, et qu’il rencontre le succès. Pour l’heure, Laferrière doit faire face aux urgences. S’acclimater à la ville, aux mœurs, à la langue (sa langue natale reste le créole). Se loger dans des immeubles minables, au milieu d’une population de petits trafiquants et de repris de justice. Manger à la soupe populaire, ou braconner des pigeons dans les parcs pour les faire cuire au citron. Mais il n’y a pas que du sordide dans ce récit, loin s’en faut. Chronique raconte aussi l’apprentissage de la liberté dans la ville étrangère, avec une ivresse durable qui étonne l’auteur lui-même. Il marche interminablement dans les rues, s’assied sur les bancs pour regarder les gens, erre dans les couloirs du métro, songe qu’il a la vie devant lui. « Je constate, en souriant, que personne ne sait où je suis en ce moment. Je n’ai pas encore d’amis. Ni de domicile fixe. Ma vie est entre mes mains. » Bientôt, il faut songer à travailler, ambition délicate vu le chômage qui monte et la méfiance des employeurs à l’égard des immigrés, généralement cantonnés à des tâches subalternes. Le ministère de l’Immigration et de la Main d’œuvre lui trouve un emploi nocturne dans une usine sordide, en lisière de la ville. De minuit à 8 heures, il racle des peaux de bêtes sur une machine

dangereuse pour en faire des carpettes. Dur apprentissage de la condition ouvrière, qui lui permet cependant de nouer des relations de camaraderie avec d’autres prolos, comme cet Indien buveur et taiseux qui s’enfuira avec la fille du patron, ou cet employé qui lit Kant aux toilettes. Le travail, du reste, n’em­ pêche pas les rencontres féminines. Notre homme lutine à tout bout de champ, découvrant avec surprise « qu’on ne manquait pas, sous la dictature, uniquement de pain et de liberté, mais aussi de sexe ». C’est une autre révélation de ce que peut être la vie, qui donne du piquant au récit et y introduit une dose de burlesque, avec l’alternance de deux amantes qui s’ignorent, sans compter les escapades avec la secrétaire de direction de l’usine, provocatrice callipyge qui lui fait tourner la tête. Dans sa version d’origine, Chronique de la dérive douce était composé de 366 paragraphes courts, un pour chaque jour de l’année ; aujourd’hui, il en compte un peu plus (ils ne sont pas numérotés). Quelques-uns sont en prose « pure », la plupart sont dans cette espèce de prose poétique qu’on retrouvera dans L’Énigme du retour : vers courts, phrases sèches coupées en leur milieu, créant une scansion étrange au début mais aussi une musicalité et une atmosphère très prenantes. Pourquoi ne pas parler d’un style « cool jazz », par allusion à la scène où Laferrière taille une bavette avec Dizzy Gillespie au « Soleil Levant », la fameuse boîte de Extrait Doudou Boiçel sur la rue SainteCatherine ? e quitte une dictature Cette écriture fragmentée et entêtante tropicale en folie participe de la puissance évocatoire encore vaguement puceau d’un livre où Dany Laferrière, qui n’a quand j’arrive à Montréal pris aucune note à l’époque et qui n’a en plein été 76. jamais tenu de journal (le texte a été Je regarde le ciel composé au début des années 1990 à en pensant qu’il y a Miami, sur des fiches ensuite re­ quelques minutes classées par ordre chronologique), j’étais là-haut ­retrouve toutes les sensations du parmi les étoiles. jeune homme qu’il était en 1976, avec La première fois. l’ambiance de la cité, les réflexions et les impressions des premiers mois Chronique de la d’exil. Certains détails sont très frapdérive douce, Dany Laferrière pants, notamment le contraste entre ce qu’il voit au Canada et ses réflexes déplacés d’Haïtien pauvre ; par exemple, il ne comprend pas qu’on puisse lui imputer des arrière-­ pensées douteuses quand il invite des inconnus à partager son repas chez lui : « C’est qu’ici manger n’est pas une priorité. » On retrouve aussi le thème du ­racisme qui lui est cher (spectacle surprenant pour lui d’une ville quasi entièrement blanche, angoisse

J

| |

Le Magazine Littéraire 518 Avril 2012


33

Entre Zola et Huysmans Décharges, Virginie Lou-Nony, éd. Actes Sud, 210 p., 18 €. Par Maxime Rovere

eric garault/pasco

C’

instinctive à l’approche des agents de police), encore qu’il ne soit pas à l’avant-plan. Le vrai sujet du livre, c’est en fait l’ambivalence du déracinement : douleur de perdre un pays, chance d’en récupérer un autre. En dépit des difficultés, de la misère et du travail abrutissant à l’usine de peaux, une lumière très optimiste règne sur le texte et éclate particulièrement dans les dernières pages. Quelles qu’aient été les souffrances, Laferrière y suggère que son départ d’Haïti a surtout été une chance : chance de se réinventer, de vivre autre chose, avec l’obligation de réussir puisqu’il n’y a plus de retour en arrière possible. « Quitter son pays pour aller vivre dans un autre pays, dans cette condition d’infériorité, c’est-à-dire sans filet et sans pouvoir retourner au pays natal, me paraît la dernière grande aventure humaine. » Ainsi, tandis qu’un vieil Africain récurrent au long du livre (c’est un peu le running gag) se lamente en disant que tout était mieux au Québec quelques années plus tôt, le narrateur, lui, regarde droit devant et croit que tout ne fait que commencer. La douleur de l’exil se transforme en hymne au voyage, le drame en recommencement, et tout se colore d’optimisme. « Je commence à regretter ce temps où je n’avais ni gîte ni couvert, conclut l’écrivain. Quand tu n’as pas d’adresse, c’est toute la ville qui t’appartient. »

| |

Avril 2012 518 Le Magazine Littéraire

Dany Laferrière raconte sa première année à Montréal, en 1976, alors qu’il vient de quitter Haïti.

est le roman d’une déclassée, cherchant désespérément une manière de vivre. Avec Décharges, Virginie Lou-Nony apporte sa pierre au mouvement d’ensemble qui, au ­cinéma comme en littérature, fait passer la fiction de l’autre côté du politique, là où la précarité, les tensions au travail et la rugosité du quotidien font les drames intimes. Plongée dans les misères et les angoisses d’un personnage unique – Éva, embarquée avec mari et enfants dans une incoercible dérive, économique et existentielle, depuis une usine de ciment dans le Sud à une clinique du nord de la France –, la romancière signe une étude psychologique et sociale aux airs de parabole inspirée. En même temps qu’elle raconte les sensations et les affects de la galère, elle éclaire les contours et les soubassements d’une société éprise de performance. « La nuit Lambert [du nom du directeur de la clinique] aspire à elle toutes les passions morbides. Il faut rentabiliser les services. Les discours ­argumentés contre les gaspillages ne dissimulent pas les basses ­ma­nœuvres. » Éva n’est sauvée de la précarité que pour tomber dans les filets électrifiés d’un établissement dont le directeur est un ­aveugle « gestionnaire ». Elle vacille bientôt devant Gabriel, patient paraplégique dont le corps impotent, le visage d’ange et l’imperturbable sérénité renvoient ceux qui l’entourent à leur propre impuissance, malades ou soignants. Au contraire des histoires qu’on lit pour s’endormir (Virginie Lou-Nony a beaucoup écrit pour la jeunesse), le roman se hérisse de petits paragraphes d’une prose dense, serrée, faite pour les insomnies, comme pour garder nos yeux ouverts là où on aurait voulu les fermer. « Dans la nuit Lambert, une ingéniosité de somnambules nous guide. » Il y a du mimétisme dans cette langue qui oppose, à des réalités brutales, des phrases courtes arrachées au silence. Écho d’une solitude irrespirable ? Sans doute. Mais c’est aussi que, pour Éva, les choses ne sont pas reliées entre elles par le jeu des causes et des effets : l’événement est roi et a toujours la forme de l’accident. Serrée autour d’elle-même, la phrase ne laisse pas facilement voir comment se présente le décor, qui sont les personnages, où se situe la scène. Une sorte d’obscurité nerveuse baigne le récit, qui hoquette d’abord comme un souffle coupé. Pourtant, parmi l’abondant bestiaire chtonien, on apprend bientôt à reconnaître les humains – à s’orienter « là-bas », à la cli­ nique. Pour traduire les réalités sociales, Virginie Lou-Nony produit ainsi un objet littéraire extrêmement élaboré dans sa structure, exigeant dans ses phrases. Il y a là quelque chose de troublant : c’est un peu comme si L’Assommoir avait croisé le chemin de Huysmans, comme si un certain formalisme à la française affrontait enfin une trivialité atrocement revêche. « J’ai fouillé mon cœur pour trouver des paroles vraies contre l’horreur. » Les entendra-t-on ?


52

| |

Le Magazine LittĂŠraire 509 Juin 2011


Dossier

53

Virginia Woolf Étrangère à elle-même

A

SOTHEBY’S/AKG-IMAGES

Virginia Woolf peinte par sa sœur Vanessa Bell en 1912.

| |

Dossier coordonné par Augustin Trapenard

« Accompagner, jusque dans ses crises, une c’est justement sa contemporanéité que la aventure exceptionnelle ». Tels sont les mots recherche universitaire s’efforce aujourd’hui de Jacques Aubert, interrogé par Le Magazine de souligner. Comment penser la modernité Littéraire sur le parti pris et la couleur de son de Woolf sinon dans sa constante tension avec édition en Pléiade des œuvres romanesques les formes, les idées et les discours dominants de Virginia Woolf, tout juste parue. Suivant le auxquels elle n’a cessé de se frotter ? C’est fil de ses dix romans et d’une constellation de ainsi que se dessinent le rêve et la conquête nouvelles souvent inédites de son vivant, c’est d’un espace d’écriture ou d’une « chambre à moins un hommage qu’un itinéraire d’écri- soi » : au gré d’insolentes réappropriations, vain que tracent en pointillé ces deux volumes de curieuses associations et d’expérimende fiction. Qui s’étonnera que l’entrée de Vir- tations rebelles qui ouvrent soudain le ginia Woolf dans le domaine public, soixante- champ des possibles littéraires, sociétaux, dix ans exactement après sa mort tragique, politiques… soit couronnée en France par la publication Étrangère à elle-même, l’auteur des Années de ses écrits apparemment les moins intimes ? l’est autant par les mythes qu’on a construits autour de son destin que Qu’on se le dise : plus Soixante-dix ans par l’émotion et l’approque jamais, chez elle, le après sa mort priation que son œuvre soi ne fait sens que s’il tragique, Virginia suscite et dont le paysage est raconté. Plus que Woolf entre dans culturel contemporain téjamais, la compréhenmoigne encore. Où diable sion et l’assomption de le domaine public aller chercher la clé d’une l’identité trouvent dans – et dans La Pléiade. le récit (étrange ou telle résonance sinon, là enétranger) une médiation privilégiée. Plus que core, dans son projet visionnaire « d’élargir jamais – par la mise en fiction de ses fameux l’idée que nous nous faisons du roman » ? En instants ou « moments d’être » – la littérature étudiant précisément la plasticité de ses romans – en particulier l’entremêlement des se fait modèle d’intelligibilité de la vie. C’est ainsi qu’on ouvrira ce dossier par un arts que sont la littérature et la peinture, la conte poétique aux allures de tragédie, glis- photographie ou même le cinéma –, ne sant peu à peu dans les méandres d’une vie voit-on pas se dessiner comme une brèche de papier. Woolf lectrice, éditrice, écrivaine ouverte sur un au-delà du texte ? Et plus enenvers et contre tout – sans jamais cesser core que de l’instant, son écriture n’est-elle pour autant de dialoguer avec son temps, de pas alors celle d’un constant renouvellement, le mettre en danger. Loin de confiner l’auteur d’une tension vers l’ailleurs, d’un « devenir de Trois guinées à ses œuvres romanesques, autre » ? Autant de pistes pour interroger sa il fallait passer par l’analyse de ses essais, en redoutable pérennité, son éternelle actualité, particulier sur le genre, pour poser les jalons et pour comprendre ce qui poussa Mrs Dalde sa « prose dissidente ». Et si le reproche lui loway, un beau matin, à sortir elle-même pour est souvent fait d’être aveugle à son époque, acheter des fleurs… A. T.

Avril 2012 518 Le Magazine Littéraire


Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.