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Entre-soi et "safe space"

La communauté queer étant marginalisée, elle a souvent besoin de se rassembler dans des entre-soi en non-mixité (ou en mixité choisie). Ces espaces tentent de consttuer un « safe space », un espace inclusif où les personnes se sentent (moins) jugées et plus libres d’exister à leur manière. Ils peuvent être des refuges face à un monde oppressif voire violent, ou simplement des espaces de repos qui permetent de lâcher prise dans la sécurité de la communauté.

Certain·e·s rêvent de vivre dans ces entre-soi, de s’isoler des autres pour vivre librement à leur façon. Beaucoup de ces utopies communautaires questonnent avant tout la division sexuelle de nos sociétés. Des ouvrages de fcton comme La cité des dames, Herland, La servante écarlate ou encore Les sorcières de la République ont construit des mondes, utopiques ou dystopiques, qui questonnent la place des femmes. Il existe aussi toute une litérature qui envisage d’autres constructons sociales et un autre rapport aux genres, notamment les ouvrages de Donna Haraway, d’Ann Leckie et d’Ursula K. Le Guin pour la science-fcton, mais

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aussi plus récemment Dominique ou encore Les Argonautes qui s’essaient à ne pas genrer les personnages. 18

Mais les constructons physiques conçues dans l’espace de nos constructons sociales actuelles sont plutôt des refuges que des cités idéales. Ces entre-soi (féministe et / ou LGBT) sont souvent des centres d’accueil, des centres d’hébergement d’urgence ou encore des formes d’habitats groupés comme la maison des Babayagas à Montreuil. Ils peuvent fonctonner à pette échelle, mais sont généralement des espaces sécurisants insérés dans un contexte urbain. Dès lors que l’on change d’échelle, la cité idéale ressemble rapidement à une Gated Community qui vise un public privilégié et contnue de metre en marge d’autres minorités. Le projet BOOM Community 19 envisagé au tournant de 2010 dans le désert de Palm Springs en Californie en est une bonne incarnaton. La ville est une oasis isolée destnée à des retraités homosexuels et prévue en deux phases pour 300 puis 700 personnes. Certes elle présente quelques propositons spatales intéressantes, mais reste un espace réservé à une clientèle masculine, aisé et blanche, qui s’illustre dans des formes très stéréotypées. Ces espaces sont peut-être queer par certains de leurs occupants mais certainement pas dans leur démarche.

Par ailleurs, la noton même de « safe space » est questonnable car elle peut évoquer des phénomènes diférents. Être safe est la fois se sentr à l’aise et en confance dans un espace ou avec des personnes, mais aussi

18 Tous ces ouvrages sont référencés en fn de mémoire dans les parties « Utopies / dystopies féministes » et « Romans et fctions ». 19 Joel Sanders Architects, Diller Scofdio + Renfro, J. Mayer H., L2 Tsionov-Vitkon, Hollwich Kushner, Rudin Donner, Lot-Ek, Sadar + Vuga, Arakawa + Gins, SurfaceDesign (projet interrompu faute de reprise de la construction immobilière suite à la crise fnancière de 2008)

se sentr en sécurité et / ou protégé·e·s physiquement et psychologiquement par rapport à des oppressions et / ou agressions. Ce sont deux réalités diférentes exprimées par le même mot qui parfois invisibilise les raisons politques, clôt le débat et décale l’atenton sur le ressent d’un individu (souvent déjà privilégié s’il se sent légitme de l’exprimer) et pas sur le fond du problème.

« Si on entend par le mot « safe » la recherche d’espaces confortables et sans confrontaton parce que c’est plus facile et reposant, on a envie de questonner ce désir. Cete aspiraton est souvent motvée par des mécanismes de protecton qui font que l’on désire des espaces-temps où rien ne pourrait nous ateindre ou surprendre, où nous serions protégé·e·s et en sécurité par rapport à des « ataques extérieures », comme si nous voulions créer un espace idéal où tout serait parfait. Tout ça, ça nous renvoie aussi à des espaces policés où tout serait « sous contrôle », alors on a du mal à voir ce qu’il y aurait d’intéressant. On préfère être confronté·e·s à la diférence de vécus et de réalités sociales, parce que c’est ça qui nous fait évoluer et ne pas rester sur nos positons. Nous ne disons pas qu’il faut toujours se confronter avec tout le monde et qu’on ne voit pas l’intérêt des espaces non-mixtes. En fait, on cherche dans les nonmixités autre chose que des « espaces safe ». Dans l’envie de faire ensemble, on préfère metre en place des rapports de confance qui font que la confrontaton et les confits sont possibles plutôt que d’être dans des situatons où tout semble bien se passer parce que personne n’ose parler de ce qui pourrait être confictuel. »

[ Les espaces “Safe” nous font violence ? Zine (brochure militante) anonyme, Grenoble, 2011 ]

Un espace « safe » n’existe que s’il y a confrontaton avec une diférence environnante, c’est un non-lieu dans ces

espaces d’entre-soi. Queeriser c’est rendre « autre », donc pour queeriser il doit exister une altérité. C’est une démarche de détournement qui se sert de l’existant pour le subvertr. Le queer coexiste avec le monde et n’a plus de sens s’il est hors du monde. L’entre-soi c’est rassembler mais aussi exclure des groupes, voire des catégories de personnes. Ces catégories sont parfois nécessaires de façon temporaire, elles peuvent être utles pour identfer certains phénomènes d’oppressions, mais elles ne consttuent pas une soluton à long terme et surtout deviennent dangereuses dès qu’elles sont essentalisées. La démarche queer s’oppose à la catégorisaton en général et s’oriente plutôt vers une subversion des identtés fgées. Comme le montrent les réfexions du moment sur l’anthropocène, les problématques actuelles doivent se régler à l’échelle planétaire. L’enjeu politque présent est à l’inclusivité. Il ne s’agit pas d’uniformiser mais de reconnaître la nécessité de la mixité pour dépasser les clivages et travailler à une autre percepton de la diférence. On peut aussi sortr le queer de l’obscurité et de l’underground. Ces univers marginaux peuvent aussi être visibilisés, faire du bruit, occuper l’espace, infuser la ville et subvertr l’architecture.

Finalement, l’espace queer n’existe pas. Il n’existe pas d’espace qui par lui-même, fondamentalement et hors contexte puisse être qualifé d’espace queer. Il y a des moments queer dans l’espace, mais le volume, la forme, la typologie et le dispositf en eux-même pourront toujours être réappropriés autrement. En revanche, ce qui existe ce sont des démarches de queerisaton de l’espace. Le queer est une approche, un certain regard et surtout un processus de subversion des normes dominantes.

Queer c’est pas quelque chose que l’on est, c’est quelque chose que l’on fait.

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