Texte 004 samuel

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TEXTE 004 – SAMUEL Alexia Bruxelles, je t’aime debout


BRUXELLES, JE T’AIME DEBOUT Et le soleil fut. C’est une agitation toute particulière qui titille le bruxellois lorsque le ciel dominical se pare d’un bleu insolent et que le murmure de la rue s’élève comme un appel irrésistible. Le premier jour de beau temps depuis ce 22 mars où la ville a brutalement basculé dans la réalité d’une guerre qui est partout, nulle part, si loin et si près en même temps. Le bruit, le noir, la poussière, la litanie des journalistes qui remuent le couteau dans la plaie béante qui s’est ouverte en plein cœur de la métropole, dans cette artère de métro qui palpitait en continu et qui porte encore en ses murs l’écho des cris, les traces de fumée. Le contraste est saisissant avec ce dimanche calme, les filets d’or inondant le tapis blanc et le parquet centenaire de la chambre à coucher. C’est une excitation enfantine qui m’étreint l’estomac, qui me fait bondir hors du lit, enfiler n’importe quelles frusques et débouler sur le trottoir, le cheveu gras, l’haleine endeuillée. Le fond de l’air est encore frais mais l’on sent que ca y est, le printemps a gagné la bataille et célèbre aujourd’hui sa conquête sur un hiver morne et interminable que l’on tuait à petit feu sur les comptoirs imbibés de bière, en déchirant des sous-bocks, et dont le point d’orgue a été si désastreux, un jour seulement après l’arrivée du printemps. Aujourd’hui pourtant, il suffit de respirer à pleins poumons pour que reviennent les réminiscences de terrasses qui dégueulent à Flagey, au parvis de St Gilles, de coups de pédales sur la Promenade Verte, des grandes pelouses accueillantes au Cinquantenaire. Bruxelles commence à peine sa longue convalescence que déjà la Porte de Hal se couvre de narcisses et les jupes des St Gilloises raccourcissent. Je choisis de m’engouffrer dans la gueule béante et sombre du métro qui, il y a quelques jours encore, symbolisait la terreur, prison d’acier où l’on suffoque, entrailles fumantes et meurtrières. La rame file en direction du marché Clémenceau qui m’accueille au sein d’une foule compacte ; explosion d’un autre genre : celle de la vie et des couleurs. Les femmes, les vieillards jouent du caddie pour se frayer un chemin dans le torrent de monde qui se déverse au milieu des étals. Les enfants braillent, les maraichers se brisent la voix en roulant les « r » comme au bled ; la voix plus chaleureuse, l’œil rieur, le « r » guttural de l’enfance belge est


réservé à la négociation du ravier. Ici et là se dressent des montagnes de victuailles, poêles, savons, djellabah, fers à repasser entre lesquels les promeneurs évoluent, scrutant la marchandise, portant la main à la bourse. Au milieu se dressent les halles des Abattoirs, pachydermes de verre et de métal, le squelette transpercé par les rayons dardés du soleil revenu, triomphant. L’effervescence bigarrée du marché se moque bien des aléas de la météorologie. Les marchands derrière leur caisse enregistreuse sont bien trop occupés à jongler avec leurs kilos d’oranges, leurs caisses de chicons. Tels les dieux Shivas d’Anderlecht, ils n’ont pas assez de bras pour satisfaire les demandes pressantes, faire tinter la monnaie à rendre. De l’autre côté de l’étal, les ménagères s’affairent, le téléphone coincé entre le foulard et l’oreille, elles tâtent la marchandise sous tous les angles et la fourrent sans ménagement dans leur cabas. C’est la promesse des grands dîners du dimanche qui s’annonce lorsqu’il brinquebale de retour vers la station de métro, débordant de citrons à confire, de poulet à mariner, de couscous à égrener. Je choisis de m’installer chez Rosa pour une pastilla au poulet aux amandes et un thé à la menthe fraiche. Nous aussi les bruxellois avons notre Rosa-Bonheur, c’est une bicoque de briques mais surtout de broc transformée en caféteria-boulangerie-pâtisserie. Douze chaises de plastique ouvrent les bras au chaland qui s’y affale volontiers après un tour du marché gargantuesque. La feuille de brick croustille à souhait et le thé fume dans la lumière. C’est tout cela Bruxelles : la quiétude d’un moment de grâce, baigné dans le soleil du nord, comme si ses habitants ne s’étaient pas fait décimer par dizaines il y a quelques jours à peine. C’est voir les belges de toutes racines initier le même ballet de chariots bariolés, encore et encore, les dents et les coudes serrés, dans une volonté farouche de préserver la douceur de vivre, le joyeux bordel de leur ville. Dans les bougies vacillantes et frêles de la place de la Bourse, dans la lumière blafarde d’un printemps tout juste éclos, Bruxelles se tient debout et je la porte à bout de bras.


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