Texte 018 sadzot

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TEXTE 018 – SADZOT Claire Lettre à Bruxelles


Claire Sadzot

Lettre à Bruxelles

Bruxelles, je t’ai découverte vraiment il y a cinq ans. A peine sortie de l’adolescence, je quittais ma province, avec un cœur que je croyais prêt à s’ouvrir au monde. Tu m’as accueillie avec la chaleur qui t’est propre, avec cette ardeur sereine que tu balances au regard de tous ceux qui posent le pied sur tes pavés, qu’ils viennent du bout du monde ou de la porte à côté. Humble et désinvolte, tu m’as laissée sillonner tes boulevards comme s’ils m’appartenaient désormais. Et pourtant je t’ai détestée. Je t’ai détestée parce que tu étais différente. Parce que tu ne ressemblais à rien de ce que je connaissais. Parce que je ne me sentais pas à ma place dans tes artères, tes ghettos et tes rues grouillantes de monde. J’ai détesté ton épicentre, où le temps semble ne jamais se suspendre. J’ai vomi tes gratte-ciels, où les oiseaux ne se posent jamais à hauteur d’yeux, et tes nuits qui me criaient de rester enfermée chez moi à attendre que demain soit meilleur. Je t’ai fréquentée parce qu’il le fallait, parce que c’était chez toi que tout se passait. Les jours ont filé, toujours plus longs et lointains de tout ce qui m’était familier. Arriver en gare de Bruxelles-Central le dimanche soir ne se faisait jamais que le cœur lourd, plus lourd encore que toutes les valises que je traînais derrière moi. Tu sais, Bruxelles, pour arriver à toi, ce sont des interminables routes de bitume, et, de l’autre côté de la fenêtre, des paysages vallonnés, des ruisseaux bordant des sentiers aux senteurs de bois humide. Des maisons mitoyennes aux couleurs de craie, puis des bunkers, des centrales nucléaires au sortir desquelles d'épaisses fumées recouvrent le ciel de nuages semblables à des moutons blancs. Tu vois, Bruxelles, pour survivre, j’ai même fini par trouver de l’inspiration dans la grisaille. Qu’est-ce que j’en aurais passé du temps à penser à toi dans le train, et à tout ce que je te reprochais… Et puis un jour, entre deux gares, à force de ruminer et d’idéaliser mon « chez moi », j’ai fini par réaliser que j’avais tout simplement peur de m’ouvrir à toi. J’avais peur de changer, peur de ne plus être celle que j’avais toujours été. Tu m’as fait plonger dans le grand bain et, avec toi, tout ce qui me raccrochait au passé s’est évaporé en volutes de fumée. Bruxelles, tu m’as aidée à grandir.

Peu à peu, j’ai parcouru tes rues avec des yeux qui avaient envie de voir. Je t’ai regardée vraiment. J’ai respiré ton air moite et j’ai touché tes pierres qui ont tout vu. J’ai croisé des


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milliers de visages. De ceux qui traversent la planète pour découvrir ta froide splendeur. De ceux qui tous les jours réchauffent et font vivre tes espaces engourdis au petit matin. J’ai vu des rires s’échapper à toute allure et heurter tes murs taggués. J’ai vu des larmes, des cris, des mains se serrer. J’ai vu les hommes se réapproprier ton centre. Je les ai vus parler, déambuler, courir, jouer, dessiner. Et plus récemment, je les ai vus s’aimer, s’aimer à tel point qu’on en parlait partout dans le monde. Bruxelles, je t’ai vue souffrir et je t’ai vue vivre. Je t’ai comprise, et je t’ai aimée.

Un douce mélancolie t’enroule, comme un manteau de pluie fait de tristesse et de joies simples. Lorsque je parcours tes pavés humides et mal équarris, un parfum doux-amer m’enveloppe, une inexplicable et exquise nostalgie s’empare de moi. Tes rues, riches d’un passé où les cultures se sont entremêlées, sentent la barbe à papa, la pita, la pollution, la frite et le chocolat. Je me suis aperçue que c'est dans tous ces détails, ces petites choses, ces brocantes de petits rien, ces paysages qui n'en sont pas, ces « no man’s land », ces balades du dimanche en bord de Senne tourmentée que se cache ta véritable beauté. Tu vis au grand jour, tu vis dans les airs, tu vis dans des tunnels, tu vis sous terre. Bruxelles, rien ne t’arrête.

Tu regorges de couleurs et de personnalités qui manqueraient si elles venaient à disparaître. Statues vivantes qui cherchent l’admiration du public et quelques pièces, guides pour les touristes qui rêvent que tu les emportes dans ton ivresse, vendeurs de roses à la sauvette, employés communaux qui habillent ton enfant terrible aux couleurs de chaque journée… Tu es une ville grise, mais où la lumière se trouve dans chaque cœur. La gaité, les rires et la joie de vivre s’insinuent dans chacun de tes recoins. Chez toi, on aime parler fort, rire de tout et ne rien prendre au sérieux. Les accents rayonnent comme des soleils, et l’on sait que chez qui que l’on aille, il y aura toujours une place pour nous.

Bruxelles, je ne crois pas en cette guerre silencieuse qui te ronge. Je ne crois pas qu’il faille chercher des différences là où il n’y a que des similitudes. Pourquoi remettre en question ta force, alors que tu es faite toute entière de cette rencontre improbable des communautés ? Tu es un écrin de diversité où tout le monde a un rôle à jouer. Je crois que, comme je l’étais en arrivant chez toi, nous sommes tous hantés par la crainte de perdre notre authenticité en laissant l’inconnu s’approcher de nous. La peur veut nous voir barricadés dans des murs de briques toujours plus hauts. Pourtant, être Bruxellois, c’est être le fruit d’un métissage


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tellement intense qu’on ne cherche plus à mettre des étiquettes. C’est comprendre que l’on est différents et qu’on est pourtant mus par cette même envie de dévorer la vie. C’est arpenter des terrasses et des quartiers en sachant qu’ils débordent tous de trésors bruts qui ne demandent qu’à être découverts. C’est être conscient que nous traversons tous les mêmes épreuves, que nos quotidiens se ressemblent. C’est apprendre que notre ville est notre meilleure alliée pour se rassembler, à la station de Maelbeek, à la Pride, à la Bourse, mais surtout dans nos têtes. Bruxelles, tu es nous tous réunis.

Mes études presque terminées, il est bientôt temps pour moi de te quitter et de prendre un autre train en marche. En posant mon regard d’adolescente sur tes toits humides il y a cinq ans, je n’aurais jamais cru que tu pourrais m’apporter autant. Tu m’as appris à apprécier la poésie qui se trouve dans chaque chose du quotidien. Tu m’as aidée à effacer mes idées préconçues, et à abandonner mes œillères. Tu m’as fait devenir adulte et tu m’as montré qu’il ne faut jamais perdre foi en l’humain. Tu m’as initiée au bonheur de rencontrer des personnes de tous horizons, et de conserver leur visage dans ma mémoire comme des pierres précieuses. Tu m’as émue, et tu m’as donné l’envie de donner aux autres sans compter comme tu le fais. Tu m’as montré que le bonheur, c’est d’ouvrir son cœur à l’inconnu, qu’il soit un lieu en apparence austère, ou un être de chair et d’os. Bruxelles, tu vas me manquer.

Bruxelles, je t’aime.


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