Texte 020 gourlé

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TEXTE 020 – GOURLÉ Félix Déambulation nocturne


Déambulation nocturne. Bruxelles, un jeudi soir, nichée entre deux mezzanines de bois noir, patinée à

l'ancienneté, notre petite table sursaute au rythme des bières qui s'entrechoquent.

Comme au bon vieux temps, tous les copains sont là, et les rôles s’enchaînent aussi vite

que les verres. L'horloge poursuit sa route silencieuse. Comédien, philosophe, amoureux, politicien, clown, les tenues s'enfilent et se refilent encore à la lumière de lourds lustres décadents.

— Eh les gars, c'est bientôt le dernier métro, dit Jacky, cassant l'ambiance.

La course folle se prépare, on paye les conso, on sort les manteaux, la lourde porte se

dérobe et nous voilà tous dehors, sur la place. À l'image du jour en déclin, l'ambiance

s'est doucement calmée, mais l'identité des lieux reste : luxe et décrépitude se marient, cinq étoiles côtoient cinq bistrots, je reste sur Terre, j'préfère mon bistrot.

Sans préambule, j'annonce : « Je rentre à pied les gars ! » Tout le monde acquiesce, ils

me connaissent. Je fais le tour et j'embrasse la troupe, « allez, salut ! »

Les rues de ma capitale sont presque désertes, c'est le meilleur soir pour sortir, la ville

est a moi. Si brouillées que soient les étoiles dans le ciel embué, elles suscitent en moi

une profonde vénération. Et la lune ? Ah la lune ! Rédemptrice de mes soirées, gardienne de mes nuits, confidente de mon c?ur, je l'aime la lune !

J'accélère le pas, l'air est frais, ma respiration part en fumée, soudain, je bifurque vers

le commissariat. C'est un détour, mais il en vaut le coup, j'ai encore plusieurs rendez-vous ce soir, et c'est le premier. Pas besoin de longue-vue pour admirer la mort du dragon, je sors mes lunettes de mon sac. Ce bateau-là n'est pas le mien, mais qu'est-ce qu'il est

gracieux. Mon regard ne s'en lasse pas, vaporeux mais solide, c'est la dentelle faite de

pierre. Mentalement, je voyage en arrière : dans mon viseur la plus grande des places, gorgée de monde, les flashs crépitent, les cris jaillissent. Je reviens à moi, l'endroit est

désert, les lumières sont vaporeuses, les pavés luisants, lovecraftiens. Avant de tourner le coin, je lance, déjà remplit de regrets, un dernier regard en arrière, pour seule réponse, j'obtiens un clin d’?il doré.

Quelques pas plus loin, un drôle de terrier au toit de verre me fait de la jambe, mais ce

rendez-vous-là n'est pas pour moi. Une ambiance de marché me submerge, les arbres

font de l'ombre à la dame d'argent et un vieillard fini son morceau de violon, le dernier de

la nuit. Je redémarre, contourne les brasseurs qui remballent leur terrasse, et je me lance dans mon ascension nocturne.

Le mont de mes pensées, c'est celui-ci ! Comme face à une bête féroce, je l'apprivoise,


je le contourne pour mieux l'approcher, je le flatte du regard. Ici, la nuit est teintée de

couleurs brumeuses, jaunes, rouges, bleues, verts : elles sont toutes là, diffusent dans la nuit opaque. Le souffle court, je savoure, je sais que le meilleur reste à venir. L'alcool

mélange mes pensées, j'ai la rage de vivre, je sens l’énergie parcourir mes veines. Je me sens bien, l'adrénaline me procure une douce euphorie. Perdu dans un tableau de

Magritte, l'ambiance est douce et surréaliste. Je tourne la tête et je me retrouve pétrifié,

les pieds ferrés au sol. Devant moi, s'étale un pan de l'âme de la capitale, je peux y voir

une poignée de symboles se dressant vers le ciel, et au loin, un scintillement d'argent, pas plus qu'un atome.

Dans l'ombre d'une poignée de hêtres, je m'assois sur un banc, sur ma droite un

lampadaire émet une douce lumière, le bruit de l'eau apaise celui de la ville qui s'endort,

une légère brume flotte dans l'air. Tout autour de moi les pierres chantent, les tourelles de

briques toisent celles d'acier, roche sculptée face au métal torsadé. Si je devais me choisir un château, c'est entre ces deux-là que mon c?ur balancerait.

Mais il est tard monsieur, il faut que je rentre chez moi... En trois enjambées, je bondis

dans l'ombre du chevalier bouillonnant, trois voies s'offrent à moi. Sur ma droite : la route

du roi, son palais, son bois, sa bannière flottant au vent. Sur ma gauche : la route du juge, son autre palais, dédale doucement absurde, et son panorama hollywoodien, peuplé de filles à la vertu légère.

En moi, l'euphorie retombe doucement, je relance la machine et je file tout droit vers

l'arche. J'escalade plus que je ne monte les ultimes degrés de la côte, en arrivant à son

sommet, je lève la tête et j’aperçois, planant dans le ciel, un énorme geai bleu. Soudain, je me sens las, la cité s'est mutée, je suis dépassé. Au pied du cocotier, je fais halte, le

temps de me ravitailler. Ma soif étanchée, je traverse le boulevard, d'une main je visse

mon casque sur mes oreilles, de l'autre j'épluche ma playlist. Autour de moi défilent les

vitrines éteintes et les stores boursouflés, dans ma tête un bon rock and blues s'épanche sans discontinuer.

Le dernier jalon de mon voyage nocturne n'est plus loin, j’aperçois déjà le temple

communal, ses glycines aux fleurs blanches ressortent dans l'obscurité, l’atmosphère

redevient champêtre. Je dépasse enfin la femme léopard, elle attend, tapis dans l'ombre des étoiles.

C'est maintenant l’inéluctable descente, seulement quelques mètres me séparent

encore des vaisseaux qui approvisionnent mes songes. Dans une même image, le végétal et la civilisation se fondent, paquebot futur et paquebot passé s’entremêlent, le mirage est parfait. Je lance un dernier regard au phare couleur de miel et je tourne à gauche vers les


Champs-Élysées, où, plongeant vers mon refuge, je contemple une dernière fois la cité endormie. La chute ne peut plus être retardée davantage, le flot de tempo s'assèche doucement dans mes tympans.

À tâtons, je cherche mes clés, lentement, comme à regret, ma porte se referme sur

Bruxelles.


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