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CONVERSATION HUGUES DELCOURT
«Trop d’acteurs ne segmentent pas leur clientèle»
Interview BENOÎT THEUNISSEN Photo ROMAIN GAMBA
Notamment conseiller de trois familles, Hugues Delcourt donne son analyse sur l’état de l’industrie de la gestion de patrimoine. Pragmatique, il cite les défis de demain.
2022 a été marquée par le retour d’une inflation persistante et d’une dégradation macroéconomique exceptionnelle. Quelle lecture avez-vous de cette situation ? Les crises s’accompagnent généralement d’opportunités d’investissement, mais la période actuelle est aussi difficile qu’incertaine, et cela vaut également pour les high net worth individuals (HNWI). Nous nous trouvons face à une conjonction d’éléments plutôt négatifs : l’inflation, la remontée des taux d’intérêt, un environnement géopolitique compliqué et une entrée en récession.
Ce n’est toutefois pas surprenant. Avec la politique monétaire si accommodante que nous avons eue depuis tant d’années, c’est un peu normal que nous en soyons arrivés là. C’est un peu comme si nous jouions avec des allumettes dans une grange avec de la paille sèche… À un certain moment, le feu va se déclarer ! À la fin des années 60, beaucoup disaient que l’inflation avait durablement disparu. Et, fin 73… on sait ce qui s’est passé. C’est pareil aujourd’hui. Après tant d’années avec une inflation nulle, voire parfois négative, plus d’un pensait qu’elle ne reviendrait pas. Tout au contraire, l’inflation va se montrer plus importante et permanente que prévu. Au niveau des investissements, toutes les classes d’actifs ont souffert cette année. Je crains d’ailleurs que nous ne soyons pas au bout de nos peines.
Finalement, nous ne voyons pas encore de faillites conséquentes, mais ce n’est qu’une question de temps. Nous bénéficions encore d’un certain momentum dans tous les pays qui ont subsidié les entreprises au cours de la pandémie. Maintenant que les taux d’intérêt remontent, de nombreuses industries, qui sont fortement endettées, vont être prises à la gorge, en plus de voir leurs autres coûts augmenter.
Quelles sont les répercussions pour les HNWI et leurs portefeuilles ? Pour l’instant, une certaine confiance des consommateurs maintient l’économie dans le monde. Cette confiance tient au fait qu’il y a de l’emploi. Je ne cache pas mon inquiétude sur le risque que cette confiance s’étiole rapidement au fur et à mesure d’une remontée des faillites et du chômage. Nous rentrerons alors dans un cercle vicieux bien connu : la baisse de la confiance entraîne la baisse de la consommation des ménages, qui impacte les résultats des entreprises, qui finissent par licencier, ce qui fait augmenter le chômage. Et ainsi de suite. Pour les sociétés cotées, nous voyons déjà ces effets avec de plus en plus de plans de licenciement annoncés, et ce dans beaucoup de secteurs. L’effet est moins immédiat pour les sociétés non cotées, mais la macroéconomie touche toutes les sociétés, cotées ou non. Nous verrons, en
Selon Hugues Delcourt, la confiance des consommateurs reste la clé de la stabilité économique.
2023, des valorisations moins élevées sur ces sociétés dans les portefeuilles de private equity. Ce dernier a été un actif de plus en plus recherché par les HNWI. Il y aura donc un impact sur les portefeuilles aussi par ce biais.
Sommes-nous en train de vivre un phénomène de destruction du capital ? Il y a déjà eu, de facto, une destruction d’actifs depuis le début de l’année. Se bercer de douces illusions n’est pas forcément une bonne chose, mais il ne faut pas non plus tomber dans le catastrophisme. Nous voyons, par exemple, que les nouvelles technologies contribuent en permanence à créer de la valeur ajoutée. Et cela va continuer. Les sociétés vont devoir être plus frugales et meilleures dans ce qu’elles font. En effet, quand elles ont des difficultés à payer leurs financements, ça doit les inciter à être plus affûtées et à s’interroger sur la bonne utilisation de leurs ressources.
Je ne m’attends pas à une implosion du système, mais il faut tout de même se rendre compte que la situation va être compliquée et qu’elle va durer pas mal de temps. Il faut aider les entreprises non en les subsidiant, mais en faisant des réformes. Il est normalement d’usage de réparer une toiture par beau temps, non quand il pleut. Il est dommage de constater que certaines réformes qui auraient pu être mises en œuvre plus aisément dans un passé proche, aussi bien au Luxembourg qu’ailleurs, seront désormais plus difficiles à instaurer.
Quelles réformes sont nécessaires, selon vous ? L’attractivité du Luxembourg pour les talents. C’est un peu un poncif de parler de la guerre des talents, mais c’est un fait. Quand je me promène dans les rues de Londres, par exemple, je ressens un dynamisme vibrant en raison de la forte présence de jeunes dans la ville. Londres est un aimant pour les jeunes talents, de toutes origines et cultures. Au Luxembourg, nous faisons plusieurs choses bien, mais nous pouvons faire encore plus. Les talents y viennent parce qu’il y a des opportunités de carrière dans des sociétés à la taille critique, au sein desquelles il est possible de progresser. Si l’environnement agréable et la sécurité relativement bonne du Luxembourg constituent aussi des arguments, l’argent reste une motivation importante, il ne faut pas se le cacher. Nous avons de bons salaires, mais nous disposons d’une taxation difficile, loin d’être attractive par rapport à d’autres centres financiers. Vous allez à Hong Kong, à Singapour, au Royaume-Uni ou aux États-Unis, la taxation des revenus du travail y est plus attrayante. Il faut donc faire davantage pour rendre le Luxembourg également fiscalement attrayant pour les talents.
Le secteur financier du pays a d’ailleurs de plus en plus de difficultés à recruter des talents à haute valeur ajoutée. Qu’en est-il pour le métier de wealth manager ? Le métier de wealth manager est un métier extrêmement compliqué. Être un bon wealth manager s’avère même être presque une gageure. Dans ce métier, vous devez être capable de conseiller, de comprendre et d’accompagner une personne ou une famille qui a réalisé des choses hors de l’ordinaire qui lui a permis de créer cette fortune. Ce sont typiquement des entrepreneurs. Ils aiment bien rencontrer des gens qui leur ressemblent et qui peuvent leur apporter de la valeur ajoutée. En tant que wealth manager, vous devez à la fois combiner l’expérience d’un entrepreneur qui aurait monté deux ou trois sociétés, celle d’un banquier avec une vision claire quant au risk management et à l’asset allocation, et celle d’un spécialiste de structuration patrimoniale ou de produits financiers. J’ai énormément d’admiration pour des wealth managers qui excellent, car c’est un métier qui nécessite d’avoir tellement de cordes à son arc pour le faire correctement. Mais sont-ils assez nombreux, ceux qui excellent ? C’est la raison pour laquelle, si je devais à nouveau être banquier aujourd’hui, je me concentrerais uniquement sur les HNWI – par opposition aux very high net worth individuals (VHNWI) et aux ultra high net worth individuals (UHNWI) –, avec un outil digital le plus avancé possible et une
BIO EXPRESS
Via Delcourt, Kim & Associates, Hugues Delcourt agit comme senior advisor et operational partner auprès de trois familles ainsi que pour Advent International, une société spécialisée dans le private equity. Son expertise l’a amené à superviser la vente de Kneip Communication à Deutsche Börse en mars 2022. Il bénéficie d’une expérience de 30 ans dans le secteur bancaire, dont 17 en Asie. Entre 2014 et 2019, il a été président du directoire et group CEO de la BIL. Auparavant, il était CEO d’ABN AMRO Private Banking en Asie et au Moyen-Orient, ainsi que country manager pour Singapour.
Comment offrir à vos clients les services digitaux intuitifs et conformes qu’ils attendent ?
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Avaloq célèbre 15 ans d’innovation au Luxembourg
Avaloq, leader technologique pour la gestion de fortune, s’engage à innover pour accompagner la digitalisation des banques et des gestionnaires de fortune.
La banque conversationnelle (les échanges entre une banque et ses clients via une interface de messagerie) a gagné du terrain ces dernières années. Pour tirer parti de cette tendance, les institutions financières doivent disposer de la technologie adéquate. Ainsi, nous avons développé Avaloq Engage App, qui offre un environnement fiable et contrôlable et permet aux clients de communiquer avec leur conseiller par WhatsApp.
La banque conversationnelle : une opportunité
Cette tendance est avant tout encouragée par la clientèle. Selon Avaloq, 53 % des investisseurs fortunés en Allemagne et en France aimeraient utiliser WhatsApp pour communiquer avec leur banque, pour autant que les échanges restent sûrs et confidentiels. C’est une opportunité pour les banques d’offrir l’expérience client désirée tout en garantissant sécurité et confidentialité.
L’avenir de la communication client
Les législateurs à travers le monde devraient renforcer les règles relatives à l’utilisation de WhatsApp par les employés des banques. Parallèlement, la banque conversationnelle deviendra centrale pour l’industrie financière à mesure que la clientèle moderne recherche un mode de communication simplifié et instantané avec sa banque.
Avec la technologie et les processus adaptés, les banques peuvent augmenter l’engagement et la fidélité de leur clientèle grâce à un mode de communication plus simple mais toujours conforme aux exigences de conservation des données. Cela permettra aux institutions financières traditionnelles de rester compétitives à mesure que les attentes des clients évoluent.
EN SAVOIR PLUS GEOFFREY DEZOPPY Managing Director Luxembourg T. (+352) 27 49 54 19 geoffrey.dezoppy@avaloq.com
offre la plus standardisée possible. En ce sens, j’offrirais beaucoup plus de solutions discrétionnaires que de solutions de type conseil, qui restent très compliquées et chères à mettre en place d’un point de vue réglementaire.
Comment voyez-vous justement la place des banques par rapport aux family offices dans le wealth management ? Nous devons faire preuve d’une vraie segmentation. Aussi bien au Luxembourg que dans d’autres pays, nous ne segmentons pas suffisamment. À différents segments de fortune correspondent des besoins différents. De ce fait, les acteurs, pour servir ces différents segments, ne sont pas nécessairement les mêmes. En effet, il y a une grande différence en termes de besoins entre des personnes fortunées qui possèdent entre 500.000 euros et 5 millions d’euros – en l’occurrence les HNWI – et les UHNWI, au-dessus 100 millions d’euros. Malgré tout, de nombreux acteurs ne segmentent pas assez leurs clients. En tant que HNWI, vous allez signer un contrat de gestion discrétionnaire avec votre banque. A contrario, quand votre fortune vous caractérise comme un UHNWI, votre banque n’aura qu’un rôle de facilitateur, pas de pourvoyeur de solutions. Vous cherchez plutôt à vous adresser directement aux experts qui manufacturent les produits. Un UHNWI est donc naturellement plus enclin à travailler au travers d’un family office (le sien ou un multifamily office) disposant de spécialistes de l’investissement dont la mission consiste à trouver les bons producteurs de produits et les solutions en réponse aux besoins spécifiques de chaque client. C’est, en effet, une erreur de beaucoup d’acteurs de ne pas être assez précis dans leur segmentation, en ne se concentrant pas suffisamment sur le domaine dans lequel ils sont pertinents. Pour la gestion de patrimoine, les banques devraient se concentrer sur les HNWI, leur offrir une client experience ainsi qu’une sélection de solutions irréprochables. En revanche, elles ne devraient pas prétendre avoir la capacité à servir de façon holistique les UHNWI. Où se situe la technologie dans cette approche ? La technologie est souvent associée à l’expérience retail, mais a également toute son importance pour la banque privée. D’après mon expérience, le futur des banques dans le wealth management résidera sur une offre concentrée sur les HNWI, et moins sur les UHNWI. Pour y parvenir, une consistance du service est indispensable. À l’instar du segment de la banque de détail, les activités doivent être prévisibles, et l’expérience client agréable et systématique. Et puisque les talents ne sont pas toujours disponibles ou peuvent être chers, les banques doivent être capables de gérer une partie importante de ces produits et solutions par des canaux digitaux, le but étant de maintenir une interaction humaine pour des moments de plus grande valeur ajoutée. Il s’agit d’un modèle hybride.
ALLOCATION DES ACTIFS DES FAMILY OFFICES EUROPÉENS
Source Luxembourg Association of Family Offices (LAFO)
23 % 15 %
7,7 %
2,6 %
20 %
32 %
Marchés obligataires Cash ou équivalent Matières premières Marchés des actions Private equity Autres actifs alternatifs
VOUS AVEZ DIT « FAMILY OFFICE » ?
Un family office coordonne les relations d’une famille et de ses entités juridiques avec leurs prestataires de services, tels que des gestionnaires de fortune, des avocats, des conseillers fiscaux, des banquiers ou des notaires. De la sorte, un family office administre le patrimoine de familles fortunées.
En Europe, un family office gère en moyenne 861 millions de dollars d’actifs sous gestion, selon la Luxembourg Association of Family Offices. En raison de son expertise patrimoniale et financière, le Luxembourg héberge de nombreux family offices. Le Luxembourg est une Place de choix pour les HNWI et les UHNWI. Comment cela a-t-il été rendu possible ? En un mot, c’est la combinaison de l’écosystème autour des fonds d’investissement et celui de l’assurance-vie. Je pense aussi que le Luxembourg reste tout spécialement intéressant pour les UHNWI qui ont des besoins plus spécifiques que les HNWI, et assez proches de ceux de l’asset management. Par exemple, les UHNWI font souvent appel à des fonds pour se structurer, ce qui n’est pas le cas des HNWI.
Le rayonnement des fonds d’investissement et des UHNWI autour des family offices contribue à la bonne réputation du Luxembourg, ce qui bénéficie à toute la Place. Car, malheureusement, en dehors de ces populations, le Luxembourg ne jouit pas forcément d’une réputation positive. Ce n’est pas justifié, mais nous payons encore le prix du passé. C’est aussi le résultat des politiques des pays avoisinants qui aiment critiquer le Luxembourg, ternissant alors l’image du pays.
D’autres centres financiers pourraient concurrencer le Luxembourg sur la niche du wealth management ? Nous devons constamment nous demander si nous sommes suffisamment attractifs et si nous le resterons. Ce n’est pas parce que le pays va bien que nous pouvons dire que cela sera toujours le cas. Nous ne pouvons pas être complaisants. L’activité du wealth management et de l’asset management n’est pas intéressante que pour le Luxembourg. D’autres Places se positionnent également dans ce domaine. Nous pourrions, par exemple, nous satisfaire que le Luxembourg est nettement plus important que Dublin au niveau des fonds. Mais il faut accepter de voir la réalité en face. À l’heure actuelle, Dublin croît plus vite que le Luxembourg. Cela devrait nous interpeller si d’autres centres financiers progressent plus rapidement que nous.
Un autre enjeu de l’industrie du wealth management touche aux nouvelles façons d’investir de plus jeunes générations. Les cryptomonnaies en sont une. Comment vous positionnez-vous sur ce point ? Ce n’était pas très bien vu, il y a cinq ans, d’affirmer ne rien comprendre aux cryptomonnaies. Aujourd’hui, la tendance a changé ! Personnellement, je ne parviens pas à comprendre à quoi servent les cryptomonnaies et quelle est leur valeur ajoutée. Tout ce que font les cryptomonnaies peut être fait sans les cryptomonnaies. En revanche, la distributed-ledger technology (DLT), technologie soustendant les cryptomonnaies, apporte, quant à elle, quelque chose de plus.
Un gigantesque transfert de patrimoine est attendu d’ici 2030. Est-ce une chose à laquelle vous réfléchissez personnellement ? C’est un vrai sujet, plus que jamais. C’est aussi un sujet hyper émotionnel pour quiconque a accumulé quelques économies. Je suis personnellement face à un dilemme. J’ai deux filles, et je pense qu’elles vont souffrir dans leur vie de tous les jours plus rapidement d’un problème d’insécurité que du changement climatique (et je ne suis pas du tout un climatosceptique). Cette insécurité présente et future trouve son origine dans la combinaison d’États ne pouvant pas ou plus redistribuer efficacement, et dans un écart de richesses devenu trop important et ne cessant de s’accroître. J’en reviens justement à la transmission de patrimoine : l’un des seuls moyens effectifs de réduire cet écart est l’impôt sur la transmission de patrimoine. D’un autre côté, il faut reconnaître que cet impôt est inique dans la mesure où ces économies sont le fruit d’un argent qui a déjà été imposé. Vous voyez le dilemme. Je suis tiraillé. Je ne veux pas être hypocrite… C’est un sujet qui est loin d’être réglé.