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SHAHRIAR AGAAJANI
« Créer un demain meilleur qu’aujourd’hui »
À la tête du groupe Blueshift, Shahriar Agaajani est un entrepreneur insatiable. À l’image de son frère, Shahram, également interviewé dans ce numéro, ce dirigeant d’entreprise mène tambour battant une vie professionnelle exponentielle.
Shahriar Agaajani a l’entrepreneuriat dans le sang, tout comme la passion des sciences.
À 39 ans, vous êtes déjà à la tête de plusieurs entreprises rassemblées dans une soparfi dénommée « Blueshift ». Que signifie ce nom ? Un blueshift est un terme d’astrophysique pour désigner le rapprochement d’une source d’énergie vers un point donné. Une ambulance en approche et dont le bruit de la sirène augmente progressivement est un blueshift, par exemple. Le blueshift permet donc de créer quelque chose de plus fort, de plus grand.
En 2019, j’ai décidé de rassembler mes différentes entreprises dans un groupe. Pour des raisons d’optimisation fiscale en premier lieu, mais aussi pour mettre en synergie toutes ces énergies. Je travaille pour gagner de l’argent, bien entendu, mais ma philosophie est de travailler pour faire évoluer la société et créer un demain meilleur qu’aujourd’hui.
Dans ce groupe, on trouve Asars Constructions, que vous dirigez aujourd’hui. C’est effectivement l’entreprise créée en 1998 par notre père, Rahim Agaajani, après avoir quitté l’Iran. Chaque lettre du nom représente une personne de la famille, et le « S » de la fin était pour les enfants (dont tous les prénoms commencent par « Shahr », ndlr). J’ai intégré Asars dès 2008, après mes études, en tant que gérant administratif, puis technique. Suite au décès de mon père, l’ensemble des parts de l’entreprise m’a finalement été vendu. La sàrl est devenue une SA et j’en suis aujourd’hui l’administrateur délégué. De l’entreprise de construction initiale, nous nous sommes spécialisés au fil des années dans la promotion immobilière haut de gamme, que ce soit pour le résidentiel, le commerce ou les bureaux. Nous réalisons environ 2.000 m2 par an.
Vous avez pourtant une formation d’ingénieur, et non pas de gestionnaire d’entreprise… Je suis en effet ingénieur civil des constructions, formation que j’ai faite à l’École polytechnique de Bruxelles. Quand je suis revenu au Luxembourg, j’ai choisi d’intégrer l’entreprise familiale. Mais, en 2010, comme c’est parfois difficile de travailler en famille, j’ai sorti un pied de l’entreprise pour aller le mettre dans la recherche. Pendant cinq ans, j’ai travaillé à mi-temps chez Asars et à mi-temps pour mes études de doctorat à l’Université du Luxembourg.
Un doctorat qui portait sur une brique un peu particulière. Expliquez-nous. J’ai en effet eu mon titre de docteur en 2015 pour mes recherches sur une brique en béton très résistante aux charges et dont l’assemblage, aussi simple que celui de pièces de Lego, peut être réalisé par des robots. Cette brique permet de marier quatre paramètres qui ne vont habituellement pas ensemble : une grande résistance mécanique, une haute performance thermique, une grande attention à l’économie circulaire – le béton est recyclable, les briques se désemboîtent – et, enfin, un aspect économique important, car, par leur finesse, elles permettent de gagner en surface intérieure – ce qui vaut beaucoup d’argent au Luxembourg – et en coûts de chantier par leur simplicité de montage.
Avez-vous entrepris des démarches pour protéger cette invention ? J’ai cédé la propriété intellectuelle de cette invention à Asars et nous avons déjà deux
BLUESHIFT
Cette proptech a développé une technologie permettant de voyager dans le temps et de scanner de très vastes surfaces.
Les forêts Lorsque le chien-robot est envoyé dans la forêt, il est capable de repérer les biotopes présents sur un hectare en 12 minutes. Immobilier Space Time est utile dans le domaine de l’immobilier et présente un intérêt dès la phase chantier.
Les mines Grâce au robot, il est possible d’aller explorer des galeries de mines qui ne sont plus accessibles aux hommes.
Space Time Photos
Blueshift Photo brevets, l’un au Luxembourg, l’autre aux États-Unis, qui sont validés. Nous travaillons actuellement à les obtenir dans d’autres pays du monde, dont la Chine, le Canada, l’Australie, au niveau européen… Quand les robots seront effectifs dans la construction, nous pourrons solliciter les industriels pour lancer la production de ces briques.
Vous vous êtes également associé avec Soludec et avez créé Soludec-Asars. Quelle est la raison d’être de cette entreprise ? Cette entreprise est spécialisée dans le développement de très grands projets, comme Manhattan qui est en cours à Belval et qui représente 15.000 m2 de surface de plancher. Asars intervient en tant que promoteur et Soludec en tant que constructeur. C’est donc une approche complémentaire à celle d’Asars.
En tant que promoteur, une des grandes difficultés est d’acheter des terrains. Comment abordez-vous cette question ? Pendant plusieurs années, Asars avait une visibilité à deux ans. C’est un calendrier qui correspond en fait à la durée moyenne de développement d’une parcelle et qui nous permet de récupérer des bénéfices pour les réinvestir dans l’achat d’un nouveau terrain. C’est assez stressant comme situation, car, avec un délai aussi court, la prise de risque est élevée. Aussi, ces 10 dernières années, je me suis efforcé de construire une visibilité qui va au-delà des cinq ans. Aujourd’hui, nous avons pu mettre la main sur différents terrains. Mais notre objectif premier reste de développer les terrains, pas la spéculation foncière. Toutefois, la réalité actuelle est que les administrations au Luxembourg sont très lentes pour autoriser les projets immobiliers et que nous devons, par conséquent, compter sur des délais de développement de plus en plus longs. L’un de nos projets à Steinfort, par exemple, a mis six ans avant d’être autorisé.
Quelle est votre réserve foncière actuellement ? Nous avons environ 20 millions d’euros de dettes qui correspondent à des achats de terrains. Ce sont des dettes cofinancées par les banques. Cinq terrains sont actuellement en développement chez Asars.
En tant que promoteur haut de gamme, vous êtes forcément sur un marché plus petit, avec un nombre de clients plus restreint. Oui, c’est obligé. Le fait d’avoir un nombre de clients réduit, par le caractère exceptionnel de nos promotions, nous permet d’avoir une approche très différente des autres promoteurs. Ce n’est pas du tout la même démarche que lorsqu’on développe de grands volumes avec SoludecAsars. Le niveau de détail ne peut pas être aussi haut. Ce sont deux approches qui sont complémentaires. Et je ne souhaite pas construire que des petits bâtiments, car il faut exploiter au maximum les surfaces foncières dont nous disposons. Malheureusement, la pression foncière au Luxembourg est telle que les clients n’ont même pas la liberté de choisir le développeur avec qui ils souhaitent travailler. Les clients ne regardent que deux choses : le prix et la localisation. Le promoteur n’est pas le facteur déterminant. C’est pénalisant pour nous, et nos efforts et notre longévité sur le marché ne sont malheureusement pas reconnus à leur juste valeur.
En parallèle de ces entreprises, vous avez créé Charplantier. Au vu du nom, on devine qu’il s’agit de construction et de plantes, mais pouvez-vous préciser son activité ? Charplantier exploite la marque Green House et, potentiellement, demain, Make It Green. La raison d’être de Charplantier est d’importer des plantes, principalement des Pays-Bas, et de réaliser des parois verticales végétalisées et autonomes. Nous réalisons aussi de la location de plantes. Amener des espaces verts au sein de nos espaces de vie est une grande plus-value. Cela améliore la qualité de l’air, le bien-être des gens, rafraîchit l’atmosphère et permet d’absorber localement du CO2. C’est une passion qui a grandi en étant aux côtés de mon père, qui avait une grande serre et un vrai amour pour ses plantes. Comme je vous l’ai dit, je travaille pour créer un UNE BRIQUE RÉVOLUTIONNAIRE
Shahriar Agaajani a développé, avec Chaux de Contern et le laboratoire Solid Structures de l’Université du Luxembourg, une brique en béton d’un nouveau genre. Sans recourir au mortier pour les joints horizontaux, ces briques se superposent par simple emboîtement. La partie scientifique de ce travail a été récompensée par l’International Masonry Society de Londres, qui lui a décerné le Prix de la meilleure thèse en 2015.
avenir meilleur et, pour moi, vivre au contact des plantes fait partie de cette vie meilleure.
Une autre de vos entreprises est la proptech Space Time, qui permet de remonter dans le temps. Un projet un peu fou qui mérite des explications… Space Time est la réalisation d’un rêve d’enfant. J’ai toujours voulu voyager dans l’espace-temps. C’est certainement pour cela que j’ai vu des centaines de fois la trilogie Retour vers le futur ! Pour moi, la science est une religion. Avec Space Time, j’ai réussi à réaliser ce rêve. Non pas avec une DeLoreane, mais avec une technologie qui est accessible à partir d’une app où il est possible d’avoir accès à sa propriété, ou à un lieu donné, de s’y déplacer et de remonter dans le temps à n’importe quel endroit que vous avez choisi. Comment procédez-vous à l’enregistrement de ces données ? Nous avons développé un logiciel qui permet de scanner entièrement un lieu. Le laser est embarqué sur des chiensrobots de Boston Dynamics. C’est une technologie très puissante et rapide qui permet d’obtenir des millions d’informations que l’on peut superposer et, ainsi, suivre dans le temps. On peut voir, par exemple, toutes les installations techniques qui sont cachées derrière un mur. Sans pouvoir interagir avec le passé, on peut l’observer. On peut se servir de ces données dans la gestion des bâtiments, au niveau de la phase chantier, puis exploitation et aussi déconstruction. Elles peuvent être mises à disposition des maîtres d’ouvrage, bureaux d’études, constructeurs, clients finaux, assurances… Mais il y a d’autres applications : nous avons scanné des galeries secondaires de mines qui ne sont plus accessibles aux hommes pour des raisons de sécurité. Nous avons aussi scanné des forêts et, à raison de 12 minutes par hectare, nous sommes en mesure de faire l’inventaire du biotope présent à un moment T. Nous pouvons aussi utiliser cette technologie pour assurer la sécurité des bâtiments : le chien-robot passe régulièrement dans un lieu et, grâce aux données collectées, on peut rapidement savoir si une fenêtre a été ouverte ou un objet déplacé et, le cas échéant, donner l’alerte. Les applications sont très nombreuses.
Développer ce genre de technologie demande beaucoup de recherches et est donc très coûteux. Comment avez-vous réussi à financer cela ?
ORGANIGRAMME DU GROUPE BLUESHIFT SA
BLUESHIFT SA Depuis 2018 – 4 empl. – 300 K CA* 100 % Shahriar Agaajani
SPACE TIME SA Depuis 2019 – 10 empl. 250 K CA* 86,5 % Blueshift SA 9,5 % Antonino Mancuso 4 % BCP sàrl ASARS CONSTRUCTIONS SA Depuis 1998 – 8 empl. 11 M CA* 100 % Blueshift SA PARUS SA Depuis 2016 (en développement) 20 % Blueshift SA 20 % Sanichaufer Part. sàrl 20 % Sitael SA 20 % Altawena sàrl 20% Alginic sàrl CHARPLANTIER SÀRL Depuis 2018 – gérée par Blueshift – 35 K CA* 100 % Blueshift SA
SOLUDEC-ASARS DEVELOPMENT SA Depuis 2013 – gérée par Asars & Soludec 18,4 M CA* 50 % Asars Constructions SA 50 % Soludec SA SITAS SÀRL Depuis 2022 – gérée par Asars & Sitael (en développement) 50 % Asars Constructions SA 50 % Sitael SA BINGO.LU SÀRL Depuis 2019 – gérée par Parus (en développement) 100 % Parus SA
Nous avons pu profiter du fonds de relance Neistart Lëtzebuerg proposé par le ministère de l’Économie. Ces investissements ont servi pour la recherche et développement, et pour le recrutement. En quatre ans, nous sommes passés de trois personnes à quinze aujourd’hui. Nous avons des profils juniors, mais hautement qualifiés, puisque notre équipe ne compte pas moins de trois docteurs et huit ingénieurs, dont quatre Ukrainiens qui ont fui la guerre. Grâce à leurs connaissances scientifiques et leur ouverture d’esprit, ce qui est la clé de l’innovation, nous arrivons à tout. Ce sont de vrais génies ! Maintenant, notre objectif est de faire progresser le chiffre d’affaires.
Comme si cela ne vous suffisait pas, il y a encore une autre société dans Blueshift : Parus. De quoi s’agit-il ? En termes de développement, c’est la société qui est le plus en difficulté, mais elle a énormément de potentiel. Parus a été créée par cinq entrepreneurs luxembourgeois : Nico Biever, Alain Wildanger, Camille Koener, Alain Engel et moimême, et nous sommes actionnaires à parts égales. La société exploite la marque Bingo.lu, plateforme spécialisée dans la parution de petites annonces résidentielles et qui pourrait s’étendre demain à d’autres domaines.
Côté vie privée, vous êtes père de deux jeunes enfants et aussi pilote d’avion. C’est ambitieux comme activité de loisir ! Il y a quelques années de cela, j’ai fait un rêve dans lequel je flottais et je parvenais à me déplacer dans les airs. Ce rêve était si puissant que j’ai décidé d’apprendre à piloter un avion. Et par un concours de circonstances, j’ai pu acquérir un petit avion d’occasion. Cela m’a aussi permis d’intégrer l’association Aircraft Owners and Pilots Association (AOPA) Luxembourg, dont je suis trésorier. Là aussi, j’apporte ma pierre à l’édifice, car j’ai proposé que les pilotes privés puissent compenser les émissions de CO2 dues à la combustion de carburant par la plantation d’arbres. Par l’intermédiaire de l’association Graine de Vie, des arbres sont plantés dans des pays tropicaux. Cette initiative a retenu l’attention d’autres pays membres de l’AOPA, qui est présente dans 66 pays, et pourrait bien être développée aussi à l’international.
Vous ne vous arrêtez donc jamais… Cette volonté d’entreprendre est vraiment dans l’ADN de notre famille. Mon frère est à la tête d’un bureau d’architecture de 70 employés, ma sœur, qui est médecin, est aussi comme cela. Nous sommes de vrais malades ! Je pourrais tout à fait me contenter de poursuivre le développement d’Asars, mais j’ai aussi l’énergie de développer beaucoup plus, de travailler pour un monde meilleur. Cette énergie vient de notre culture familiale, mais aussi du contexte du Luxembourg, qui offre tellement de possibilités de développement et de travail ! Et cela me rend furieux de voir à quel point on se contente de prendre sans donner en retour. Je n’ai pas cette culture-là.
Grâce à l’application mobile de Space Time, il est possible de voir comment était l’espace avant l’installation de cette paroi végétale réalisée par Green House pour un projet d’Asars.
Space Time Photos