Mer, quel bilan pour le gouvernement Ayrault

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ÉCONOMIE

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Quel bilan pour le gouvernement Ayrault? Frédéric Cuvillier a été reconduit, le 9 avril dernier, à la tête d’un secrétariat aux Transports, à la Mer et à la Pêche. Sur quel premier bilan le maire de Boulogne-sur-Mer va-t-il cependant poursuivre son travail? Retour sur deux ans de politique maritime du gouvernement Ayrault. Par FRANCIS VALLAT *

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valuer les « performances » de deux ans de gouvernement est toujours un exercice complexe tant la critique est facile et l’art difficile, en particulier l’art de gouverner et plus encore de gouverner la France ! De fait, nous sommes déjà, en temps normal et toutes origines confondues, un peuple de « Gaulois », querelleur, prompt à l’autodénigrement et au scepticisme comme aux emballements les plus inattendus. Et c’est encore plus vrai dans notre France blessée d’après la crise de 2008, lestée «d’un modèle social français » à bout de souffle mais tabou, exsangue car plombée par de lourds déficits publics, et donc obligée de

faire face à une cascade de défis économiques et sociaux aussi incontournables que contradictoires. C’est donc justice de reconnaître que le gouvernement Ayrault a dû traverser une de ces périodes (et ce n’est, hélas, pas terminé) où la France ressemblait au « cher et vieux pays recru d’épreuves et de fatigues » (De Gaulle) désabusé, râleur et aboulique qu’elle est parfois. Et ce, même si l’on peut espérer qu’elle est restée cette nation prête à étonner le monde par sa capacité de sursaut, une faculté qui a d’ailleurs permis au même Général de Gaulle de croire, toujours, au destin de notre pays. Enfin, il est tout aussi honnête, au moment d’évaluer l’action du premier gouvernement de ce

Jean-Marc Ayrault, alors Premier ministre, en décembre 2013, aux Assises de l’économie maritime à Montpellier. Les professionnels du secteur lui reconnaissent « un intérêt constant pour les problématiques maritimes ».

* Francis VALLAT.

Président du Cluster maritime français (CMF), président du Réseau européen des clusters maritimes.

quinquennat, de ne pas oublier que la France est au centre d’une Europe dont le moteur économique était globalement grippé par rapport au reste du monde, même si l’exception de l’Allemagne le cache en partie, et même si, dans cet environnement, la communauté maritime française a prouvé sa capacité de résilience et son exceptionnel dynamisme. Dans ce contexte difficile, le gouvernement Ayrault n’a, à notre sens, mérité ni l’excès d’honneur ni l’excès d’indignité dont il a parfois été l’objet de la part soit de thuriféraires zélés soit d’opposants systématiques politiciens. C’est, en tout cas, le constat qu’inspire le regard sur l’action qu’il a menée, regard porté au travers du prisme maritime, et qui se veut impartial car le Cluster maritime français (CMF) – qui rassemble des responsables de toutes opinions po-

DE VRAIS MÉRITES À l’actif de ce gouvernement, la compétence et souvent – pas toujours – l’ouverture d’esprit de ses représentants, que ce soit au niveau ministériel (ministres et cabinets) ou à celui de la haute administration. Une compétence et un état d’esprit qui ont souvent favorisé un dialogue actif et franc avec les responsables de l’économie maritime, un approfondissement certain des grands sujets de préoccupation et des décisions à prendre, une prise de conscience sincère des grands enjeux maritimes, une vérification que les grands axes du « Défi maritime français » promus par le candidat Hollande n’étaient en général pas ignorés ou absents des préoccupations des pouvoirs publics. Nombre de signes ont concouru à ce constat, témoignant de la bonne volonté des principaux départements ministériels, et même de l’intérêt constant porté aux problématiques maritimes par le Premier ministre et son entourage concerné par la mer, voire par certains conseillers de l’Elysée. On peut citer, dans ce cadre et cet esprit, la reprise, certes tardive et quelque peu « sous la contrainte », des Comités interministériels de la Mer (Cimer) mais aussi la présence de Jean-Marc Ayrault, et de plusieurs de ses ministres, aux Assises de l’économie maritime de Montpellier-Sète, en décembre 2013 ; l’implication personnelle du ministre délégué dans de nombreux dossiers (même s’il fut trop souvent « bridé »); les très nombreux échanges directs avec les cabinets ministériels en charge des affaires maritimes ; la coopération sur différents sujets nouveaux avec le secrétariat général de la Mer (comme celui des grands fonds marins…); l’excellent travail de fond réalisé par la mission GNL (gaz naturel liquéfié) ; les nom-

breux rapports, aux conclusions et recommandations en général appropriées, résultats des travaux de parlementaires missionnés par le gouvernement, de la collaboration de différentes inspections générales ministérielles elles aussi saisies par l’exécutif, ou encore du Conseil économique, social et environnemental (CESE). Je veux parler des rapports sur la gouver-

notre pays. Même trouble d’ailleurs – est-ce une coïncidence? – que celui du citoyen cherchant vainement la vision du « Prince » en matière de Défense, où pourtant le talent et la fermeté du ministre ont permis d’éviter le pire dans la Loi de programmation militaire (LPM)… Pas d’actualisation du Livre bleu Stratégie nationale pour la mer et les océans,

Francis Vallat, président du Cluster maritime français : « Il est temps que l'État prouve qu'il a compris que la grande et dynamique économie maritime française est l'un des atouts majeurs de notre pays. »

nance, sur les conditions de la mise en œuvre des énergies marines renouvelables (EMR), sur la lutte contre la piraterie, et bien sûr, du rapport sur la relance de la Marine marchande du député Arnaud Leroy. On peut aussi citer la bonne coopération ayant permis, à de nombreuses parties responsables, de soutenir le lancement d’un « Appel de Paris » équilibré et qui fera probablement date, ou mentionner quelques décisions comme la mise en place du Conseil national des mers et du littoral, le lancement de l’Appel à manifestation d’intérêt (AMI) hydrolien, ou la confirmation du deuxième appel d’offres pour l’éolien posé… DES OCCASIONS MANQUÉES Le problème est que tout cela, même positif, n’a pas fait une vraie politique maritime, et que l’on cherche, en vain, la véritable Vision, la mise en perspective qui aurait permis d’éclairer la route et de croire plus en l’existence d’une stratégie maritime pour

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litique – ne peut être soupçonné ni de mansuétude complaisante ni d’excès de sévérité.

– en espérant que cela ne soit pas parce que l’original datait d’avant l’alternance ! –, pas de grand débat parlementaire annuel comme l’a réclamé le Cluster ! Seulement quelques discours et déclarations manquant de souffle et démontrant surtout, au mieux, une juxtaposition de visions partielles. Ce malaise est encore accru par les trop nombreux manques, occasions ratées, décisions repoussées, évolutions parfois angoissantes que nous avons vécus. Avec, à l’arrivée, l’impression frustrante d’un bilan trop négatif alors que de belles avancées étaient possibles grâce aux talents, réels mais trop hétérogènes et peu harmonisés ou organisés, réunis dans l’équipe gouvernementale d’alors. >>


ÉCONOMIE MER, QUEL BILAN POUR AYRAULT? Je pense, entre autres, au débat sur la transition énergétique, où certes beaucoup ont pu s’exprimer, apparente démocratie, mais sans que soient finalement restitués clairement les circuits ultimes de décision, ou « calibrée » la prise en compte de la responsabilité réelle des différents intervenants.

seul choix eût été d’essayer de « faire sans l’État », ou ailleurs ! À titre « particulier » comment ne pas citer, encore et encore, un dossier comme celui des granulats de la Pointe d’Armor, en baie de Lannion. L’absence de décision positive sur ce dossier après des années d’instruction (positive sur tous les plans et par toutes les autorités nationales et locales, administratives ou élues) devient un véri-

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>> Quelques illustrations… J’ai mentionné, dans la colonne « actif », la qualité et l’intensité du dialogue « individuel » avec des responsables étatiques souvent compétents et ouverts. Mais comment ce dialogue pouvait-il vraiment aboutir face à des événements rendant difficiles toute

cohérence, comme la succession de trois ministres du développement durable en moins de deux ans : une ministre « éclair », puis une ministre militante et peu concernée par l’économie y compris sociale, enfin un ministre diaphane? Ou encore, face à de soi-disant « avancées » ignorant superbement, au moins pour ce qui concerne la méthode, les vœux unanimes de la communauté maritime française rassemblée ? Je citerai, par exemple, la volonté de fondre l’Agence des aires maritimes protégées dans la future Agence de la biodiversité alors même que tous les acteurs de la mer, ONG environnementales et professionnels d’une seule voix, s’étaient unis pour demander que cette solution ne soit pas choisie ! Ou enfin face à la longueur et à la complexité de débats nationaux et locaux parfois confus car trop démultipliés, non hiérarchisés, mettant finalement au même niveau nécessités prioritaires et préoccupations accessoires, et ne permettant donc pas véritablement une vraie concertation.

Frédéric Cuvillier, alors ministre délégué aux Transports, à la Mer et à la Pêche, en décembre 2013, aux Assises de l’économie maritime, à Montpellier. « La nomination de Frédéric Cuvillier, qui a un vrai tropisme maritime et qui connaît les dossiers, est une nouvelle positive. » Francis VALLAT

BLOCAGES ET INDÉCISION Il est, hélas, également indispensable de souligner les blocages anormaux et difficiles que nous avons dû vivre, sur certains dossiers généraux majeurs et sur certains autres, particuliers, pourtant exemplaires tant sur le plan de l’économie et de l’emploi que de l’environnement. Désespérant ! À titre « général », je pense, par exemple, au désintérêt absolu du ministre de la Recherche pour nos travaux très importants, avec tous les acteurs concernés, sur les conditions de la future exploration des grands fonds marins. Et ce, alors que la France, contrairement à ses engagements du Cimer de juin 2011, a accumulé tant de retard sur la définition de sa « stratégie pour les grands fonds ». L’on peut heureusement se féliciter de l’intérêt plus marqué que le secrétaire général de la Mer, Matignon et le ministre en charge de la Mer ont manifesté pour le sujet, sans quoi le

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table scandale, et ceci pas seulement au regard des emplois menacés dans deux usines et dans un armement, la Compagnie armoricaine de navigation (CAN), qui ne pourra plus survivre longtemps ! De fait, ce qui est en cause dans ce cas touche aussi aux principes du fonctionnement de l’État, dans la mesure où la procédure avait bien abouti (avant l’été 2013) à ce que l’on appelle un « bleu », c’est-à-dire à une décision finale de Matignon devant être mise en exécution. Ceci amène évidemment au problème général de la décision, des arbitrages, ou plutôt à celui d’une certaine indécision, accrue ellemême par la remise en cause des quelques arbitrages qui avaient pu être décidés. Ce phénomène dont nous avons souffert s’est malheureusement incarné sur différents fronts : adaptation de la loi de 1992 sur le ravitaillement énergétique de la France, retards accumulés en matière d’aquaculture, équipes privées armées à bord de nos navires

L’équation est simple : le constat que la mer est l’avenir de la Terre est une évidence.

de commerce, mécanismes GNL, etc. La meilleure façon de l’illustrer est de rappeler que, pendant près de deux ans, les RIM (Réunions interministérielles) se sont succédées à Matignon, souvent sur les mêmes sujets, mais trop souvent sans aboutir concrètement alors que chacune d’entre elles ou quasiment, est normalement prévue pour être décisionnelle ! Rappelons encore que nous, responsables professionnels, avons eu à « gérer » des situations à peine croyables au niveau des arbitrages effectués par le Premier ministre. Un exemple (extrême) ? Celui de la lutte contre la piraterie et des gardes privés

embarqués, sujet sur lequel très vite les acteurs économiques concernés ont dégagé une vision commune malgré leurs différences (armateurs commerce, pêche, et plaisance) mais où l’État n’a cessé d’atermoyer en son propre sein. Démonstration ! En novembre 2012, Jean-Yves Le Drian, ministre de la Défense et personnalité très appréciée de la communauté maritime nationale, annonce aux Assises de l’économie maritime de Biarritz que les décisions seront prises rapidement, comprenez quelques mois. Fin février-début mars 2013, Jean-Marc Ayrault, accompagné de Frédéric Cuvillier et

de Michel Aymeric, indique luimême, formellement, à une délégation du Cluster maritime français, comprenant, outre son président, le président des armateurs et celui de la pêche, qu’il a pris son arbitrage et que la mesure sera mise en œuvre dans un délai, considéré comme nécessaire, de quelques mois. Juillet 2013, après des mois de silence, de rumeurs contradictoires et d’immobilité, le président du Cluster apprend incidemment que l’arbitrage a été remis en cause, apparemment par un conseiller de l’Élysée ! Décembre 2013, le Premier ministre a « repris la main ». La mesure est à nouveau annoncée aux Assises de Montpellier, la procédure doit démarrer au tout début de l’année 2014… En février 2014, on annonce qu’elle sera finalement présentée au parlement en avril. On peut aujourd’hui espérer son application sur le terrain au mieux pour l’automne 2014 ! Et que dire des décisions de simplification administrative pour les EMR, >>


ÉCONOMIE MER, QUEL BILAN POUR AYRAULT? L’URGENCE DE DÉCISIONS RÉGALIENNES Tout ceci démontre qu’il est plus que temps, à l’ère de la maritimisation du monde, que l’État prouve qu’il a compris que la grande et dynamique économie maritime française est l’un des atouts majeurs de notre pays avec ses 305 000 emplois directs, ses 65 milliards de valeur de production, ses professionnels reconnus partout dans le monde, sa résistance à la crise en Europe, ses conquêtes à l’international, ses acteurs à la pointe de nombre de combats aussi bien sur le plan du développement durable que de l’emploi, ses véritables champions internationaux engagés dans l’émergence des grandes filières du futur (des énergies marines renouvelables aux grands fonds marins en passant par les biotechnologies, l’aquaculture)… Pour résumer l’équation est simple : le constat que la mer est l’avenir de la Terre est une évidence, le fait que la France dispose d’atouts exceptionnels à l’aube du XXIe siècle (ZEE immense, grands professionnels de qualité) ne peut plus être discuté, la France maritime est donc le levier d’avenir du pays! Soyons clairs! Le Cluster maritime français – qui a su résister au

Les acteurs de la mer aux dernières Assises de l’économie maritime à Montpellier en décembre 2013. « Les professionnels du secteur maritime attendent du nouveau gouvernement qu’il prenne ou fasse appliquer les décisions régaliennes urgentes dont ils ont besoin pour avancer et faire gagner notre pays. » Francis VALLAT

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>> à prendre naturellement dans le respect de notre État de droit – premier et dernier recours à la juridiction administrative, alourdissement des sanctions pour recours abusif, vérification de l’intérêt pour agir, annulation partielle d’un projet en cas de condamnation partielle… – dont la problématique a été analysée et qui est donc parfaitement connue de tous depuis des mois ? Tout cela sans que rien ne se passe alors même que nos industriels et développeurs, ceux-là même qui ont joué le jeu risqué de la filière française, ont un besoin absolument impératif de visibilité! Le plus inquiétant dans ces quelques exemples est qu’ils concernent des dossiers et des décisions relevant de la compétence régalienne de l’État, c’est-à-dire de domaines pour lesquels le gouvernement n’avait pas l’excuse, réelle, elle, du manque de moyens financiers, de la nécessité de ne pas creuser encore les déficits publics. Ce que nous lui demandions était juste de faire son travail, de décider, de choisir… et éventuellement d’exercer son autorité, y compris vis-à-vis de certaines féodalités administratives pouvant avoir des conceptions différentes de l’intérêt général.

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découragement malgré les nombreux retards dans les décisions essentielles dont la France maritime a besoin plus que jamais, et qui reste fondamentalement attaché à un dialogue permanent, ferme et constructif avec les autorités de notre pays – a eu du mal à comprendre et à accepter que la mer soit absente des priorités affichées au moment où a été publiée la première liste des ministres du gouvernement Valls. Fidèle à sa position constante et bien connue, fondée sur la nécessité de l’existence à la fois d’un niveau interministériel fort (secrétaire général de la Mer membre du cabinet du Premier ministre) et d’un ministre fort officiellement en charge de la mer, le Cluster espère qu’une correction sera apportée sans trop tarder. Mais le plus important est, à ses yeux, que le ministre « en charge » dispose du soutien vigilant de Matignon et de l’autorité voulue, tant sur les services qu’au sein du gouvernement lui-même, lui permettant de prendre ou de faire appliquer enfin (et au moins) ces décisions régaliennes urgentes dont les professionnels maritimes français ont besoin pour avancer et faire gagner notre pays en commençant donc par la piraterie, le ravitaillement de la France en produits énergétiques, les simplifications administratives pour les EMR, la plus grande lisibilité dans les dispositions réglementaires et légales, sans oublier les nombreux dossiers particuliers inexplicablement en souffrance. Dans ce contexte, la nomination de Frédéric Cuvillier, qui a un vrai tropisme maritime et qui connaît les dossiers, est une nouvelle positive si la continuité ainsi affichée permet d’éviter la répétition des hésitations du gouvernement précédent, et facilite la possibilité de prendre rapidement les décisions nécessaires. En espérant que le secrétaire d’État pourra s’appuyer (et non être neutralisé !) sur l’autorité réelle de sa ministre et sur celle du nouveau Premier ■ ministre.

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