Défense, la France fait-elle toujours les bons choix ?

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LE DÉBAT DEMARINE&OCÉANS

Le programme Rafale

Défense

La France fait-elle toujours les bons choix ?

Philippe VITEL

Gwendal ROUILLARD

Contre-amiral Bruno THOUVENIN

Yvan STEFANOVITCH

Député (UMP) du Var

Député (PS) du Morbihan.

Sous-chef d’état-major «Plans-Programmes» de l’état-major de la Marine.

Journaliste

e 6 février dernier, Marine & Océans a réuni à l’Automobile Club de France, place de la Concorde, à Paris 1, M. Philippe Vitel, député (UMP) du Var, vice-président de la Commission de la Défense de l’Assemblée nationale, M. Gwendal Rouillard, député (PS) du Morbihan, secrétaire de la Commission de la Défense, et le contre-amiral Bruno Thouvenin, sous-chef d’état-major « Plan-programmes » à l’état-major de la Marine, pour un échange autour du dernier livre de M. Yvan Stefanovitch Défense française, le devoir d’inventaire – enquête sur les faiblesses de l’armée et les milliards dépensés par l’État (septembre 2013, Éditions du Moment). Cet échange, ramené autour de quatre thèmes – Le programme Rafale, le programme Fremm, le porte-avions et la dissuasion nucléaire – parmi les très nombreux et très intéressants sujets qu’aborde Yvan Stefanovitch dans son ouvrage, avait pour finalité d’apporter quelques éléments de réponse à la question : Défense, la France fait-elle toujours les bons choix ? Pour des contraintes de publication, nous vous en proposons ici les meilleurs extraits.

L

Yvan Stefanovitch a été quinze ans journaliste à l’AFP puis dix ans à l’hebdomadaire VSD au titre duquel il était « accrédité défense ». Spécialisé dans les enquêtes sur les gaspillages français, il est l’auteur d’une dizaine d’ouvrages dont Aux frais de la princesse (2007), Le Sénat : enquête sur les super-privilégiés de la République (2008), La caste des 500 (2010).

1. La rédaction de Marine & Océans remercie tout particulièrement le capitaine de corvette (H) Jean de La Révelière pour l’organisation de cette rencontre et pour l’accueil qu’il a bien voulu réserver, avec l’amiral (CR) Jacques Lapoyade Deschamps, dans les salons de l’Automobile Club de France, à tous ses participants.

Le programme Rafale a été subtilement imposé, au détriment du Mirage 2000, par un réseau occulte à l’armée de l’Air, au gouvernement et aux parlementaires. (…) « Pour des raisons de stratégie industrielle, explique un rapport d’information du Sénat de juillet 2012, la décision fut prise au plus haut niveau d’interdire à l’Aéronavale d’acquérir des avions militaires américains F18 alors que les vieux Crusader étaient hors d’âge et que le Rafale Marine était loin d’être prêt… » Le coût de ce programme, 43,5 milliards d’euros, a plombé les comptes de la nation au détriment d’autres besoins des armées.

PHOTO : PATRICE DONOT-CPGP

PHOTOS : PATRICE DONOT-CPGP

Yvan STEFANOVITCH

Gwendal ROUILLARD Quand on raisonne par rapport au Rafale ou à d’autres programmes, il faut rappeler les missions et les objectifs que se fixe la France : la protection de sa population, la garantie de sa souveraineté, la garantie de son autonomie stratégique. Nous militons par ailleurs, nous parlementaires et ce, quels que soient

les bancs, pour maintenir une industrie de défense, ce que l’on appelle une Base industrielle technologique de défense (BITD). La défense, c’est 165 000 emplois, à ne pas oublier dans le contexte économique et social actuel. Depuis des décennies notre pays a opéré des choix. Et notre responsabilité est de constater les insuffisances ou les imperfections de ces choix. Le Rafale peut faire partie du débat. Mais moi, je combat le Rafale Bashing parce que cet avion répond à des besoins opérationnels. (…) Depuis plus de dix ans, le constat est qu’en Afghanistan, en Libye, au Mali, le Rafale a rempli ses objectifs. Sur le dossier syrien, quel que soit l’avis des uns et des autres sur la pertinence d’une éventuelle intervention, si nous avions dû le faire, quel était l’outil principal pour intervenir? Le Rafale. (…) C’est l’outil politique et diplomatique qui a fait que, à un moment donné, la parole de la France a été prise en compte. Je ne tiens pas un discours pro-Rafale, mais je constate lucidement ce qui va bien et ce qui va aussi moins bien. (…) Rafale ou F18? Industrie française ou industrie américaine? Vous savez pertinemment que nous avons un lien consubstentiel entre la souveraineté de la France et notre capacité à garder des compétences et des savoir-faire sur l’ensemble du spectre capacitaire et, pour moi, la colonne vertébrale de cette loi de programmation militaire 20142019 que j’ai votée, le choix que nous avons fait et que nous assumons quels que soient les trous capacitaires, c’est bien de tenter – quelles que soient nos

PHOTO : MARINE NATIONALE

■ La Marine nationale possède trente-quatre Rafale Marine. Cet appareil polyvalent, capable d’interventions à long rayon d’action avec ravitaillement en vol, est adaptable à une grande diversité de missions : défense et supériorité aérienne – pénétration et attaque au sol tous temps – attaque à la mer tous temps et à distance de sécurité – reconnaissance tactique et stratégique – dissuasion nucléaire. Grâce à la liberté des mers et à la mobilité du porte-avions Charles de Gaulle, le Rafale Marine représente un outil majeur de projection de puissance. Le porteavions pouvant s’affranchir des frontières et parcourir jusqu’à 1 000 km par jour, il lui permet d’agir en tout point du globe, sous faible préavis, en s’exonérant des contraintes diplomatiques ou géographiques.

limites –, de garder un potentiel opérationnel, industriel, technologique sur l’ensemble du spectre, pas simplement par plaisir, mais parce que c’est pour nous une des clés de la souveraineté de la France et de la protection de notre population qui est la mission première fondamentale. C’est cela notre responsabilité, le sens du suffrage universel.

Philippe VITEL Je crois qu’il est très facile, a posteriori, de remettre toujours les choses en question. Aujourd’hui, le Rafale est un avion qui rend les services qu’on lui demande. Un avion reconnu sur la scène internationale et dont les qualités ne sont plus à démontrer. Il y a psychologiquement un petit barrage, le fait que l’on n’ait pas réussi à le vendre à d’autres pays. Si nous y étions parvenus, le raisonnement serait inverse et l’on considérerait cet avion comme merveilleux, permettant à notre industrie de défense de se pérenniser et d’avoir même, par le biais de l’exportation, les moyens de réfléchir à l’avion du futur. Ce que je vois aujourd’hui c’est que cet avion, qui est considéré comme un avion de quatrième catégorie, ne va bientôt plus être compétitif avec les avions de cinquième catégorie que les Chinois, les Américains, les Russes sont en train de construire, et même totalement déphasé par rapport à l’avenir que représentent les >>

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Rafale sur le Charles de Gaulle.

PHOTO : ARMÉE DE L’AIR

PHOTO : PHILIP PLISSON

« Pendant la guerre contre la Libye, les pilotes étaient fiers d'avoir cet avion parce qu'ils avaient confiance en lui. » Philippe VITEL

Atlantique 2. Cet avion, capable de faire de la surveillance, de la frappe aérienne aussi bien que du renseignement, est indispensable à l'action militaire de la France. « Quel industriel aurait pu garder son savoir-faire pour nous rénover cet appareil si nous n'avions pas développé le programme Rafale ? » Contre-amiral THOUVENIN

terme, pour le maintien en condition opérationnelle, j’en suis moins sûr. (…) Et puis, si l’on avait acheté le F18, on achèterait quoi aujourd’hui? Le F35 qui a un surcoût de 238 % depuis sa conception et dont on n’est absolument pas sûr de la date à laquelle il sera opérationnel! On serait entré dans le système Eurofighter avec un avion dont les limites sont évidentes avant même

étaient fiers d’avoir cet avion parce qu’ils avaient confiance dans cet avion. Et c’est important, lorsque l’on exerce des missions de cette intensité, d’avoir confiance dans l’engin que l’on manie.

Contre-amiral THOUVENIN La décision a été prise en décembre 1989 de ne pas prendre des F18, et je pense que la France a fait le bon choix.

Si on avait pris du F18, c’est une interprétation très personnelle, je pense que l’on aurait mis en péril l’industrie française. Trente ans plus tard, qui nous aurait rénové l’Atlantique 2! Quel industriel aurait pu garder son savoir-faire pour nous rénover cet appareil si l’on n’avait pas fait le programme Rafale ! Les Britanniques ? Non, ils ont abandonné ce sujet. En Europe, personne n’aurait été capable de le faire, personne ! Les choix qui ont été fait ont été douloureux pour certains parce que les marins voulaient le F18. Oui, le marin de base que j’étais, le jeune pilote enthousiaste trouvait cet appareil très beau. Ne l’oublions pas, nous avions une culture franco-américaine. Nos grands anciens avaient été formés aux États-Unis. Si nous n’avions pas été adossés aux États-Unis, nous aurions eu beaucoup de mal dans le domaine des porte-avions. Les États-Unis et nous sommes les seuls actuellement à mettre en œuvre des porte-avions à catapultes. (…) Avion dépassé, pas dépassé… le Rafale est aujourd’hui un excellent compromis. Je suis très heureux lorsque ce sont les parlementaires qui en parlent plutôt que les militaires car c’est alors la représentation nationale qui donne son avis. Ayant été pilote d’essai et officier de programme du Rafale, je serais un peu juge et partie. Cet avion est un excellent avion, capable de tout faire, qui a démontré la capacité industrielle française à le faire évoluer. (…) La politique de la France, ce n’est pas uniquement des avions. Dans le cadre d’une entrée en premier et de l’évolutivité, c’est des missiles de croisière et des avions. Je ne pense pas en effet qu’il faille raisonner uniquement avec des avions. Il est évident qu’il y a un moment vous aurez beau dépenser des mille et des cents, si vous avez des batteries de missiles sol-air en face avec des centres de commandements capables de les lancer très rapidement, vous aurez beau avoir le meilleur avion du monde, vous ne passerez jamais. Il faut bien, au début, traiter cette menace prioritaire et c’est bien pour cela que la France s’est lancée dans un programme de missiles de croisière qui arrive normalement cette année et qui équipera la première Frégate européenne multi■ missions (Fremm).

Le programme Fremm ■ Le programme Fremm (pour Frégate européenne multimissions) qui prévoyait initialement 22 unités puis 17, a été ramené à 11 dans la Loi de programmation militaire 2014-2019, les 9 premières à dominante lutte anti-sous-marine, et les 2 dernières en version défense anti-aérienne. Il est toutefois possible que seules 8 Fremm soient finalement construites. Les Fremm (6 000 tonnes, 142 m, 27 nœuds, 108 marins détachement aérien compris) sont capables de mettre en œuvre le missile de croisière naval (MdCN), un hélicoptère NH90 Caïman et des forces spéciales. Destinées à constituer la nouvelle ossature de la Marine française, leurs missions sont multiples : maîtrise de zone d’opération aéro-maritime, frappe dans la profondeur, lutte anti-navires, anti-sousmarine (version ASM) ou anti-aérienne (version FREDA), soutien et appui d’opérations de projection. Les Fremm sont construites à Lorient par DCNS : première de série (ASM) l’Aquitaine mise sur cale en 2007, a été livrée à la Marine nationale le 23 novembre 2012 ; la seconde destinée à l’exportation a été livrée à la Marine Royale du Maroc, le 30 janvier 2014, sous le nom de Mohammed VI ; la troisième, Normandie, mise à flot en octobre 2012, a effectué ses premiers essais à la mer fin octobre 2013 ; la quatrième, Provence, a été mise à flot en septembre 2013 ; la cinquième, Languedoc, est en assemblage depuis septembre 2013 ; la sixième de série, dont la construction a débuté en août 2012, figure actuellement à l’état de blocs en pré-armement.

Yvan STEFANOVITCH Ce programme ne ressemble-t’il pas un peu, vue de loin en tout cas, à celui du Rafale? Voilà des bateaux qui, au départ, coutaient 350 millions d’euros pièce et qui vont finir à près de 900 millions d’euros. Ce sont des bateaux très sophistiqués et bien armés. C’est le problème des politiques, des industriels et des militaires dans notre pays qui veulent toujours les matériels les plus performants et donc les plus chers avec un petit avantage tout de même pour la Fremm sur le Rafale, c’est que l’on en a vendu une à l’étranger, au Maroc…

Philippe VITEL En abordant la question du programme Fremm, vous entrez là dans un domaine qui explique mon vote négatif de la loi de programmation militaire

2014-2019. Je l’ai expliqué à la tribune en prenant trois ou quatre exemples dans le domaine maritime, les SNA, les Fremm, les ATL 2, bref certaines évolutions qui font que je n’adhère pas à cette nouvelle dimension. J’ai discuté un jour avec l’amiral Païtard (Ndlr : notamment ancien représentant militaire de la France auprès de l’UE et de l’Otan à Bruxelles) qui m’expliquait qu’il était vraiment imprudent de descendre en dessous de vingt-trois frégates de premier rang, or aujourd’hui nous sommes à quinze ! (…) M. Boissier, PDG de DCNS, est venu nous expliquer à la commission de la Défense, qu’aujourd’hui descendre de onze à huit unités ne changerait absolument pas le coût. Ce choix de huit, périlleux pour tous, ne sera donc pas, en termes de coût, un gain pour la nation ! DCNS a déjà absorbé la réduction de dix-sept à onze unités car le groupe a eu le temps de s’y confronter mais de onze, on l’amène à huit dans le cadre de la LPM et les conséquences de tout cela, c’est que seules huit Fremm seront livrées dans la LPM. On se retrouvera en 2020, dans un format réel de sept frégates anti-sous-marines, ce qui signifie avec un taux de disponibilité de 60 à 70 %, de quatre frégates anti-sousmarines mobilisables. C’est un format

PHOTO DCNS

qu’il ne vole? Voilà pourquoi je pense que ce choix du Rafale était tout de même assez pertinent. (…) Je n’oublierai jamais l’image, lorsque nous sommes allés en délégation à Solenzara, en Corse, pendant la guerre de Libye où nous étions avec les pilotes qui partaient et qui revenaient. Ils

PHOTO : PATRICE DONOT-CPGP

>> avions de la sixième génération, avec une furtivité majeure et une capacité d’autorégénération. C’est cela la réalité et la raison pour laquelle nous devons être un peu plus modérés et mesurés. (…) Si l’on avait acheté américain avec les F18, on y aurait gagné sur le plan de l’acquisition mais sur le long

DÉFENSE : LA FRANCE FAIT-ELLE TOUJOURS LES BONS CHOIX ?

qui n’est pas acceptable dans l’ambition que l’on a pour notre Marine aujourd’hui et l’un des éléments, je le redis, qui m’a fait voter contre cette LPM.

Gwendal ROUILLARD Si l’on refait l’histoire, quand le président Jacques Chirac et M me Michèle Alliot-Marie, alors ministre de la Défense, évoquaient le programme Fremm, nous étions au départ à vingt-deux puis à dix-sept. C’est un programme qui, comme d’autres, a connu des avatars. Aujourd’hui, le ministre de la Défense, M. Jean-Yves Le Drian, a bien parlé de onze unités même si le texte de la LPM ne m’a pas échappé avec la clause de revoyure en 2016 et l’hypothèse de huit unités. Pour bien comprendre ce rendez-vous de 2016, les hypothèses qui sont d’ores et déjà sur la table, c’est Fremm jusqu’au bout avec des frégates anti-sous-marines ou Fremm jusqu’au bout avec ou sans les frégates anti-aériennes. Je me prépare à ces discussions. Certains au sein du ministère de la Défense considèrent que nous sommes certainement déjà à huit, ce que je réfute. Avec Jean-Yves Le Drian, et c’est un point d’accord avec Philippe Vitel, nous avons bataillé ces dernières années pour inscrire dans le dernier Livre blanc >>

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LE DÉBAT DEMARINE&OCÉANS treprises, c’est de concevoir dès le départ une capacité d’export. Force est de constater que, programme après programme, entre nos ambitions et la réalité, le résultat est en-deçà de nos ambitions. Alors que c’est, pour nous, un enjeu et un levier de croissance.

Contre-amiral THOUVENIN Je ne suis pas dans le débat, huit, neuf dix ou onze Fremm. Il a été fait un choix de modèle à quinze frégates, mon métier est donc de regarder avec la Direction générale de l’Armement (DGA) et sous l’ombrelle de l’état-major des Armées, comment on va y arriver. Nous allons mener des études d’ici la fin 2016 pour savoir comment on fait cela. Ces Fremm, la Marine en a besoin. Vous ne garderez pas l’autonomie stratégique de la France

avec des SNLE si vous n’avez pas des bâtiments de type Fremm. C’est clair. S’il y a un choix numéro un à faire c’est celui-là. Ces bâtiments, avec leur sonar et leur hélicoptère performants, leurs missiles de croisière, arrivent. La frégate Aquitaine est actuellement en développement. On a fait le choix de la récupérer suffisamment tôt pour prendre en compte cette nouveauté que sont les équipages réduits (Ndlr : 108 avec le détachement aérien contre 240 sur les frégates de type F-70). On fait du post-développement dessus et l’on incrémente l’industriel, au sens générique du terme, car outre DCNS, il y a des sous-traitants majeurs comme Thales et d’autres qui travaillent à améliorer le processus. D’ici 2014-2015, on aura complété les capacités sur ces frégates. ■

qui prête à réfléchir. On a évoqué l’idée un peu folklorique du partage de porteavions avec les Britanniques. Je crois qu’il ne faut pas s’acharner là-dessus et passer à autre chose parce que je ne vois pas, à terme, vers quoi cela peut nous mener. L’exercice Bois Belleau qui s’est récemment déroulé en mer d’Oman avec des F18 qui se sont posés sur le Charles de Gaulle et des Rafale sur le Harry Truman, a illustré une inter-opérabilité majeure avec les Américains et la voie dans laquelle nous devons continuer à avancer.

Le porte-avions

Yvan STEFANOVITCH

Philippe VITEL

L’incohérence la plus grave concerne la non-permanence à la mer du groupe aéronaval. Notre marine devrait avoir deux porte-avions ou pas un seul. (…) Faute de crédits ou « faute à la crise », en 2012, la France a fait une croix définitive sur un deuxième porte-avions estimé à 3 milliards d’euros. Pourtant, l’achat pour 2,8 milliards d’euros de 50 C 130 Super Hercules J américains en lieu et place de 50 A 400M (8,4 milliards d’euros), à Airbus qui n’en a pas besoin pour remplir son plan de charge, aurait permis une économie de plus de 5 milliards d’euros… consacrée à l’achat de ce second porte-avions.

J’ai toujours été favorable au deuxième porte-avions mais on a fait un choix qui fait que l’on dispose aujourd’hui d’un pantalon avec une seule jambe et que lorsqu’il y a des révisions à faire – comme celle qui aura lieu de septembre 2016 à fevrier 2018 – on se retrouve avec un trou capacitaire, ne pouvant disposer non seulement du porte-avions mais de toute la force aéronavale, car c’est bien de cela dont il s’agit. (…) Pour moi, ne pas avoir pris de décision concernant un deuxième porteavions relève d’un choix politique plus que financier. Lorsqu’on lance l’idée d’un porte-avions, on en dispose huit ans après.

Si l’on arrive à faire des lignes de programmation financière, cela représente 400 millions d’euros à mettre de côté chaque année, ce qui n’est pas un monde aujourd’hui. Il y a là des doctrines qui s’affrontent. Pour l’ancien chef d’état-major des Armées, l’amiral Guillaud, le porte-avions c’est d’abord 40 000 tonnes de diplomatie. C’est un outil plus facile à envoyer sur une opération que d’ouvrir une base aérienne dans un pays éloigné. On nous dit que les Américains veulent réduire le nombre de leurs porte-avions mais réduire, pour eux, cela signifie passer de onze à huit! Les Chinois sont en train de construire leur deuxième porteavions. Nous sommes donc dans contexte

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Gwendal ROUILLARD

Contre-amiral THOUVENIN

Pour moi, le sujet n’est pas le porteavions numéro deux, c’est le successeur du Charles de Gaulle, car si ma mémoire est bonne son retrait du service actif est programmé en 2041. Avec l’évolution des menaces et des théâtres, c’est bien le sujet numéro un. La décision devra être prise en 2019 pour la prochaine LPM. (…) Pour ce qui concerne le choix de l’A 400M, c’est un choix politique européen. Parce que les dirigeants, au moins pour certains d’entre eux, gardent une conviction européenne forte.

Sur le porte-avions, que voulez-vous que je vous dise, j’y ai passé une grande partie de ma carrière. J’ai en plus eu la chance d’être le directeur de stage du commandant Édouard Guillaud à la tête de ses 40 000 tonnes de diplomatie, de 1999 à 2001, pour faire toute la mise en condition initiale de ce nouveau porteavions, moi qui avait fait le dernier appontage sur le Clemenceau en 1997. Le besoin de porte-avions existe. Dans les années quatre-vingt, on a énormément utilisé les porte-avions. Combien de fois ai-je été rappelé de permission l’été pour partir sur le porte-avions que l’on avait besoin d’aller positionner quelque part. Alors, a-t-on les moyens ou pas de se payer un second porte-avions ? Le choix

Super-étendard modernisé (SEM) avant son catapultage depuis le Charles de Gaulle. « On aura toujours besoin de la complémentarité entre la projection à partir de la mer et la projection à partir de la terre. » Contre-amiral THOUVENIN

PHOTO : PHILIP PLISSON

PHOTO : MARINE NATIONALE

■ Entre le début de la construction du porte-avions Charle de Gaulle, le 24 novembre 1987, et son admission au service actif, le 18 mai 2001, il s’est écoulé quatorze ans (complexité du projet et étalement des crédits dû à des restrictions budgétaires), pour un coût global d’un peu plus de 3 milliards d’euros. Après différentes rénovations et remises à niveau, il devrait être retiré du service actif en 2041. Le Charles de Gaulle (38 000 tonnes, 238 m, 27 nœuds, 1 950 personnes) peut mettre en œuvre une quarantaine d’aéronefs : Rafale Marine, Hawkeye, Super-Étendard modernisé, hélicoptères NH90 et Panther.

PHOTO : PATRICE DONOT-CPGP

>> la maritimité, l’enjeu maritime, comme une pierre angulaire de l’ambition stratégique de la France. Or, si l’on souhaite assumer cette ambition, encore faut-il avoir des outils opérationnels permettant d’être crédibles. (…) Notre travail est de construire un compromis entre l’ambition de notre pays, les missions que nous fixons à nos armées et les contraintes budgétaires qui sont réelles. Je termine sur un point qui vaut pour le Rafale, pour les Fremm et pour tous les programmes d’une manière générale, le plus important pour moi est l’exportabilité. Je pense que dans la définition des programmes, là où l’on doit progresser, là où il y a un défi pour notre pays, politique, industriel, technologique, et de formation professionnelle par rapport à nos équipes dans les en-

DÉFENSE : LA FRANCE FAIT-ELLE TOUJOURS LES BONS CHOIX ? a été fait. Maintenant, faut-il continuer à avoir des porte-avions ? Je pense que oui, non pas parce que je suis un ancien pilote d’aviation embarquée mais parce que je pense que l’on aura toujours besoin de cette complémentarité entre la projection à partir de la terre et la projection à partir de la mer. (…) On oppose l’aviation basée à terre et l’aviation embarquée et ce n’est pas bon. C’est très franco-francais. Quand une crise se déclare, les premiers à pouvoir partir, dans les premières heures, ce sont bien nos camarades basés à terre, sauf si le porte-avions avait été prépositionné. S’il est dans le port de Toulon, en alerte ne serait-ce qu’à 24 h, il a beau aller vite, il lui faut quand même le temps d’arriver sur le théâtre. Au bout d’une semaine, il vient opportunément compléter le dispositif dans le temps nécessaire pour finaliser les accords diplomatiques qui permettent d’établir une base à terre pas trop éloignée du foyer de crise. Une fois la base à terre installée – je ne fais là que reprendre le schéma de 2001 en Afghanistan – vous pouvez mettre en retrait votre porte-avions qui va se régénérer. La crise augmente, vous revenez compléter avec le porte-avions. Que s’est-il passé en 2007 ? Les Américains ont mis deux porte-avions sur l’Afghanistan lors des problèmes dans la vallée de l’Helmand. Pic de charge, vous avez la complémentarité entre les avions embarqués et ceux basés à terre. Enfin, lorsque vous démantelez, vous disposez encore du porte-avions pour protéger vos derniers camarades au sol. C’est cela aussi l’emploi d’un porte-avions et c’est la raison pour laquelle je pense que l’on aura toujours besoin de ce type de plateforme et de ses avions. (…) Les drones ne feront pas tout et je le dis d’autant mieux que j’ai travaillé sur les drones depuis le début de ma carriere de pilote. J’ai moi-même poussé le dossier du drone tactique embarqué alors que l’on me disait que je devais les combattre étant pilote. J’ai également poussé le drone que nous expérimentons sur le patrouilleur l’Adroit. Je pense que dans le système de combat aérien futur, il y aura des drones et des pilotes, des avions habités et des avions non habités comme dans le système futur de patrouille de suveillance maritime. ■ >>

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PHOTO : PATRICE DONOT-CPGP

Philippe VITEL

Yvan STEFANOVITCH Nombre d’experts jugent que trois sous-marins nucléaires suffiraient. Le premier patrouillerait durant soixantedix jours, le second resterait disponible à quai ou à la mer en entraînement, le troisième serait en entretien. Un quatrième constituerait donc un gaspillage. (…) À l’exemple de la Grande-Bretagne, en 1997, la composante aérienne française de dissuasion doit être rangée au magasin des accessoires car elle n’est plus opérationnelle sans l’aide de citernes volantes de l’US Air Force. (…) Le porte-avions immobilisé pendant six mois, la dizaine de Rafale Marine porteurs de l’arme nucléaire n’a été disponible que pendant la moitié de l’année 2013…

La discussion sur la disponibilité opérationnelle entre trois et quatre s’est posée sur d’autres éléments. On parlait des Hawkeye. On considérait qu’avec trois appareils la disponibilité était insuffisante. On a envisagé, à un moment, d’en acheter un quatrième d’occasion. On ne l’a pas fait, ce qui a été considéré comme une erreur. Pour les SNLE, on considère effectivement, lorsque l’on fait un peu de mathématique et que l’on induit les taux de disponibilité, qu’entre trois et quatre, il vaut mieux en avoir quatre. (…) Quand à la maintenance ou pas de la branche aéroportée de la composante nucléaire, premièrement, elle ne coûte pas cher par rapport au reste, 150 millions d’euros sur 4,5 milliards ; secondement, elle est totalement intégrée dans la logique actuelle de la doctrine de projection de puissance du porte-avions, de la force aéronavale. Je ne vois donc pas pourquoi on viendrait aujourd’hui, pour une raison ou pour une autre, la remettre en question.

Gwendal ROUILLARD Quand le président de la République, à l’époque candidat, est allé à l’Île longue, le 30 janvier 2012, il a posé la ques-

tion sur la manière de concilier permanence à la mer et stricte suffisance. Peuton le faire avec trois bâtiments ? La réponse des autorités militaires a été très claire, c’est non. Je sais que l’on peut toujours les accuser d’incarner le lobby nucléaire et j’en passe. La réponse opérationnelle est celle-là. (…) Je rappelle juste pour faire court, que dans les années quatre-vingt-dix, la France a déjà réduit son format de SNLE. Nous en avions six, nous n’en avons plus que quatre. J’entends dire en permanence sur la dissuasion nucléaire qu’elle n’évolue pas, que les réflexions n’ont pas cours, que c’est la chasse gardée de je ne sais qui, mais sur ce sujet la France a posé des actes forts dans les années quatre-vingt-dix, la fin de la composante terrestre, la fin du plateau d’Albion, la réduction des têtes nucléaires. La France dispose aujourd’hui, je le dis parce que c’est public, de moins de trois cents têtes nucléaires. On en a vingt mille cinq cents dans le monde dans un contexte de prolifération nucléaire. C’est cela la réalité. Je suggère que l’assurance-vie de la nation demeure la dissuasion nucléaire non pas parce que j’appartiens à tel ou tel lobby, je n’appartiens à aucun, mais parce que c’est une conviction. ■

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Défense mais il est sous les fourches caudines de Bercy. C’est Bercy qui fait le modèle, c’est Bercy qui fait le format, qui va définir la doctrine d’emploi par rapport à l’argent que l’on va pouvoir y mettre. Il faut le savoir. Notion de temps long, notion de gestion militaire et de gestion financière des choses, il faut arriver à faire coïncider les trois, c’est la grande difficulté aujourd’hui pour sanctuariser le domaine de la Défense dans notre pays.

Philippe VITEL Depuis que je m’intéresse aux affaires de Défense, j’ai toujours été interpellé par la notion de temps. Quand vous décidez d’un programme – et on en a parlé avec le Rafale – vous définissez un projet qui, de la R&D à la mise à disposition opérationnelle, va pouvoir prendre jusqu’à dix ans pour une durée de vie entre trente et cinquante ans. Et tout cela est commandé par une décision politique qui a une alternance tous les cinq ans et qui peut donc, à cette échéance, remettre en question ce que les prédécesseurs avaient prévu, ce qui rend la chose assez compliquée. Il y a bien la LPM qui est de six ans – moi je la mettrais volontiers sur cinq ans pour qu’elle soit en cohérence avec une alternance politique – mais on se retrouve tout de même avec des configurations qui font que sur le temps long, on n’est pas sur une ligne totalement droite, et c’est cela qui pose problème. Il y a quand même, au-delà de cela, le fait que les forces de gouvernement que nous avons connues jusqu’à aujourd’hui dans le pays essaient normalement d’être le plus consensuel possible sur le sujet de la Défense. Quid si le pouvoir partait à d’autres titulaires qui n’ont pas les idées de concensus qui sont les nôtres ? Nous travaillons ensemble à la Commission de la Défense. Si nous n’avons pas eu le même vote sur la LPM, nous avons quand même des visions qui parviennent à se conforter. Je suis aujourd’hui un grand défenseur du ministre de la Défense. Je considère que nous avons un très grand ministre de la

Gwendal ROUILLARD Trois considérations rapides, la première c’est que lorsque la France fixe son ambition, le budget doit aller avec et depuis plusieurs mois, c’est compliqué, avec le ministère des Finances en particulier. Ce n’est pas nouveau mais cela se confirme. Pour rassurer Philippe Vitel néanmoins, le ministère des Finances qui avait proposé le scénario Z en 2013 (Ndlr : la version la plus basse du budget de la Défense) n’a pas emporté la mise.

Philippe VITEL C’était uniquement de la provocation.

Gwendal ROUILLARD Non non, il a été proposé sérieusement par certains, relayé politiquement, et pas seulement dans l’opposition… La seconde chose, la Défense n’est pas un service public comme les autres mais c’est un service au public. Un bon

exemple de cela est le plan cyberdéfense, cybersécurité, que nous lançons pour protéger nos populations et nos entreprises. Je suis frappé, au passage, par leur vulnérabilité comme par celle de nos institutions face à cette guerre. Pour ce qui concerne nos entreprises, je suis aujourd’hui très préoccupé par la lenteur avec laquelle elle prennent conscience de la nécessité de protéger leurs données. Troisième chose, l’analyse comptable du budget de la Défense est souhaitée et souhaitable et, pour appartenir à une majorité qui parle chaque jour de la maîtrise de la dette – je n’ai pour cela pas que des félicitations localement – je peux vous dire que le plan comptable, on a appris. Mais en même temps, la Défense dépasse le plan comptable. Nous sommes sur la protection de nos intérêts vitaux donc sur des enjeux lourds de sens pour le pays.

Contre-amiral THOUVENIN La sanctuarisation, tout le monde en rêve sauf qu’il faut savoir que sanctuarisation signifie aussi rigidification. La sanctuarisation, donc forcément sur un temps long, de ce que l’on pourrait estimer être, à un moment T, le bon pourcentage risque de nous fermer des portes sur tout ce que l’on a dit précédemment concernant l’évolutivité et l’adaptabilité. La sanctuarisation a des avantages. ■ Elle a aussi ses inconvénients.

PHOTO : PHILIP PLISSON

■ La Marine dispose de quatre sous-marins nucléaires lanceurs d’engins de nouvelle génération (SNLE-NG), le Triomphant admis au service actif en mars 1997, le Téméraire en décembre 1999, le Vigilant en novembre 2004 et le Terrible en juillet 2010 avec pour principe de disposer d’au moins un bâtiment à la mer en permanence. Le Terrible est équipé d’un système de combat d’un type nouveau, le SYCOBS (SYstème de COmbat commun Barracuda / SNLE), qui équipera également les nouveaux SNA de type Barracuda. Il est équipé du nouveau missile M51 à têtes multiples plus performants que les M45, qui entrera en service opérationnel à bord des autres SLNE/NG de la Force océanique stratégique après refonte. De nouvelles têtes (TNO) équiperont le M51 à partir de 2015. Le coût du Terrible est estimé à 2 milliards 400 millions d’euros (hors missiles), tandis que le coût global de la dissuasion nucléaire française serait de l’ordre de 3,5 milliards d’euros par an.

Sanctuariser le budget la Défense ? PHOTO : PATRICE DONOT-CPGP

PHOTO : MARINE NATIONALE

La dissuasion nucléaire

L’École navale. « La Défense dépasse le plan comptable. Nous sommes sur la protection de nos intérêts vitaux donc sur des enjeux lourds de sens pour le pays. » Gwendal ROUILLARD

59 MARINE&OCÉANS N° 242 - JANVIER-FÉVRIER-MARS 2014


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