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De la matière au matériau, un processus singulier

A. De la matière au matériau, un processus singulier

11 LUCAN Jacques, «précisions sur un état présent de l’architecture, Lausannes, Presses polytechniques et universitaires romandes, 2015.

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12 PICON Antoine, «La matérialité de l’architecture», Éditions Parenthèses, 2018.

13 SACK Manfred, cité par DEPLAZES Andrea dans Construire l’architecture du matériau brut à l’edifice, Birkhäuser, 2008. La matière caractérise le résultat concret et matériel de tout édifice, lié à une mise en œuvre de l’homme où la matière devient alors matérialité. Chaque matière possède une symbolique à la fois par ses usages, son histoire, son lieu d’extraction mais aussi l’intervention de l’homme avec des méthodes liées à sa transformation. La matière est donc l’identité brute du matériau, qui n’a pas encore subi les transformations de l’homme. Les matériaux sont, dans un sens stricte, des éléments de constructions avec des fonctions techniques et structurelles. Ils opèrent aussi un rapport beaucoup plus sensorielle, les savoirs de l’architecte et les savoirs faire de l’artisan influent sur la transformation et la mise en œuvre du matériau.

« S’en tenir à une forme simple permet de concentrer son attention sur l’usage des matériaux et sur leurs résonances. » 11

La matière peut alors être un des fondements majeurs dans le processus de réflexion architecturale et sa concrétisation. Néanmoins, il s’en distingue autant que les caractéristiques même qui définissent la matière. Le choix des critères et des symboliques mise en avant et choisies par l’architecte, tendent à déterminer une caractéristique singulière du projet. La proposition de penser le projet par la matérialité est donc assez large et chaque architecte se réapproprie l’une de ces caractéristiques physiques ou symboliques.

« L’architecte ordonne la matière, à la différence de l’ingénierie, surgit celle de l’expression. Faire sens en ordonnant la matière. C’est la question du langage, l’architecture tente de faire parler la matière. » 12

Antoine Picon dans son ouvrage La matérialité de l’architecture, il défend le rapport sensible qu’a l’architecte avec la matière, et sa capacité à animer la matière, à lui donner vie. En opposition aux ingénieurs qui trouvent une qualité technique et structurelle à la matière. Cette « ordonnance » de la matière soulevé par l’auteur fait en partie référence à la sensibilité des architectes et leurs rapports singuliers à la matière. Il évoque aussi la place de la symbolique de la matière dans l’architecture contemporaine. On peut alors se questionner sur l’outil de l’expérimentation et ses capacités à révéler le potentiel des matières, leurs mises en œuvre et leurs rapports au sens.

« Face à une matière, les sens réagissent au matériau, à son toucher, à son aspect, à son odeur, au fait qu’il scintille ou brille, qu’il soit terne, dur, mou élastique, froid ou chaud, lisse ou rugueux, à ses couleurs et aux structures révélées par sa surface. » 13

Le rapport brut et primitif au matériau est essentiel, Sack défend que l’espace architectural est physiquement et sensoriellement perceptible. L’architecte constate et observe chaque capacité et potentialité des matières. Il ne doit pas toujours subir les transformations déjà faites de la matière, c’est peut être aussi son rôle de définir ses outils de conceptions adaptés pour interroger les matériaux les plus appropriés à son concept. C’est ce qu’on pourrait appeler un processus conceptuel par la matière.

« (...) mais de conserver intacte une ambition qui a permis à la discipline architecturale de surmonter sa marginalité en termes de mètres cubes de béton coulés annuellement, et de continuer à se faire entendre au sein d’un cadre bâti qui obéit principalement aux lois du capitalisme mondialisé » 14 Antoine Picon resitue le contexte économique dans lequel la plupart des architectes travaillent, c’est à dire un contexte capitaliste où le profit est souvent plus important que les thématiques sociales et environnementales. Cette citation fait écho à une volonté bien plus forte et bien plus large que les architectes doivent tenter de conserver.

Ce n’est pas toujours la qualité physique de la matière même ou encore la symbolique de sa mise en œuvre mais l’expérience, la poétique et la sensibilité de chaque architecte qui peut définir cette singularité à la matière et au bâtiment qui en résulte. C’est bien cela qui créé à la fois la richesse et la diversité du métier d’architecte, mais aussi son défaut puisque l’architecture reste un art subjectif. Pour illustrer ce propos il est intéressant de savoir que près de 1715 propositions ont été faites pour le concours du musée Guggenheim à Helsinki en 2014, pour le même programme, le même site et les mêmes ressources disponibles sur le territoire. Ces diverses contraintes sont aussi à comprendre dans le but de mieux saisir certains enjeux architectoniques selon les projets.

Ainsi, au travers de ces études de cas nous tenterons de comprendre les relations qu’entretiennent les architectes avec la matière et leurs regards vis à vis des processus de transformations de celle-ci. L’expérimentation échelle 1:1 dès la conception permet-elle une meilleur compréhension des potentiels de la matière ? Les architectes qui expérimentent eux même la matière sont-ils à la marge des pratiques contemporaines dans le processus de projet architectural contemporain ?

14 PICON Antoine, «La matérialité de l’architecture», Éditions Parenthèses, 2018.

15 MARTINETTI Grishka, PNG Architectes, entretient réalisé par Marine Raguénès, septembre 2019.

Un processus expérimental - étude de cas PNG Architecture

L’équipe de PNG architecture regroupe trois architectes associés aux divers parcours depuis 2007. Antoine Petit (Pedro) à travaillé la gravure dans un atelier et a d’emblée eu un rapport direct à la matière et sa transformation. Puis Nicolas Debicki, architecte au conseil du CAUE de l’Isère, il a toujours apprécié l’étape constructive d’un projet. Enfin Grishka Martinetti, aussi photographe et infographiste, prolonge sa formation architecturale à l’école de Chaillot. Ils sont aussi lauréats de l’édition 2014 des Albums des Jeunes Architectes et Paysagistes (AJAP). Les trois confrères sont assez différents dans leurs parcours, mais se fédèrent par leur rapport intime à la matière. Dans cette étude de cas sur le travail de l’agence PNG architectes, Grishka Martinetti fut l’interlocuteur de mes questionnements, il a partagé son travail et sa sensibilité en tant qu’architecte, qui est selon lui égale avec ses associés. « De fait dès le début, on avait notre agence et ce rapport à la matière » 15

Il sera intéressant de comprendre son rapport sensible, lié à la matière, dans le développement du projet et en quoi l’expérimentation échelle 1:1 est un appui dans le processus de conception architectural pour les trois associés? G. Martinetti s’intéresse particulièrement aux manières de faire, qui dégagent une force selon lui, en particulier dans l’architecture du patrimoine. Au-delà de la force esthétique des matériaux de certains bâtiments anciens lié au patrimoine de la matière, il s’attarde sur le patrimoine artisanal et les connaissances techniques misent en œuvres dans l’assemblage des matières pour créer l’édifice. Il décrit lui-même son travail comme avoir « un rapport au

patrimoine, à la beauté des mises en œuvre. » 11 Pour leurs processus de réflexion architecturale ils travaillent beaucoup en maquettes, à la fois numérique et en carton, à échelle plus ou moins réduite. Cela leur permet de toujours se projeter rapidement dans le projet, c’est aussi un objectif très important pour les trois associés. Ces outils mis en œuvre sont primordiaux pour le bon développement du processus de conception initial, en particulier pour les essais échelle 1:1 réalisés sur la majorité des projets. Ces expérimentations de la matière échelle réelle ou parfois à une échelle réduite (1:5) sont un outil de travail évident pour les trois architectes dans le dessin du projet architectural et cela dès l’étape conceptuelle. Les essais leur permettent de tester la concrétisation de leur concept et leurs choix architectoniques liés à la matière, et de fait aux matériaux.

FIG. 2 Expérimentation sablage du béton, PNG architectes.

16 MARTINETTI Grishka, PNG Architectes, entretient réalisé par Marine Raguénès.

17 idem

18 idem Leur premier projet architectural est un centre de tri de déchets au jardin des plantes à Paris. Pour ce projet dans un lieu d’exception, il est dès le début exigé par la maîtrise d’ouvrage un travail avec le bois, qu’ils vont rapidement refuser

et imposer du béton. « C’est là qu’on a étudié la question des gravillons, de choisir une charge qui puisse avoir une teinte particulière, des gravillons de la seine » 16 Les trois architectes questionnent rapidement les qualités plastiques, visuelles et lumineuses du béton pour révéler un aspect minéral. À partir de ce matériau ils ont alors étudiés plusieurs processus de mise en œuvre du béton en les réalisant échelle 1:1 dans la cours de leur atelier à Paris. Les expérimentations pour le muret en béton cherchaient à résoudre, par la mise en œuvre de la matière, une relation entre le sol de gravillons et

l’émergence du mur bétonné. « Si on ne le teste pas à l’avance, on risque d’être déçu le jour du chantier, donc il faut le tester sois même ».12 Les trois architectes sont très impliqués dans les expérimentations matérielles dès le processus de conception, toujours en relation avec les plans, les coupes et les croquis d’ambiance dès la phase de l’esquisse. Suite à de nombreux essais leur concept initial de fusion entre le sol et le muret est résolu de manière concrète avec la proposition d’un sablage de béton. Cette méthode est un sablage progressif de haut en bas, afin que les gravillons présents dans le béton soient davantage visibles au bas du mur. Le sol de gravillons semble pénétrer le muret en béton et progressivement disparaître. Les prototypes sont ensuite présentés et décrits précisément aux entreprises afin d’obtenir un résultat le plus proche de l’imaginaire des architectes et de leurs essais réalisés en amont. En imposant ces nouvelles expérimentations faites par les entreprises, le processus de mise en œuvre est très vite fixé et validé. Le chantier peut plus vite être enclenché et le résultat est d’autant plus garanti, à la fois pour les architectes que pour les entreprises. Grâce à leurs expérimentations matérielles, ils ont confirmé une intuition rapidement, dans le but d’être au plus proche de la réalité constructive. Ils questionnent les capacités de la matière et apprennent aussi de nouvelles mises en œuvre en les testant par eux même.

C’est une nécessité, voir une évidence d’être très vite impliqué dans le concret.

« On ne peut pas imaginer notre travail sans faire de l’expérimentation à l’échelle 1:1 » 18 C’est une approche architecturale particulière que nous pourrions qualifier de ‘‘processus singulier’’. Ils s’appliquent tous les trois à produire cette logique architecturale, la conserver et la valoriser. Ce processus de conception lié à l’expérimentation de la matière est bien une philosophie inscrite dans leurs manières de penser et leurs manières de faire sur l’intégralité de leurs projets.

FIG 3. Centre de tri de déchets au Jardin des plantes, Paris, PNG architectes.

FIG 4. Centre de tri de déchets au Jardin des plantes, Paris, PNG architectes.

L’équipe de PNG a un rapport assez intime à la matière, à ses qualités physiques et symboliques. Ils utilisent un processus conceptuel assez particulier, de conception-réalisation, l’un ne va pas sans l’autre et n’a pas d’ordre plutôt qu’un autre. L’étape conceptuelle de réflexion architecturale n’a pas de limite temporelle dans le processus de projet, elle se prolonge finalement jusqu’au chantier et même pendant ce dernier. La réalisation apparaît dès le début, par le biais de maquettes en carton très détaillées et aussi beaucoup d’expérimentation échelle 1:1, de mise en scène de la matière.

« On ne peut penser et concevoir un espace ou un complexe d’espaces, ou le reconstruire ultérieurement, que si l’on connaît et maîtrise le mieux possible les conditions de sa concrétisation, de sa réalisation. » 19

Les propos d’Andrea Deplazes extraits de l’introduction l’importance du matériel, résonnent avec le processus de projet particulier des architectes présentés. L’architecte devrait donc connaître les capacités des matières qui seront employées dans le projet, ses capacités de mise en œuvre, et enfin les capacités humaines, c’est-à-dire les savoirs faire des artisans et des entreprises. Ces informations sont clés pour les architectes afin de mieux penser et concevoir des espaces. Pour l’équipe de PNG architectes, c’est dès le début de leur projet, de leur réflexion architecturale qu’ils analysent toutes ces capacités. Ils ont un rapport au concret et aux possibilités de la concrétisation de leurs idées architecturales par le biais des expérimentations de la matière disponible, de la matière située.

« En agence, la matière n’arrive bien souvent sur la table que sous la forme de matériau, parfois plusieurs fois transformée et souvent faussement disponibles. Pourtant, cette brique rustique, ce morceau de bardage, est bien plus qu’un revêtement potentiel sur catalogue. » 20 Au regard de cette étude de cas et d’un processus de projet assez singulier, nous pourrions qualifier leur processus de projet de marginal. Ils sont en effet en marge des pratiques communes de beaucoup d’architectes selon Grishka Martinetti et l’assument eux-mêmes. L’expérimentation échelle 1:1 comme outil de conception est marginale et elle n'est pas obligatoire dans le bon fonctionnement d’un projet. C’est aussi une grande contrainte temporelle et économique dans le déroulement du projet. Néanmoins, ils tentent de préserver ce regard poétique sur la matière et ses infinies expérimentations. Le schéma classique, dit loi MOP, enferme les étapes ne leur permettant pas de dialoguer et d’interagir entre elles. Nous verrons dans la seconde partie comment ces expérimentations et ce processus de conception - réalisation peuvent questionner le processus classique.

19 DEPLAZES Andrea, Construire l’architecture du matériau brut à l’edifice, Birkhäuser, 2008.

20 PNG Architectes, Le Philotope Ma(t)ierre(s), «Matière située», p143.

Faire pour comprendre - Ciguë architecte

21 HAAS Hugo, Ciguë architecte, entretient réalisé par Marine Raguénès, novembre 2019. L’atelier d’architecture Ciguë démarre d’abord par une structure de menuiserie créée en 2003 par les quatre associés, Camille Bénard, Hugo Haas, Guillem Renard et Alphonse Sarthout, encore étudiant en école d’architecture à Paris La Villette. Cette première approche de la matière grâce à leur entreprise de menuiserie, leur a permis d’expérimenter de nombreuses matières brutes, des matériaux et des assemblages particuliers. Dans le prolongement de leurs études, ils démarrent par des rénovations d’appartements et de la création de mobilier. Ils ont besoin de faire pour comprendre, apprendre et mieux dessiner par la suite. L’agence d’architecture voit le jour en 2007, ils conservent leur entreprise de menuiserie, et intègrent un atelier d’expérimentation et de fabrication dans les locaux de leur agence à Montreuil.

C’est pour eux une identité forte de leur travail qu’ils souhaitent conserver et valoriser auprès de leurs clients. Les projets de l’agence sont majoritairement des rénovations de logement et des boutiques en marchés privés sur des petits et moyens projets. Ils sont aussi lauréats des AJAP 2012 et lauréats du prix Faire 2019, exposé au pavillon de l’Arsenal.

Ils ne sont pas seulement artisans et manuels, ils sont architectes, donc aussi des concepteurs. Cette double casquette leur permet de souvent revenir en arrière dans leurs essais et de modifier le dessin au fur à mesure de l’expérimentation matérielle. Leur travail repose donc sur un processus de conception-réalisation, la main qui fait est aussi celle qui dessine. C’est crucial pour eux de procéder ainsi : commencer par faire avant de dessiner.

« Tu peux considérer certaines étapes comme de la sculpture, de l’improvisation, au lieu de tout prévoir et tout figer pendant la conception. » 21

Les propos de Hugo Hass recueillis lors de notre échange font écho à ce processus conception-réalisation. Le contact direct avec la matière est un outil de réflexion et de conception pour l’équipe d’architectes. Ainsi, dans leur processus de projet, les premières réflexions ne sont pas développées par un dessin à l’ordinateur ou un dessin à la main sur papier. Elles émergent plutôt dans un rapport corporel, du toucher et des différents sens qui peuvent être révélés suite aux expérimentations.

FIG 5. Mobilier en plâtre et papier compressés, à rebours, Lafayette anticipation, Ciguë, 2018.

22 DEPLAZES Andrea, Construire l’architecture du matériau brut à l’edifice, Birkhäuser, 2008.

23 HAAS Hugo, Ciguë architecte, entretient réalisé par Marine Raguénès, novembre 2019.

24 PALLASMAA Juhani, La main qui pense, Actes Sud, 2013.

25 HAAS Hugo, Ciguë architecte, entretient réalisé par Marine Raguénès, novembre 2019. « «comprendre» la construction, c’est la pénétrer intellectuellement après l’avoir matériellement saisie par tous les sens » 22 Cette citation appuie fortement la relation entre conception et construction, entre l’immatériel et le matériel. Les deux sont étroitement liés et ne vont pas l’un sans l’autre, c’est une interdépendance entre la matière concrète et les savoirs théoriques. L’expérience des deux semble complémentaire pour les architectes. A. Deplazes énonce qu’il faudrait d’emblée avoir une relation sensorielle complète à la matière, pour bien en saisir sa construction.

Pour l’équipe de Ciguë, leur relation à la matière démarre donc dès leurs études avec la création de leur entreprise de menuiserie et leurs premiers chantiers de rénovation. Le choix de la matière et des matériaux qu’ils utilisent sont liés à énormément de facteurs, à la fois aux désirs des clients, au milieu dans lequel s’inscrit le projet et aux intuitions des architectes. L’équipe de Ciguë s’intéresse aux capacités des matières première et à leur aspect brut et sans finition. «Nous

sommes contre les catalogues et la prescription, c’est des termes que je déteste. » 23 Le plus important dans le rapport à la matière, selon eux, c’est de faire soi même. L’architecte doit être confronté aux capacités de la matière mais aussi aux outils liés à la transformation de celle-ci en matériaux. Cette relation à la matière passe donc aussi par le corps, les mains, les sensations, mais aussi par les outils, manuels ou mécaniques, eux même liés au corps. Juhani Pallasmaa évoque aussi la connexion intime entre la main, son outil et la matière.

« L’outil est une extension et une spécialisation de la main, dont les aptitudes naturelles sont ainsi améliorées. Celui qui utilise une hache ou un couteau ne conçoit pas la main et l’outil comme des entités distinctes et séparées. Au contraire, l’outil fait partie de la main, métamorphosée en une nouvelle catégorie d’organe: la main-outil. » 24

Ces expériences corporelles et sensorielles avec la matière à l’échelle 1:1 développent une singularité dans le travail des architectes, ils dessinent en s’imaginant faire. Ils ont dès le départ un lien à la concrétisation, à la mise en œuvre

technique de leurs idées. «Le dessin prend de la consistance par la projection dans le faire. » 25 Les architectes développent des « palettes de matériaux » qui viennent très tôt dans le projet, c’est l’identité architecturale du projet qui se révèle. Ce travail est affiné en partie grâce à leur matériauthéque, en lien avec leur atelier d’expérimentation. Les matériaux ou les objets disponibles et accumulés sont examinés, remodelés et engagent une réflexion, parfois, en lien avec une forme, une finition. Malgré le rapport parfois concret avec les objets, tout n’est

pas rapidement fixé, c’est un appui pour développer un imaginaire, parfois

abstrait du projet. « C’est quasiment une première maquette, on appel ça une scène de matériaux. » 26 Cette mise en scène met en avant des matériaux sélectionnés, leurs relations entre eux, leurs textures et leurs relations à la lumière, mais elle n’a pas la forme de ces matériaux. La matérialité et potentiellement le vocabulaire du projet sont fixés grâce à ces expérimentations.

Au-delà du contact direct à la matière, ils se questionnent aussi sur les processus d’extraction de la matière première et les premières étapes de sa transformation. Même si aujourd’hui la mondialisation a généré une facilité d’accès à certains matériaux et à leur dimensionnement standardisé, Ciguë continue de questionner les processus initiaux. C’est-à-dire l’énergie mise en œuvre par les entreprises pour extraire la matière, la découper, la stocker. Pour certains de leurs projets, ils utilisent le marbre, une matière noble et coûteuse, mais son usage est raisonné. Ils sont allés comprendre comment se découpe du marbre, comment il sèche et par quels outils il est transformé avant d’atterrir dans leur atelier. Il y a un rapport entre effort et résultat, un peu à l’image du processus même de conception - réalisation.

Pour illustrer leur travail expérimental, toujours dans l’optique de proscrire les matériaux de catalogue, l’équipe a questionné les qualités plastiques du papier recyclé compressé. Ces essais sont fait au travers d’un meuble cubique de 50x50 centimètres. Le mélange est constitué de papiers recyclés, principalement de leur agence, de ouate de cellulose et d’eau ou autres liants naturels. Il est ensuite compacté dans des moules en acier fabriqués sur mesure en amont, laissé un moment puis défait et immédiatement prêt à l’emploi. Les cubes sont d’abord utilisés dans la boutique des galeries Lafayette en 2018 puis exposés à la cité de l’architecture en 2019 dans l’exposition «mobilier d’architecte».

Ce processus de mise en œuvre de la matière vers un matériau, est aussi testé à l’échelle architecturale. En effet, les expérimentations continuent car ils souhaitent créer des panneaux rigides de revêtement intérieur, cette fois-ci avec de la sciure de bois. Ces expérimentations génèrent une grande série d’échantillons, à la fois de recherche esthétique et technique mais aussi de ratés. Ils arrivent à créer un panneau qui résiste à l’eau, qui se tient bien, dans lequel on peut visser et découper facilement. Il s’agit de l’installation de la «chambre d’hôtel de demain», l’un des projets lauréat du concours Faire 2019, exposé au Pavillon de l’arsenal.

26 HAAS Hugo, Ciguë architecte, entretient réalisé par Marine Raguénès.

FIG 6. (gauche) Matières tissu pour le mobilier plâtre, Ciguë, 2018.

FIG 7. (droite) Bloc de plâtres papier et plâtre tissu, Ciguë, 2018.

Les premières difficultés de leur principe de processus conception-réalisation ont débutées avec leurs projets à l’étranger, en particulier en Asie. Ne pouvant pas fabriquer depuis leur atelier, ils ont appris à être extrêmement précis dans leurs dessins et dans les finitions matérielles qu’ils souhaitaient. C’était aussi une frustration pour eux de ne pas dialoguer directement avec les matériaux disponibles sur le territoire et de valoriser leurs particularités. « Quand tu veux

réagir, par exemple une poutre en bois qui a des veines, des nœuds, des parties grisées que tu veux garder ou raboter ce n’est pas possible ou plus difficilement. » 27

Pour l’équipe de Ciguë, c’est un réel besoin de voir et de toucher les matériaux utilisés pour le projet. L’état parfois primaire de la matière devient un avantage pour eux, c’est un point de départ pour la conception architecturale. Cela ouvre un imaginaire à la conception, à partir d’une matière choisie et de sa symbolique. De plus, lorsque les projets se multiplient et sont chacun à des étapes différentes, il est d’autant plus difficile de conserver ce processus de conception-réalisation.

« Un nœud n’est rien de plus qu’une petite branche qui s’est fait envelopper par l’arbre, mais c’est a priori considéré comme un défaut. Soit ce défaut peut participer à faire exister l’objet, auquel cas la pièce est conservée, soit il est nécessaire de le refaire à partir d’une nouvelle pièce de bois en espérant ne pas découvrir au cours de sa transformation un nouveau défaut. » 28

Les propos de J.Vatère semblent cohérents avec la sensibilité liée à la matière évoquée par les architectes de Ciguë. En effet, dans l’imaginaire commun, ces éléments de la matière sont souvent jugés comme des anomalies, à la fois peu esthétiques et parfois gênantes dans la transformation de la matière. Pourtant, ce sont bien ces éléments qui caractérisent la matière brute, son milieu et son histoire vécue. De plus, la transformation est aussi influencée par cette «anomalie».En les ciblant dès le début, les architectes tentent de révéler l’origine brute de la matière et de la valoriser lors de sa mise en œuvre architectonique.

27 HAAS Hugo, Ciguë architecte, entretient réalisé par Marine Raguénès.

28 VATÈRE Jérôme, Le Philotope Ma(t)ierre(s), «L’imparfait vivant», p205.

29 HAAS Hugo, Ciguë architecte, entretient réalisé par Marine Raguénès.

30 idem Leurs parcours en lien avec le faire et le contact direct avec la matière leur offre une approche différente dans le processus de conception du projet architectural. Ces expériences sur le chantier et dans leur atelier, à faire eux même, à comprendre les capacités symboliques et physiques des matériaux, ont définit leur approche singulière de conception-réalisation. Néanmoins ce processus particulier demande un investissement temporel, physique et économique. La majorité de leurs projets sont des marchés privés, cela facilite la communication sur les désirs matériels des clients et les possibilités pour les architectes d’expérimenter. Ils ont aujourd’hui une certaine notoriété et un respect de leur travail minutieux, à la fois par leur clients mais aussi par les entreprises et les bureaux d’études avec lesquels ils travaillent. Leur travail de rénovation et d’aménagement de boutique de luxe leur offre une liberté supplémentaire sur les types de matières mises en œuvres, et le temps nécessaire pour travailler ces matières dans leur atelier, souvent en lien avec un financement plus important.

Ils ont aujourd’hui une relation plus spécifique et plus expérimentale dans leur

fabrication en atelier. « Il faut laisser faire les choses, on ne peut pas tout prévoir, tout planifier. » 29 Cette méthodologie est privilégiée lorsqu’il faut inventer le processus de fabrication, des mélanges et des textures particulières. Mais c’est aussi un outil de communication, afin de faire comprendre une idée singulière auprès d’artisans et d’entreprises.

L’expérimentation échelle 1:1 est pour eux à l’échelle de la matière, ils ont beaucoup expérimentés les matières brutes, en essayant de comprendre leurs qualités, parfois unique selon leur milieu et leur technique d’extraction. Pour l’équipe d’architectes de Ciguë il faut passer par l’étape du faire pour mieux dessiner et exprimer son projet. En s’abandonnant à la matière dans un rapport corporel, il en émerge des idées et c’est souvent le point de départ des projets. La relation à la matière et sa mise en œuvre concrète, à l’échelle 1:1, est un des outils de conception pour l’équipe. Ce processus assez singulier, est propre à leur travail et à leur manière de voir le projet architectural. Par le biais de ces expérimentations il tentent aussi de prouver que les concepteurs et les constructeurs peuvent appartenir au même corps de métier.

« C’est important de trouver tes outils à toi pour avancer, on peut dire que c’est le dessin à la main ou l’atelier avec le contact à la matière, peut importe il faut que ce soit le tiens. Il y a un rapport direct entre ton cerveau et ta main. » 30

FIG 8. Atelier d’expérimentations, Montreuil, Ciguë.

31 PIANO Renzo, « projets et architectures 1964-1983 », Massimo Dini, Electa Moniteur, 1983. pp 15-17.

L’expérience de la matière

Suite à ces études de cas, on comprend les méthodologies de conceptions particulières à ces architectes où la relation à la matière et à l’expérimentation échelle 1:1 sont très présentes. Il est intéressant de comprendre le rapport aux expériences des architectes, dans leurs choix des outils de conception les plus adaptés à leur manière de réfléchir et de faire. L’expérience a t’elle une influence sur ces méthodologies singulières pour l’architecte? Nous tenterons de répondre par le biais d'autres études de cas, moins détaillées, sur des expériences d’architectes plus connues, à la fois pour leur parcours en lien avec l’artisanat et leur architecture.

Comme Renzo Piano, Peter Zumthor ou encore Martin Rauch. Leurs parcours singuliers ont aussi créé des processus de conception singuliers. L’architecte Renzo Piano est issu d’une famille de constructeurs, il passe plusieurs années à conjuguer l’expérience académique avec celle sur le terrain. Ces premiers travaux expérimentaux sur des petites structures, lui ont permis de découvrir et tester la plasticité de certains matériaux comme le polyester renforcé. Renzo Piano Building Workshop reflète le travail de l’architecte étroitement lié à la matière, l’atelier de maquette et d’expérimentation est une vitrine de son travail visible depuis la rue dans son agence parisienne. Voir en annexe la présentation de l'une de ces expérimentations échelle 1:1 pour la fondation Beyeler en Suisse.

« Il est nécessaire que l’architecte ait une connaissance scientifique de la matière, de ses possibilités de transformation, de son comportement. » 31

Ces connaissances scientifiques qu’exprime Renzo Piano ne s’apprennent pas nécessairement dans le cursus étudiant mais aussi dans les expériences professionnelles, par les échanges entre les différents corps de métier, dont les artisans experts d’un savoir-faire. Si le métier d’architecte s’équilibre entre la dimension technique et artistique, entre la conception et la réalisation, comment l’expérience du « faire » peut-elle influencer la conception ?

Pour citer un exemple en lien avec les figures précédentes mais nettement moins connues, on peut parler du parcours de Timur Ersen, architecte et artisan qui semble pertinent dans son rapport à l’expérience de la matière. Il est architecte et artisan spécialisé dans le pisé. Ces deux casquettes sont pour lui

très importantes même s’il semble davantage développer son travail manuel d’artisan pisé avec la création de son Atelier Kara quelques années après son diplôme. Au cours de son cursus d’étudiant en architecture, il semble frustré par l’inexistence du rapport à la matière dans le processus de conception. C’est le travail de l’artisan/ artiste/ architecte Martin Rauch en terre pisé qui évoque chez lui l’envie de travailler cette matière. « Son approche m’a convaincu de me

former non plus à la conception, mais à la construction, au travail de la matière. »32 Il fait alors son apprentissage du pisé sur le chantier de Herzog et de Meuron, pour le bâtiment de la maison des plantes de Ricola, réalisé par l’équipe de Martin Rauch, comme entreprise de construction. Ses différentes expériences alternées entre architecte et artisan, concepteur et constructeur, lui on permis de porter un regard très différent sur le processus de conception architectural ainsi que tous les acteurs liés à la réalisation. L’expérience constructive et sensorielle de la matière, la terre dans le cas présent, a nourri sa conception de l’architecture.

« (…) un diplômé en architecture est reconnu comme architecte au sens de la nomenclature lorsqu’il maîtrise d’autres techniques que celles du dessin et qu’il gagne en autonomie et en expérience dans son travail (compétence). » 33

Au travers de ces différentes expériences, parfois en amont de la pratique d’architecte, les compétences acquises peuvent être un appui pour l’architecte dans la réflexion architecturale, comme le précise ici Isabelle Chesneau. Ces expériences sont propres à chaque individu, architecte ou futur architecte. Elles sont à la fois liées à son parcours universitaire, ses lectures, ses premières expériences professionnelles, ses premiers chantiers, mais aussi à ses voyages. Toutes ces expériences, chacune unique pour chaque individu, influent alors sur son point de vue critique de l’architecture et forment son identité architecturale. Elle se définit aussi par les outils, à la fois de conception et de réalisation, qu’il emploie dans le processus de projet architectural. En s’engageant dans des expériences dite singulières, du moins à la marge des pratiques communes de l’architecte, il démarre la formation de son identité architecturale. Cette singularité chez certains jeunes diplômés est aussi reconnue dans leur future carrière professionnelle, comme précisé par cette citation extraite de l’ouvrage « Profession architecte ».

« (…) on observe actuellement des changements dans la manière d’appréhender l’identité professionnelle des individus, notamment au moment des procédures de recrutement, où sont davantage recherchées leurs singularités et les compétences qu’ils ont développées dans des situations antérieures. » 34

32 ERSEN Timur, Atelier Kara, timurersen.com.

33 CHESNEAU Isabelle, «Profession architecte», éd. Eyrolles, 2018, p 44.

34 CHESNEAU Isabelle, «Profession architecte», éd. Eyrolles, 2018, p 45.

35 LE CORBUSIER, «Précisons sur un état présent de l’architecture et de l’urbanisme, 1930.

36 MEZUREUX Nathalie, d’a n°240, est-il possible d’expérimenter en France?, Novembre 2015 « Maintenant que j’ai fait appel à ton esprit de vérité, je voudrais te donner, à toi étudiant d’architecture, la haine du dessin » 35

Il est aussi intéressant de comprendre l’expérience de l’expérimentation échelle 1:1, du rapport à la matière, pour les étudiants en école d’architecture, l’émergence grandissante ces dernières années à prouver une volonté des étudiants de mettre en lien la concrétisation et la construction. Cette citation du Corbusier à déjà 90 ans, c’est aussi un questionnement pour les modernes d’avoir un rapport au concret dès l’étape du dessin.

L’apprentissage expérientiel, permet-il une approche plus singulière dans le processus de conception architectural ? L’expérience de la concrétisation matérielle dès les études influence t’elle aussi les méthodologies des futurs architectes? Le phénomène de design/built, autrement dit la pédagogie de l’expérimentation, est présent dans les études d’architecture à travers le monde, en Angleterre avec le master Design + Make, au états-unis avec Rural studio et au Chilli à l’école d’architecture de Talca. Ces entités identifiées ici sont à un stade plus avancé qu’en France, la confrontation à la construction est plus immersive. Néanmoins, l’ENSA de Grenoble favorise ces pratiques au travers d’une année entière consacrée à la conception et la construction d’un petit projet réel. Cette expérience a pour but d’impliquer activement les étudiants dans toutes les étapes du processus de réalisation du projet architectural, depuis sa conception jusqu’à sa construction, en les confrontant à toutes les difficultés du chantier.

«Permettre aux étudiants d’expérimenter est un devoir.» 36

En continuant la valorisation de l’expérience constructive, on va peut-être voir apparaître une nouvelle génération d’architectes, peut être plus qualifiés techniquement avec un regard singulier sur la pratique du métier d’architecte. Il faut aussi bien valoriser cette volonté des étudiants mais l’encourager et continuer ou entamer son développement dans les écoles d’architecture. Toujours en France, on observe aussi ce phénomène d’apprentissage experientiel sur un temps limité par le biais de festivals ou de workshops. L’un des plus connus est le festival d’architecture expérimentale de Bellastock. Le principe est de concevoir, de construire et d’habiter un projet éphémère en grandeur réelle durant quelques jours. J’ai pu moi-même participer à ce festival en Juillet 2019, où la paille était la matière principale des expérimentations.

FIG 9. Festival Bellastock édition 2019.

FIG 10. Gordon Matta Clark, et Gerry Hovagimyan travaillant à Conical Intersect, Rue Beaubourg, 1975.

Marginalité assumée

Les architectes qui expérimentent à l’échelle 1:1 dans le processus de conception architectural, sont en marge des pratiques actuelles communes ou conventionnelles des architectes occidentaux contemporains. Les deux études de cas ici présentées, avec l’atelier PNG architectes et l’atelier Ciguë architectes, illustrent bien la relation entres architectes et matières. Les architectes sont aussi acteurs de ce processus de transformation de la matière, à la fois dans les outils qu’ils développent et dans les matières qu’ils expérimentent. Ces expérimentations échelle 1:1 au regard de la matière sont un choix évident pour les architectes étudiés. C’est pour eux un outil de conception à part entière, en corrélation avec les outils classiques, comme le dessin. La relation directe et sensorielle à la matière leur permet de mieux la comprendre, et donc de mieux la dessiner.

« Revenir au dessin matériel peut permettre de surmonter ce danger ; plus dur à contrer est le problème relatif aux matériaux dont le bâtiment est fait. Les écrans plats d’ordinateurs ne sauraient rendre convenablement les textures des différents matériaux ni aider dans les choix des couleurs (...) » 37

Le danger, ici exprimé par Richard Sennett est celui du dessin informatique qui remplace celui à la main. Aujourd’hui, les divers outils informatiques ne remplacent pas les sensations corporelles à la matière, les architectes doivent conserver cette relation à la matière par d’autres outils. Bien que les architectes présentés soient engagés dans ce rapport matériel, ils restent en lien avec des outils numériques, en phase avec la société. Le dessin ne disparaît pas au regard de l’expérimentation matérielle. Néanmoins, les projets architecturaux des ces deux agences restent de tailles moyennes voire petites. L’échelle du projet est aussi un facteur qui empêche ou engage les architectes à expérimenter à l’échelle 1:1 dès l’étape conceptuelle. L’usage de ce processus singulier ne génère pas nécessairement une architecture singulière.

« Si la reconnaissance de l’identité professionnelle d’un architecte passe principalement par des actes, on peut alors en conclure qu’un projet professionnel consiste essentiellement à se confronter à l’expérience et à la penser après coup. » 38

Enfin, le processus marginal de ces architectes pose la question suivante : fautil faire pour mieux comprendre ? Dans un second temps, nous essayerons de comprendre la relation des architectes qui expérimentent, avec les artisans et les métiers techniques.

37 SENNETT Richard, «Ce que sait la main, la culture de l’artisanat», ed. Albin Michel, 2008, p 60-61.

38 CHESNEAU Isabelle, «Profession architecte», éd. Eyrolles, 2018, p 51.

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