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Pierre L. Salam

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Recensions

Recensions

intégrer un projet d’échanges en Ligne à L’université : queLs apports pour La formation de futurs enseignants de fLe compétents?

Pierre L. SALAM

Enseignant Chercheur Université du Maine

MOTS CLéS

Compétence, projet, tuteur, concepteur, échange.

InTROduCTIOn

Les 51e et 52e journées ont été consacrées aux apports des Technologies de l’Information et de la Communication à l’enseignement du Français Langue Etrangère. Plusieurs rencontres de l’ASDIFLE avaient déjà traité de ces questions, ce qui confirme l’importance de l’Apprentissage des Langues Assisté par l’Ordinateur (ALAO), champ de recherche dans lequel nous nous inscrivons. Cela reflète pour certains la nécessité de répondre aux demandes des jeunes apprenants qui seraient désormais des digital natives (Prensky, 2010) ou des petites poucettes (Serres, 2012), faisant partie d’une nouvelle génération appelée Y ou C (personnes toujours connectées pour communiquer en ligne). De notre côté, nous estimons que ces rencontres permettent aussi de répondre à la demande croissante des enseignants de FLE, toujours soucieux de faire évoluer leurs compétences professionnelles, même si leur rôle a été parfois négligé dans la diffusion des TICE selon Guichon (2012). En effet, ils ont assisté à une transformation globale de leurs classes, accompagnée par des pressions institutionnelles parfois très fortes. De plus, tout observateur des annonces de postes en FLE pourra constater que la maîtrise des TICE est devenue une compétence importante, voir primordiale pour accéder au métier. En tant que formateur universitaire, il nous semble nécessaire d’accompagner activement les enseignants dans l’acquisition des compétences d’ordre techno-pédagogiques (Salam, 2010).

Ce texte propose d’analyser une des réponses apportées à ce besoin, à savoir la mise en place d’une démarche active amenant les étudiants à pratiquer l’enseignement en ligne dès l’université à travers le projet « Le Français en (première) Ligne » (Mangenot & Zourou, 2005). Après avoir réalisé un retour théorique sur la notion de compétence professionnelle, nous présenterons les situations formatives dans lesquelles les

participants sont plongés et pointerons les compétences développées.

Cette étude tentera de montrer comment la participation à un projet d’échange donne du sens à la formation des futurs enseignants FLE à l’intégration TICE.

1. CAdRE THéORIquE

La notion de « Compétence Professionnelle » (CP) est assez complexe et les auteurs proposent différentes définitions. Ici, nous adopterons la définition de Beau (2008) qui la considère comme une « mise en œuvre de capacités en situation professionnelle qui permettent d’exercer convenablement une fonction ou une activité » (p.41). Cependant, à la suite de Le Boterf (2006), il nous semble nécessaire de faire la distinction entre « avoir des compétences » et « être compétent ». En effet, avoir des compétences c’est « (…) avoir des ressources (connaissances, savoir-faire, méthodes de raisonnement, aptitudes physiques, aptitudes comportementales…) pour agir avec compétence (…) » alors qu’être compétent, indique qu’on est capable de « (...) mettre en œuvre une pratique professionnelle pertinente tout en mobilisant une combinatoire appropriée de “ressources” (…) » (p.97). De ce fait, pour qu’une personne agisse avec compétence, il faut à la fois qu’elle ait des ressources (personnelles et externes), qu’elle puisse gérer des situations professionnelles et qu’elle produise des résultats satisfaisants selon certains critères.

En ce qui concerne la construction des CP, Schön (1994) indique que chacun apprend à partir de théories qu’il élabore et par une réflexion vis-à-vis de ses actions professionnelles. Il différencie entre deux phases de réflexion : la réflexion dans l’action (simultanée) et la réflexion sur l’action (rétroactive).

Projetons cela dans notre contexte sans y intégrer les TIC pour le moment : sur son lieu de travail (la classe), l’enseignant de FLE apprend dans l’action (en enseignant). Il ancre son processus réflexif dans une situation précise. S’il rencontre des problèmes (des apprenants qui ne comprennent pas la tâche demandée), il va tenter d’apporter des réponses spontanées et routinières (expliciter la consigne). Si elles produisent des résultats différents de ce qu’il avait envisagé (les apprenants n’adhèrent pas à la tâche ou continuent à produire des réponses sans rapport avec l’objectif), l’enseignant, étonné, sera conduit à une réflexion dans l’action (il remédie en donnant des exemples de productions possibles). Par la suite, il analyse cet événement et expérimente une nouvelle action pour résoudre le problème (l’enseignant propose au cours suivant une tâche proche mais s’appuyant sur une nouvelle ressource) ; si celle-ci réussit, il la met en mémoire.

En un sens, le processus réflexif implique de « passer d’une situation problématique à l’identification d’un problème proprement dit » (Collin, 2010, p.29). La compréhension de la situation va permettre d’agir avec efficacité et d’apprendre.

L’enseignant ou le futur-enseignant développera la faculté de « se distancier (…) être capable de réflexivité » (LeBoterf, 2006, p.117). Autrement dit, il prend du recul par rapport à ses pratiques pédagogiques et didactiques, de façon à pouvoir analyser son expérience de la situation, qui devient formative, en faisant appel à ses ressources et ses connaissances théoriques. Cela montre l’importance des situations formatives pour acquérir de nouvelles compétences professionnelles.

L’intégration des TICE a fait que les enseignants se sont retrouvés impliqués dans une transformation du dispositif de formation qui devient enrichie, tout à distance ou hybride (Peraya, 2008). Ces transformations ont induit aussi une modification de la fonction enseignante, en faisant appel à des modes pédagogiques différents de ceux qui président à l’exercice de la fonction en présentiel (Glikman, 2002). Pour utiliser les TIC en cours présentiel, l’enseignant doit acquérir à la fois des compétences techniques (usage de l’outil) et techno-pédagogiques (intégration de cet outil dans une situation pédagogique).

Dans les dispositifs intégrant la formation en ligne, le changement est beaucoup plus important et Denis (2003) distingue deux pôles d’intervention des enseignants : « la formation/animation, la conception/réalisation des ressources (…)» (p.20). Proposant une description détaillée de la recherche autour de ces deux fonctions, Salam (2011) propose de synthétiser quatre grandes familles de CP nécessaires pour les assurer, à savoir : CP pédagogiques et relationnelles (planification des activités, gestion des interactions avec les participants et du temps de formation, évaluation des acquis), CP socioculturelles (gestion de la présence socio-affective, développement d’un échange culturel), CP techniques (usages des TIC et utilisations pertinentes des outils dans des séquences pédagogiques) et enfin CP de réflexion et de formation de soi (intégrant le métacognitif).

2. quESTIOnnEMEnT ET MéTHOdOLOgIE

Notre contribution se fonde sur le constat suivant : s’il est largement accepté que la participation à un projet d’échanges en ligne intégrant des apprenants réels est une pratique motivante pour les futurs enseignants de FLE, il n’a pas été démontré que cela leur permet d’expérimenter de réelles situations formatives spécifiques où ils seront amenés à intégrer de nouvelles compétences afin de produire des résultats. Il nous a semblé nécessaire de présenter les apports d’une situation de formation active en reprenant la notion de « signifiance ». Guichon (2004) explique que deux conditions rendent un projet de formation réellement signifiant : l’adhésion des utilisateurs (formés et formateurs) et le développement de compétences professionnelles nouvelles.

Nous nous sommes posé la question suivante :

Est-ce que l’intégration d’un projet d’échanges dans une formation de futurs enseignants aux TICE la rend plus signifiante ? Autrement dit, quelles sont les situations formatives propices à exercer avec succès les compétences attendues chez les enseignants de FLE que le projet peut amener ?

Pour répondre à ce questionnement, nous nous sommes focalisé sur le projet le Français en (1ère) Ligne (F1L), intégré à un cours de Master FLE à l’université de Grenoble Alpes. Dans le cadre de notre recherche doctorale, nous avions observé la promotion 2005-2006 durant un semestre complet. Dans cette contribution, nous avons analysé deux situations formatives propices à la construction de nouvelles compétences professionnelles, à savoir la conception d’activités pédagogiques et l’accompagnement en ligne des apprenants. Notre objectif est d’identifier les apports de ces situations à la formation des futurs enseignants de FLE.

Nous précisons que nous ne cherchons pas à identifier des éléments à améliorer au sein du dispositif F1L mais plutôt nous nous focalisons sur ces points forts afin de mieux les comprendre, les analyser et les diffuser.

Pour cela, nous avons fait appel à trois types de données à savoir : les activités pédagogiques (53) produites par les étudiants et les échanges (1413 messages) avec les apprenants via la plateforme. Ces données ont été traitées avec des outils issus de l’analyse de contenu qualitative ou de l’analyse du discours en interaction. Dans une perspective de triangulation des données (Van Der Maren, 1996), nous croiserons les résultats avec les entretiens semi-directifs réalisés avec les étudiants impliqués ainsi que nos observations empiriques.

3. LE PROJET F1L

Lancé en 2002, le projet F1L continue à fédérer plusieurs équipes de didacticiens et de chercheurs en France et à l’étranger. En 2006, il a été intégré au cours intitulé « Ingénierie de formation à distance via Internet », dans le cursus de Master 2 professionnel FLE de l’université Grenoble Alpes. L’objectif de formation du projet est double : d’une part former les apprenants étrangers des universités partenaires (Japon, Espagne…) à la langue et la culture française, et d’autre part d’initier les étudiants (futurs enseignants de FLE) à l’intégration des TIC (Mangenot & Salam, 2010). Dans ce qui suit, nous nous intéresserons au deuxième objectif.

Durant un semestre universitaire, des étudiants grenoblois (EG) ont géré des groupes d’apprenants japonais (AJ) de l’université Sophia (Tokyo) de niveau A2B1. Ils ont été les « acteurs-membres » du projet (Salam, 2010) en s’engageant dans l’ensemble des actions.

Les EG concevaient des activités pédagogiques multimédia pour les déposer sur la plateforme du partenaire japonais principalement via l’outil-forum. Ils avaient aussi la charge d’accompagner les AJ et de corriger leurs productions.

Les EG suivaient en parallèle un cours présentiel hebdomadaire. Les cours ont commencé début octobre et se sont terminés le 20 décembre.

4. AnALySE dES SITuATIOnS FORMATIvES

Pour répondre à notre questionnement de départ, il était nécessaire de commencer par identifier les situations formatives afin de pouvoir analyser leurs apports à la formation des futurs enseignants. Nous en avons identifié deux principales : Celle de conception qui se faisait en binôme (ou en trinôme) d’EG et celle de tutorat où chaque EG prenait en charge un groupe, entre cinq et dix AJ.

En effet, les AJ disposaient d’une semaine après la diffusion de l’activité pédagogique pour répondre et échanger avec leur tuteur via les forums. Une fois passé ce délai, les productions étaient corrigées et accompagnées par des ressources complémentaires. Par la suite, une nouvelle activité était proposée et ainsi de suite jusqu’à la fin du semestre. Dans un souci de clarté, nous proposons ci-après un schéma modélisant ces deux phases :

4.1. LA COnCEPTIOn dES ACTIvITéS MuLTIMédIA

Nous considérons que la première situation formative est le travail en groupe pour concevoir l’activité pédagogique. Nous avons observé le développement de différents modes de travail collectif entre les EG pour réussir leur mission, allant de la mutualisation de la conception, où un membre du binôme conçoit l’ensemble d’une tâche et l’autre commente puis ils échangent pour la suivante, à une réelle collaboration, où ils étaient tous les deux, ensemble, devant l’ordinateur à sélectionner les ressources et à rédiger les consignes. Ce choix a été plus consommateur en temps. Nous précisons aussi que les EG pouvaient changer de méthode selon la nature de la tâche et les disponibilités de chacun.

À travers les entretiens, ils affirment tous avoir profité du regard « extérieur » de leur(s) équipier(s) qui leur permettait de découvrir de nouvelles idées et donc de compléter leur travail. En effet, ils proposent, échangent, discutent, gèrent des conflits et prennent des décisions afin de pouvoir réussir à construire des tâches. Cela les amène à découvrir des savoirs et savoir-faire qui leur manquaient ou au contraire d’en proposer aux autres.

De plus, cet échange leur permet progressivement d’économiser du temps en se focalisant sur les attentes des apprenants comme l’explique Harry :

(Ha) il y a eu une évolution, (…) c’est-à-dire qu’au début on passait beaucoup plus de temps à préparer les activités et… pour un résultat qui n’était pas toujours très satisfaisant notamment le nombre de réponses de la part des élèves et à la fin on avait, on a plus compris ce qu’ils voulaient (…)

La « réalité » du projet faisait que les étudiants se devaient de produire des tâches conformes aux différentes attentes des acteurs impliqués, ce qui est aussi une situation formative. En effet, les activités suivaient la progression de la méthode et permettaient aux AJ de découvrir la vie des Français. En outre, nos analyses ont confirmé qu’une majorité d’activités correspondait aux critères spécifiques de la « cybertâche » (Mangenot & Soubrié, 2010).

De plus, concevoir les ressources a permis aux étudiants à la fois de maîtriser les outils de conception multimédia, et de découvrir l’importance du scénario pédagogique et de communication pour la réussite d’une activité. Notre analyse diachronique montre une évolution importante concernant l’explicitation des consignes ainsi que leur structuration. De plus, les EG en sont conscients, comme l’explique Florentine : (Flo) (…) être très explicite sur les consignes (…) mes premières consignes elles étaient floues, elles étaient ambiguës (…) on doit vraiment faire attention que tout est là, tout est dit et tout est clair, ça, ça a été vraiment le plus gros du travail quoi, la consigne c’est vraiment ce qui nous a causé problème (…)

En effet, une fois l’activité lancée sur la plateforme, le concepteur ne peut plus modifier la consigne. Il faut donc imaginer toutes les éventualités en amont pour optimiser aussi le temps des apprenants.

Au niveau de la scénarisation, ils ont organisé les étapes intermédiaires des activités afin qu’elles donnent une certaine cohérence d’ensemble à l’action finale. Cela les a amenés à s’interroger sur la relation entre la tâche et le cours présentiel et ils paraissent tous opter pour des activités qui permettent aux apprenants à la fois de réviser certaines notions du cours tout en y rajoutant une spécificité, que ce soit la ressource proposée ou la production demandée, afin qu’ils ne fassent pas tous la même chose. De plus, ils ont cherché à renforcer le lien entre le document support (fabriqué par eux ou indiqué par un lien) et la tâche, dans un souci de clarté. Cette phase de conception a aussi permis aux étudiants de proposer des tâches qui initient un échange personnel et culturel avec les apprenants et de mieux préparer la phase de tutorat.

Enfin, nous avons observé que l’intensité du travail de conception et la remise en question constante de ses propres tâches ne permettaient pas aux EG d’analyser celles produites par les autres groupes. Dans les entretiens, ils ont affirmé avoir

apprécié la découverte de certains travaux de leurs collègues lors de la séance de mise en commun à la fin du projet tout en regrettant de ne pas avoir eu plus de temps à y dédier en cours de semestre.

4.2. L’ACCOMPAgnEMEnT dES APPREnAnTS En LIgnE

Nous rappelons que les échanges avaient lieu uniquement via l’outil forum qui est asynchrone, public et principalement écrit. Il permet toutefois de joindre des fichiers audio (WAV, MP3…) pour la production orale et des textes (doc, rtf, pdf…) pour la production écrite. Pour mieux appréhender la situation d’accompagnement en ligne, nous avons analysé le discours des EG dans les différents forums. Les indices discursifs récoltés nous ont permis de constater la constitution d’un climat de proximité relationnelle qui a amené les étudiants à dépasser leur fonction pédagogique de correcteur afin de s’engager dans une réelle rencontre avec les apprenants.

En effet, nous avons relevé plusieurs indicateurs implicites ou explicites de prise en compte du destinataire, autrement dit l’apprenant, que ce soit dans les messages ou dans les corrections, ce qui permet de renforcer la présence en ligne.

Nos diverses analyses ont permis de mettre au jour la réussite des étudiants à s’impliquer complètement dans le projet en assurant une « présence pédagogique » que Jézégou (2010) considère comme le « rôle joué par le formateur dans les interactions sociales qu’il entretient à distance avec les apprenants pour soutenir la présence cognitive et la présence socio-affective » (p.254). En effet, leurs messages ne se sont pas réduits à une transmission de savoir, mais les EG s’engagent dans une réelle rencontre avec les AJ où chacun découvre l’autre et se voit soi-même, à travers le discours. Nous avons aussi relevé la constitution d’un climat de proximité relationnelle rapprochant les différents participants.

Les EG ont aussi tous réussi à développer une certaine interactivité malgré l’asynchronie, principalement par l’indication de la prise en compte des messages des apprenants et par les questions amenant ces derniers à s’exprimer. Nous pouvons donc considérer que la fonction « être présent en ligne » a été atteinte, comme l’explique Sophie en décrivant son vécu du tutorat : (So) Finalement, il faut être présente et il faut être là, et voilà, et donner des cours (…).

Cependant, nous avons noté que plusieurs échanges sont restés bidirectionnels entre un émetteur et un récepteur, malgré le caractère public du forum, qui affaiblit la confidentialité des informations transmises. Les rares confidences observées se rapprochent, en quelque sorte, des échanges imbriqués qui peuvent avoir lieu dans

l’espace public d’une classe de langue en face à face entre l’enseignant et un des apprenants sans que les autres osent y participer par timidité ou par respect de l’intimité.

Nous avons relevé des degrés différents de relâchement au niveau de la forme comme les fautes d’orthographe, de frappe, ou d’attention comme les oublis de majuscules, des espaces ou des accents (spécialement le circonflexe). Cela peut être expliqué par un manque de temps. En effet, nos analyses ont montré que le projet a conduit les EG à s’interroger sur l’importance de la gestion du temps : celui de l’échange et celui de la correction. Salam (2010) a analysé la dimension chronophage du projet et a montré que le temps passé était très important dans le discours des EG. Cependant, cela était moins perçu comme négatif à la fin du projet grâce à la relation construite avec les AJ. Cela montre l’importance de la présence d’une situation « réelle » de classe pour réussir à investir les futurs enseignants dans la formation.

En ce qui concerne la fonction pédagogique, les EG ont évolué dans cette pratique entre le début et la fin du semestre. Pour cela, ils ont été amenés à tester différentes méthodes de correction de l’écrit asynchrone et aussi à échanger entre eux dans la classe. Mangenot et Zourou (2007) ont proposé une catégorisation des pratiques correctives tutorales. Nous précisons que les EG ne réalisaient pas les corrections directement sur la plateforme car ils travaillaient sur des documents textes pour l’écrit et sur des enregistrements audio pour l’oral. Une fois la correction terminée, chaque EG la joignait à sa réponse au message de l’AJ sur le forum. Ce procédé les a amenés à manier d’autres outils que ceux de la plateforme, comme les outils de traitement de textes, d’images et de sons. À la fin du semestre, les EG sont conscients de l’importance de proposer des exemples et des aides métalinguistiques pour que les apprenants puissent mieux comprendre les corrections. Pour la correction des productions écrites, ils ont testé plusieurs fonctions d’enrichissement typographique permises par les traitements de texte comme l’usage d’une charte de couleurs pour indiquer les modifications à réaliser (par exemple rouge pour la morphosyntaxe, vert pour le lexique en vert, violet pour ce qui est mal dit) ainsi que d’autres outils (gras, soulignement…) afin d’expliciter leurs corrections.

Pour la correction de l’oral, ils ont très vite été conscients des difficultés de cette pratique à distance qui peut rapidement devenir très chronophage. Nous avons aussi relevé différents usages comme l’écriture des remarques sur un document texte, l’enregistrement d’un message correctif et le découpage des parties erronées de la production orale des AJ afin de les remplacer par la voix et les recommandations de l’EG.

Cependant, toutes les méthodes correctives utilisées ont permis aussi de

développer la relation sociale avec les apprenants. En effet, en plus de la valorisation systématique, ils n’ont pas hésité à se dévoiler, à inviter les apprenants à s’améliorer et à personnaliser chaque correction.

Cette activité leur a demandé beaucoup de temps comme l’explique Denise : (De) (…) j’ai toujours fait de l’individualisation aussi, et quand on a six japonaises très motivées aussi pour apprendre le français on n’a pas envie de les décevoir quoi, donc on fait toujours un petit message individuel et des corrections individuelles et c’est vrai que ça prend du temps, (…)

Cependant, cette personnalisation est aussi très coûteuse en temps. Cela explique que nous ayons constaté l’apparition, à partir de la deuxième tâche, de ce que nous avons nommé, de la « personnalisation simulée » où les étudiants réutilisaient le même message à l’identique pour chaque apprenant, en changeant uniquement le prénom du destinataire. Si ce procédé leur permettait de se focaliser sur la correction qui était en message joint, il limitait aussi l’échange dans les messages qui sont visibles directement, publics et en langue cible.

Nous avons relevé que ce procédé discursif est devenu plus rare (voire inexistant) à la fin de la formation. Cela indiquerait une certaine responsabilisation des tuteurs conscients de la spécificité communicationnelle de l’outil forum. Dans les entretiens, ils sont revenus sur l’importance d’engager des échanges en dehors de la tâche.

Nous avons noté cependant très peu d’incitations à retravailler la production ou d’exercices de réinvestissement des notions corrigées mais les EG l’ont eux-mêmes regretté. Ils déplorent aussi l’absence d’activités de réinvestissement des notions travaillées. Ils sont conscients qu’ils auraient dû le faire, ce qui est à notre sens une autre preuve de l’évolution vers une réelle compétence de praticien réflexif.

Nous avons distingué trois types d’ethos communicatifs. Le premier étant celui de l’enseignant normatif, soucieux de préserver un certain niveau d’exigence pédagogique et sacrifiant pour cela toute proximité relationnelle, comme le fut Sophie au début du projet :

j’attends toujours les productions de (…). N’ayant pas eu, mesdemoiselles, vos productions à temps, je n’ai pas encore mis la nouvelle activité en ligne. (…) Je suis désolée du désagrément que cela pourrait causer à (…) qui ont fini leur travail à temps, et qui n’auront pas d’activité à découvrir ce mercredi. à bientôt mesdemoiselles.... sophie Message pour toutes... par Sophie,

Si ces injonctions peuvent être comprises dans un objectif de relance d’apprenants peu réactifs, ils peuvent aussi être néfastes sur la participation des AJ. Afin d’éviter cela, la tutrice adapte son discours vers moins de formalité. En effet, nous notons l’apparition de marqueurs reflétant un mouvement de rapprochement suite à la chute de la participation des apprenantes qui est aussi une situation formative. Dans l’entretien, Sophie a expliqué qu’au début, elle ne souhaitait pas s’investir dans une relation de proximité, craignant que le fait d’être d’origine africaine puisse ne pas plaire à des AJ cherchant à nouer une relation avec des français. Cet ethos normatif lui a permis en quelque sorte de se préserver des critiques. Elle a indiqué que ce sont les encouragements de sa collègue qui lui ont permis de dépasser cette idée et de s’engager plus affectivement dans l’échange, comme nous le constatons : (So) (…) Mais c’est vrai qu’au début, au niveau des relations, c’était un peu plus froid quoi, mais je pense que le fait de travailler à deux, ça aide énormément, à ne pas tomber justement dans ses propres travers (…)

Effectivement, elle abandonne ses appellatifs et ses phrases compliquées. Elle pose de nombreuses questions directes avec répétition des points d’interrogation, ce qui reflète un certain intérêt envers la réponse des AJ qui manifestent un intérêt pour les origines de leur tutrice, ce qui contribue encore plus à la mettre à l’aise. Ses phrases sont devenues plus courtes avec un lexique plus usuel. Elle propose même aux AJ de faire un chat. Cela indique bien que l’échange au sein du groupe d’EG combiné à la spécificité du projet F1L ont permis à Sophie de s’interroger sur sa pratique et d’enrichir sa compétence.

À l’opposé, certains EG adoptent un discours peu normé, plus proche de celui de l’étudiant que de l’enseignant, choisissant de se positionner sur un pied d’égalité avec les apprenantes du début à la fin du projet, comme le fait Harry :

Pour (…), par Harry

Bonjour, Comment ça va aujourd’hui ? la pêche ? Mon ordi va mieux. Ce n’était pas très grave en fait. Et comme toi, j’ai tout sur mon ordinateur : photo, musique, travail de l’université. Alors si il vient à tomber en panne, je serai désespéré je crois. C’est pourquoi je vais m’acheter un disque dur, pour faire des sauvegardes. Surtout des photos, car j’aime bien prendre des photos et j’en ai beaucoup. (…) Pour la conversation de cette semaine, c’était très bien et je n’ai rien à dire... tant mieux non ? (…) À bientôt. Harry

Mangenot et Salam (2010) ont montré que ce type de discours permet aux apprenants de découvrir des spécificités du langage courant des Français. Tout au long des échanges, Harry a affiché une grande propension aux confidences, évoquant à la fois sa vie et ses convictions mais aussi sa famille. Même dans ses corrections, Harry choisit de rester très général, donnant très peu de détails, afin de ne pas bloquer le rapprochement avec les apprenants.

Enfin, nous précisons que l’ethos le plus présent est celui de l’enseignant animateur, cherchant à tout prix à faire parler ses apprenants et sacrifiant parfois l’importance de la norme, comme Denise :

Bonjour (…)! Voici la correction de la première activité de «parlons de nos villes». C’est bien! Continue comme ça! Ce n’est pas grave si tu n’as pas fini; je sais que le travail est un peu long! Tu m’enverras le reste après les vacances! J’ai procédé de la même façon que la dernière fois pour les corrections et j’ai fait un petit bilan à la fin de ton travail. Si tu as des problèmes pour comprendre les corrections, demandemoi des précisions! Bonnes vacances! A bientôt! Denise Re: correction activité 2, par Denise,

Notons que la majorité des EG évoluent vers un ethos à la charnière de celui d’animateur et d’étudiant. De plus, plusieurs d’entre eux, comme Sophie, sont passés d’un discours assez distant vers plus de proximité à la fin. Cela indique qu’ils ont pris conscience de l’importance de l’investissement socio-affectif du tuteur dans les échanges pédagogiques, comme l’explique Qotiba, qui avait aussi été très normative au début du projet : (Qo) : il [le tuteur] doit surtout s’investir affectivement parce que ça se voit que ça joue un grand rôle. Les étudiants sont beaucoup plus à l’aise, (…) il y a même eu une demande à un moment donné, je l’ai vu dans les messages, ils me posaient des questions, ils voulaient savoir un peu plus sur moi etc. donc j’ai vu que c’était important pour eux, ils avaient envie…comment dire… de plus, de mieux me connaître (…)

Nous considérons cette prise de conscience de l’intérêt de répondre aux attentes des apprenants, surtout dans un dispositif complètement à distance, comme une étape importante dans l’acquisition des compétences tutorales.

5. SynTHèSE ET PERSPECTIvES

Suite à nos différentes analyses, nous pouvons avancer que le projet a été signifiant pour la formation des étudiants. En effet, tous les EG se sont déclarés satisfaits de leur participation au projet, lui reconnaissant de ce fait un potentiel pédagogique. Tout d’abord, il leur a permis de se former à certains logiciels, mais ils ont aussi développé des compétences techno-pédagogiques en s’engageant dans une diversité de situations formatives, qui leur ont fait prendre conscience des différents moyens de donner et de solliciter « les signes de la présence » (Jacquinot-Delaunay, 2002). D’autres situations relevées, en revanche, ne sont pas liées aux dispositifs en ligne directement mais leur ont permis de réfléchir sur la fonction d’un enseignant de FLE en général, comme le travail en équipe, la clarification des consignes, la prise en compte des attentes des apprenants ou la gestion du temps.

Cela confirme l’intérêt d’intégrer ce type de projet, collaboratif et réflexif, à une formation de futurs enseignants malgré les difficultés relevées, dont les principales sont en rapport avec la longueur du temps de travail des étudiants qui restent pris par les autres cours du Master.

Dans les perspectives, nous proposons de réfléchir à des adaptations possibles du projet F1L sans pour autant modifier celui qui existe à l’université de Grenoble Alpes. La première piste serait de ne pas laisser le projet clôturé au sein d’un seul cours, ce qui a donné aux EG l’impression de travailler trop pour ce cours. Il nous semble intéressant d’enrichir le projet afin qu’il puisse être intégré dans plusieurs cours (voire tous) d’un master FLE. Cela fournirait à la fois des terrains réels d’expérimentation des théories didactiques et des corpus d’analyse pour la recherche. Cela permettra de donner plus de temps aux étudiants pour améliorer leurs tâches et leurs accompagnements en s’enrichissant par les apports des autres enseignants. Cependant, il est nécessaire de réfléchir aux types de collaboration à mettre en place pour la réussite du développement du projet ainsi qu’au type d’accompagnement institutionnel nécessaire. En outre, il faudrait s’assurer que la mise en place de ce type de projet n’enfermerait pas les étudiants dans des situations formatives répétitives.

Une autre piste serait de transférer cette approche au champ de la formation continue des enseignants de FLE aux TICE. Dans ce type de formations, les enseignants se plaignent fréquemment de ne pas pouvoir appliquer les acquis de la formation et de les oublier par la suite. L’intégration d’un projet d’échanges proposerait des situations formatives pratiques sur lesquels travailler avec les professionnels du terrain. Cela nécessiterait de passer d’une formation essentiellement présentielle et fermée autour d’un formateur et de plusieurs formés durant une unité définie de temps (une semaine maximum) et de lieu (une salle informatique), à des dispositifs hybrides intégrant plusieurs phases présentielles et d’autres à distance en contact avec de vrais

apprenants. Il faudrait, donc, en amont réfléchir à l’adaptation des modalités du projet, à sa durée et à la nature des partenariats à mettre en place. Il est nécessaire aussi de résoudre la problématique du financement de ce type d’initiative qui serait beaucoup plus coûteuse que les formations traditionnelles.

RéFéREnCES BIBLIOgRAPHIquES

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