Vous trouverez des exemples des années 2007-2008 qui viendront confir-
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mer ou infirmer certaines des affirmations que vous aurez notées dans ce
Le Monde Diplomatique DOSSIER : LA PIEUVRE PUBLICITAIRE
dossier du Monde Diplomatique — qui date désormais de sept ans. Marc VAYER- 11 mars 2008
Par Tom Frank
Mai 2001
Le Monde Diplomatique DOSSIER : LA PIEUVRE PUBLICITAIRE
Le marketing de la libération
La pieuvre publicitaire
Par Ignacio Ramonet
Tentaculaire, étouffante, oppressive, la publicité ne cesse d’étendre ses domaines d’intervention. Elle a récemment conquis de nouveaux territoires, en particulier ceux de la galaxie Internet. Le chiffre d’affaires publicitaire sur la Toile, en France l’an dernier, avant la crise actuelle, a dépassé le milliard de francs, soit plus que les recettes publicitaires des salles de cinéma. Sous la forme discrète du parrainage, son champ d’intrusion ne connaît pratiquement plus de limites. Par ce biais quasi clandestin, elle est parvenue à investir, ces dernières années, l’art, la culture, la science, l’éducation, et même la religion.
Auteur de The Conquest of Cool (The Universi ty of Chicago Press, Chicago, 1997) et de One Market Under God : Extreme Capitalism, Market Populism and the end of Economic Democracy (Doubleday, New York, 2000).
L’UN des mythes les plus tenaces produits par le discours américain sur les « guerres de la culture » qui, depuis plus de trente ans, auraient déchiré les Etats-Unis, postule que la contre-culture de la jeunesse possède un pouvoir inné de transgression sociale, et que la bataille éternelle entre hippie et col-bleu, amateur de disco et religieux, individualiste et conformiste serait tout aussi importante que la lutte des classes d’antan.
A la fois véhicule d’idéologie et technique de persuasion, la publicité sait se parer des meilleurs atours de la séduction en mobilisant toutes les ressources de la stratégie du désir sous toutes leurs formes. Sa rieuse apparence et son entrain sympathique la rendent agréable, voire acceptable, au plus grand nombre. Et font parfois passer pour des pisse-froid tous ceux qui, simplement, rappellent que, sous ses dehors aguichants, la publicité n’est souvent qu’une propagande, une véritable machine de guerre idéologique au service d’un modèle de société fondée sur le capital, le marché, le commerce et la consommation.
Cette croyance est acceptée non seulement par les apôtres universitaires des cultural studies, mais aussi par les patrons de l’industrie et du divertissement. Ecouter aux Etats-Unis n’importe quel programme télévisé à une heure de grande écoute, c’est entendre les marchands utiliser la publicité pour en appeler à la révolution, pour réclamer la transgression des usages et des règles et pour insister sur la nécessité d’aller jusqu’à l’extrême, quoi qu’en disent patrons, porteurs de costumes ou grenouilles de bénitier. Chaque produit - de la voiture de randonnée aux chaussures de tennis, sans oublier le soda parfumé au citron vert - sera ainsi présenté comme l’accoutrement indispensable d’une jeunesse rebelle possédée par les musiques de Jimi Hendrix, les récits de Jack Kerouac ou les rythmes de la culture des rues. Les opérateurs d’appareils sans fil veulent d’abord nous permettre d’être nous-mêmes ; les fabricants de parfums célèbrent la culture des peuples indigènes (1), les maîtres du logiciel entendent rendre le pouvoir au peuple ; les courtiers sont tenaillés par la volonté de subvertir la loi des marchés.
A cause de la publicité, a écrit Herbert Marcuse, « les luxes deviennent des nécessités que l’individu, homme ou femme, doit acquérir sous peine de perdre son «statut» sur le marché compétitif, au travail et dans les loisirs. Cela à son tour aboutit, pour lui, à la perpétuation d’une existence vouée tout entière aux performances aliénées, déshumanisées, à l’obligation d’obtenir un emploi qui reproduit l’asservissement et le système d’asservissement (1) ».
Notoirement connu pour sa surex ploitation d’adolescents en Asie, Nike se présente aux adolescents américains comme porteur de « révolution ». Apple et la chaîne de magasins Gap ont orné les façades de leurs sièges sociaux de photos de célébrités d’avantgarde. Les poings serrés envahissent la publicité. La boisson SevenUp évoque l’existence d’un sinistre complot à ramifications internationales. Son objet ? Interdire aux consommateurs de boire du SevenUp...
La puissance des investissements publicitaires est telle que des secteurs entiers de la vie économique, sociale et culturelle en dépendent. C’est déjà le cas du sport ou des médias. Mais aussi, de plus en plus, de la recherche et de l’enseignement. Et même, de la politique, qui y recourt massivement pendant les campagnes électorales. Est-ce un hasard si M. Silvio Berlusconi, classé en tête par les sondages, fin avril, aux élections législatives italiennes du 13 mai, dirige la plus grande firme publicitaire d’Italie ? Nul ne peut l’oublier, la publicité se rattache au premier et au plus redoutable des arts : la manipulation des êtres humains.
Pourquoi la culture commerciale américaine est-elle donc si « cool », si rebelle ? Une explication est démographique. Les publicitaires étudient la culture des jeunes pour mieux s’adresser aux jeunes. Ils pastichent le système normatif prévalant dans les lycées et les collèges pour vendre davantage de Sprite, de Reeboks ou de Levi’s. Tou tefois, cette théorie ne suffit pas à expliquer la disposition de l’industrie publicitaire elle-même à accepter la « rébellion », le côté intensément « cool » des annonceurs, le déploiement de toute une quincaillerie « contes tataire » quand il s’agit de vendre des marchandises à des consommateurs âgés de beaucoup plus de dix-huit ans. Ce n’est tout de même pas pour attirer l’attention des lycéens que les fabricants de véhicules de sport tout terrain font retentir les musiques de Jimi Hendrix.
(1) Herbert Marcuse, « Un nouvel ordre », in « Sociétés sous contrôle », Manière de voir, n° 56, mars-avril 2001.
Mai 2001 Le Monde Diplomatique DOSSIER : LA PIEUVRE PUBLICITAIRE p.