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Vous trouverez des exemples des années 2007-2008 qui viendront confir-

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mer ou infirmer certaines des affirmations que vous aurez notées dans ce

Le Monde Diplomatique DOSSIER : LA PIEUVRE PUBLICITAIRE

dossier du Monde Diplomatique — qui date désormais de sept ans. Marc VAYER- 11 mars 2008

Par Tom Frank

Mai 2001

Le Monde Diplomatique DOSSIER : LA PIEUVRE PUBLICITAIRE

Le marketing de la libération

La pieuvre publicitaire

Par Ignacio Ramonet

Tentaculaire, étouffante, oppressive, la publicité ne cesse d’étendre ses domaines d’intervention. Elle a récemment conquis de nouveaux territoires, en particulier ceux de la galaxie Internet. Le chiffre d’affaires publicitaire sur la Toile, en France l’an dernier, avant la crise actuelle, a dépassé le milliard de francs, soit plus que les recettes publicitaires des salles de cinéma. Sous la forme discrète du parrainage, son champ d’intrusion ne connaît pratiquement plus de limites. Par ce biais quasi clandestin, elle est parvenue à investir, ces dernières années, l’art, la culture, la science, l’éducation, et même la religion.

Auteur de The Conquest of Cool (The Universi ty of Chicago Press, Chicago, 1997) et de One Market Under God : Extreme Capitalism, Market Populism and the end of Economic Democracy (Doubleday, New York, 2000).

L’UN des mythes les plus tenaces produits par le discours américain sur les « guerres de la culture » qui, depuis plus de trente ans, auraient déchiré les Etats-Unis, postule que la contre-culture de la jeunesse possède un pouvoir inné de transgression sociale, et que la bataille éternelle entre hippie et col-bleu, amateur de disco et religieux, individualiste et conformiste serait tout aussi importante que la lutte des classes d’antan.

A la fois véhicule d’idéologie et technique de persuasion, la publicité sait se parer des meilleurs atours de la séduction en mobilisant toutes les ressources de la stratégie du désir sous toutes leurs formes. Sa rieuse apparence et son entrain sympathique la rendent agréable, voire acceptable, au plus grand nombre. Et font parfois passer pour des pisse-froid tous ceux qui, simplement, rappellent que, sous ses dehors aguichants, la publicité n’est souvent qu’une propagande, une véritable machine de guerre idéologique au service d’un modèle de société fondée sur le capital, le marché, le commerce et la consommation.

Cette croyance est acceptée non seulement par les apôtres universitaires des cultural studies, mais aussi par les patrons de l’industrie et du divertissement. Ecouter aux Etats-Unis n’importe quel programme télévisé à une heure de grande écoute, c’est entendre les marchands utiliser la publicité pour en appeler à la révolution, pour réclamer la transgression des usages et des règles et pour insister sur la nécessité d’aller jusqu’à l’extrême, quoi qu’en disent patrons, porteurs de costumes ou grenouilles de bénitier. Chaque produit - de la voiture de randonnée aux chaussures de tennis, sans oublier le soda parfumé au citron vert - sera ainsi présenté comme l’accoutrement indispensable d’une jeunesse rebelle possédée par les musiques de Jimi Hendrix, les récits de Jack Kerouac ou les rythmes de la culture des rues. Les opérateurs d’appareils sans fil veulent d’abord nous permettre d’être nous-mêmes ; les fabricants de parfums célèbrent la culture des peuples indigènes (1), les maîtres du logiciel entendent rendre le pouvoir au peuple ; les courtiers sont tenaillés par la volonté de subvertir la loi des marchés.

A cause de la publicité, a écrit Herbert Marcuse, « les luxes deviennent des nécessités que l’individu, homme ou femme, doit acquérir sous peine de perdre son «statut» sur le marché compétitif, au travail et dans les loisirs. Cela à son tour aboutit, pour lui, à la perpétuation d’une existence vouée tout entière aux performances aliénées, déshumanisées, à l’obligation d’obtenir un emploi qui reproduit l’asservissement et le système d’asservissement (1) ».

Notoirement connu pour sa surex ploitation d’adolescents en Asie, Nike se présente aux adolescents américains comme porteur de « révolution ». Apple et la chaîne de magasins Gap ont orné les façades de leurs sièges sociaux de photos de célébrités d’avantgarde. Les poings serrés envahissent la publicité. La boisson SevenUp évoque l’existence d’un sinistre complot à ramifications internationales. Son objet ? Interdire aux consommateurs de boire du SevenUp...

La puissance des investissements publicitaires est telle que des secteurs entiers de la vie économique, sociale et culturelle en dépendent. C’est déjà le cas du sport ou des médias. Mais aussi, de plus en plus, de la recherche et de l’enseignement. Et même, de la politique, qui y recourt massivement pendant les campagnes électorales. Est-ce un hasard si M. Silvio Berlusconi, classé en tête par les sondages, fin avril, aux élections législatives italiennes du 13 mai, dirige la plus grande firme publicitaire d’Italie ? Nul ne peut l’oublier, la publicité se rattache au premier et au plus redoutable des arts : la manipulation des êtres humains.

Pourquoi la culture commerciale américaine est-elle donc si « cool », si rebelle ? Une explication est démographique. Les publicitaires étudient la culture des jeunes pour mieux s’adresser aux jeunes. Ils pastichent le système normatif prévalant dans les lycées et les collèges pour vendre davantage de Sprite, de Reeboks ou de Levi’s. Tou tefois, cette théorie ne suffit pas à expliquer la disposition de l’industrie publicitaire elle-même à accepter la « rébellion », le côté intensément « cool » des annonceurs, le déploiement de toute une quincaillerie « contes tataire » quand il s’agit de vendre des marchandises à des consommateurs âgés de beaucoup plus de dix-huit ans. Ce n’est tout de même pas pour attirer l’attention des lycéens que les fabricants de véhicules de sport tout terrain font retentir les musiques de Jimi Hendrix.

(1) Herbert Marcuse, « Un nouvel ordre », in « Sociétés sous contrôle », Manière de voir, n° 56, mars-avril 2001.

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La culture « hip » exprime quelque chose qui va très audelà de l’intérêt des commerciaux pour les jeunes. Dès les années 1920, le consumérisme a donné voix à un ordre en révolte contre des valeurs plus anciennes, liées à la production. Il a mis l’accent sur le plaisir et la gratification, opposés à la retenue et à la répression de souche puritaine. Il a célébré la mode et l’obsolescence contre les vertus de prévoyance et de permanence, la jeunesse plutôt que l’expérience, le changement contre la tradition, le neuf plutôt que l’ancien. L’obsession « branchée » des annonceurs est également le produit d’un problème de fond consubstantiel à l’industrie publicitaire. Depuis les années 1960, les responsables d’agences de marketing ne cessent de se voir rappeler que leurs cibles se montrent de plus en plus sceptiques devant les prétentions et les promesses de la publicité. Celle-ci hache les programmes de télévision, téléphone à l’heure des repas, est très souvent insultante et bête. Mais surtout, il y en trop, beaucoup trop ! Un Américain moyen est exposé à près de 1 million de « communications » de ce type par an. Se faire entendre dans un tel fracas et surmonter la défiance du public constituent les deux principales difficultés des annonceurs. Ils ont donc développé un culte de la créativité qui les oblige à choquer et à surprendre pour être remarqués. Ainsi, la révérence pour le neuf ne tient pas seulement à des raisons structurelles - le produit du jour est forcément supérieur au modèle de l’année dernière. Elle s’explique également par le fait que la nouveauté est le seul moyen d’espérer qu’un message percutera sa cible. C’est pour cela que l’univers des publicitaires cultive depuis longtemps le refus des hiérarchies : les bureaux paysagers sont une innovation de Madison Avenue (2), tout comme l’absence de cravate et le casual wear sur les lieux de travail. Le publicitaire français Jean-Marie Dru a décrit la pratique créative ordinaire des annonceurs dans un livre, Disruption, publié aux Etats-Unis en 1996 (3). Pour vendre un déodorant ou une marque d’aspirine, le « créatif » doit identifier une convention sociale - une des « idées toutes faites qui maintiennent le statu quo en place » - et l’écrabouiller dans un processus quasiment orgasmique qualifié de « dislocation ». « Secouez le marigot, transformez les règles, réveillez le consommateur et créez le changement », intime-t-il, le tout afin de découvrir un moyen d’aligner le produit rétribuant le publicitaire et une « vision » plus large de la libération humaine. Les marques qui marchent se seraient dressées contre les conventions sociales de toutes sortes. Et Jean-Marie Dru d’évoquer, attendri, ces publicités où des personnes âgées et prudes sont tournées en dérision par des adolescents débordant de sensualité, où la bière Guinness sert de signe de ralliement aux jeunes non conformistes en quête d’un « nouveau moyen d’exprimer leur individualité », où les formes archaïques de management font ricaner Macintosh, « entreprise anti-establishment ». Une convention sociale demeure épargnée par toute cette quincaillerie de la « dislocation » : l’attachement aux marques. Il n’y aurait là nulle contradiction : « Si les entreprises et les marques ne se disloquent pas, les consommateurs vont se lasser d’elles. Grâce à la «dislocation», leur intérêt et leur loyauté sont préservés.»

Tout cela est présenté sous les traits de l’apocalypse : quel théoricien du management ne se juge pas révolutionnaire ? Certains ont cependant en vue quelque chose de plus audacieux encore : la colonisation par l’entreprise de l’idée... de justice sociale. Pour qu’une marque réussisse, explique Jean-Marie Dru, elle doit paraître « faite de rêves ». Et c’est à dessein qu’il illustre sa démonstration de citations empruntées à des figures historiques du mouvement progressiste et révolutionnaire. La déroute politique de la gauche a ainsi ouvert aux annonceurs une série de niches culturelles, désaffectées mais riches en charisme et en évocation subversive. Benetton assimilera son nom de marque au combat contre le racisme, Apple se voudra le symbole de la lutte contre la technocratie, Pepsi possédera une sorte de franchise sur la rébellion adolescente, Body Shop disposera de la compassion, Reebok du non-conformisme et MTV de l’underground. En matière de justice sociale, les marques ont remplacé les mouvements... Le marketing se renouvelle alors en s’exhibant sous les traits d’un discours critique, d’une remise en cause de la société de consommation. La publicité la plus à la page admet en effet que quelque chose ne va pas dans notre existence, que le marché ne nous a pas donné tout ce qu’il promettait, qu’il n’a pas résolu les problèmes issus du développement capitaliste. Face à l’invasion du travail dans la vie et de l’automobile dans la ville, les annonceurs n’ont rien d’autre à proposer qu’un savon qui rendra encore plus blanche la peau des Blancs. Un système clos C’est là qu’intervient le « marketing de la libé ration ». Il imagine que les consommateurs, aidés par les marques, vont pouvoir se libérer des appariteurs de l’ordre, se défaire des chaînes par lesquelles le système industriel nous emprisonne, fuir la routine de la bureaucratie et des hiérarchies, se redécouvrir tels qu’ils sont vraiment. Pour, en définitive, retrouver l’authen ticité, ce saint Graal de l’idéologie consumériste. A suivre ce « grand récit » publicitaire, que dopent chaque année des centaines de milliards de dollars, le problème majeur de nos sociétés serait le conformisme, et la réponse idoine le carnaval. Si nos univers fragmentés ont conservé une thématique partagée, c’est celle d’une lutte permanente, non plus contre les communistes, mais contre les puritains et la machine à produire du factice de la société de consommation elle-même. Seulement, pour nous en déprendre, pour nous permettre de résister, il faudrait que nous allions dans des chaînes de restaurant « ethniques », que nous regardions les cassettes vidéo de Madonna. Ou, plus simplement encore, que nous célébrions les consommateurs qui le font. Le sociologue Daniel Bell a prétendu que le conflit entre la recherche constante de l’efficience dans le travail et le culte de l’hédonisme dans le loisir constituait l’une des « contradictions culturelles » les plus explosives du capitalisme. En réalité, le marché a résolu lui-même les problèmes qu’il pose, au moins de façon superficielle. La critique du capitalisme est devenue son artère sanguine au sein d’un système idéologique clos à l’intérieur duquel tout peut être abordé et résolu. Mais de manière symbolique.

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Les deux dernières décennies n’ont pas été, bien sûr, marquées par la révolution, la destruction des règles sociales, le bouleversement de toute chose, la prise de pouvoir par l’individu, le dépassement des limites, etc. Ce fut d’abord une ère de grands conglomérats multimédias, celle de l’essor de Microsoft, de la concentration des banques, des agences de publicité, des maisons d’édition, des journaux. Et aussi celle du déclin du mouvement ouvrier et de la mort en Occident de l’idée d’un Etat puissant redistributeur des richesses. Accompagnant tous ces changements, on a également assisté à l’intrusion incessante du pouvoir des entreprises dans un nombre croissant d’aspects de la vie quotidienne. Les Américains ont travaillé plus dur et davantage pendant la décennie qui s’achève que jamais auparavant depuis 1945 ; ils ont vu plus de publicités sur un plus grand nombre de supports ; ils ont subi davantage de tests de personnalité et de tests antidrogue ; ils se sont endettés aveuglément. Depuis cinquante ans, ils n’ont jamais aussi peu exercé de pouvoir sur leurs conditions de vie et de travail. Il n’est plus inhabituel de voir une famille conduire une voiture parrainée par une entreprise et recouverte par des logos de marques. Dans un environnement de ce type, la colère a enflé, et enflé. Puis, issus des rangs des spécialistes en marketing de la libération de Madison Avenue, ceux qui avaient le plus triomphé dans la société américaine furent aussi ceux qui surent le mieux orienter cette colère au service de leurs seuls intérêts. Tom Frank (1) Sans redouter apparemment l’explosion de son établissement, le parfumeur français Caron a récemment repris à son compte l’imagerie de Ravachol et des porteurs de bombes pour lancer une eau de toilette pour homme intitulée « L’anarchiste »...

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L’impérialisme d’une logique

Quelques dates ont marqué l’essor des publicités à la télévision française depuis trente ans : 1968 : en automne, la publicité de marque fait son apparition sur le petit écran, contre le désir majoritaire du public (en mai, rappelons-le, c’est à la société de consommation que la jeunesse s’opposait). On rassure les gens : il n’y aura que quelques minutes chaque soir. 1972 : la part de la publicité dépassant déjà 20 % des ressources du service public, la loi fixe le plafond à 25%. 1974 : l’ORTF est démantelée. La loi instaure la concurrence entre les chaînes. Bientôt, A2 et TF1 seront financées à plus de 50 % par la « pub ». La fameuse « dictature de l’audimat » commence, aux dépens de la qualité des programmes. 1978 : le volume des publicités s’accroît, au point que les milieux publicitaires eux-mêmes craignent une saturation. Que faire ? Eh bien, on ouvre de nouveaux créneaux (21 h 30, 22 h 15, etc.), ce qui oblige à calibrer la durée des émissions en fonction des « pauses publicitaires ». 1983 : la gauche renie son opposition au « matraquage publicitaire ». FR3, jusqu’alors épargnée, s’ouvre à la publicité, contre l’avis du public. La « sponsorisation » (parrainage) entre dans les médias.

(2) A New York, quartier où de nombreuses agences de publicité ont établi leur siège.

1985 : moment très critique. Va-t-on privatiser ? En novembre, la cinquième chaîne (dite Berlusconi) est créée par François Mitterrand en personne, avec autorisation de couper les films par la publicité...

(3) Jean-Marie Dru, Disruption : bousculer les conventions et déplacer le marché, Village mondial, Paris, 1997.

1995 : un spot de 30 secondes au milieu du film du dimanche rapporte à TF1 500 000 F. Depuis, l’expansion de la publicité télévisée est exponentielle. Il ne s’agit évidemment pas d’une simple propagande commerciale en direction d’esprits déjà constitués, mais d’une colonisation et d’une constitution de leur imaginaire.

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La fabrique des désirs

Par Ignacio Ramonet

« Le métier de la publicité est désormais si proche de la perfection qu’il va être difficile d’y apporter des améliorations. » Samuel Johnson, 1759.

CONTRAIREMENT aux idées reçues, la publicité et ses ficelles sont anciennes (1). Dès le XIIe siècle, des crieurs assermentés parcouraient le coeur des villes en scandant à tue-tête des ordonnances ou des avis divers. Au XVIIIe siècle, avec l’invention de la lithographie, naît l’affiche commerciale qui tapisse aussitôt murs et palissades. Mais c’est au XIXe siècle que la machine prend son essor. La publicité devient un marché et entreprend vite de coloniser les pages des journaux. « Dès 1836, Emile de Girardin a l’idée de lancer son quotidien à grand tirage, La Presse, en l’ouvrant aux annonces commerciales. En 1832, Charles Havas crée la première agence d’information internationale qui ne tarde pas à gérer aussi les espaces publicitaires. En 1865, les petites annonces représentent déjà un tiers de l’espace des journaux (2). » Au tournant du siècle, les grandes firmes issues de la révolution industrielle doivent créer un marché de masse et façonner une demande inorganisée. Car il n’y a rien de « naturel » dans le phénomène de la consommation de masse. Il s’agit d’une construction culturelle et sociale. Dès 1892, par exemple, Coca-Cola se dote d’un des principaux budgets publicitaires au monde. Et en 1912, la répartition des investissements publicitaires de la firme est la suivante : 300 000 dollars d’annonces dans la presse, 1 million de calendriers, 2 millions de cendriers, 5 millions de panneaux lithographiques, 10 millions de boîtes d’allumettes aux couleurs de Coca-Cola (3)... Dès cette époque, les dirigeants de cette firme conçoivent la publicité à l’intention du plus grand nombre possible d’acheteurs potentiels. « La répétition, déclare l’un d’eux, peut venir à bout de tout. Une goutte d’eau finira par traverser un rocher. Si vous frappez juste et sans discontinuer, le clou s’enfoncera dans la tête (4). » Messages subliminaux Le XXe siècle, avec la multiplication des médias électriques (cinéma, radio), électroniques (télévision) et numériques (Internet), a vu non seulement l’explosion de la publicité mais aussi sa sophistication. L’ambition de manipuler les esprits, à l’intérieur même des foyers, s’est haussée quasiment au niveau d’une science. Les techniques de persuasion n’ont cessé de s’affiner pour vaincre la barrière du bruit, déjouer notre méfiance et venir incruster dans notre esprit un message très précis. On estime actuellement, dans les pays développés, le mitraillage publicitaire à plus de 2 500 impacts par personne et par jour. La télévision française, toutes chaînes confondues, a diffusé, en 1999, plus de 500 000 spots... Dans ces conditions, un message publicitaire a fort peu de chances d’être perçu. Une enquête

a confirmé que 85 % de l’ensemble des messages publicitaires parvenant à un auditoire ne l’atteignent pas. Sur 15 % restants, 5 % provoquent des effets contraires (« effet boomerang ») à ceux que l’on recherchait. Et seulement 10 % agissent, en principe, positivement. Encore faut-il savoir que ces 10 % se réduisent, au bout de vingt-quatre heures, par oubli, à simplement 5 %. La déperdition atteint donc 95 % des messages publicitaires émis ! Comment procède alors la pub pour nous atteindre ? Certains ont imaginé un message réduit à une seule image et dont l’effet serait considérable. Un tel procédé, dit de l’image subliminale, rend imperceptible la publicité. En insérant une image parasite parmi les 24 qui défilent par seconde au cinéma (25 à la télévision), la persistance rétinienne ne se produit pas. L’oeil voit et le cerveau en est informé, mais en dessous du seuil de conscience. Par effet subliminal (du latin sub limen, sous la limite). Considérées comme illégales, les images subliminales hantent l’esprit de nombreux citoyens (5). En France, en 1988, après la victoire électorale de François Mitterrand, le journal Le Quotidien de Paris reprocha à ce candidat d’avoir bénéficié de l’effet occulte d’« images subliminales » contenues dans le générique du journal télévisé de la deuxième chaîne (alors Antenne 2). Un procès fut intenté pour « manipulation électorale ». Les plaignants perdirent le procès. Mais la CNCL, ancêtre de l’actuel Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA), décida d’interdire toute incrustation de ce type. En mai 2000, une association, aux Etats-Unis, a accusé le film Battlefield Earth, adapté d’un roman de Ron L. Hubbard, fondateur de l’Eglise de scientologie, et interprété par John Travolta, de « contenir des images subliminales » pour favoriser la conversion du public. En septembre 2000, au cours de la campagne présidentielle, le candidat républicain George W. Bush dut admettre qu’un spot réalisé par son équipe contenait une image subliminale. Ce spot s’en prenait au programme de son adversaire démocrate Albert Gore. En surimpression sur l’image de ce candidat apparaissait d’abord la phrase : « The Gore Prescription Plan : Bureaucrats Decide. » Puis, sur fond noir, cette phrase voyait les quatre dernières lettres du mot « bureaucrats » se détacher et venir s’inscrire, un trentième de seconde, en capitales, « RATS », sur tout l’écran (6). Harcelé par les médias, M. Bush dut se résigner à le retirer de sa campagne. La publicité se voulant un art de persuader, chaque message est très élaboré. Avant diffusion, par exemple, une image est parfois soumise au test dit d’« eye camera » : on enregistre, sur un spectateur cobaye qui la regarde, par caméra invisible, le mouvement des yeux, l’activité des pupilles. En multipliant ces tests, on peut déterminer statistiquement le parcours de l’oeil ; ce qui est vu en premier, ce qui lui échappe. Tout cela procède d’un travail de recherche issu de la collaboration de spécialistes appartenant à des disciplines diverses : sociologues, psychologues, sémiologues, linguistes, graphistes, décorateurs. Une telle conjonction d’expertises a fait dire à Marshall McLuhan : « Il n’y a pas d’équipe de sociologues capable de rivaliser avec les équipes de publicitaires dans la recherche et

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l’utilisation de données sociales exploitables. Les publicitaires consacrent chaque année des milliards de dollars à la recherche et à l’examen des réactions du public et leur production est une extraordinaire accumulation de données sur l’expérience et les sentiments communs de toute la société (7). » Les enfants sont une cible privilégiée. Selon une estimation du Syndicat national de la publicité télévisée, les annonceurs ont dépensé, en France, en 1999, plus de 1 milliard de francs en spots destinés aux enfants de moins de 14 ans. L’Institut de l’enfant estime qu’environ 45 % de la consommation familiale (soit 500 à 600 milliards de francs par an) est plus ou moins directement influencée par des désirs enfantins. « L’avis des 4-10 ans joue surtout sur l’alimentaire, la confiserie, le textile et les jouets, estime Joël-Yves Le Bigot, président de cet institut, mais ils influencent aussi 18 % des achats de voitures et 40 % du choix des lieux de vacances (8). » La publicité promet toujours la même chose : le bien-être, le confort, l’efficacité, le bonheur et la réussite. Elle fait miroiter une promesse de satisfaction. Elle vend du rêve, propose des raccourcis symboliques pour une rapide ascension sociale. Elle fabrique des désirs et présente un monde en vacances perpétuelles, détendu, souriant et insouciant, peuplé de personnages heureux et possédant enfin le produit miracle qui les rendra beaux, propres, libres, sains, désirés, modernes... La publicité vend de tout à tous indistinctement, comme si la société de masse était une société sans classes. « Face à un monde angoissant, que la télévision rend présent à tous, a pu affirmer le sémiologue Louis Quesnel, la publicité évoque un monde idéal, purifié de toute tragédie, sans pays sous-développés, sans bombe nucléaire, sans explosion démographique, et sans guerres. Un monde innocent, plein de sourires et de lumières, optimiste et paradisiaque (9). » Par accumulation, les pubs répètent et accréditent les grands mythes de notre temps : modernité, jeunesse, bonheur, loisirs, abondance... La femme, par exemple, reste enfermée dans une parole qui, le plus souvent, ne la reconnaît que comme objet de plaisir ou sujet domestique. Elle est traquée et culpabilisée, rendue responsable de la saleté de la maison ou du linge, de la détérioration de sa peau et de son corps, de la santé des enfants et de la propreté de leurs fesses, de l’estomac du mari et des économies du foyer. Au bureau ou à la cuisine, sur une plage ou sous la douche, sa dépendance ne varie pas : elle demeure esclave du regard du maître, l’homme la jugera quoi qu’elle fasse, et même si elle se « libère » par son travail à l’extérieur, il surveillera le hâle de sa peau, l’odeur de ses aisselles, la brillance de ses cheveux, la fraîcheur de son haleine, le relief de son soutien-gorge ou la couleur de ses collants.

principe de la publicité est de tout recycler. A cet égard, on a vu récemment des symboles comme la faucille et le marteau (SelfTrade), ou de grands leaders révolutionnaires comme Marx (la banque UFF), Lénine (LibertySurf), Mao (banque UFF), Zapata (LibertySurf) ou Che Guevara (LibertySurf) servir de faire-valoir, dans des pubs, pour vanter la « révolution » Internet... A ce propos, Frédéric Beigbeder observe : « Les dictatures d’autrefois craignaient la liberté d’expression, censuraient la contestation, enfermaient les écrivains, brûlaient les livres controversés. (...) Pour réduire l’humanité en esclavage, la publicité a choisi le profil bas, la souplesse, la persuasion. Nous vivons dans le premier système de domination de l’homme contre lequel même la liberté est impuissante. Au contraire, il mise tout sur la liberté, c’est là sa plus grande trouvaille. Toute critique lui donne le beau rôle, tout pamphlet renforce l’illusion de sa tolérance doucereuse. Il vous soumet élégamment. Le système a atteint son but : même la désobéissance est devenue une forme d’obéissance (11). » Structurellement réductrice, la publicité offre une vision condensée, schématique, simple de la vie. Elle recourt volontiers à des stéréotypes pour nous dicter nos désirs. Et nous faire accepter notre propre asservissement. Ignacio Ramonet (1) Voir l’exposition « 250 ans de publicité », Musée de la publicité, 107, rue de Rivoli, 75001 Paris. (2) Libération, 24 mars 2001. (3) Cf. Richard S. Tedlow, L’Audace et le marché. L’invention du marketing aux Etats-Unis, Odile Jacob, Paris, 1997. (4) Ibid. (5) Lire Propagandes silencieuses, Galilée, Paris, 2000. (6) International Herald Tribune, Paris, 13 septembre 2000. (7) Marshall McLuhan, Pour comprendre les médias, SeuilMame, Paris, 1968, p. 252. (8) Télérama, Paris, 12 avril 2000. (9) Communications no 17, Paris, Seuil, 1971, (10) Le Monde, 4 mai 1980. (11) Frédéric Beigbeder, 99 F, Grasset, Paris, 2000.

Impuissance de la liberté ANCIEN activiste contre la guerre du Vietnam, William Zimmermann estimait qu’il ne fallait pas avoir honte d’utiliser la publicité pour se faire entendre : « Aujourd’hui, la classe progressiste américaine n’a pas le choix : être détruite par le système ou, ce que nous avons enfin compris, le détruire en utilisant ses propres armes (10). » Ce n’est, bien entendu, pas si simple. Car le Mai 2001 Le Monde Diplomatique DOSSIER : LA PIEUVRE PUBLICITAIRE p.


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Enfin libres de choisir nos chaînes...

Par Valérie Brunetière

Maître de conférences à l’université Paris-V - Descarte s, membre du comité de rédaction de la revue Lunes, Evreux.

CHAQUE année, l’Association des femmes journalistes décerne un prix à la pub non sexiste de l’année (1). Ce qui est rare est cher. Car la publicité, en la matière, c’est un corset du XIXe siècle qui se dissimule sous le string d’Aubade. L’acquis depuis cent ans ? Maintenant, elle donne des leçons. Boléro aussi. Cette autre marque de lingerie féminine ordonne : « Drapez-vous de séduction », « Gonflez votre moral ». En guise de drapé, nous ne pouvons qu’admirer le postérieur attendu, gracieux, c’est-à-dire couvert juste de ce qu’il faut là où il faut. Mais il fut un temps où Boléro était beaucoup plus féministe : « Elles veulent que les cheveux poussent de 6 centimètres par mois » ; « Elles réclament des petites annonces érotiques à toutes les pages » ; « Elles veulent engager la lutte contre les courants d’air », scandait la marque au milieu des années 1990. Avant d’ajouter : « Bolero soutient les femmes. » Il faut apprécier la profondeur de ces revendications féminines qui singent et non pas signent le discours féministe. De là à penser que toutes les revendications féministes sont teintées de la même utopie et qu’elles ne pourront obtenir gain de ces causes ineptes, il y a un pas que la publicité franchit dans l’allégresse, le temps d’une parodie légère (2). La parodie publicitaire s’empare du discours féministe des trente dernières années pour finalement le retourner, l’inverser, bref, revenir au discours conservateur et archaïque : car entre-temps, une parole aura été dite sur la vanité et la vacuité de ce discours féministe et, comme disent les enfants, « ce qui est dit est dit ». Parodie du féminisme POUR vendre son Modulo Câble, France Télécom cadre un buste et un visage de jeune femme souriante dont les deux poignets sont lourdement chargés de bracelets en chaînons d’argent. Le texte d’accroche : « Vous êtes enfin libre de choisir vos chaînes. » En allant piocher dans le discours féministe, la publicité fait rire en ridiculisant au passage. Puisant dans l’intertexte du slogan féministe d’il y a une génération - « Un homme sur deux est une femme » -, un spot de Ford annonce : « Ford Galaxy n’oublie pas que la moitié des hommes sont des femmes. » Au final, la parodie du féminisme ne saurait nous montrer que les fausses féministes, qui se révèlent être des ménagères très séduisantes. Cette mise en scène du discours de libération des femmes, en forme de caricature, se présente sous les auspices de l’idéologie sexiste la plus conservatrice. Aucune publicité ne se permet une injure raciste et elle ne parodierait pas non plus l’antiracisme. On imagine le tollé dans le cas contraire. Certains rappeurs, qui dénoncent le racisme, en rajoutent même sur le sexisme, allant parfois jusqu’à glorifier la

violence faite aux femmes. Par ailleurs, l’antiracisme n’a pas de « nom » qui ne soit déjà occupé. Egalitarisme ? Humanisme ? Inadéquats. La lutte antiraciste lutte contre le racisme. L’antisexisme a en revanche un nom : le féminisme, qui se présente comme une lutte pour. Pour les femmes. Du coup, il prête le flanc, comme c’est le cas pour tout mouvement constitué, à la réticence, au droit de réserve du « Je ne suis pas féministe, mais... » ou « Je suis féministe, mais... ». Dans ce prisme déformant qu’est la pub, la mise en scène de la différence ethnique tend à effacer la différence des sexes ou alors à l’inverser. Ainsi, la marque allemande Joop, lorsqu’elle nous montre un homme blanc en compagnie d’une femme noire, féminise le premier et masculinise la seconde, tant dans les postures que les coiffures, ou encore dans la scénographie (la femme devant, l’homme derrière). Cet effacement se retrouve aussi dans l’androgynie prégnante des visuels de Calvin Klein ou de Gap, multi-ethniques comme ceux de Benetton des années 1980. Les offres d’emploi sont également révélatrices : elles mettent au coeur de leur scénario, pour les plus novatrices d’entre elles, la dif férence culturelle. Ainsi, l’annonceur Lucent Tech nologies, dans Le Monde, propose-t-il, visuel à l’appui (un homme blanc, un homme noir) « Des équipes multiculturelles présentes dans 90 pays (3) » ; ailleurs dans l’annonce, il est question de « collaborateurs », uniquement. Et au cas - rare - où l’on nous montre une femme, partout ailleurs dans les autres annonces de ce numéro ou dans d’autres, on nous parle des ingénieurs, des concepteurs, des chefs de projets, des consultants. Où est donc l’application de la loi de juillet 1983 sur la non-discrimination sexuelle ? Il faudrait que la féminisation se fasse aussi là, et peutêtre même d’abord là. Revenons à nos scénographies publicitaires. Depuis deux ans, les campagnes Kookaï donnent à voir un homme miniaturisé (ou une femme « gigantisée »). Le thème de l’homme-objet est de mise, pis, celui de l’homme-esclave, voire celui de l’hommedéchet : on en fait un résidu organique, une crasse - d’ongles, par exemple, dont on se débarrasse en ouvrant la bonde de la douche. La femme-géante est toujours « branchée », « sexy », sur-maquillée, d’une féminité exacerbée. Elle observe l’homme, en joue, décide de son sort (la vie/la mort), ou lui fait subir une incontestable forme de violence. Ces publicités peuvent tout à fait séduire, c’est-à-dire faire rire et offrir une identification enviée, surtout auprès des jeunes femmes que le portrait de ménagères ne satisfait pas et qui préfèrent une version moderne de la mégère. Esthétisme branché et provocation vont de pair qui consistent à offrir une parodie extrême du féminisme. Extrême parce qu’irréaliste, fantastique (femmes-géantes et homme-lilliputiens), mais aussi parce qu’elle met en scène l’esclavagisme, la torture, la souillure. Le premier excès sert de caution au second : nous sommes dans un univers fictif, la violence peut donc être montrée. Avec Kookaï, nous sommes donc entrés dans la parodie de la parodie du féminisme, où l’on nous montre, au pied de la lettre, des hommes-objets. Une sorte de troisième degré qui donne à voir l’inversion plus que séculaire de la domination des hommes, ici à la merci des femmes. Et transparaît le triste destin de l’hu-

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manité : asservir, torturer, faire mourir. La publicité inverse plus souvent qu’elle ne transgresse. Elle esthétise soit la violence faite aux femmes, soit son « contraire ».

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Le porno chic C’EST ce que les médias ont relayé sous l’appellation de « porno-chic ». Versace, Gucci, Dior, Ungaro et autres Weston ne sont pas en reste derrière la crème fleurette (« Babette, je la lie, je la fouette et parfois elle passe à la casserole »), ou derrière la marque de pull qui représente une jeune femme dénudée, à quatre pattes devant un mouton. Le magazine Elle du 8 mars 2001 affichait au sommaire un sondage sur la parité et intercalait une publicité (pour Iceberg) mettant en scène un avant-viol collectif. Cinq mâles, uniquement vêtus de slips et de lunettes de soleil, dont un qui tenait le mollet de l’unique femelle (habillée, elle, d’une robe glamour et maquillée façon Bardot grande époque). Le seul homme habillé, tout de noir vêtu, cramponne la belle à la taille. Le lit est tout près. Toujours dans le même numéro, un article sur les femmes battues est précédé par une annonce de Versace : deux femmes dans un sale état, la première (dont on ne verra que le postérieur orné de jarretelles et les escarpins turquoise) est couchée, en chien de fusil ; la seconde (peau blanche et cheveux gris) est assise sur un lit jumeau. Habillée de turquoise, elle nous regarde de son oeil gauche. Amoché. Il existe du sexisme dans cette scénographie de la violence. Cible oblige, les « créateurs » ont choisi pour la revue Numéro homme (n° l, printemps-été 2001) la version masculine : cette fois, c’est un mâle qui se trouve assis à côté de la belle aux jarretelles. Mais sans coquard, lui. Valérie Brunetière (1) Voir l’ouvrage Dites-le avec des femmes de cette association ; l’AFJ se préoccupe cependant davantage de l’image de la femme dans la presse que dans la pub et c’est édifiant : là aussi, il y a matière à réflexion, voire à réfection. (2) Cf. Valérie Brunetière, « Aux larmes mé(na)gères ! De la violence du rire dans la pub et son impossible transgression », Lunes, Evreux, n° 14, janvier 2001. (3) Le Monde, 16 janvier 2001.

Des parasites dans notre quotidien Par Dan Schiller

Professeur à l’université de l’Illinois (Urbana-Champaign), Etats-Unis, auteur de Digital Capitalism : Networking the Global Market Systems, MIT Press, Cambridge (Etats-Unis), 2000.

ENTRE 1950 et 1996, les dépenses publicitaires mondiales ont été multipliées par sept, progressant beaucoup plus vite que la production. Malgré la crise financière asiatique et le ralentissement américain, le chiffre d’affaires de la publicité continue sur sa lancée : 429 milliards de dollars il y a deux ans, 494 milliards prévus en 2001 (1). Pour les entreprises qui paient ces sommes énormes, il s’agit cependant d’une bonne affaire. Le tapis roulant des nouveaux produits leur impose en effet un effort commercial toujours plus soutenu. Kraft Food (une succursale de la firme de tabac Philip Morris) a prévu de consacrer 800 millions de dollars au financement de la promotion de cent nouveaux produits entre 1999 et 2001. Ils devraient représenter la majeure partie de la croissance de ses ventes. Pour son rasoir à triple lame pour femme (« Vénus »), Gillette a dû dépenser 300 millions de dollars en recherche-développement et en fabrication. Mais aussi 150 millions de dollars de frais publicitaires dans vingt-neuf pays (2). Les entreprises pharmaceutiques, qui consacrent des budgets recherche et développement inégalés pour produire de nouveaux médicaments, ne pouvaient pas, jusqu’à une date récente, diffuser d’annonces commerciales à destination du public américain. Interdiction levée : en 2000, elles ont affecté 2,1 milliards de dollars à leur publicité. Novartis, dont le directeur commercial du département pharmaceutique est un transfuge de Pepsi-Cola, consacrera dans les deux années à venir 1,2 milliard de dollars au lancement de cinq médicaments. Enfin, Coca-Cola a conclu une alliance avec Disney pour commercialiser chez les enfants des jus de fruit, sirops et boissons lactées dans des emballages représentant des personnages de dessin animé. Cinq super-groupes L’échelle d’une telle imposition « culturelle » coupe le souffle. Quand, l’année dernière, Coca-Cola fit don à la bibliothèque du Congrès de l’équivalent d’un demi-siècle de ses spots publicitaires diffusés dans le monde, il y en avait plus de vingt mille. Ce qui signifie qu’en moyenne au moins un spot Coca-Cola a été conçu chaque jour depuis cinquante ans (3). Vendre à l’échelle internationale requiert un travail de coordination confié à une poignée de plus en plus réduite de grosses agences publicitaires. Issus de nombreux rachats et fusions, cinq super-groupes ont émergé : WP (Londres), Omnicom et Interpublic (New York), Havas Advertising et Publicis (Paris). Dentsu, basé à Tokyo, a une taille à peu près comparable, mais ses activités à l’étranger sont négligeables, alors que les cinq autres en tirent entre un et deux tiers de leurs chiffres d’affaires.

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Le gigantisme publicitaire répond à la fusion des producteurs : « La plupart des clients exigent que leur agence leur procure une notoriété mondiale et une capacité de communication intégrant tous les supports (4).»

cours judiciaire, toutes les séductions du lobbying pour s’annexer chacun des canaux d’expression culturelle, anciens et nouveaux.

Les grandes entreprises de médias se sont elles-mêmes diversifiées jusqu’à intégrer un éventail de dispositifs de ventes des magazines, à la télévision, sans oublier Internet. Destiné aux annonceurs, le « marketing intégré » constitue leur argument-clé : elles offrent de cibler une audience en diffusant des messages complémentaires par l’entremise des différents modes de communication. De leur côté, les super-groupes cherchent à rationaliser leur « achat d’espaces », profitant de leur taille pour obtenir des tarifs avantageux (acquisition d’espace médiatique en gros).

D’où l’envol des dépenses publicitaires mondiales. Tout en demeurant concentrée en Amérique du Nord, en Europe et au Japon, « la croissance s’est accélérée en Amérique latine et en Asie, en particulier depuis le milieu des années 1980. [Entre 1986 et 1996] les Etats de ces régions ont connu une progression publicitaire spectaculaire : plus de 1 000 % pour la Chine, de 600 % pour l’Indonésie, de 300 % pour la Malaisie et la Thaïlande, de 200 % pour l’Inde, la République de Corée et les Philippines. En 2000, un pays aussi pauvre que le Vietnam a fini par ouvrir son marché aux agences publicitaires étrangères ; plusieurs supergroupes s’y sont aussitôt installés (7) ».

Les grandes agences tirent près de la moitié de leur chiffre d’affaires d’autres activités que la conception et la diffusion des messages publicitaires : relations publiques, promotions des ventes, conseil et gestion d’image, études de marché, etc. Interpublic aide Coca-Cola à déterminer l’« essence même » de sa boisson tout en étant « le consultant créatif et le générateur d’idées à un niveau global qui développera des messages de base susceptibles d’être intégrés aux efforts locaux de marketing ». Car le nouveau courant stratégique tente de cultiver les « relations de marque » avec le client réel. « Notre travail, explique M. Allen Rosenshine, haut responsable d’une agence publicitaire, est de comprendre le rapport qu’entretiennent les produits avec la vie des gens, ce que ces gens éprouvent à l’égard de nos marques et d’apprendre à mieux communiquer leur utilité. » Pour atteindre cet objectif, précise-t-il, « nous devons être médiatiquement neutres dans notre programmation et capables de coordonner et d’exécuter notre mission de façon créative quel que soit le canal de communication choisi (5) ». La publicité mène ainsi sa guerre de position sur le terrain de notre vie quotidienne. La domination de l’industrie publicitaire est telle qu’aucune économie, aucune culture ne peut plus entièrement échapper à son emprise. Et les pratiques culturelles autrefois indépendantes lui ont été annexées ou associées. Il s’agit à la fois de prospecter de nouveaux lieux de placement publicitaire et d’apprendre à exploiter toutes sortes de nouvelles informations commercialement utilisables. Entre les années 1920 aux Etats-Unis et les années 1980 à l’échelle de la planète, les annonceurs et leurs émissaires ont réussi à remplacer le monopole d’Etat sur les programmes audiovisuels par des systèmes privés financés par la publicité. L’étape suivante a consisté à obtenir la généralisation du pouvoir des annonceurs d’annoncer comme ils le souhaitent, là où ils le souhaitent. Armand Mattelart a résumé la règle dans sa simplicité brutale : « Pas de médias sans publicité (6). » L’industrie ne cesse d’oeuvrer en ce sens. Là où des restrictions publicitaires subsistent, elle les combat. Quand il lui faut céder du terrain quelque part - comme pour le tabac -, elle prospecte de nouveaux gisements (réclame pour les médicaments). Elle assimile chaque contrainte imposée à l’activité des annonceurs à une atteinte à la liberté d’expression. Et, appuyée par les propriétaires de médias commerciaux, elle utilise toutes les voies de re-

Nouvelles techniques d’infiltration

Mais la promotion n’a marqué aucun temps d’arrêt dans les métropoles du capitalisme mondial. En Europe, les dépenses de spots télévisés devraient passer de 27,8 milliards de dollars en 1999 à 40,6 milliards de dollars en 2004. Aux Etats-Unis, pays qui représente près de la moitié des dépenses publicitaires mondiales, la saturation commerciale a obligé à rechercher de nouvelles techniques d’infiltration. Ainsi, en échange de leur achat d’écrans publicitaires, neuf sponsors de « Survivor » (une émission télé très populaire, qui filmait vingt-quatre heures sur vingt-quatre la vie de personnages inconnus) ont obtenu de voir leurs produits cités dans le cours des épisodes. Un talk-show présenté par la célèbre journaliste Barbara Walters « remerci[ait] les potages Campbell » à l’antenne : « Les annonceurs découvrent que leurs dollars peuvent atteindre le coeur même des programmes (8). » Tout est à vendre LES institutions publiques, l’édu cation en particulier, ne sont pas davantage épargnées. Motorola a recours à des anthropologues pour apprendre à vendre des téléphones mobiles en Azerbaïdjan, au Kazakhstan et en Ouzbékistan (9). Plus de la moitié des collèges californiens permettent à des chaînes de restauration rapide de vendre leurs produits sur les campus. Même les manuels de mathématiques des écoles primaires font parfois référence à des marques, telles Nike et Disneyland (10). Via les parrainages, la publicité a également investi les musées. Comme pour s’inspirer des indulgences papales d’antan, la Bibliothèque du Vatican a permis aux entreprises de s’associer aux célébrations du Jubilé de l’an dernier. Gruppo Telecom Italia a ainsi payé 80 millions de dollars (sous forme de services téléphonique et Internet) pour le droit exclusif d’apposer son logo sur les tee-shirts, chapeaux et parapluies des soixante-dix mille volontaires des festivités. La Poste américaine vend déjà des emplacements publicitaires sur le flanc de ses camions de livraison, de ses boîtes aux lettres, des enveloppes et sur les murs des agences. Seuls les timbres eux-mêmes ne sont pas (encore) à vendre. Le sport est en voie d’annexion complète. Dans toute l’Europe, les équipes de football sollicitent des conseillers américains pour apprendre comment obtenir des entreprises les financements de nouveaux stades. Aux Etats-Unis, une centaine de complexes sportifs ont bénéficié de ce genre de concours ; ils portent par-

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fois le nom des marques d’entreprises. Un quart des festivals et événements américains étaient parrainés par des entreprises il y a une quinzaine d’années. La proportion est à présent supérieure à 85 % (11).

citaires à 5 % de son chiffre d’affaires.

A son tour, l’information est systématiquement dégradée, reformatée afin de mieux servir les intérêts du système de promotion commerciale. La simple menace d’un retrait de budget publicitaire intimide bien des journaux (12). Aux Etats-Unis, où bat le coeur de la force de frappe publicitaire, les entreprises pharmaceutiques ont fait des dons « éducatifs » importants pour aider des sites Internet qui informent sur la santé. Conséquence : « Sur un site consacré aux cancers du poumon, (...) une table ronde sur les nouvelles thérapies propose une longue séquence sur le médicament Hercepton, fabriqué par Genentech Inc, le sponsor du site. » Il est à peine plus rassurant d’apprendre que le Journal of the American Medical Association gère un site sur le sida subventionné par Glaxo Wellcome, lequel fabrique des traitements contre le sida. Ou que le New England Journal of Medecine a dû s’excuser d’avoir publié dix-neuf articles sur des médicaments rédigés par des médecins financière ment liés aux industries pharmaceutiques (13).

(8) The Wall Street Journal, 14 novembre 2000.

Et déjà l’industrie publicitaire investit un nouveau front, celui de la collecte systématique - et souvent subreptice - de données sur les consommateurs. Pour mieux coopter les dernières pratiques culturelles (musique, mode, expressions dans l’air du temps), la surveillance commerciale étend ses rêts sur Internet (lire l’article ci-dessous). Les informations concernant les habitudes de consommation acquièrent une importance stratégique. America Online (AOL) dispose de données assez fines sur les 130 millions d’abonnés aux magazines (Time, Fortune, etc.), chaînes câblées (CNN) et services Internet qu’elle contrôle (14).

(7) Sources : rapport du Programme des Nations unies pour le développement, 1998, et The Wall Street Journal, 28 août 2000.

(9) Deux mille deux cents docteurs en anthropologie se consacreraient à des recherches « appliquées » pour l’industrie (contre neuf mille qui continueraient de travailler dans les universités américaines). (10) Cf. Paul Moreira, « Les enfants américains malades de la pub », Le Monde diplomatique, septembre 1995. (11) Edwin McDowell, « The Parade of Corporate Sponsors », The New York Times, 16 juillet 1999. (12) Lire Serge Halimi, « La publicité, c’est la liberté », Le Monde diplomatique, juin 1997. (13) Cf. Ibrahim Warde, « L’université américaine vampirisée par les marchands », Le Monde diplomatique, mars 2001. (14) Lire Edmund Sanders, « Media Giant Serving Two Masters », Los Angeles Times, 14 février 2001. Lire aussi Philippe Rivière, « Contrôle.com », Le Monde diplomatique, juin 2000.

Que, cas par cas, la manipulation publicitaire réussisse ou non, elle a déjà débouché sur un bouleversement des priorités sociales. Ce n’est pas seulement que la presse crée sans cesse des suppléments destinés à racoler les annonceurs, que les chaînes de télévision subordonnent la durée de leurs émissions à l’impact des écrans commerciaux et que rédaction et publicité se mêlent et se clonent pour mieux cibler certains groupes démographiques (les « lecteurs aisés »), à l’exclusion des autres. Non, désormais, c’est chacune des artères de la vie quotidienne qui est prospectée puis piétinée par la machine à vendre. Dan Schiller (1) The New York Times, 5 décembre 2000. (2) Cf. The Wall Street Journal, New York, 3 novembre 2000. (3) « Coke Plans to Donate 50 Years of TV Spots to Library of Congress », The Wall Street Journal, 29 novembre 2000. (4) Advertising Age, New York, 14 février 2000. (5) Allen Rosenshine, « Evolving agencies’mission », Advertising Age, 8 novembre 1999. (6) Le Monde diplomatique a choisi de limiter ses recettes publiMai 2001 Le Monde Diplomatique DOSSIER : LA PIEUVRE PUBLICITAIRE p.


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Des marques au fer rouge dans nos consciences

Par Marie Bénilde Journaliste.

Octave Parango, le personnage de Frédéric Beigbeder dans 99 francs, fait des ravages dans les agences de publicité (1). Depuis que cet anti-héros cocaïnomane joue les fossoyeurs de l’industrie, avec son récit apocalyptique du métier de « créatif », le microcosme professionnel est en pleine crise. « Alors que le publicitaire séduisait, il y a quelques années, il est désormais l’objet d’un certain mépris agressif, s’alarme Alexandre Pasche, directeur de l’Agence B. Aujourd’hui, une large part de la population, dans différentes catégories sociales, fustige les «pubards» et les «pubeux» (2). » Jacques Séguéla, qui n’a eu de cesse que de nous rendre le publicitaire sympathique et proche, fait figure de fossile. Face à lui, Frédéric Beigbeder, « le renégat », est plus « tendance ». L’ancien concepteur-rédacteur publicitaire de l’agence Young & Rubicam, chroniqueur à Voici et ancien animateur de soirées décadentes, est en effet un auteur à message. Entre doses de cocaïne, scènes pornographiques et liste complète de tous ses slogans publicitaires, son héros entreprend de dénoncer le « mercantilisme universel ». Il confirme ainsi que Nestlé est propriétaire du mot bonheur, qu’il existe des machines à laver incassables que personne ne veut commercialiser et que tout individu est, en moyenne, exposé à 350 000 spots publicitaires jusqu’à l’âge de dix-huit ans. L’écrivain est-il pour autant subversif ? Remet-il en cause un modèle dominant ? Bien au contraire, il s’y complaît. Son livre, qui s’est vendu à plus de 300 000 exemplaires, sert désormais de modèle de lancement aux produits d’édition. Tout relève en effet du cas d’école : un titre exemplaire (« pour 99 F seulement »), un licenciement opportun (« J’écris ce livre pour me faire virer »), un personnage moderne rétribué 13 000 euros par mois (« Je passe ma vie à vous mentir et on me récompense grassement ») et un sens de la formule qui sert plus une forme de démission collective que quelque révolte idéologique (« Nous vivons dans le premier système de domination de l’homme par l’homme contre lequel même la liberté est impuissante (3) »). La publicité serait-elle donc un système inébranlable contre lequel on ne peut entreprendre rien de plus qu’un récit d’enfant gâté ? Le constat serait inquiétant si, avec 99 francs, il ne s’agissait pas de faire aimer le publicitaire autant que de critiquer la pub. Car l’affectio societatis autour de la figure repentante d’Octave sert mieux l’industrie publicitaire qu’un panégyrique de Procter & Gamble. Dans le système de croyances véhiculé par la « culture pub », le « créatif » est en effet toujours le gentil hurluberlu que l’on oppose au méchant annonceur. Face à la brutalité des impératifs de la mercatique, c’est la fonction même du publicitaire que d’être un agent d’humanisa-

tion de l’idéologie marchande. Frédéric Beigbeder ne déroge pas à la règle. Puisque l’opinion commence à ne plus pouvoir digérer la débauche de publicité qui gagne notre vie quotidienne (elle déborde des grands médias traditionnels pour envahir le sport, les taxis, les façades d’immeuble, les spectacles, et bientôt l’école ou les hôpitaux), le rôle du « créatif » est d’intégrer l’opposition qui se fait jour pour mieux épouser « l’air du temps ». En 1999, McDonald’s n’avait pas procédé autrement après les dommages subis par un de ses restaurants à Millau et devant l’émergence du mouvement anti-mondialisation conduit par José Bové : la multinationale s’était alors empressée de donner des gages de bonne volonté culturelle dans ses publicités en tournant en dérision la figure du yankee et en enracinant ses produits dans notre terroir provençal. Mais pour comprendre l’idéologie que véhiculent les dixhuit millions d’insertions publicitaires délivrées par les médias français en 2000, sans doute faut-il s’interroger sur la nature des discours. Pour la plupart, il s’agit de messages anodins qui seraient inoffensifs s’ils ne s’intégraient dans une logique de la manipulation. Car comme l’a expliqué M. John Kenneth Galbraith, dans toute société où la productivité est virtuellement illimitée c’est là le résultat de l’automatisation industrielle -, le contrôle de l’appareil de production compte moins que la maîtrise de la demande de consommation. La publicité joue donc ce rôle essentiel de modeler les besoins et les attentes des individus en fonction de la demande économique. Aussi sommes-nous entrés dans ce nouvel âge du capitalisme que M. Galbraith appelle la « filière inversée (4) » : ce n’est plus le consommateur qui commande le rythme de la production par ses dépenses, mais le producteur qui orchestre le désir de consommation pour produire. D’où le sentiment commun que la publicité crée des besoins inutiles dont les premières victimes sont les personnes les moins éduquées et les plus vulnérables sociologiquement. L’année 2000, qui a vu France Télécom devenir le premier annonceur de France, est en cela édifiante : du portable au fournisseur d’accès à Internet, en passant par toute une floraison de jeunes pousses (« start-up »), nombreux sont les produits et les services qui ne doivent leur existence qu’aux milliards de francs investis dans les grands médias. Le symbole publicitaire de cette idéologie fut sans doute la campagne du site Selftrade, montrant un marteau et une faucille en or sertis de diamants pour inciter le petit actionnaire novice à spéculer en Bourse. Il n’est plus nécessaire à un produit d’être consommé pour qu’on le produise : la fabrication du désir de consommation peut déterminer à lui seul l’activité de l’entreprise. Au bout du compte, la publicité s’autosuffit, puisqu’elle nous vend un bien dont la production dépend moins des revenus qu’il génère que du système de croyances sur lequel repose son économie. Signe de ce retournement de valeurs : Bouygues Télécom a fait l’an dernier la promotion d’un forfait « spot » qui offre de la téléphonie mobile gratuite à ceux qui ne peuvent pas se la payer... à condition qu’ils acceptent que leurs appels soient régulièrement entrecoupés de messages publicitaires. La publicité mensongère est assurément interdite. Mais elle devenue déconnectée de l’objet qu’elle prétend nous vendre. Toute sortie d’un nouveau produit est d’ailleurs l’occasion d’une

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mise en scène destinée à créer l’événement, à favoriser l’identification à une marque. En anglais, la marque (brand) se retrouve dans le verbe « to brand », qui signifie « marquer au fer rouge ». Du reste, l’efficacité d’une publicité ne se mesure pas aux ventes qu’elle génère mais aux scores d’impact et de reconnaissance qu’elle obtient auprès d’instituts de sondage. Techniquement, il serait possible de mesurer l’incidence des dépenses publicitaires sur la consommation à la sortie des caisses. Mais cela n’intéresse pas vraiment les annonceurs. Ils préfèrent se fier à leurs stratégies de communication plutôt que de se confronter à la sanction du marché. Leurs publicités sont moins destinées à vendre qu’à favoriser la transmission d’une idéologie commerciale dont la marque est l’étendard. Les campagnes dites institutionnelles ont d’ailleurs pour objet de nous vendre un état d’esprit plutôt qu’une marchandise. Les slogans font alors office de signes de reconnaissance et leur répétition finit par propager le prêt-à-penser dont se nourrit notre inconscient collectif. C’est le « Just do it » de Nike, ou le « solutions pour une petite planète » d’IBM. Frédéric Beigbeder cite ce propos de Goebbels : « La propagande cesse d’être efficace à l’instant où sa présence devient visible. » En créant un besoin primaire d’identification à un stéréotype culturel, la « pub » parvient à remodeler la réalité sociale selon une vision fantasmatique de la société. Les jeunes au chômage dans une banlieue sinistrée relaient une guerre de tribus entre Nike et Reebok. Autrement dit, ce ne sont plus les « créatifs » qui partent du réel pour donner une illusion de réalité mais les « cibles » elles-mêmes qui imitent la pub, ses slogans, ses signes pour exister. En ce sens, la publicité représente une industrie de transformation de la conscience sociale. Le cas d’IBM est révélateur : ses campagnes ne cessent de nous chanter les vertus d’un village planétaire où les différences culturelles et sociales n’existeraient plus. « IBM Global Services. Des gens qui pensent. Des gens qui agissent », dit la signature publicitaire. Derrière l’apparente bonhomie de ces spots où femmes et hommes de la planète sont reliés entre eux, au travail ou à domicile, sans distinction hiérarchique, c’est la fin du salariat, l’apologie de la flexibilité et le nivellement des cultures qui se jouent. De son côté, Vediorbis présente une vision idyllique du travail temporaire : le chauffagiste, montré chez lui avec un bébé dans les bras, apparaît conforté dans sa vie de famille. Les sociologues savent pourtant que le recours à cette forme de sous-traitance fragilise l’individu et dans son travail et dans son foyer. Loi du silence En juillet 2000, la campagne pour l’introduction en Bourse du géant militaro-aéronautique EADS ne comportait, à la télévision, aucune référence à l’activité militaire de ce consortium. Et pourtant, l’entreprise fabrique missiles et hélicoptères de combat, en tirant une bonne part de ses profits. Inutile, en tout cas, de se fier au Bureau de vérification de la publicité (BVP), organisme émanant des annonceurs, pour inciter la profession à s’autoréguler. Les « créatifs », qui se disent en avance sur leur époque et disposés à briser quantité de « tabous », sont d’une frilosité exemplaire quand il s’agit de la véritable loi du silence qui les concerne : l’impossibilité de s’attaquer aux fondements de l’idéologie mar-

chande. A l’inverse, le tabou du sexe est à l’honneur depuis que les agences de publicité ont établi la corrélation entre désir sexuel et pulsion d’achat. En octobre 1999, le BVP, où dominent les intérêts des gros annonceurs américains (Procter & Gamble, Ford, Coca-Cola...), avait refusé une campagne d’Amnesty International contre les violations des droits humains aux Etats-Unis, sous le prétexte inédit que cela nuisait aux « bonnes relations entre Etats ». Pourtant, en raison de l’attachement des Etats-Unis à la notion de liberté d’expression, la campagne n’aurait sans doute pas pu être interdite chez eux. Mais, en France, le discours publicitaire est étroitement surveillé. L’association Casseurs de pub, qui voulait promouvoir la Journée sans achat en novembre 1999, a pu le vérifier à ses dépens. Son spot de trente secondes, financé par des militants pour une diffusion à une heure tardive sur France 3, a été proscrit au motif qu’il ne délivrait pas un message d’intérêt général. « On peut s’acharner sur les politiques mais dès qu’on s’attaque aux multinationales, tout le monde tremble », dénonce Raul Anvélaut, ancien salarié de Publicis, responsable du Comité des créatifs contre la publicité (CCCP). Dans les grands médias, toute forme de résistance à la publicité semble vouée à l’échec. Du même coup, on ne compte plus les agressions de cette industrie : la femme-objet est presque consubstantielle au discours des annonceurs ; la sous-représentation des Noirs, Beurs ou Asiatiques y est plus forte que dans n’importe quel autre genre télévisuel (5). Quant à l’enfant, pour lequel Nestlé et Colgate fabriquent déjà des « kits pédagogiques » dans les écoles, il sera demain la nouvelle victime d’un système néo-esclavagiste (ne s’agit-il pas de « marquer au fer rouge » ?), au prétexte qu’il a un pouvoir prescripteur sur la moitié des produits nouveaux dans les foyers et que, adulte, il continuera à acheter les deux tiers de ce qu’il consomme chez ses parents. Faut-il alors, comme Frédéric Beigbeder, se contenter de tuer en rêve le retraité de Floride, dont les fonds de pensions américains dominent le capital des multinationales ? Marie Bénilde (1) Frédéric Beigbeder, 99 francs, Grasset, Paris, 2000. (2) Stratégies, Paris, 16 février 2001. (3) Frédéric Beigbeder, op. cit. (4) John Kenneth Galbraith, Le Nouvel Etat industriel, Gallimard, Paris, 1967, et L’Ere de l’opulence, Calmann-Lévy, Paris, 1961. (5) Lire « Tasca veut une télé black-jaune-beur », CB News, Paris, 29 mai-4 juin 2000. Selon une étude récente du Conseil supérieur de l’audiovisuel, ils ne seraient présents que dans 18 % des spots, pour la plupart d’origine américaine.

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Bouche à oreille Rien n’a été laissé au hasard dans le branding (« marquage ») des quartiers pauvres. Les grandes étiquettes de disques comme BMG envoient désormais des « équipes de rues », composées de jeunes blacks urbains, parler d’albums hip-hop dans leurs communautés et poser affiches et autocollants, tels des guérilleros. La Steven Rifkind Company, établie à Los Angeles, se targue d’être une firme de marketing « spécialisée dans l’élaboration du bouche à oreille en zones urbaines et dans les quartiers pauvres ». Nike est à ce point déterminée à emprunter le style, la pose affectée et l’imagerie de la jeunesse black urbaine que la société a créé son propre terme pour désigner cette pratique : le bro-ing. Cette expression vient du fait que, lorsque les spécialistes du marketing et les concepteurs de Nike apportent leurs prototypes dans les quartiers pauvres de New York, Philadelphie ou Chicago, ils disent « Eh, bro [frère], regarde-moi les baskets », pour jauger la réaction aux nouveaux styles et pour lancer la rumeur. Dans une entrevue avec le journaliste Josh Feit, le concepteur Aaron Cooper, de Nike, décrivait sa conversion au bro-ing à Harlem : « On est allés au terrain de jeu et on a largué les chaussures. C’est incroyable. Les jeunes perdent la boule. C’est là qu’on réalise l’importance de Nike. Les jeunes vous disent que Nike occupe la première place dans leur vie - la deuxième va à leur copine. » Nike a même réussi à « brander » les terrains de basket-ball. (...) PLAY (Participate in the Lives of Youth - participez à la vie des jeunes), son aile philanthropique, sponsorise les programmes sportifs des quartiers pauvres en échange d’une grande visibilité. (...) Dans des zones plus aisées de la ville, cela s’appellerait une annonce et l’espace coûterait quelque chose, mais, dans ces quartiers-là, Nike ne paie rien et comptabilise les frais sous la rubrique charité (1). (1) Ce passage est extrait de l’ouvrage de Naomi Klein, No Logo. La tyrannie des marques, à paraître le 10 mai aux éditions Lemeac/Actes Sud (Arles).

De l’organisation de la résistance Par François Brune

Auteur du Bonheur conforme (Gallimard, 1985) et de De l’idéologie, aujourd’hui (Parangon, 2004, édition revue et augmentée en septembre 2005).

LA résistance s’organise. Comment pourrait-il en être autrement ? Tout responsable qui a le sens de l’intérêt public, tout journaliste qui désire réellement informer, tout éducateur qui veut développer les consciences, tout humaniste qui tente de promouvoir la dignité des personnes, tout militant qui travaille à l’émancipation des peuples ou simplement à la sauvegarde de la citoyenneté, tous trouvent sur leur route l’obstacle de la publicité. Ces deux dernières décennies ont donné lieu à nombre de protestations individuelles ou catégorielles, trop éparses sans doute pour freiner le vaste système économico-médiatique qui nous enserre (lire encadré), mais dont la multiplication a préparé la résistance collective qui émerge. L’opposition du public s’est toujours manifestée, isolément, par les indignations qui paraissent dans le courrier des lecteurs des journaux et revues. Filtrées, certes. Récupérées, il va de soi. Mais bien présentes, et ne manquant pas, souvent, de provoquer les réponses embarrassées des « supports » mis en cause (1). Les graffitis sur les panneaux, les affiches déchirées ou « taguées » sont d’autres formes de révolte isolée qui, pour être « illégales », n’en demeurent pas moins des réponses légitimes dans la mesure où les citoyens, qui paient des impôts pour jouir d’un espace public sain, n’ont souvent plus d’autre moyen, pour défendre leur paysage, que de barbouiller les ignobles surgissements de la pollution publicitaire (2). Les associations de consommateurs, de façon plus systématique, se trouvent régulièrement amenées à dénoncer les dérives de la publicité. Il n’est guère de numéro de leurs revues qui n’épingle les mensonges de telle ou telle campagne, ou la désinformation sur les produits (leur composition, leurs dangers, etc.). Mais, focalisée sur le produit, sur le meilleur rapport qualité-prix, la protestation consumériste reste souvent prisonnière de l’idéologie de la consommation. Elle demeure pourtant un contre-pouvoir indispensable montrant, jour après jour, les manipulations dont nous sommes l’objet, les détournements de la loi et le cynisme des marchands. Attaquer le système Autre forme de riposte : celle des professionnels de la santé qui s’insurgent, depuis quinze ans, contre la nocivité du conditionnement publicitaire. Ils ont eu à déplorer l’abus de sucreries chez les enfants, l’obésité en nette progression chez les plus jeunes, les multiples ravages de l’alcoolisme et du tabagisme à tous les niveaux, sans parler des accidents de la route favorisés par le culte automobile. Ils ont eu à affronter les menées du lobby des annonceurs, lors de la loi Evin. Ils ont dû exhorter les pouvoirs

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publics à ne pas démissionner devant l’impérialisme publicitaire. Et ils ont souvent échoué en raison de la lâcheté des politiques (3)... Les féministes, de leur côté, ont été et sont restées en première ligne dans ce combat. Leur résistance s’est notamment manifestée à l’occasion de la loi Roudy, dont certains articles prévoyaient la possibilité d’attaquer juridiquement les responsables de publicités sexistes. La coalition des intérêts économiques et médiatiques fit alors échouer cet aspect du projet (4). Depuis, la lutte s’est poursuivie à travers diverses associations, dont les récentes Chiennes de garde et La Meute (5). Et un certain nombre de militantes ont compris qu’il est vain de dénoncer les représentations dégradantes de la femme dans certaines publicités si l’on ne s’attaque pas radicalement au système publicitaire, dont la logique est d’instrumentaliser tout être et tous les êtres à des fins commerciales (la femme, certes, mais aussi l’homme, l’enfant, le vieillard, etc.). D’autres autorités « morales » ou institutionnelles font entendre de temps à autre leurs voix indignées devant la perte ou la profanation des « valeurs », liées au dévergondage publicitaire. Ces utiles dénonciations détonnent dans le champ médiatique. Mais elles sont souvent grevées par les ambiguïtés des protestataires. On a pu ainsi se sentir gêné par les foudres antipublicitaires du commandant Cousteau, lequel, par ailleurs, usait de la publicité pour développer sa fondation et son image. De même, les souffrances publiquement attestées du cardinal Lustiger devant certaines présentations cinématographiques du Christ n’ont pu faire oublier les paroles du Vatican légitimant le système publicitaire par l’exemple du Sauveur : « Jésus lui-même a fait de la publicité (6). » Plus constantes, plus efficaces ont été les positions des militants de l’écologie, confrontés à la pollution publicitaire qui défigure les paysages quotidiens ou dégrade la vie de la ville en une foire aux signaux. C’est ainsi que l’association Paysages de France, depuis une dizaine d’années, a abouti par un travail obstiné à un certain nombre de victoires locales, non sans faire ressortir aux yeux de tous le vandalisme du pouvoir économique, les insuffisances de la loi et la frilosité - voire les compromissions - des représentants de l’autorité publique (7). La lutte contre les méfaits environnementaux de la publicité ne se limite d’ailleurs pas à la présence obstruante des enseignes et panneaux : les écologistes dénoncent, plus gravement, l’idéologie publicitaire en tant que telle, puisque, en exaltant partout le modèle occidental de surconsommation (l’american way of life), elle encourage et masque le pillage des ressources de la planète, la destruction des espaces verts, la production de l’effet de serre (8). Toutes ces ripostes partielles, surgies au gré des événements, n’ont évidemment pas suffi. Il fallait que se créent des associations attaquant frontalement l’impérialisme publicitaire dans tous ses états et dans tous ses dégâts. Après Le Publiphobe, en 1990, ce fut le cas, en 1992, de Résistance à l’agression publicitaire (RAP) (9). Malgré le soutien de personnalités connues, ce regroupement d’irréductibles mit un certain temps à se faire reconnaître. RAP apparaît maintenant, dans le champ social, comme un roc salutaire auquel peuvent s’accrocher les citoyens conscients de la manipulation publicitaire et qui refusent l’op-

pression des faux bonheurs de la « consommation ». En 1999, ce fut au tour de publicitaires, écoeurés par le mercantilisme et par le faux prestige de leur « art », d’abandonner leur cléricature pour dénoncer le veau d’or qu’ils avaient adoré. Le Comité des créatifs contre la publicité (CCCP) intervint par un coup d’éclat dans le ronron médiatique, en lançant la revue Casseurs de pub, malgré la censure du milieu professionnel (10). Les liens qui se sont créés entre Paysages de France, RAP et le CCCP, aussi limités que soient leurs moyens d’action, permettent d’espérer une extension de la résistance. Contre la masse médiatique du Goliath publicitaire, la fronde des antipub est née. Mais il ne faut pas sous-estimer les pièges susceptibles de rendre inopérant ce mouvement naissant. Trois types de difficultés attendent les résistants. D’abord l’inégalité de pouvoir entre les citoyens et le système qui les asservit : d’un côté, des individus, même regroupés, qui sont avant tout occupés par l’importante tâche de vivre et ne peuvent donc lutter que sporadiquement ; de l’autre, il y a un ensemble de professionnels de l’aliénation, qui font de ce travail leur métier à temps plein et disposent pour conditionner la foule d’armes psychologiques (utilisation de la psychanalyse), neurosensorielles, sociologiques (sondages) et sémiologiques (techniques de communication). En outre, les oppresseurs usent d’une stratégie de débordement : pendant que je m’insurge contre le panneau qui obstrue ma rue, un spot télévisé enfonce dans le crâne de mon fils la dernière marque qu’il va devoir exhiber ; pendant que je peste contre l’envahissement de ma boîte aux lettres, des légions d’adolescents plébiscitent le portable gratuit avec conversations entrecoupées de spots... Le deuxième problème est celui des divers niveaux de résistance qu’il faut pratiquer simultanément. L’oppression publicitaire est multidimensionnelle. Le risque serait de croire, en marquant des points sur un certain plan, qu’on est à l’abri des autres. Or la violence publicitaire doit être contrée simultanément (11) : . au plan économique, faire barrage inlassablement au conditionnement à l’achat (12), aux pulsions d’appropriation, aux mimétismes de l’identité par la marque, tout ce que flatte la publicité, notamment chez les jeunes ; . au plan environnemental (et mental !), démystifier l’idéologie propre à la société de consommation, le fétichisme de l’objet, les temples du culte (les foires-fêtes des centres commerciaux), les produits lancés comme des événements, qui prescrivent le devoir de consommer comme rite d’intégration à l’époque, dans une sorte de fuite en avant qui veut ignorer les grandes misères du tiers-monde et les menaces sur la biosphère ; . au plan culturel-symbolique, dénoncer les stéréotypes récurrents que véhiculent les affiches et les spots, les modes de bonheur convenus, les schémas de désir aliénants, les formes de pensée-réflexe et, pour finir, ce fameux « style de communication » qui ne cesse d’instrumentaliser ou de récupérer le symbolique pour mieux vendre, en prétextant que c’est cela l’art de notre temps ! En particulier, depuis que la publicité a pastiché le registre libertaire, il y aurait danger pour les militants d’exprimer leur

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combat dans un langage si proche du « style-pub » qu’ils honoreraient, en l’imitant, l’adversaire qu’ils désirent terrasser. Dernier piège, et non des moindres : comment faire connaître, pour l’amplifier, le combat antipublicitaire ? A travers des médias, hélas ! Or la vision médiatique du monde est tellement imprégnée d’idéologie publicitaire qu’elle risque de dénaturer la révolte antipublicitaire dans la manière même (événementielle) dont elle s’en fait l’écho. Médias et publicité, en effet, se liguent pour cultiver, au coeur de l’être humain moderne, une même « pulsion consommatrice » qui conduit les gens à « tout avaler », qu’il s’agisse d’événements, de spectacles, de marques, de produits, de « stars » ou d’images d’eux-mêmes, au point d’avoir besoin chaque jour de renouveler cette « consommation ». Dans cette logique, on comprend que les médias cherchent aussi, de temps à autre, à divulguer de la protestation antipub (des publiphobes de service, si possibles originaux et « archaïques »), laquelle est désamorcée en même temps que « consommée », avec le reste de l’actualité, sans vraiment déranger l’ordre économico-commercial. Cela « vaccine » même le grand public contre sa propre humeur critique. La contestation antipub s’inscrit alors comme épisode rituel dans la vaste « culture-pub » qui rythme les médias. La meute des publiphobes aboie, la caravane publicitaire passe, tout le monde s’exprime (nous sommes en démocratie, n’est-ce pas ?), et le tour est joué. Traquer les connivences DÈS lors, il est risqué pour les rebelles de faire entendre leur dissonance dans cette symphonie audiovisuelle. Et illusoire de croire avoir enfin « agi » parce qu’on leur a permis, sur un strapontin médiatique, de mettre en cause le trône publicitaire... Ces remarques ne visent pas à démobiliser, mais à conférer sa pleine dimension à un engagement qui ne serait pas efficace sans la conscience de ses limites. Une action isolée n’a de sens que si elle s’articule sur une stratégie d’ensemble ; la dénonciation du système reste incomplète si l’on ne traque pas, au fond de soi, les connivences qu’il entretient avec notre psychisme normalisé ; il serait vain de pourfendre l’idéologie de la consommation si notre rapport au monde restait de l’ordre de l’appropriationassouvissement. Toutes les formes de la lutte (huer les publicités dans les salles de cinéma, distribuer des bons de non-achat à l’entrée des grands magasins pendant les fêtes, barbouiller les affiches, renvoyer à l’expéditeur les publicités encombrant les boîtes aux lettres, etc.) sont recevables. A condition de s’inscrire dans un mouvement collectif dénonçant, simultanément, les finalités du système libéral, les multiples connivences que celui-ci tisse avec le monde journalistique, l’enfermement de nos vies dans l’optique unidimensionnelle de la production-consommation, l’uniformisation culturelle et économique de la planète, et les agissements des hommes ou des appareils de pouvoir qui ne cessent de dépolitiser les citoyens pour mieux les soumettre. Sinon, autant s’abstenir.

daction devait se prononcer sur chaque image, elle entrerait en conflit permanent avec les annonceurs et finirait par sortir de son rôle » (18 décembre 2000). (2) Dans Le Publiphobe n° 53, Yvan Gradis justifie la légitimité de ces actions face à des pouvoirs publics qui répugnent à faire appliquer la loi (texte disponible 56 bis, rue Escudier, 92100 Boulogne-Billancourt). (3) On peut renvoyer, sur ce point, aux campagnes contre le « parrainage sportif » subtilement organisé par des producteurs d’alcool, contre le tabagisme favorisé par d’énormes investissements publicitaires, contre le culte de la vitesse célébré par les publicités automobiles. (4) Voir l’article de Simone de Beauvoir, « La femme, la pub et la haine », Le Monde du 4 mai 1983. (5) Fondées par Florence Montreynaud (12, rue Elzévir, 75003 Paris). (6) Lire « Le Vatican absout la publicité », Le Monde diplomatique, avril I997. (7) Paysages de France a remporté deux victoires significatives contre la prolifération de panneaux publicitaires (Paysages de France, MNEI, 5, place Bir-Hakeim, 38000 Grenoble, tél. : 0476-03-23-75). (8) Lire « L’Annonce faite au tiers-monde » (Le Monde diplomatique, mai 1988), et le n° 2 de la revue L’Ecologiste sur la crise climatique (25, rue de Fécamp, 75012 Paris). Sans oublier le mot d’ordre de la Journée sans achat : « Faites un geste pour la Terre : arrêtez d’acheter ». (9) RAP, 53, rue Jean-Moulin, 94300 Vincennes, tél. : 01-43-2839-21. L’Association publie la revue Rap-Echos. (10) CCCP et Casseurs de pub, 11, place Croix-Pâquet, 69001 Lyon, tél. : 04-78-39-93-32. Casseurs de pub paraît en novembre, à l’occasion de la Journée sans achats lancée par la Media Foundation (qui édite la revue canadienne Adbusters). En 1999, le film accompagnant cette action, qui devait passer parmi les spots télévisés au tarif normal, fut refusé par les chaînes. Le CCCP et RAP ont un même site Internet : www.antipub.net. (11) Lire François Brune, « Violences de l’idéologie publicitaire », Le Monde diplomatique, août 1995. (12) Lire François Mazoyer, « Consommateurs sous influence », Le Monde diplomatique, décembre 2000.

François Brune (1) A des lecteurs indignés par une publicité sexiste parue dans ses colonnes, Le Monde, par exemple, se voit contraint d’avouer : « Une bonne partie de la publicité joue sur le corps féminin et les rapports ambigus entre les sexes. Si la direction de la réMai 2001 Le Monde Diplomatique DOSSIER : LA PIEUVRE PUBLICITAIRE p. 14


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