NOVO 60

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Directeurs de la publication et de la rédaction : Bruno Chibane & Philippe Schweyer Rédacteur en chef : Philippe Schweyer ps@mediapop.fr 06 22 44 68 67 Secrétaire de rédaction : Aude Ziegelmeyer Relecture : Cécile Becker Direction artistique : Starlight Ont participé à ce numéro : RÉDACTEURS Florence Andoka, Nathalie Bach, Cécile Becker, Nicolas Bézard, Valérie Bisson, Benjamin Bottemer, Caroline Châtelet, Lucie Chevron, Nicolas Comment, Coralie Donas, Sylvia Dubost, Christophe Fourvel, Alice Marquaille, Guillaume Malvoisin, Mylène Mistre Schaal, Aurélie Vautrin, Clément Willer, Aude Ziegelmeyer.

PHOTOGRAPHES ET ILLUSTRATEURS Vincent Arbelet, Pascal Bastien, Nicolas Bézard, Sébastien Bozon, Nicolas Comment, Richard Dumas, Romain Gamba, Renaud Monfourny, Arno Paul, Bernard Plossu, JC Polien, Olivier Roller, Dorian Rollin, Christophe Urbain, Nicolas Waltefaugle.

COUVERTURE Starlight IMPRIMEUR Estimprim – PubliVal Conseils Dépôt légal : juin 2021 ISSN : 1969-9514 – © Novo 2021 Le contenu des articles n’engage que leurs auteurs. Les manuscrits et documents publiés ne sont pas renvoyés. CE MAGAZINE EST ÉDITÉ PAR CHICMEDIAS & MÉDIAPOP CHICMEDIAS 37 rue du Fossé des Treize / 67000 Strasbourg Sarl au capital de 47 057 € – Siret 509 169 280 00047 Direction : Bruno Chibane bruno.chibane@chicmedias.com — 06 08 07 99 45 Responsable administratif : Gwenaëlle Lecointe administration@chicmedias.com — 03 67 08 20 87 MÉDIAPOP 12 quai d’Isly / 68100 Mulhouse Sarl au capital de 1000 € – Siret 507 961 001 00017 Direction : Philippe Schweyer ps@mediapop.fr – 06 22 44 68 67 www.mediapop.fr ABONNEMENT Novo est gratuit, mais vous pouvez vous abonner pour le recevoir où vous voulez. ABONNEMENT France : 5 numéros — 30 € Hors France : 5 numéros — 50 € DIFFUSION Contactez-nous pour diffuser Novo auprès de votre public. WWW.NOVOMAG.FR

ÉDITO 5 HOMMAGE À MATTHIEU MESSAGIER PAR SES AMIS 6-13

Malek Abbou 6, Michel Collet 7, Louis Ucciani 7, Barbara Puthomme 8, Nicolas Sornaga 9, Christophe Fourvel 10, Alexandre Rolla 11, Jean-Pierre Cretin 11

FOCUS 15-54

La sélection des spectacles, festivals et inaugurations

CARTE BLANCHE AUX RÉDACTEURS (1/2) 59-92

Bernard Plossu 60-67, Tristram 68-75, Frédérique Cosnier 76-77, Diane Scott 78-83, Cascadeur 84-87, Jaimie Branche 88-89, Leïla Martial 90-92

CARTE BLANCHE AUX PHOTOGRAPHES 93-105

Vincent Arbelet 94, Pascal Bastien 95, Sébastien Bozon 96, Richard Dumas 97, Romain Gamba 98, Renaud Monfourny 99, Arno Paul 100, Jean-Christophe Polien 101, Olivier Roller 102, Dorian Rollin 103, Christophe Urbain 104, Nicolas Waltefaugle 105

CARTE BLANCHE AUX RÉDACTEURS (2/2) 107-140

Jean-Jacques Schuhl 108-115, Êtres vivants 116-117, Monstre 118-123, It 124-130, Comme on nous parle 131-133, Le soleil s’est noyé 134-135, Les territoires de l’eau 136-137, Valentin Pierrot 138-140

IN SITUS 143-157

Les expositions de l’été

SELECTA Livres 158 Disques 160

ÉPILOGUE 162



QUELQUE CHOSE DE PERSONNEL

Par Philippe Schweyer

Mon garagiste m’attendait, la nuque offerte aux premiers rayons du soleil de la journée, les meilleurs pour la santé. J’avais l’impression que ma voiture avait mal vécu le confinement et je voulais en avoir le cœur net. À la radio, Nino Ferrer chantait comme chaque été : On dirait le Sud / Le temps dure longtemps / Et la vie sûrement / Plus d’un million d’années / Et toujours en été… Un peu plus et je me mettais à chialer. Alors que j’attendais la fin de la chanson, mon garagiste a commencé à m’examiner avec ses yeux perçants. Il aurait fait un très bon médecin : « On dirait que tu n’as pas dormi. - J’ai rêvé que Leonard Cohen me donnait un cours de guitare. - T’as dû boire trop de tisane. - Il voulait m’apprendre des accords compliqués, mais j’avais mal aux doigts. - Mon pauvre, tu commences à avoir de l’arthrose même dans tes rêves. - J’étais si triste de ne pas y arriver que j’ai jeté ma guitare par la fenêtre. J’étais prêt à sauter pour la rattraper, mais il m’en a empêché. - C’était quoi comme guitare ? - Je ne sais plus. Une petite guitare rouge… Après ça, il a voulu que je lui écrive une chanson. - En français ? - Oui quelque chose de personnel… Je lui ai raconté qu’en allant à l’hôpital pour une prise de sang, j’étais tombé sur mon expert-comptable qui venait de faire un infarctus à cause du stress, puis sur un vieil ami qui n’avait plus de veine pour se faire piquer. - Ça lui a plu ? - Il m’a dit que ça faisait trop d’infos pour une chanson, mais que j’avais de quoi écrire une petite nouvelle sur la vie qui part en sucette et les amis qui tombent en miettes.

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- Tu aurais pu lui écrire un truc sur un homme désespéré en manque de musées. - Finalement, il m’a demandé de lui écrire une chanson sur une femme sublime en manque de théâtre, qui ne sait pas si elle doit se faire vacciner ou pas, qui ne sait pas si elle doit rester avec l’homme qu’elle aime ou pas, qui ne sait pas si elle doit aller voter ou pas, qui ne sait pas si elle doit croire en Dieu ou pas… - Il y a de quoi écrire un bon roman. Il avait son chapeau ? - C’était Leonard Cohen, mais comme il avait un masque je ne voyais pas sa bouche. - Et sa voix ? - Je te dis que c’était Leonard Cohen. - Tu te souviens des accords ? - Non, mais j’ai encore mal aux doigts. » Mon ami garagiste a mis une pièce dans la machine à café et m’a tendu un gobelet brûlant tout ramolli. Je n’ai pas osé lui demander du sucre. Je savais qu’il avait une théorie sur le sucre et je n’avais pas envie de la connaître. J’ai bu mon café pendant qu’il faisait le tour de ma voiture. Le bas de caisse était un vrai gruyère, le moteur perdait de l’huile, les pneus étaient lisses et les freins complètement rouillés à force d’immobilité. Je n’avais pas de quoi payer les réparations. Mon garagiste s’est tourné vers moi : « À quoi tu penses ? - À un type qui n’en peut plus du confinement, des masques et du télétravail. Il décide de partir voir la mer, mais sa voiture le lâche. Tout ce qu’il peut faire pour ne pas devenir dingue, c’est écrire une chanson. - Une chanson de hippie ? - Plutôt un blues hyper violent. »


Photo : Michel Collet

matthieu messagier POÈTE ET AMI Matthieu Messagier nous a quittés le 1er juin, mais sa poésie n’a pas fini de bourgeonner. Encore sous le choc, quelques-uns de ses amis les plus proches se confient pour un premier hommage.

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L’ami visionnaire Par Malek Abbou

Nous sommes quelques-uns à tenter de contenir la douleur et le séisme intérieur que représente la disparition de Matthieu Messagier. Celles et ceux qui l’ont côtoyé se souviendront de la douceur de son accueil, de la prévenance chaleureuse qui régnait chez lui une fois passée la porte du moulin ; une porte basse qui engage aimablement à l’humilité, demandant à ce que l’on s’incline légèrement pour entrer. Ses amis garderont le souvenir de la sympathie télépathe que cet homme prévenant faisait consister autour de lui, en toutes saisons, dans les artères de l’automne comme sous


la caresse ourlée d’un bel après-midi de printemps. La poésie que nous lègue Matthieu Messagier révèle un comble d’être que le poète pouvait réunir à l’autodérision, à l’ironie fine, à la mélancolie harassée, et tout cela, mordant de légèreté, cheminait dans une désinvolture incalculée avec la consignation objective de délicieux désennuis, de sommets d’allégresse, d’expériences béatifiques concrètes, immédiates qui venaient couronner sa royauté sensible sur la langue. S’il fallait dire ici un éblouissement parmi ceux dont Matthieu Messagier a le secret, assister à la naissance de l’un de ses poèmes me fut une expérience bouleversante. Un jour de l’été 2009, c’est une révélation de voir le poème s’inscrire sur la page comme la sève monte aux plantes. Sans à-coups, ni tâtonnements, sous la plume de Matthieu, vers après vers, strophe après strophe, le poème non prémédité restaurait l’à vif d’une sensation ineffable. Calmement, il cristallisait la vibration d’une journée entière sur la foi d’un détail. Un peu plus tard, le poète m’ouvrait ses manuscrits, dans leurs pages couvertes de poèmes tracés au stylo-plume, ni ratures, ni biffures, aucune marque apparente de repentir ou d’hésitation. Les poèmes vibraient là comme autant d’astres à leur place, nés d’un jet unique touché par la grâce d’une conduction limpide et fluide entre la réception nerveuse de l’illumination et sa dépose dans l’encre. L’extrême attention au monde, l’état osmotique élémentaire par lesquels Matthieu Messagier restituait sans effort la quintessence d’un grand matin simple ou le solde indicible des conversations de l’herbe, pour moi relèvera toujours de l’enchantement. Ce full-contact poétique chez Matthieu engageait une manière d’être qui justifiait la vie et la poésie l’une par l’autre, toutes deux indissolublement liées au quotidien. Le quotidien de nos conversations pouvait rouler sur les vernis à ongles d’Amy Winehouse, sur l’odeur crue d’une chanterelle grise, sur les coups tordus de Joey, Marky et Dee-Dee, les trois cafards de chez Oggy le chat bleu, sur la formule merveilleusement navrée de Vincent Van Gogh se plaignant dans une lettre à Théo d’avoir fait les étoiles trop grandes, sur les éditions légendaires de la course Milan-San Remo, sur tout ce que les Sex Pistols doivent aux New York Dolls comme sur la beauté des pavots de l’Himalaya et celle des Visions de Cody. Ces instants partagés, comme nos séances de travail, comme les conseils radieusement simples et justes de Matthieu, avec ses poèmes et les soleils de la vie en Trêlles forment le trésor de bontés d’un merveilleux ami qui embrassait toutes choses en majesté ; un ami pris dans l’étau d’une maladie impitoyable à laquelle il opposa son insolente souveraineté poétique au prix d’un combat de tous les jours ; un affrontement sans merci, une guerre de trente ans dont ses poèmes éclusaient la souffrance.

Un jeune éditeur éploré me rappelle ce vers extrait des Dernières poésies immédiates : « Il en est de la défaite de la vie (du corps) comme de la victoire des poèmes. » Le poète en-allé, reste la fascination posthume que ne manquera pas d’exercer sa poésie d’une portée universelle, une poésie dont Matthieu disait n’être que le passager clandestin.

Dernier extrait du Colloque de l’hôtel Suvretta Par Michel Collet

Matthieu Messagier – Oui, c’est assez simple, quand je parle de métamorphose, de transfiguration, il y a une part mystique que je ne nie pas, mais c’est vraiment… le matin on se lève et le soir on se couche… Michel C. - Entre la vie et l’art. Comme les araignées d’eau, nous patinons sur ce miroir, un peu au hasard. Et c’est toute une vie.

Jeudi 3 Par Louis Ucciani

Jeudi 3, hier mercredi, mardi avant-hier ; à la nuit, Thomas, son frère, m’appelle. Le numéro qui s’affiche ne me dit rien qui vaille : « Matthieu est mort. » Si peu de temps après Simon dont me reviennent les pleurs, de même au téléphone, un dimanche peut-être en 95 ou en 96. J’étais rentré après une fête à Lougres, Matthieu y était. Je me souviens qu’à quelques uns nous l’avions ramené au Moulin et mis au lit. C’était laborieux, nous avions tous bu, lui aussi. Ce coup de téléphone quelques heures après : « Matthieu va mourir ! » C’était il y a plus de 25 ans, Matthieu n’était pas mort, son petit frère non plus ni même ses parents. Aujourd’hui ce coup de fil de Thomas ; Matthieu est mort, ce midi dans l’ambulance qui l’amenait à l’hôpital. Il n’y aura pas de cérémonie, pas de pasteur, une crémation, cendres dispersées à Trêlles. Peut-être le 4 juillet une réunion festive au Moulin. Matthieu est mort, Thomas me demande de prévenir les amis communs. Je me sens comme vidé de tout sentiment. J’essaie dérision et humour et me dis qu’il ne voulait pas voir la nouvelle équipe de France à la flamboyante attaque qui joue demain, ou le prochain tour de Bernal, étrangement nous n’avons pas échangé sur le Giro. Roland-Garros ? En tout cas, c’est autour de 7


Borg que se fit notre première rencontre à Trêlles, là où nous avons fait le film La Question oubliée, il y avait déjà, je crois cette magnifique toile de Simon, au mur, au-dessus du lit, une tribu, une famille primitive… il y avait ces objets sur lesquels j’avais commandé à la caméra, plus tard, de se poser. Il y avait le début d’un ressourcement régulier qui allait se prolonger sur une quarantaine d’années, un long dialogue qui pouvait se faire les yeux fermés, le poète et le philosophe, bien sûr on en riait mais on tenait nos rôles. Du mien je ne peux que retenir que chaque virée à Trêlles, puis au Moulin était un choc où m’était réinsufflé une part de la puissance qui transitait par lui, se figeait dans ce corps qui tendait à l’immobile et sortait par ses mots. Ceux de l’oralité tout autres que ceux de l’écriture. Ces mots d’une sagesse archaïque d’où naissaient ceux de l’écriture pour lui-même mais aussi pour moi. Nous écrivions en parlant dans un dialogue à l’antique ininterrompu que nous prolongions souvent au téléphone. Je quittais cet homme rugueux et malade, revigoré et refondé. Aujourd’hui je ressens que je n’ai plus cette source qui soudain s’est tarie, vaincue par la maladie qu’il avait si dignement supportée et maîtrisée.

Lettre de la secrétaire au poète Par Barbara Puthomme

Secrétaire n’est pas mon métier, mais c’est en tant que telle que j’ai abordé la poésie de Matthieu. Manière singulière de lire que d’écrire. On parle de « saisie » d’un texte ; il s’agit bien de cela en effet. En même temps que je saisissais typographiquement les poèmes de Matthieu j’en saisissais le sens, le rythme et l’énergie. Mon approche des textes de Matthieu naît de cette confusion grisante entre la lecture et l’écriture. La confusion était telle que je me laissais emporter par le flux et devenais poétesse, c’est moi qui écrivais, j’oubliais d’où venaient les mots, j’oubliais Matthieu. D’une certaine manière Matthieu m’a appris à lire ; Matthieu m’a appris à lire d’une certaine façon. Aux origines de la langue, j’approchais en ce sens un peu de son intimité ; notre amitié est tout entière liée aux mots, dans la préhension de sa langue d’une part, dans les échanges épistolaires et les rituels mis en place d’autre part. La voix claire de Matthieu au téléphone voulait s’assurer que les précieux cahiers étaient arrivés à destination, ceux-ci toujours accompagnés d’une non moins précieuse lettre ou carte précisant quelques détails concernant la mise en page, le titre, la place dans le recueil, un chèque et parfois une pensée fulgurante comme il en avait le génie et que je conservais là aussi précieusement : « Barbara, c’est Matthieu ! Tu as bien reçu les cahiers ? » « Tu fais comme d’habitude, c’est parfait. » L’habitude, les rituels : la boite aux lettres, la découverte des cahiers (il en possédait une belle collection, des cadeaux qu’on lui avait faits), tous singuliers et la plupart agrémentés de dessins de sa main, les petits signes typographiques, des dollars $$$$ plutôt que des points d’interrogation, lorsque je butais ou hésitais sur un mot, la poste, chez l’imprimeur, reprendre une carte, choisir la couleur du bristol et faire relier les 7 exemplaires, les colis préparés avec l’adresse du Moulin, son Pays de Trêlles. Sur mon téléphone, j’ai recopié le 19 février 2021 un extrait d’un des derniers cahiers que Matthieu m’avait confiés, je le recopie ici à nouveau : « Avec ma mère la vie était plus belle que les rêves qu’elle en laisse ». Phrase lumineuse dont il cultivait le secret, aphorisme à la puissance et clairvoyance nietzschéenne. Tel un grand chaman, Matthieu savait convoquer la vie, les morts, la nature, les animaux et le cosmos.

Matthieu et Boulou (photo : Nicola Sornaga) 8


Sa mère était de plus en plus présente, et quand je dis que nous avions créé une forme d’intimité, c’est aussi de ceci que je parle, je pouvais suivre à travers sa poésie ce qui occupait son esprit et ses rêves. J’ai souvent pensé à Dead Man en voyant Matthieu, Matthieu tout à la fois Nobody et William Blake. Le même jour j’ai noté : « Mucize, film turc où on pleure, Last words, des idées cadeaux (charcuterie, mocassins bleus, chemise bleue marine) » N’est-ce pas cela la poésie de Matthieu, ce choc produit par la rencontre fortuite sur une table de dissection d’un parapluie et d’une machine à coudre, la rencontre de la physique et de la métaphysique ? Quelques-unes encore de ces autres formules que j’ai notées dans un cahier, ou qu’il m’a adressées lors de notre correspondance. Cette note tirée de l’émission radiophonique « Un aller-retour au pays de Trêlles » : « Le rêve j’y tiens beaucoup, mais je ne m’en sers pas. » Mais aussi ces lettres épinglées sur le mur de mon atelier, au côté d’une photographie de moi enfant courant dans le désert et une autre représentant des vaches : « Chère Barbara, voici Sous les tempes des vers abandonnés corrigé. Encore merci. Peuxtu m’en tirer quatre exemplaires avant le 20 mai ? Les printemps sont toujours cruels tant ils se consument sous le cinglant désenchantement. Je t’embrasse. À bientôt. matthieu (il tenait à la minuscule). » « Les temps sont flottants, mais c’est souvent de ces imprécisions générales que naissent des directions insoupçonnées, à la manière des vents … Amitiés et à bientôt. matthieu. » « Merci, Barbara, … Les jours pèsent plus … mais peut-être estce inversement proportionnel à la pensée des imaginaires … Je t’embrasse, à bientôt. matthieu. » Je terminerai par ce poème de Matthieu que j’ai toujours conservé sur le bureau de mon ordinateur. Prière pour un moucheron T’avoir trouvé pressé Entre des papiers Qui ne te valent pas T’avoir posé délicatement Sur l’herbe éclatante D’une pluie froide de mai

Cher Matthieu, On est le 3 juin, il est 10h, j’allume une bougie, courte flamme qui me rappelle néanmoins les vraies flambées bachelardiennes du Moulin. Deux pavots viennent d’éclore, les pétales encore froissés, à l’intérieur un chrysanthème blanc dans un vase explose, tandis que des pensées sont en train de mourir doucement, les fourmis s’affairent, j’écoute le bourdonnement des insectes. Il fait doux, humide, le ciel est nuageux. 11h : je pars nager.

The Most Wonderful Poet Par Nicola Sornaga

Le Roi Arthur des poètes a défait ses lacets plongeon du côté des dauphins du Wild Turkey et des libellules, là où tout est matière et impensé, le langage des anges bannit les sentiments personnels, plus insensés que sa disparition physique. Des montagnes russes aux monts d’Engadine Matthieu loin de toute parole d’évangile a mille fois chevauché les rhododendrons des glaciers de Val Roseg fondu dans les courants du lac champion olympique de Sève à la nage ou enfant dans la jungle de Trêlles indien Zuni sans le sable aux temps des cigares de la pluie et de l’oubli, maitre bodybuilder et de les nouveautés chef des pirates passé Général dans l’art de la douceur et de l’explosion (simultanée) où nature et animalité se retrouvent sur la même comète à l’abri des dualités et des indiscrétions une trainée de poudre le père noël aurait pu galoper comme un vieux djinn troué loin des effets de manche et des salons de coiffure lauréat du prix Buddy Holly et du matin doux près de la cheminée sur la colline, derrière le moulin

T’avoir serré dans mes bras Dans l’attente de te retrouver Matthieu disparaît, en voilà finie de ma carrière de secrétaire. C’était pourtant bien d’être sa secrétaire. 9


Photo : Michel Collet

La poésie, je l’ai empruntée à ma naissance et je la restituerai quand je partirai Par Christophe Fourvel

Face à la tristesse qu’éveille en nous la mort des gens que nous aimons, il y a ce foutu refrain de sagesse que la pensée nous chuchote entre deux averses : plutôt que de blâmer la perte d’un ami, il vaut mieux se réjouir de l’avoir connu. L’esprit parvient à s’en persuader ; l’âme, la mémoire, le reste du corps clignent des yeux face à ce petit rayon de lumière audacieuse et rechignent quelque peu à sourire. Oui, tout est éphémère sur cette terre, les truites ont disparu depuis longtemps de la rivière qui passe dans le jardin de Matthieu, nous ne sommes pas sûrs que les abeilles vont survivre au cynisme de quelques poignées de connards, mais réjouissons-nous d’avoir connu Matthieu et les abeilles. Il faut dire que les morts nous consolent plus ou moins bien de leur absence. Ils gèrent bien plus de choses qu’on imagine et la façon dont ils regardaient eux-mêmes le ciel, les fleurs, la terre décide aussi des couleurs de « ce reste », qu’il nous faut à présent accomplir sans eux. Matthieu souffrait d’une maladie qui promettait à demi-mots de l’empêcher un jour d’écrire, de parler, de tenir une fourchette entre ses doigts, alors on se dit qu’il faut peut-être se réjouir de l’avoir vu partir un stylo et une fourchette à la main ; qu’il ait pu nous offrir, jusqu’aux derniers jours, de quoi mettre de la poésie dans nos désirs et « Mener à bien ce qu’une nuit d’été nous songe. » Et puis, il nous laisse à chacun 117 livres. Nous ne les lirons pas tous. Nous n’aimerons pas tout. Mais je sais que n’importe qui sur la terre trouvera au moins un vers, un poème qui le rendra plus vivant 10

et plus merveilleux. En septembre dernier, avec Gaël Gillon et Arthur Gerbault, nous sommes venus réaliser chez lui, « au Moulin » une émission pour France Culture1. Je connaissais Matthieu depuis vingt ans, je crois, et au hasard d’une discussion récente, il m’avait dit cette phrase qui résonne encore plus fort aujourd’hui qu’il nous a quittés : « La poésie, je l’ai empruntée à ma naissance et je la restituerai quand je partirai. » Lorsque j’ai évoqué ce souvenir devant nos micros, il a acquiescé pour ensuite évoquer cet autre refrain de sagesse qui aide les aborigènes à toujours mieux considérer l’eau, les fleurs et les arbres : de la même manière que l’on dit « ne pas hériter la terre de nos ancêtres, mais l’emprunter à nos enfants », Matthieu a rajouté, avec ce chiné d’humour, d’inattendu et de beauté qui faisait la substance de son être, « qu’il empruntait la poésie aux poètes qui viendront après lui. » Il réglait ainsi, plus ou moins à chaque phrase, la fameuse question de la différence entre l’homme et son œuvre. Cela ne veut pas dire qu’il parlait comme il écrivait, mais qu’il s’exprimait toujours de ce même endroit qui était sa plus grande liberté. Depuis le pays de Trêlles comme il l’avait nommé à l’époque où il écrivait Orant, Matthieu bâtissait ses passerelles transparentes et l’on n’avait jamais le sentiment, en l’écoutant parler, de changer de point de vue, de paysage, de registre. Tout s’écoulait, parfaitement fluide sous nos yeux : Marcel Proust, Fausto Coppi et Lautréamont ; James Joyce et George Best ; Mozart et The Stranglers ; San Francisco et Lougres ; les truites, les champignons et les abeilles ; tant d’amis fidèles, peintres, écrivains, clochards célestes, vivants et morts… Le monde s’essayait à une cohérence audacieuse et douce, quand il passait par les mots de Matthieu. Pendant ce même entretien, je me souviens qu’il nous avait confié « écrire pour les étoiles. » Puis il avait rajouté : « J’en sais rien si elles me lisent ou pas. Je le fais quand même ! » La transcendance, chez lui, savait s’habiller avec une maille d’humour. Longtemps aussi, il a eu cette autre élégance de ne jamais se plaindre. Puis c’est devenu vraiment difficile. Son corps s’obstinait à se mettre en travers de ses mots. On regardait au loin… Matthieu a changé mon regard vers les étoiles. Il a aussi écrit au moins deux autres phrases que je garde sur ma blessure la plus proche du cœur : « On peut vivre une vie entière en un seul matin doux », bien sûr, celle-ci revient en boucle depuis qu’il n’est plus. Et cette autre encore, pour l’éternelle route qui nous conduit tous à ce même quelque part : « Tout cela disparaitra quelque jour, et c’est tant mieux, dans les vacuités vagabondes du cosmos lisez un peu pendant que c’est encore chaud. » Matthieu aura vraiment tout fait pour que l’on ne soit pas triste d’apprendre sa mort. Mais il faut reconnaître qu’il n’a pas tout à fait réussi. 1  Un aller-retour au pays de Trêlles, L’Expérience, rediffusion le 4 juillet 2021


Willkommen in Trêllesland #2 Par Alexandre Rolla

Je me souviens. Je me souviens avoir publié un texte dans Novo n°7, en mars 2010, un petit texte intitulé Willkommen in Trêllesland, à l’occasion de la parution chez Flammarion de Poèmes sans tain (et autres sauvageries) de Matthieu Messagier. Je me souviens avoir pensé à l’époque ces quelques lignes comme si c’était une émission de radio, comme si j’étais le rapporteur ou l’envoyé spécial au pays de Trêlles, témoin privilégié des pérégrinations du poète, devant rendre compte au monde de ma vision et de mon exploration de ce territoire poétique. Je me souviens avoir conclu d’un pompeux : Ici Trêlles, à vous les studios. J’étais bien à Trêlles, oui, mais je n’en avais pas vraiment conscience. Je faisais le malin, je connaissais le poète, il m’avait ouvert sa porte depuis longtemps déjà, celle du Moulin et il avait aussi ouvert en grand les portes de Trêlles, m’invitant, avec sa générosité habituelle et absolue, à entrer sans crainte avec un visa pour toujours. Je me souviens du jour où j’ai rencontré Matthieu pour la première fois. Je me souviens de ce jour où, passant la petite porte en bois qui ouvre sur la pièce sombre du Moulin éclairée par le feu de cheminée, de ce feu jamais éteint. Je me souviens d’un grand courant d’air frais caressant mon visage en entrant. Je me souviens, bien des années plus tard, c’était en 2012, l’été, en août, et il faisait très chaud. Après avoir traversé tout l’est de la France et la moitié de l’Allemagne, je suis arrivé enfin à Kassel pour visiter Documenta, la treizième édition de cette grande exposition d’art contemporain. Je me souviens avoir poussé la grande porte d’entrée du Musée Fridericianum et avoir senti le même courant d’air frais que celui que j’avais ressenti en entrant chez Matthieu au Moulin. Ce courant d’air frais, celui du Fridericianum, c’était une œuvre d’art, c’était une œuvre de Ryan Gander, I need some meaning I can memorize (The Invisible Pull). Ce jour-là, j’ai compris qu’en entrant chez Matthieu, la première fois, j’étais entré dans le pays de Trêlles, j’y étais entré physiquement. Je me souviens qu’avant même d’avoir rencontré le poète, j’étais déjà en son pays. Ce pays de Trêlles que j’avais toujours fantasmé, ce pays qui m’avait toujours accompagné, ce pays dans lequel je m’étais projeté pour surmonter les moments difficiles de la vie, pour trouver la force,

celle de l’écriture, ce monde spirituel, poétique, il a toujours été tangible et vrai. Trêlles est réel. Je le touche, je le sens, je le renifle, je peux le caresser avec mes mains, le parcourir de tout mon corps. Aujourd’hui, Matthieu s’est fondu en Trêlles, il est devenu Trêlles et je peux sentir sa présence tout autour de moi. Dans ce joli juin qui s’étire, il est devenu le printemps. Il est devenu l’apaisement de l’entre-deux marées, quand la mer est étale. Il est entier dans le jour qui se déploie sans fin. Il est dans l’harmonie des feuilles qui dansent dans la brise du matin. Il est devenu la fleur d’aubépine qui déchire le vert d’éclairs de blanc. Il est devenu la rose délicate qui fleurit aux angles de la maison et sous l’appentis. Il est devenu le Sphinx colibri qui butine les extrémités pourpres et cardinales de la valériane. Il est devenu l’armérie maritime qui hérisse sa petite tête hirsute face au puissant vent littoral. Il est devenu cet instant pâle et calme. Et demain, il sera le bouton d’or qui va déferler et inonder de jaune les prés pour enivrer les génisses et la nature tout autour. Il est devenu cette attente, celle du passage du printemps à l’été. Il est devenu ce grand courant d’air frais qui caresse ma joue. Ici Trêlles, à vous les studios.

Un voyage en automobile Par Jean-Pierre Cretin

Avec l’aide de Matthieu nous avions acheté une belle 403, j’avais installé deux sièges de Ford Taunus à l’avant ainsi que des ceintures de sécurité et un lave-vitres électrique. Le couvercle de la boîte à gants faisait office de décapsuleur, c’était donc une 11


voiture de luxe. Une règle tacite existait entre nous, si Matthieu voulait partir je répondais toujours « prêt ». Juin commençait sa canicule lorsque nous sommes repartis vers l’Allemagne. Nous avions déjà fait le voyage en Bavière avec une Dauphine Renault. La destination finale n’était pas fixée, il n’y en avait pas, si bien que je ne me souviens pas du premier jour. Comment avons nous atterri dans un grand Eros Center de Frankfurt am Main, descente à pied dans ce qui semblait être un parking souterrain ? Les prostituées discutaient entre elles comme des copines qui auraient comparé leurs achats de la veille ou les notes scolaires des enfants, atmosphère étrange. On n’est pas resté. Matthieu avait toujours avec lui une musette kaki arrachée à un surplus américain, baptisée « Le général » contenant des cahiers d’écolier qu’il couvrait de poèmes. Et puis nous avons repris l’autobahn qui nous conduisait vers le nord, vers où ? Son ruban de ciment ou de goudron chaud, les relais d’autoroute et leurs boutiques à frites, gurken salat et brat wurst, leurs bières en boîtes qui une fois vidées finiraient leurs vies entre les sièges. La voiture nous servait également de chambre d’hôtel. Le soleil nous a poussé jusqu’à Hamburg (Hansastadt) où nous sommes arrivés dans une chaleur étouffante et partiellement enfumée. Chaque fois que Matthieu me disait : « Tu t’es trompé faudrait faire demi-tour », j’adorais. C’étaient des occasions en or pour faire siffler les pneus de la 403 au milieu des grands boulevards à l’asphalte brûlant sous les yeux médusés d’Allemands peu transgressifs. On a passé une nuit à Sankt Pauli, une nuit à l’hôtel à l’angle d’une rue sur le Reperbahn, une nuit au cours de laquelle Matthieu fasciné par les néons de couleur clignotants qui ornaient le coin de notre chambre ne ferma pas l’œil de la nuit. Je me souviens que le lendemain nous avons voulu voir les bateaux sur le port, mais nous sommes allés si loin et sans savoir comment, que pour revenir vers la ville il nous a fallu passer la douane de sortie du port et expliquer pourquoi nous nous trouvions là. Le Danemark n’est pas si loin maintenant, le but ne sera jamais atteint puisqu’il n’existe pas. Nous étions en plein dans cette lente dérive poétique et mélancolique qui avait déjà gagné quelques « taugenichts » romantiques allemands. Les douaniers ont toujours aimé les étrangers à cheveux longs, ils nous ont donc vendu le « F » règlementaire qui aurait dû être collé à l’arrière de la voiture avant de nous autoriser à entrer au Danemark mais sans procéder à la fouille, la 403 commençait à sentir la bière. Puis ce fut Vejle, petite ville aux hamburgers noirs comme l’huile dans laquelle grillait la viande hachée. Parfois, comme au fin fond du Danemark, nous nous regardions avec cette interrogation : « qu’est ce qu’on fait ici… ». Encore une nuit dans l’auto (vent d’enfer et pluie) et après un somptueux petit déjeuner de café, pains 12

multiples, charcuteries diverses, beurre et confitures, nous sommes arrivés sur les bords de la Mer du Nord en haut de la péninsule du Jutland. On n’aurait pu trouver nulle part un ciel plus gris que ce jour là. Derrière les dunes vaguement couvertes d’une végétation d’herbes rases et courbées sous les rafales du vent du large, s’abritaient de très nombreux petits chalets de bois peints de couleurs différentes, rehaussées de blanc. Notre petite marche matinale nous porta enfin au sommet de la dune d’où nous avons découvert la mer du Nord dans toute sa colère. On dominait cette très longue plage d’assez haut pour en voir les deux extrémités lointaines confondre le ciel et l’eau dans un même gris si sombre. J’ai retrouvé là ces temps où nous marchions ensemble dans les campagnes tels d’improbables géants dont les enjambées immenses semblaient pouvoir couvrir n’importe quel paysage infini. Morceaux d’éternité gravés dans nos mémoires. On pouvait repartir. Un tour par Bremen et Bremer Haven, le temps de nous perdre encore une fois et d’échouer dans le port au pied des tas de charbon et des cargos qui attendaient leurs chargements. Et puis ce fut la Hollande, étrange pays. Amsterdam où l’on s’est assis sur le bord d’une fenêtre sans rideaux pour regarder un peu la télévision à l’intérieur, on a aussi vu des femmes en vitrine, on est reparti vers Den Haag. Une nuit à l’hôtel, pour se laver, petit déjeuner pantagruélique. Et puis Rotterdam, des pétroliers monstrueux remontent le cours du Rhin, des baraques vendent leurs filets de poissons frits aux coins des carrefours, soirée douce. Nous arrivons en Belgique par Anvers sous un ciel gris, pluie fine et température fraîche ce matin, il est neuf heures passées, c’est un peu tôt mais nous avons descendu quelques bières. à cette époque là on buvait de l’alcool en fonction des mondes que nous traversions. Après, Lüttich (Liège), repas mémorable dans une brasserie de luxe. Matthieu voulait enfin manger une belle entrecôte. Avec nos blousons en jean’s pas frais du tout, nous avons été reçus et installés à table par un maître d’hôtel en queue de pie, avec la même déférence que celle qui avait valu pour tous les clients costumés, déjà attablés. En Belgique. Magnifique repas. Nous dérivons jusqu’à Trêlles sans rien savoir des temps et des lieux. Trêlles qui ne découvrirait son nom qu’à la fin des années 80, dans Orant. D’autres voyages ensemble suivraient, dans les terres vagues de l’esprit toujours… For the dear Boss, 5 Juin 2015. Jean-Pierre fut l’ami fidèle de Matthieu de septembre 1965 à juin 2021. Ensemble, ils ont écrit One Kiss, un « roman policier poétique et moderne ». Curieux destin, le livre publié par Médiapop cinquante ans plus tard, est sorti en librairie trois jours après la disparition de Matthieu qui était très heureux de l’avoir enfin en mains.


Matthieu Messagier, Le Football Club des Ailleurs, Sporting Club de Trêlles, dessin publié dans Footballs N°2, éditions Montagne Froide/Cold Mountain, 2006. 13




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© Mirco Magliocca

Petite renaissance Pour fêter la réouverture des maisons de culture, certaines d’entre elles en profitent pour tordre le cou à certaines vieilles croyances. Trop cher l’Opéra ? Réservé à une élite lettrée et patentée Bac + 8 ? Plus proche du catwalk CSP++ que d’un véritable lieu où défilent des sensations proches d’un émerveillement enfantin et grandiose ? À Dijon, l’Opéra profite de son week-end de réouverture pour remettre les compteurs à l’heure. Deux jours de programmation gratuite. Généreux dans le produit, beaux dans les apparences. Les 19, 20 et 21 juin seront aussi l’occasion de la première prise de parole publique du nouveau taulier maison, Dominique Pitoiset. De retour aux commandes d’une maison dijonnaise, après son pilotage du CDN de 1996 à 2000. Côté concerts, on est donc sur du lourd, du beau et du sensible. Leonardo García Alarcón et l’insolence magique de sa Cappella Mediterranea s’offrent à 17h le dimanche 20. Royal goûter fourré à l’amore siciliano. Le chef est un habitué de la maison, on connait sa science du plastiquage de la bouche et de l’oreille. Pour une réouverture, on imagine des cartons d’invitations moins prestigieux. Le week-end sera aussi encadré par du pilier classe. Haydn et sa Symphonie 64 pleine de lumières florentines pour le samedi 19, piloté par Amandine Beyer. L’Orchestre Dijon Bourgogne croisant les ors des chansons de Poulenc à l’autorité joyeuse de la 41 de Mozart, le lundi 21. Ce retour aux salles sonne comme un retour aux sources. Seuls les fâcheux s’en plaindraient. Par Guillaume Malvoisin — UN WEEK-END EXCEPTIONNEL, concerts les 19, 20 et 21 juin à l’Opéra de Dijon www.opera-dijon.fr

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Poquelin II © Kurt Van Der Elst

Molière essentiel En 2003, les tg STAN créaient Poquelin, adaptation libre du Médecin malgré lui, du Malade Imaginaire et du personnage de Sganarelle de Molière. En reprenant pour Poquelin II cet intitulé – référence ironique aux franchises hollywoodiennes ou impensé ? –, le collectif belge inscrit cette création dans le même geste : soit une traversée d’une partie de l’œuvre de Jean-Baptiste Poquelin en l’assimilant à son propre univers. Car la compagnie regroupant des comédiens formés au conservatoire d’Anvers défend un travail collectif, où ses membres sont impliqués dans toutes les étapes de la création. Surtout, ce qui a fait la marque de fabrique autant que la réputation de l’équipe est autant son goût pour le répertoire, la littérature, que l’interprétation particulière des acteurs. Comme l’écrit la dramaturge Alice Carré au sujet d’un de leurs précédents spectacles, il y a « une façon de jouer sur l’arête entre le jeu et le non-jeu, comme si rien n’était jeu et comme si tout l’était. » Chaque spectacle donne ainsi à voir dans son refus de l’illusion le processus de création à l’œuvre, les divergences de vue des acteurs comme leur individualité venant nourrir intimement le travail. Avec ses deux pièces abordant les rapports de classe – pour Le Bourgeois gentilhomme –, la cupidité et la soif de pouvoir – pour L’Avare –, Poquelin II (programmé dans le cadre de l’Estival du CDN de Besançon) promet d’offrir un spectacle où la langue de Molière se déploie dans un théâtre de tréteaux vif et direct. Par Caroline Châtelet — POQUELIN II, théâtre du 7 au 9 juillet au Centre dramatique national Besançon Franche-Comté, à Besançon www.cdn-besancon.fr

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Long Tall Jefferson © Maximilian Speidel

Changement de cap Cet été, la Poudrière se la joue hors les murs avec une série de concerts exclusivement en extérieur : quatorze rendez-vous entre juin et août en version itinérante entre l’étang du Malsaucy, l’ouvrage de Meroux et le centreville de Belfort. Une prog éclectique, solaire et pétillante, à l’image de Long Tall Jefferson, dont la venue est prévue le 21 août pour un « concert ponton »… Car si le Suisse nous avait habitués à une folk à la Bob Dylan, guitare acoustique, santiags, clope au bec et coucher de soleil sur les grandes plaines de l’Ouest américain, le songwriter helvète a pris un virage à 90 avec Cloud Folk, son nouvel et troisième album : direction le futur-pop-qui-pétille comme une bulle de champagne rosé dans la coupe d’un hipster. La voix est toujours grave et suave, mais la guitare se fait cristalline, les beats résolument modernes, le synthé ultrasensible : Long Tall Jefferson, de son vrai nom Simon Borer, se la joue scientifique en délire dans son labo d’expériences, allant même jusqu’à créer un nouveau genre musical - le fameux Cloud Folk, clin d’œil langoureux à Soundclound et ses suggestions d’indie folk parfois aléatoires. Le résultat est à la fois radicalement hybride et curieusement déroutant, complètement fou, joyeusement fun, perché comme un pinson un jour ensoleillé - et pas toujours aussi innocent qu’il n’y parait finalement. Par Aurélie Vautrin — LONG TALL JEFFERSON, concert le 21 août au Ponton du Malsaucy, à Belfort www.poudriere.com

Selah Sue

Détonation programmé.e S’il va falloir encore faire sans les Eurockéennes en 2021, le Festival Détonation quant à lui aura bien lieu cette année du côté de Besançon… Sous quelle forme, sur quelle.s scène.s, dedans, dehors, assis, debout, couché, le mystère reste entier, mais en tout cas les dates sont confirmées : du 23 au 25 septembre prochain, ce sera la bamboche musicale pour tous les gens du coin et même de plus loin. Annulé l’année dernière comme bon nombre de ses confrères, Détonation va donc allumer le feu (#ahah) après l’été - du moins si la situation sanitaire ne nous réserve pas une (mauvaise) surprise d’ici là. Côté affiche, on n’a pour le moment qu’un aperçu de la future programmation… Mais comme parfois certains noms suffisent à glisser des paillettes dans sa vie, n’est-ce pas, on se réjouit d’avance d’y croiser Selah Sue, Lilly Wood & The Prick ou encore Delgres, le groupe de blues créole furieusement engagé qui vient tout juste de sortir son deuxième album. Également au programme du festival, de la pop frenchie (Victor Solf), du rock psyché (XIXA), de l’électro (Myd), de la funk (David Walters), de la soul (Crystal Murray) - et même de la « trance acoustique auvergnate » grâce aux fêlés de Super Parquet, qui s’amusent à mixer de la cornemuse et du banjo avec de la techno. Eclectisme et curiosité donc pour une version certes plus « concentrée » que les éditions précédentes - contexte et jauge restreinte obligent… Ce qui ne devrait cependant pas empêcher ce « mini Détonation » d’être de la (mini-)bombe. Par Aurélie Vautrin — FESTIVAL DÉTONATION, festival du 23 au 25 septembre à La Rodia, Besançon www.detonation-festival.com

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Théo Charaf © Sarah Fouassier

Guinguette en goguette Oubliez tout ce que vous savez sur les bals musette : le Moloco, Scène de Musiques Actuelles du Pays de Montbéliard, lance cet été une série de guinguettes version 4.0, du genre à dépoussiérer sérieusement l’image de boum pour mamies que le concept se traine depuis la nuit des temps. Après une première version très prisée les pieds dans le Doubs l’été dernier - organisée en premier lieu pour pallier aux interdictions du moment - le Moloco a décidé de faire de sa guinguette estivale un rendez-vous non seulement annuel, mais également itinérant, histoire d’en faire profiter le plus grand nombre. Chaque weekend du 11 juin au 18 juillet, dans trois lieux foncièrement atypiques (L’île aux oiseaux d’Audincourt, l’Eurovéloroute à Longevelle-sur-Doubs, le Château Peugeot d’Hérimoncourt), vous pourrez donc profiter de concerts et de DJ-set tout en dégustant une bière du cru et des produits du coin préparés par les restaurateurs locaux. (Très) loin du combo accordéon-cheveux blancs, le Moloco compte mettre à l’honneur des artistes émergents de « musiques actuelles » venus de toute la France, parmi lesquels on retiendra notamment Théo Charaf et son folk-blues habité façon Neil Young new génération ou encore SLIFT, trio toulousain de rock psyché à suivre assidûment. Le tout dans une ambiance chill-out avec apéros décalés, ateliers parents-enfants, blind-tests, promenade musicale… Bref un bon concentré de convivialité entièrement gratuit, parfait pour répondre à notre furieuse envie de retrouvailles. Par Aurélie Vautrin — LA GUINGUETTE DU MOLOCO, concerts du 11 au 13 juin et du 18 au 20 juin à L’île aux oiseaux, à Audincourt ; du 9 au 11 juillet à Longevelle-sur-Doubs et du 16 au 18 juillet au Parc du Château Peugeot, à Hérimoncourt www.lemoloco.com 22



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Crépuscule © Cie Auguste-Bienvenue. Crédit photo : Christophe Péan

All lives matter Depuis toujours, le duo de chorégraphes Héla Fattoumi et Éric Lamoureux s’intéressent aux talents venus d’ailleurs. En 2015, ils sont nommés Directeur.ice.s du Centre chorégraphique national de Bourgogne-Franche-Comté de Belfort qu’ils renomment VIADANSE, avec l’intention de perpétuer la démarche qu’ils prônent depuis trente ans : la rencontre entre deux mondes que tout semble parfois opposer. Le festival VIA les AILLEURS, programmé dans le cadre de la saison Africa2020, aspire à ouvrir une fenêtre de visibilité sur des créateurs du Burkina Faso, Maroc, Égypte et Tunisie. Au carrefour entre l’Orient et l’Occident, les spectacles de danse, performances, projections de documentaires, concerts, ateliers et conférences, s’inscrivent dans la réunion plutôt que la séparation. Ce dialogue révèle la volonté immuable du duo de tisser des liens, le temps de quelques performances composites, entre des imaginaires, points de vue et sensibilités diverses et variés. Les œuvres, souvent engagées, parlent de nos sociétés, de l’Humanité. Au travers des corps, premiers médiateurs de notre relation au monde, les propositions artistiques abordent l’amour et la haine, la guerre et la fraternité, le rapport à Soi et à l’ « Autre ». Afin de conjurer l’impossibilité de recevoir un public nombreux et pour permettre aux artistes et à leurs œuvres d’être vus, Héla Fattoumi et Éric Lamoureux se sont associés au festival BIPOD fondé par l’artiste libanais Omar Rajeh. Certaines créations seront diffusées en direct sur la plateforme de festivals et d’événements live, Citerne.live. Par Lucie Chevron — VIA LES AILLEURS, festival du 8 au 15 juin et du 10 au 18 septembre à VIADANSE, Centre chorégraphique national, à Belfort www.viadanse.com www.citerne.live/fr 24



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Burning Scarlett © Tout en vrac. Photo : Yassine Lemonnier

Ébullition urbaine Théâtre de rue, danse, performance, cirque aérien et équestre, spectacles de jonglage, pyrotechnie, tournois de pétanque, visites à vélo, projections cinématographiques, des formats longs, d’autres plus courts, Scènes de rue, c’est éclectisme à l’état pur. Depuis plus de vingt ans, cet aparté artistique estival réunit toutes générations confondues dans une expérience du sensible. Populaire, joyeux, familial, mais aussi plus grave et engagé politiquement par endroit, le festival va investir l’espace public, le temps d’un week-end, pour faire se rencontrer à nouveau l’Humain. Influencés par le contexte sanitaire, certains projets parlent de notre société et du monde actuel, d’autres se veulent plus burlesques et insolites, comme pour apporter une légèreté devenue pressante. Du macro au micro, de l’intime à l’universel, toutes et tous sont invités à venir partager un instant présent et commun. Point de thématique générale, l’objectif est avant tout d’offrir aux artistes une liberté de créer, mais aussi de présenter au public une grande diversité d’esthétiques. Après une longue période d’isolement, cette nouvelle édition se veut être un rassemblement fédérateur, pour se faire émotionnellement du bien, ensemble. Et cette année, afin de faire avec la situation particulière, le festival a su s’adapter. Quitter la frénésie du centre-ville et investir entre autres des cours d’école ou la forêt du Tannenwald, telle est la promesse faite. Par Lucie Chevron — SCÈNES DE RUE, festival du 15 au 18 juillet, à Mulhouse www.scenesderue.fr/

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Micro-climat

Susana Santos Silvia © Joana Linda

35 ans et pas toutes ses dents. Enfin, pas encore. C’est même le bonheur de chaque programmation d’un festival comme Météo à Mulhouse. Réinventé, bien sûr, par chaque nouveau directeur, mais aussi remanié sans cesse, amélioré, réemployé au sein d’un même mandat. Et celui de l’actuel boss, Mathieu Schoenahl, cherche toujours mieux pour réduire la distance entre le lieu, le spectateur et le concert. Une forme de géopolitique locale ultracréative. Météo, magnifique semaine façonnée année après année par ses géniteurs puis ses baby-sitters, a cela d’insolent. La parfaite jonction entre une ville marquée d’histoire et de patrimoine chahuté et un répertoire qui allie le ténu, le bruyant et le sensible. De cette jonction et de son impertinence nait un rendezvous imparable, et, qui plus est, survivant notoire du Coronavirus. En 2021, le festival Météo a une belle petite gueule. Créations ad hoc, comme celle de l’Ensemble Liken conduit par Timothée Quost au Climbing Mulhouse Center, ou celle du trio qui réunit Émilie Škrijelj, Tom Malmendier avec Mike Ladd à la Filature. Choix totalement subjectif. Pour l’intégrale, il faudrait compresser les noms appétant d’Anthony Laguerre, de Susana Santos Silva, de Morgane Carnet à ceux de la totalité des artistes engagés dans cette édition. Ce qui ferait, vous en conviendrez, un barouf d’enfer incompréhensible. Mieux vaut prendre le temps d’aller arpenter, l’oreille en avant, chacun de ses concerts pétris d’aventures sonores. Par Guillaume Malvoisin — MÉTÉO, festival du 24 au 28 août, à Mulhouse www.festival-meteo.fr

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Impeding ® Manon Nicolay

More To Come Repoussée en septembre, mulhouse 021, la 14e édition de la Biennale de la jeune création contemporaine s’inscrit dans la nouveauté. Après s’être installée depuis sa création en 2001 au Parc des expositions, la manifestation fait sa mue et accueillera pour la première fois les artistes sélectionnés et leurs œuvres à Motoco, un des plus grands ateliers collectifs d’artistes en Europe, de quoi rebooster sérieusement la curiosité du public. Au cœur de l’ancienne usine DMC, dans les ateliers vidés pour l’occasion par les artistes de Motoco, fourmilleront le temps d’un week-end, une soixantaine de jeunes artistes tout juste sortis d’écoles d’art de France, de Suisse et d’Allemagne. Offrir une visibilité à de jeunes créateurs, leur donner un premier appui professionnel, tel a toujours été la finalité de cette manifestation artistique. De la peinture à la sculpture en passant par des installations plastiques et performances, les multiples projets vont badiner avec la matérialité brute de l’espace. L’événement sera aussi l’occasion de découvrir, au Séchoir et à la Chapelle Saint-Jean, les travaux du lauréat de la précédente édition, Thomas Schmahl. Et, comme à son habitude, la Punisher Party invitera, après l’inauguration générale, artistes et publics à se rencontrer pour une soirée sous le signe de la musique. Un rendez-vous incontournable qui rythme tous les deux ans la vie mulhousienne pendant Art’Basel, la plus grande foire d’art contemporain au monde. Par Lucie Chevron — MULHOUSE 021, BIENNALE DE LA JEUNE CRÉATION CONTEMPORAINE, biennale du 17 au 20 septembre à Motoco, à Mulhouse biennale-jeunes-createurs-mulhouse.com

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Les Possédés d’Illfurth © Jean-Louis Fernandez

Fantastique intérieur 1864, Illfurth. La petite ville alsacienne est le théâtre d’une étrange affaire : Théobald et Joseph, deux enfants d’une fratrie de cinq sont atteints de troubles. Leurs convulsions, actes de violence incontrôlés, états d’inconscience, évocation d’un monstre inquiétant ou, encore, prédictions donnent à penser qu’ils seraient possédés. Ce n’est qu’en 1869 qu’un exorcisme les libère, leur histoire marquant durablement les esprits. C’est sur ce terreau empreint de croyances populaires et de fantastique que le Munstrum Théâtre, compagnie notamment associée à la Filature, imagine l’histoire d’Hélios. Mais pour ce jeune homme ayant grandi à Illfurth dans les années 1980-1990, le monstre désigne les abus sexuels dont il a été la victime, tandis que l’exorcisme renvoie à la reprise en main de lui-même par la pratique théâtrale. Écrite par Yann Verburgh et interprétée par Lionel Lingelser, cette création – programmée dans le cadre de la Filature Nomade – s’inscrit dans l’exploration fructueuse des articulations entre théâtre, rituel et possession, et s’intéresse à la manière dont les croyances nous façonnent intimement. Comme le disait l’écrivain, ethnologue et critique d’art Michel Leiris, au sujet des aspects théâtraux de la possession chez les Éthiopiens de Gondar, « ce n’est ni dans la nature, ni au-delà de la nature que le Merveilleux existe, mais intérieurement à l’homme, dans la région la plus lointaine en apparence, mais sans doute en réalité la plus proche de lui-même. » Par Caroline Châtelet — LES POSSÉDÉS D’ILLFURTH, théâtre du 23 juin au 10 juillet en tournée décentralisée « Filature Nomade » les 16 et 17 juillet au Festival Scènes de rue et du 5 au 8 octobre à la Filature, à Mulhouse www.lafilature.org www.scenesderue.fr

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Opéra Imaginaire © Raoul Gilibert

À l’origine On se croirait entrer tout droit dans le vivant d’une allégorie tant la force picturale saisit, à la fois par l’intime et l’onirique, pendant près de quarante-cinq minutes. Pour cet Opéra imaginaire, dyptique imprévu inventé en plein confinement, Eve Ledig met une nouvelle fois en scène tout en rejoignant le plateau en présence de Naton Goetz, Sarah Gendrot-Krauss et Jeff Benignus, la même et magnifique équipe d’Un opéra de papier, premier volet créé en 2019. Fidèle à sa volonté de faire émerger l’indicible et de délier les tabous, celle qui est aussi la directrice de la compagnie Le fil rouge théâtre a pour cette occasion, à partir de récits, de légendes celtiques et alémaniques, écrit les mots profonds de ce livret tournant autour des questions existentielles, de la conception à tous les mystères et métaphysiques qui s’y rattachent. Autour d’une grande table de bois tenant à la fois du laboratoire d’alchimiste et du cabinet de curiosité est interrogé chaque signe qui formerait un début de réponse. Le bruit de l’eau, le cliquetis des cailloux, la mélodie du cristal, la chorégraphie des corps, les chants qui enivrent, les silences de tous les possibles et la joie du sacré. Et tout cela, la scénographie d’Ivan Favier et la lumière de Frédéric Goetz le subliment et en font symbiose. La création de L’opéra imaginaire a réussi le pari de « faire théâtre de tout » dans des lieux non équipés et/ou hors les murs. Il n’est pas anodin en ces moments historiques de voir un spectacle adosser si haut le réel au merveilleux en un espace-temps où se jouent toutes les symboliques qui font ce que nous sommes les uns pour les autres, un peu plus que jamais. Essentiels. Par Nathalie Bach — L’OPÉRA IMAGINAIRE, théâtre musical (dès 6 ans) le 29 juillet au TAPS, à Strasbourg www.taps.strasbourg.eu

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D’enfer et d’acier Carole Thibaut est auteure, metteuse en scène et comédienne. Depuis 2016, elle dirige le Théâtre des Ilets, Centre Dramatique de Montluçon dont elle découvre après sa nomination qu’il est installé dans une vieille forge réhabilitée. En 1978, elle a neuf ans et défile lors de sa première manifestation avec les autres enfants de Longwy en brandissant des flammes de carton. En vain. Dans la vallée de Chiers surnommée le petit Texas en raison de sa richesse industrielle, les hauts fourneaux lorrains ferment les uns après les autres. Si le destin de centaines de familles semble condamné à l’exil, celui de la petite fille vient d’entamer sa première marche vers la liberté, toutes désillusions comprises. La première force de cette lecture-performance est sans doute d’avoir mêlé à un texte hautement politique une teneur hautement intimiste. Documents d’archives et photographies d’enfance défilant sur grand écran, Carole Thibaut déploie à la façon d’une conférencière la mémoire vive de son histoire notamment à travers celles de son grand-père et de son père, mais livre surtout un regard sans concessions sur le monde patriarcal des aciéries. Et puis, au-delà des combats idéologiques et de la griffure des secrets de familles, la voix hypnotisante de celle qui est devenue comédienne fait magistralement éclater une parole d’humanité. Elle le sait bien, la première des actions, ce sont les mots. Par Nathalie Bach — LONGWY-TEXAS, théâtre du 7 au 9 juillet à la Comédie de Colmar www.comedie-colmar.com



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Photo : Jean-Louis Fernandez

La belle saison 2e édition pour la Traversée de l’été du TNS, qui investit cette saison généralement délaissée par les théâtres pour déployer une myriade d’événements gratuits. L’an passé, à la demande du Ministère, le Théâtre National de Strasbourg avait imaginé, en un temps record, une saison estivale qui devait permettre de renouer le lien brusquement rompu avec les artistes, et plus largement de placer le théâtre et la culture aux cœurs de la ville et de la vie. 229 rendez-vous, tous gratuits, dans les salles du TNS, dans les rues, les Ehpad, les hôpitaux, en prison… Bref, partout. Cette Traversée de l’été a connu un succès impressionnant et inattendu, portée par un désir de culture inédit, attisé sans aucun doute par ce premier confinement qui nous avait tous sidérés. Et l’on découvrait aussi qu’on pouvait, à ce moment-là de l’année, toucher des publics différents, si difficilement accessibles en temps normal parce que trop pris par le quotidien de l’année scolaire. Évidemment qu’après une saison 20-21 quasi-inexistante, il fallait réitérer l’expérience, renouer ces liens et nourrir à nouveau ce désir. 60 artistes ont ainsi répondu présents pour proposer cette fois 250 rendez-vous : spectacles en itinérance, ateliers d’écriture et de pratique, lectures nomades et visites guidées insolites. Là encore, tous les événements sont gratuits, et s’attachent comme l’année dernière à permettre de vraies rencontres avec le théâtre (l’art comme le lieu), l’écriture dramatique, les artistes mais aussi entre spectateurs. Un programme convivial dont on se réjouit tout particulièrement. Par Sylvia Dubost — LA TRAVERSÉE DE L’ÉTÉ, rendez-vous du 10 juillet au 28 août à Strasbourg www.tns.fr

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Crimes et fêtes « Je hais le vice et le crime. Mais, en regard de la naïveté, je crois que je préfère encore le vice et le crime. » Cette réplique grinçante de La reine morte d’Henry de Montherlant résume bien ce qui anime la quatrième édition du festival de jeune théâtre DémoStraTif, selon son directeur artistique Sacha Vilmar. Le thème en sera « Affaire(s) sordide(s) » : il s’agira d’expérimenter un théâtre des masques qui tombent, un théâtre des phénomènes les plus sordides et les plus étranges affrontés en face : les malheurs de Circée, la crise écologique, l’invasion des crabes frères de l’Armée rouge, ou le meurtre d’un sans-abri par des vigiles de supermarché. Du 29 juin au 3 juillet, DémoStraTif consistera en cinq journées de spectacles, de concerts, de courts-métrages, d’expositions, de débats, de rencontres entre le public et plusieurs jeunes compagnies de théâtre, venues de Strasbourg, Paris, Lyon, Évreux, Caen ou Bruxelles. Car même les affaires sordides, folles, tragiques peuvent devenir occasions de fête pour les âmes jeunes qui savent rire de tout. Les festivités auront lieu sur le campus strasbourgeois de l’Esplanade, dont les jardins accueilleront un chapiteau, le Magic Mirror, une librairie et un bar. Le Portique et l’Atrium accueilleront deux autres scènes intérieures. À l’ombre des arbres ou dans les amphithéâtres, l’idée sera de faire résonner quelque chose de l’esprit des récentes occupations de l’Odéon à Paris ou du TNS à Strasbourg. Par Clément Willer — DÉMOSTRATIF, festival du 29 juin au 3 juillet sur le campus de l’Esplanade, à Strasbourg. Gratuit, sur réservation pour les salles intérieures demostratif.fr

Les Contades jazzent Remède au blues du dimanche soir, le jazz du dimanche soir… Kiosque en Musique, organisé par Jazzdor et la Ville de Strasbourg, propose une série de concerts de jazz et de musiques improvisées plusieurs dimanches et jeudis soirs du 13 juin au 11 juillet. C’est au Parc des Contades à Strasbourg que ça se passe, sur la scène du vieux kiosque à musique, comme pour nous faire plonger dans un autre temps… Mêlé au bruissement des feuilles des grands platanes, on pourra entendre par exemple l’oud de Kamilya Jubran et la contrebasse de Sarah Murcia le 17 juin. Les deux musiciennes interpréteront leur envoûtant album Habka paru chez Abalone quatre ans plus tôt, rencontre de différentes temporalités et de différents lieux, de la musique traditionnelle arabe et du jazz français, de la poésie bédouine du Néguev et de la poésie contemporaine. Les autres soirs, ce sont le quintette Go To The Dogs! ou le trio de Philippe Mouratoglou, le jazz grunge de You ou le quatuor de David Chevallier qui apporteront leurs rumeurs d’ailleurs. Il n’est pas impossible que ces soirées jazz rituelles comptent bientôt parmi les favorite things qui nous protègent des mauvais coups du sort, selon la chanson (dont Sarah Murcia a donné une interprétation solo géniale pour Arte audible sur le net). « When the dog bites When the bee stings When I’m feeling sad I simply remember my favorite things... » Par Clément Willer — KIOSQUE EN MUSIQUE, concerts du 13 juin au 11 juillet au Parc des Contades, à Strasbourg — HABKA, concert le 17 juin à 18h30 jazzdor.com

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Texte M © Hervé Bellamy

Contamination Collective

Le poignard de Cio-Cio-San Les planches de l’Opéra National du Rhin, à Strasbourg, à Mulhouse et à Colmar, se remettent à vibrer. Madame Butterfly nous laissera vagabonder en esprit à Lucca en Italie, la ville de son compositeur Giacomo Puccini, et à Nagasaki au Japon, où se passe la tragédie en trois actes. Le chef d’orchestre italien Giuliano Carella, déjà apparu à l’affiche des opéras de Vienne, Berlin, Munich, Bruxelles ou Tokyo, est à la baguette. Quant à la mise en scène, elle est signée par Mariano Pensotti, cinéaste et dramaturge argentin, qui avait fait ses débuts à l’opéra en montant Beatrix Cenci d’Alberto Ginastera pour l’ONR en 2019. La volonté dont il avait fait preuve alors de mettre en lumière les logiques d’abus de pouvoir dans les relations entre classes et genres promet une interprétation passionnante de la tragédie puccinienne. Cio-Cio-San (interprétée par Brigitta Kele), dont le nom japonais signifie butterfly soit papillon, est une geisha de quinze ans qui vit dans le quartier d’Omara à Nagasaki. Un beau jour de l’année 1901, elle rencontre Benjamin Franklin Pinkerton (interprété par Leonardo Capalbo), officier de la marine américaine en escale dans le port japonais. Ils s’aiment et se marient... Mais pour l’officier, ce n’est qu’un divertissement éphémère. Rapidement, il repart pour le continent nord-américain. Quand il revient trois ans plus tard, c’est avec une nouvelle épouse, Kate Pinkerton. Cio-Cio-San médite alors la devise gravée sur la lame du poignard qu’elle tient de son père : « Qui ne peut vivre dans l’honneur doit mourir avec honneur. » Par Clément Willer — MADAME BUTTERFLY, opéra du 18 au 28 juin à l’Opéra national du Rhin, à Strasbourg, et du 4 au 6 juillet à La Filature, à Mulhouse www.operanationaldurhin.eu www.lafilature.org 40

Interroger notre regard sur le monde, et imaginer un avenir (meilleur) ensemble, tels sont les buts avoués des Narrations du futur, événement préestival organisé en collaboration par le Maillon, théâtre scène européenne, et le TJP, Centre Dramatique National de Strasbourg. Durant dix jours, et à travers spectacles, ateliers, laboratoires, débats, jeu d’exploration (…), l’art et la science, l’imaginaire et la réalité, la fiction et les faits se mêleront pour renforcer l’implication des un·e·s et des autres dans la vie d’aujourd’hui et de demain. « Objectif : une contamination collective de l’esprit » expliquent Barbara Engelhardt et Renaud Herbin, respectivement directrice du Maillon et directeur du TJP, tous deux à l’initiative du projet. L’idée est ainsi de croiser les pensées d’artistes, de scientifiques, d’acteur·rice·s du monde économique, associatif, social et médical, en bref de faire appel à l’intelligence collective pour - enfin - accélérer la prise de conscience de la nécessité d’agir pour notre planète, véritablement et concrètement, sous peine d’autodestruction inéluctable. Un événement ô combien lourd de sens, qui sera également l’occasion de découvrir notamment deux seuls en scène, Auréliens et Texte M, le premier d’après la conférence sur l’urgence écologique du philosophe et astrophysicien Aurélien Barrau ; le second sur la notion de liberté et de désobéissance civile sous forme de monologue d’un homme « libre » errant au fond d’un trou. Vous avez dit puissant ? Par Aurélie Vautrin — LES NARRATIONS DU FUTUR, théâtre du 18 au 27 juin au Maillon et au TJP, à Strasbourg www.maillon.eu



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Concert des Deux-Rives 2019

Ballroom Dancing S’il fut annulé l’année dernière pour les raisons que l’on connaît, le traditionnel concert de l’Orchestre philharmonique de Strasbourg aura bien lieu en ce début d’été au Jardin des DeuxRives, le samedi 3 juillet à partir de 22h. Une 17e édition placée sous le signe de la danse, toujours sous la houlette du chef slovène Marko Letonja, directeur musical de l’Orchestre depuis près de dix ans maintenant. Un événement entièrement gratuit à découvrir en famille et les pieds dans l’herbe… Avec, comme toujours, un mix entre musique classique - dans tous les sens du terme -, airs de jazz et bandes originales de films, de Rossini à Duke Ellington en passant par Edvard Grieg, James Bond et Indiana Jones en mode symphonique. Un peu plus d’une heure de concert éclectique, suivi du traditionnel feu d’artifice coloré qui clôture chaque année la soirée en beauté. En bref, du bonheur pour les oreilles, les yeux et nos petits cœurs jusqu’alors cruellement en manque de poésie et de voyage des sens. Par Aurélie Vautrin — CONCERT DES DEUX-RIVES, concert le 3 juillet au Jardin des Deux-Rives, à Strasbourg www.philharmonique.strasbourg.eu

Wolfi Jazz © Thomas Kalinarczyk

Jazz & Chill Dix ans, et pour de bon cette fois ! Il aura donc fallu patienter une année supplémentaire pour profiter de la dixième édition d’un festival qui commence à peser dans le game, le Wolfi Jazz au Fort Kléber, à Wolfisheim… Certes ce ne sera pas la grande bamboche qui fut imaginée à l’époque - conditions sanitaires actuelles obligent, évidemment - mais on y retrouvera, c’est sûr, ce qui fait son ADN : convivialité, bonne ambiance, jolies découvertes et valeurs sûres. L’assoc’ nous promet en effet une version soft mais riche quand même, invitant notamment Thomas Dutronc, Kassav’ et Roberto Fonseca sur une scène unique en plein air lors des trois premières soirées du festival. Une programmation résolument plus frenchie, par la force des choses - et qui fait apparemment le bonheur des fidèles puisque les concerts payants affichent déjà complet ! Pour les autres, le weekend sera en accès libre, avec découvertes d’artistes émergents pour l’ambiance chill, village du festival et activités pour ’les P’tits Loups’ autour de l’ancienne enceinte fortifiée. À écouter notamment Haqibatt, duo strasbourgeois qui marie électro et jazz dans une douce rêverie poétique, ou encore Lazcar Volcano, une fanfare endiablée façon brass band déjanté qui va secouer votre dimanche après-midi. Joyeux anniversaire, Wolfi Jazz ! Par Aurélie Vautrin — WOLFI JAZZ, festival du 23 au 27 juin au Fort Kléber, à Wolfisheim www.wolfijazz.com

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Arc of a journey Le temps d’une invitation, le théâtre du Maillon est transformé́ en lieu de vie ; à la croisée du workshop, de l’école alternative, de l’agora. Pendant 3 jours, du 16 au 18 juillet, des espaces de travail et de repos, une bibliothèque partagée, des espaces de jeux, des refuges pour lire et converser et des tables pour partager un repas et des discussions investiront le lieu théâtral. Le projet ARK Strasbourg est un projet collaboratif et participatif né de la volonté de repartager du temps et de réinterroger nos limites. ARK ce sont 7 porteurs de projet européens rassemblés sous le nom de Moving Borders, un réseau de 7 villes, Athènes, Dresde, Mülheim an der Ruhr, Porto, Strasbourg, Utrecht et Varsovie, créé dans un contexte de montée des nationalismes et de l’accroissement des déséquilibres économiques, projet cofinancé par le programme Europe créative de l’Union européenne. Investir un cœur de scène avec les habitants de la ville aux expériences communes ; décloisonner pour expérimenter, performer, dialoguer et enfin rencontrer. Dans ce cadre, le public est investi d’un rôle à part entière. ARK se veut être un projet expérientiel autour de l’idée de bien commun, de nos récits à nos frontières faits pour être déplacés et traversés. Plusieurs temps forts ; de la conversation et des jeux pour questionner les langues et les nouveaux territoires de parole, de la promenade hors les murs avec les habitants du quartier pour guides, de la restitution d’un savoir individuel et des mots associés, de la cartographie de nos expériences, de l’observation du métier de scénographe et enfin d’une bibliothèque, ressource universelle du vivre ensemble. Habiter une ville, Strasbourg, et traverser une crise a pu devenir une chanson de geste grâce à une série d’ateliers menés depuis janvier 2021, avec des acteurs de la culture, Quarantine, Antoine Cegarra, LeylaClaire Rabih, Élise Simonet, Mathilde Mertz et aussi de la société́ civile, étudiants, nouveaux arrivants, voisins et en partenariat avec des structures du champ social, associatif et éducatif. Par Valérie Bisson — ARK STRASBOURG, projet collectif et participatif du 16 au 18 juillet au Maillon, à Strasbourg Maillon.eu movingborders.org

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Le vent se lève Un grand saut dans les eaux estivales de la danse contemporaine avec Pole-Sud et son festival EXTRAPOLE déployé dans le quartier de la Meinau du 27 juin au 9 juillet. Imaginé sur différents sites, la gratuité et le plein air seront de mise afin que les contraintes sanitaires se fassent oublier et nous laissent pleinement profiter du ciel d’été. L’ouverture du festival sera aussi l’occasion de découvrir en avant-première la prochaine saison. Sous le signe de l’universel et de la délivrance, EXTRAPOLE va nous permettre, pendant dix jours, d’interroger la proximité et aussi les manières d’habiter le vaste monde. Le hip-hop aura une place de choix avec Asphalte de la Cie Mistral Est implantée à Strasbourg, 30 ans après de la Cie Mira issue également du hip-hop, et avec Joël Brown, Lory Laurac & Ashley Weiss, spécialisés dans les danses funk, freestyle et house, la fusion des techniques et des styles investiront nos invisibles états de corps. États du corps, qui seront parmi les autres fils conducteurs du festival ; que dit le corps de l’état d’enfermement ? Quels possibles explore-t-il sans relation ? Qu’en est-il de sa résistance ? Avec sensibilité et gravité, il cherchera ses points de chute, explorera ses limites avec Gnanfé de Jean-Louis Gadé, Phase de Simon Feltz & Karline Marion ou Collapse de Julien Carlier. Écriture, musique, arts audio et visuels creuseront les interrogations avec Xamûma Fane Lay Dëm (Je ne sais pas où je vais) de Amala Dianor & Denis Lachaud, Les va-et-vient d’Akiko Hasegawa & Aline Zeller et Les arbres du pendu d’Olga Mesa & Francisco Ruiz de Infante. Extérioriser nos états avec Happy Manif, les pieds parallèles de David Rolland et enfin les célébrer lors de la soirée de clôture, toujours au vert, dans le Jardin de Pole-Sud avec Frank Micheletti et la Cie Kubilai Khan Investigations qui joueront un embarquement immédiat dans nos histoires à dormir debout où les yokai réinterrogent nos liens à la nature et à culture afin d’inventer d’autres façons de vivre le monde.

© Jamie Grill

Par Valérie Bisson — EXTRAPOLE, festival du 27 juin au 9 juillet à Pole-Sud CDCN – Strasbourg, à la Meinau www.pole-sud.fr 46



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Lavagem © Renato Mangolin

Passages en transe Appelez-le désormais Passages Transfestival. Depuis sa création en 1996, le festival Passages a vu ses courbes évoluer, se transformer, se modifier avec le temps, l’âge, le monde, les valeurs partagées. Aujourd’hui, sous l’impulsion de son nouveau directeur Benoît Bradel, il change une nouvelle fois de forme pour devenir Passages Transfestival, un espace de ‘transmission transcontinental et transdisciplinaire’, où l’abolition des frontières mêlée à l’indispensable liberté d’expression permettent questionnements artistiques, anthropologiques et politiques. Et parce qu’un bonheur n’arrive jamais seul, Passages renoue avec un rythme de rendez-vous annuel, ponctué par des résidences, des ateliers et des événements hors les murs tout au long de l’année. Enfin après l’Europe de l’Est, le Moyen-Orient et l’Afrique, la prochaine édition prévue début septembre sera consacrée au Brésil, notamment aux voix féminines de ce pays-continent bouillonnant où la scène artistique cristallise la rage d’un combat pour la survie. Musique, danse, théâtre… Passages Transfestival proposera au total une vingtaine de spectacles - dont quatre premières mondiales et cinq créations, notamment LAVAGEM d’Alice Ripoll, spectacleperformance qui s’interroge sur la notion de ‘propreté’ au fil des siècles, tout en passant au scalpel la réalité sociale d’un pays au bord de l’explosion. Voilà qui nous promet un sacré voyage des sens. Par Aurélie Vautrin — PASSAGES TRANSFESTIVAL, festival du 2 au 12 septembre, à Metz www.passages-transfestival.fr

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© MOZE156, Place Colonel Fabien Paris (juillet 2001) Collection Particulière, Courtesy Taxie Gallery © Makoto San

(Très) Bon Moment en perspective En mai 2019, L’Autre Canal lançait Bon Moment, un festival convivial et à taille humaine qui mariait découvertes musicales et bonheur des papilles, grâce à une programmation pointue et à la participation des chefs restaurateurs du coin. S’il a bien fallu s’en passer au printemps dernier - force majeur oblige -, Bon Moment renaît cette année dans une version estivale, avec trois semaines de concerts en plein air prévus du côté de la prairie de la Méchelle, sur le vaste site de la Plage des Deux-Rives, à 500 mètres de L’Autre Canal. 17 soirées pour 35 concerts aussi éclectiques qu’appétissants ; on citera pêle-mêle et sans objectivité la techno-électro-acoustique-sondelanature de Makoto San, la transe chamanisme de Laake, la pop solaire et lunaire à la fois des foufous de Catastrophe, le spleen enivrant de Silly Boy Blue, la géniale nonchalance du DJ Myd et sa loose assumée, l’indie rock de Lewsberg venu tout droit de Rotterdam, le rap urbain de Lala &ce, le broken jazz du trio Emile Londonien, le rock stoner en ciré jaune de Chester Remington, la pop urbaine-psyché turque d’Altin Gün… Un sacré métissage des cultures et des genres pour une fantastique mise à l’honneur des musiques émergentes, le tout ponctué d’ateliers œnogastronomiques animés par chefs, producteurs et artisans locaux, partenaires de l’événement et tous portés par une démarche écolo et respectueuse de la planète. On n’aime pas : on adore. Par Aurélie Vautrin — BON MOMENT, festival du 7 au 25 juillet prairie de la Méchelle, à Nancy www.lautrecanalnancy.fr

Sketching intensif On a tendance à l’oublier au vu de l’utilisation française du mot, mais « sketch » in english dans le texte, cela désigne avant tout un croquis ou une esquisse… Une nouvelle définition qui prend tout son sens dans le milieu du graffiti, où l’on appelle ’sketch’ le dessin préparatoire réalisé par le writer à la recherche de son style de formes et de lettrages. Et ce sont justement ces sketchs-là qui sont mis en avant dans l’exposition installée tout l’été à l’Arsenal de Metz, sous la houlette de la Taxie Gallery, galerie d’art spécialisée en graffiti historique européen et américain, située dans le quatrième arrondissement de Paris. Une expo justement intitulée Sketch, de l’esquisse au graffiti, et qui cherche à dé.montrer, grâce à plus de 200 œuvres présentées, l’étendue, la richesse et l’importance du dessin dans le tag des années 90 à aujourd’hui. Et qui d’une certaine manière, prouve – s’il le fallait encore – à quel point le graffiti s’inscrit dans un véritable mouvement artistique à part entière, au même titre que la calligraphie ou l’art contemporain. Sur près de 300m², chaque visiteur curieux pourra ainsi découvrir photographies, œuvres originales, carnets de croquis, vidéos et autres performances in situ de nombreux artistes comme MOZE156, Seki, T-Kid, Ioye… Le tout assemblé en cinq chapitres distincts : l’esquisse préparatoire, la guerre des styles, les blackbooks et l’art du sketching. Une exposition à découvrir jusqu’au 12 septembre prochain. Par Aurélie Vautrin — SKETCH, DE L’ESQUISSE AU GRAFFITI, exposition jusqu’au 12 septembre à l’Arsenal, à Metz www.citemusicale-metz.fr

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© Memories From Saint-Forget

Jardin secret Quinze ans déjà qu’ait sorti Going to where the tea trees are, premier album home made du plus suédois des Parisiens, Peter von Poehl. On y découvrait le spleen éminemment romantique d’un musicien inspiré, une folk langoureuse aux accents pop soignés, d’une douceur à te propulser la tête dans les étoiles les yeux fermés. Depuis, l’artiste a fait son petit bonhomme de chemin, trois albums, une jolie collaboration avec son épouse à la ville, la chanteuse et autrice Marie Modiano, des musiques de film… Il devait même orchestrer une comédie musicale en Chine lorsque le Covid s’est invité à la fête au début de l’année dernière. S’en est suivi cette drôle de période de silence imposé, durant laquelle Von Poehl a ressenti un besoin vital de composer sous peine d’imploser. Ainsi début juin 2021, le chanteur multi-instrumentiste et surdoué nous a fait grâce d’un nouvel album façon retour aux sources, intitulé Memories From Saint-Forget… Le nom d’un paisible petit village situé quelque part dans la vallée de Chevreuse, où il passa son premier confinement entouré de sa famille à écouter les sons de la nature et le bruit des oiseaux. Des oiseaux que l’on entend d’ailleurs sur certains titres, Peter von Poehl ayant établi son home studio dans une cabane au cœur du jardin. Un côté un peu ’bricolé’ qui donne à l’album une authenticité et une intimité à toutes épreuves, façon instantanés de vie partagés dans une bienveillance des plus gracieuses en cette période troublée. Bonheur indescriptible. Par Aurélie Vautrin — PETER VON POEHL, concert le 8 juillet au Cloître des Trinitaires, à Metz www.citemusicale-metz.fr

Ersatz, collectif Aïe Aïe Aïe © Laurent Guizard

Ode à la mixité Depuis plus de quarante ans, le festival franco-allemand Perspectives fait joyeusement s’envoler frontières géographiques et frontières des genres, prenant ainsi un malin plaisir à mêler, plusieurs jours durant, les cultures, les nations, les langues, les disciplines, les talents… Cette année, à situation sanitaire exceptionnelle, édition exceptionnelle : Perspectives s’est divisé en deux temps forts bien distincts. Ainsi à la fin du mois de mai, plusieurs collectifs allemands ont mis en ligne sur le web des performances imaginées, pensées, créées pour le digital, ouvrant ainsi le festival à une sphère innovante et éminemment moderne… Puis évidemment après le distanciel, le présentiel (#so20.21, n’est-ce pas ?) Ainsi du 29 juillet au 1er août, Perspectives s’installera dans plus de dix sites de part et d’autre de la frontière - parcs, jardins, mais aussi salles de spectacle, notamment en Sarre et en Moselle. Théâtre, cirque, musique, marionnettes, danse, performance (…), sur scène, dans les airs et même dans les allées d’un cimetière… On citera pêlemêle Au milieu d’un lac de perles de David Rolland, un audiowalk philosophique à faire en duo au milieu des pierres tombales, un concert de la délurée Léopoldine HH, ou encore Dad is dead de Mathieu Ma Fille Foundation, duo sur vélo acrobatique un peu bavard… Sans oublier Ersatz, du collectif Aïe Aïe Aïe et sa vision perchée d’un futur déjà en cours. Autant de thématiques que de spectacles, autant de shows que d’émotions. Chouette ! Par Aurélie Vautrin — FESTIVAL PERSPECTIVES, festival du 29 juillet au 1er août autour de la frontière franco-allemande www.festival-perspectives.de

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© Jerome Knebusch

Génération Y : passé simple, futur proche Comment les Millenials voient-ils le futur ? A priori, plus au travers d’un écran que d’une boule de cristal… Organisée par les Rotondes, la Triennale Jeune Création rassemble 42 artistes émergents issus de la Grande Région autour d’un même mot d’ordre : « Brave New World Order. » Sous la houlette de Kevin Muhlen, directeur du très pointu Casino Luxembourg, l’exposition se traverse comme un horoscope artistique international. Et les questions fusent. Le meilleur des mondes est-il 2.0 ? Comment la génération Y, biberonnée au numérique et perfusée à la globalisation économique imagine-t-elle l’avenir ? Parmi les exposés, on croisera les Strasbourgeois Axel Gouala et Julie Deutsch mais aussi Julien Hübsch, la Berlinoise Lynn Klemmer ou le collectif Mad Trix. Leurs propositions artistiques dessinent le portrait contrasté d’un monde qui change, pour le meilleur ou pour le pire. Par Mylène Mistre Schaal — BRAVE NEW WORLD ORDER, triennale Jeune Création du 2 juillet au 29 août aux Rotondes et au Casino Luxembourg, à Luxembourg bravenewworldorder.lu/

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Florence Andoka Florence Andoka vit à Besançon et écrit pour Novo depuis le trentième numéro. Elle a notamment publié des textes poétiques aux Editions Derrière la salle de bain, Vanloo et Médiapop. nicolas BéZARD De Bernard Hinault à Bernard Plossu, Nicolas aime écrire à propos des gens qu’il admire. Ses principaux défauts : user intempestivement du name dropping dans ses textes pour Novo, oublier d’enlever le bouchon d’objectif de son Holga quand il prend une photo, et penser qu’à 40 ans passés, il pourrait un jour remporter le Tour de France. Benjamin Bottemer Antenne lorraine de Novo depuis 2009 , B e nja min B o t t e me r c ap t e essentiellement du jazz, des musiques électroniques, de la bande dessinée et des expos en tous genres. à part cela, il aime les romanciers américains morts d’alcoolisme et/ou de dépression, et compte bien les interviewer un jour.

caroline chatelet Si Caroline emprunte volontiers à Nathalie Quintane d’être « peu nombreuse, mais décidée », et à Man Ray son tempérament « unconcerned, but not indifferent », il y a une chose qu’elle doit à Novo : exercer le métier de critique et journaliste. Écrivant depuis le premier numéro, elle a pu y développer son regard en toute liberté et collabore depuis avec nombre d’autres médias. Trop pudique pour dire l’amitié indéfectible qui la lie à Emmanuel Abela et Philippe Schweyer, elle s’attache à continuer. Lucie chevron Dans quelques jours, Lucie Chevron quittera (enfin) les bancs de l’université. Elle finalise actuellement en gage de mémoire, un essai à la fois engagé et utopiste portant sur le Krump, une danse urbaine née dans les « ghettos noirs » de Los Angeles à la fin des années 1990. Sa curiosité sans limite l’a menée à étudier les arts vivants, visuels et plastiques, mais c’est au contact du théâtre et de la danse que son cœur palpite. Il y a un an, elle rencontre Philippe Schweyer et intègre la rédaction de la famille Novo.

Guillaume Malvoisin Guillaume Malvoisin vit et travaille à Dijon. En plus d’écouter du jazz, il en parle quasi tous les jours dans le magazine PointBreak.fr dont il est rédac chef. Il écrit pour Novo depuis 2010, à chaque fois qu’il loupe une retransmission des grandes classiques cyclistes du printemps. Nicolas Querci Nicolas Querci est né au début des années 1980 et a participé aux premiers numéros de Novo. Traumatisé par cette expérience, il a rejoint l’armée avant de revenir à la raison. Aujourd’hui, il travaille dans le secteur du livre, notamment pour Médiapop, où il a publié deux ouvrages signés Decoud. Aurélie Vautrin Aurélie Vautrin vit et travaille à Nancy. Quand elle était petite, elle voulait être Lara Croft ou Indiana Jones. Finalement, elle est devenue journaliste. Animatrice, Monteuse, Rockeuse, Curieuse, Baroudeuse – AKA Couteau Suisse, toujours passionnée par le cinéma, la littérature (…) la culture et la contre-culture. Elle écrit dans Novo depuis le numéro 45 et en redemande encore.



BERNARD PLOSSU LA JOIE DE VOIR Par Nicolas Bézard ~ Photo : Nicolas Bézard

Doit-on encore présenter Bernard Plossu ? Pour fêter les 10 ans de Médiapop Éditions, Far Out !, grand petit livre mythique que le photographe a consacré aux années Hip en Californie du Nord et à Goa, ressort en librairie. Bernard Plossu est un maître, sans le côté pontifiant de la chose. Certaines de ses photographies rappellent ce qu’il y a de plus beau au cinéma, ce dont nous nous souvenons le plus intensément, et qui sont des moments volés, en suspens, nous parvenant en dehors du cours de l’histoire. Passeur magnifique, Plossu revendique pour lui-même beaucoup de maîtres, et parle en ces termes des personnes – inconnues ou fameuses, cela n’a aucune importance à ses yeux – lui ayant inculqué la passion du réel et la joie de voir. Depuis ses premières images faites au Sahara à l’âge de 13 ans, rien ne semble avoir entamé sa fraîcheur de regard ni sa capacité d’enthousiasme. Homme de fidélité élevant l’amour des siens au rang d’art – il n’y a qu’à tourner les pages de son livre Avant l’âge de raison pour s’en convaincre –, le partage est chez lui un état d’être, le signe d’une générosité non feinte. « La photographie est un instrument d’amour », rapportait Denis Roche dans la préface

du Voyage mexicain, livre aussi essentiel que Les Américains de Robert Frank, et avec lequel Plossu ouvrit un nouveau champ des possibles. Roche citait (et infirmait) alors Ansel Adams qui ne croyait pourtant pas si bien dire : les images de Bernard Plossu nous donnent envie d’aimer le monde, nous renvoyant à ce doux sentiment d’appartenance à une communauté humaine. « Quand quelque chose vous touche, c’est bien de le dire aux personnes qui en sont responsables. » Prenant à la lettre cette belle pensée du regretté Bertrand Tavernier, ainsi que mon courage à deux mains, j’ai finalement écrit à Bernard Plossu pour lui témoigner mon admiration et lui soumettre l’idée d’un échange autour de la réédition de Far Out !. Deux semaines plus tard, lui et son épouse Françoise Nuñez m’accueillaient dans leur merveilleuse maison de La Ciotat pour quelques heures de conversation amicale et passionnée, de celles qui marquent d’une pierre blanche une vie d’interviewer. 61


Bismillah Khan Paris 1970

— I l existe de petits livres merveilleux et de grands livres complètement cons ! — La génération post-beatnik à laquelle vous rendez hommage dans Far Out ! était habitée par une quête de bonheur. Comment vivez-vous cette période actuelle d’épidémie qui nous prive d’une part de ce qui nous rendait heureux ? Ce n’est pas seulement le Covid qui a changé nos vies, c’est le 21e siècle. Plus de violence, des films avec des tas de morts, des pistolets pleins les écrans américains, comme si c’était normal. Des 4X4 fonçant dans les ronds-points, une sale loi du plus fort… Le côté cool de la vie saisi dans Far Out ! a semble-t-il disparu. Ces années 1966-67 en Californie et 1970 à Goa, c’était une utopie, certes. Je ne suis pas grincheux, mais je me sens un peu dépassé par l’époque. Il faut dire que tous ces smartphones et machines à bonheur, je n’y crois pas. En photographie, nous avions 12 ou 36 poses utilisables dans l’appareil. Aujourd’hui, on en a 600. Je me pose la question : pour quoi faire ? Autrefois déjà, ceux qui se rebellaient disaient : « toutes vos machines ne valent pas tripette. » Mais désormais, c’est comme si les gens rivés à leurs portables ne se rendaient même plus compte qu’ils en sont les esclaves, qu’il s’agit d’une fausse liberté bien calculée. Un jour j’étais dans un bus, le 21 comme le siècle, à Paris. On passait à proximité du Jardin du Luxembourg. La lumière était très belle, et je me suis rendu compte d’un coup d’œil circulaire que mes 7 ou 8 voisins ne la regardaient pas, parce qu’ils avaient le nez collé à leurs machines à bonheur portables… C’était très impressionnant. 62

En ce moment, le virus fait peur, ça déconne grave. Mais il ne s’agit pas de soi, c’est bien plus important et profond que ça, que « soi. » En ce qui me concerne, j’ai profité de ce temps mort pour ranger enfin mes affaires, mes dizaines d’années de photographie… Mission impossible, mais j’y suis quand même un peu arrivé. Cette période a dû être terrible pour les étudiants coincés dans leurs petites piaules à ne pouvoir communiquer et travailler que par ordinateur. Les écrans, encore et toujours… Mais les écrans, ce ne sont pas des êtres humains pour de vrai. As-tu remarqué que tous ces nouveaux objets n’avaient pas d’odeur ? Les odeurs disparaissent de la civilisation. Je pense à ce petit livre prémonitoire que j’avais fait il y a une vingtaine d’années chez Filigranes Éditions, SCREENS, avec des photographies d’écrans, de vitres fumées, de barbelés, de téléviseurs allumés par dizaines dans des centres commerciaux. Je prévenais de l’arrivée de ce monde, témoignant en photos – qui est un langage si clair et si fort visuellement. Eh bien tout ça est devenu… la vie normale ! J’ai l’impression que ces machines créatrices de dépendance brouillent notre regard et brisent notre relation au réel. Les nouveaux comportements dictés par cette technologie font penser à une existence hors-sol. Dans les grandes villes, on avance tête baissée, l’œil rivé sur un écran, mais on ne voit pas le sol, on ne le sent même plus sous nos pieds. La sensation de connexion avec la terre qui nous porte n’existe plus. Cela me rappelle le cortège triste des travailleurs au début de Metropolis de Fritz Lang. Le plus grand danger, à terme, n’est-ce pas la disparition du regard ? La photographie poétique telle que vous la pratiquez n’est porteuse d’aucune thèse, mais elle n’en reste pas moins politique. N’est-elle pas un acte politique de résistance à tout ce qui tente de nous barbouiller les yeux, de nous ôter la compréhension de qui nous sommes, et de là où nous vivons ? Elle est faussement simple, faussement naïve, et tout à fait politique, tu as raison. Sur la disparition du regard, je suis d’accord avec toi. Le début de Metropolis, c’était la corvée du travail. Maintenant on impose aux victimes la corvée du bonheur par écrans et gadgets interposés. Et elles ne s’en rendent pas compte. Le seul écran qui vaille, au fond, n’est-ce pas la toile blanche dans la salle de cinéma ? Les écrans restent des écrans. Une fois, j’étais allé dans un cinéma du Quartier latin pour voir un western. En sortant, il pleuvait à torrents, et en grimpant sur la selle de mon vélo, je me suis dit : « Mais qu’est-ce que je fous là ? »


J’ai réalisé que le film que j’avais vu dans cette salle n’était PAS le paysage du western, et peut-être est-ce après ce jour-là que j’ai totalement cessé d’aller au cinéma, et pris la décision de partir vivre dans l’Ouest américain, pour de vrai. Ce fut le cas à l’automne 1977. Il y a chez vous cette attirance pour les déserts, mais aussi pour les régions de montagne, les îles ou les petites villes comme Ferrare ou Lucca en Italie, pour n’en citer que deux parmi toutes celles que vous avez photographiées. Les déserts, ce sont des endroits où l’on se débarrasse de beaucoup de choses. Ils m’ont guidé, et je dirais même qu’ils m’ont sauvé la vie. Quant à Lucca : totalement passionné ! Tous ces gens qui se baladent à vélo juste pour être heureux… Je vais le plus souvent possible en Italie afin de m’y ressourcer. J’habite à La Ciotat uniquement parce que ce n’est pas loin de l’Italie, dont j’ai un besoin vital. J’ai une grande bibliothèque italienne – livres tous lus. C’est ma passion, mon jardin. Il y a aussi l’Espagne où nous avons habité quelques années avec Françoise et les enfants. L’Andalousie bien sûr. J’ai beaucoup marché en Aragon et dans le Maestrazgo, que je connais aussi bien que l’Ouest américain. J’aime dire que le meilleur pays d’Europe, c’est l’Italie, et que le plus beau, c’est l’Espagne. Far Out ! tient une place à part dans votre bibliographie. Tous vos livres sont différents, uniques, mais ce livre-là a une énergie particulière, très spontanée, qui est aussi celle d’une époque où la vie se vivait au grand air et se photographiait au grand-angle. Ce qu’il y a d’émouvant à la vue de vos images prises au grand-angle et en couleur, c’est qu’au moment où vous les faites, il y a un trésor caché qui s’appelle Le Voyage mexicain et qui dort encore dans des boites. Comme s’il s’était agi pour vous de faire un détour nécessaire par d’autres façons de regarder le réel, pour mieux revenir à la vision « vraie » du 50 millimètres en noir et blanc. Plein de photos de Far Out ! sont effectivement au grand-angle. Au début, j’utilisais un 28 millimètres sur un Pentax, puis après essentiellement un 24 sur le Nikkormat. En fait, le grand-angle, ça avait quelque chose de planant. J’ai mis du temps à comprendre que c’était du mauvais goût, et que je ferais mieux de m’en tenir au sobre 50mm. C’est en 1975 à Agadès, au Niger, que j’ai pris la décision d’arrêter définitivement le grand-angle et de ne photographier qu’au 50. Pour le voyage au Mexique fait quatre à cinq ans auparavant, je n’avais pas de grand-angle, juste un 50, et à partir de l’expédition dans la jungle du Chiapas début 1966, un téléobjectif 450 Soligor qui ouvrait à 8 – photographies des tapirs, des crocodiles, et aussi quelques-unes que l’on trouve dans Le Voyage mexicain, comme celle des femmes de dos marchant en groupe avec ces jupes si

Région de Tassajara, 1970

serrées. Ça m’a pris du temps pour comprendre que ces photos-là, faites bien avant le voyage initiatique en Inde sur les traces des Sadhus, étaient les bonnes. Maintenant, je regarde celles au grandangle comme une kitscherie, mais après tout, « why not » ? Je me suis bien marré en les faisant. Vous parlez de voyage initiatique à propos de l’Inde. Y recherchiez-vous une ouverture spirituelle ? Au début oui, mais après c’est devenu un voyage photographique. Plus tard, il y a eu l’Inde avec Françoise. Un premier voyage à deux là-bas. Puis elle y est retournée seule au moins une dizaine de fois. Françoise vient d’un milieu Flamenco. Quand je l’ai rencontrée, je lui ai expliqué que la musique que j’aimais, c’était celle qui était jouée en Inde, Bismillah Khan par exemple, car c’est comme du Flamenco, mais au ralenti ! Je me suis dit qu’avec 63


Quel sens prend pour vous la réédition d’un de vos livres ? C’est arrivé avec Le Voyage mexicain, plusieurs fois même, dans des formats différents après les deux premiers publiés chez Contrejour. C’est arrivé aussi avec Les Allemands de René Burri ou Les Américains de Robert Frank. Pour moi, l’essentiel est la fidélité au premier livre, de retrouver les photographies à l’identique, qu’elles soient bien ou mal reproduites. De les voir et de les revoir. Mon livre publié par UNM Press New Mexico revisited est devenu Bernard Plossu’s New Mexico, avec beaucoup plus d’images. Cela a permis d’en sortir des inédites, ce qui est toujours passionnant car alors on a une nouvelle vision des planches de contacts.

La vie à Calangute, Goa

ça j’aurais peut-être une chance de la séduire. Et ça a marché ! Cette musique a été fondamentale pour vous. Une fois, j’avais écrit que la musique indienne apprenait tout à ceux qui l’écoutent. Absolument tout. Et surtout à se calmer, à s’éloigner de la brièveté des morceaux de la pop commerciale occidentale. Cette musique est une paix. Elle t’apprend à respirer, à avoir envie de l’écouter en plein air, à ne plus regarder ta montre, et à oser pleurer de beauté. Bismillah Khan, que j’ai eu la chance de photographier, en est un des maîtres absolus. Le violon – V. G. Jog, Sisirkana Dhar Chowdhury – et la voix – les Dagar Brothers – sont également très beaux en musique indienne. Bismillah Khan que l’on voit jouer dans le film Le Salon de musique de Satyajit Ray, autre grand « classique moderne » ! La modernité de Satyajit Ray est à faire pâlir une foule de cinéastes intellos et prétentieux venus après en occident. Lui et Kenji Mizoguchi sont les deux grands maîtres. Ray est un maître du noir et blanc, et Mizoguchi, avec sa peinture de la comédie humaine et son regard beau sur les femmes, est le seul cinéaste au monde, je dis bien le seul, à avoir égalé Balzac. En 1989, vous avez photographié l’Inde avec des appareils panoramiques jetables. Il est étrange que vous n’ayez pas montré d’images prises au 50mm de ce pays. En fait, j’ai plein de photos de l’Inde au 50, trois boites pleines, mais Françoise a superbement photographié là-bas et son livre L’Inde jour et nuit a été publié, alors j’ai rangé mes boites au placard. Mais maintenant que ses images indiennes sont connues et reconnues, j’ai envie de ressortir les miennes. J’ai une belle maquette sur Jaisalmer en préparation. 64

C’est quoi un bon livre de photographie ? D’abord, il faut que les images soient bonnes, ou au moins intéressantes. Mais il y a aussi des livres « trop beaux » et qui de ce fait passent à côté de leur sujet. Ils sont trop bien imprimés, trop tout, quoi ! La sobriété reste la clé, comme souvent. Un bon livre est sobre. La maquette est essentielle. Si le maquettiste choisit de faire du tape à l’œil, alors les photos disparaissent et ça devient davantage le livre du graphiste que celui du photographe. Le format est également primordial. Il existe de petits livres merveilleux et de grands livres complètement cons ! Un grand livre qui avait de la classe, c’était La survivance de Boubat, alors là… Wow ! Sublime. Je suis très intéressé par ce que le format du livre va dire. J’apprécie beaucoup les petits livres, les carnets comme ceux que j’édite chez Médiapop et Yellow Now, et même les plus petits comme ceux sur les rayures et les damiers avec Filigranes Éditions. Je ne pense pas que le grand format puisse ajouter quelque chose. D’ailleurs, j’ai la même réflexion en ce qui concerne les tirages. Très souvent, un tirage miniature est bien plus fort et élégant qu’une grande tarte à la crème. Est-ce déjà arrivé que vous sacrifiiez une bonne photo pour préserver l’équilibre d’un livre ? Jamais, et surtout pas. En revanche il arrive que pour la construction d’une maquette, on laisse une image moins forte se glisser dans l’ensemble… et on le regrette toujours après ! D’ailleurs, c’est quoi, pour vous, une bonne image ? C’est celle qu’on ne s’attendait pas à faire. Celle qui est inattendue, miraculeuse, « ratée bonne. » En général, quand je vois une bonne image, c’est le coup de foudre. La bonne image répond certainement à des préoccupations inconscientes, ou à des souvenirs de moments qui nous ont plu, il y a très longtemps.


La vie à Haight-Ashbury, 1966

Votre réflexion me fait penser à celle de Robert Bresson dans ses Notes sur le cinématographe : « Rien dans l’inattendu qui ne soit secrètement attendu par toi. » Le connaissez-vous parfois, ce pressentiment que l’image est déjà là, toute proche, pas encore visible mais qu’elle va surgir, et qu’il faut donc être prêt ? Un jour, à Marseille, sur la Canebière, je sentais qu’une photo arrivait devant moi, de l’autre côté de l’avenue. Donc à l’instinct – cet « instinct décisif » que je préfère mille fois à l’« instant décisif » – je savais qu’une photo pouvait, allait se produire. Et tout à coup, j’ai compris qu’elle était là, derrière moi, et aussi rapide que la foudre, je me suis retourné – j’ai l’ai vu, je l’ai prise, et elle était bonne… Ouf ! J’aime à dire que le photographe a le hasard qu’il mérite. Être disponible, en état de hasard, laisse la possibilité pour que la chance advienne. Une autre fois, je photographiais en panoramique le coucher du soleil le long d’une belle enseigne de plage à La Ciotat. C’était bien, mais voilà qu’à ce moment précis passe une merveilleuse Citroën 15 blanche que je n’avais pas vue venir. Comme j’étais prêt, j’ai pu faire cette photographie tellement incroyable – la rencontre du hasard et de la chance ! Cette similitude avec la phrase de Bresson, c’est beau, mais on ne peut pas tout pressentir. Hélas, cela m’est arrivé de marcher sur un serpent sans l’avoir remarqué. Et même, de rencontrer un ours

— J e regarde mes photos au grand-angle comme une kitscherie, mais après tout, « why not » ? Je me suis bien marré en les faisant. —

Old Delhi, 1970 65


nains ! Même observation avec les écoles dites supérieures… Bien sûr que les parents ne mettront jamais leurs enfants dans des écoles inférieures ! J’avais parlé de ça une fois à la radio chez Laure Adler en disant qu’il faudrait ouvrir une école inférieure de la photographie. L’idée a plu à mon copain Serge Tisseron, qui l’a reprise à son compte. Mais revenons à nos moutons. Un ciel foncé dramatise une situation dramatique : peut-on être plus bête que cela ? C’est à la vue de ce genre de photos que j’ai renforcé ma conviction qu’on doit ne garder que le gris, et surtout ne jamais en rajouter une couche au laboratoire.

Inde, 1989

dans une forêt au Nouveau-Mexique. Ce rendezvous-là, je ne l’avais pas prévu ! Est-ce que ça se travaille, un regard ? Doit-on quotidiennement faire ses gammes, à la manière d’un musicien ? Je ne fais pas de gammes. J’essaye tout bêtement de continuer à faire comme à 20 ans. Entre temps j’ai appris plein de choses, vu un grand nombre de photos… Raison de plus pour tenter de garder le regard frais, même si nous sommes toujours influencés par d’autres images, que nous le voulions ou non. Je ne pense pas que le regard puisse tomber en panne. Mais il faut faire attention au danger de se copier soi-même. Quand avez-vous su que votre couleur, c’était le gris ? Le gris est la seule couleur esthétiquement et philosophiquement vraie. Je l’ai compris en découvrant la bêtise fatale et « pompier » de certaines images pourtant faites par de grands photographes. Entre parenthèses, s’il existe une expression vraiment conne, c’est bien celle-là, car elle sous-entendrait que les autres photographes sont « petits », qu’il y aurait des géants et des 66

Far Out ! est un livre qui célèbre l’insouciance de la jeunesse, la liberté, la musique, la danse, la poésie, mais qui est aussi teinté d’une certaine nostalgie. Ce sentiment me semble présent depuis le début dans votre œuvre. En revanche, il n’y a jamais de mélancolie dans vos photographies. Parfois, elles paraissent même avoir été prises en souriant. Exactement comme on devine un sourire dans la voix de quelqu’un qu’on entend chanter. C’est joli cette idée que je prends des images en souriant. Je n’y avais pas pensé. Il faut dire qu’on est tellement nerveux lorsqu’on photographie, si rapide et passionné. C’est un état de tension, même s’il y a également des moments de légèreté, où l’on se sent juste de passage. Mais il faut être prêt à le saisir, ce hasard qui nous tombe dessus quand on s’y attend le moins. Au final, il s’agit davantage de concentration que de chance – cette concentration qui fait que le hasard est mérité. Pour en revenir à cette idée de nostalgie : n’estelle pas au fond inévitable, puisque le présent sera si vite du passé dans le futur ? Le seul fait de photographier a l’odeur du temps qui ne reviendra pas, donc l’acte lui-même est nostalgique, même si parfois on se sent dans le présent du bonheur. Ce qui me parle aussi nostalgiquement, c’est le mauvais temps. Un rude paysage écossais a plus de gueule et de nostalgie qu’un stupide beau paysage ensoleillé du sud. Vivant dans le midi, je préfère catégoriquement quand il y fait mauvais comme, pense-t-on, en Bretagne. L’île de Port-Cros par mauvais temps est bien plus belle que par beau temps. Pluie et vent peuvent contribuer à la nostalgie, mais il ne faut pas trop en rajouter, et éviter tout effet dans ce sens. La nostalgie doit être naturelle. Je sais que tu ne parles pas de cela dans ta question. Tu évoques plutôt un état. Bien sûr, on ne vit pas qu’en souriant ! Néanmoins la nostalgie peut être douce. Suis-je un photographe nostalgique ? Le temps qui passe a tendance à rendre la photographie inévitablement nostalgique.


Qui était Jay Chaffin, dont on découvre deux portraits dans Far Out ! ? Il s’agissait d’un magnifique « vieux » beatnik californien que nous adorions tous. L’auteur de BD Robert Crumb le connaissait également. Chaffin était tailleur. Il avait sa petite boutique à Carmel où il se rendait à pied chaque matin – cinq kilomètres – par tous les temps. Il en savait des choses ! Il était devenu mon maître absolu et adorait Django Reinhardt, dont il passait des disques dans sa petite maison en bois à l’ombre, sous les arbres. On allait marcher le matin vers Point Lobos, là où Edward Weston avait fait ses photos. De son passé, nous savions qu’il avait été marin. C’est sans doute pour cela qu’il avait une telle connaissance de la vie. Lorsqu’un jour j’ai appris sa disparition, ça m’a bouleversé… Vos deux textes pour Rock & Folk reproduits dans le livre brisent les idées reçues qui planaient autour des choix de vies des communautés Beatniks et Hippies. Ces mouvements ont été les révélateurs d’un changement de conscience dans la société. Leur rôle pré-écologiste a été fondamental dès le début. On peut dire qu’ils ont été bien plus que ces rassemblements folkloriques et défoncés comme les a caricaturés la presse. La puissance de l’écologie comme seule sauvegarde possible de la planète a réellement commencé avec la philosophie de ces jeunes gens. Comment percevez-vous la jeunesse actuelle ? Je regarde vivre mes trois enfants, et je regarde les portfolios des jeunes photographes avec un grand intérêt. Eux m’apprennent ce qui est en train de se passer, et ce n’est pas à moi de juger – d’ailleurs, juger, quelle horreur ! Le monde change, a toujours changé, et changera toujours. Mais il arrive que des idées d’autrefois redeviennent d’actualité, et pas seulement des modes. J’ai confiance dans cette lutte pour préserver la nature dans laquelle s’engage la jeune génération. Far Out ! fait une belle place à vos images de l’époque, mais aussi à votre écriture, dans ce style bien à vous que l’on avait découvert avec vos notes de voyage à la fin du Voyage mexicain, véritables « photographies littéraires ». N’avez-vous jamais eu le désir d’écrire un roman ? Mais j’écris en permanence un roman… en images ! En photographies ou en textes. J’écris tout le temps, des petites notes par-ci par-là, plein de bouts de papier que je retranscris parfois au propre en les envoyant à Christophe Berthoud, avec qui

Marseille, 1981

nous avions publié le livre L’Abstraction invisible. Il n’y a pas de chronologie. Je ne mets jamais de dates, mélangeant les notes d’il y a 20, 30 ou 40 ans avec la dernière petite observation récente. Une fois, j’avais étalé toutes ces feuilles par terre, des tas et des tas de notes dans de vieilles grandes enveloppes. C’était si beau, cette sculpture de papiers, que j’en ai fait une photo ! Les photographies, pour en revenir à elles, sont effectivement une écriture. En examinant mes contacts, on voit bien que tout m’attire. Ce peut être un paysage calme, puis un enfant à la maison, ou une scène de rue très rapide. Tout y passe : j’ai besoin de voir, et ça, c’est une écriture – ce que j’appelle « être possédé. » Qu’on soit peintre, écrivain, danseur ou photographe, on se doit d’être possédé par ce qu’on fait. J’ai beaucoup de rapports avec des amis écrivains. Mes préférés comme Carlo Emilio Gadda ou Malcom Lowry ont leurs pages remplies de notations qui sont de véritables observations photogr aphiques. J’aime à dire que mon photographe français favori est Jean Echenoz, car ses livres sont truffés d’observations et de détails visuels. Ceci dit, il y a chez moi un besoin de désordre et en ce sens, je n’écris pas de vrai roman. Un jour, quelqu’un m’a demandé un Curriculum Vitae, et j’ai eu l’idée d’énoncer simplement à la suite quelques titres des livres que j’avais publiés. Ça devenait un poème : Chronique du retour et Avant l’Aube suivis par Forget me not et Far Out ! – Une vie… — FAR OUT !, Bernard Plossu, éd. Médiapop 67


La passion d’éditer Par Nicolas Querci ~ Photo : Richard Dumas, 2009

Quand un livre paraît, on invite l’auteur à en parler. Rarement l’éditeur, qui aurait pourtant des choses passionnantes à dire : pourquoi ce livre et pas un autre ? Quel chemin a-t-il emprunté pour arriver jusqu’au lecteur ? C’est à cette figure méconnue que s’intéresse la série d’entretiens qui s’ouvre ici avec les éditions Tristram. 68



Patti Smith, lors de son concert à Auch avec Lenny Kaye et Oliver Ray, le 10 novembre 1996. Version incendiaire de Not Fade Away, genou à terre, en martyrisant l’harmonica que Sylvie venait de lui offrir.

4 juillet 1987. C’est le jour des 25 ans de Sylvie, encadrée par l’ingénieur du son Yvan Blanlœil et son assistant. Nous sommes dans le cuvier d’un premier grand cru de Saint-Émilion, Château Soutard, où nous enregistrons Le Discours aux animaux de Valère Novarina, interprété par l’acteur André Marcon (en bas à gauche et à droite, encadrant Jean-Hubert posé sur l’unique chaise).

Quel est le point commun entre le critique rock Lester Bangs et la romancière Celia Levi ? Entre l’écrivain allemand Arno Schmidt et le « père » du roman américain Mark Twain ? Entre le sulfureux Ezra Pound et la paisible Nina Allan ? Aussi différents soient-ils, tous ces auteurs figurent au catalogue des éditions Tristram. Depuis plus de trente ans, la maison d’édition fondée à Auch par Sylvie Martigny et Jean-Hubert Gailliot publie des auteurs contemporains et des classiques dont elle révèle la modernité grâce à de nouvelles traductions — tissant des liens étroits entre les uns et les autres. Avec une idée constante qui donne toute sa cohérence au catalogue : quels que soient le genre, la forme, le style, l’époque, la littérature se trouve potentiellement dans n’importe quel texte. Jean-Hubert Gailliot et Sylvie Martigny se sont connus au lycée, à Vienne, en Autriche, à la fin des années 1970. Ils se découvrent des affinités immédiates, parlent musique et littérature, rêvent d’une vie pleine d’aventures. Leurs « héros » s’appellent alors Patti Smith, Kerouac, Burroughs. Très vite s’installe l’envie de réaliser des choses 70

ensemble. Après avoir voyagé comme leurs modèles beatniks, ils rentrent en France où ils travaillent pendant deux ans afin de pouvoir s’acheter une « base arrière » où se replier en cas de difficulté. C’est ainsi qu’ils atterrissent dans le Gers, où ils commencent à organiser des événements, ce qui leur permet de rencontrer des artistes d’avant-garde, tout en acquérant certaines compétences qui leur serviront plus tard, comme monter un budget de production. C’est à cette période, au milieu des années 1980, qu’émerge l’idée de créer une maison d’édition d’un nouveau genre. Pendant quelque temps, un petit groupe se met à réfléchir au modèle idéal, à imaginer un programme de publications, dans lequel Sterne, Lautréamont, Pound apparaissent déjà. Lorsqu’il s’agira de passer aux choses concrètes, ce sont les deux « malfaiteurs » qui se lanceront. La maison d’édition voit le jour sous forme d’association en 1987 — elle ne deviendra une société qu’en 1995. Le premier projet des éditions Tristram ne sera pas un livre imprimé, mais un enregistrement CD du Discours aux animaux de Valère Novarina, qui paraîtra en 1988. Puis viendront, l’année suivante, les


Poésies d’Isidore Ducasse et Je rassemble les membres d’Osiris, d’Ezra Pound. Trois gestes forts qui attirent l’attention sur la jeune maison. Pour Tristram Shandy, il faudra patienter. L’aventure éditoriale ne fait que commencer. Qu’est-ce que vous connaissiez de l’édition en commençant ? Jean-Hubert Gailliot : Pas grand-chose, mais le peu que l’on connaissait, on le connaissait bien. On s’intéressait déjà à ce qu’il y avait autour et derrière les livres. Il y a beaucoup de lecteurs qui aiment un livre sans connaître l’éditeur. Et il y a des gens qui avant même d’ouvrir le livre, savent chez qui c’est publié, combien ça fait de pages, qui est l’imprimeur, d’où vient l’image de couverture. Nous faisions plutôt partie de cette catégorie. La matérialité, la conception, le fait qu’il y ait des livres : on savait qu’il y avait des gens derrière. Avant de créer notre maison, on connaissait bien les vies d’éditeurs très mouvementées, parfois un peu horsla-loi ou aventureuses, de Maurice Girodias, d’Éric Losfeld, qui sont encore aujourd’hui nos deux grands prédécesseurs favoris, et qui sont tous deux devenus des auteurs de notre catalogue. Ça ne nous donnait pas des connaissances techniques, ça n’avait rien à voir avec ce qu’on aurait appris si on avait suivi des études d’édition. En revanche, ce qui reste pour nous l’une des grandes lois de l’édition, c’est que si on devient éditeur, c’est pour toute la vie. Si on devient éditeur, on ne fait rien d’autre que de s’occuper de livres. On peut en écrire soi-même1, on peut faire de la critique littéraire, intervenir à l’université, être libraire, mais on est dans les livres. Ça absorbe la totalité de l’existence. Donc : investissement intégral, longévité maximale. Et puis, ce qu’on retrouve chez Girodias, Losfeld et d’autres, c’est que la littérature est potentiellement partout. Aussi bien chez une poétesse oubliée d’il y a quatre cents ans, que dans la forme canonique d’un roman de 200 pages… À quoi ressemblait alors le monde de l’édition ? Sylvie Martigny : Le constat à la fin des années 1980, c’était que l’édition littéraire française était d’un excellent niveau. Il y avait beaucoup d’éditeurs exceptionnels, dont les livres étaient remarquables, avec des personnalités très fortes, ce n’était pas du tout un milieu figé, compassé, poussiéreux. Au contraire. Il y avait énormément de vitalité. Avec Tristram, il ne s’agissait pas de dire : « Ils sont vieux, ils sont vilains, on va leur montrer ce qu’il faudrait faire. » Pas du tout. C’était : « Ils sont beaux, ils sont forts, ils sont admirables », et précisément, voilà un contexte favorable pour faire entendre une tonalité différente. Notre idée première, avec Tristram, c’était de combler des lacunes. Il y avait une dimension critique. Par 1  Jean-Hubert Gailliot a lui-même écrit plusieurs romans, tous publiés aux Éditions de L’Olivier. Le dernier en date, Actions spéciales, vient tout juste de paraître.

exemple, un texte fondamental comme Tristram Shandy 2, de Laurence Sterne, avait disparu des rayons depuis longtemps. C’était l’idée qu’il existait des trucs complètement oubliés par l’édition française, des points aveugles… J.-H. G. : Comment ne pas être impressionné par le catalogue des Éditions de Minuit ? Mais il ne nous échappait pas que c’était une maison qui ne publiait que des auteurs français contemporains, très proches littérairement les uns des autres. Comment ne pas être impressionné par Christian Bourgois ? Mais comment ne pas s’apercevoir qu’il ne publiait que des traductions ? Pour le reste, on voyait bien qu’au Seuil, chez Gallimard, ici ou là, il y avait beaucoup d’auteurs passionnants, dans des registres différents, mais noyés dans une masse de choses moins intéressantes. S. M. : Nous voulions créer quelque chose qui à l’époque n’existait pas, une maison d’édition généraliste, avec à la fois des auteurs français contemporains, des auteurs étrangers et une exploration active du patrimoine. Une maison d’édition généraliste comme Gallimard, en modèle super réduit. Une microscopique maison d’édition généraliste ! Est-ce que vous vous êtes fixé une ligne à suivre ? S. M. : Nous voulions être généralistes, sans que ce soit littéraire dans un sens trop strict. Que les livres aient une dimension d’événement, avec des choses autour, par exemple l’entretien entre David Bowie et Mehdi Belhaj Kacem dans Les Inrockuptibles, ou les concerts de Patti Smith à la Fondation Cartier et chez nous, à Auch3. C’était plus une ligne existentielle, un mode opératoire, qu’une ligne éditoriale comme on pourrait l’entendre de manière conventionnelle. Il s’agissait aussi de rompre avec une période qui nous a passionnés, celle des avant-gardes. On s’est rendu compte que passé un certain point, la modernité littéraire interdisait à peu près tout. Un écrivain n’avait pas le droit de raconter des histoires, il ne fallait surtout pas de personnages, de dialogues, de psychologie… seulement du « texte » ! Le problème, c’est que quand le texte renonce à tous ces éléments, il devient bizarre, mais toujours de la même manière. Alors que les grands avant-gardistes du passé, s’ils étaient extrêmement bizarres, l’étaient surtout chacun à leur manière. Notre ligne, c’était celle-là : garder l’exigence littéraire des avantgardes, poursuivre leur travail d’exhumation des grands prédécesseurs, sans pour autant se priver de quelque chose de plus pop. Toutes ces choses coexistaient dans nos vies à nous. Il fallait donc qu’elles puissent coexister littérairement dans notre catalogue. La ligne, c’était celle-là. 2  La traduction intégrale de ce monument de la littérature, signée Guy Jouvet, a été publiée en 2004 — six ans après un premier volume partiel. 3 L’entretien dont il est question est paru dans le n° 44 des Inrockuptibles, en février 1996. Les concerts de Patti Smith ont eux aussi eu lieu en 1996.

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— Ce qui doit faire l’objet du plus grand soin, c’est le texte. La chose à chérir, c’est le texte. —

Notre grand frère idéal, Lester Bangs, backstage, au Cobo Hall de Détroit en 1975. Nous avons publié cette photo de Charles Auringer (autre pilier du magazine Creem) dans le livre de Maud Berthomier, Encore plus de bruit : l’âge d’or du journalisme rock en Amérique, par ceux qui l’ont inventé.

Vous faites très peu de politique et de sciences sociales… S. M. : La politique nous passionne, mais on ne veut pas l’aborder par les biais habituels. Nous pensons que la littérature brasse tout ça, dans tous les sens, et qu’il n’y a pas dans ce domaine d’outil plus puissant. C’est la vision que nous avons de la littérature, comme forme de pensée et d’expérience… J.-H. G. : Je proteste contre cette perception du catalogue, parce qu’il est quand même constitué par une majorité écrasante de gens assez suspects : de nombreux drogués, de nombreux obsédés sexuels, de nombreux alcooliques, de nombreux révoltés, de nombreux suicidés ou individus morts jeunes, violemment. Les biographies de nos auteurs disent à quel point tout le catalogue est extrêmement politique. Bangs écrivait pour détruire l’industrie du disque. Kenneth Anger pour détruire le mensonge hollywoodien. Hunter S. Thompson s’est battu contre Nixon et a inventé le reportage politique lors d’une campagne présidentielle. Les premiers textes de Mehdi Belhaj Kacem ne sont rien d’autre qu’une déclaration de guerre totale à la famille et à la société. Sans parler d’Ezra Pound, qui s’intéressait tellement à l’économie et à la politique qu’il est devenu mussolinien et fasciste… 72

Sans oublier Vollmann et son archéologie du mal dans l’Histoire ! Ou Pierre Bourgeade, à notre connaissance l’unique écrivain français condamné pour outrage au président de la République ! Et J.G. Ballard évidemment, un grand penseur politique, par les moyens de la fiction. La politique irrigue et traverse le catalogue de part en part. C’est le sang qui pulse dans les veines de tous ces textes. Par conséquent, nous n’avons pas besoin de publier des livres sur la politique, les luttes sociales ou les minorités. Nous publions ce qui est ultra minoritaire : l’individu minoritaire en lui-même. Ce qu’on appelle justement un écrivain. Comment en êtes-vous arrivés à publier Lester Bangs, dont vous dites qu’il vous a servi « d’accélérateur » ? J.-H. G. : C’est très simple : quand on était adolescent à la fin des années 1970 et qu’on aimait le rock, qu’on achetait des disques, qu’on lisait la presse rock, il était impossible de ne pas tomber sur le nom de Lester Bangs, qui apparaissait comme le visionnaire américain, comprenant avant tout le monde ce qui était vraiment important… On ne pouvait pas le lire parce qu’il n’était pas traduit. Ou alors il fallait se procurer des revues américaines, difficilement accessibles en France et encore plus en province. Mais on connaissait son existence et on fantasmait à son sujet une sorte de littérature idéale, celle d’un deuxième Kerouac, qui au lieu d’écrire ses aventures sur la route, sur l’alcool, la défonce, aurait parlé de ce qui nous intéressait encore davantage : l’actualité musicale, avec énormément de subjectivité. S. M. : L’édition américaine du premier recueil, Psychotic Reactions, est sortie en 1987… Philippe Manœuvre avait fait un article fantastique sur ce livre dans Libération. On s’est toutes affaires cessantes procuré le bouquin. C’est difficile de lire Lester Bangs en anglais, c’est frénétique, c’est une prose d’écrivain bien plus que de journaliste. En tout cas, on voyait bien que ça ressemblait à ce qu’on avait imaginé. C’était effectivement Kerouac écrivant sur le rock, et d’une manière encore plus délirante, mais tout en virages contrôlés, jamais de sorties de route, des paragraphes qui décollaient comme des tapis volants, vraiment une sorte d’écrivain idéal, qui écrivait ce qu’on aurait rêvé d’écrire et qu’on aurait par-dessus tout eu envie de lire. Pour la première fois, nous nous sommes préoccupés de savoir comment obtenir des droits. Nous sommes allés à Francfort. Il y avait eu des problèmes avec la succession de Bangs, pendant quelque temps, ce qui fait que des éditeurs français qui auraient pu s’intéresser à lui avaient peut-être hésité. Au moment où nous sommes arrivés, ces problèmes venaient d’être réglés, mais personne ne le savait, hormis ceux qui vendaient les droits. J.-H. G. : C’est un peu la même histoire qu’avec Kenneth Anger et Hollywood Babylone : le jour où


Dans votre catalogue, il semblerait que les œuvres « s’appellent » ou « s’engendrent » les unes les autres… S. M. : Oui. Le Tutu de Princesse Sapho est arrivé parce qu’on a publié Lautréamont. Lautréamont nous a aussi amené Mehdi. Lester Bangs nous a amené Patti Smith. La presse en avait beaucoup parlé, ç’avait été un petit événement de librairie. L’agent français de l’éditeur de Patti Smith — qui sortait de dix-sept années de silence avec un album et un livre, La Mer de Corail —, cherchant qui pourrait la traduire en France, s’est adressé à nous parce qu’il y avait eu ce succès avec Lester Bangs. Un jour, notre téléphone sonne : « Est-ce que vous connaissez Patti Smith ? Est-ce que ça vous intéresserait de recevoir les épreuves d’un livre qu’elle va publier à New York et à Londres ? » On a tout de suite dit : « Oui, envoyez ! »

Maurice Roche, « l’homme le plus drôle de Paris », dixit Simone de Beauvoir. Nous l’avons eu tous les jours au téléphone pendant dix ans, jusqu’à sa mort en 1997. Entre-temps, nous avons fait deux éditions de son chef-d’œuvre, Compact : une édition polychrome en sept couleurs et une version CD.

on le publie, la moitié de ce que le pays compte d’éditeurs arrive et dit : « Moi, j’ai toujours voulu faire ce livre. » Mais ils n’ont pas réellement essayé de le faire. Bangs est mort en 1982. Les problèmes de succession étaient suffisamment réglés pour que ça puisse paraître aux États-Unis. Simplement, comme souvent, les gens qui s’y intéressaient pensaient être les seuls et en être virtuellement propriétaires. Au fond, nous étions les premiers à nous comporter comme des éditeurs : « Ça nous intéresse, nous voulons le faire, qui détient les droits ? Est-ce qu’on peut signer un contrat ? » C’est ce qui s’est passé. Puis il a fallu trouver un traducteur, ce qui n’a pas été simple. Personne ne voulait le traduire : trop difficile. Ç’a été le début d’une longue et fantastique collaboration avec Jean-Paul Mourlon, qui est mort il y a quelques semaines4. Il a mis plusieurs années pour le traduire. Ce qu’il a fait est époustouflant. Ce projet né en 1987 n’est arrivé en librairie que neuf ans plus tard. On dit toujours avec Sylvie que si l’on devait recréer une maison d’édition en partant de zéro, en n’ayant le droit de reprendre qu’un seul livre du catalogue de Tristram, ce serait celui-là. Ç’a été notre premier succès. 4  Jean-Paul Mourlon est décédé en septembre 2020 à l’âge de 73 ans (l’entretien s’est déroulé le 28 octobre).

Vous n’avez jamais eu envie de publier plus de titres ? J.-H. G. : Nous publions en moyenne sept ou huit livres par an. Le critère, c’est le nombre de pages que l’on publie. Dans les meilleures conditions, nous pouvons éditer et donc publier jusqu’à 2 000 pages « nouvelles » par an. Avec une complexité variable selon les livres. Et 2 000 pages, ça représente huit livres de 250 pages. Si ce sont des choses que l’on a déjà éditées et qu’on ressort en Souple5, ça prend moins de temps. Quand on dit 2 000 pages, c’est une moyenne. Si tous les textes étaient aussi difficiles que l’autobiographie de Mark Twain, on ne pourrait éditer que 1 500 pages dans l’année. S. M. : C’est aussi parce que nous voulons en rester à quelque chose qui ressemble à de l’artisanat. Si l’on faisait plus que les 2 000 pages en question, il faudrait changer notre organisation. Ce n’est pas que nous refusions de travailler avec d’autres personnes, mais l’économie de la maison en serait modifiée. Là, si nous ne pouvons pas nous payer, nous ne nous payons pas et traversons les difficultés comme ça. Mais s’il y a quelqu’un d’autre dans la barque, ça devient une responsabilité différente. Qu’est-ce qui prend le plus de temps dans la création d’un livre ? S. M. : Le travail sur le texte, qui est incompressible. C’est un travail extrêmement long, minutieux, laborieux. Et d’une certaine façon, meilleurs on est dans ce domaine, plus ça nous prend de temps, parce qu’on est sans cesse plus exigeants, on se pose davantage de questions, on vérifie plus de choses, on vérifie les vérifications ! Il y a une espèce de paranoïa dévorante qui s’installe. Nous consacrons aussi plus de temps qu’avant aux relations avec les libraires. À l’occasion nous allons 5  La collection de poche de la maison.

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S. M. : Tout nécessite du temps. Quand le livre paraît, tout le travail de promotion a été fait. Dans l’idéal, il faudrait pouvoir consacrer autant de temps à la promotion du livre qu’à son édition. C’est pour ça qu’il y a, parfois, chez certains, un peu de relâchement sur le plan de l’édition. C’est un fait que les éditeurs ont de moins en moins de temps pour le travail éditorial. Il faut s’organiser pour ne rien céder là-dessus. Est-ce que vous avez des liens d’amitié avec vos auteurs ? S. M. : À des degrés divers. Avec quelqu’un comme Celia Levi, qui est une femme très discrète, on se voit rarement. Nous sommes d’abord proches des œuvres. Ce qui ne nous empêche pas d’être proches des auteurs. Il y a tous les stades de l’amitié, mais quoi qu’il arrive ça passe par le biais de l’œuvre. Avec Celia, même si on ne se tape pas toutes les cinq minutes sur l’épaule, je dirais que la relation est aussi intense qu’avec quelqu’un que l’on connaît mieux, parce qu’on est sûrs de parler de la même chose. Avec Mehdi, que l’on a connu quand il avait 17 ans, on s’est beaucoup vus pendant très longtemps, d’ailleurs je ne suis même pas sûre que ce soit de l’ordre de l’amitié. C’est autre chose.

Mark Twain se pose une question : « Suis-je assez bon, ou devrais-je m’améliorer ?… Prenons un moment pour y réfléchir. » Parmi nos rêves d’éditeurs, il y avait Tom Sawyer et Huckleberry Finn. C’en était aussi un pour le traducteur Bernard Hœpffner. Nous l’avons fait ensemble en 2008.

les voir, sinon ça se fait par téléphone, par mail, par le truchement des représentants. C’est une évolution du métier, sur ce point nous avions pris du retard. Pour prendre un exemple récent, La Tannerie6, il se passe combien de temps entre le moment où vous recevez le texte et celui où le livre paraît ? J.-H. G. : Disons qu’il s’écoule en général huit ou neuf mois à partir du moment où l’on reçoit le texte — qui n’est pas forcément un texte que l’on découvre, ça peut être un texte attendu. Nous savions que Celia terminait un livre qui s’appelait La Tannerie, dont on avait déjà lu des versions partielles. Huit ou neuf mois, c’est bien, parce que ça laisse le temps de travailler avec l’auteur, d’assimiler le texte, d’en discuter entre nous et avec notre graphiste, Thierry Dubreil, de travailler en profondeur avec les représentants. 6 Voir l’entretien avec Celia Levi dans le n° 59 de Novo.

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Vous les accompagnez beaucoup ? J.-H. G. : Ça dépend des auteurs. On part du principe qu’il y a des choses qu’un auteur doit savoir. Par exemple, ce que coûte un livre, et comment ça se répartit. Il ne doit pas ignorer que pour vendre un livre, il faut en fabriquer deux. Il ne doit pas ignorer que ce n’est pas toujours une bonne chose que l’on voie son livre partout. C’est plus intéressant qu’on voie très bien son livre là où il pourra se vendre. Après, il y a des auteurs qu’il faut beaucoup rassurer, et au bout d’un moment, être constamment en train de rassurer, ça devient quelque chose de négatif, et il ne faut pas rentrer dans une relation de « mauvaise psychologie ». À l’inverse, il y a des auteurs qui n’ont pas du tout besoin d’être rassurés. Ça peut être par fierté, par discrétion, par pudeur. Malgré la complicité, l’affection, l’amour, il y a quelque chose entre les auteurs, les traducteurs et nous, qui est le texte. Ce qui doit faire l’objet du plus grand soin, c’est le texte. La chose à chérir, c’est le texte. Le personnage important dans notre relation, c’est le texte. Qu’est-ce qui a le plus changé depuis que vous faites ce métier ? S. M. : Il y a trente ans, quand nous avons commencé, nous représentions une incongruité dans le paysage éditorial. Aujourd’hui, il y a plein de maisons, parfois remarquables, qui ressemblent un peu à Tristram. C’est un vrai changement. Et cela a eu des conséquences bien particulières. Nous ne sommes plus seulement en concurrence avec les grandes maisons historiques, mais aussi


avec des maisons dans notre genre, tout aussi bien organisées, tout aussi affûtées littérairement, plus jeunes, et que parfois nous avons inspirées. C’est gratifiant, mais ça complique un peu le jeu ! J.-H. G. : Ce qui est amusant, c’est que les évolutions sont quand même totalement imprévisibles. À nos débuts, le grand méchant loup, c’était la Fnac, qui mettait tout en œuvre pour détruire les librairies indépendantes. Nous n’avons pas toujours eu à nous plaindre de la Fnac, qui à l’époque avait de très bons libraires, des points de vente très puissants. Pour certains de nos titres, elle réalisait l’essentiel des ventes. Mais elle faisait peser une menace sur la librairie indépendante qui, elle-même, n’était pas toujours au niveau qui est devenu le sien aujourd’hui. Et la seule question que tout le monde se posait, c’était de savoir à quel moment la Fnac réussirait enfin à la dévorer. Et puis… il y a eu Amazon, qui a plus ou moins eu la peau de la Fnac et a indirectement renforcé les indépendants. Jusqu’à la prochaine étape.

La couverture de la première édition de Psychotic Reactions & autres carburateurs flingués (1996) et la première utilisation d’encres fluo par le graphiste Thierry Dubreil, dont la devise a longtemps été : « Toujours à la limite du bon goût, sans jamais y succomber. »

— Notre ligne : garder l’exigence littéraire des avantgardes, poursuivre leur travail d’exhumation des grands prédécesseurs, sans pour autant se priver de quelque chose de plus pop. — Est-ce qu’il y a des « rêves » que vous auriez aimé réaliser ? Des regrets ? S. M. : Nous avions des rêves d’éditeur. Je ne dirais pas que nous les avons tous réalisés. Mais parmi les choses vraiment importantes, il y en a beaucoup que nous avons réussi à faire. Le jour où l’on a réédité Losfeld, le jour où on a publié cet inédit de Burroughs, Le Porte-lame, c’était fantastique ! Des vrais rêves, on en a réalisé beaucoup. J.-H. G. : Il y a quelques auteurs français qu’on aurait aimé publier. Mais enfin, pas vraiment de regrets. Ce n’est pas du tout dans l’esprit de Tristram de se sentir en concurrence avec les autres. Ce serait plutôt l’inverse. Souvent nous avons un peu l’impression d’être les seuls à nous intéresser à certaines choses. C’est très agréable. S. M. : Je reviens sur les fantasmes ou les envies d’éditeur. De ce point de vue, ce qui se passe avec Nina Allan est pour nous très important. Nous avons été son premier éditeur, non seulement en France, mais hors d’Angleterre, où elle publiait dans des petites maisons spécialisées, sous l’étiquette de la science-fiction. Là-bas, elle est devenue plus « mainstream » grâce au succès que ses livres ont rencontré en France. Nous lui avions expliqué que nous ne voulions pas la présenter comme une romancière de science-fiction, et je pense que ça a joué un certain rôle dans son développement. En France, la reconnaissance a été immédiate. Je suis aussi fière de ce que nous faisons avec Nina Allan que de ce que nous ferons avec Thomas André7 ou d’autres auteurs français. C’est du même ordre. Parce qu’il a fallu tout inventer. Et ça crée des liens indéfectibles. En plus d’être un immense écrivain, Nina est une personne extraordinaire, nous aimons quand elle vient à Paris et il faut qu’on aille la voir sur son île, en Écosse. Jusqu’à présent, chacun de ses livres8 a été plus fort que le précédent. C’est incroyablement excitant. 7 Son premier roman, L’Avantage, est paru en janvier 2021. 8 Le Créateur de poupées, le sixième livre de Nina Allan publié par Tristram et traduit par Bernard Sigaud, paraîtra en août 2021.

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Entre émerveillement et violence contenue, espace domestique et médiatique, l’univers de Frédérique Cosnier, poète et romancière, se déploie aujourd’hui dans son deuxième roman, Pacemaker, publié aux éditions du Rouergue.

Les voix du corps Par Florence Andoka ~ Photo : JC Polien

Louise fait de la danse orientale et s’enchante de tout, tandis que le pacemaker de son père Anselme se dérègle. Vous consacrez ce texte au vieillissement et à la disparition d’une figure paternelle, et pourtant Pacemaker n’est pas un roman triste. De quoi procède ce balancement entre gravité et légèreté ? Ce balancement est en effet au cœur de mon mouvement d’écriture. Si vous ôtez l’un des pieds d’une balançoire, tout se casse la figure… La catastrophe du monde ne peut être traversée sans moments de légèreté, et la légèreté ne peut qu’être travaillée et minée par cette sorte d’intranquillité permanente que Pessoa a si bien explorée. On nous parle souvent de cohérence, on est vite accusé dans la société actuelle de contradictions. Mais je trouve qu’il y a dans ce jugement une méconnaissance, si ce n’est un danger ou une hypocrisie, à faire comme si tout était ou devait toujours être unitaire. Il me paraît important en littérature de donner voix aux méandres, pour dépasser, précisément, 76

l’idée même de contradiction. Nous sommes faits de ces passages, de cette violence qui nous fait errer du rire aux larmes, dans un monde où les images de couchers de soleil inondent les réseaux sociaux en été, au beau milieu des explosions, des scènes de répression, des scandales économiques et sociaux. En somme, je n’ai rien inventé. Dans Pacemaker comme dans Suzanne et l’influence, mon premier roman, tout traverse les corps avec la même intensité. Si l’écriture de leur parcours fait poème, ce que je souhaite, c’est qu’il n’y a pas de rupture entre la langue qui dit ces corps et le monde où cette langue s’inscrit, parce que, et c’est la grande leçon de Benveniste par exemple, nous sommes des êtres de langage. Les sentiments ne sont pour moi que des sortes de couleurs labiles qui adviennent dans le langage, en lien direct avec le monde tel qu’il est éprouvé par ces créatures de fable que sont Suzanne et Louise. Il ne s’agit en tout cas en rien de personnages au sens psychologisant du terme.


Cette attitude pourrait-elle être appelée enfance ? Oui, mais l’enfance, en ce sens, ne serait pas une période bornée de la vie, mais une forme d’expérience frontale du monde, physique et sensuelle, dans une langue qui dit cette frontalité, cette sorte de présent suspendu dans un nouveau qui revient. Quel rapport entretenez-vous avec l’autofiction ? Je ne crois pas une minute à une forme littéraire qui soit le reflet de la réalité. Non que l’époque, que notre vie propre, ne traversent pas les textes, mais elles ne le font qu’en tant qu’éternelles inconnues. Passant par le langage, l’expérience est réinventée. Donc nouvelle. Donc comment pourrais-je prétendre même la connaître et la transcrire ? C’est par le travail de création dans la langue que je la découvre, que je la vis ! Selon moi, l’enjeu du devenir d’une expérience en littérature est toujours celui de se découvrir nouveau. C’est d’ailleurs l’un des leviers d’émancipation de l’écriture. Et on mesure aussi toute la portée relationnelle, éthique, voire politique que ces questionnements peuvent révéler. Le corps est omniprésent dans vos textes. Est-ce le centre, le point de départ de l’écriture ? J’écris en mouvement. Presque dans tous les sens du terme. Quelque chose se met à parler, souvent, lorsque je cours, lorsque je conduis ou que je prends le train (mouvement immobile…). Peut-être s’agit-il donc plus d’une impulsion par l’expérience d’un changement de vitesse. En tout cas, ce changement de régime passe par le corps, par l’épreuve des jambes et du souffle, ou simplement par celui du regard, du point de vue qui change. Cela déclenche presque systématiquement une voix en moi et le désir d’écrire. Si les circonstances le permettent, je prends des notes, j’enregistre un audio, j’essaie de garder en mémoire quelques expressions, phrases, avec le mouvement de la parole, pour tenter de les écrire plus tard. C’est beaucoup plus fertile en termes de prolifération ensuite que si je m’assieds à ma table de travail avec l’intention d’écrire. Cette étape, elle, peut fonctionner, une fois que l’impulsion a été donnée par le corps. Ce qui se joue ensuite, c’est la tentative, par le rythme d’écriture, de suivre les pas de la voix… Si je comprends bien ce que je suis en train d’essayer d’expliquer, j’écris par les pieds et par les yeux, quand je vais voir ailleurs. Vous êtes également poète, participez notamment à Remue.net. Comment passe-t-on de la poésie au roman ? Précisément, cette histoire de voix, de pieds et de regard, c’est la question du poème. Le poème est la mise en chemin d’une voix qui passe par tout le corps. En cela, je n’ai pas d’impulsion différente pour l’écriture d’un roman ou d’un poème. Je vois

—L e poème est la mise en chemin d’une voix qui passe par tout le corps. — tout, entends tout, en termes de poème, c’est-àdire en nécessité de vie se frayant passage par le langage. Ce n’est pas le préconçu d’une forme qui préside à l’écriture. C’est la nécessité d’un dire. Quelle est pour vous l’importance de la littérature hors du livre ? Lorsque vous ouvrez la porte de telles recherches, vous passez obligatoirement par la question de savoir à quel moment le poème advient : est-ce dans l’acte d’écrire, est-ce dans le temps de sa rencontre avec un lecteur, est-ce dans sa profération ? Ces questions sont déterminantes dans le sens où elles nous décentrent de la sacrosainte conception de l’écrit, encore prépondérante, et qui plus est d’un écrit hyper normé. Or toutes les aventures de performances poétiques, de lectures publiques, mais aussi toutes les formes hybrides qui traversent l’art contemporain, les écritures de plateau au théâtre, permettent de se défaire de cette approche façon « Belles Lettres » idéologiquement et poétiquement discutable, et qui est d’ailleurs toute jeune historiquement, par rapport aux aventures de voix que constituaient bien avant elle L’Odyssée ou Gilgamesh… Que vous apporte la rencontre avec d’autres artistes et d’autres disciplines ? La collaboration me permet de me perdre, de m’oublier dans quelque chose qui en même temps me ressemble, mais par surprise. C’est absolument jouissif. J’ai par exemple beaucoup aimé l’expérience collective que nous avons réalisée en 2014 avec le photographe Antonio Catarino, l’écrivain Manuel Daull et le musicien Li. Ce qui me porte, je crois, ce sont ces recréations infinies et plurielles. Elles témoignent directement du fait que, encore plus dans le collectif, l’art nous révèle en tant qu’êtres éperdument avides de vie et désirants, même au fin fond de nos mélancolies. — PACEMAKER, Frédérique Cosnier, éd. du Rouergue frederiquecosnier.wordpress.com 77


Diane Scott, l’exigence critique Par Caroline Châtelet ~ Photos : Renaud Monfourny

Psychanalyste et critique, Diane Scott publie S’adresser à tous. Théâtre et industrie culturelle aux éditions Amsterdam, ouvrage à la lucidité stimulante.


Dans l’émission Affaires culturelles sur France culture dont il était l’invité le 13 mai dernier, le metteur en scène, scénographe et directeur du Théâtre de Gennevilliers Daniel Jeanneteau évoqua brièvement S’adresser à tous. Théâtre et industrie culturelle. L’ouvrage étant écrit par Diane Scott – qui collabore avec Gennevilliers en tant que rédactrice en chef de la revue Incise, éditée par le théâtre –, la démarche pourrait sembler suspecte. Entendez, l’on pourrait apprécier ce « conseil culturel » de Daniel Jeanneteau comme une promotion calculée, un envoi d’ascenseur attendant un futur renvoi. De ces petits usages d’entre-soi dont les acteurs du champ théâtral sont coutumiers, se promouvant les uns les autres avec complaisance – et peu importe la puissance ou l’intérêt de l’objet mis en avant. Sauf qu’il n’en est rien. J’en veux pour preuve, avant même d’évoquer S’adresser à tous, le cas d’Incise : quoique éditée par le théâtre de Gennevilliers et accompagnée par son équipe, la revue a toute son autonomie éditoriale. En cela, elle s’inscrit à sa manière dans l’histoire fructueuse des revues de théâtre produites par des théâtres (citons le cas de la revue Théâtre populaire, par exemple, née au sein du Théâtre National Populaire en 1953 et qui fut bien peu amène à l’égard du directeur du TNP et metteur en scène Jean Vilar). Mais Incise dépasse aussi cette histoire, puisque, pour paraphraser Diane Scott, la revue annuelle née en 2014 part d’un théâtre pour parler d’autre chose que de théâtre. En ses pages vous lirez des traductions inédites de philosophes, de la théorie esthétique, de la poésie et pourrez même y trouver quelques jeux et dessins d’enfant. Le projet d’Incise a à voir avec le parcours de Diane Scott. Aujourd’hui psychanalyste et critique, cette dernière a auparavant œuvré comme metteuse en scène, critique dramatique et est l’autrice d’une thèse en études théâtrales (« Théâtre du Peuple, critique de la culture », soutenue en 2016). Mais il a également – et surtout – partie liée avec le travail qu’elle déploie. Sa pensée rigoureuse, exigeante et radicale, est de celles qui redonnent tout leur sens à l’idée de critique. Sa manière de travailler à déconstruire les idées préconçues, de forcer à sortir d’une paresse intellectuelle quant aux objets et doxas s’incarnait


déjà dans son précédent ouvrage, Ruine. Invention d’un objet critique. Paru en 2019, celui-ci partait de la ruine industrielle, auscultait ce qui là-dedans force notre amour, et observait la résurgence du motif « ruine » dans d’autres objets. C’est cette même discipline qui se déplie dans S’adresser à tous. Théâtre et industrie culturelle. En s’intéressant à ce que le théâtre public a produit comme idée de peuple et comme rapport à celui-ci (ainsi que les différentes acceptions qui se sont succédé pour désigner ce rapport) de la Révolution française à aujourd’hui, ce livre oblige à se déplacer. Soit à lire différemment le champ théâtral contemporain, la façon dont il s’articule – dans ses liens au pouvoir politique notamment – et les discours qu’il produit. De la perte d’aura du théâtre à l’idée que le public n’existe pas (« le public est la fiction du capitalisme culturel, la figure qui permet de faire passer le pouvoir du capital pour la demande des consommateurs ») ; de la nécessité d’œuvres ne cherchant ni le consentement ni la séduction aux impasses morales des propos sur le « théâtre politique » ; et jusqu’à la proposition d’une nouvelle lecture des discours du théâtre (qui peut « armer », « advenir » ou « accueillir »), S’adresser à tous démonte pas à pas les fantasmes et imaginaires d’un lieu aimant trop souvent à se voir panser les plaies de la société. Comme le déclarait Daniel Jeanneteau encore, S’adresser à tous se révèle « un livre important, d’une lucidité un peu terrifiante ». En cela, on ne peut que souhaiter qu’il devienne un outil de réflexion pour le champ théâtral. Rencontre avec Diane Scott. Votre précédent ouvrage traitait de la ruine comme motif et de l’omniprésence de ce dernier dans notre environnement. Comment avez-vous cheminé de Ruine à S’adresser à tous ? Il y a d’un livre à l’autre des liens et des effets de boucle : S’adresser à tous précède et succède à Ruine tout à la fois. Bien qu’à première vue, ces deux objets, ruine et théâtre, soient hétérogènes, la ruine m’a permis de filtrer l’une des questions de mon travail sur le théâtre. Ruine est un livre plus léger sur un objet plus « pop » et, bien que S’adresser à tous soit le produit d’une thèse et d’un travail plus conséquent, Ruine a été plus difficile à élaborer, car il est écrit de part et d’autre d’une crise : je m’y suis déplacée quant à la question de l’idéologie, qui était ma problématique et mon point de butée. Après plus de quinze ans de critique dramatique, je ne parvenais plus à écrire sur les spectacles ; travailler sur la ruine m’a permis de me décaler, de sortir de cette impasse critique. « Comment s’attarder à des livres auxquels sensiblement l’auteur n’a pas été contraint ? » demande Georges Bataille. Chaque livre tente de répondre à une question qui m’est 80

propre et à une problématique théorique, chacune métabolisant l’autre. C’est du moins cet idéal qui a présidé à l’écriture de ces livres. Sans doute n’y voyais-je plus rien parce qu’il y a aussi – cette hypothèse allant vers S’adresser à tous – quelque chose qui fait qu’aujourd’hui le théâtre est aux prises avec une interrogation sur sa propre fonction historique. Si l’idéologie est motrice dans l’écriture de Ruine, elle est également au cœur de S’adresser à tous… Oui, et différemment. Walter Benjamin [philosophe, historien et critique littéraire allemand, NDLR] utilise la métaphore hassidique du bûcher pour distinguer deux manières de penser le travail critique : « Si (…) on compare l’œuvre qui grandit à un bûcher enflammé, le commentateur se tient devant elle comme le chimiste, le critique comme l’alchimiste. Alors que pour celui-là bois et cendres restent les seuls objets de son analyse, pour celui-ci, seule la flamme est une énigme, celle du vivant. » Mon désir de nommer ce qu’il en est de la vérité du théâtre moderne tient de cette exigence critique. Il s’agit d’écrire au plus près la fonction historique du « lieu » théâtre, et de déplier également les chronologies qui le portent. Ruine a commencé en distinguant le vrai et le faux de l’objet, S’adresser à tous tente de saisir ce qui nous constitue historiquement dans notre rapport au théâtre. Mais, dans chacun des cas, un nom en désigne un autre, ruine et théâtre sont des points d’entrée privilégiés pour traiter des catégories de la culture, et ils renvoient in fine à l’histoire, qui est le socle mouvant d’émergence de ces catégories. À cet égard, la ruine industrielle comme le théâtre actuel sont chacun des lieux ordonnés à la question du populaire, un populaire perdu dont la quête produit une organisation historique singulière. Le fantasme du populaire emporte aujourd’hui l’idée que le grand public de la culture en serait l’accomplissement. Mais ce signifiant est profondément divisé. Qualifier Aya Nakamura ou Fréhel de populaire ne recouvre évidemment pas le même sens. Sauf que cette promotion actuelle du populaire entendu comme grand public est adossée à ce populaire d’origine qui se dérobe à la saisie. Au sujet de Ruine, vous déclariez constater être radicalement séparée de votre propos une fois celui-ci publié. Qu’en est-il pour S’adresser à tous ? J’ai le même sentiment. Cela tient à ce que ces livres ne procèdent pas selon une logique de l’expertise : je n’ai pas l’intention de capitaliser sur mes objets en devenant une spécialiste de telle ou telle chose. Écrire m’a permis de répondre à ce qui m’arrêtait là et qui était « ma » question en


— Il n’y a pas de politique de l’art sans une politique en dehors de l’art. —


— L’interdiction d’ouvrir les universités et les lieux culturels est révélatrice du fait que le savoir est désormais chose tout à fait dispensable à la bourgeoisie réelle.— tant que j’y étais convoquée dans la dimension collective de ce « moi ». Cela renvoie à votre première question : j’ai écrit ce livre pour saisir ce que j’ai vécu à l’époque comme metteur en scène, ce qui s’est joué pour nous qui faisions du théâtre dans les années 2000-2010. Que nous est-il arrivé dans cette articulation très forte que nous avons traversée entre théâtre et politique, qu’y avonsnous investi ? Le théâtre fut un des lieux par défaut de la politique, ce qui ne veut pas dire que nous nous trompions de lieu, puisque quelque chose de la politique nous était barré. Tout lieu est toujours un lieu par défaut, pourrait-on dire en copiant Heiner Müller. C’est cette teneur de vérité propre à cette période que j’ai cherché à spécifier et à historiciser. D’avoir pu formuler qu’il n’y a pas de politique de l’art sans une politique en dehors de l’art a eu pour moi la valeur d’une réponse. Vous évoquez au sujet des dernières décennies la scission entre théâtre politique et théâtre d’art. Comment vous l’êtes-vous formulée ? Je l’ai lue, à même les discours. C’est le grand partage qui a présidé au regard porté sur le théâtre dans les années 2000-2010, des artistes, des critiques et des théoriciens. Je pense notamment au travail de quelqu’un comme Olivier Neveux [professeur d’histoire et d’esthétique du théâtre, NDLR] – qui règne sur ce syntagme de théâtre politique. En fait ces catégories sont très inconsistantes, pour le théâtre et en dehors de lui, ne serait-ce que parce qu’esthétique et artistique y sont confondus dans une commune opposition à ce que serait le théâtre politique authentique, tandis que l’art au XXe siècle a radicalement disjoint esthétique et artistique. Toute la tradition des réformateurs du théâtre a par ailleurs articulé, presque à l’évidence, question sociale et travail formel. La catégorie (de théâtre) d’art a ressurgi récemment comme le mauvais ennemi, le faire-valoir d’un théâtre politique dont la visée était d’autant plus mal posée et fourretout que ce mot « politique » venait répondre au refoulement de la politique de son propre champ. Plutôt que de vouloir encore dire qui fait du théâtre politique et qui n’en fait pas, souvent d’ailleurs au diapason de ce que l’institution promeut au 82

titre de « l’excellence », plutôt que d’alimenter le discours moral de la culture sur ses propres objets, ma démarche a consisté à retourner l’injonction sur elle-même et à interroger cette catégorie de théâtre politique. À quoi vient-elle répondre ? De quoi estelle faite ? Comment structure-t-elle notre rapport à la culture ? Vous dites ne pas croire au public, mais à l’adresse. Qu’est-ce à dire ? La théorie critique a produit très tôt la critique de cette notion de public qui est toujours de mise, une manière forte de penser le rapport entre sujet et objet – tout comme la psychanalyse d’ailleurs, l’intelligence tient d’emblée à la récusation de la séparation entre sujet et objet, posant, au contraire, entre les deux une zone d’indémêlable. Cette séparation est en revanche la condition de la notion de public, qui est le signifiant moteur de l’industrie culturelle. Mais il n’y a pas un spectateur attendant benoîtement un spectacle dont il pourrait dire d’avance ce qui lui plairait. L’idée est, au contraire, que nous sommes regardés par les spectacles. Nous sommes constitués comme spectateurs par la manière dont les œuvres (et les affiches, les tracts, etc.) s’adressent à nous. En cela la question de l’adresse est centrale. D’ailleurs, il y a dans le titre un risque : on pourrait entendre « s’adresser à tous » comme un pari consensuel, ce serait une lecture mièvre et surtout erronée. C’est là l’illusion de l’industrie culturelle, qui fait dépendre l’universel de l’objet. Mais s’adresser à tous n’est ni parler à tous ni parler pour tous. J’ai écrit en guise de seuil conclusif quelques pages à ce sujet à partir de la nouvelle de Franz Kafka, Joséphine la cantatrice ou le peuple des souris.  Comment analysez-vous les adresses récentes des directeurs d’institutions théâtrales sur la réouverture des lieux culturels ou sur les occupations de théâtres ? Il serait tout à fait décevant que cette fermeture des théâtres puisse n’être considérée que comme une mauvaise parenthèse. C’est au contraire parce qu’elle a été violente qu’il faut en prendre acte autrement qu’avec un « rattrapons le temps perdu », comme s’en réjouissait une newsletter récente. Concernant les occupations de lieux, comme en 2003 lors de la grève des intermittents, nous avons affaire aux mêmes discours de déni de la part de l’establishment théâtral. D’une part, on siffle la fin de la récréation sur un mode paternaliste, d’autre part, on découpe le social avec des catégories qui le réifient. Le texte de Stéphane Braunschweig, directeur du Théâtre national de l’Odéon, est étonnant : il explique qu’il a tenté de trouver des


solutions pour « tous – public, artistes, salariés permanents et intermittents du théâtre. » Mais les artistes sont intermittents ou salariés, le public est constitué de précaires et de salariés qui subiront également la réforme de l’assurance chômage. Dans toute situation de lutte, le discours du pouvoir cherche à diviser à son bénéfice. C’est la même chose dans toute grève : le gouvernement oppose les usagers aux grévistes, qui à un certain niveau sont en fait les mêmes personnes. La mutation majeure que nous pouvons espérer de cette année d’interdiction d’ouverture des théâtres touche aux identifications politiques de la culture. Cette année Covid pourrait sonner le glas de la justification de la culture par les bénéfices de l’âme, par ce qui touche à sa dimension compensatoire. (Je lis dans la lettre du directeur du Théâtre national de la Colline, Wouajdi Mouawad : « Pour la plupart de nos contemporains dont nous prétendons vouloir le bien, nous, théâtres prodiguant des spectacles et des tonnes de bonnes pensées (…) »). Le « non-essentiel », qui était l’argument de la noblesse de la culture, de l’otium dans sa gratuité qu’aucune matérialité ne vient entacher, lui est revenu un peu cruellement à la figure. L’interdiction d’ouvrir les universités et les lieux culturels est révélatrice du fait que le savoir est désormais chose tout à fait dispensable à la bourgeoisie réelle. La séquence politique actuelle révèle ici son profond antiintellectualisme et sa haine des choses de l’esprit. Le sinistre épisode de l’islamo-gauchisme le raconte assez. Au lieu de se ranger dans le grand partage entre choses matérielles et choses de l’esprit, partage où s’alimente toute l’idéologie de la culture comme bouche-trou de la conflictualité sociale, peut-être ce long silence du théâtre est-il l’occasion que la culture se range du côté de ce qui s’excepte de l’idéologie capitaliste de la valeur. Le capitalisme impose ses ordres de grandeur, jusqu’aux caricatures thatchéro-macronistes de l’argent public comme perte et de l’argent privé comme « vraie valeur. » Les théâtres ont appris à leurs dépens qu’ils étaient plus proches de l’hôpital et de l’école publics en tant qu’idéologiquement déclassés, éligibles aux « applauses » mais pas à grand-chose d’autre. C’est pourquoi il ne faut surtout pas rattraper le temps perdu mais s’installer au contraire dans la béance ouverte par ces fermetures. Contrairement à la verticalisation accrue et grand-guignolesque des rapports de pouvoir, à la flambée de l’imaginaire autoritaire à laquelle nous assistons, l’obligation de fermeture a été, dans de nombreux endroits, comme au Théâtre de Gennevilliers, l’occasion d’une réflexion collective très horizontale sur notre fonction de lieu public.

Quel regard jetez-vous sur ce qui s’est passé dans les théâtres depuis un an, de la profusion de propositions dématérialisées, en passant par les discours « vous nous manquez » et jusqu’aux présentations de spectacles réservées uniquement aux professionnels ? Je vais répondre à côté : je suis frappée que cette séquence n’ait tenu aucun compte des enseignements de la lutte contre le sida. L’épidémie du Covid s’est accompagnée de l’idée que ce phénomène était une résurgence du passé, nous avons subi mille articles sur les pestes en Mésopotamie au IIème siècle après J.-C. et autres références au Moyen-Âge ! Pourtant il y a eu un éminent savoir produit par les luttes dans les années 80-90 autour du rapport entre savoir et médecine, entre épidémie, prévention et pouvoir : tout cela a été complètement oblitéré. Il va de soi que le refoulement touche à la question du sexuel, mais il vient également du fait que ce savoir fut un produit des luttes politiques et c’est en tant que tel qu’il est aujourd’hui ignoré. Tandis que la morale de l’action qui a été inventée au moment du sida a consisté à coupler mise à disposition par l’État des moyens de la prévention et respect de la responsabilité individuelle, nous vivons un épisode politique qui inverse les coordonnées de que ce qui s’était inventé alors : nous subissons une infantilisation et une répression permanentes, face à un État tout le temps en retard sur les moyens de la prévention. — S’ADRESSER À TOUS. THÉÂTRE ET INDUSTRIE CULTURELLE, Diane Scott, éd. Amsterdam

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ET TOI LA BONNE ÉTOILE

Par Aurélie Vautrin ~ Photo : Cyril Gourdin

Cela fait dix ans que Cascadeur flotte en apesanteur sur l’électro-pop indé. Dix ans que l’artiste originaire de Metz traine son casque sur les ondes terrestres et les extra aussi, funambule musical à l’univers hypnotique, compositeur interstellaire pour qui poésie rime avec technologie… Dix ans pour trois albums, des compos pour petit et grand écran, des défis hors normes — comme ce concert à la BAM à quelques jours du premier confinement, avec une chorale et un Orchestre national… Aujourd’hui, dans son studio perso façon vaisseau spatial, il peaufine note après note son quatrième album, voyageant parmi ses cent-cinquante créations pour trouver les futurs élus d’un disque attendu début 2022. Nous avons profité d’une escale pour interroger le plus lunaire des chanteurs terrestres sur le contexte actuel, furieusement extraordinaire. Des lieux culturels fermés pendant des mois, plus de concerts, d’expos, de ciné… Comment as-tu vécu cette dernière année ? Disons que ce sont des moments révélateurs d’une certaine forme de priorité. Tout à coup tu es rangé dans la catégorie du « non essentiel »… Et tu ne peux pas t’empêcher de trouver « étonnant » qu’on laisse ouvert des lieux vachement plus dangereux que des salles de concert, pour pouvoir maintenir une forme d’économie et de marche du quotidien. Mais au final, c’est la réalité du statut de l’artiste. Je faisais le lien avec le corps enseignant et le monde hospitalier, qui subissent un traitement similaire. Tu es décrié, dénigré, et puis d’un coup, à cause d’une crise ou autre, on a besoin de toi et tu deviens presque intouchable. Et dans le cas de l’artiste, lorsqu’il y a réussite, tu es vénéré, presque sanctifié, sans aucune demi-mesure. Mais combien étaient SDF de leur vivant ? L’Histoire de l’art en est remplie. Je n’en suis pas là, j’ai la chance de pouvoir vivre décemment de mon métier, personnellement je n’ai pas eu à annuler de concerts ni à reporter d’actualités… Mais il ne faut pas oublier que la grande majorité des artistes se trouvait déjà dans une grande difficulté avant la pandémie, et que cette difficulté est considérablement accrue par la situation. Finalement, ces crises sont aussi riches d’enseignements : elles remettent en situation la valeur accordée aux activités humaines.

Tu veux dire que l’art ferait finalement partie de la catégorie « essentielle » ? #ironie (Rires) On sait que l’art est complètement indispensable, même pour la santé mentale de notre société. Comme on dit, « laissons faire les fous pour que les autres ne le soient pas » ! Et là finalement c’est le contraire, on enferme tout le monde. L’effet rebond c’est que les déséquilibres humains ressurgissent encore plus fort. La crise révèle nos fragilités, les inégalités sociales, la misère humaine — la population la plus exposée c’est celle qui n’a pas le choix, celle qui ne peut pas se confiner, qui ne peut pas arrêter de travailler sinon son monde implose, parce qu’il y a des dettes à payer, que la Terre doit continuer de tourner… Le confinement c’est un luxe finalement. Peut-être que dans quelques années, on se rendra compte que ce fût aussi une pandémie sociale. Une pandémie qui a obligé le monde entier à porter un masque… Mais totalement ! Tu te rends compte qu’il y a dix-quinze ans, je prenais cette décision lourde de sens de « me cacher », et quand j’arrivais en concert on me disait « oh, tu es déguisé »… et aujourd’hui il est où le déguisement ? Je pense qu’il y aura pas mal de choses à dire dans les années à venir, sur l’invisibilité, l’hyper paranoïa, sur cette société de surveillance que j’évoquais dans Camera, un monde où l’on est d’autant plus démuni que l’on filme notre propre dénuement… Est-ce que cette situation a changé quelque chose dans ta façon de créer ? À l’origine, Cascadeur c’était aussi une interrogation sur le monde, donc quand tu vis un truc comme ça, forcément ça amplifie. En vérité, quand j’ai commencé l’écriture du quatrième album, bien avant le début de tout ça, je vivais déjà une période étrange. J’étais arrivé à la fin d’un cycle, fin d’un triptyque, fin de contrat, et je me trouvais démuni, sans garantie de l’existence d’un autre disque. Il fallait reconstruire. Et puis comme autour de Cascadeur, il y a toujours eu cette idée de cowboy solitaire à la Clint Eastwood… J’ai commencé à travailler sur le come-back — une notion elle-même liée à l’histoire de la musique, 85


de la vedette pop, du has been… Finalement dans Walker et dans Ghost Surfer déjà, je parlais de gens dans une forme d’errance, qui déambulent — et déambuler quand tu es confiné, ça te donne encore plus soif ! Souviens-toi l’année dernière, au début du premier confinement, on était dans la peste noire, tout à coup sortir une poubelle ça devenait un truc héroïque, dément. Donc j’ai construit mon album autour de tout ça, avec la sensation très bizarre d’avoir comme pressenti certains trucs, avec des morceaux « annonciateurs » alors qu’ils dataient déjà d’il y a deux-trois ans. Certaines choses ont été résolues depuis, mais à un moment, j’ai eu cette sensation de devoir recommencer. De devoir renaitre.

—C ette pandémie, c’est la résultante du fait que l’on soit des prédateurs. Et comme tous prédateurs, on s’autodévore. — Le 12.05, au téléphone

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Justement, alors que le monde de la culture était à l’arrêt, ta popularité a explosé grâce à la série Lupin, où l’on peut entendre une nouvelle version de Meaning, titre issu de ton premier album. Encore un paradoxe ? C’est vrai que l’on vit dans une société qui a besoin de visibilité, alors que moi je travaille justement sur l’invisibilité, donc oui, c’est complètement paradoxal… D’autant que c’est effectivement un titre qui a dix ans — qui lui aussi, renait. C’est ça qui est très bizarre : je commence à écrire autour de ma thématique sur la renaissance… Et je vis ce que j’écris. Un peu comme pour le masque… Là, tu travailles sur le thème du comeback, et par le biais d’une série mondialisée, tu vis un come-back aussi. On te donne les moyens de le vivre, alors que toi tu l’anticipais sans savoir vraiment ce qui allait se passer… D’autant que Meaning, c’est un morceau fantôme, pas référencé sur l’album, que je rajoute à la dernière minute, qu’on enregistre à l’arrache avec rien du tout — et c’est ce morceaulà qui me sauve la vie plusieurs fois. C’est un peu grandiloquent, mais artistiquement en tout cas c’est vraiment le cas. Comme un étendard un peu magique, parce qu’il ne devait pas être là, parce que c’est un morceau miraculé, un prématuré qui tout d’un coup devient plus résistant que les autres. J’y pense beaucoup, souvent… Certains diront que j’ai de la chance, d’autres que j’ai une bonne étoile — c’est drôle, elle est sur mon casque. Sans ce morceau-là,


plein de choses auraient été différentes. Et en même temps, il ne faudrait pas que ce soit un enfermement — si Cascadeur c’est seulement Meaning, bon, pourquoi pas, mais… ça me fait penser à Patrick Hernandez : toute sa vie résumée à un titre alors qu’il en a fait plein d’autres, enfin sûrement, enfin je ne sais pas… Cela montre surtout que tout change selon les moyens que l’on donne à un titre précis ; si tout d’un coup, il est démultiplié, il va plaire à plus de monde, c’est logique. Ce n’est pas qu’il soit deux millions de fois meilleur, c’est simplement qu’il a plus d’audience. Donc ça pose aussi des questions, est-ce que les tubes on ne les fabrique pas un peu… Je sais, c’est un peu démago, mais cela montre bien que le travail de certains décideurs peut faire renaitre ou non un artiste. Foncièrement, tu es quelqu’un d’optimiste ? Oui… Mais pas aveugle. On est tous dans l’urgence, alors on va réitérer ce que l’on fait tout le temps, puisque notre souci premier c’est de réintégrer au plus vite notre système, de retrouver « la vie d’avant ». On est une fabrique à dealers, et au lieu de s’attaquer aux causes, on met en cage certaines personnes. Cette pandémie, on en est responsable, on est tellement voraces, tellement assoiffés, de gains, de profits, de bénéfices… Pour moi, c’est la résultante du fait que l’on soit des prédateurs. Et comme tout prédateur, on s’autodévore.

Ah oui, c’est très optimiste, tout ça, en effet ! (Rires) C’est vraiment ce que je pense en plus… L’homme est anthropophage, et sera responsable de sa propre destruction. Alors, il accusera sûrement le pangolin ou la chauve-souris, mais la vérité c’est qu’à force de coloniser la nature, de piller les forêts, de forcer les animaux à se rapprocher des villes… En retour, il y a forcément des attentats de ce genre. Mais le pire dans toute cette histoire, c’est qu’on va continuer à se comporter de la même manière. Parce que l’on vit dans un monde du basculement accéléré, de traites, d’emprunts, de crédits, où la nécessité de repenser le système a beau être impérieuse, au final c’est presque un luxe, car la grande majorité des gens est suspendue aux limites du quotidien. Regarde les intermittents du spectacle, et le prolongement de l’année blanche jusqu’en décembre, cela montre bien que l’on est toujours dans une bulle artificielle de survie, que rien n’est résolu. On va continuer à sous-payer les infirmiers, continuer à penser que les enseignants sont des fainéants et les musiciens des drogués, que « les artistes sont là pour nous divertir, » alors que le divertissement est plutôt dans ces médias en continu qui mettent en avant des gens qui tuent d’autres autres gens lorsque les chiffres du Covid sont moins alarmants… Mais malgré tout, je suis confiant. Il y a plein de gens qui s’interrogent, qui se risquent à repenser nos modes de vie, et je trouve ça rassurant. Comme quand on te dit « l’industrie de la musique, c’est mort » alors que le monde entier continue d’écouter de la musique, de lire des livres, d’avoir cette soif de vivre — alors estce que vivre, c’est se ruer au McDo, ça c’est un autre débat… Mais, quoi qu’il en soit, oui, je suis et reste optimiste ! L’être humain est capable de tellement de choses incroyables, il sait être monstrueux autant qu’angélique. Espérons seulement qu’il puisse enfin un jour véritablement envisager le monde autrement. — CASCADEUR, The Human Octopus, Ghost Surfer, Camera

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Super Jaimie

Par Guillaume Malvoisin ~ Photo : Geert Vandepoele (enola.be)

2020, Strasbourg, l’Amérique et la Suisse. Le Fly Or Die de Jaimie Branch vient de sortir un live à Zurich.

Jaimie Branch truste les dernières nouvelles du jazz. En France, en Alaska et aux States. Rien d’étonnant, Super Jaimie n’est pas vraiment un perdreau de trois semaines. Son Fly Or Die, quartet aussi fraternel que séditieux a laissé quelques traces sur les scènes hexagonales depuis 2 ou 3 ans. 88

Fly Or Die version live sort ce mois-ci, en mai 2021. Documentant un Libre Jazz à forte teneur en THC hip-punk, ce set livré furieux en Switzerland en janvier 2020, rappelle dans ses largeurs impériales, la claque reçue à Strasbourg, quelques mois auparavant, à Jazzdor.


Entre ces deux dates, novembre 19 et mai 21, l’Amérique a basculé. Il est beaucoup question d’Amérique dans Fly Or Die. Suffit d’écouter Prayer For Amerikkka, scansion épaisse, pour le comprendre. Bascule états-unienne, donc. Du président orange et rageux, les 55 états sont passés à l’ombre de la dégaine très droite, et un peu gauche, de Joe Biden. Grand écart ? Faille de foudre plus sûrement. Une fêlure qui apporte un peu de lumière mais appelle tout de même à une veille lucide. Retour à novembre 19 et à Strasbourg. Très vite on allongeait le pas vers le clair-obscur, peut-être même deux ou trois pas d’un seul tenant. Au Fossé des Treize, les dogs of paradise de Dame Branch jouaient un jazz urgent et brutal, gueulaient des gueulantes de damnés devant les Enfers, soufflait des flows de commisération de déterrés. Ça sentait le foutre, la panique, et la rédemption. Ça s’imposait aussi punk que les Beastie Boys étaient hip-hop. C’est-à-dire parfaitement Free. Jazzdor venait de se prendre un éclat au coin de l’œil lancé miss Jaimie ’Breezy’ Branch. Grands traits sonores, insistances des polyrythmies de Birds Of Paradise lancées par la batterie de Chad Taylor. Et puis, la musique, le clair mêlé à l’obscur. À la demande de Branch, les lumières de scènes resteront baissées sur la durée du live. Boucher l’œil pour ouvrir l’oreille. Facile. Et y jeter ce que le combo sait faire de chants fragiles, donc magnifiques, d’embardées sauvages et de réjouissances corporelles, aussi. Et venues d’un redux du Bayou, toutes sortes d’imprécations pleines de growl, d’hyperventilation classes, d’attitudes de chien de faïence prêtes à taper sur le bec orangé du gars Donald. Branch et son Fly Or Die pratiquent un jazz de frondeurs. Pas le genre de potes à te passer la brosse dans le sens du poil. C’est un combo de Carnaval du Vieux Carré inventant ses racines punk et gueulardes, des plaisirs hip-hop années 30, des danses de Zulu King, la bande son tracée pour une Amérique d’aujourd’hui, furieusement cauchemardesque sur certains de ses bords. Strasbourg, une des capitales d’une Europe qu’on dit en panne a vu débouler des musiciens rompus à la cause. Le Fossé se faisait promontoire d’un défi long distance. Branch versus

Trump. Cela a continué sur les stories Instagram, sans faiblir ni faillir, jusqu’au dépouillement final du scrutin et au réveil de ’Sleepy’ Joe. Au-delà de Strasbourg, c’est l’enfance. « À l’âge de 11 ou 12 ans en classe de jazz à la Junior High School, j’ai dû me lever pour un prendre un solo, face au public et devant le reste des musiciens. Il y a une forme d’énergie électrique, immédiate. Un truc que je n’avais encore jamais ressenti dans mon propre corps. » Confidence au détour d’un set belfortin où le quartet était venu mettre le feu à la Poudrière. Que faire aujourd’hui de cette énergie électrique ? Immédiatement reconnaissable, comme on reconnait en deux secs une prod ficelée par J Dilla ou la Tribe Called Quest. Que faire de cette hip-hop attitude, aujourd’hui où l’Amérique se démasque au propre comme au figuré. Les FFP2, les QAnon. Le blues de Fly Or Die sonne, aujourd’hui que parait le live à Zurich, plus urgent peut-être encore. Biden rassure à peine, que la danse provoquée par Theme 002 s’agence comme une farandole guerrière, une valse répétée depuis les 11 ou 12 ans de la petite Jaimie. Un tango belliqueux teinté de bleus et de prières for the Good and Bad. Les pieds englués dans une noirceur épaisse, on attendra encore un peu la venue du Beautiful. Avec un plaisir évident. L’obsession est si profonde et si visible dans cette musique qu’on imagine sans mal JB en Captain ACAB chevauchant, enfin, Moby Dick, plongeant comme on raconte des contes, accroché à son vœu d’une expérience physique et collective.

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LEÏLA MARTIAL À CORPS ET À CRIS Par Benjamin Bottemer ~ Photo : Picturaline

Leïla Martial est libre : la vocaliste et improvisatrice explore les scènes et les cultures pour mieux façonner sa voix protéiforme. 90


Avant l’écoute de Baabel, le second album de Leïla Martial sorti en 2016, ma conception de la chanteuse de jazz se situait quelque part entre les écorchées légendaires telles que Nina Simone ou Billie Holiday et des interprètes contemporaines talentueuses mais manquant un peu d’aspérités à mon goût comme Melody Gardot, Stacey Kent ou Cécile McLorin Salvant. Autant dire que la découverte de la vocaliste alors âgée de 32 ans constitua un choc de l’ordre de la rencontre du troisième type. Tantôt, son côté percussif m’évoquait le flow de certaines rappeuses, son scat échevelé les sessions de « toasting » d’une fiévreuse soirée drum’n’bass… mais quelques minutes plus tard, des vocalises éthérées m’emmenaient vers d’autres territoires inconnus. Plus proche du son que du chant, le langage imaginaire de Leïla Martial se construit entre musiques traditionnelles, cris d’animaux non identifiés et expérimentations vocales qui s’envolent, se brisent, parsemées de virages et de changements de rythmes. Improvisatrice avant tout, elle a fait de sa voix « un instrument à part entière » ; avec son groupe Baa Box, au sein de l’Orchestre National de Jazz de Frédéric Maurin, aux côtés d’Anne Paceo ou de chanteuses de l’ethnie pygmée Aka, Leïla Martial poursuit une aventure viscérale et personnelle. En 2020, elle reçoit le prix de l’Académie du Jazz pour son album Warm canto et est nommée artiste vocale de l’année aux Victoires du Jazz. Une reconnaissance pour celle qui a choisi d’évoluer dans le monde du jazz avant tout pour la liberté d’expérimentation qu’il permet et auquel elle apporte, comme beaucoup d’autres, une nouvelle dimension fascinante et jouissive. En avril, tu étais en résidence à la Cité musicale de Metz avec ton groupe Baa Box (composé d’Éric Perez à la batterie et de Pierre Tereygeol à la guitare et aux vocalises). Sur quoi avez-vous travaillé ? L’idée était de peaufiner une démarche que nous menons depuis deux ou trois ans : un live qui tendrait davantage vers le dépouillement, une musique uniquement avec des percussions corporelles, une guitare et un glockenspiel, le chant avec un seul micro… ceci afin de se rapprocher d’une certaine authenticité. C’est excitant, car tout ce qu’il reste à optimiser, c’est son propre corps ; car quand on chante c’est tout le corps qui joue. Où puises-tu ces expérimentations vocales qui sont un peu ta marque de fabrique ? Depuis toujours j’éprouve un grand plaisir au travestissement sonore, à imiter les langues, les sons… la vie sonore a toujours été très attractive pour moi : le bruit des gens, des machines, du monde me fait réagir. Comme les enfants, je me suis contentée d’exister, sans pouvoir mettre de mots dessus.

Certaines traditions musicales ont-elles pu également t’inspirer ? Il y a eu l’influence de ma mère, chanteuse lyrique, du gospel, et les disques de musiques traditionnelles de mon père. Ceux de musique tzigane notamment m’ont procuré une émotion immédiate, ça m’a touché profondément, c’était presque de l’ordre du mystique. Il y a une virtuosité vocale incroyable chez les peuples nomades, c’est vrai aussi pour la musique inuit [expérimentée par Leïla Martial auprès de Marie-Pascale Dubé pour le projet Louves] ou celle de l’ethnie pygmée Aka au Congo [au cœur de son prochain spectacle ÄKÄ, Free voices of forest]. Pour ces peuples malmenés, c’est un lieu de réconfort, le socle de leur identité. Ta pratique vocale est-elle aussi une porte d’entrée vers une forme d’animalité ? On pense par exemple aux samples de chants d’oiseaux, de bêlements sur ton disque Baabel où tu déclares « je bêle donc je suis » et apparais sur la pochette coiffée de cornes. Oui, c’est ce que permet la voix sans les mots, sinon l’intellect prend le dessus, on esthétise, on théorise. Est-ce que c’est de l’ordre du primitif, de l’instinctif, je ne sais pas, je n’ai pas trop les mots justement. Le son est suffisant, pour moi, c’est le meilleur moyen de communiquer, de se mettre sur la même fréquence que quelqu’un ou quelque chose. À 10 ans, tu intègres le collège de Marciac pour y appendre l’improvisation et le jazz. Depuis, tu t’es largement exprimée dans ce cadre-là ; pourquoi as-tu choisi la voie du jazz ? Car le jazz fait la part belle à l’improvisation et à l’expérimentation. C’est moins l’amour esthétique de cette musique que ses partis-pris qui m’ont attiré. Pour le travail sur la voix, il n’y avait rien de mieux. En jazz on peut explorer d’autres chemins, se mêler aux parties de guitare, de batterie, aller du pointillisme à des choses plus percussives. Tu ne corresponds pas vraiment à l’idée que l’on se fait de la chanteuse de jazz traditionnelle… C’est sûr que mon but n’a jamais été de chanter des standards. Je me suis construite contre cette image, dans une posture rebelle, pour ne pas être assimilée. Souvent la chanteuse, dans le jazz mais pas uniquement, est considérée comme une sous-musicienne qui ne connaît rien à la technique. Moi, je me suis toujours sentie plus proche des instrumentistes. Aujourd’hui, il y a une génération qui a un langage commun avec les musiciens comme Isabel Sörling [vue dans le quartet d’Airelle Besson] ou Linda Oláh [avec nOx.3]. Des Scandinaves, comme la pionnière Sidsel Endresen : là-bas il y a une culture différente, c’est lié à la langue. 91


Tu es actuellement artiste associée aux Scènes du Jura, où tu vas poursuivre la création de plusieurs spectacles. Peux-tu nous en parler ? Jusqu’à la fin de l’année je serai en création pour ÄKÄ, Free Voices of forest, un projet mené avec Rémi Leclerc et l’ethnologue et musicologue Sorel Eta, qui est aussi le manager du groupe de chanteuses pygmées Ndima, issues de l’ethnie Aka. Lorsque je les ai rencontrées, je me sentais comme une enfant auprès de ses maîtres… Je vais aussi me consacrer à un disque vocal entièrement en solo : j’ai beaucoup expérimenté à travers de nombreuses collaborations, j’ai exploré différentes facettes de moi-même, je suis prête à rassembler tout cela ! Dans le même esprit, je prépare aussi un spectacle, Euphrosys, qui mêlera la voix, le mouvement et le clown.

Tu sembles être attachée à la figure du clown, déjà explorée avec Marlène Rostaing dans Furia. J’ai toujours voulu exprimer mes émotions par le corps. Je me suis d’abord concentrée sur la musique au détriment du théâtre et de la danse, que j’avais mis de côté, mais l’envie est devenue trop forte. À certains égards, le clown est comme le jazz : il pâtit beaucoup des clichés alors qu’il représente la permissivité, qu’il casse les codes et peut bouger comme il veut, chanter et dire ce qu’il veut. L’incarner demande un grand lâcher-prise et en même temps beaucoup de technique pour être disponible à tout ce qui peut se passer autour de soi : cet état me correspond. Avec ces projets, tu t’éloignes tout de même de la sphère jazz ; elle t’intéresse encore ? J’aime le milieu du jazz, car il reste le plus accueillant pour les musiques inclassables. Mais l’étiquette n’a que peu d’importance ; aujourd’hui les frontières s’estompent entre jazz, électro, musiques actuelles et musiques expérimentales. En France, pour le circuit des musiques actuelles ça reste souvent une musique trop « bizarre » ou pas assez efficace, et une grande partie de la presse jazz ne parle que de musiciens morts et d’archives… En Allemagne ou au Royaume-Uni, la vision du jazz est différente, le public est plus jeune. Mais c’est aussi à nous, artistes, de faire bouger les choses et de décrasser tout cela. — www.leilamartial.com

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vincent arbelet Contributeur de la première heure dans les pages de Novo, Vincent Arbelet aime flâner partout où la culture vibre, si possible sans couvre-feu ni kilométrage limité. Le photographe dijonnais a écumé la plupart des scènes et des festivals de l’hexagone pour capter en deux temps l’intensité des artistes : dans le feu de l’action et dans l’intimité d’un portrait. pascal BASTIEN Pascal Bastien est photographe, il mène une activité de photojournaliste et une démarche d’auteur où il expérimente une narration photographique poétique sur le quotidien. Avec Novo il joue sur les deux tableaux, tirant le portrait au monde culturel avec son grand professionnalisme tout en le mixant à son monde imaginaire souriant et tranquillement déjanté. sébastien BOZON Sébastien Bozon est photographe de presse depuis le début des années 2000. Novo c’est d’abord un objet, un grammage, une qualité de papier, une rondeur dans le pliage, un plaisir sensuel avant de s’attaquer à l’Edito. Il aime le feuilleter, le poser puis le retrouver et lire un article qu’il avait manqué, voir ce que les autres ont fait. Donc quand on lui demande de collaborer, c’est avec un grand plaisir qu’il répond présent. richard DUMAS Richard est photographe, né à Paris mais vit en Bretagne. Est tombé dans le ciné et le rock dès sa plus tendre enfance des sixties. À l’époque on disait la Pop Music. Adore collaborer à Novo, l’endroit où tout est permis. La preuve!

romain GAMBA Originaire de Belfort, Romain Gamba vit à Metz, l’emplacement idéal pour couvrir le Grand Est, Luxembourg et Bruxelles où il photographie pour la presse et la publicité. Collaborateur régulier de Novo, il aime rencontrer et tirer le portrait de ceux qui font l’actualité de sa région d’adoption. Romain a plusieurs casquettes et continue à shooter des projets personnels nourris par ses voyages quand il ne passe pas derrière la caméra pour réaliser des clips. renaud MONFOURNY Accro à la photographie dès l’adolescence et ses premiers émois en chambre noir au photo-club, Renaud Monfourny devient en 1986 un des membres fondateurs des Inrockuptibles. Ne faisant aucun distingo entre une pratique professionnelle et artistique, il continue depuis inlassablement et passionément à armer des projets et à portraiturer la scène artistique qui le passionne, tant aux Inrocks qu’à… Novo et dans son photoblog qui héberge plus de 2800 portraits, chaque jour ou presque enrichi. arno PAUL Photographe portraitiste installé à côté de Nancy, pour le reste j’invite les lecteurs à parcourir mon site web : mes photos sont plus parlantes que des mots ! Jean-Christophe POLIEN Photographe indépendant, je vis aujourd’hui à Besançon après vingtsept années passées à Paris à collaborer avec la presse nationale généraliste et musicale. Spécialisé dans le portrait d’artistes étiquetés « rock », féru de cinéma des années 70’S, de pop anglaise et d’iconographie religieuse… Et pas peu fier de faire partie des collaborateurs de mon magazine préféré !

olivier ROLLER Olivier Roller est photographe, il a découvert la photo par une histoire d’amour, puis s’est dit que c’était un langage formidable, à condition de raconter des histoires les plus épurées. Depuis, il réalise des portraits de gens, sans décors et de très près, pour forcer les lecteurs à regarder les visages. dorian ROLLIN En ce moment, en dehors de la lecture de Novo, j’aime l’odeur des pivoines de mon jardin, « Margaritas at the Mall » de David Berman, les poêlées de carottes/ pois chiches au Ras Al Hanouth, la brume qui se lève sur la péninsule de Beara et les poèmes mélancoliquement doux de Cécile Coulon. christophe URBAIN Photographe indépendant – pour Novo depuis sa création –, Christophe Urbain navigue entre la fragilité et l’effusion. Qu’il tire des portraits cherchant le relâchement ou une vérité, qu’il soit perdu dans la nature, ou au milieu des carnavals de la Nouvelle-Orléans et de Bruxelles se frottant à l’exaltation, c’est l’ivresse qu’il recherche : calme, pure ou dévergondée. Nicolas Waltefaugle Nicolas Waltefaugle vit à Besançon et travaille à l’est de la diagonale du vide. Plutôt spécialisé en architecture, il photographie les bâtiments et ceux qui les réalisent, truelle à la main. Il fait aussi dans la culture. Pour lui, l’instant décisif est autant celui du déclic du Fuji que le temps passé avec les gens croisés en reportage.


Par Vincent Arbelet

LADS - Paris Baignade urbaine lors de la fête de la musique. La Villette, 2017

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Par Pascal Bastien

Fred et Ludovic, Mèze, 21 octobre 2020. Image tirée du coffret-livre Fulgurantes Correspondances. fulgurance.photo/commander/

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Par Sébastien Bozon

Quand j’étais enfant, une telle image avait toutes les chances de me faire penser à Sylvester Stallone, Rocky s’entrainant en tapant sur les carcasses suspendues dans le frigo d’une boucherie ou d’un abattoir. Aujourd’hui et ici, il ne fait pas beaucoup de doute que c’est de viande halal dont il s’agit. Durant neuf ans, j’ai eu dans mon bureau une photo de Sébastien représentant un musicien de l’Orchestre Symphonique de Mulhouse. Il avance dans un couloir faiblement éclairé sur les côtés, son instrument en main. Le cadrage lui coupe la moitié du visage. Je ne peux m’empêcher de relier ces deux images et rapidement je noue cela dans mes propres questionnements sur le monde : c’est quoi, quelqu’un qui travaille ? c’est quoi, un métier ? c’est quoi, une nourriture ? c’est quoi, la Culture ? c’est quoi, une culture ? Alors je me demande à quoi vous pensez, vous, en voyant cette photographie ? Vous qui ne connaissez peut-être pas Sébastien, qui ne savez peut-être pas qu’il est journaliste. Vous qui avez lu, ou pas, une légende. Et je me demande comment ce boucher est pris dans les représentations de notre temps, et qu’on ne peut faire autrement que de le regarder avec ce prisme, ce mélange d’air-dutemps et de sédiments personnels. Pas plus qu’on ne peut empêcher cette image de venir s’ajouter dans nos esprits à celles des unes tapageuses du Parisien ou du Point, à Rocky dans sa chambre froide, à Noiret devant la livraison de La Grande Bouffe, ou à mon oncle qui faisait le métier de boucher jusqu’à ce que la grande distribution ait raison de son petit commerce, non sans lui avoir proposé un emploi dans son rayon aseptisé… Sébastien produit des images qui façonnent à leur échelle notre regard sur le monde. Et pour ma part, il me semble que le fait qu’un musicien classique en coulisses puisse venir s’inviter dans le clair obscur de ce boucher aux allures de pénitent cistercien n’est pas le moindre de ses mérites. Adrien Chiquet 96


Par Richard Dumas

« Le philosophe est celui qui se laisse inquiéter par la figure d’autrui. » in Adieu au Langage de JLG En 2002, première rencontre avec Christophe. Un rendez-vous d’1/4 d’heure qui s’éternisa en bières et volutes. Ce magicien avait le don de suspendre le temps. L’immensité est à ses ordres. 97


Par Romain Gamba

J’ai choisi de montrer ces photos car malgré les contraintes sanitaires actuelles j’ai eu la chance de pouvoir me déplacer en dehors de la France et j’espère faire voyager un peu les gens à travers ces images. Les photos sont tirées d’une série intitulée « le vide » réalisée en mars 2021 à Lanzarote.

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Par Renaud Monfourny

J’avais rendez-vous avec Vimala Pons. Sous sa veste apparaissaient les lettres “ourir”. “Je suis sûr que c’est écrit pourir” lui dis-je ! Ainsi, elle décida sur le champs de tomber la veste et de customiser son Tee-Shirt. Du coup, ce portrait inédit sert à illustrer le thème de ma nouvelle exposition : Tragédie, comédie et bordel Exposition jusqu’au 31 juillet à Maison Moderne, 2, rue Saint Honoré, 75001 Paris, ouverte du mardi au samedi de 12 à 18 heures ou sur rendez-vous : love@maisonmoderne.love 99


Par Arno Paul

Ma Vénus de Botticelli : Sakiko ! Cette photo fait partie d’un dyptique avec un portrait similaire de Nathan, tous deux nus, emballés de ce plastique qui envahit tout dans notre monde fragile et vulnérable. Sakiko et Nathan sont danseurs au Ballet de Lorraine, et c’est incroyable de travailler avec des personnes qui connaissent, maitrisent chaque muscle de leurs corps et font passer autant d’émotions. Et cela me permet de faire un clin d’œil à mes amis du monde du spectacle et de la culture, bien malmenés depuis l’an dernier… 100


Par Jean-Christophe Polien

Le lundi 14 octobre 1996, à 12:24 précisément, la femme avec qui je vivais depuis des années et que j’aimais follement, s’est jetée sous le RER A à la station « Auber » à Paris. Le commissariat de police du 9ème arrondissement m’a alors demandé de venir reconnaître le corps restitué comme il se peut à l’Institut médico-légal situé quai de la Rapée. Il s’en est suivi des années de cauchemars et d’insomnies récurrentes. Mes commanditaires et employeurs de l’époque m’ont alors envoyé sur des missions photographiques aux quatre coins du monde et les voyages, les rencontres, m’ont permis quelque peu d’atténuer la douleur et le choc d’une vie qui sera à tout jamais traumatisante et détruite.

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Par Olivier Roller

L’ambassade du Liban à Paris m’a confié 20 000 photos d’identité de demandes de passeports, entre 1920 et 2020. Fragments d’identités, d’époques, qui racontent un rapport à son image. Documents abîmés pas le temps qui font migrer ces images ʻutilitaires’ au statut d’œuvres.

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Par Dorian Rollin

Elle m’a tout de suite interpelée cette éclaboussure de couleur au milieu de ce paysage noir et blanc. C’est ensuite que j’ai aperçu l’effacement des contours qu’opérait la neige. 103


Par Christophe Urbain

Vosges

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Par Nicolas Waltefaugle

Amir Habibovic sur le chantier des Passages Pasteur (Besançon, 27 Mars 2013). Cette photo me reste en tête depuis huit ans. Le fond, la lumière, le cadrage… Elle coche zéro case des codes du portrait ou de la photo de chantier. C’est moins le regard de l’observateur qui s’y plonge que celui d’Amir Habibovic qui jaillit, emportant avec lui les perspectives hors du cadre. On pourrait en faire un vitrail. 105


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Emmanuel Abela Après avoir dirigé la rédaction de Novo pendant plus de 10 ans, Emmanuel Abela navigue au gré du vent et de ses envies. Destination fantasmée : la clairière, au cœur de la forêt. Nathalie Bach Nathalie Bach est comédienne. Elle considère Novo comme la plus belle revue du monde avec Les Cahiers du Cinéma. Depuis 2016 et le numéro 38, elle participe à chaque édition, l’idéologie est aussi une histoire de cœur. Tout ça en pensant qu’écrire lui épargnerait le trac des planches. Ce fut pire. cécile becker Journaliste – souvent au stylo, parfois au micro –, Cécile Becker a rejoint Novo deux ans après les débuts de la revue. D’abord spécialisée en culture, davantage en musique, elle s’aventure depuis quelques années sur les terrains de la gastronomie et de l’intimité. Ce qu’elle préfère ? Rencontrer et raconter des personnages. Valérie Bisson C’est depuis sa cabane planquée au cœur de la forêt vosgienne que Valérie Bisson tire les fils de l’écriture. Elle contribue à Novo depuis 2015 et y tisse son motif singulier fait de danse et de littérature. En fond sonore : Michel Legrand et de vieux vinyles new wave.

Nicolas Comment Nicolas Comment est auteur-compositeur et photographe. Il est l’auteur de nombreux livres de photographies, de cinq disques de chansons, ainsi que d’essais biographiques (Higelin, Dylan). Depuis 2019, il tient régulièrement une « Chronique du Temps qui passe » dans la revue Novo. Son travail artistique est représenté par la galerie Polka (Paris).

mylène mistre schaal Historienne de l’art avec un goût prononcé pour le contemporain, Mylène Mistre Schaal promène sa curiosité entre la France et la Belgique, son pays d’adoption. Avide de toutes les métamorphoses artistiques, elle collabore à Novo depuis 4 ans et 4 mois (est-ce un signe ?) et n’imagine ni un monde sans art, ni un Novo sans In Situ.

Coralie donas Cor alie Donas est journaliste à Mulhouse. Passionnée par les questions économiques et sociales, elle travaille p our les Echos, l’Usine Nouvelle, Management. Elle couvre avec la même passion l’actualité culturelle du Grand Est pour Novo.

Clément willer Clément écrit en ce moment une thèse en études littéraires, sur le « gai désespoir » chez Marguerite Duras. Il aime écrire, parfois le jour, parfois la nuit. Il contribue aux revues Spirale et Ciel variable quand il est à Montréal, Novo quand il est à Strasbourg.

Sylvia dubost Sylvia Dubost est rédactrice et ça lui va très bien. Elle écrit dans Novo depuis le début, mais pas assez à son goût. Elle pilote des projets éditoriaux de tout poil, cause dans le poste parfois… mais pas assez à son goût. Passionnée de théâtre et d’architecture, elle n’aime rien tant que converser avec des créateurs et penseurs de toutes obédiences.

Aude Ziegelmeyer Diplômée du Master Critique-Essais où elle étudiait les modifications corporelles gages de revendications sociopolitiques et de construction identitaire, Aude Ziegelmeyer écrit pour Novo depuis deux ans. Aujourd’hui, elle finalise la correction de son premier roman (pas en lettres de sang, promis) de fantasy, né du confinement.


Chronique du temps qui passe Par Nicolas Comment

L’artiste s’il est Mallarmé est la présence de l’art, l’absence de lourdeur. Georges Bataille, Manet.

Cette chronique pourrait désormais se nommer « Chronique du Temps qui ne passe plus », tant semble s’être figée, depuis un an et demi, notre durée. Ne sommes-nous pas entrés de plain-pied dans la nouvelle ère glaciaire, annoncée « depuis l’orée des années 80 » par Jean-Jacques Schuhl ? « Pas seulement une période, une ère. Un changement de civilisation » dit l’écrivain. Cette glaciation — « diffuse et dans un tel ralentit qu’on ne la voit pas » —, fut pour Schuhl doublée d’une perte irrémédiable : la disparition de l’Ombre. Qu’est-ce qui tua la Nuit d’abord et puis la Vie, ensuite ? « La toute puissance des technologies, de la communication : une époque de froideur (internet) et de globalisation. » dénonça-t-il un soir dans une conférence donnée au Goethe-Institut, en 2014. Debout derrière un pupitre, l’écrivain aux rares apparitions publiques, déroulait ses bandelettes. Pour lui, le monde déjà, s’était momifié. Ce n’était pas tout neuf : « Les nouvelles technologies s’accélèrent, l’épidémie débarque, » avait déclaré Schuhl dans les médias, dès l’an 2000. Ainsi, les étranges opérations de vivisection texteimage effectuées à même la peau de pellicule des stars dans les chambres d’hôtel de Télex n°1 (1976), cela n’eut-t il pas lieu aussi récemment dans les éprouvettes d’un laboratoire secret de Wuhan où un Frankestein (pas Dandy) assista non pas à « la rencontre furtive […] d’une machine à coudre et d’un parapluie1, » mais à l’émergence d’une monstruosité virale : Un Festin nu pour le virus. Cut-down. 1  Lautréamont, Les chants de Maldoror, Chant VI, strophe 1

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Épisode 5

Nicolas Comment est photographe et auteur-compositeur. Pour NOVO, il nous livre le fruit de ses rencontres. Épisode 5 : Jean-Jacques Schuhl.

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quelque sorte apothéosé4. » J’aurais alors pu réaliser un film destiné à être « projeté sur la neige5 » en le tournant avec un objectif enrobé par la gaze d’un bas-couture. Quelque chose comme… un sfumato. « Mes jambes, si vous saviez, quelle fumée6… » Alors, alors seulement, j’aurais pu montrer ce « Monsieur rare, prince en quelque chose 7. » Oui mais… en quoi ? Prince de l’évanescence, peut-être ?

La COVID-19 nous aura empêchés d’aller indolemment festoyer avec Jean-Jacques Schuhl — absent de Paris depuis plusieurs mois — en compagnie de John Jefferson Selve, ainsi que nous l’avions prévu. Rendez-vous était pourtant pris, plein d’essence fait et frais de bouches exceptionnellement avancés par Novo. Mais l’envie mutuelle de se retrouver au Central, ou aux Vapeurs — aux Vapeurs plutôt — pour observer la catastrophe depuis une terrasse, cela nous fut tout à coup impossible, interdit. Le néo reconfinement arriva, et avec lui la Séparation. Fermés les restaurants, les bars d’hôtel. Grippé le moteur du désir. Grippée la Société tout entière… « Beaux enfants, l’aventure est morte2. » Nous ne verrions pas Jean-Jacques cette fois-ci, ce sera pour une prochaine. Cela m’arrangeait presque : j’avais toujours repoussé d’écrire ce portrait lorsque nous en discutions avec Bruno Chibane et Philippe Schweyer, et que le nom de Jean-Jacques Schuhl revenait régulièrement sur leurs lèvres. Je repoussais cette idée car… j’avais le trac. Pour moi, il eut fallu être Manet pour pouvoir saisir la figure de Jean-Jacques. Il eut fallu que je peigne « un curieux tableautin » représentant « un déluge d’air3. » Il eut fallu que je dépeigne Schuhl avec tout l’air qui l’entoure, dans la consumation de son cigare. Avachi presque, alangui tout à fait, mais « en 2  Guy Debord, Critique de la Séparation, 1961 3  Stéphane Mallarmé

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Car Mallarméennes plutôt que marmoréennes sont bien dans mon esprit la personne et l’œuvre de Jean-Jacques Schuhl. Et si j’ai souvent eu le sentiment qu’en allant lui rendre visite chez lui, à Paris, dans son « bureau », je me rendais à quelques « mardis » de la rue de Rome, ce n’est pas par hasard ni sur un coup de dé. Il faut ici préciser que j’y passe régulièrement, sous les fenêtres de Mallarmé, au 89 de la rue de Rome, lorsque je vais promener ma fille au square des Batignolles. Je jette un œil vers le quatrième étage et je prononce dans ma tête un court mantra du genre : « Je vous salue Stéphane. » Je l’imagine alors ouvrir sa porte dans un halo vaporeux, cigare au coin des lèvres. Exactement comme Jean-Jacques Schuhl m’ouvrait la sienne, il y a quelques années, cigare au poing… Ce, sans vraiment fumer. (En effet, j’ai compris après coup que c’était simplement par délicatesse : l’élégance de Schuhl consistait à m’accompagner ; moi qui fumais toujours des cigarettes chez lui en m’excusant à chaque fois d’envaper son espace d’écriture…) Il fumait sans fumer disaisje, cinématographiquement. Il faisait seulement le geste de fumer : le cigare s’éteignait, puis il le rallumait avec force volutes, et il le reposait. C’était comme une étude. Étude d’effluves ? Toute la pièce entrait dans les Vapeurs, le Sfumato. Schuhl me proposait alors, systématiquement, une coupe de champagne. J’acquiesçais et l’écrivain s’en allait chercher une bouteille. Cela prenait du temps, car Jean-Jacques, qui refusait depuis des années de « se laisser tripoter » une hanche d’arthrose atteinte, marchait avec difficulté. Là encore, Schuhl boitait sans boiter : je dirais qu’il tanguait. « Avant même de boiter, j’ai fait des phrases qui boitaient. […] Une sorte de vagabondage boitillant. L’esprit de danse que j’essaie de mettre dans ma phrase est à ce prix8. » Sa lenteur à rapporter la bouteille de champagne m’installait dans un suspens… un sas d’attente. 4  Paul Verlaine, à propos du Portrait de Stéphane Mallarmé par Manet, Les poètes maudits, 1888. 5  Jean-Jacques Schuhl, Entrée des fantômes, 2010 6  Pierre Molinier 7  Stéphane Mallarmé à propos du peintre Whistler 8  Jean-Jacques Schuhl, entretien avec Laure Adler, Hors champ, France culture, 7 février 2012.


Schuhl se balançait un peu d’avant en arrière pour prendre son élan puis s’en allait à pas calculés, mais toujours sans canne, vers un mystérieux frigo que je n’ai jamais vraiment réussi à situer géographiquement dans son appartement. Le frigo de la Nouvelle Ère Glaciaire ? Si bien que je me retrouvais seul dans son bureau pendant quatre… cinq minutes ? Assis sur un canapé informe, j’observais le bouillonné des rideaux de tulle s’entrouvrir sur la façade d’une ambassade aux « hautes fenêtres en ogives, éclairées jusqu’à l’aube d’une lumière pâle par des lanternes » (JJS, Entrée des Fantômes). Une paire de ciseaux là, un stick de colle ici, des coupures de journaux attiraient mon regard. Jean-Jacques aurait-il placé ces indices à mon attention ? Non, c’était simplement les lambeaux de tissus d’un couturier des lettres, d’un styliste, qui n’avait rien d’autre à dissimuler que sa machine à coudre ou à écrire, absente. Schuhl, en effet, écrivait au crayon de papier et… aux ciseaux. « J’essaie d’écrire un livre cousu de fil blanc, » notet-il dans Telex n°1 (1976). Il arrivait, armé cette fois d’une bouteille de Champagne fermement serrée dans la paume — comme un obus, une grenade — mais… l’attente durait toujours. Il lui fallait encore venir jusqu’ici pour se glisser dans son fauteuil avant de dégoupiller la grenade. « Avec Jean-Jacques, tout prend du temps » a dit un jour de lui Ingrid Caven. (Venant d’une femme, il s’agissait bien sûr d’un compliment…) Alors la conversation pouvait commencer. C’était comme un sas, disais-je : une porte-tambour, un rituel. L’instant durait, le temps se dilatait. Sablier renversé : les bulles ascensionnelles s’égrainaient dans nos coupes… Ni l’heure ni le jour vraiment ne comptaient. Il était toujours mardi — « de 21h à minuit » — lorsque j’allais rendre visite à Jean-Jacques Schuhl, bien que nous fûmes toujours chez lui fumant, l’après-midi.

C’est John Jefferson Selve dont je parlais plus haut qui me présenta Schuhl un beau soir, chez Castel. J’avais rencontré « Jeff », co-fondateur avec Sam Guelimi de la revue littéraire érotique Edwarda, à laquelle participa également Jean-Jacques. Puis ce fut l’aventure de Possession immédiate : une revue d’avant-garde littéraire et photographique lancée par Jeff où Schuhl avait pu apercevoir, là encore, une ou deux de mes images… Mais c’est une autre revue, Purple, qui donnait cette nuit-là une soirée à laquelle mon amie Géraldine Postel m’avait conviée afin de pouvoir me présenter Olivier Zahm, son directeur. Inutile de dire que je n’eus pas l’occasion de parler avec Zahm, trop occupé qu’il était à virevolter entre ses convives : top models, artistes contemporains et membres de la Jet set. Bref, toute la faune hip et internationale que sa revue fédérait. Toujours est-il que Jean-Jacques Schuhl et notre ami commun vinrent s’asseoir juste à côté de moi, à l’étage, tandis que la chevelure rouille d’Ingrid Caven disparaissait en flottant dans les profondeurs de chez Castel, telle une méduse phosphorescente. Le temps passera Tout ça s’effacera L’histoire coulera On ne s’ra plus là9 À cause de son problème de hanche, Jean-Jacques n’allait pas bouger de notre table de la soirée. Nous eûmes donc le temps de faire connaissance. À mon grand étonnement, Schuhl me questionna d’emblée à propos d’un disque que j’avais récemment réalisé à partir des derniers poèmes de Bernard LamarcheVadel, Retrouvailles (2012). Il me confia qu’il appréciait cet auteur et nous évoquâmes donc l’altier et sombre personnage, suicidé à 50 ans dans son château hanté. Quand, tout à coup, notre verre trembla… c’était Zahm ! Il y avait tant de beau monde collé serré chez 9  La La La, Ingrid Caven (paroles : Jean-Jacques Schuhl / musique : Peer Raben )

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Castel ce soir-là, qu’il était monté théâtralement sur les tables afin de pouvoir distinguer crânement ses invités de choix. Zahm donc, enjamba une à une les tables branlantes, en s’accrochant aux épaules des uns et des autres, afin de pouvoir venir se glisser à côté de Jean-Jacques, pour l’embrasser. Il repartit comme il était venu — renversant au passage un ou deux verres avec ses boots — sans un regard ni un salut pour ceux qu’il venait de bousculer. Jeff me regarda avec un air de non-approbation très Buster Keatonien. C’était… burlesque. En partant, je dis à Jean-Jacques que j’allais lui envoyer un petit livre de photographies – La visite — (qui était, comme son titre l’indique, une visite post-mortem à BLV dans son château de la Rongère en compagnie de celle qui l’avait retrouvé mort — Danielle Robert-Guédon — un sale matin, carabine de chasseur posée le long du corps allongé sans vie en dessous d’un portrait de Victor Hugo). Jean-Jacques Schuhl me répondit « Ne vous donnez pas cette peine. Trop de livres encombrent mon bureau… » Je passais outre, postais quand même mon pli, et reçus bientôt une lettre écrite au crayon de papier où l’écrivain prenait soin de commenter son écoute de l’album. Jean-Jacques avait apprécié, mais me conseillait de « chanter un peu plus », il évoquait l’exemple de Lou Reed et… Bowie. Je ne faisais pas le poids, c’est certain ! (rires) Mais son attention était douce. Et je fus étonné, de cette réponse attentive, nuancée. Schuhl m’écrivait qu’il aimait par ailleurs les textes de mes chansons — il avait pris soin d’écouter également mon premier album Nous étions Dieu (2010) — et qu’il ne manquerait pas, à l’occasion de sampler certains de mes vers pour un « livre de citations. » Son grand et ancien projet (mallarméen ?) d’écrire tout un livre sans un seul mot de lui : « En attendant, loin du compte, j’ai recopié des rouleaux de télex hippiques, France Soir (avec toutes ses éditions), des paroles de chansons anglaises connues, des dialogues d’anciens films célèbres, des prospectus pharmaceutiques, des publicités de mode, lambeaux 112

sur lesquels, furtivement, s’écrit le temps mieux que dans les œuvres. Le reste, hélas, est de moi ; probablement. » (Rose Poussière, 1972) En relisant sa lettre pour les besoins de ce papier, j’ai commencé par imaginer faire comme lui, c’est à dire par sampler quelques-unes de ses interviews radiophoniques et télévisuelles pour en recoller les morceaux. Bref de le laisser parler lui, en recousant quelques « loques » de dialogues pour les donner à entendre, tels quels. Mais très vite, je suis tombé sur cette phrase : « Les fragments, oui. Mais pas le pot-pourri. » Je me suis arrêté tout net. Je n’allais tout de même pas faire de cet article un « vrac » de Jean-Jacques ?! Je me suis ressaisi… Je reprends mon récit : Les mardis allaient bon train. J’étais à l’époque de notre rencontre dans ma période tangéroise et Schuhl, très proche de Jim Jarmusch — qui venait tout juste de sortir Only Lovers Left Alive — semblait plutôt intéressé par mes expériences dans la ville blanche. Je lui montrais bientôt une maquette réunissant mes photographies de Tanger, à partir de laquelle il accepta volontiers d’écrire un texte de préface. Mais, là encore, l’attente dura. Jean-Jacques reportait toujours l’écriture de son texte et les semaines, les mois passèrent… Schuhl ne lâchait pas, mais ne me rendait rien. « J’écris très lentement » disait-il ou bien « J’ai beaucoup de difficultés à écrire, vous savez mais… Passez me voir ! » Ce qui fait que l’attente de ce texte, m’offrit la chance de le voir régulièrement, cette année-là. De temps en temps, je lui apportais un livre pour le stimuler, tel Après toi le déluge de Paul Bowles, qu’il apprécia. Nous parlions musique, beaucoup. De Lou Reed, du Velvet, de Christophe. D’Ingrid Caven, bien sûr et de son pianiste Jay Gottlieb que nous irions bientôt écouter au Théâtre de l’Atelier… D’écrivains : Denis Roche et sa Louve Basse, William Seward Burroughs, Aleister Crowley. De femmes : Tina Aumont, Nico, Zouzou, d’Eva Ionesco et de son fils Lukas. De quelques peintres de ses amis : Robert Malaval, Frédéric


Pardo, Pierre Le-Tan. De cinéastes (qu’il comptait également parmi ses proches) : Barbet Schroeder, Rainer Werner Fassbinder, Philippe Garrel, Bertrand Bonello… Jean-Jacques évoquait parfois son ami Jean Eustache. Ils avaient en commun ce mince accent des Gens du Sud : éclairs de chaleur dans la voix. Sur la table, un folio des Fleurs du mal trônait sur une colline de papiers constellée par les cartes blanches et noires du jeu de Brian Eno, Obliques stratégies. Près du fauteuil de skaï vert, des piles de livres et de magazines. Schuhl était un grand lecteur, « il a des antennes partout, » m’avait dit un jour Jeff, qui le renseignait régulièrement sur l’état de l’écriture contemporaine en France, mais il me semble qu’il revenait quand même toujours à certains classiques. Baudelaire donc, Proust sans doute, Breton peut-être ? (Rose Poussière m’a toujours fait songer à celle de Nadja.) Observant notre amitié balbutiante, John Jefferson Selve nous proposa de réaliser pour sa toute nouvelle revue Possession immédiate une série d’images, en collaboration. Ce fut Cravache dans le Dé, une courte évocation photographique d’une nouvelle de Schuhl récemment parue dans Obsessions, prenant pour modèles le corps de Milo

McMullen et les mains (d’Orlac) de Jean-Jacques. Je lui confiai ensuite que j’aurais bien aimé en faire un court-métrage ; il m’y encouragea. Je le filmai donc un après-midi, à sa table de travail, mais laissai bientôt courir le projet… J’étais bêtement occupé à préparer un lourd dossier pour la Villa Médicis. Projet : un double album — photographique et musical — sur la ville de Rome pour lequel Schuhl s’était engagé à m’écrire un texte de chanson. Ce projet fut stoppé dans son élan par des « rapporteurs » rivés sur leurs spécificités et qui m’apparurent investis d’un esprit institutionnel tout à fait conforme à l’idée que je me faisais de l’académisme. Il faut dire je m’y étais sans doute mal pris en convoquant des avocats plus brillants que mes procureurs. Car à quoi peut-on être condamné de pire, demande Orphée à Heurtebise lorsqu’il arrive au purgatoire dans le film testamentaire de Cocteau : « À juger les autres, À être des juges. », lui répond l’ange10. Jamais en tout cas je n’osai avouer à Jean-Jacques que mon dossier avait été rejeté. J’aurais presque pu m’en féliciter, mais quand on n’est pas financé par sa famille ou fiancé aux rentes d’une entreprise c’est quelque chose qui sonne comme une sanction, résonne comme une Sensure — avec un « S » (Bernard Noël)… À ce propos, Jean-Jacques Schuhl — le ToutParis est au courant — eut cette chance, inestimable pour ceux qui sont contraints comme moi d’avoir à gagner leur pain, de pouvoir sa vie durant « ne rien faire. » « Pas de mariage, pas d’enfant. Presque pas de métier. Rien, zéro, » dit-il. C’est une chance, mais c’est peut-être aussi un poids. Car si Schuhl a été par la presse et les médias de ce pays régulièrement traité de « dandy », n’est-ce pas surtout en raison de sa situation sociale plus ou moins floue. « D’un autre temps, » répond-il à Laure Adler lorsqu’elle ose lui poser frontalement la question dans une de ses émissions à France Culture. Vivre sans avoir à travailler. Dépenser sans avoir à trop compter, n’estce pas ce qui caractérise l’oisiveté même d’un Des Esseintes dans À Rebours ? Rien de clinquant pourtant chez Schuhl, aucun signe extérieur de richesse. Juste la possibilité de pouvoir vivre dignement sans avoir à se vendre. Et de faire quand même quelque chose de ce « rien » : un château de cartes, une cathédrale d’allumettes, toute une œuvre de mots. Il est bien des exemples pour démontrer que la presse et les médias de ce pays mentent. Schuhl en est un. Si la Presse reconnait en lui un maître — l’écrivain ne hiérarchise pas les écritures et met sur 10  Jean Cocteau, Le testament d’Orphée, film, éditions du Rocher, 1961.

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le même plan dans ses livres des extraits de France Soir avec, disons, des fragments de haute prose — n’est-ce pas parce qu’il laisse un peu d’espoir aux critiques ? Ainsi, la Presse ne cesse de projeter sur lui le fantasme de devenir elle-même poète. Schuhl est porté aux nues par un certain nombre de critiques rock, producteurs de télévision qui, à travers lui, se rêvent en artiste. Mais n’est-ce pas leur propre vision d’eux-mêmes qu’ils impriment sur le dandy qu’ils croient être et que Jean-Jacques n’est pas. Sinon… à moitié ? « Décidément dandy décadent mais raté : juste un morceau d’hôtel particulier, l’ancienne antichambre, même pas l’étage noble, pareil la robe de chambre, ce qu’il en restait, juste la moitié » (Une robe de chambre postmoderne, Obsessions, 2014).

Car si Schuhl aura été un des premiers à avoir su parler de la profondeur d’un style vestimentaire (plus ou moins pop ou rock) en montrant qu’une enveloppe pouvait être aussi lisible que la lettre qu’elle contient. Il n’aura cessé, sous les foulards de Jean Bouquin, les tenues de Schiaparelli, la robe de scène noire d’Ingrid Caven (bientôt raccourcie de 3 ou 4 centimètres par Yves Saint Laurent), de montrer l’existence du vide, le co-vide de la mode et de la mort à l’œuvre. Dans Rose Poussière, déjà « La Bourse suit la mode, grimpe ou baisse selon la longueur des jupes. » Plus tard, dans Telex n°1 ou Obsessions, Louise Brooks, Kate Moss, et même dans une moindre mesure Ingrid Caven ne seront chantées par l’écrivain que pour en saluer les faiblesses, les vulnérabilités. En elles, comme « En lui [Frankenstein le dandy] et Z-la-Danseuse se rejoignent dans un moment privilégié la sophistication la plus up-to-date, la mise la plus “fashionable” et quelque chose du marlou (voyou) marseillais et de la souillon de la Bastille. » Comme Newton en photographie, Schuhl n’aura cessé de renvoyer à la haute société qu’il fréquente (de temps 114

à autre) le reflet d’un miroir sans tain : « la mode, mode de rapport (d’argent) d’une industrie, jeu et parade que s’offre une société peut finir par être la suggestion d’une mise à mort de celle-ci » (Rose poussière, 1972). Dans Rose Poussière encore — « Le Petit Livre mauve » (les majuscules sont de Schuhl) — des sixties sa Sixtine littéraire, toute la beauté des Rolling Stones n’aboutit qu’à la mort de Brian Jones : un corps blond flottant dans une piscine verdâtre. JJS : « Brian Jones était happé… une grande partie de lui était dans l’ombre. Ce qui rend les gens fascinants, c’est l’Ombre. L’ombre est en train de disparaître. Tout est dans la lumière… Oui, j’ai voulu parler de la noirceur, de l’ombre. Toutes choses devenues plus ou moins incorrectes, pas dans le coup, » explique-t-il encore à Laure Adler au moment de la parution de son livre Entrée des fantômes : « La beauté qui nous fait parfois oublier la mort entretient aussi des rapports complices avec elle, elles cheminent ensemble […] C’est mon côté romantique allemand » (Entrée des fantômes, 2010). On passe à côté de Jean-Jacques Schuhl si on exclut la dimension critique, grinçante de son œuvre. Sans être proprement politique, il me semble en effet que toute sa poétique est engagée. Dans ses passionnantes Mémoires d’un temps où l’on s’aimait, Valérie Lagrange raconte comment JJS accueillait dans son appartement de la rue RoyerCollard — alors situé au cœur des émeutes de 68 — les « combattants » étudiants : une baignoire d’eau fraîche les y attendait pour qu’ils puissent rincer leurs yeux irrités par les lacrymos avant de pouvoir repartir avec une pochette en plastique (exhumée dans la collection de 33T de Jean-Jacques) en guise de masque protecteur. Schuhl fut-il plus investi dans la révolte de 68 que le Baudelaire en gants rose des barricades de 1848 ? Il faudra lui poser la question, lorsqu’on se reverra. Son détachement naturel, son humour noir surtout, l’en auraient-ils empêché ? En cela, Schuhl est, je crois, un digne héritier des surréalistes. Comme Breton, déclarant d’emblée à André Parinaud dans ses Entretiens — « Je n’en éprouve pas moins une égale répugnance pour toutes les “carrières”, celle d’écrivain professionnel y comprise » — pour Jean-Jacques Schuhl, si le cinéma est bien un style de vie, l’art ne saurait être un métier. Schuhl en se défendant d’être un « homme de lettres », il se revendique plutôt « monteur-ajusteur », est peut-être un des rares écrivains modernes du pays. « Moderne oui,


l’index se fit un raccord ivoire aux paupières » (JJS, Obsessions). Ce fétichisme est ce qui repousse la mort. Il est la gousse d’ail, seule capable d’éloigner les vampires. Il est la Poésie prise dans les mailles de la Prose. C’est… Le Style, la tenue : « Sur le canapé, à demi étendue et le coude appuyé à un coussin, avec une immobilité dont elle avait pris l’habitude dans la pratique de la pose, Maryx, vêtue d’une robe blanche, bizarrement constellée de pois rouges semblables à des gouttelettes de sang, écoutait vaguement les paradoxes de Baudelaire, sans laisser paraître la moindre surprise sur son masque du plus pur type oriental, et faisait passer les bagues de sa main gauche aux doigts de sa main droite, des mains aussi parfaites que son corps, dont le moulage a conservé la beauté13. » Depuis quelques années les livres de JeanJacques Schuhl semblent être entrés dans un monde de spectres. Un théâtre d’ombres blanches (Silver Ghost) où l’écriture expérimentale de Rose Poussière, ou Telex n°1 a peu à peu fait place à l’expérience, mentale (et visuelle) d’Entrée des fantômes et Obsessions. Le réel est une fiction. Tout l’art de l’écrivain consiste à en saisir le tremblé : « cette vacillation dans le banal » (Ingrid Caven). Dont le moulage a conservé la beauté… oui, mais avec la tradition. La modernité sans mémoire, je n’y crois pas 11. » Bien que toujours nuancé, Schuhl m’apparaît comme l’inverse d’un intellectuel. Écrivain manuel… Pas « inspiré », mais inspirant. Écrivain de la sensation, de la sensualité ? D’un certain fétichisme, aussi. Le fétichisme de Jean-Jacques Schuhl, j’en situe pour ma part arbitrairement l’objet « dans ce grand salon du plus pur style Louis XIV, aux boiseries rehaussées d’or terni, mais d’un ton admirable » où « sur la vaste cheminée de marbre sérancolin, tacheté de blanc et de rouge, se dressait, en guise de pendule, un éléphant doré, harnaché comme l’éléphant de Porus dans la bataille de Lebrun, qui supportait sur son dos une tour de guerre où s’inscrivait un cadran d’émail aux chiffres bleus12. » Je le rattache à cet éléphant doré c’està-dire à Gautier, assis à l’Oriental entre Maryx et Madame Sabatier, La femme piquée par un serpent. Je le raccorde arbitrairement à Baudelaire par la magie du mot ivoire. Éloge du maquillage : « Marge pianota dedans avec deux doigts, et de 11  JJS, La réalité, le mystère - Personnes, personnages : Jean-Jacques Schuhl, France culture, 1er janvier 1977. 12  Théophile Gautier, Charles Baudelaire, 1868.

Mais reprenons notre « portrait » (de Monsieur Teste ?) : un immeuble cossu. Un écran de fumée, un rideau de tulle. Un crayon de carbone. Des ciseaux roses fluo (presque d’enfants). Un simple coupe-papier (pas de « dague au manche de jade14 »). Une ramette de papier. Une table de jardin. Un stick de colle « UHU » ou pourrait presque se lire « scHUHl »… Un palimpseste… Une délicatesse. Sehnsucht. Gesture… Zeitgeist. Et une Main à l’œuvre… Juste un zeste de geste : écrire.

13  Op. cit. 14  JJS, Entrée des fantômes, 2010.

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Êtres vivants Par Sylvia Dubost

Flashback nombriliste sur quelques rencontres marquantes. Un patchwork personnel et décousu, qui dit le désir, la nécessité, l’urgence des artistes qu’on aime, et les raisons de notre métier. En toute subjectivité. 116

Agnès Benoit, avec les photos de Christophe Urbain, Stéphane Louis et Brigitte Enguerand


Je pense souvent à VS Naipaul. Enfin, je me comprends. Dans son discours de réception du prix Nobel de littérature, il raconte le désir d’écrire qui l’habite depuis l’enfance. Un jour, pour son anniversaire, ses parents lui offrent un magnifique stylo. Il s’installe alors à son bureau, devant son cahier, et réalise que, même ainsi outillé, il lui reste le plus difficile : trouver des choses à dire et à écrire. Nous autres rédacteurs avons trouvé la parade : rencontrer des gens qui ont des choses à dire. Des gens qui pensent, qui créent, se mettent en danger, secouent nos certitudes, ouvrent des voies inconnues et multiples, des territoires jamais envisagés. En 20 ans de rédaction, il y en a eu beaucoup : artistes, artisans, penseurs (je ne fais plus de hiérarchie depuis longtemps), et surtout des gens de théâtre (chacun sa marotte). Au départ, les rencontrer était un moyen, c’est devenu un but. En tout cas pour moi. Il y a ceux qui passent à l’écriture, avec plus ou moins de succès, et ceux à qui écouter les autres suffit amplement. Les autres, en l’occurrence ceux qui sont passé à l’action, qui ont trouvé les moyens de « faire », tenté de donner du sens à ce chaos. Et qui transforment notre regard. Denis Lavant, comédien, 2004 « La découverte du jeu dramatique avec des partenaires sur un texte, c’était plus qu’une nécessité, il n’y a rien d’autre qui m’intéressait. C’était le plus grand espace de liberté, de possibilité, dans tout ce qui pouvait être fait dans la vie. » Claude Régy, metteur en scène, 2001 « Lorsqu’on travaille un texte dramatique, il faut un peu arrêter le théâtre, arrêter de faire des excès, du bruit, de faire bouger les décors, de déclamer. Tout cela tue le texte, qui perd sa vertu. Si on veut que l’écriture dégage son vrai pouvoir, celui de transmettre de la sensation et de créer de l’image, il faut faire le calme, il faut se laisser traverser par la matière secrète de l’écriture, qu’on ne peut pas connaître entièrement. […] La pensée commence où la pensée connue s’arrête. Tant qu’on ressasse de la pensée déjà connue, qu’on montre des images déjà vues, ce n’est pas la peine de faire ce métier. Il faut penser de l’impensable, en tout cas de l’impensé, dire de l’indicible et montrer de l’invisible. Il ne faut pas jouer les répliques mais laisser le texte parler et faire voir. » Philippe Madec, architecte, 2003 « Ni historien ni archéologue, je suis dans la chair de la vie vivante, attaché à installer la vie

en train d’être vécue. J’inscris mon travail dans des mémoires à l’œuvre, histoires en cours, mouvements présents avant mon arrivée et durant au-delà de mon travail. Je m’attache à concevoir des projets qui puisent dans la mémoire des lieux et proposent une situation ouverte aux venues à venir, aux possibilités. […] L’architecture est une installation de la vie par une matière disposée avec bienveillance. » Olivier Dubois, danseur et chorégraphe, 2014 « Être danseur, ce n’est pas bouger, c’est beaucoup plus que cela. C’est définir une ligne artistique, savoir ce qu’on montre sur un plateau, jeter son corps dans la bataille à tous les niveaux. […] La seule force qu’on a c’est faire ensemble. C’est ça qui est politique. Le corps est politique car il est ce vecteur premier, cette adresse intime à chacun et au monde. » Olivier Py, auteur et metteur en scène, 2002 « Il faut bien que notre génération ait ses poètes, et qu’elle ne soit pas seulement une génération de commentaire. Certes, il y a Shakespeare. Indépassable, et indépassé. Mais j’ai quelque chose de plus que Shakespeare : je suis là. Ce qui est très étrange, c’est que cette supériorité est la plupart du temps perçue par mes contemporains comme une infériorité. […] Je ne comprends pas un écrivain qui écrit sans ambition. Je suis humble, mais totalement immodeste. Si on n’écrit pas pour dire quelque chose, alors quel ennui, quelle pose justement ! Il y a trop de livres sans ambition. Ils ne veulent pas vaincre la mort, ils ne veulent pas exalter les âmes, ils ne veulent pas sauver leurs frères, ils ne veulent pas changer le monde… Alors à quoi servent-ils ? À faire la chronique du quotidien ? » Audrey Bonnet, comédienne, 2017 « Choisir un projet, c’est instinctif, mais il faut que ce soit fulgurant, implacable, que ça me mette KO. Si j’en ai la tête qui tourne et le cœur qui s’emballe, c’est bon ! Mais c’est quand même rare, alors entre les coups de foudre, comment on choisit ? Est-ce qu’on s’en raconte un ? Je ne veux pas d’une chose petite, ratatinée, il faut quelque chose de grand : ça protège. » Dans Only lovers left alive de Jim Jarmusch, Tilda Swinton incarne Eve, une vampire immortelle qui vit depuis des siècles entourée de livres, d’art et d’artistes sans jamais en être une elle-même. Le sang dont elle se nourrit vraiment, c’est celui des poètes. Et c’est la plus vivante de tous. Maintenant, c’est à elle que je pense. 117


MONSTRE Par Nathalie Bach ~ Photo : Michel Grasso

Nathalie Bach par Michel Grasso 118


Il paraît qu’on ne s’embrasse plus qu’ici Et dans le vrai de quelques lits En cherchant de quoi chanter Dans l’ocre de ce presque été Il paraît que les temps ont changé Que le bleu n’est plus si bleu Ni l’air si léger Que la vie se distance les yeux dans les yeux Il paraît que rien ne nous empêche Là où tout nous foudroie Il paraît même qu’à la fraîche Quelques lutins nous gardent la joie * Il dit je ne t’écrirai plus Elle dit je ne reviendrai pas Il restera Une pensée comme une rose Une rose insensée Piquée Dans un baiser mauve *


Rien n’empêchera mes valses lentes, cachée dans l’aube, parlant à ce silence qui seul entend * Où la pensée m’emmène Je vais Où mon cœur m’enlève Je vais Où mes amis m’entraînent Je vais Où la vie m’amène J’hésite

Et un dimanche en dépliera un autre À l’identique de nos restes À l’identique de nos gestes Dans ce jour à renaître Ce puissant qui nous fait nôtre * Ne croyez pas les morts Ni ceux qui ont tout dit Ni ceux qu’on aime encore Ils auront toujours raison Surtout s’ils ont eu tort

* Je suis cette bouche dont sortent tant de morts, effarés de me parler encore * J’ai des mouvements incessants Des mouvements du corps Des mouvements du sort Fêtés à tout venant

Ne croyons que les corps, de vivace où d’éreinte Témoins ténus mais vierges De toute peur de tout cierge Alors nous pourrons rire De ce qui n’est pas à maudire Ma belle allure vos beaux atours Vrais les fantômes Vrais nos atomes En nous *

À ta rencontre et même À mon encontre Je dis ce que je pense Je ris ce qui me danse

Cette nuit j’avais envie Que rien ne s’arrête Seule dans le cri Des autres j’étais prête

Ce pas, la joie, ma foi Dans moi, toi Et tout ce qui n’est pas Le sombre sur la croix

À te dire mon amour Le prix des mots des étés Du temps et des nuits qui courent Sur nous et partout aux alentours

J’ai des mouvements de parlant De bruit de cœur battant De flux toujours plus grands Je suis ma peur Je suis Un combattant

Cette fois j’ai envie Que tout s’arrête Au seuil de nos paris À nous dire comment disparaître Cette nuit mon amour Sous la pluie nous pourrions être Ce que sont les amants de toujours Un peu de toi un peu de moi Sur le petit pont de bois

*

*

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J’aurais dû, mon amour, dans le vent bleu, te serrer encore plus fort * Il n’y a plus de Il n’y a plus à Les courbes de l’aurore Tanguent jusque dans l’après-midi De loin tu m’as reconnue Et je te regarde Et tu me regardes Je sais que tu sais Ma peau t’attend Ta peau me prend Ma peau se tend De prénoms d’avant Sous le pouls opale Mes veines se souviennent Ma peau se fend

La douceur des cailloux Le ciel de ta voix chaude Autour du lac l’air est flou Ma robe que tes mains dérobent Le long de moi Noyée au bord de toi Amer ton goût s’épand sur mon cœur avant Miracle auréole laissé si près Du creux de tous les sangs Dans ma bouche aussi le temps Crie son fauve mon bel amant Me diras-tu l’amour sur fond de scène Ou viendras-tu seul avec ta peine Entiche-moi de tes caresses serrées Je te ferai l’automne d’un baiser Un dernier sursaut sur ton corps brasier Si seul à croire à l’éternité Le velours de tes lèvres sur mes rouges nuit Écrase de ses rêves mes paradis Montés plus haut de tous les mercis D’une joie qui n’attendait qu’un jour sans gris

Mes phalanges ont grandi Sur ton front de fièvre De plus de la moitié de ton chagrin Je les regarde Tu me souris Mes yeux fondent Ma peau me ment *

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Motel, extraits. Scène 3 Lui, seul, en lumière. Elle, en arrière-plan, non éclairée. Quand mon père me battait la nuit, oui, il me battait uniquement la nuit, je m’en souviens, de son plaisir barbare, il ne faisait jamais rien par hasard. C’était une mise en scène drôlement au point. Il rentrait tard, tous les soirs, le travail… Ma mère laissait une note sur la table de la cuisine, la note de toutes les fautes de toute la journée. Je priais tous les matins pour que chaque nouvelle journée se passe sans fautes, mais il y en avait toujours une. Puis, devenu plus grand, et comme je suis lent je n’y ai pas pensé avant, j’ai pensé à me protéger en rembourrant tous mes vêtements de l’intérieur. Je ressemblais au bonhomme Michelin. (Il rit) Puis j’attendais en crevant de chaud. Oui, j’attendais les coups. Je ne sais plus ce qui était le plus terrible, attendre dans la terreur, ou les coups. Attendre, oui, attendre. Et quand ils venaient enfin, les coups, je me libérais dans la souffrance. Je criais parce que j’avais peur, et aussi pour lui montrer qu’il avait gagné, que j’avais mal, mais je criais surtout de la délivrance de l’attente. Quand il avait bien pris son plaisir, parce que c’était ça, hein, il prenait son plaisir là, il retournait voir ma mère, dans leur lit, j’entendais des bruits, ma mère gémissait, elle disait « plus haut, plus bas… » mais lui je ne l’entendais jamais. C’est plus tard que j’ai compris. Je suis lent. (Un long temps)

Le matin, il me réveillait en riant avec un gant de toilette glacé. « Une lavette » il disait. Comme après les coups je m’endormais d’un bloc et que j’étais devenu une espèce de loukoum suintant, le choc était rude. Il continuait à rire, la radio hurlait et ma mère beurrait les tartines. Nous nous regardions tous les trois sans dire un mot, déjà prêts pour la prochaine cérémonie nocturne. Pourquoi je ne me souviens jamais du visage de ma mère ? Mais je n’étais pas malheureux, ça non, on ne peut pas dire ça. C’était juste la nuit. C’est pour ça, depuis, la nuit, j’oublie le temps de la nuit. Je ne sais jamais si j’ai dormi ou pas. Je me réveille, c’est tout. D’ailleurs est-ce que je me réveille ? Et puis je suis devenu beau. Plus je devenais beau plus les coups étaient forts. C’est comme ça que j’ai pris l’habitude de me regarder des heures devant la glace. J’ai tellement travaillé à être beau, c’est fatigant, parce qu’à l’intérieur je suis comme lui, faut pas croire. Je ne sais pas pourquoi mais le jour où je n’ai plus entendu les bruits que faisait ma mère, dans leur lit, j’ai compris qu’il ne le supporterait plus très longtemps, que je devienne beau, qu’il me tuerait. Je suis parti, mais sûrement trop tard. C’est dommage. Je suis lent. C’est comme avec elle, je ne comprends pas ce qu’elle a. Je sais que je lui ai fait quelque chose de mal parce qu’elle me le dit mais en vérité je fais semblant de la croire pour lui faire plaisir. Pourtant je lui ai dit que je ne me souviens jamais de ce qui se passe la nuit. Mais elle ne me croit pas. Je lui demande pardon, je ne sais pas pourquoi. Elle ne le dit pas mais je sais bien qu’elle me trouve beau. Peut-être qu’elle oubliera ce que je lui ai fait, avec le temps. Il faudrait que je me souvienne, il faudrait. Je ne sais pas ce que j’ai, je suis fatigué. Je vais aller acheter de la compote, ça lui ferait plaisir ça. Je ne sais jamais vraiment comment lui faire plaisir. Je réfléchis, souvent, longtemps. Je suis lent.

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Scène 4

Scène 5

Lente bascule de noir. Elle en pleine lumière. Lui non éclairé.

Musique. La lumière descend doucement, la voix murmurée des deux comédiens dans la pénombre… Ils dansent, enlacés.

Se souvenir des corps. J’essaie toujours de faire cet exercice après. De lui, de moi. Pour me calmer de l’avoir aimé. Je me dis qu’il est un autre. Avec cet autre que j’aime et qui m’aime tout va bien. Tout va bien. Alors il est drôle, il est celui que je veux. Je l’embrasse, sa langue m’appartient, je l’aime comme je n’ai jamais aimé. Son corps est chaud, il est à moi, il est la seule chose que j’ai jamais eue. Je sais que je crois que c’est de l’amour et que ce n’est pas vrai. Je sais qu’à chaque fois je me tue. Un peu plus. À chaque fois. Mais je n’ai rien d’autre. Pour vivre. Alors je me tue. Et pourtant il faut que je m’arrête. Quelle importance, il ne se souvient jamais de rien. C’est pour ça que je ne fais jamais l’amour le jour. Comme ça, il ne sait pas. Il croit tout ce que je dis, il croit qu’il n’a rien fait. Je lui ai dit ce qu’il a fait, le mal qu’il m’a fait, mais pas tout. Finalement, je suis aussi mauvaise que lui. Peut-être. J’aimerais l’abandonner, et puis courir après le vent pour qu’il m’emporte avec lui. Mais je le regarde et je reste. Pour le mépriser dans la lumière du matin. Pour arriver à le haïr jusqu’à la nuit. J’y arrive très bien. Très très bien. Puis je vais au théâtre, je joue, je sais qu’il m’attend et là je commence à changer. C’est plus fort que moi. Ça commence pendant les applaudissements pendant qu’ils me regardent et que je les regarde. Ils me sourient, certains plus que d’autres, certains lèvent leurs bras pour que je voie bien qu’ils m’ont aimée. Et quand je me souviens de leurs corps, après, il faut que je me calme de les avoir aimés. Alors tout va bien. Je ne sais pas pourquoi, c’est l’odeur de la cigarette qui me fait cet effet-là. Mélangée à son parfum, je me sens comme enivrée et tout adoucie. Dans le noir, je peux tout croire. Sans le voir. Je les entends. C’est comme ça qu’il est un autre. Et que je l’aime d’un amour total, si intense aussi parce que je sais que je meurs, et que je suis seule. Alors je suis tranquille puisque j’ai tout perdu. J’attends le jour, j’attends la haine qui me sauvera. Quand elle arrive enfin, je peux m’endormir.

Lui — Mon amour Elle — Mon amour Elle — Quand tu ne seras plus Lui — Là ? Elle — Les mots Elle — Te défigureront Lui — Comment feras-tu ? Elle — Lentement, sûrement, sans joie, je le ferai Lui — Mon amour Elle — Mon amour Lui — Je t’aime Elle — Tant et tant Lui — Pourquoi ne pas Elle — S’enfuir ? Lui — Vers où ? Elle — Vers rien vers tout Elle — Vers ces lames Lui — De fond, je Elle — T’avais prévenu, mon amour Lui — Mon amour Elle — Le ciel est avec nous Elle — Non, il est avec moi. Toi, tu y seras Lui — Tu ne le feras pas Elle — Je le ferai Lui — Tu ne me feras pas souffrir ? Elle — Je ne t’aime plus assez pour ça Lui — Mais à l’instant tu me disais Elle — Que je t’aimais ? Lui — Tu me disais Elle — Mon amour. Simplement mon amour. Ils s’embrassent longuement.

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IT

Par Emmanuel Abela ~ Autoportrait : Mar Castañedo


I. Ô toi, tu ouvres les mots, Entre tes bras, leur redonnes vie. Sitôt, ils coulent à flots, Le long de tes jambes, affranchis. Exit amertume, Exit sombre écume, De bien vils tourments, Ces jours funestes où l’on se ment. Vierge de sentiment, – je suis. Vierge comme l’amorce du printemps. Vierge pour l’accomplissement. Ô toi, tu portes le trait, te meus, Te livres à jamais, Par-delà les mots, me dis-tu – m’émeus ! Parce qu’il s’agit de toi, te confortais. Chorégraphie silencieuse, Dans la nudité de l’instant, Démarche précieuse, Et enchanteresse du temps. L’innocence pure je contemple, Émotion fragile et ample. Tel le monde qui revit, Et pour que rien ne cesse, Est bien celle, faveur et délicatesse, Qu’au-delà les océans je lis. Ô toi, tu me désignes la clairière, Entre tes mains jaillit la lumière.


III.

II. L’incident est relaté par ses amis les plus proches : un jour, Syd Barrett réunit quelques personnes pour un trip. Du LSD liquide est versé sur des sucres en morceaux alignés sur la table, à raison de deux gouttes sur chacun d’entre eux. Mais le produit est très fort et pendant la manipulation il est absorbé par les convives qui s’en lèchent les doigts. Au bout d’un instant, plus personne ne sait quel morceau de sucre a fait l’objet d’un dépôt, si bien que certains reçoivent une deuxième dose alors que d’autres se retrouvent à consommer des sucres « nature ». Mais tout cela est vécu dans la joie et l’innocence de la découverte ; ils expérimentent cette drogue apparue sur le marché anglais depuis 1965 et ne se soucient guère de ses effets. Très vite parti, Syd isole une plume, une orange et une boîte d’allumettes : comme sur les images que font de lui ses amis Storm Thorgerson et Mick Rock, il s’assoit en fleur de lotus sur les planches soigneusement vernies de son parquet, dans son appartement de Earl’s Court Square, à Londres, et observe attentivement les objets posés par terre. Son voyage est interstellaire – pour lui, la plume est la planète Vénus et l’orange Jupiter. On ne sait à quoi correspond la boîte d’allumettes, mais Syd, chasseur d’étoiles, évolue entre les trois éléments qu’il finit par réunir avec précaution dans un coin. Son odyssée, malheureusement, prend fin quand son ami Iain Moore, un roadie du Floyd également appelé Imo, se prend d’affection pour la plume, la cajole avant de dévorer l’orange à belles dents. Syd est sous le choc pendant de longues secondes, mais une fois revenu à lui, il regarde son ami et se contente de lui sourire. My head kissed the ground I was half the way down, treading the sand Please, please, lift a hand I’m only a person whose armbands beat On his hands, hang tall Won’t you miss me? Wouldn’t you miss me at all?

126

Un monde en suspension. Regardons alentour. IV. Un songe, le 21 mars 2021 : une soirée mondaine dans un bel appartement. Sur scène, un groupe. Une seule chanson : It de Prince, interprétée à la manière de Prince, avec la voix de Prince – « I want to do it baby every day, alright / In a bed, on the stairs, anywhere, alright ». Une amie me fait faire le tour de cet appartement qui semble infini. Je comprends alors qu’elle est notre hôte d’un soir. Elle souhaite me présenter l’un de ses invités : Prince Rogers Nelson ! Oui le Kid de Minneapolis himself. J’en déduis que la soirée lui est consacrée. Nous nous asseyons tous, et je converse avec lui en anglais. Dans le rêve, je cherche mes mots pour lui exprimer ce que je ressens à l’écoute de It : je lui parle de son approche décharnée, avec une structure réduite à sa plus simple expression et me hasarde à une comparaison avec certains titres de Joy Division, dont Heart and Soul. En connaisseur, il acquiesce avec une voix très douce. Peut-être le fait-il avec politesse, mais je sens qu’il se montre attentif à mon propos ; c’est là que je constate que le Prince que j’ai en face de moi est jeune et plus joufflu que celui que je connais dans ses clips – à la découverte de ce détail, je constate son étonnante présence physique, irréelle et plastique. Il me répond dans un français hésitant, mais précis : « Ah mais tu vois, “ils” ont souhaité que je parle de mes morts. » Je lui rétorque que j’entendais quelque chose de plus ouvertement sexuel – « I want to do it, baby, all the time, alright / Because when we do it, girl, it’s so divine, alright ». Il insiste sur un autre sens à trouver dans sa chanson. Je me retourne vers notre hôte et lui fais remarquer qu’il est « mort » lui aussi et que cette discussion ne saurait avoir lieu. À ce moment-là, le volume de la musique augmente brutalement ; gênés nous nous levons, puis nous nous plaçons devant le groupe, une formation funk-hip-hop qui mêle ses sons à la chanson de Prince, comblant les intervalles manquants et lui donnant corps différemment – « You wanna think about it / Doing it / Doing it », répète le chanteur, « Doing it / Doing it ». La star nous fait une réflexion sur l’héritage qu’il a laissé auprès de cette génération de jeunes artistes fortement influencés par son œuvre. Ce sur quoi nous nous accordons avant de nous évanouir avec lui dans la nuit.


V. Marie est mon amie. Elle l’est depuis le premier instant. Chaque jour, je viens m’asseoir ici, sur ce banc. Et je l’attends. De là, je scrute l’étage de ses parents. Nul mouvement cependant. Les volets restent fermés. Les ouvrira-t-elle aujourd’hui ? Les voitures sont alignées ; elles s’espacent au gré des départs et des arrivées. J’ai beau scruter un déplacement, rien ne bouge. Jamais. Personne, ni enfant ni parent ni passant. Ni Marie, mon amie. * Je me souviens de la première fois où elle est apparue à sa fenêtre. Je venais d’emménager dans le quartier. C’était il y a quatre ans de cela, le dernier jour de classe, au début du mois de juillet. Au cours de cette soirée d’été, les gamins s’étaient attroupés autour de moi. Aussitôt sorti de chez moi, je devins l’attraction. À chaque pas, une nouvelle tête. Les noms s’égrenaient, je n’avais pas le temps de les retenir tous : Steeves, Pascal, Manuel, Felipe, d’autres encore… Les questions fusaient : « D’où vienstu ? », « Où vas-tu à l’école ? », « Tu joues au foot, toi ? » Pendant ce temps, des garçons plus grands se réunissaient dans le grand bac à sable ; l’espace réduit entre deux immeubles leur servait de terrain de football. Au milieu une structure en béton constituait un obstacle étrange. Mais ils ne s’en préoccupaient pas et la contournaient d’un dribble supplémentaire avec aisance, s’aidant parfois d’un petit rebond pour feinter l’adversaire. « Moi, je suis Dominique Rocheteau ! », annonça un grand garçon, gaillard. Un ballon en cuir à la main, l’adolescent portait fièrement le maillot de l’AS Saint-Étienne, le vrai, celui avec le col bleu blanc rouge et l’inscription Manufrance. Il avait poussé la ressemblance jusqu’à arborer une permanente inspirée par la coupe de l’Ange Vert, longue et frisée. « Et moi, Beckenbauer ! », lui répondit un autre adolescent, les cheveux châtain clair soigneusement coupés. Moi-même, je jouais souvent dans mon ancien quartier ou à l’école. Mon ami Christian G., de trois ans mon aîné, m’avait initié aux joies du football quelques années auparavant. Il me faisait évoluer

au poste de gardien, mais m’encourageait, une fois sorti des cages, à me poster à l’avant. Tirant indifféremment des deux pieds, je devenais le petit buteur du quartier : je me rêvais débordant par l’aile gauche, virevoltant, à l’image de Kevin Keegan, la révélation bondissante du FC Liverpool. « Faites place les petits ! Le match va commencer. » Nous étions trop jeunes pour y prendre part. Seuls les grands y étaient invités. Le groupe de frétillants marmots que nous formions fut gentiment éconduit, impuissant, vers la sortie du bac à sable, à la limite du terrain vague, à l’arrière des blocs. C’est à ce moment-là qu’en levant la tête j’aperçus sa frimousse au teint hâlé au troisième étage d’un des deux immeubles qui se faisaient face. « Nénaaaa, tu es là ? », l’interrogea l’un des petits qui me suivaient. « Je ne savais pas que tu étais déjà rentrée ! » Lui, « c’est Néné » me renseigna-t-on, son jeune frère José. Elle, Néna, sa grande sœur. « Néné et Néna », constatai-je, amusé. Comme les autres, elle s’étonna de ma présence, m’interrogea de sa fenêtre – « Tu es qui ? Tu vas habiter là, toi ? » D’une main je lui désignais le bâtiment voisin. Mais sans même attendre de précision de ma part, elle me sourit. Dès le premier regard, notre complicité naissait comme une évidence. Pour tous les deux. Aussi loin que je me souvienne, je ne l’ai jamais appelée autrement que par son prénom : Marie. * Là, ses volets restent fermés. Dans l’attente de son retour, je me remémore nos instants partagés par le passé : le matin avant de nous rendre à l’école, les soirs au retour de sa classe d’espagnol, les longues veillées nocturnes au cours de l’été. Nos jeux d’enfants… Elle était présente à l’église quand je servais la messe, me dispensant à maintes reprises ses plus belles marques d’affection, un petit geste discret de la main en guise de salut ou un clin d’œil innocent ; elle était là également lorsqu’il m’a fallu changer de paroisse pour ma confirmation. Avec Chantal S., sa voisine du rez-de-chaussée, elle s’était portée volontaire pour m’apporter son cahier de catéchisme et me faire rattraper les séances auxquelles je n’avais pas pu assister. J’étais si heureux. Ces deux filles, la brune et la blonde, comptaient parmi les plus jolies du quartier : nos Claudia Cardinale et Brigitte Bardot dans Les Pétroleuses, le film que j’ai vu un soir à la télé. Mais à la différence de Chantal S., Marie restait dans l’ombre, elle n’attirait guère les garçons, 127


peut-être ne le souhaitait-elle pas ? Elle était l’amie, la confidente, celle qui savait apaiser nos disputes. Quand une guerre se déclarait contre les garnements des quartiers voisins, elle s’interposait avec un calme désarmant. Avec sa voix brisée de fille du sud, elle nous disait : « S’il vous plaît, n’y allez pas et jetez ces pierres, vous allez vous faire mal ! » Parfois, nous l’écoutions et retournions jouer avec elle ; d’autres fois, nous partions au combat. Ses parents avaient souffert de la dictature en Espagne. Elle me racontait cela. Moi je ne savais même pas ce que c’était. Mais je comprenais que ses craintes étaient liées à des blessures familiales plus anciennes. Comme la veille, les heures passent. Ni elle ni ses parents ne rentreront aujourd’hui. C’est dommage, je porte le joli polo rouge que ma mère m’a lavé et j’ai pris soin de joliment retrousser mon jeans neuf pour laisser apparaître mes mocassins cirés. * Toute la matinée, j’ai attendu ce moment. Je retourne sur place. J’ai changé de polo. Celui que je porte est bleu azur et même si je l’aime moins que le rouge, il sent bon le linge fraîchement séché. Il ne peut en être autrement, j’en suis convaincu : cette fois, elle sera là ! Mais comme la veille et l’avant-veille, les volets restent fermés. C’est très agaçant. Je guette un mouvement, mais rien. Je regarde autour de moi : personne. Je me sens ridicule. Avec une certaine amertume, je me dis que je ne devrais pas revenir ici tous les jours. Quand j’ai quitté ce quartier l’an passé pour emménager avec mes parents à moins d’un kilomètre de là, mes amis ne me l’ont pas reproché, mais ils m’ont rapidement fait comprendre que je n’étais plus des leurs. Pour eux, j’étais le garçon de l’autre côté ; je devenais un étranger. Je rejoignais les hordes barbares qui traversaient continuellement le territoire sans s’y attarder : une courte station pour mesurer le sentiment de victoire passager et, généralement, elles s’en retournaient dans leurs lointaines contrées. Bien sûr, mes amis ne me disaient rien, ils ne 128

m’opposaient aucune réprobation, mais leur regard interrogatif parlait pour eux. « Tiens, tu es là ? » Je l’interprétais comme la forme laconique d’une autre question, cinglante : « Que viens-tu faire chez nous ? » Je parcours du regard ce qui m’environne : les deux immeubles me font face, l’asphalte envahissante et la limite diffuse qui la sépare de la pelouse, étouffée sous ce soleil d’août, affichent des couleurs passées. Si ternes. Bloc, goudron & voitures Nuances crème, bleu & vert Unifiées dans un gris éternel Mon regard s’attarde sur le module cubique avec ses barres colorées dans lequel nous passions des heures et des heures à papoter, mes amis et moi. Le grillage métallique qui sépare les deux rues est resté défoncé par endroits ; j’en suis en partie responsable puisque j’avais invité mes camarades à abandonner le bac à sable, terrain de jeu instable, pour utiliser le grillage comme nouvelles cages. À coup de tirs répétés, il avait fini par s’effondrer de toutes parts, libérant des points de passages multiples vers les filles de cette partie du quartier plus aisée. Aujourd’hui, il ne subsiste comme séparation qu’un frêle mur en béton, dont la partie supérieure finit par s’effriter. Lorsque les gamins l’escaladent, des pans entiers de matériau usé tombent sur le gazon pelé. Je me souviens d’avoir déchiré un t-shirt en l’escaladant, ce qui m’a valu une belle engueulade de ma mère. Tout n’est que rectangle ici Bloc, mur & grillage Nulle forme courbe Géométrie uniforme & désœuvrée Le quartier ressemble à ces villes-fantômes que traversent les héros solitaires dans les westerns le mardi soir sur la 3 e chaîne à la télévision. Les habitants ont déserté leurs appartements pour de meilleurs auspices ou alors ils se terrent à l’ombre pour échapper à la torpeur. Et pourtant, je le sais, les premiers soirs d’été, à la fin juin, la rue fourmille de mille intentions : les enfants jouent dehors jusqu’à la tombée de la nuit, leurs mamans se réunissent au pied des immeubles et papotent, les messieurs plus âgés sortent, comparent leurs voitures ou paressent en jouant aux cartes ; les adolescents, quand ils délaissent les longues parties de football, effectuent des raids à mobylette dans les quartiers voisins pour draguer les filles à la tombée de la nuit ; on les


voit parfois revenir sur leurs terres avec le fruit de leur butin : des jeunes filles assises en amazones à l’arrière de leurs bolides pétaradants à deux roues. Je me souviens aussi de cette nuit tout à fait étrange où nous avions subi une invasion de hannetons. Moi, le garçon de la ville, je n’avais jamais vu pareille bestiole, mais là ces gros insectes formaient des nuées, atterrissant comme venus de nulle part avec le vrombissement inquiétant de leurs ailes déployées. Alors, munis de bocaux nous étions partis, mes camarades et moi, à leur poursuite pour les entasser : c’était à qui en attraperait le plus, vingt-cinq, cinquante, soixante, cent, plus encore. Nous les observions, grouillants, certains déjà inertes, écrasés les uns contre les autres dans nos récipients trop étroits, avec le sentiment diffus d’avoir commis une faute, sans savoir laquelle. Depuis, plus jamais je n’en vis le moindre. Et il y eut cette fois où je vis le père de mes amis espagnols, Manuel, Felipe R. et leurs cinq frères et sœurs, partir en quête de ses mômes dans le quartier. Les yeux, pleins d’une colère sourde, il m’ordonna sèchement : « Toi, va me les chercher ! » Je remarquais à ses côtés la présence d’un autre père, arrivé depuis peu avec sa famille dans le quartier. J’en déduisais qu’il était venu se plaindre de l’agissement des petits de son voisin ; les coquins terrorisaient sa femme depuis plusieurs jours. Combien de fois je les avais vus frapper à la vitre du rez-de-chaussée ou sonner à l’entrée pour importuner cette pauvre dame qui ne parlait même pas le français ; elle semblait bien démunie avec un bébé dans les bras et ses deux gamins, dont un garçon à peine moins âgé que nous qui agitait ses bras en signe de protestation. J’ai appris à le connaître par la suite, c’est même devenu un bon copain : le petit Mehmet. J’avais beau leur dire d’arrêter à mes copains espagnols, mais rien n’y faisait. Ils frappaient à la vitre et partaient se cacher dans le terrain vague d’à-côté. C’est sans doute là qu’ils à nouveau, derrière un buisson ou une motte de terre, à l’abri des regards du père. La tension était palpable et au moment où je le vis retirer sa ceinture pour corriger ses enfants, je n’étais plus très . Je croisais bien le regard de l’un d’entre eux me suppliant, le doigt sur la bouche, de ne pas le dénoncer. Ce que bien sûr, je me privais de faire. C’est au moment où je vis cette femme courir, les mains se refermant sur son visage en pleurs, que je compris : les deux hommes en étaient arrivés aux mains, l’un se débattant sous les coups de ceinture de l’autre. Jamais je n’avais vu des adultes se battre ainsi, et j’en fus impressionné. Personne pour les séparer, si ce n’est mon père au premier étage qui s’égosillait : « Mais cessez donc, à quoi bon ? »

Heureusement, le pugilat d’une violence inouïe prit vite fin, sans trop de dommages finalement, les deux hommes finissant par se neutraliser dans une étreinte finale aussi ridicule qu’absurde. Même si elle laissa des traces durables en moi, cette bagarre n’eut pourtant pas d’autre suite que la réclusion forcée des sept enfants espagnols « consignés » dans l’appartement de leurs parents de longs mois durant. Nous ne prêtions guère plus attention à leurs bobines écrasées contre la vitre réclamant en vain le droit de sortir. Ce qu’ils finirent par faire un jour dans une clameur dont les murs des immeubles alentour se souviennent encore. Mais là, nulle clameur, pas le moindre bruit, j’observe le parking ; comme à chaque départ en vacances, il est abandonné. L’information qu’il me livre est navrante : la voiture des parents de Marie n’y est pas. Je me dis que ça n’est pas la première fois que j’attends ainsi. Il fut un temps pas si lointain où nous attendions tous, nous les garçons, les jeunes comme les moins jeunes, le retour de Chantal S., la jolie blonde du rez-de-chaussée. Il suffisait d’assister à son départ en vacances, dès le soir du dernier jour de classe, pour comprendre à quoi correspond la mort d’un quartier tout entier. Nous étions nombreux à assister au départ de ses parents, concierges de l’immeuble dans lequel elle habitait, qui s’interrogeaient sur l’intérêt que suscitaient leurs préparatifs. Nous nous postions devant chez eux, espérant naïvement que notre présence retarderait leur départ. Ils étaient loin de se douter que nous les observions, déjà attristés. La perspective d’un été sans leur fille devenait insoutenable pour ceux qui restaient. J’étais de ceux qui restaient. Je mesure encore au fond de moi la détresse de chacun de ses départs ; ils étaient annonciateurs d’une longue période sans vie, qui se résumait à de vaines séances de jonglages au pied, de dribbles dans le vide et de tirs indolents contre les murs. De là où je suis il m’arrive encore d’en entendre l’écho pas si lointain et je me dis que rien n’est plus triste que l’été d’un garçon, seul avec son ballon. À la fin du mois d’août, garée sur le parking, nous découvrions la Simca 1300 de ses parents. Elle était de retour ! Tôt le matin, tous les garçons du quartier se postaient devant les volets de sa chambre, au rez-de-chaussée, vêtus d’un joli pantalon en velours et d’une chemise à manches courtes repassée avec soin par leur maman, loin de supposer que les autres mamans du quartier faisaient de même pour leurs garnements assagis. 129


Ils délaissaient leur ballon et attendaient que Chantal veuille bien leur faire signe à la fenêtre. Personne n’échappait à ce rituel. Ni les petits, ni même les plus grands, fièrement assis sur leur Peugeot 103, amusés de nous voir tous si joliment habillés. Eux aussi ils l’aimaient bien ; ils attendaient simplement qu’elle grandisse un peu… La vie reprenait là où elle s’était arrêtée deux mois plus tôt. Du troisième étage, Marie s’amusait de ce curieux rassemblement. Elle savait pourquoi nous étions là. Feignant d’ignorer le but de notre présence, elle nous interrogeait avec malice de sa voix si joliment éraillée : « Alors, les garçons, qu’est-ce que vous faites là ? Vous attendez quelqu’un ? » Même si elle ne manifestait pas de jalousie, je suppose aujourd’hui qu’elle aussi espérait secrètement susciter un tel engouement, elle, la petite brune qui vivait dans l’ombre de la jolie blonde de deux étages en dessous. Moi, j’avais un avantage sur mes camarades : comme ma chambre donnait sur la leur, j’avais la possibilité de les voir toutes les deux, le soir ; chacune à son tour me saluait en pyjama avant d’aller se coucher. Nous avions même établi un petit code visuel à trois pour signifier l’instant du repas, de la lecture et du film à la télévision ou le moment de nous souhaiter une bonne nuit. Mais aujourd’hui, c’est Marie que j’attends. Elle, seule. Je la trouve si belle, avec son jeans neuf et son t-shirt vert. * Je regarde ma montre, cela fait bien trois heures que je suis là. Quand je m’apprête à me lever, j’entends une voix. Parti dans mes pensées, je ne me suis même pas rendu compte de la présence d’une fille assise à côté de moi sur le banc. Je me retourne, surpris : « Mince, Virginie ! » Elle, je ne l’aime pas beaucoup. Depuis mon retour au quartier, elle ne cesse de me railler ; il faut dire qu’elle est nouvelle dans les parages. C’est pourtant elle, satanée Virginie, qui a servi d’intermédiaire dans les premiers échanges au moment de me déclarer comme prétendant auprès de la douce Marie. « Veux-tu sortir avec elle ? », m’avait-elle demandé, dans un échange à trois dont je ne connaissais pas les règles. Oui, bien sûr, je le voulais de tout cœur. Mais comme je n’avais pas su quoi répondre, Virginie avait identifié chez moi une inexpérience coupable. Un sentiment qu’elle confirma rapidement quand on me conduisit avec Marie dans l’une des caves de son immeuble : notre 130

relation devait débuter par un baiser donné là, dans la pénombre et en public, en présence de nos amis, filles et garçons, témoins de la scène et peut-être de son bon déroulé. Je supposais un rituel, mais je ne savais pas comment m’y livrer. Et puis, il fallait embrasser… Je m’en tirais avec un baiser furtif sur la bouche. Mon attitude hésitante me classa d’emblée dans la catégorie peu enviable des « inoffensifs ». Cette peste de Virginie préférait les garçons plus âgés, « sauvages » et surtout naturellement plus experts et entreprenants… Se rapprochant de moi sur le banc, un sourire moqueur, elle me demande : « Que fais-tu là, tout seul ? » Je lui réponds : « Ben, j’attends Marie ! » Elle feint de compatir, puis m’interroge : « Mon pauvre, tu étais déjà là hier, non ? » Puis, sans attendre : « Et avant-hier aussi ? » Constatant que je ne réponds pas, elle poursuit : « Tu connais la blague de ce gars qui attend sa copine, jour après jour, et elle, elle ne vient jamais ? » Je ne réponds toujours pas, et m’attarde sur quelque détail anodin au sol. « Eh bien, je te l’épargne, elle n’est pas drôle ! », s’exclame-t-elle avec un rire étouffé, fière de son effet. Je la regarde avec calme, sans animosité et tente de ne rien manifester. Je décèle pourtant une forme de pitié dans son regard ; en serait-elle capable ? Elle semble gênée par la désolation qu’elle provoque en moi ; elle m’observe comme un animal étrange. « Tu as habité ici, toi ? Il n’y a pas si longtemps, non ? » Je ne réponds pas. « Puis, tu as déménagé, hein ? Pour aller là-bas de l’autre côté de la route ? » Je ne réponds toujours pas. Je me lève, avec l’intention de m’en aller pour ne plus jamais revenir, puis me retourne vers les volets clos à l’étage. Pourquoi Marie m’impose-t-elle cela alors qu’elle est si adorable ? Virginie culpabilise et délaisse soudain son ton moqueur pour une voix plus attendrie, encourageante : « Tu sais, Néna ne te fuit pas ! Ses parents les ont emmenés, son frère et elle, chez des amis. Elle te l’a dit, non ? » Oui, elle me l’a dit, mais elle m’a annoncé son retour dès le lendemain. Comment ne pas interpréter son absence prolongée ? Comment ne pas imaginer qu’elle se cache ? Ces questions, je me les réserve, me murant dans un silence suspect. « Je vais y aller, maintenant ! », dis-je de manière décidée. Je fais quelques pas, Virginie m’interpelle : « Hey, machin, ça n’est pas à cause de moi, hein dis ? » Je me retourne une dernière fois et, sans la regarder, la rassure en esquissant un léger « non » de la tête. Non, ça n’est pas de sa faute. Qu’importe, je reviendrai demain.


COMME ON NOUS PARLE Par Valérie Bisson

Le SARS-COV-2 est une arme de déstabilisation massive, un déchaînement d’incertitudes. Avant, pendant, après. Lundi 16 novembre 2020, pendant que la presse nationale commémore les évènements tristement sanglants du Bataclan, je sors enfin de ma torpeur et me plante hagarde devant les informations télévisées, il est treize heures. Aujourd’hui, je suis heureuse, j’ai réussi à me lever. Je me sens plutôt en forme. Je suis sortie de ma chambre et j’ai pris deux cafés et une douche sans me sentir obligée de me recoucher. Je regarde l’heure, il m’a fallu plus de deux heures pour faire ce que j’arrive à faire en 30 mn… Lundi 16 novembre, je m’assois dans le canapé, je ne l’ai pas vu depuis 8 jours. Il est treize heures, la télévision parle de traumas, de mains tendues, de solidarité ; je me mets à pleurer comme une Anglaise échappée

des pages jaunies d’un roman du 18ème siècle ; ça fait un siècle ou deux que je n’ai pas pleuré. Un siècle ou deux que je n’ai pas serré un ami dans mes bras, tapé dans le dos d’un vieux pote ou que je ne me suis accrochée au bras d’une de mes vieilles branches favorites. Cela finit par me mettre dans un drôle d’état. Je n’ai pu entourer de mes bras apaisants ma petite maman lors de sa fête d’anniversaire ou chuchoter des bêtises à l’oreille de ma grande sœur à cette même occasion. Une fête distanciée… Tout cela me met dans un drôle d’état. J’ai été testée positive au COVID-19 il y a une semaine. Je sentais bien que ce mal de tête et cette fatigue d’outre-tombe n’avaient pas tout à fait à voir avec mon désormais dense et pesant chiffre d’années accumulées et célébrées sagement la veille ou alors vraiment je ne supportais même plus quelques verres de vin, ce qui finirait par me miner définitivement le moral. Rien de familier dans cet état de migraine continue et pas franche du collier et cette lassitude d’enclume, rien qui ne me dise que vaille… Le test nasal, dit PCR, du lundi matin sera formel, charge virale à 18, super contaminatrice, je ne fais pas les choses à moitié. Nous voilà embarqués dans une valse familiale de raclage de nez et d’attente fébrile de résultats de labo. À cela s’ajoutent de savants calculs de phases d’incubation, de durée de contamination et de jours de quarantaine à domicile. À chaque appel des institutions étatiques, je recommence le calcul, les informations ne convergent pas. Le suivi a l’air 131


de tout sauf d’un suivi, les médecins télé-consultent avec une mauvaise connexion, les visites médicales pourraient se faire sous scaphandre ou derrière un hublot, cela ne changerait pas grand-chose. Je me retrouve finalement très seule face à une oppression thoracique qui n’est pas seulement due à une petite poussée d’angoisse, face à des maux de tête lancinants et face à une léthargie engluante. J’ent re à cont recœur dans une vie de renoncement, recluse dans ma chambre, en autarcie dans ma maison, en quarantaine dans ma ville, dans un monde confiné. J’essaye au mieux de protéger ceux qui vivent avec moi, je suis contagieuse, personne d’autre n’est positif, je me sens comme celle par qui le mal arrive… Depuis le 1er mars 2020, j’avais enrichi mon vocabulaire d’une série d’acronymes et de nouveaux concepts aux consonances barbares, tests PCR, ARS, TROD, charge virale, masque FFP2, gel hydroalcoolique, ARN messager, hydroxychloroquine, vaccinodrome, cluster, quatorzaine, distanciel, présentiel, télétravail, webinaire (le pire de tous), pangolin, résilience, propagande… Ils se tenaient à distance jusquelà, mais depuis ce mois de novembre, je me les approprie l’un après l’autre, à la découverte d’un nouveau territoire, de sa faune et de sa flore singulière et endémique. Mercredi 25 novembre, testée négative plusieurs fois, tout le monde me pense guérie et moi la première. Je tâche de reprendre le cours de ma vie. La vérité est toute autre, je navigue sur des montagnes russes, les jours s’empilent et ne se ressemblent pas, l’énergie est capricieuse, la normalité fait place à une grande fragilité de manière totalement décousue. J’apprends à remplir de mille choses les jours de fête dans l’expectative anxieuse d’un lendemain blanc et ajourné. Ces jours-là, je me repasse le film du « comment ai-je pu l’attraper ? » Mes origines suisses allemandes et ma stricte éducation font de moi un élément relativement discipliné, avec un vieux fond punk certes, mais je ne suis pas du genre à inviter mes amis à la maison en temps de confinement ou à aller lécher les barres du métro ou les rampes d’escalator en enlevant furtivement mon masque chinois. On a beau être serrés dans les transports en commun comme dans un marché aux bestiaux de Wuhan, je ne touche à rien, je me lave consciencieusement les mains, me déchausse à peine le palier franchi, évite les restos et les cafés (si si, souvenez-vous, entre mai et novembre 2020), bref je suis devenue ennuyeuse comme la pluie. Je 132

m’interroge, mais ne trouve aucune réponse. Je ne suis pas le cas type à risque ; femme de moins de 50 ans, sans diabète ni hypertension, ici on mange bio et circuit court, on respire frais, on est élevé au grain… Je fais partie des groupes O soi-disant protégés, bref, aucune chance que ça passe par moi. Et comble de l’ironie, je serais la seule de la famille à le contracter… La logique me déserte, de tout ce que j’entends, rien ne se vérifie, je ne sais plus très bien où est la vérité, je sais depuis longtemps qu’il y en a plusieurs, mais la multiplicité des discours vociférants, les affirmations scientifiques, les recommandations étatiques me créent interférences et larsens. Suis-je contagieuse quand je suis négative ? Suis-je guérie ? Combien de temps cela va-t-il durer ? Arriverai-je à me lever demain ? Mardi 5 janvier 2021, je viens de passer deux semaines dans un chalet vosgien, j’ai entassé les nuits de 10 h sans sourciller, les balades revigorantes dans la neige, les tisanes de sauge et de tulsi du jardin, les bons repas, les veillées charmantes au coin du feu. Je suis épuisée… Je me demande si je ne vais pas changer de plantes et passer au millepertuis sous perfu’, je ne me sens pourtant pas dépressive pour un rond, je sens que l’aboulie qui s’est installée depuis la contraction du virus va finir par avoir raison de ma bonne humeur. Mais je vais bien, bon sang, je vais bien. Mes amis me manquent, mais je vais bien. Je consulte ma généraliste, le taux d’oxygène est ok. Les poumons font du bruit… — Je me sentais très calme, très vide, comme doit se sentir l’œil d’une tornade qui se déplace tristement au milieu du chaos généralisé. — Sylvia Plath Le scanner thoracique ne détecte rien, ni affaissement, ni obscurcissement, ni froissement. Les jours continuent de s’égrainer, j’ai bon moral, mais je suis vidée, léthargique, aboulique, anéantie par une fatigue que je ne connais pas. J’hésite entre Oblomov, la Dame aux camélias, Alexandre le Bienheureux ou La Belle au bois dormant. À y regarder de plus près, tout me manque ; les regards, les sourires, les hasards, les rencontres, la musique, sans parler de certains lieux de consommations qui sont avant tout des lieux de rencontre, de partage d’émotions, de joie. Des lieux où l’on observait à sa guise les visages qui se laissaient regarder sans signe de gêne ou de séduction, ceux sur lesquels les émotions dessinaient des nuances, vue ouverte sur un village de moyenne montagne, changeant de relief en


fonction des ombres et de la lumière autorisées par les modulations des nuages, les visages de mes amis. Primark est ouvert et tout ce que la planète compte de marques de burger est ouvert aussi, j’y perds mon latin. Lorsque je croise un mur de CRS faisant face aux enseignants et aux étudiants tenant bravement et sagement leurs pancartes demandant plus de moyens, plus de dignité et que je vois déambuler autour du cortège une foule allant sans but, regard vide et mains pleines de sacs bleus et blancs de cette marque indigne qui ne désemplit pas, les larmes me montent à nouveau aux yeux. Ce magasin, je passe devant chaque jour, il est au coin de ma rue, la file pour y entrer s’étend sur des dizaines de mètres, chaque jour, inexorablement, il ne désemplit pas, j’ai la nausée. — Certains disent que le virus est l’ennemi, mais nous savons que notre ennemi, c’est le capitalisme mondial fondé sur l’expansion, l’extraction et l’exploitation. Le COVID-19 est le virus, le capitalisme est la pandémie. — Srećko Horvat

un cheveu moi aussi de la schizophrénie dans ce monde en autocombustion lente), ces hauteurs où poussent les hauts sapins, la bruyère mauve, les genêts tintinnabulants et les myrtilles gourmandes du milieu de l’été, ces coins retranchés, sentiers vallonnés, ces forêts parfois sombres, m’aideraient à passer le Cap du Pangolin, rocher mystérieux sur une vieille carte aux trésors, gouffre et écueil de Charybde et Scylla. Là où les sorcières étaient brûlées, éternelle rengaine, à la croisée des chemins, sur les hauteurs et loin du monde, je retrouvais mon souffle, enfin je respirais.

— J e me sens comme celle par qui le mal arrive. — Le 21.02, à Bellefosse

Mi-février 2021, une proposition de résolution visant à reconnaitre et à prendre en charge les complications à long terme du SARS-COV-2 va être discutée à l’Assemblée nationale, il y a apparemment beaucoup de monde sur le carreau… Les symptômes d’un Covid long sont un calvaire. La voix de la propagande continue ses vociférations médiatiques. Les personnes à qui je me confie demeurent silencieuses ; je n’ai absolument pas l’air malade. Il n’y a définitivement plus aucune place pour la flânerie, l’imprévu, le grain de folie. La cacophonie gouvernementale me rentre et me sort par tous les pores de la peau, la novlangue qui distille ses termes de transformation digitale, de résilience, de monde d’après, me hérisse le poil. — L’acte de parole est un acte de résistance. — Gilles Deleuze Une marche me redonnera finalement de l’air ; arpenter le col de la Perheux par une belle journée ensoleillée, 15 km, 600 m de dénivelé me dit l’iPhone de malheur, n’avait rien d’un exploit sportif, mais ces paysages ouverts, nuancés de bleus froids et de verts affectueux, parfois de roses intenses, ces hauteurs jadis arpentées par le pasteur Oberlin et ses jeunes conductrices de la tendre enfance, ces paysages du Ban de la Roche traversés par le pas erratique de ce bon vieux Jakob Lenz (à 133


Le soleil s’est noyé Dans son sang qui se fige Par Aude Ziegelmeyer

L’Ennui. Sournois, ce vice foudroie plus sûrement encore que la mort, dévore plus goulument que la faim. Travesties en années, les secondes s’égrènent entre ses doigts décharnés. Dans cet après qui signifie toujours jamais, les passions se confinent sans oser espérer être déterrées. Les écrans aux infinies distractions se multiplient et, dépassé, l’idéal se meurt d’ennui. Séquestrée à ses côtés avec pour seules ouvertures ces fenêtres numériques, Héléna croule sous son poids. Sous son cri. La vieille lui racontait qu’à sa naissance, grise comme la Lune et tachée du sang maternel, elle n’avait pas crié. La vieille avait tort. Héléna avait 134

crié, d’un hurlement étouffé par sa propre gorge, et ne s’était jamais arrêtée. De sa mère, Héléna ne se souvient que du velours de sa peau. Son visage ne lui est pas étranger, volé à des photographies jaunies, mais son sourire ne lui est jamais dédié. Il y a quelques années, elle parvenait à la deviner dans son propre reflet. Les mêmes yeux bleu-gris, les mêmes sourcils platinés invisibles sur une peau laiteuse, la même bouche en bouton de rose et le même nez court. Des traits dignes d’une poupée de porcelaine, disait la vieille. Le jour où, pour appuyer sa comparaison, elle avait sorti du grenier une poupée


blonde coiffée d’un grand nœud noir et d’un tablier à dentelles, Héléna avait bien voulu la croire. Dorénavant, les miroirs ne lui renvoient plus que le portrait d’une antiquité maladroitement recollée, bariolée de rouge, zébrée de blanc. Les plus anciennes lézardes opalines s’entrelacent aux écarlates qui s’encroûtent à peine. Des sillons dans sa chair. Héléna ne se rappelle pas quand elle a commencé à se gratter, mais elle sait qu’elle ne s’arrêtera jamais. Lorsque son ongle racle, que ses doigts pressent, que les fluides salvateurs perlent, alors seulement le silence se fait.

Alors, le monde se tait. En attendant, lui, couine plus fort qu’un porcelet qu’on égorge. L’écume déborde aux commissures des lèvres de l’homme ligoté à ses pieds. Pourtant, l’imposante horloge au mur indique seize heures passées… il s’accroche à la vie comme une tique à un chien. Fâcheux. Elle a pressenti qu’il lui causerait des ennuis, dès l’instant où il a débarqué sous son porche, avec son air pédant, ses cheveux au vent et une valise suffisamment haute pour accueillir un cadavre. Deux, en tassant les chairs et en broyant les os. Trois, s’ils n’ont pas atteint l’âge adulte. Une quinzaine, s’ils sont gris et sans cri. Cyrus. Le nom de l’homme s’écrase en elle comme une vague gorgée d’algues. Les plantes filandreuses l’attirent vers le large, là où l’immensité de la mer lui murmure d’une voix de vieille que c’est très vilain ce qu’elle fait. Mais les tentacules marins finissent toujours par se dissoudre, après tout, c’est la Lune qui agit sur les marées, pas l’inverse, et seules restent les ténèbres des profondeurs. Celles-là ne la réprimandent pas, aussi silencieuses que son cri. Un jet de postillons mousseux se répand au sol, et les yeux noirs de Cyrus roulent dans leurs orbites. Il n’en a plus pour très longtemps, encore quelques secondes à se débattre contre les cordes qui lui scient les membres et le médicament qui se fraye un chemin jusqu’à son cerveau. À contrecœur, Héléna se détourne de la vision pathétique de son invité pour récupérer le foulard rouge aux motifs floraux qu’il a perdu dans son périple jusqu’à la cave. Quelques heures auparavant, le carré chatoyant complémentait le triangle de peau lustrée visible dans l’encolure de sa chemise. Elle l’y noue, et recule pour observer son œuvre. Le résultat est grotesque, une parodie dénuée du raffinement minutieusement cultivé par son porteur. Il devra s’en contenter. Il est seize heures passées, et Cyrus Kaveh devrait être mort. 135


Dialogues aquatiques Par Coralie Donas

La fondation François Schneider à Wattwiller organise, dans l’exposition Les territoires de l’eau, la rencontre d’objets du musée du Quai-Branly – Jacques Chirac avec son fonds d’art contemporain.

Yves Chaudouët, Les Poissons des grandes profondeurs ont pieds © Fondation Francois Schneider, Steeve Constanty 136


« L’art contemporain et les arts extraeuropéens ont des choses à se raconter ! » pointe Marie Terrieux, directrice de la Fondation François Schneider et commissaire générale de l’exposition Les territoires de l’eau. Le centre d’art contemporain alsacien s’est associé au musée du Quai Branly – Jacques Chirac pour cette exposition dans laquelle dialoguent près de cent objets et une vingtaine d’œuvres contemporaines. Dans le même aquarium, des masques-cimiers nigérians du début du 20e siècle, requins et poissons d’eau douce en bois portés au sommet du crâne par des danseurs lors de fêtes qui célèbrent les esprits aquatiques, croisent une sculpture en verre soufflé et poissons taxidermisés d’Olivier Leroi. Un manteau de pluie philippin du 19e siècle, finement tressé en fibres de palmier, se dresse à côté de la série de photos Short flashes de Wiktoria Wojciechowska, portraits de conducteurs de deux-roues qui se protègent de la pluie sous de grands imperméables multicolores à Hangzhou, en Chine. Valoriser l’art extra-européen Cette rencontre entre artisanat et matière contemporaine sur le thème universel de l’eau s’est faite à l’initiative de Marie Terrieux. L’exposition aurait dû être montrée en 2020, pour les vingt ans de la Fondation. Le Covid a entre-temps soufflé ses vents contraires et reporté le projet jusqu’à mai cette année. Le temps d’écrire et de peaufiner un beau catalogue, et d’affiner quelques éléments scénographiques sans toutefois modifier le projet de départ. L’objectif était de confronter, sur le thème de l’eau, au centre de toutes les expositions de la Fondation Schneider, des œuvres issues du fonds d’art contemporain de la fondation avec des objets du Quai Branly. Un projet qui a enthousiasmé les équipes du musée. « Nous avons plus de 300 000 objets, dont certains ne sortiront jamais des réserves. C’est l’occasion d’en montrer une partie » souligne Constance de Monbrison, responsable des collections Insulinde au musée du quai Branly – Jacques Chirac, commissaire associée. C’est aussi la première fois que des œuvres du musée du Quai Branly, qui voyagent pourtant régulièrement, s’aventurent dans l’est de la France. La fondation François Schneider possède un fonds de 70 œuvres, toutes liées au thème de l’eau. Elles sont issues du concours Talents contemporains, qui récompense chaque année depuis dix ans six à sept artistes. Les prix sont dotés de 20 000 euros, dont la moitié sert à l’acquisition de l’œuvre par la Fondation.

Dépasser les barrières L’exposition Les territoires de l’eau se parcoure au fil de cinq chapitres : la fabrique des techniques et du paysage, le quotidien de l’eau, ses aspects sacrés, imaginaires, et la géographie des traversées. Dans une scénographie contemporaine qui ne fige pas les créations derrière des vitrines, les objets du Quai Branly et les œuvres de la Fondation Schneider se côtoient, s’interpellent et se répondent. Le dialogue se construit sur des correspondances visuelles, sur l’attention portée à la réalisation des œuvres et des objets. Comme ces hameçons et leurres de Tahiti et Hawaï, sculptés comme des bijoux. « La finesse des détails, cordes tressées, nœuds, montrent l’intention qui est mise dans l’objet. Les Océaniens soignent leurs objets, car si l’intention n’y est pas, la pêche ne peut pas réussir » explique Constance de Monbrison. Une intention et une délicatesse qui se retrouvent dans les étoiles de mer, méduses, anguilles en verre soufflé de l’artiste Yves Chaudouët réalisées par les maîtres verriers du centre international d’art verrier de Meisenthal, œuvre qui fait partie du fonds Schneider. L’exposition fait sauter les barrières entre art et artisanat, permet de « montrer la puissance plastique des objets d’artisanat et la beauté poétique de la technique » appuie Marie Terrieux. Dans le parcours qui met en scène les aspects sacrés de l’eau, des masques et objets utilisés dans les rituels d’invocation de la pluie sont mis en parallèle avec des vidéos de performances contemporaines. La traversée prend fin dans un hommage aux paysages et aux voyages, avec la vidéo de Mathilde Lavenne dans laquelle les fjords norvégiens prennent des allures de paysages au fusain. Ou encore avec cette carte de navigation de Micronésie, en bois, fibres et coquillages. Les coquillages sont des îles, les fibres courbes figurent la houle, les baguettes, des courants. Une subtile invitation au voyage et à l’imaginaire. — LES TERRITOIRES DE L’EAU, exposition jusqu’au 26 septembre à la Fondation François Schneider, à Wattwiller fondationfrancoisschneider.org

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Le feu brûle tout sur son passage Par Cécile Becker ~ Photos : Christophe Urbain

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Durant huit mois, l’artiste Valentin Pierrot a consciencieusement nettoyé, trié, classé et mis en scène les décombres de la menuiserie des Jardins de la Montagne Verte à Koenigshoffen, emportée par les flammes en novembre 2019. Un travail monumental dont quelques extraits seront montrés durant la Triennale Jeune Création au Casino Luxembourg. Une carte blanche ? Une carte blanche pour Novo. Mais qu’allais-je pouvoir écrire alors que, la vie reprenant, les vieilles habitudes l’ont suivie ? J’aurais voulu écrire sur ce que cette pandémie a fait à l’écriture, me questionner sur le temps qui s’est distendu et ses effets sur mes réflexions. Sur nos réflexions : celles que l’on nourrit lorsqu’on édite des magazines et que, toujours, la question du sens se pose ; et s’est posée ces derniers mois avec d’autant plus d’acuité. Mais le temps, déjà, revient à nouveau à manquer. Écrire sur l’écriture m’a semblé trop ardu. En parallèle, j’ai rencontré Valentin Pierrot, un jeune artiste préoccupé par la déconstruction et la reconstruction du monde. Ses préoccupations ont résonné. Il me fallait un sujet et celui-là, croisant à la fois le travail du temps, les limites du corps, la nécessité de transformer la noirceur m’a paru pertinent. C’était aussi l’occasion de parler de ce qu’a été la création lorsque tout s’est arrêté.

Un nouvel atelier à l’équilibre précaire et à ciel ouvert, trône à la place de la menuiserie des Jardins de la Montagne Verte. Plus d’un an après l’incendie qui l’a ravagée, de nouvelles énergies ont pris le relai. La quiétude. L’air du renouvèlement. La beauté retrouvée au milieu des décombres, le végétal qui reprend peu à peu ses droits. On pense à ce passage du magnifique livre d’Édith de la Héronnière, Du volcan au chaos qui raconte justement les paysages brûlés siciliens, comme un journal intime : « La vie trouve toujours son chemin dans l’interstice des planches et c’est là sa beauté, comme ces pensées sauvages qui viennent fleurir le long du tuyau d’évacuation des eaux usées. Elles font sourire : “Comment diable ont-elles pu s’accrocher là ?” » Faire du beau avec du triste, revenir à l’origine des choses, revitaliser et engendrer un nouveau cycle : le travail de Valentin Pierrot se situe à cette croisée, avec, en plus cette fascination du feu qui le poursuit depuis les Beaux-Arts de Metz dont il a été diplômé en 2019. Il se rappelle d’ailleurs cette souche en forme de buste, déjà présente chez ses parents, qu’il a modelée au chalumeau. Une fascination et plus précisément, une pratique : « la sculpture du bois par le feu », qui l’entraîne depuis, à la poursuite des incendies pour récupérer les charpentes usées. C’est d’ailleurs comme ça qu’il est arrivé à la porte des Jardins de la Montagne Verte. Mais la récupération de matériaux se transforme en collaboration. L’équipe, poussée par le temps que demandent les expertises et par le hiatus imposé par la crise sanitaire, l’invite à s’installer et à faire ce qu’il souhaite. Un long travail commence. « Lorsqu’on arrive sur ce genre de lieu, chargé en histoire, un certain respect s’impose, raconte Valentin Pierrot. Il fallait avancer vers la transition, vers ce moment où les débris allaient être récupérés et disparaître, tout en prenant en compte la portée traumatique d’un tel événement. Il ne s’agissait pas de faire n’importe quoi. Travailler seul à faire de la place, c’est aussi renouer avec le travail du temps. J’ai cherché à revaloriser les décombres : nettoyer, trier, classer. Être dans une dynamique de recyclage quand on parle de débris, c’est presque boucler la boucle. » Son premier regard se porte naturellement vers les charpentes de bois brûlées : « Le bois qui a besoin de temps pour croître se retrouve en un instant brûlé par la vivacité du feu. » Ce qu’il voit sur ces charpentes, ce sont les traces noires du feu qui forment de nouveaux dessins et ce qu’il fait, c’est venir les raboter en hauteur pour retrouver le végétal : sous les cicatrices, les cernes du bois réapparaissent. Faire émerger la vie En fait, le début de son travail ressemble à une fouille archéologique : des débris, il a sorti des outils cramés qu’il a remis en place au-dessus d’un établi, des chaussures de sécurité, ou ce qu’il 139


en reste, ont été entreposés dans une armoire ravagée par les flammes ; toutes sortes d’objets, étrangement, reprennent vie par sa mise en scène. Là, il a improvisé un grand balancier, là-bas, une échelle. Sur les murs édentés, il a tendu une grande bâche peinturlurée par les objets rouillés qu’il a posés sur le tissu. Comme un atelier à ciel ouvert, sorti d’outre-tombe. Il n’avait pas de plan prédéfini et a tout fait à l’instinct : en libérant l’espace, les choses sont apparues comme une évidence. Les charpentes sculptées par le feu et par ses mains, il en a dressé certaines en hauteur au milieu du chantier, justement pour insister sur cette vitalité, par la verticalité. D’autres sont rassemblées, comme collectionnées, et viennent ponctuer le chantier. Et c’est seul qu’il les a poussées et dressées. « Il y a un côté performatif à faire ce travail, à sentir son corps dans l’effort et les limites qu’on ne peut pas dépasser, ça pose des contraintes avec lesquelles je joue. L’épuisement face à la matière est inévitable. Ça a peu à voir avec une

temps de pousser ma démarche et d’éprouver mes gestes. » Mine de rien, ça veut dire beaucoup : sur les ruines de la menuiserie ont convergé toutes ses réflexions. Et ce chantier raconte aussi peut-être quelque chose de la jeune création qui a sacrément souffert des conséquences de la crise, tout en réinventant d’autres rapports – justement l’objet de la Triennale Jeune Création accueillie par le Casino Luxembourg dont la thématique est cette année Brave New World Order. L’artiste strasbourgeois y montrera des extraits de ce travail pour poursuivre ce cycle qu’il a consciencieusement pensé autour de la reconstruction. « Être artiste aujourd’hui, c’est essayer de survivre en étant le plus malin possible, en ayant une logistique légère et en étant en capacité de s’adapter. C’est faire preuve de souplesse. On se rend bien compte que tout est éphémère et j’aime cette idée de reconstruction. Ce moment qu’on traverse nous pousse à l’honnêteté. Si tout explose, d’autres choses peuvent naître, il faut travailler à son échelle à sauvegarder les

démonstration de force. C’est vraiment la relation entre le corps et la matière qui m’intéresse. » Les récupérer, les modifier et les mettre en scène, il le fait souvent : lors de sa dernière résidence aux Trinitaires à Metz où, là encore, il a déplacé et porté ces longs bouts de bois, seul, pour installer son exposition et s’est souvent filmé pour le faire. Sa page Instagram est d’ailleurs truffée de ces vidéos où il éprouve l’effort. Aux Jardins de la Montagne Verte, en huit mois, il a vu les saisons passer et ne s’est jamais arrêté : sous la neige ou sous la pluie, il a continué, trempé jusqu’à l’os. Il s’est fait passeur. En parallèle, Valentin Pierrot a quitté son atelier et la période de latence induite par la pandémie a aussi été l’occasion de pousser sa pratique sur ce chantier : « Il est tombé au moment où tout s’arrêtait. Moi qui travaille avec le temps ai pu, là, prendre le

trésors qui restent et à transformer, essayer de transcender son environnement proche. Percuter et amener d’autres réflexions. » En somme, redonner à l’art son pouvoir de transformation.

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— VALENTIN PIERROT À LA TRIENNALE JEUNE CRÉATION 2021 (AVEC PLUS D’UNE TRENTAINE D’ARTISTES), exposition du 2 juillet au 29 août au Casino Luxembourg, à Luxembourg www.casino-luxembourg.lu





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Juliette Roche, Sans titre, dit American Picnic, vers 1918 © Paris,Fondation Albert Gleizes, Adagp, Paris 2021

Juliette Roche : l’insolite Il y a des personnalités qui traversent un siècle sans en perdre une miette. C’est le cas de la peintre et écrivaine française Juliette Roche et du XXe siècle. Proche des Nabis à ses débuts, elle troque rapidement les courbes japonisantes pour un style cubiste très Art Déco où la ligne se fait plus vive. Plus tard, elle croise Marcel Duchamp, se marie avec Albert Gleizes et nourrit ses œuvres (natures mortes, portraits, scène de la vie quotidienne) de ces rencontres. Le Musée des Beaux-arts de Besançon lui consacre une rétrospective bienvenue qui dévoile sa personnalité éclectique et son talent fulgurant. (M.M.S.) Jusqu’au 19 septembre au Musée de Beaux-arts et d’archéologie de Besançon, www.mbaa.besancon.fr 144


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Daniel Firman, vue de l’œuvre Duo (Lodie, Paola, Denis, Amélie, David, Siet, Camille), 2013, et de l’exposition Danser sur un volcan, commissariat Florent Maubert & Sylvie Zavatta, Frac Franche-Comté, 2021 © Daniel Firman. Photo Blaise Adilon

Danser sur un volcan La danse n’est-elle pas une lutte permanente contre la gravité ? Une quête d’équilibre dans un monde pétri de complexités ? Le FRAC Franche-Comté se penche sur les contraintes externes rencontrées par ceux qui dansent au travers d’œuvres d’artistes visuels et de chorégraphes. En mêlant histoire de l’art, sociologie et histoire de la danse, Danser sur un volcan aborde la chute, la quête de l’apesanteur, la relation à l’autre et le contact des corps. Avec, notamment, les œuvres de Robert Morris, Bill Viola, Édouard Levé, Ann Veronica Janssens et Franck & Olivier Turpin. (M.M.S.) Jusqu’au 2 janvier au FRAC Franche-Comté, à Besançon www.frac-franche-comte.fr 145


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Marie-Luce Schaller, Plan de l’exposition Cahin-Caha d’Hélène Bertin, 2020.

Tohu-Bohu d’Hélène Bertin et Ombres errantes de Julie Chaffort L’exposition estivale au 19, Crac, fait dialoguer les univers de deux jeunes artistes. Les paysages et jardins d’Hélène Bertin donnent toutes leurs dimensions à la matière : sable coloré, céramiques patinées et herbes sèches composent ses installations à la délicatesse ludique. À leurs côtés, les vidéos de Julie Chaffort conjuguent images cinématographiques et arts vivants avec une intensité brute. Vertes forêts silencieuses, lacs embrasés ou chevaux immobiles enflamment nos imaginaires. (M.M.S.) Jusqu’au 22 août au 19, Crac Centre régional d’art contemporain, à Montbéliard le19crac.com 146


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Donner forme à l’éther L’Espace multimédia Gantner, toujours à la pointe de la culture numérique, cherche à percer le mystère des ondes. En prenant les radiations et leurs multiples vibrations comme matière première, les artistes convoqués explorent les potentialités du spectre électromagnétique. Installations audio-tactiles, projections immersives, sculptures cosmiques à base d’ondes radiophoniques… emportent nos sens dans une autre dimension, bien au-delà de la réalité médiatique et communicante de notre monde. (M.M.S.) Du 19 juin au 27 novembre à l’Espace multimédia Gantner, à Bourogne www.espacemultimediagantner.cg90.net

Joyce Hinterding Large Square Logarithmic VLF Loop Antenna 2015 Installation view, Energies: Haines & Hinterding, Museum of Contemporary Art Australia, Sydney, 2015 Image courtesy the artist and Sarah Cottier Gallery, Sydney Photograph: Christopher Snee

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Bruce Conner, Crossroads, 1976, 35mm, n&b, son, 37 min ; Musique : Patrick Gleeson et Terry Riley ; Restauration : UCLA Film & Television Archive Courtesy Kohn Gallery and Conner Family Trust © Conner Family Trust.

Dans la lumière et la révolte Exposition vidéo rare et magnétique de Bruce Conner, artiste qui participa à la scène californienne de la Beat Generation. À l’instar de ses œuvres composées de rebuts, il récupère des séquences vidéo qu’il monte pour créer des formes pionnières, engagées contre le matérialisme et la crispation des mœurs. Montré en regard de la Danse Macabre de Tinguely, Crossroads est une mise en boucle, sur une musique de Terry Riley, du champignon nucléaire des essais de Bikini, dont l’effet fascinant vient percuter nos certitudes. (A.M.) Jusqu’au 28 novembre au Musée Tinguely, à Bâle tinguely.ch 148


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Veste noire, sweat-shirt gris Jorge Satorre brouille habilement les frontières entre intérieur et extérieur, nature et culture. Ses œuvres environnementales bousculent l’espace d’exposition pour mieux relier le CRAC Alsace à ses jardins. Veste noire, sweat-shirt gris est avant tout le récit d’une rencontre amoureuse au creux d’un bois, de corps qui s’entremêlent et se fondent dans l’exubérance du végétal. À partir d’une série de dessins au crayon, l’artiste a réalisé des reliefs moulés in situ, à même la terre, et dont les courbes racontent la physicalité du paysage et la matérialité de l’espace. (M.M.S.) Du 27 juin au 26 septembre au CRAC Alsace, à Altkirch www.cracalsace.com

Jorge Satorre, Chamarra negra, sudadera gris, 2020. Courtesy de l’artiste et CarrerasMugica. 149


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Œuvres vives, Carte Blanche à Géraldine Husson Avec Œuvres vives, le Musée des Beaux-Arts de Mulhouse donne carte blanche à la plasticienne Géraldine Husson. Marbre, cordages, couverture de survie ou miroirs composent le travail protéiforme, minimaliste et matiériste de l’artiste. Ici, c’est une mappemonde en forme de bouée, là des sequins qui dessinent les contours d’un précieux planisphère ou un sablier dont le sable noir évoque le temps qui passe en monochrome. (M.M.S.) Jusqu’au 29 août ​au Musée des Beaux-Arts de Mulhouse, à Mulhouse musees-mulhouse.fr/musees/musee-des-beaux-arts/ 150


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Approches du lieu // lacs, jardins – Photographies d’Anne Immelé La lisse surface d’un lac des Vosges soulignée par une rive caillouteuse, la cime poudrée des sapins sous la neige, des enfants grimpant aux arbres dans la lumière de l’été… entre lacs et jardins, la photographe Anne Immelé suspend le temps à la Bibliothèque municipale Grand’rue. Elle y présente deux séries photographiques qui, tout en apprivoisant une forme de douce mélancolie, déclinent de superbes panoramas et quelques fragments d’intimité. (M.M.S.) Du 26 juin au 4 septembre à la Bibliothèque municipale Grand’rue, à Mulhouse bibliotheques.mulhouse.fr/grandrue

Anne Immelé, lac blanc, collection Musée alsacien, Strasbourg 151


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Clarissa Tossin, «Circumnavigation Towards Exhaustion: Coltan Mines» (detail), Courtesy de l’artiste, Commonwealth and Council, Los Angeles Photographer: Brica Wilcox

Circumnavigation jusqu’à épuisement Avec un titre qui évoque l’extrême globalisation du monde, l’artiste brésilienne Clarissa Tossin questionne les absurdités de notre siècle et notre rapport à l’environnement. Plastique fossilisé, planètes post-apocalyptiques composées de déchets non recyclables, tressages à base de cartons de livraison Amazon et autres métamorphoses de la matière sont au cœur de son approche. Entre lucidité et utopie, ses installations, sculptures et photographies décryptent les promesses, les héritages et les échecs de la modernité. (M.M.S.) Du 1er juillet au 31 octobre à la Kunsthalle, à Mulhouse kunsthallemulhouse.com 152


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Schatz & Jardin Gerda Steiner & Jörg Lenzlinger Après l’artiste Nicolas Boulard qui a transformé le jardin du Frac Alsace en clos viticole, c’est au tour du duo Gerda Steiner & Jörg Lenzlinger de s’emparer de cet espace pour dix ans. Les Suisses, habitués au travail au long cours, toujours profondément intriqué à l’environnement direct et au contexte dans lequel il se trouve, y ont « cultivé » leur vision de l’écologie. Une écologie qui prend en compte les sols, en même temps que les femmes et les hommes. Ainsi, en plus d’avoir conservé quelques pieds de vigne et la végétation déjà omniprésente, semé et planté herbes aromatiques, arbres, fruits et légumes en favorisant la diversité, construit des abris à insectes et oiseaux, fabriqué des totems en hommage au passé du bâtiment qui fut auparavant un abattoir ; les deux artistes ont mobilisé le territoire. Ainsi, les habitantes et habitants de Sélestat ont pu fournir eux aussi certains plants et surtout, confier chacune et chacun un trésor qui, enfoui quelque part dans le jardin, sera révélé dans dix ans, en plus d’emmener le projet vers des réflexions touchant à l’affection (« Schatz » en allemand veut dire « Chéri·e. »). Derrière ce projet, il y a l’idée de créer un havre d’observation et une symbiose, entre l’humain et la nature. (C.B.)

Schatz et Jardin © Frac Alsace

Jusqu’en 2031 au jardin du Frac Alsace, à Sélestat frac.culture-alsace.org 153


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Dualités, les collections beaux-arts revisitées Entre ruptures et continuités, les Musées de Montbéliard, s’amusent à mixer leurs fonds et font s’entrechoquer les époques. En mêlant œuvres anciennes et contemporaines, figuratif et abstrait, peinture et sculpture, Dualités instaure des connexions inattendues entre les siècles et les esthétiques autour de 4 grands thèmes qui jouent les oxymores. En duo ou en trio, les œuvres ainsi revisitées forment des ensembles qui racontent les fragments d’une singulière histoire de l’art. (M.M.S.) Jusqu’en 2023 au Musée du Château des Ducs de Wurtemberg, à Montbéliard www.montbeliard.fr

Patrick Loste, Sans titre, 1987, Collection musées de Montbéliard © Pierre Guenat

Plus ou moins deux virgule deux degrés de fantaisie orthogonale

© Christian Kempf / Studio K

Peintre et graveur, Pierre Muckensturm dompte la légèreté de la ligne qu’il contraste avec la profondeur du noir. D’une apparente simplicité, ses œuvres dégagent pourtant une réelle densité, une insondable profondeur. Entre art concret et poésie géométrique, ses compositions sérielles frôlent parfois l’Op art. À l’Espace Malraux, trames hypnotiques, jeux de formes et de hasard ou angles droits légèrement biaisés nous donnent à voir les mathématiques au second degré. (M.M.S.) Jusqu’au 26 septembre à l’Espace André Malraux, à Colmar www.colmar.fr/espace-malraux 154


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Manon Nicolay, Correspondance, 2021

Les Jours Meilleurs Avec un titre gonflé d’espoir, en forme de clin d’œil à l’architecte nancéien Jean Prouvé, les jeunes diplômés de l’École Nationale et Supérieure d’Art et de Design de Nancy nous envoient une bonne dose d’optimisme. En 19 propositions, ces artistes et designers en herbe évoquent la création au temps de la COVID-19. À base de vannerie, de jeux vidéo ou de cuir de peaux de banane, ils questionnent l’(in)essentiel et notre moderne solitude, proposent des évasions virtuelles ou sonores et s’emparent avec inventivité de thématiques plus qu’actuelles. (M.M.S.) Jusqu’au 30 septembre à la Galerie Poirel, à Nancy ensad-nancy.eu/ 155


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Aurélie de Heinzelin, Gisant (Catherine de Médicis), 202, Corps dansants, 2020, Petite tête de gisant, (Guillaume du Chastel), 2020 © Aurélie de Heinzelin Photo : Aurélien Mole

Degrés Est : Aurélie de Heinzelin Aurélie de Heinzelin revisite l’iconographie religieuse médiévale avec une palette franche, une touche expressive et une certaine fascination pour les reliefs du drapé. Au Frac Lorraine, ses compositions foisonnantes font s’entrechoquer les époques autour du thème du gisant. Les corps se dessinent dans la transparence des tissus, les statues funéraires versent des larmes de pierre et l’on croise les visages endormis de Catherine de Médicis ou Marguerite d’Autriche, ranimés par le twist contemporain du pinceau de l’artiste strasbourgeoise. (M.M.S.) Jusqu’au 15 août au 49 Nord 6 Est Frac Lorraine, à Metz www.fraclorraine.org 156


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Nicolas Party, Untitled, 2014, Courtesy de l’artiste et de la galerie Gregor Staiger, Zurich © Gregor Staiger

Nicolas Party, « Boilly » Partout où il passe, Nicolas Party ensoleille volumes et espaces avec sa palette saturée de couleurs. Il joue une gamme très pop au service d’un style à la croisée entre art naïf, clins d’œil néoclassiques et accents surréalistes. Au Consortium, l’artiste suisse revisite l’univers de Louis-Léopold Boilly (1761-1845) peintre inclassable connu pour ses scènes galantes et grivoises. Les vibrants pastels, fresques monumentales et hiératiques sculptures polychromes de Party y dynamisent avec audace les scènes de genre et caricatures de son prédécesseur. (M.M.S.) Du 7 juillet au 9 janvier au Consortium, à Dijon www.leconsortium.fr

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lectures

UNE CERTAINE TENDANCE DU CINÉMA DOCUMENTAIRE De Jean-Louis Comolli — Verdier LE CHASSEUR CÉLESTE De Roberto Calasso – Gallimard Il est de ces livres fleuves qui vous accompagnent une vie entière : Le Chasseur céleste est bien parti pour intégrer ce cercle réduit tant il nous donne envie d’y revenir sans cesse. Cette plongée au cœur de l’Humanité plurimillénaire s’attache à la pratique de la chasse dans l’Histoire, la philosophie, l’art et la culture. En s’appuyant sur de nombreux exemples empruntés aux mythes, légendes et autres cosmogonies, ce que le livre révèle de manière hautement poétique c’est la part d’ombre et de lumière de l’homme passé du statut de proie à celui de prédateur. Étrangement, l’ouvrage nous dit ce que nous sommes aujourd’hui, et n’avons cessé d’être. Troublant, fascinant. (E.A.) LE LIÈVRE De Frédéric Boyer – Gallimard Les jeunes garçons se laissent aisément entraîner par des gars plus âgés surtout quand ces derniers leur transmettent la clé de sortie de l’enfance : dans ce récit, le voisin du dessus, mi héros mi truand, invite un gamin de onze ou douze ans lors de ses excursions folles en voiture. Lors d’une partie de chasse en forêt, un lièvre est tué. Il en résulte une prise de conscience sur la vie et la mort avec au bout la question de nos deuils successifs : comment laisser partir ceux qui nous ont quittés ? Avec brio, ce sublime récit initiatique ouvre la voie à des réflexions intérieures infinies, celles d’hier qui demeurent à jamais celles d’aujourd’hui. (E.A.) 158

Articulé en deux parties, cet essai déplie un regard sur le cinéma documentaire et le monde dans lequel il s’inscrit. Tandis que la première s’intéresse aux bouleversements suscités et amplifiés par les premiers mois de confinement, la seconde s’appuie sur un échange avec des responsables d’un festival. Ces deux cas constituent des points d’appui pour produire une analyse stimulante de la place des images dans nos vies, comme des différents régimes d’images qui nous entourent. Face à la « victoire du réel sur le virtuel » et à l’injonction à la nouveauté propre au capitalisme moderne, le critique de cinéma, écrivain et réalisateur Jean-Louis Comolli défend un art forcément minoritaire et fondé sur une éthique rigoureuse, à mille lieues des objets exigés par le marché. (C.C.) UN HAMSTER A L’ÉCOLE De Nathalie Quintane — La Fabrique Cela fait 53 ans (études comprises) que Nathalie Quintane est dans l’Éducation nationale. Considérant y agir tel un hamster – qui s’applique à faire tourner sa roue, entendez effectuer son travail, sans rien espérer de l’institution scolaire –, l’autrice constate s’éloigner de cette condition. Une évolution qui a certainement à voir avec ce nouvel opus… Dans un style enlevé à la syntaxe syncopée, Quintane y scrute prosaïquement l’école, des heures de vie syndicale aux oraux du brevet, des cours à la cantine. Avec l’ironie et l’humour pince-sans-rire qui la caractérisent, elle brosse un portrait percutant – au pessimisme fondé – d’une institution contaminée par les usages néo-libéraux (management, surveillance, évaluation, etc.) ; et de ses acteurs – éduqués pour ne jamais s’arracher à leur docilité. (C.C.)



sons

TINDERSTICKS Distractions – Lucky Dog / City Slang Il est tout à fait étonnant de constater combien les Tindersticks peuvent se renouveler d’un disque à l’autre. Alors qu’on les supposait tentés par une pop matinée de soul, Stuart Staples et sa petite bande décident de renouer avec une forme blanche et décharnée. L’obsession rythmique est là, métronomique, elle sert une voix d’outre-tombe qui nous renvoie à nos plus éblouissants cauchemars post-punk. La reprise du classique de Neil Young, A Man Needs a Maid, n’y change rien, le groupe anglais se maintient hors du temps avec une constance troublante. (E.A.) RAOUL VIGNAL Years in Marble – Talitres Les lecteurs de Novo le savent : nous aimons l’univers de Raoul Vignal. Avec ce troisième opus enregistré à la campagne, le Lyonnais s’y dévoile davantage : ensoleillées comme jamais, les orchestrations prennent une belle forme ronde, même si l’artiste conserve sa part d’intimité. Les chansons se colorent des ambiances du sud. Ça n’est pas encore la mélancolie de Nino Ferrer – ça pourrait pourtant ! – ni même la chaleur naturelle de certaines compositions de Buffalo Springfield, mais une pop singulière qu’une guitare espagnole ou un clavier taquin viennent délicieusement égayer. Tout en préservant jalousement ses secrets. (E.A.) 160

FRANÇOIZ BREUT Flux Flou de la Foule – 62TV Depuis près de 25 ans, celle qui apparaissait comme la petite fée de la pop française s’est montrée trop discrète, à tel point qu’on en aurait presque oublié son importance toute particulière. Mais Françoiz a le don de rappeler sa singularité à notre bon souvenir : avec la complicité de Marc Melia et de Roméo Poirier, elle se joue des codes et brouille les pistes ; elle a beau monter haut dans les aigus et afficher une insouciance apparente, la gravité est là. Avec le sourire, elle nous dit l’étrangeté de notre temps, sa folie aussi, dans l’un des beaux disques du moment. (E.A.) THOMAS MONICA Ulysse – TM Corp Alors qu’on se met en quête de nos héros d’aujourd’hui, Thomas Monica vit son odyssée pop, sûr de son cap, en Ulysse pas si éloigné de sa Pénélope. Avec un flow enthousiaste, cet artiste complet nous relate le temps de l’enfance, sa paternité récente et son désir de vie. Les riches arrangements à la belle tonalité funk que magnifie le mixage de son ami, le producteur anglais Ian Caple (Tindersticks, Bashung, Tricky), donne du corps à son joli propos. Le rivage a beau s’approcher, nous réembarquons à ses côtés avec la certitude de nous laisser à nouveau bercer par le courant. Inlassablement. (E.A.)



épilogue Par Philippe Schweyer

Pour finir en beauté, un petit retour en arrière. Mars 2009, parution du tout premier numéro de Novo après des mois de gestation. Tout a été pensé à quatre, jusqu’au choix du papier, un Magno Mat bien blanc et surtout très doux au touché. Pour la couverture, nous voulions quelque chose de décalé et d’élégant. Va pour une photo carrée sur fond blanc et les quatre lettres de Novo dans un rond noir. En fouillant dans les images de Christophe Urbain, nous flashons sur une photo de croisière. Rien à voir avec le contenu du magazine et c’est justement ce qui nous plaît. Deux ans plus tard, séduits par Novo, des gens de chez Hermès envisagent de communiquer toute l’année en 4e de couverture. De quoi nous faciliter la vie. Mais quelques semaines plus tard, Hermès change d’avis. Nos interlocuteurs n’avaient pas compris que Novo était un gratuit. Dans la foulée, nous remplaçons la mention « gratuit » en couverture par « la culture n’a pas de prix ». Malgré cette astuce, Hermès ne reviendra pas sur sa décision. En 2018, pour le numéro 50, 162

Bruno et Emmanuel réussissent à me convaincre qu’il est temps de se renouveler. Le nombre de pages explose, le papier change, le dos carré collé remplace les piqûres à cheval, le sommaire se clarifie et la maquette gagne en sobriété. Lionel imagine une couverture avec un gros « 50 » noir posé sur un pantone rouge. C’est tellement reposant de ne plus avoir à chercher « l’image » à mettre en couverture, que l’on garde le principe jusqu’au numéro 60. Depuis la disparition de Lionel en 2019, c’est Aude qui se charge de la mise en pages. Emmanuel n’est plus rédac chef, mais reste de l’aventure. Quant à Bruno, il a fini par me convaincre que l’on ne pouvait plus se contenter de changer de couleur et de numéro en couverture. En attendant, pour marquer le coup après huit mois d’interruption forcée, nous avons eu envie de vous présenter et de donner « carte blanche » à nos plus fidèles collaborateurs. Sans eux, Novo n’existerait pas. Avec eux, Novo ressemble furieusement au magazine que vous tenez dans les mains. La suite au prochain numéro.




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