NOVO HS 29 / Biennale de la Photographie de Mulhouse (BPM) 2024

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OURS MONDES IMPOSSIBLES – BPM 2024

Directeur de la publication et de la rédaction

Philippe Schweyer

Direction artistique et graphisme

Starlight

Ont participé à ce numéro hors-série

Rédacteurs

Nicolas Bézard

Coralie Donas

Mylène Mistre-Schaal

Clément Willer

Relecture

Manon Landreau

Couverture

1e de couverture : Vincent Jondeau, Verschwinden, 2024.

https://vincentjondeau.com/verschwinden/ 4e de couverture : Yann Haeberlin, Home

Ce numéro hors-série est édité par Médiapop

12 quai d’Isly – 68100 Mulhouse

Sarl au capital de 1000 € Siret 507 961 001 00017

Direction : Philippe Schweyer ps@mediapop.fr – 06 22 44 68 67 www.mediapop.fr

Imprimeur

Est-imprimerie / PubliVal Conseils

Dépôt légal : août 2024

ISSN : 1969-9514 – © Novo 2024 NOVO est édité par CHICMEDIAS et MÉDIAPOP www.novomag.fr

Journées inaugurales à Mulhouse : les 13, 14 et 15 septembre En présence des photographes et commissaires

Vendredi 13 septembre

14h | La Filature, Mulhouse Visite de l’exposition Oro Verde 15h30 | Le long du Canal du Rhin (face au MISE), Mulhouse

Visite de l’exposition Point Cardinal IV

18h30 | Musée des Beaux-Arts, Mulhouse Vernissage de those eyes - these eyes - they fade et ouverture officielle du festival

Samedi 14 septembre

11h | Chapelle Saint-Jean, Mulhouse (Mulhouse Art Contemporain)

Vernissage de Monuments et Immortelles

14h-17h | Musée des Beaux-Arts, Mulhouse

PHOTOBOOK DAYS

Deux après-midis dédiées aux modes d’édition de la photographie contemporaine Salon du livre photo avec Micamera Milan, présentations et signatures de livres, discussions-rencontres.

Parlons livres photos (conversations en anglais et français)

14h30 Bénédicte Blondeau, Tiago Casanova (XYZ books)

modérateur : Nicolas Bézard

15h Awoiska van der Molen, modérateur : Alexander Mourant

15h30 Raymond Meeks, modérateur : Nicolas Bézard

16h : Nigel Baldacchino, modérateur : Alexander Mourant

17h30 | Bibliothèque Grand’Rue, Mulhouse Visite de Paul Wolff : l’expérience photographique, l’image éditée

Dimanche 15 septembre

11h-14h | La KunsTURM, Tour de l’Europe (14e et 22e étage), Mulhouse Visites des expositions PEP : (Im)possible Worlds et Big Fish

Exposition Dans la Dentsche, Tour de l’Europe

Théo Leteissier, Justine Siret

14h-17h | Musée des Beaux-Arts, Mulhouse PHOTOBOOK DAYS

Parlons livres photos

14h30 Messing around with books - Exposer le livre conférence par Magali Avezou, commissaire indépendante.

15h15 La vie de libraire conférence par Giulia Zorzi, directrice de Micamera Milan

AUTRES RENDEZ-VOUS

FRIBOURG-EN-BRISGAU

Samedi 7 septembre

19h | DELPHI_space, Fribourg-en-Brisgau

Vernissage de Troubled surface / Surface troublée

Jeudi 12 septembre

19h | Centre Culturel Français de Fribourg, Fribourg-en-Brisgau

Vernissage de High Garden

21 ET 22 SEPTEMBRE

JOURNÉES DU PATRIMOINE

Samedi 21 septembre

Bibliothèque Grand’Rue

10h30-12h Visite ludique de l’exposition

Paul Wolff : l’expérience photographique, l’image éditée et réalisation de photocollages.

15h-17h Atelier Au détour d’un détail, marche photographique en milieu urbain menée par Théo Leteissier

16h-17h15 Visite commentée de l’exposition

Paul Wolff : l’expérience photographique, l’image éditée par le commissaire de l’exposition Michaël Guggenbuhl.

Sans inscription.

Samedi 21 et Dimanche 22 septembre

13h-17h | jardin du Musée des Beaux-Arts

Studio Photo Mobile.

Projet conçu par Tom Van Malderen, Anne Immelé et Laura Besançon en partenariat avec Malta.biennale.art. Photographe invitée : Rebecca Topakian

Samedi 21 septembre à 15h et 17h, Dimanche 22 septembre à 17h

L’association l’Agrandisseur, Biennale de la Photographie de Mulhouse, est membre de Plan d’Est et du réseau L U X

Deux après-midis dédiées aux modes d’édition de la photographie contemporaine Salon du livre photo avec Micamera Milan, présentations et signatures de livres, discussions-rencontres.

Chapelle Saint-Jean

Visites de l’exposition Monuments et Immortelles.

Samedi 7 décembre

18h30 | Musée des Beaux-Arts

Rencontre avec Bernard Plossu

INFOS PRATIQUES

ENTRÉE LIBRE

MUSÉE DES BEAUX-ARTS, MULHOUSE

13 septembre 2024 — 5 janvier 2025

those eyes - these eyes - they fade Bénédicte Blondeau, Nigel Baldacchino, Bernard Plossu, Raymond Meeks, Awoiska van der Molen

Commissaire Anne Immelé

4 place Guillaume-Tell, Mulhouse

Ouvert tous les jours (sauf le mardi et les jours fériés) : 13h-18h30, pendant le marché de Noël : 13h-19h

Renseignements : 03 89 33 78 11

BIBLIOTHÈQUE GRAND’RUE, MULHOUSE 14 septembre — 30 novembre 2024

Paul Wolff : l’expérience photographique, l’image éditée

Commissaire Michaël Guggenbuhl

19 Grand’Rue, Mulhouse du mardi au vendredi : 10h-12h | 13h30-18h30, samedi : 10h-17h30

Renseignements : 03 69 77 67 17

CHAPELLE SAINT-JEAN, MULHOUSE 14 septembre — 13 octobre 2024

Monuments et immortelles

Andrej Polukord, Léa Habourdin Commissaire Sonia Voss

En coproduction avec Mulhouse Art Contemporain et dans le cadre de la Saison de la Lituanie en France 2024

19 Grand’Rue, Mulhouse samedi et dimanche : 14h-19h, les autres jours sur rendez-vous Renseignements : 06 99 73 81 80

LA FILATURE, MULHOUSE 3 juin — 15 septembre 2024

Oro Verde

Ritual Inhabitual (Florencia Grisanti et Tito Gonzalez Gárcia) Commissaire Sergio Valenzuela-Escobedo

20 allée Nathan-Katz, Mulhouse du mardi au samedi : 13h-18h, dimanche : 14h-18h, et les soirs de spectacles Renseignements : 03 89 36 28 28

LA KunsTURM, TOUR DE L’EUROPE (14e étage), MULHOUSE

14 septembre — 13 octobre 2024

PEP : (Im)possible Worlds

3 boulevard de l’Europe, Mulhouse samedi et dimanche : 14h-19h, les autres jours sur rendez-vous Renseignements : 06 99 73 81 80

LA KunsTURM, TOUR DE L’EUROPE (22e étage), MULHOUSE

14 septembre — 13 octobre 2024

Big Fish

Laurence Kubski

Commissaire : Sarah Girard

une exposition des Journées Photographiques de Bienne

3 boulevard de l’Europe, Mulhouse samedi et dimanche : 14h-19h, les autres jours sur rendez-vous

Renseignements : 06 99 73 81 80

BERGES DE L’ILL | QUAI DES CIGOGNES, MULHOUSE

7 octobre 2023 — 13 octobre 2024

10 ans / 10 photographes

Janine Bächle, Geert Goiris, Matthew Genitempo, Pascal Amoyel, Rebecca Topakian, Paul Gaffney, Michel François, Nathalie Wolff & Matthias Bumiller, Céline Clanet, Christophe Bourguedieu

Commissaire Anne Immelé

À côté de la Maison des Berges

24/24h

Renseignements : 06 99 73 81 80

LE LONG DU CANAL DU RHIN (FACE AU MISE) ET SUR LE PARVIS ADRIEN ZELLER (DEVANT LA GARE), MULHOUSE

13 septembre — 13 octobre 2024

Point Cardinal IV

Avec et par les étudiant·es des Écoles supérieures d’art du Grand Est et leurs professeures de photographie

24/24h

Renseignements : 06 99 73 81 80

ESPACE PUBLIC, HOMBOURG

13 septembre — septembre 2025

Topographies of fragility

Ingrid Weyland

Une proposition de Morgane Paillard, festival ALT+1000

6 rue du Canal-d’Alsace ;

Rue du 151e-RI

24/24h

Renseignements : 06 99 73 81 80

LE LONG DE LA THUR, AU PIED DU RANGEN, THANN 8 juin — 13 octobre

Cloud Physics

Terri Weifenbach

Commissaire Steve Bisson

Rue du Vignoble, Thann 24/24h

Renseignements : 03 89 38 53 00

HÔTEL DE VILLE, THANN

8 juin — 14 septembre 2024

Fixing the Shadows

Vanessa Cowling

Commissaire Steve Bisson

1 place Joffre, Thann

lundi, mardi, jeudi et vendredi : 9h-12h | 14h-17h30

Renseignements : 03 89 38 53 00

DELPHI_SPACE, FRIBOURG-EN-BRISGAU (DE)

7 septembre — 13 octobre 2024

Troubled Surface / Surface troublée

Gabriel Goller, Karin Jobst Commissaire Hanna Weber

Brombergstraße 17c, Freiburg im Breisgau, Allemagne vendredi et samedi : 17h-20h, dimanche : 15h-18h

Renseignements : info@delphi-space.com

CENTRE CULTUREL FRANÇAIS DE FRIBOURG, FRIBOURG-EN-BRISGAU (DE)

12 septembre — 25 octobre 2024

High Garden

Tom Spach

Une proposition de Florence Dancoisne

Münsterplatz 11, Freiburg im Breisgau, Allemagne

lundi, mardi, jeudi : 9h-17h15, mercredi : 10h-17h15, vendredi : 9h-13h45, vendredi 13 septembre jusqu’à 21h

samedi : voir dates sur le site web www.ccf-fr.de

Renseignements : +49 761 207390

L’ÉQUIPE 2024

La BPM - Biennale de la Photographie de Mulhouse, co-fondée par Jean-Yves Guénier et Anne Immelé, est organisée par l’association l’Agrandisseur.

L’Agrandisseur

Président : François Diserens

Vice-président : Jean-Yves Guénier

Secrétaire : Nathalie Fabian.

Trésorier : Pierre Soignon

Direction artistique : Anne Immelé

Régie : Jacques Herrmann, Rifat Gobelez

Production : Laurent et Sophie Weigel, Le Réverbère Motoco

Éducation à l’image : Théo Leteissier, Justine Siret, Marc Guénard

Presse et communication : Maïta Stébé

Graphiste : Mei Yang. Webmaster : Pascal Auer

Stagiaires : Éléa-Marie Gilles, Margarita Asylgaraev, Pauline Weber, Malo Le Bayon

Commissaires invité·es : Sonia Voss, Steve Bisson, Sergio Valenzuela-Escobedo, Sarah Girard

Commissaires associé·es : Michaël Guggenbuhl, Hanna Weber

Musée des Beaux-Arts

Direction : Isabelle Dubois-Brinkmann

Régie : Lionel Pinero, Didier Furcy

Administration : Marion Vincent

Communication : Cécilia Lodato

Responsable des publics : Edith Saurel

Bibliothèque Grand’Rue

Conservateur : Michaël Guggenbuhl.

Régie : Sylvain Flory

Filature

Direction : Benoit André

Secrétaire générale : Elisa Beardmore

Chargée de production : Emmanuelle Biehler

Programmation photo : Emmanuelle Walter

La KunsTURM

Direction : Svenja et Mark Lüdemann

PARTENAIRES

Financeurs

• Ville de Mulhouse • DRAC Grand Est • Région Grand Est

• Collectivité Européenne d’Alsace • Ville de Thann • Commune de Hombourg

Lieux et structures partenaires à Mulhouse

• Musée des Beaux-Arts de Mulhouse • Mulhouse Art Contemporain

• Les Bibliothèques-médiathèques de Mulhouse • La Filature - scène nationale

• La KunsTURM • VLTE (Vive La Tour de l’Europe) • Vitarue

Lieux partenaires à Fribourg-en-Brisgau

• CCFF • DELPHI_space

Partenaires dans le Grand Est

• Cri des lumières • la HEAR - Haute École des Arts du Rhin

• l’ESAL - École Supérieure d’Art de Lorraine, Metz et Epinal

• l’ENSA - École Nationale Supérieure d’Art de Nancy

• l’ESAD - École Supérieure d’Art et Design de Reims

• Atelier Repaire Culturel • Librairie Bisey à Thann

Partenaires pour l’édition 2024

• Journées Photographiques de Bienne • PEP, Photographic Exploration Project

• Saison de la Lituanie en France • Lithuanian Photographers Association

• Ville de Montpellier • Alt+1000 • Malta.biennale.art • Micamera

Mécènes

• JCDecaux • Neuflize OBC • Barrisol

Ce Novo hors-série est publié grâce au Mécénat de Barrisol

Des images qui font Monde(s)

Anne Immelé photographiée par Benoît Linder, Mulhouse 2024
Directrice artistique et figure de proue d’un
événement dont le rayonnement en France et à l’étranger ne cesse de s’accroître, Anne Immelé vient ici nous parler de la sixième itération de la Biennale de la Photographie de Mulhouse (BPM), comme une invitation à penser et à rêver des « Mondes impossibles ».

Voici un intitulé – « Mondes impossibles » – qui s’inscrit dans une continuité thématique avec « Corps Célestes » (2022) et « This is the end » (2020). Absolument.« Mondes impossibles » prolonge et approfondit des sujets portés par la BPM lors des deux éditions précédentes, pour ajouter un nouveau volet à ce qui compose une trilogie. À l’origine de ce titre, il y a des livres qui m’ont accompagnée ces dernières années et qui ont nourri la préparation des dernières éditions : La vie des plantes : une métaphysique du mélange d’Emanuele Coccia, Le champignon de la fin du monde : sur la possibilité de vivre dans les ruines du capitalisme d’Anna Tsing, Vivre avec le trouble de Donna Haraway. Ces ouvrages prennent le point de vue du vivant. Ils disent l’urgence qu’il y aurait à changer nos modes de vie à l’ère de l’anthropocène, et parmi les nombreuses idées développées dans leurs pages, j’aime particulièrement celle de la connexion, de l’interaction de l’humain avec ce qui l’environne. Par exemple, Emanuele Coccia constate que les plantes ont modifié la structure métaphysique du monde. Selon lui, c’est aux plantes qu’il faut demander ce qu’est le monde, car ce sont elles qui « font monde ». J’ai aussi trouvé cette notion de mondes impossibles en me référant à celle, chère à Jean-Christophe Bailly, d’ Umwelt , un concept forgé au tout départ par le biologiste allemand Jakob von Uexküll. Nous vivons dans les limites du monde que nous pouvons percevoir. D’une certaine manière, ce que nous ne voyons pas ne fait pas partie de notre univers. Mais dans sa propension aveugle à l’industrialiser, l’humanité a rendu le monde impossible à vivre pour de nombreuses espèces. L’éco-anxieté est un phénomène bien réel. Nous sommes dans une sorte d’urgence existentielle qui appelle cette prise de conscience relative à ce monde ou à ces mondes devenus impossibles. Car à l’image de l’insecte, de son point de vue restreint étudié par Jakob von Uexküll,

l’humain ne peut saisir le monde qu’à partir de ses propres outils de perception, qui sont eux aussi limités. Parmi ces outils, il y a l’œil, mais il y a aussi l’œil augmenté, via l’appareil photo, permettant de repousser les frontières de notre vision. Dès lors, de l’appréhension de l’environnement par nos sens à la perception du monde par la photographie, il n’y a qu’un pas ouvrant sur une infinité de mondes impossibles, d’où l’intitulé de cette édition 2024.

Alors que les deux précédentes occurrences de la BPM s’intéressaient particulièrement au monde minéral, l’accent est mis cette année sur le végétal.

Les enjeux qui concernent le monde végétal tissent en effet une sorte de fil conducteur. On les retrouve dans les expositions thannoises de Terri Weifenbach et Vanessa Cowling, mais aussi dans l’exposition au musée des Beaux-Arts de Mulhouse. J’ajoute que ces questionnements s’inscrivent dans le contexte d’une civilisation postindustrielle en train d’émerger. Cette conscience que nous sommes en train de vivre aujourd’hui dans les ruines du capitalisme sera active dans nombre des travaux photographiques exposés. C’est un des axes privilégiés par l’exposition collective PEP (Photographic Exploration Project), initiée par Bénédicte Blondeau. Une exposition qui a fait l’objet d’un open call international et qui concentre tous les thèmes soulevés par la BPM cette année, notamment cette question du capitalisme extractiviste présente chez le photographe allemand Felix Lampe. Ce dernier s’est interrogé sur le devenir des mines de charbon dans son pays. Dans le même ordre d’idée, la Suissesse Lisa Mazenauer a travaillé à partir des archives laissées par son grand-père, engagé dans un projet d’exploitation d’une mine d’or au Zaïre, tandis que Maximiliano Tineo a photographié une mine d’argent en Bolivie. Ces propositions puisent

dans l’approche documentaire ou le recours à des archives pour traiter d’un enjeu transversal dans notre festival. Nous le retrouvons aussi dans l’exposition pensée par Sonia Voss, commissaire invitée, qui mettra à l’honneur, aux côtés de Léa Habourdin, le photographe lituanien Andrej Polukord dont le regard porte sur l’exploitation de la forêt dans son pays, mais aussi en Suède. A La Filature, le collectif Ritual Inhabitual a élaboré un récit de la révolte en se concentrant sur un rituel que le peuple Purhépecha (Mexique) entretient avec les abeilles sauvages des forêts qu’il protège.

Cette édition interroge la manière de regarder la nature, de s’y ressourcer, mais également de l’exploiter et donc de la menacer. Quelle est la spécificité de la photographie lorsqu’elle s’empare de ces sujets ? Elle est multiple. La photographie peut être notamment utilisée comme un instrument permettant d’approfondir notre connaissance du vivant. Au contraire, elle peut servir à glorifier l’industrie, comme dans les images du photographe allemand Paul Wolff, né à Mulhouse à la fin du xixe siècle, et dont Michaël Guggenbuhl retrace le parcours dans une exposition à la bibliothèque Grand’Rue, en lien avec la question de l’image éditée. Dans l’exposition « those eyes – these eyes – they fade » présentée au musée des Beaux-Arts, la photographie est utilisée d’une manière sensiblement différente, dans une forme de remise en question de l’objectivité photographique. Au lieu de s’en servir comme moyen de clarifier les choses, ou de donner l’illusion que par son biais, on les connaîtrait mieux, la photographie va au contraire les obscurcir, les mettre en doute, et j’aime particulièrement cette façon d’interpeller l’usage du médium en lui-même.

En parlant de doute relatif à l’usage du médium photographique, on observe depuis deux années un recours de plus en plus massif à l’intelligence artificielle dans les processus de création des images. Comment, en tant qu’artiste, enseignante et directrice artistique d’un festival photo, perçois-tu cette tendance ? As-tu souhaité l’intégrer dans la programmation, sachant que les IA génèrent une confusion entre réalité et fiction, ce qui est de l’ordre du possible et ce qui relève de l’impossible ?

Pour moi, cette bascule entre le monde réel et une dimension fictionnelle est déjà présente depuis fort longtemps avec l’usage dit classique de la photographie. Je pense même que cette question de la véracité de la photographie existe depuis l’invention de la photo elle-même. Même la pratique argentique sous sa forme la plus minimaliste, avec un boîtier simple et un objectif qui ne déforme pas la vision humaine, permet de créer des images très ambiguës, déjà porteuses d’une charge d’étrangeté, d’imaginaire. Il est évident que plus on a d’outils technologiques à notre disposition, plus on décuple les possibilités de trouble entre réalité et fiction. Pour ce qui est de l’intelligence artificielle, je préfère garder une certaine retenue, à cause de l’effet de mode que cette nouveauté suscite. L’IA peut sans nul doute produire des images intéressantes, je dirais que tout dépend du contexte dans lequel on l’emploie. À ce sujet, il y aura une photographie assez déterminante qui sera montrée dans l’exposition « PEP », générée à l’aide d’une IA, et qui nous met au contact d’un temps futur où l’organique serait hybridé avec la machine. Néanmoins, ce qui a compté pour nous dans le choix de cette image n’est pas le fait qu’elle ait été créée à l’aide d’un algorithme, mais bien ce qu’elle disait, ce qu’elle racontait d’un état possible de notre monde, où d’un côté la technologie a tendance à nous couper de nos origines biologiques, et où de l’autre nous ne pourrions exister si d’autres organismes vivants ne dépérissaient pas. Tout cela bouscule nos regards, nos conceptions du présent, nos projections dans l’avenir.

Tu es commissaire de l’exposition collective au musée des Beaux-Arts de Mulhouse. On y retrouve, aux côtés de photographes qui exposent pour la première fois dans le cadre de la biennale, des artistes qui ont une histoire particulière avec le festival, tels que Bénédicte Blondeau, Bernard Plossu ou Raymond Meeks.

En tant que biennale photographique, nous nous sommes questionnés sur ce qui faisait notre spécificité. Pourquoi met-on en place ce festival ? Qu’a-t-il de singulier ? Je crois qu’une

Awoiska van der Molen, Raymond Meeks, 2017. Exposition au musée des Beaux-Arts.

des réponses à apporter est de dire que nous portons ici des pratiques liées à des manières poétiques d’habiter le monde, tout en demeurant sensibles à un renouvellement constant d’artistes, de commissaires, de sensibilités. Le but n’est pas de rester en vase clos, avec toujours les mêmes interlocuteurs au sein d’une communauté étanche. Néanmoins, nous avons à cœur de défendre une idée de la photographie qui ne cherche pas à tout prix la production d’effets spectaculaires, pour au contraire intégrer les notions de discrétion, de fragilité, de contingence, à son modus operandi . L’œuvre de Bernard Plossu, présente dans la biennale depuis 2012 et dont un aspect sera mis à nouveau en lumière cette année au musée, est emblématique de cela. La biennale ne pourrait pas non plus exister sans la communauté artistique et culturelle qui la porte à l’échelle de la ville de Mulhouse. Le festival se fait avec ces énergies locales, je pense aux éditions Médiapop qui nous accompagnent depuis le début, mais aussi à tous ces lieux partenaires qui nous suivent à chaque nouvelle édition. Ces fidélités multiples font aussi partie de ce que nous sommes.

Il y a donc l’idée de créer une émulation, un dialogue entre des personnes qui partagent la même exigence dans leurs visions, parfois éloignées, de la photographie.

En effet, nous nous devons d’être un lieu où les artistes rencontrent le public, mais aussi d’autres photographes, quels que soient leurs nationalités, leurs approches, leurs usages du médium. Beaucoup se sont connus grâce à la biennale et continuent de dialoguer aujourd’hui. Nous nous inscrivons dans une continuité avec des auteurs qui reviennent régulièrement exposer ou concevoir des expositions chez nous, je pense à Pascal Amoyel, à Thomas Boivin ou à Olivier Kervern. Ils ne seront pas présents cette année, mais je continue d’être proche de leur manière d’utiliser la photographie argentique. Dans cette même communauté d’esprit et de gestes, tu as cité le photographe américain Raymond Meeks, déjà présent lors de l’édition 2020, et qui montrera dans « those eyes » des images produites à la chambre, dans le désert californien. Un travail inédit, radical, minimaliste, qui veut montrer une sorte d’état des choses. Une poétique à la fois sèche, soustractive, et néanmoins lyrique, dans la droite ligne de certains travaux que l’on a pu défendre par le passé.

En regard de cette vision très forte, il me semble que la BPM est soucieuse d’investir tous les champs de la photographie, y compris des approches plus installatives ou conceptuelles.

La biennale a toujours été ouverte à la photo plasticienne. Cette année, nous présentons le travail de la photographe argentine Ingrid Weyland à Hombourg, dans l’espace public. Une photographie en lien avec des problématiques de peinture, de matérialité, de mise en abyme, qui questionne aussi, à sa façon, notre connexion à la nature. Dans cet esprit d’ouverture, Steve Bisson propose à Thann une double programmation de femmes photographes qui s’interrogent sur les représentations du monde végétal, dont une, Vanessa Crowling, travaille sur cette dimension installative dont tu parles. L’idée est de permettre au public de prendre de la hauteur sur les enjeux esthétiques, écologiques et sociétaux actuels. Et l’exposition PEP, qui se tiendra dans un endroit mulhousien nouveau pour nous, symbolique à bien des égards – la Tour de l’Europe –, cristallise bien cela, car elle mêle à la teneur intime de certaines propositions d’autres approches, d’autres directions – documentaires, historiques, hybrides, etc.

Une particularité de la BPM vient aussi de cette réflexion menée autour des lieux et de leur réinvestissement par et pour la photographie. À chaque fois, j’ai l’impression qu’il existe une vraie volonté de questionner l’espace en fonction de ce qu’on va y montrer, de transformer le lieu en un autre lieu possible.

Comme tu l’as très bien dit, chaque exposition est pensée par et pour le lieu qui l’accueille. À Thann, « Fixing the Shadows » de Vanessa Cowling transforme la perception de l’espace de la mairie en une expérience perceptive, avec à l’intérieur un jardin suspendu composé de centaines de phytogrammes, de lumen-prints et d’anthotypes originaux. L’artiste a aussi imaginé une installation translucide sur les vitres de l’édifice. On y voit le ciel d’Afrique du Sud – son pays d’origine – dans

© Jason Pinckard, Progeny, 2024. Exposition PEP, Tour de l’Europe.

une œuvre qui joue sur les variations lumineuses en fonction de la lumière extérieure. Pour « Cloud Physics », exposé le long du Rangen, les photographies de Terri Weifenbach ont été spécifiquement choisies pour entrer en résonance avec la rivière, les arbres et les vignes environnantes. Ainsi, nos commissaires invités ont entamé un long processus de réflexion sur l’exposition en rapport avec son environnement. Steve Bisson, par exemple, s’est rendu plusieurs fois à Thann pour visiter et s’approprier le site. Pour comprendre ses origines et son évolution également, en visitant le musée historique de la ville, avant d’aboutir aux choix des deux photographes retenus. Ce temps a été mis à profit pour imaginer diverses modalités d’intervention dans ces espaces, avant de trouver les artistes et les œuvres qui s’y inscriraient le mieux. Cela montre l’importance de ce travail de programmation dont bien souvent le public ne soupçonne pas la complexité.

Le festival avait traditionnellement lieu pendant l’été, chevauchant notamment Les Rencontres d’Arles. Il se compose désormais d’un prélude débutant en juin à Thann, puis d’un acte majeur à partir de septembre. Pourquoi ces changements de calendrier ?

Il y a différentes raisons à cela. Ce nouveau positionnement à la rentrée nous permet de profiter de l’énergie qu’il y a toujours à cette époque de l’année. Nous l’avions testé un peu malgré nous en 2020, dans le contexte de la pandémie, et cela avait été une expérience positive. Septembre nous permet aussi d’attirer davantage le public scolaire, une dimension pédagogique qui se perdait un peu lorsque nous commencions à la mi-juin. Si une majorité d’expositions se tient à Mulhouse et ses environs, nous avons conservé l’idée d’une première phase à Thann dès le mois de juin avec les belles propositions de Vanessa Cowling et de Terri Weifenbach. C’est le premier temps fort, celui qui donne un avant-goût de la totalité du festival. Du fait de la présence d’un parcours photographique en extérieur au bord de la Thur, il nous semblait important de le maintenir en été. La grande nouveauté cette année concerne les partenariats que nous avons noués avec d’autres festivals de photographie, en Suisse avec les Journées photographiques de Bienne et Alt+1000, en France avec la ville de Montpellier et le Pavillon populaire, qui nous confie les tirages de l’exposition Paul Wolff. Nous avons aussi ces coopérations importantes avec PEP et la Biennale d’art contemporain de Malte, dont la première édition prend forme cette année.

Le lien avec Malte est multiple, puisque « those eyes » est le prolongement d’une exposition que tu as initiée sur cette île en 2022, sous une autre forme, mais avec les mêmes artistes. Malte qui est aussi au cœur de ton travail photographique le plus récent, comme paysage tellurique, espace de projection métaphysique, berceau d’une histoire antique, et bien sûr, de par son positionnement central en Méditerranée, théâtre d’une tragédie, qui est celle des migrants. Ces personnes risquent leurs vies dans l’espoir d’une vie meilleure, d’un bonheur possible, après avoir quitté un monde devenu « impossible ». La programmation de cette année s’en fait-elle l’écho ?

Pas de manière directe, je dirais, mais c’est une question qui me tient évidemment à cœur, un enjeu de société essentiel. S’il n’est pas abordé cette année, il le sera assurément dans le futur de notre manifestation.

Puisque nous parlons de projection dans l’avenir, comment envisages-tu l’évolution de la BPM dans les prochaines années ?

Ma première envie serait de confirmer cette dimension internationale du festival en développant les résidences ouvertes aux photographes étrangers. J’aimerais aller aussi vers davantage de médiation à travers des actions de médiations de type workshop ou atelier de sensibilisation du public à la photographie. Un autre souhait, enfin, serait d’avoir plus d’expositions hors des frontières de Mulhouse, voire de la France, via un système d’échanges et de prêts avec des institutions ou manifestations partenaires. C’est envisageable à la condition de produire nous-mêmes des expositions, ce que nous avions fait pour celle de Matthew Genitempo en 2022, une série présentée aux Journées photographiques de Bienne en mai de cette année. La BPM est une manifestation résolument ouverte sur le monde et nous œuvrons pour que ses créations, ses artistes phares, puissent voyager et diffuser l’esprit singulier de ce qui a lieu tous les deux ans ici à Mulhouse, depuis plus d’une décennie.

BPM 2024, MONDES IMPOSSIBLES, biennale du 13 septembre au 13 octobre à Mulhouse, Thann, Hombourg et Fribourg www.biennale-photo-mulhouse.com

Paul Wolff, Pangolin, étude animalière, vers 1929

PAUL WOLFF, L’IMAGE ÉDITÉE

La bibliothèque Grand’Rue à Mulhouse consacre une exposition à Paul Wolff, dans le cadre de la Biennale de la photographie. Le photographe allemand, né à Mulhouse en 1887, qui a dirigé une agence de photographie à Francfort, a été ignoré dans l’histoire de cet art jusque dans les années 2000. Deux grandes expositions lui sont consacrées en France cette année. Rencontre avec Michaël Guggenbuhl, conservateur en charge des collections et du patrimoine à la bibliothèque municipale de Mulhouse, commissaire de l’exposition « L’expérience photographique, l’image éditée ».

Quelle est l’origine du titre de l’exposition consacrée à Paul Wolff, « L’expérience photographique, l’image éditée » ?

L’objet de l’exposition est de mettre le plus souvent possible en parallèle les photos avec leur usage éditorial. Paul Wolff, au-delà d’être un photographe, produit des images qui peuvent avoir plusieurs vies. On est toujours susceptible de retrouver la même image dans différents contextes

éditoriaux. Dans ses livres d’auteur, mais aussi des publications commerciales, des revues, des brochures…

La production de Paul Wolff est importante ?

Sa production est foisonnante. Il y a ses livres d’auteur, dont le bestseller Meine Erfahrungen mit der Leica – Mes expériences avec le Leica –traduit en plusieurs langues, qui l’a fait connaître et est devenu le bréviaire des photographes amateurs du monde entier. L’ouvrage souligne la liberté de mouvement et de cadrage permise par l’appareil compact et donne les codes de la nouvelle photographie. Il a publié d’autres livres, sur Strasbourg, les Vosges, de très beaux ouvrages thématiques sur les plantes et des animaux photographiés dans des parcs zoologiques. Quant à la production liée à son travail d’agence, elle se chiffre en plusieurs centaines d’ouvrages.

Il fonde son agence photographique en 1927 sous la république de Weimar, activité qu’il poursuivra sous le IIIe Reich ?

Oui, c’est une des raisons pour lesquelles il a été mis de côté dans l’histoire de la photographie, il a été soupçonné d’accointances avec le régime nazi. On ne

Paul Wolff, Étude végétale, vers 1929-1930

trouve pas chez Paul Wolff d’expression particulière de sympathie pour le régime nazi. Il n’en reste pas moins vrai qu’un certain nombre de ses photos, ou celles produites par son agence, apparaissent dans des ouvrages de propagande. Il peut même y avoir dans ses photos du travail de commande, comme des image prises sur la construction des autoroutes par le IIIe Reich. Il y a une forme de cécité coupable chez Paul Wolff, qui pose la question de la complaisance. Il y a sans doute aussi du pragmatisme dans sa position. Dans la réédition, en 1939, du livre sur le Leica, il y a des photos ajoutées qui véhiculent une image lisse de l’Allemagne, beaucoup trop idyllique, des photos d’insouciance qui montrent la famille, des loisirs, des images urbaines. Il ne montre jamais la face sombre du pays, le fond de violence, d’idéologie, d’autoritarisme.

Comment son travail a-t-il ressurgi ?

En 2021, le collectionneur, spécialiste et historien de la photographie Manfred Heiting a publié un livre chez l’éditeur allemand Steidl, qui recense toutes les publications où figure au moins une photo de Paul Wolff. Cet expert reconnu a mis en évidence que Paul Wolff avait certainement été un photographe majeur de l’entre-deux-guerres, au vu du succès de ses livres, du nombre de commandes passées à son agence. Il a mis en avant son rôle dans l’histoire de la photo.

C’est d’ailleurs grâce à Manfred Heiting que l’exposition est possible ?

Nous nous sommes rencontrés en 2021 par l’intermédiaire de deux bonnes fées alsaciennes. Christian Kempf, photographe de métier, spécialiste de l’histoire de la photo en Alsace, et Bertrand Hosti, un passionné, libraire spécialisé dans les livres photos. Manfred Heiting est venu depuis Los Angeles et a donné à la ville de Mulhouse près de 400 documents qui constituent désormais le fonds Paul Wolff, conservé dans les réserves patrimoniales de la bibliothèque municipale.

Une autre exposition a été montrée à Montpellier cette année, de janvier à avril.

Le projet s’est fait en parallèle, nous avons été mis en contact par les mêmes entremetteurs. Une convention a été signée entre les deux villes. Une soixantaine de documents sont partis à Montpellier pour l’exposition. Avec celle de Mulhouse, ce sont les deux premières expositions d’importance consacrées à Paul Wolff en France. En 2019, le musée de la photographie fondé par l’entreprise Leica à Wetzlar, en Allemagne, a organisé une grande rétrospective de son œuvre. Et en 1943, le photoclub de Mulhouse avait invité Paul Wolff pour une exposition d’une cinquantaine de ses travaux. Nous en avons une brochure dans notre fonds.

Que permet de découvrir l’exposition de Mulhouse ?

Le rapport de Paul Wolff avec la production d’images, les différents usages qu’il peut faire d’une même photo. Et aussi son travail d’auteur. Il s’est intéressé à la photographie formelle, la nouvelle objectivité des années 20-30, il était fasciné par l’objet usiné. Il était féru de composition, ses photos suivent les codes de la nouvelle photo, elles sont très construites, révèlent des lignes de fuite, une architecture. Dans son travail sur le monde du travail et l’industrie, il réalise des portraits d’ouvriers très humanistes. Il est fasciné par les industries sidérurgique, textile, automobile… ce qui fait écho au passé industriel de Mulhouse.

Paul Wolff, Femme en maillot de bain avec ombres de plantes, 1932

POINT CARDINAL, IV

Par Mylène Mistre-Schaal

Aux cadrans de nos boussoles, les points cardinaux sont quatre. Quatre, comme le nombre d’écoles supérieures d’art du Grand Est invitées à s’afficher sur les bords mulhousiens du canal du Rhin. Au total, ce sont 80 affiches de photographies d’étudiants et d’étudiantes de Metz, Nancy, Reims, Épinal ou Mulhouse qui se déploient à même les murs. Réalisées dans le cadre de leurs cours, elles mêlent approche documentaire – sociologique, parfois – et visions plus plastiques.

Tout l’enjeu de cet accrochage, scénographié par Jeanne Tasté et Myla Lelion Savre, réside dans le travail de rapprochement d’images uniques. Mêlant formats, sujets et univers, chaque portion de mur accueille une séquence de trois à quatre tirages qui s’amuse des dissonances et accointances visuelles occasionnées. Sous l’objectif de ces jeunes photographes, le dessin aléatoire d’une fissure dans un mur, la vision impressionniste du ballet des nuages, un chien à la fenêtre qui regarde le temps qui passe ou un étonnant ours en peluche pailleté esquissent une grande diversité de mondes possibles. Entre rencontres fortuites et heureux hasards, ces instantanés donnent l’impression de scroller avec décontraction dans le moodboard d’une génération tout sauf désenchantée. Et qui n’a certainement pas perdu le nord.

La publication de l’exposition MONDES IMPOSSIBLES est diffusée gratuitement dans les lieux d’exposition du festival. Elle est éditée par la Haute École des Arts du Rhin et conçue dans le cadre du master Graphic [ · · · ] Languages avec un suivi pédagogique de la publication : Isabelle Le Minh et Jérôme Saint-Loubert Bié.

Jusqu’au 13 octobre

Parcours photographique en plein air, le long du Canal du Rhin (face au MISE) et sur le parvis Adrien-Zeller (à coté de la gare), Mulhouse Avec et par les étudiants des écoles supérieures d’art du Grand Est et leurs professeures de photographie : Agnès Geoffray, Constance Nouvel, Cyrielle Lévêque (ÉSAL Metz et Épinal), d’Andrea Keen et Julia Andreone (ENSAD Nancy), de Manuela Marques (ESAD de Reims), d’Anne Immelé, Isabelle Le Minh et Camille Bonnefoi (HEAR Mulhouse-Strasbourg).

La cabane, Victoire Junot, Hear, 2023

COMME UN ÉBLOUISSEMENT

Incitation à nous perdre dans un paysage d’ombres et de lumières, l’exposition « those eyes – these eyes – they fade » trouble l’évidence de ce que la photographie croit voir pour mieux révéler les liens profonds qui l’unissent à la vie.

Bénédicte Blondeau, Ondes, 2023

Fermons les yeux quelques instants et imaginons une exposition de photographie qui transgresserait l’idée qu’une bonne photo ne puisse être autre chose qu’une image nette, claire, transparente et objective du monde. L’idée qu’une bonne photo doive nécessairement parler et montrer pour dire quelque chose. Qu’une bonne photo ne puisse être faite que d’évidence, de lumière et de certitudes. Certitude de la réalité dont elle témoigne. Certitude de sa propre matérialité.

Fermons les yeux quelques instants et imaginons une nouvelle approche de la pensée photographique, où tout ce qui serait vu, capté, imagé, reçu, le serait à l’aune d’un doute profond, d’une faille originelle dans le socle inamovible de notre entendement, et que de cette brèche viendrait à la fois notre salut et une certaine forme de modestie par rapport au mystère du monde qui nous engendre, nous nourrit et nous enveloppe.

Imaginons qu’il ne soit plus seulement question ici de voir, mais d’apprendre à voir tout ce que nous ne voyons pas en regardant une œuvre photographique. À ne plus devoir nous contenter, face à elle, du seul champ de notre vision. À activer, dans cette éclipse partielle du regard, d’autres voies de perception moins habituelles et sans doute plus déstabilisantes. À accueillir en nous cette part de sombre, de caché, de voilé, cet en-deçà primitif et nocturne de la vision où s’originent toutes les images qui comptent, toutes celles qui restent et dont on se souvient.

Imaginons enfin que cet état d’aveuglement éclairé aille de pair avec une désorientation consentie du spectateur, une dérive sensorielle dans un espace non plus scénographié selon une logique narrative ou didactique, mais à partir d’un mouvement prolongé de décloisonnement des formes, des émotions, des énergies libérées par les œuvres. Une circulation à tâtons dans cette nuit calme et joyeuse de la vison où il serait judicieux de se perdre, où tout égarement mènerait quelque part, où l’instinct prendrait définitivement le dessus sur la raison, si bien que dans cet état d’errance sensuelle et méditative, nous pourrions continuer de voir les yeux fermés.

Ouvrons maintenant les yeux et réjouissonsnous à l’idée de découvrir « those eyes – these eyes – they fade » , l’exposition collective conçue par Anne Immelé pour le musée des Beaux-Arts de Mulhouse, dans la continuité de toutes celles qui dans ce même lieu ont donné, à chaque édition de la BPM, l’impulsion première du festival, sa tonalité et son esprit.

Depuis « Les temps satellites » (2012), cette proposition phare de la manifestation est porteuse d’une sensibilité photographique singulière, née à la fois de la pratique personnelle de la commissaire, par ailleurs photographe elle-même, de ses réflexions nourries par des penseurs contemporains, de ses correspondances entamées avec d’autres auteurs et autrices ayant une appréhension du médium proche de la sienne. Ainsi, celle qui a notamment interrogé et mis en valeur les pratiques de mise en espace sous forme de constellations photographiques dans le livre du même nom – édité par Médiapop Éditions – a patiemment œuvré à faire entrer, dans le champs gravitationnel de ses affinités, d’autres planètes artistiques, d’autres œuvres-mondes, ralliant à sa cause des figures importantes de la photo contemporaine au sein d’un autre manière de constellation – humaine, cette fois.

Bien entendu, cette constellation n’est pas figée. Il s’agit d’un mouvement d’ouverture et d’expansion continu. À chaque réitération de la BPM, de nouveaux astres apparaissent, enrichissent cette communauté de gestes et de pensées. Parmi les étoiles qui ont déjà illuminé le ciel de Mulhouse par le passé, citons Bénédicte Blondeau, Raymond Meeks ou Bernard Plossu, trois photographes que nous retrouvons dans « those eyes » et dont les images dialoguent ici avec celles de Nigel Baldacchino et d’Awoiska van der Molen.

Notons que l’exposition mulhousienne présentée cette année est le prolongement naturel et organique d’un ensemble qui a sédimenté en d’autres lieux, sous d’autres latitudes. Ainsi, une exposition imaginée par Anne Immelé ayant pour titre « those eyes – these eyes – they fade » s’est tenue à Malte, à l’été 2022, avec les mêmes artistes – à l’exception de Raymond Meeks – mais dans une autre configuration et avec des œuvres en partie différentes. Néanmoins, elle était déjà guidée par cette intuition d’un état paradoxal de la nature de la photographie, tout autant apte à enregistrer et représenter le visible qu’à le troubler, remettant en cause les notions de « preuve » et d’objectivité qui s’y rattachent. Elle s’intéressait déjà aux relations souterraines qui, depuis nos origines sur Terre, nous connectent au vivant – plantes, miné raux, organismes –, proposant un parcours entre des captations d’objets ou de structures créés par l’homme, et des environnements façonnés ou engendrés par la nature. Ce faisant, elle s’imposait comme le lieu symbolique de passages et de perturbations multiples. Passages de l’éphémère à l’immémorial, du jour à la nuit, du montré à l’implicite. Perturbation de la façon traditionnelle

LUMIÈRES DANS LA NUIT

Dans les images silencieuses, nébuleuses et amniotiques de Bénédicte Blondeau, l’eau est de pierre et les cascades sont de karst. Les forêts sont basaltiques et les abysses ressemblent à des firmaments. Spectrales ou boréales, des nuées dérivent dans leur nuit, disséminant la vie au gré hasardeux des vents célestes. Du soulèvement laiteux d’une gerbe d’écume faisant suite à l’explosion d’une vague sur un rocher paraît jaillir le mouvement primordial de la vie. Sous leurs dehors inertes ou fossilisés, ces phénomènes ou formations naturelles photographiés par l’artiste sont innervés par une énergie créatrice, celle-là même qui fait qu’il existe quelque chose plutôt que rien. Le fruit, semblentils nous dire, d’une succession de cataclysmes. De l’invisible et lent travail de puissances minérales, cosmiques et organiques qu’une vie humaine, trop brève et insignifiante, échouerait à percevoir. D’un combat de tous les instants qui est celui de la vie contre les forces qui œuvrent à son anéantissement. D’une lutte de la lumière contre l’obscurité. Cette lumière surnaturelle qui pulse et irradie au-delà de l’enveloppe translucide des amibes pour révéler les contours, les textures et les aspérités d’un monde inconnu. Une lointaine planète explorée et cartographiée par Bénédicte Blondeau dans sa nouvelle série intitulée Ondes , montrée pour la première fois à l’occasion de cette exposition collective. Une lointaine planète qui se trouve être la nôtre.

dont les spectateurs appréhendent avec leur corps et leurs sens une exposition de photographie, ainsi que de la manière dont la photographie, à proprement parler, « voit ». Une invitation poétique à laisser de côté nos présupposés, à entrer dans une déambulation intuitive entre des univers fortement marqués mais aux frontières poreuses, avec pour toute boussole celle qui saura mener vers un régime d’images équivoques, à mi-chemin entre ré el et imaginaire.

L’exposition elle-même est un passage, car en changeant d’orbite et en s’inscrivant au cœur de Mondes impossibles, le point d’ancrage conceptuel initié il y a deux ans à Malte profite de son installation dans un nouvel espace et d’un corpus remanié pour poursuivre sa croissance, en attendant d’autres modalités de déploiement à venir.

Pourtant, s’il prend pour objet l’antédiluvien et l’incommensurable c’est, comme le précise la photographe, dans la ténuit é sensible de l’autobiographie que s’origine ce projet : « Ondes est né d’une période très spéciale de ma vie lors de laquelle deux événements qui semblaient de prime abord se situer aux antipodes l’un de l’autre – à savoir, la mort de mon père et la gestation de mon premier enfant –sont survenus presque simultanément, de sorte qu’il me fut impossible de ne pas en percevoir les similitudes, notamment dans leur connexion avec une dimension qui dépasse celle de notre entendement. À partir de cette expérience, je me suis mise en quête des traces de ces ondes énergétiques et des altérations qu’elles ont laissées dans certains paysages : anciens glaciers, grottes ou terres volcaniques – dont la genèse est intimement liée à la destruction de ce qui existait autrefois – que j’ai ensuite associées à des enregistrements visuels réalisés à partir d’ultrasons, à savoir des échogrammes. »

Les images troublantes de Bénédicte Blondeau vibrent donc à l’unisson d’une émotion que nous serions en peine de définir. Le sentiment

Awoiska van der Molen, #119-14
Awoiska van der Molen, #74-18
Bernard Plossu, Ile de Capraia, italie, 2014, tirage Fresson

qui s’en approcherait le plus serait une sorte de reconnaissance ou de nostalgie nous reliant à l’immensité de l’univers comme au commencement de toute forme de vie, aussi infinitésimale soit-elle. Seule certitude  : la photographe belge parvient, par son approche lente, séquencée et immersive du médium, à nous faire vivre l’expérience d’un vertige métaphysique où, au-delà d’un certain état de la mati ère, embryonnaire, délabré ou réduit à néant, une énergie circule et perdure. Ce flux d’énergie qui sous-tend et conditionne secrètement la vie est peut-être ce bleu pétrole affleurant par touches discr ètes à la surface de quelques-unes de ses photographies à la limite du noir absolu. Ce bleu recouvrant aussi l’endroit caché des pages non-massicotées du livre qui, dans le sillage de l’exposition, paraît chez XYZ Books. Ce bleu, enfin, comme les eaux maternelles d’un fleuve souterrain avec lequel Ondes nous permet, avec la grande puissance d’évocation qui est la sienne, de renouer.

Dans la circularité des images et des visions rassemblées dans « those eyes, these eyes, they fade », le travail de Bénédicte Blondeau nous amène tout doucement vers celui d’Awoiska van der Molen. Cette dernière fait dialoguer deux séries au noir et blanc profond, unies par une fascination commune pour l’ombre et les silences qui peuplent la nuit. Urban nous plonge d’abord dans une suspension du temps nocturne et citadine où, en l’absence des humains, ce sont les objets, les surfaces et les structures architecturales constituant l’ossature de la ville qui semblent, dans le clair-obscur des éclairages artificiels, jouir d’une beauté et d’une force poétique insoupçonnées. Les images issues de la série The Living Mountain déplacent cet espace de méditation vers des paysages montagneux luxuriants photographiés à la seule lueur des astres ou du crépuscule, nous autorisant à vivre la nuit comme une expérience déroutante d’un monde opulent perçu à l’extrême limite de sa visibilité.

À l’instar de celle de Bé nédicte Blondeau, la démarche artistique d’Awoiska van der Molen est indissociable d’une forme de quête existentielle et spirituelle dont l’enjeu serait la reconnexion avec le vivant et ses racines archaïques. Elle suppose l’activation d’une mise en condition particulière du corps et de l’esprit en amont de la prise de vue et du moment où les images sont réalisées. Dans cet état où l’instinct prime sur l’intellect, où l’artiste a conscience de s’inscrire dans un temps long, dans une concentration qu’aucune distraction ne saurait briser, la solitude apparaît comme une condition majeure : «  Mes images reflètent ce que je ressens en étant dehors pendant de longues périodes de temps dans

la solitude », confirme la photographe néerlandaise. « Prendre le temps dans le processus de création de mon œuvre est important pour accéder à des niveaux plus profonds de mon environnement. Quel que soit le point de départ personnel de mon travail, au final, j’espère que mes images toucheront les cordes d’une connaissance universelle, quelque chose logé dans notre corps, nos tripes, une intuition qui nous rappelle d’où nous venons, un souvenir de notre existence fondamentale. Dans notre monde précaire, cette connaissance corporelle peut être notre certitude inébranlable. »

Des mots que ne renierait sans doute pas Bénédicte Blondeau, du reste elle aussi habituée à mettre en scène des mondes actant une disparition de la figure humaine. Comme si ces dernières s’étaient laissées absorber par une noirceur originelle toujours plus dense, à ceci près que les deux artistes prennent soin de ménager une « voie de sortie » dans leurs images, qu’il s’agisse d’un éblouissement, de pulsations isolées ou d’un poudroiement plus diffus. La tentation de l’abstraction par la monochromie ainsi dé jouée, c’est le gris comme couleur de l’intelligence visuelle et de l’ambiguïté, décliné ici dans toutes ses nuances les plus subtiles, qui trouve à s’exprimer.

D’ÉTRANGES JARDINS

On ne saurait parler d’une métaphysique du gris sans é voquer l’œuvre et la personne de Bernard Plossu, pour qui le gris « est la seule et vraie couleur du temps en photographie  ». La salle qui lui est consacrée mêle des images en noir et blanc – ne devrait-on pas dire justement : « en gris » ? – faites en France et aux États-Unis dans les années 70, et des photographies en couleur plus récentes, prises à Hyères et sur les îles de Porquerolles et de PortCros. L’ensemble dénote un contraste marqué entre deux attitudes humaines face à la nature en général et aux arbres et aux plantes en particulier, ce monde végétal qui, faut-il le rappeler, nous précède de très loin dans l’échelle de la vie et nous survivra tout aussi largement. Le premier corpus en noir et blanc est issue de La nature prisonnière, ouvrage publié par Les Cahiers de l’Égaré dans lequel Bernard Plossu, accompagné du philosophe François Carrassan et de l’architecte Rudy Ricciotti, nous livrent leur «  témoignage écolo-visuel » d’un moment clé du xxe siècle. Nous sommes à la fin des Trente Glorieuses. Le photographe enchaîne alors les allers-retours entre la France et les États-Unis, où il s’est installé. D’un continent à l’autre, il voit la nature être tristement falsifiée et piteusement parodiée par des urbanistes zélés n’hésitant pas, au milieu du

béton coulant à flot, à planter des arbres fantoches pour se donner bonne conscience. « Dans les grandes villes, loin des havres de paix de la nature, ça sautait aux yeux que l’homme essayait de faire croire que tout allait bien dans le meilleur des décors possibles », se souvient l’auteur de So Long. « Et entre les arbres coincés sur les terrasses et ceux plantés pour faire « nature », tout cela sentait le faux.  » Suivant son instinct, Plossu sort dans les rues de Los Angeles ou de Paris avec son objectif de 50 mm et dénonce cette chosification de la vie végétale, cet assujettissement de la verdure à l’utopie moderniste qui, de « grands ensembles » en cités annonc ées « radieuses», aura tôt fait de virer au délire collectiviste et au cauchemar mal climatisé.

Ici, la « ville nouvelle » semble avoir dépossédé un arbuste de tout, y compris même de son ombre. Là, un arbre esseulé est coincé entre l’entrée d’une banque et un parcmètre, tel la promesse fallacieuse d’une nature à crédit. Sur une autre photo, de petites herbes jugées à tord mauvaises, «  arrivent malgré tout à sortir en éclatant le solide.  » Comme il y a loin des peuplades indiennes dont Plossu capturera l’aura dans ses miniatures du désert américain  ! Ces communautés qui vivaient dans un esprit d’humilité et d’harmonie avec une nature nourricière, ne soupçonnant pas que cette dernière serait un jour, à l’image de leur descendance, asservie, parquée, sacrifiée sur l’autel d’un prétendu progrès. À cette vision concentrationnaire du parc – appelé parfois « naturel », comble de l’hypocrisie –, Bernard Plossu oppose son attachement pour les jardins, notamment ceux du « Midi » méditerranéen, avec lequel le photographe installé depuis quelques dé cennies à La Ciotat entretient une longue histoire, puisque tout petit enfant, il vécu une année à Juan-les-Pins au cœur d’une nature côtière foisonnante et parfumée. Les tirages Fresson visibles dans l’exposition, avec leurs couleurs douces et texturées, sont comme les réminiscences photographiques de ce contact ludique et fondateur avec la flore. Les images célèbrent la sensualité et l’étonnante créativité de cette dernière lorsqu’elle est laissée libre de s’épanouir sur une terrasse ou dans un jardin. Le jardin qui demeure l’un des rares endroits où les deux mondes, végétal et humain, parviennent à coexister pacifiquement, dans une forme d’interaction bienveillante. Cette idée de jardin inséparable de l’éthique artistique de Bernard Plossu et qu’il emportera partout avec lui pour la cultiver, même là où les plantes se font plus rares – sa série mythique du Jardin de poussière.

Ce n’est pas d’un jardin mais bien d’un parc dont il question dans le travail pr ésenté par le photographe et architecte Nigel Baldacchino, et plus particulièrement du Jubilee Grove, un espace vert serti dans le maillage urbain proche de La Valette, la capitale de Malte. Lieu particulier de la culture maltaise, ce parc public a une histoire chargée, comme nous le rappelle l’artiste basé sur cet archipel au positionnement central et stratégique dans le bassin méditerranéen : « Dans les années 1930, à l’occasion du Jubilé d’argent, les Britanniques y ont planté une dense grille de pins, afin, selon les rumeurs, de couper court aux rassemblements d’insurgés près de la capitale. Avec le temps, et pour diverses raisons à travers les époques, ce bosquet s’est prêté à devenir un espace dans lequel les gens pouvaient se connecter à un côté d’euxmêmes qu’ils devaient dissimuler ailleurs. » Ainsi, la discrétion offerte par les entrelacs de verdure du Jubilee Grove servira d’abri pour les rencontres homosexuelles, stigmatisées par la tradition catholique longtemps dominante sur l’île. De nos jours, il s’y déroule encore une culture de drague masculine secr ète alors que le parc sert dans le même temps de refuge aux sans-abri, de lieu de convergence des nouveaux arrivants issus des flux migratoires, mais aussi de zone de consommation d’héroïne.

Que voit-on dans les images de Nigel Baldacchino ? Pas cette population très hétéroclite que le photographe connaît pourtant fort bien, puisqu’il a grandi à deux pas du parc, mais les arbres, justement, leurs formes étonnantes, tantôt tortueuses, tantôt entrelacées, et qui rappellent les trajectoires sinueuses des personnes que l’on peut y croiser, «  constamment en train de casser, de guérir, et sur leurs gardes.  » De manière sensible et intelligente, les photos épousent cette dimension secrète et clandestine des arborescences de la pinède, qui dissimulent à la vue davantage qu’elles ne montrent. Aux rideaux d’arbres viennent parfois s’ajouter un voile de brume qui trouble encore plus notre perception de l’endroit, accentuant la charge d’imaginaire de ce dernier. Il y a une humilité profondément émouvante dans la démarche de Nigel Baldacchino, qui élude toute représentation explicite et sensationnaliste au profit d’une approche calme, évocatrice, et choisit d’assumer le caractère partiel et lacunaire de son regard : «  J’aime l’idée de décrire quelque chose et d’échouer, comme un faible éclair de lumière sur un objet énorme. Aucune des vérités que j’ai rencontrées n’a été « complète », d’une certaine manière, et c’est aussi à cela que sert la poésie. »

Nigel Baldacchino, Pinetu, 2021-2023

La photographie n’interpelle et n’émeut jamais autant que lorsqu’elle est le lieu d’un doute. En cohérence avec la façon dont il interroge les limites du regard photographique, Baldacchino, qui travaille aussi en qualité de designer d’exposition, joue sur la matérialité de ses images (aux formats très variés) en les imprimant sur des feuilles de papier awagami. Il les tend ensuite verticalement à l’aide de structures en bois qu’il a lui-même conçues, celles-ci dessinant des plans dans l’espace. Pinetu, l’installation imaginée pour la petite salle du musée, invite donc le visiteur à une déambulation entre différents degrés de transparence ou d’opacité des photographies, différents niveaux de tension entre la profondeur et la surface, recréant symboliquement le contexte envoûtant, stratifié et multidimensionnel du Jubilee Groove.

CE MOMENT OÙ LE REGARD S’OUVRE

L’exposition au musée des Beaux-Arts a toujours été un lieu où se cultive, se dé fend et se précise une certaine idée de la photographie. « those eye, these eyes, they fade » ne déroge pas à la règle et dans la continuité de « Sous influence » (2022), « Ce noir tout autour qui paraît nous cerner » (2020) ou « Attraction(s) – L’étreinte du tourbillon » (2018), ce temps fort de la BPM peut aussi s’envisager comme un manifeste artistique mettant en exergue le fait que photographier ne se limite pas à une production d’images éloquentes, mais dénote une attitude singulière face à la vie, une manière poétique d’habiter le monde, une éthique sensible du geste créateur.

Pour tenter de définir ce champs d’exploration, commençons par dire tout ce qu’il n’est pas et rejette : une esthétique photographique tape-àl’œil, bavarde, qui chercherait à être édifiante ou aurait la pré tention de l’exhaustivité. Une esthétique ivre de sa technicité, aveugle de son ambition de tout nous montrer, de tout nous raconter. Des photographies à la littéralité obscène, dénuée de hors-champ et de profondeur, et qu’un battement de cil, en définitive, suffirait à consumer.

Tout le contraire, en somme, des poèmes visuels à combustion lente proposés par le photographe américain Raymond Meeks dans sa série inédite, jamais exposée auparavant, Erasure, After Nature, réalisée à la chambre dans le désert californien, au début de l’année 2024. Dans des nuances de gris chaudes et douces qui glissent discrètement vers la couleur, celui que l’on connaît autant pour le soin extrême avec lequel il réalise lui-même ses tirages que pour sa pratique artisanale du livre d’artiste, photographie les rebuts laissés par le monde industriel dans ces endroits reculés et, penserait-on, immaculés, que sont les grandes plaines désertiques de l’Ouest américain. Fragments de structures dont on ne sait à quoi elles ont servi, débris en tout genre dont on ne peut déterminer la constitution, les images é voquent ces cimetières où, sur la plupart des tombes, on ne peut plus lire les noms effacés. Elles évoquent aussi ces zones de crash que tout un chacun a déjà vu sur un écran de télévision, à cela près que sur ces mesas arides arpentées par Meeks, ce ne sont pas des aéronefs qui se sont désintégrés, mais bien les rêves d’abondance et d’invincibilité de nos société s ultraproductivistes. Simple et modeste dans son approche – un homme marche dans le désert et photographie les ruines du capitalisme –, minimaliste par son format et sa grammaire visuelle réduite à l’essentiel – des lignes, des points, des plans –, ce travail nous touche par son dépouillement. L’artiste semble aller directement vers l’abstraction, sans essayer, par un discours surplombant ou didactique, de nous montrer les tenants et les aboutissants de sa démarche. Il est simplement là, avec nous, dans ce moment où le regard s’ouvre et s’égaie devant la beauté incongrue de ces quelques traces humaines essaimées dans l’immensité du paysage.

Dans sa Conférence sur rien qu’il prononce à l’Artist’s Club de New York en 1949, le compositeur américain John Cage – autre grand poète de la soustraction – a ces mots : « La structure sans la vie est morte. Mais la vie sans la structure est invisible. » La force du regard de Raymond Meeks réside dans le

Raymond Meeks, Erasure, After Nature, 2024

fait qu’il parvient, avec les variables d’ajustement très basiques de la photo – le cadre, la composition, l’exposition – à ordonner le chaos de la vie, à lui donner une forme intelligible et poétiquement recevable, à le délester de ce qui l’encombre pour qu’il puisse nous livrer quelque chose de son essence, mystérieuse ou non. La réunion des lignes, textures et volumes géométriques figurés par les vestiges découverts et contemplés par Meeks constituent, comme dans certaines toiles de Joan Miró ou études de Vassily Kandinsky –voir la troublante similitude entre des images de la série Erasure, After Nature et, par exemple, Dessin pour Point et ligne sur plan (1925), de ce dernier – une sorte de musicalité, comme si le photographe avait composé une partition sur la base de ces éléments graphiques très ténus.

Bien sûr, l’obtention de ces images qui vibrent littéralement devant nos yeux et convoquent le proche et le lointain, le présent et le passé, ne peut se faire qu’à l’issue d’une tentative d’imprégnation du photographe dans le lieu dont il décide de questionner la mémoire : «  Je ne suis pas un photographe prolifique  », explique le natif de Colombus, Ohio. «  Je n’ai pas toujours d’appareil photo sur moi. Je passe plus de temps sans, en partie parce que dès que j’ai un appareil photo, la chose qui m’intéresse m’échappe – je ne la vois pas. Je dois d’abord la vivre sans appareil photo, puis j’espère que quand je retournerai sur les lieux de son apparition, j’arriverai à capturer ce qui m’a attiré vers elle la première fois. Je suis vraiment lent à organiser visuellement et à comprendre les choses, donc je dois d’abord vivre et ressentir ces choses avant de pouvoir les photographier. »

Une manière réjouissante de faire une place à la lenteur, à la contingence, voire même à la notion d’échec (ces photos dites « ratées » si chères à un Bernard Plossu, et qui comptent parmi les plus réussies de son œuvre) dans l’expé rience photographique, à l’image de ce dont témoignent aussi Nigel Baldacchino, Bénédicte Blondeau ou Awoiska van der Molen lorsqu’ils nous parlent de ce long et complexe processus qu’on ne saurait réduire à un simple clignement d’œil ou à une pression du doigt sur le déclencheur.

THOSE EYES – THESE EYES – THEY FADE

Bénédicte Blondeau, Nigel Baldacchino, Bernard Plossu, Raymond Meeks, Awoiska van der Molen

Commissariat d’exposition : Anne Immelé

Musée des Beaux-Arts de Mulhouse, du 13 septembre 2024 au 5 janvier 2025

Bernard Plossu, Los Angeles, 1974
Raymond Meeks, Erasure, After Nature, 2024

C’EST L’HEURE DU SOULÈVEMENT

Entretien avec Emmanuelle Walter, responsable de la programmation photo à la Filature — Par Clément Willer

Comment pourrait-on traduire et expliquer le titre de l’exposition, Oro Verde ?

« Oro Verde » (or vert) est le nom que donnent les mexicains au marché de l’avocat – le Mexique é tant le premier exportateur mondial d’avocats, ce marché est une véritable manne financi è re pour le pays... C’est une expression qu’ont repris les deux artistes de Ritual Inhabitual, Florencia Grisanti et Tito González García, pour le titre de leur corpus qui est pr é sent é à la Filature. L’exposition en elle-même n’est pas centrée sur la culture de l’avocat au Mexique, mais sur la façon dont la ville de Cher á n s’est insurg é e en 2011

pour l’interdire sur ses terres, c’est- à-dire pour chasser les narcotrafiquants qui les exploitaient de façon illégale. La population s’est soulevée, pour bloquer l’acc è s aux exploitations, pour faire en sorte que les dirigeants locaux n’attribuent plus de terres aux organisations criminelles et pour reprendre possession de ces terres et les exploiter à leur fa ç on. De 2007 à 2011, les for ê ts et les terres ont été saccagées par les narcotrafiquants qui sont entrés une première fois dans la ville en 2007, ont commenc é par abattre les arbres pour exploiter le bois, puis ont brûlé ce qui restait, et sur ces terres calcinées ont planté des avocatiers.

Ritual Inhabitual (Florencia Grisanti et Tito González García), Oro Verde

Cette monoculture ass é chait les terres, l’avocat demandant énormément d’eau. Et des essences qui étaient au pré alable exploitées par les habitants de Cher á n eux-m ê mes avaient é t é é radiqu é es : dans ces forêts de moyenne montagne on trouvait des pins, des tilleuls, des chênes... Sachant que les P’urhépechas de Cherán ont un rapport à la nature qui est sacré, un rapport je ne dirais pas animiste mais quand même très intime à cette nature, voir ces forêts saccagées, et par là même un de leurs rituels les plus importants menacé, a eu un impact déterminant sur la communauté.

Est-ce que c’est pour rendre compte de ce rapport sacr é à la terre que Ritual Inhabitual a choisi d’adopter une d é marche dite « mythodocumentaire » ?

Ritual Inhabitual est un collectif qui a été fondé par Florencia Grisanti et Tito González García, deux artistes d’origine chilienne qui vivent en France aujourd’hui. C’est un duo mais qui se revendique collectif, parce que pour chaque projet ils travaillent avec les communautés et en particulier avec les artistes locaux des lieux qu’ils visitent. Ils partent toujours d’un rituel qu’ils d é couvrent au gr é de lectures ou de rencontres qu’ils font avec des scientifiques. Dans le cas du projet, « Oro Verde », c’est au musée de l’Homme à Paris qu’ils ont rencontré un jeune anthropologue mexicain qui travaille sur un rituel qu’on appelle « la descente des porteurs de ruches », à Cher án au Mexique. C’est ainsi qu’ils d é couvrent ce rituel, qui sera le point de départ d’« Oro Verde ». Leurs travaux prennent toujours appui sur des rituels traditionnels dans lesquels s’inscrivent par syncrétisme des f ê tes, chr é tiennes par exemple, arrivées beaucoup plus tard dans ces communautés. Ces rituels portent en eux beaucoup d’é l é ments historiques, religieux, é conomiques, politiques. Partant de cette dimension rituelle, il s’agit alors pour les artistes de documenter plus largement la vie sociale d’une communaut é . Bien s û r, à Cher á n, cela a suppos é aussi de se tourner vers cette insurrection, ce soulèvement de 2011 qui a été déterminant dans l’organisation de la vie politique de la ville.

Plus largement, comment est-ce que cette exposition résonne avec la volonté de la Biennale de la photographie de Mulhouse de prêter attention aux possibles malgré tout, à l’è re de l’anthropocène ?

Tout le travail de Ritual Inhabitual est d’aller au contact de populations qui trouvent des moyens de coexister avec leur environnement naturel, de le pr é server, de le prot é ger, et de maintenir

le lien sacr é qu’ils ont à la nature. Pour cela, certaines communautés doivent lutter et opérer une résilience, comme les Mexicains de Cher á n l’ont fait en 2011. Ils ont mené une lutte contre l’exploitation outrancière et dévastatrice de leurs forêts par les narcotrafiquants. Les luttes peuvent être conscientisées par des choses qui émergent en songe ou dans des rituels, par des formes de transes collectives qui réveillent ce lien intime à la nature. À Cherán, l’insurrection a eu lieu à l’initiative d’un groupe de femmes qui a voulu stopper les violences criminelles et a porté le message suivant auprès de toute la communauté : « Maintenant, ça suffit, c’est l’heure du soulèvement. » Après quoi elles ont fait barrage à la circulation des narco-bûcherons et toute la population s’est mobilisée, s’est armée et a fait fuir la police et le maire corrompus. Les P’urhépechas de Cher á n se sont réapproprié leurs espaces de vie et ont réfléchi à la création d’un gouvernement autonome, inspiré des us et coutumes locaux. Le travail des artistes Florencia Grisanti et Tito González García, accompagnés du commissaire Sergio Valenzuela Escobedo, me semblait parfaitement rejoindre les problématiques soulevées par la BPM en ce sens où, en leurs images, se joue toujours la place qu’ils font à l’autre et, en leurs récits, l’expérience d’une certaine force d’être ensemble et d’une puissance d’agir sur l’ordre du monde.

ORO VERDE

exposition du collectif Ritual Inhabitual à la Filature de Mulhouse jusqu’au 15 septembre 2024

Ritual Inhabitual, Oro Verde

MAC ET BIENNALE, 10 ANS DE COLLABORATION NOMADE ET FIDÈLE

L’association Mulhouse Art Contemporain s’inscrit dans le sillage de la Biennale de la photographie de Mulhouse depuis ses débuts. Interview de son président, Dominique Bannwarth.

Michel François, VOLVER, 120 × 180 cm, Production MAC pour la BPM 2013

Mulhouse Art contemporain, MAC, participera à l’édition 2024 de la Biennale de la photographie de Mulhouse. Vous fêtez dix ans de travail commun ?

En effet, nous avons travaillé ensemble une première fois en 2013, autour du photographe Michel François, qui était exposé dans le cadre de la première édition de la BPM. Nous avons tiré 900 exemplaires de l’affiche Volver qui ont été mis à disposition du public au musée des Beaux-Arts de Mulhouse, organisant ainsi la dissémination de l’œuvre.

Nos objectifs et ceux de la BPM se rejoignent, la photographie fait partie du champ de l’art contemporain qui nous occupe à MAC. La collaboration avec la BPM est particulièrement intéressante pour nous, Anne Immelé, la directrice artistique, a positionné le festival à la fois sur une sélection pointue d’artistes et sur la découverte de photographes émergents. Par exemple, nous avons coproduit une exposition de Sylvain Couzinet-Jacques à la galerie Hors-Champs en 2014. L’installation créée en résidence à Mulhouse a ensuite été présentée dans le cadre d’Officielle, la foire off de la FIAC à Paris. Un autre critère important pour moi est l’occupation de l’espace public et de lieux qui ne sont pas destinés à accueillir des expositions, ce qui rejoint l’objectif de l’association de toucher un large public.

Quel est votre rôle dans la biennale 24 ?

Cette année, nous travaillons avec la commissaire d’exposition Sonia Voss, qui a par exemple organisé l’exposition du prix découverte Louis Roederer à Arles en 2021, et participe à Paris Photo au Grand Palais à la fin de l’année. Elle a formulé une proposition dans le cadre de la Saison de la Lituanie en France, avec l’artiste Andrej Polukord. Il n’est pas uniquement photographe mais aussi plasticien et vidéaste. Dans le cadre de la production de son exposition, nous l’avons accueilli à Mulhouse et je l’ai accompagné dans les Vosges, pour lui permettre de découvrir les arbres locaux avec lesquels il va travailler. Il projette d’exposer ses œuvres, des photos dont il est le sujet, prises au sommet d’arbres dénudés, sur des piédestaux. Il souhaite les faire fabriquer avec du bois local, ce dont nous allons nous charger avec l’association. L’œuvre sera exposée dans la chapelle Saint-Jean où sera aussi produite l’artiste française Léa Habourdin.

Quels sont vos modes d’intervention ?

L’objectif de l’association, qui existe depuis de nombreuses années, est d’imaginer des actions libres. Nous ne montons pas forcément des expositions, mais nous intervenons sur de l’aide à la création, l’accueil de résidences d’artistes et des collaborations avec d’autres structures, comme le festival de musique Météo de Mulhouse. Nous menons aussi des actions de médiation, un autre volet important de l’association. Nous avons par exemple mis en place un parcours de découverte de l’art contemporain dans la ville à l’occasion des Journées européennes de l’architecture et accompagné l’édition d’un guide sur le sujet.

Quelles résidences d’artistes avez-vous organisées ?

Nous avons organisé l’accueil en résidence du photographe Christophe Bourguedieu, invité lors de la Biennale de 2020. Nous avons également coproduit des photos réalisées dans le cadre de la résidence d’octobre 2015 du photographe Vincent Delbrouck. Dans le cadre de nos actions de médiation sur le thème de la photographie, j’ai animé une table-ronde à l’occasion des dix ans de la BPM. Nous avons aussi organisé une journée de rencontres sur l’édition photo.

Comment fonctionnez-vous ?

Nous sommes une petite poignée de passionnés. Une année sur deux, nous contribuons à Mulhouse 00, qui est organisé en alternance avec la BPM. Cela nous permet de faire des propositions, comme Spaced Out, une installation immersive en réalité virtuelle de l’artiste Pyaré, à la piscine de l’Illberg, en 2023. Nous l’avons présentée à Mulhouse, après Sundance et avant sa sélection aux Olympiades culturelles ! C’est le genre d’état d’esprit qui nous correspond : présenter de l’art contemporain hors des lieux dédiés, sur un mode nomade, itinérant, réactif. C’est ce qui nous anime et que nous retrouvons dans l’esprit de la BPM. Et comme la photographie n’est jamais loin, nous travaillons à la future édition d’un livre de photos de Jean-Claude Figenwald sur sa vie de photographe.

Vincent Delbrouck, résidence à Mulhouse, 2015

PAR LES BORDS

Entretien avec Sonia Voss — Par Clément Willer

L’exposition « Monuments et Immortelles », sous le commissariat de Sonia Voss, est présentée à la chapelle Saint-Jean à Mulhouse, lieu singulier qui est comme un repli dans le temps ordinaire. Investissant ce lieu-sanctuaire, les œuvres d’Andrej Polukord et de Léa Habourdin nous engagent à prêter attention aux menaces qui pèsent sur les étendues sauvages lituaniennes.

Comment vous est venue l’idée de cette exposition, « Monuments et Immortelles », qui associe les regards des photographes Andrej Polukord et Léa Habourdin sur les dunes de Nida et les forêts de Lituanie ?

D’un côté, l’idée est partie d’une carte blanche que m’a donnée Anne Immelé pour une exposition au sein de la Biennale de la photographie de Mulhouse (BPM). J’avais eu le plaisir, au cours des éditions précédentes, de découvrir la chapelle Saint-Jean, un lieu que je trouve très intéressant et riche en possibilités scénographiques. De l’autre côté a lieu cette année la Saison de la Lituanie en

France, organisée par l’Institut français et l’Institut culturel lituanien, ce qui signifie que de nombreux artistes lituaniens seront invités à présenter leurs travaux en France à l’automne. J’ai eu l’idée de combiner ces deux actualités et de réfléchir pour la BPM à quelque chose qui tournerait autour de la Lituanie. Par ailleurs, le thème de cette édition de la Biennale, « Mondes impossibles », résonne avec les travaux de certains artistes que je suis attentivement. Assez rapidement, j’ai pensé à faire se rencontrer Andrej Polukord et Léa Habourdin, deux photographes qui sont concernés par les questions environnementales et qui l’expriment, non pas de façon littérale, mais à travers la création de formes sensibles et des savoir-faire très personnels.

Vous avez évoqué la chapelle Saint-Jean de Mulhouse : les chapelles, les lieux saints, sont par définition des lieux en retrait du monde, propices à la rencontre avec les images. Comment les œuvres présentées dans « Monuments et Immortelles » s’inscrivent-elles dans l’atmosphère singulière, spirituelle de ce lieu ?

Les œuvres des deux artistes, très différentes, s’inscrivent chacune à leur manière dans ce lieu. Andrej Polukord réfléchit au devenir des forêts en Lituanie, qui sont menacées par le braconnage et la déforestation massive. Dans un esprit à la frontière de la performance et de la photographie, il se juche sur des troncs d’arbres victimes de la déforestation et se fait photographier dans ces positions précaires. Les images obtenues sont celles d’une forêt sacrifiée pour l’élévation de l’homme, qui se voit en héros dominant le reste du monde. Cette série, Wood Statues , est très ironique, caustique même. Au sein de la chapelle, elle entre en dialogue de manière curieuse avec les nombreuses stèles en pierre dressées contre les murs, figurant des personnages importants du passé, dont plus personne ne se souvient. Quant à Léa Habourdin, elle s’intéresse depuis longtemps à l’existence à la fois ancienne et fragile des arbres et des plantes, ainsi qu’à la disparition progressive de la flore au sein des différents environnements qu’elle explore. Dans l’œuvre qu’elle présente à la chapelle SaintJean, inspirée d’une résidence à Nida, on percevra des réminiscences des fresques. [Dans la chapelle, un ensemble de fresques réalisées vers 1520 par l’atelier bâlois de Hans Herbster raconte la vie de Saint JeanBaptiste et la Passion du Christ.] Mais au-delà de ces échos formels, la chapelle donne une résonance particulière à la nécessité de sanctuariser la nature, de la protéger, qui affleure dans les œuvres d’Andrej Polukord et de Léa Habourdin.

Léa Habourdin, série Ce que le vent nous fait, 2023

À propos du rapport à la nature qui se tisse dans l’exposition, j’ai eu l’impression que deux formes de temporalité se confrontaient : une approche du temps monumentale, héroïque, désastreuse sous bien des aspects, comme le montre Andrej Polukord, et une approche du temps supposant de consentir à l’éphémère, à la disparition, à «  ce que le vent nous fait », dirait Léa Habourdin, porteuse d’un espoir secret.

C’est très juste. D’une part, Andrej Polukord met en scène un homme hiératique, figé et incapable de voir les changements qu’il doit faire advenir. De l’autre, Léa Habourdin travaille souvent avec des pigments non fixés, qui tendent à disparaître à la lumière naturelle : elle a créé des œuvres magnifiques dans ce sens. Cette fois, elle a travaillé à partir des dunes de Nida, un site naturel d’exception situé sur l’isthme de Courlande, en Lituanie, où se trouvent des dunes merveilleuses et hélas menacées. Des écologues et des botanistes œuvrent à leur préservation, ainsi qu’à celle de la flore locale. Léa Habourdin a rencontré ces scientifiques, elle s’est entretenue avec eux à propos des notions de dune vivante, de dune morte, de dune qui se déplace. Le déplacement des dunes, tout comme les phénomènes de montée des eaux, sont imperceptibles pour nous, mais pourtant bien réels.

En ce sens, peut-on dire qu’il existe une pertinence particulière de la photographie pour saisir quelque chose de ces phénomènes imperceptibles liés à notre situation écologique critique ? Chez Léa Habourdin, il semble qu’il soit question d’accéder par la photographie à une manière nouvelle de percevoir le temps et les phénomènes les plus imperceptibles qui s’y trament.

On dit communément que la photographie fixe la trace de ce qui va disparaître, tandis que Léa Habourdin travaille sur la disparition de la trace photographique elle-même, en cherchant à accompagner ce mouvement inéluctable des choses vers leur effacement. Le procédé utilisé dans la pièce présentée à la chapelle Saint-Jean n’est pas un procédé d’impression photographique à partir de pigments non fixés, comme celui auquel elle a pu recourir pour d’autres pièces, mais un procédé sérigraphique, sur des pans de tissu teints. La pièce est en cours de réalisation, mais je crois qu’elle évoquera, notamment par la couleur, le caractère mouvant, l’instabilité, l’insaisissabilité du monde. Léa Habourdin nous amène à nous rendre compte que nous ne pouvons vraiment fixer une image définitive des choses et de la nature, mais seulement nous approcher de leurs vibrations.

Est-ce une découverte ou une rencontre en particulier qui vous a donné envie de monter cette exposition ? Si oui, peut-être pourriez-vous nous en raconter l’histoire ?

Je me souviens, entre autres, de ma rencontre avec Andrej Polukord, qui est une personnalité assez intrigante, parce qu’il déjoue l’attente qu’on peut avoir d’un artiste. Il va par exemple endosser le rôle d’un homme d’affaires, en costume. C’est assez déstabilisant de ne pas être face à la posture attendue de l’artiste qui dénonce les dérives de la société. J’aime cette confusion qu’il entretient : il évite une approche trop « politiquement correcte », trop pédagogique des enjeux environnementaux, sans pour autant nier leur gravité. Pour la petite histoire, il est très doué pour grimper aux arbres. Depuis qu’il est enfant, dès qu’il voit un arbre, il grimpe dessus et il a d’ailleurs donné une nouvelle preuve de son habileté dans les forêts mulhousiennes, où l’ont introduit Dominique Bannwarth et Edgard Nehlig. Son approche, comme celle de Léa Habourdin, est très originale, elle ne peut se réduire à un discours politique. Je pense que les œuvres les plus intéressantes sont toujours politiques, mais elles le sont « par les bords », leur sens nous atteint de façon inattendue, lentement, ou au contraire par surprise.

Andrej Polukord, série Wood Statues, 2020 - en cours

ICI ET AU-DELÀ

Moment fort et grande nouveauté de cette sixième édition de la BPM, l’exposition

collective « PEP : (Im)possible worlds » réunit dans un lieu emblématique de la ville une quarantaine d’artistes internationaux pour un passionnant état des lieux de la photographie contemporaine à l’ère de l’anthropocène.

Toute personne qui se rend à Mulhouse pour la première fois ne peut manquer de remarquer son bâtiment le plus iconique : la Tour de l’Europe, ce gratte-ciel en béton armé qui s’élève majestueusement en plein cœur de la ville. Sa forme triangulaire rappelant son positionnement géographique à la jonction de trois pays européens – Allemagne, France, Suisse. Son allure à pans concaves coiffés d’une soucoupe volante que l’on croirait tout droit sortie d’un film de sciencefiction ou d’un dessin animé japonais – qui a dit Goldorak  ? Il faut dire que cet édifice de cent mètres de haut, imaginé par l’architecte François Spoerry, est symptomatique des ambitions un brin mégalomanes d’une époque désormais révolue, où il s’agissait de se projeter vers un futur sacrifiant le confort humain et l’intégrité de la nature sur l’autel du productivisme galopant. D’une certaine manière, avec son restaurant panoramique tournant en forme d’ovni, dont le mécanisme d’entraînement est depuis longtemps tombé en désuétude, ce monument en mal de réparation mais à la silhouette attachante symbolise la fin d’une ère et fait figure de vestige du capitalisme.

Quoi de plus naturel alors que de retrouver cette année, au 14e des 31 étages que compte la Tour de l’Europe, dans un des 180 appartements qu’elle abrite, un nouveau lieu d’exposition, la KunsTURM, espace entièrement repensé pour accueillir l’exposition collective « PEP : (Im) possible worlds », où il est justement question de prendre acte de la fin d’un monde devenu impossible, et de regarder en direction de ceux – espérons-les moins belliqueux – qui arrivent à sa suite.

Tamas Cseke, Lili in rehearsal

L’exposition est l’émanation d’une initiative initiée par la photographe et commissaire Bénédicte Blondeau, le PEP (pour Photographic Exploration Project) qui vise à rassembler une multiplicité d’écritures photographiques émergentes autour de thématiques très contemporaines. L’aspect collectif de l’ensemble se double d’une identité itinérante et internationale. Ainsi, sous l’égide du PEP, des expositions se sont notamment tenues dans différentes galeries et festivals à Berlin, Lisbonne, Bruxelles, et désormais à Mulhouse, donc, à l’occasion de la biennale.

Pour cette dernière, un open call a été conjointement lancé par la BPM et le Photographic Exploration Project, conviant les artistes à partager leurs visions de notre époque post-industrielle et des défis auxquels nous devrons faire face, en regard d’une nature exténuée par deux siècles et demi d’exploitation par l’homme. Sur les 4 000 artistes ayant répondu à l’appel, un jury présidé par Anne Immelé et Bénédicte Blondeau en a retenu 42, pour un corpus éclectique totalisant une cinquantaine de photographies réparties sur les murs des huit espaces qui composent la KunsTURM.

Le couloir par lequel pénètrent les visiteurs est constellé de tirages en lien avec le cosmos, les mondes extraterrestres et l’utopie de projections futuristes, à l’image des Future Tales (« contes futuristes ») de Karolina Maria Dudek, artiste polonaise basée à Londres. Elle imagine un avenir apocalyptique dans lequel toute forme de vie, y compris la nôtre, aurait été annihilée par une intelligence artificielle. Dans cette inquiétante anticipation, l’artiste met en scène, par l’usage du photomontage, de fausses reliques du passé, telle cette image au noir et blanc soigné montrant l’implant d’un microprocesseur dans un fragment de roche brute, la puce de silicium faisant office de fossile d’une civilisation humaine disparue ou, tout du moins, de hiéroglyphe indéchiffrable pour quelque intelligence non humaine qui n’aurait jamais eu connaissance de notre présence sur Terre.

La salle de séjour de l’appartement se prête à un accrochage mêlant travaux qui réfléchissent à la relation que les êtres humains entretiennent avec les animaux et les espèces végétales, et propositions traitant d’un sujet abordé de façon transversale par différentes expositions de la biennale cette année : l’exploitation minière, les nombreux dommages infligés à la planète par la folie extractiviste des sociétés occidentales. Entre autres univers, le public pourra découvrir celui de l’artiste et cinéaste

Vincent Jondeau à travers une image issue de sa série Verschwinden – littéralement : « disparaître ». Celle-ci montre une plante dont les palmes argentées semblent émerger de la pénombre. Comme dévitalisées, les couleurs reflètent la corruption de l’environnement dans lequel elle se meurt. Cette image à la fois simple, forte et édifiante, reprise en couverture du présent horssérie, traduit bien cette menace d’extinction de nombreuses espèces dans les écosystèmes fragilisés de l’anthropocène. Une inquiétude voisine traverse les photographies de Yann Haeberlin, qui se penchent sur des espèces végétales qualifiées d’invasives par celles et ceux qui tentent par tous les moyens de les éradiquer. Une condamnation hâtive quand on sait que certaines de ces essences ont la capacité d’absorber les rejets toxiques émis par nos modes d’existence carbonés. Réparer nos liens abîmés avec le vivant apparaît du reste comme une urgence palpable dans le geste capté par Aurélie Scouarnec dans les locaux d’un centre de soins venant en aide à la faune sauvage malade ou blessée : des mains gantées de blanc recouvrent les yeux d’une bête en même temps qu’elles semblent soulager sa souffrance. La démarche documentaire de la photographe explore la complexité des rapports entre l’humain et le non-humain, dans une attention toute particulière accordée aux lumières, aux sensations, aux rituels parfois émouvants nés de ce face-à-face avec l’altérité animale.

L’extractivisme est une problématique majeure du xxi e siècle. Le sujet est traité de manière sensible et originale par des artistes tels que Maximiliano Tineo ou Lisa Mazenaueur. Le premier a dressé un parallèle photographique entre l’exploitation de la « Montagne d’argent » de Potosí, en Bolivie, et celle du lithium sur un triangle étendu à l’Argentine et au Chili voisins. La seconde, avec sa série Swiss Gold Entropy, se plonge dans les archives de son grand-père, engagé dans un projet trouble de ruée vers l’or, qu’on disait présent en quantité dans le sol de l’ancienne République du Zaïre, aujourd’hui République démocratique du Congo. L’histoire personnelle devient symptomatique de la perversité de tout un système, quand le tant convoité minerai subtilisé à la terre africaine se retrouve stocké en Suisse et marchandé par certains de ses ressortissants les moins scrupuleux, à qui, bien sûr, il profite. Chez Mazenauer comme chez Tineo, la photographie est là pour retisser le fil décousu d’une réalité historique et géopolitique que d’aucuns auraient des intérêts à garder secrète, tout en s’imposant comme le lieu d’élaboration d’un langage visuel subtil, aux potentialités expressives jamais épuisées.

Si la suite du parcours dans ce studio d’habitation reconverti de façon ludique en galerie d’art réservera aux festivaliers quelques surprises – la salle de bain et la cuisine, à cet égard, ne seront pas à escamoter –, une autre partie importante de « PEP : (Im)possible worlds » se déclinera en agencements d’images porteuses d’une charge autofictionnelle, mémorielle, voire existentielle, manifeste. Le mystère et l’envoûtement d’une représentation du monde élémentaire, viscérale et cosmique chez l’Italien Stefano Parrini. La photographie existentialiste et littéraire – on pense à Milan Kundera autant qu’à Patrick Modiano –

du Transylvanien Tamas Cseke, qui cadre en très gros plan une mystérieuse jeune femme pour tenter d’en deviner les pensées, les rêves, les intentions – à moins qu’il ne s’agisse tout bonnement d’en saisir l’âme. Sediments, le travail de la photographe américaine Helen Jones, cherche quant à lui à mettre en évidence, dans une pratique diariste et quotidienne du médium, les traces que nos vies déposent imperceptiblement à la surface du monde. Cette écume des jours, ces reliques fragiles du bonheur, ne semblent accessibles que dans une attention patiente et soutenue à la vie, comme en témoigne la grande beauté des mots de celle qui a

Polly White, O’r Afon

vécu de nombreuses années au contact de la nature rigoureuse et sauvage de l’Oregon : «  Comme les images du début de la période industrielle, lorsque nous avons commencé à prendre des habitudes qui allaient changer radicalement le climat, mes images sont faites lentement », confie-t-elle. « Les photographies peuvent nous sembler instantanées, un moment arraché à la rivière du temps, mais ce sont des rayons de lumière qui doivent s’accumuler sur des cristaux d’argent. J’aime les endroits où ce processus temporel devient visible - la forme brumeuse d’un feuillage qui se balance, insaisissable dans le vent, comme une eau-forte dont les détails disparaissent. »

Avec As Dusk Crawls (« Alors que le crépuscule s’installe »), de la Britannique Polly White, le récit de soi bouleverse une nouvelle fois en croisant des préoccupations écologiques. Dans une nature morte somptueuse qui met en scène de jeunes mains soulevant les deux parties d’un crâne de cheval, des souvenirs et sensations propres à l’artiste sont réactivés : l’enfance à la campagne, le rapport harmonieux à la faune et à la flore, mais aussi le déclin, en quelques années, de ce paysage séminal, vidé peu à peu de sa substance par les excès de l’agriculture intensive. Cette vision saisissante, à l’image de toutes les autres qui ont été choisies, mises en résonance puis agencées par Bénédicte Blondeau et Anne Immelé à la faveur d’un accrochage fluide et cohérent, renferme une véritable justesse des émotions. Elle peut s’envisager comme un trait d’union évocateur entre toutes ces choses dont nous pouvons encore nous porter garants dans un « ici et maintenant » du monde – le souhait, par exemple, d’une coexistence plus harmonieuse et douce avec le vivant – et cet « au-delà » de l’espace et du temps dans lequel la photographie nous permet, comme par magie, de nous immerger.

PEP : (IM)POSSIBLE WORLDS

Jury et commissaires PEP × BPM : Bénédicte Blondeau, Anne Immelé, Svenja Lüdemann, Mark Lüdemann

English translation here

Artistes sélectionné·es : Guillaume Amat, Filippo Barbero, Ole Brodersen, Matthew Bruce, Panos Charalampidis et Mary Chairetaki, Odysseas Chloridis, Tamas Cseke, Mauro Curti, Karolina Dudek, Daniel L. Fleitas, Yingying Gao, Uta Genilke, Robin Germany, Yann Haeberlin, Alix Haefner, Vincent Jondeau, Helen Jones, Ina Königs, Cinzia Laliscia, Felix Lampe, Lisa Mazenauer, Kim Llerena, Julien Mauve, Giaime Meloni, Maria Oliveira, Stefano Parrini, Pedro Rodrigues, Paula Pedrosa, Jason Pinckard, Paula Punkstina, Martha Roschmann, Aurélie Scouarnec, Fiona Segadães Da Silva, Katya Selezneva, Ashutosh Shaktan, Marten Slothouwer, Maximiliano Tineo, Diana Tishchenko, Marinos Tsagkarakis, Armelle Tulunda, Valentin Joseph Valette, Alkistis Voutsara, Polly White

LA KunsTURM, Tour de l’Europe (14e étage), Mulhouse Du 14 septembre au 13 octobre 2024

Aurélie Scouarnec, Feræ, 2020 - 2022

DES MONDES SILENCIEUX

Avec son enquête photographique intitulée

« Big Fish », Laurence Kubski remonte la chaîne du commerce des poissons d’aquarium, de leur capture dans les eaux asiatiques jusqu’au bocal des aquariophiles européens.

« J’ai toujours été intriguée par les aquariums : des mondes marins fictifs créés par l’homme et contenus dans des machines de mise en scène complexes, comme des dioramas vivants ou des cabinets de curiosités.

Après des recherches approfondies, j’ai commencé à rendre visite à des passionnés qui consacrent énormément de temps, d’efforts et d’argent à la création d’écosystèmes très spécifiques dans leur maison. J’ai réussi à retracer chaque acteur de l’industrie, des magasins locaux aux plus grands grossistes mondiaux, en passant par les vétérinaires qui contrôlent les importations à la frontière, jusqu’aux pêcheurs d’Indonésie, le plus grand pays exportateur.

J’ai rencontré un couple d’éleveurs d’hippocampes qui n’ont pas pris un seul jour de congé en quatorze ans parce que leurs protégés doivent être nourris quatre fois par jour. J’ai nagé avec un propriétaire de ferme corallienne qui développe des techniques pour élever les invertébrés ex situ. J’ai navigué avec des pêcheurs indonésiens et assisté au tri de leurs prises, des poissons qui pourraient finir à l’autre bout de la planète ou être picorés par des poulets sous l’auvent de leur maison. » Laurence Kubski

LA KunsTURM, Tour de l’Europe (22e étage), Mulhouse

Cette exposition est présentée en partenariat avec les Journées photographiques de Bienne, qui l’ont accueillie lors de leur édition 2024. Un commissariat de Sarah Girard, directrice.

Laurence Kubski, Big Fish, exposition durant les Journées photographiques de Bienne

10 ANS, 10 PHOTOGRAPHES

Se promener quai des Cigognes, c’est feuilleter dix années de création du bout des yeux. C’est déambuler dans les archives de la Biennale de la photographie de Mulhouse tout en touchant du doigt la fascinante galaxie des mondes impossibles. Installé sur les berges de l’Ill, ce parcours millésime réunit les œuvres de dix photographes ayant participé aux différentes éditions du festival et dont l’univers fait écho à la thématique 2024.

Parmi eux, Céline Clanet convoque les forces sauvages de ce que qu’elle appelle les îlots farouches (des espaces naturels protégés) tandis que Christophe Bourguedieu saisit l’intrigante banalité des rues de Saint-Nazaire. À leurs côtés, Michel François creuse les aspérités du monde et Pascal Amoyel traque de singuliers panoramas où l’homme et la nature parfois se confondent. Autant de paysages états-d’âme de nos territoires et de leurs complexités.

Mondes imaginaires et réalités sociologiques, perspectives bien terriennes ou paysages cosmiques ( Corps célestes , édition 2022), la vie avec l’autre ( L’autre et le même , édition 2016) ou sans les Hommes ( This is the End , édition 2020)… chaque itération de la BPM dissèque notre rapport à l’ici et à l’ailleurs. Exposées en plein air et libres d’accès, ces miscellanées visuelles donnent un bel aperçu de l’ADN du festival mulhousien et du travail curatorial accompli par ses équipes. Ou l’art de trouver de la cohérence dans la diversité.

Jusqu’au 13 octobre 2024

Parcours photographique en plein air, quai des Cigognes, à Mulhouse.

TOM SPACH, HIGH GARDEN

Dans les photos de Tom Spach, on entend l’épaisseur du silence. Sous son objectif, sommets déserts ou paysages immobiles disent quelque chose de la monumentalité du monde. Urbaniste et géographe de formation, Tom Spach a un sens aigu de la topographie et de ses aspérités. Avec High Garden, série présentée à Fribourg, il nous catapulte justement entre les tours des villes nouvelles de Hong Kong. Alternant visions quasi hypnotiques de lotissements aux proportions vertigineuses et montagnes couvertes d’une luxuriante végétation, il multiplie contrastes et lignes de fuite.

Cette série de 45 tirages, c’est avant tout l’histoire d’une surprise. « Avant de partir pour Hong Kong, j’ai fait quelques recherches sur des cartes et des photos satellites et j’ai été étonné par la quantité de forêt qu’il y avait à proximité immédiate de la ville. Une fois sur place, mon intuition s’est confirmée et j’avais envie de passer du temps sur cette zone de transition entre l’urbain, très dense, et la forêt  », précise le photographe. L’idée était aussi de mettre au défi nos stéréotypes d’Européens sur les grands ensembles en général et sur la tour comme forme d’habitat en particulier. «  Visuellement, les tours peuvent être repoussantes mais elles laissent aussi de la place à l’environnement, à la nature, et c’est une nuance qui m’a beaucoup intéressé. » En développant une esthétique de la frange où l’urbain et le sauvage convergent, High Garden soulève l’hypothèse d’un horizon… vertical !

Du 12 septembre au 25 octobre

Au Centre culturel français de Fribourg, à Fribourg-en-Brisgau

Tom Spach, High Garden, 2019

INGRID WEYLAND TOPOGRAPHIES OF FRAGILITY

Froisser. Avec ses sonorité, froides, ce verbe nous laisse la sensation désagréable d’avoir gâché quelque chose. L’ambiance d’un dîner, le repassage d’une chemise ou le fini satiné d’une page. Dans sa série Topographies of Fragility, Ingrid Weyland prend le mot au pied de la lettre. Par un effet de distorsion visuelle, elle chiffonne littéralement la surface de ses photographies. Le dispositif est toujours le même : des paysages splendides, dont la beauté sauvage et silencieuse est volontairement sabotée par l’intervention de l’artiste.

D’abord graphiste puis photographe, Ingrid Weyland présente depuis toujours un intérêt pour la forme et la matérialité des choses. C’est après avoir constaté les dégâts commis par l’homme sur l’environnement, notamment les dégradations entrainées par le surtourisme, qu’elle décide de retravailler une série de paysages shootés entre le sud de l’Argentine et le Groenland.

Des brumes amazoniennes aux sculpturaux icebergs du pôle Nord, Topographies of Fragility a quelque chose de la grandeur des paysages romantiques à la Caspar David Friedrich. Mais d’un seul geste, la photographe renverse le paradigme. Loin d’être le contemplatif dépeint par les Lumières, l’Homme contemporain fragilise le vivant par ses actes irrémédiables. Une feuille de papier froissée, nous rappelle Weyland, ne retrouve jamais sa forme originelle. Du froissement au frisson, il n’y a qu’un pas.

Jusqu’au 13 octobre

Parcours photographique en plein air, à Hombourg

Une proposition de Morgane Paillard, pour le festival ALT+1000

TROUBLED SURFACE / SURFACE TROUBLÉE

Peut-on portraiturer l’océan ? Capturer l’étendue infinie de ses reflets ? C’est tout le propos du dispositif photographique de Karin Jobst. Chaque jour de son voyage sur un porte-conteneurs entre Hambourg et New York, l’artiste allemande a inlassablement porté son objectif vers les flots, pour en saisir les nuances et les insondables reliefs. À Fribourg, cette série transatlantique presque abstraite est présentée avec le travail du jeune photographe Gabriel Goller. Une rencontre qui joue le contraste, quand ce dernier saisit l’effervescence colorée de la ville de Lagos au travers de portraits et de scènes de la vie quotidienne. « Avec cette exposition, nous avons voulu faire dialoguer deux générations de photographes et deux esthétiques opposées : l’approche très intuitive de Gabriel Goller (1992), proche de la photographie de rue, dialogue avec la photographie artistique classique et plus conceptuelle de Karin Jobst (1973) », explique Hanna Weber, curatrice.

Si l’eau et ses dimensions poétiques et politiques font office de fil conducteur, le titre « Troubled Surface », «  fait aussi référence au sentiment de malaise grandissant en ces temps de crises mondiales. »

Pour la curatrice, «  la surface, c’est l’élément visible qui entoure le cœur des choses. Les photographies présentées explorent cette couche extérieure et ses subtils détails, laissant parfois deviner les conflits et les défis qu’elle dissimule ». Entre pénurie d’eau potable et pollution au Nigéria, modes de vie mondialisés et conteneurisation du monde, ce doublé photographique rapproche deux hémisphères autour d’une problématique commune.

Du 7 septembre au 13 octobre

Au DELPHI_space, à Fribourg-en-Brisgau

Gabriel Goller, Everywhere is a better place, 2023-2024

EN PLEINE NATURE. UN APERÇU DES MONDES POSSIBLES

Cette année, j’ai eu le plaisir d’organiser deux expositions en preview de la Biennale de la photographie à Mulhouse, ville alsacienne proche de la frontière suisse. C’est un carrefour géographique, une terre de frontières longtemps contestée, à l’histoire dense. L’avant-première a eu lieu dans une ville proche de Mulhouse, au sommet de la vallée de la Thur, dont les pentes fertiles sont propices depuis des siècles à la culture des vignobles. Elle s’appelle Thann et possède un passé médiéval typique, des vestiges historiques, des saints, des châteaux, des sorcières, des reliques et des croyances mystiques et religieuses. L’histoire plus récente est moins glorieuse. Une nouvelle Thann s’est développée dans les plaines ; il y a une grande industrie chimique, parmi les plus anciennes d’Europe, et des perspectives incertaines. La ville est calme, pourtant. Il y a un sentiment d’anticipation, comme si l’on attendait quelque chose qui doit arriver, mais dont on ne sait pas quand. J’ai connu ces atmosphères dans d’autres villes européennes, entre un passé qui survit à peine grâce à la « monumentalisation » et un malaise dans le présent.

À Thann, l’avenir apparaît davantage comme une promesse à tenir que comme un secret à révéler. Dans ce contexte, j’ai programmé deux expositions en lien avec le thème de la BPM : « Mondes impossibles ». Après tout, des endroits comme Thann, ai-je pensé, sont semblables à de nombreuses réalités suspendues, comme en hibernation dans un potentiel pas encore exprimé, et elles peuvent apparaître, en particulier aux jeunes, comme des mondes impossibles. Ce refus de possibilit és de projection dans l’avenir est insupportable pour ceux qui ressentent le besoin de grandir et de changer, de réaliser. Et l’esprit jeune, ou libre, ou plutôt vagabond, défie généralement l’impossible, dans les circonstances, dans les définitions, dans les horizons. Pour ceux qui regardent le coucher du soleil plutôt que l’aube, il faut s’accrocher, résister, sentir que le monde a encore besoin de soi, ne pas courir après l’évolution, le courant. En vieillissant, la mémoire devient une béquille à laquelle on s’accroche. Jusqu’à ce qu’elle se dissolve à son tour, qu’elle s’évanouisse dans le néant. Quelles sont les limites de l’impossibilité –éthiques, morales, disciplinaires, scientifiques ? Et encore, sont-elles liées à la conscience ou à la connaissance ? Quand un monde devient-il impossible ? S’agit-il de mots qui n’alimentent que des concepts abstraits ? N’existent-ils que dans l’esprit ? La seule façon que j’ai trouvée de répondre aux limites du langage, aux codifications intellectuelles, est une pratique curatoriale en tant qu’action morale à travers l’art participatif. C’est pourquoi la participation des artistes apparaît

davantage comme des interventions qui s’intègrent dans le tissu urbain, pour Vanessa Cowling, ou comme une interférence dans le paysage pour Terri Weifenbach. Toutes deux sont « dé-situées » par rapport aux lieux conventionnels : la première dans l’hôtel de ville, l’autre le long d’une des pistes cyclables et piétonnes les plus populaires. Toutes deux occupent temporairement des espaces publics ouverts et sont en relation avec eux et avec les personnes qui les traversent.

L’exposition de Terri Weifenbach est une promenade ponctuée d’images qui insufflent une nouvelle vie et de nouvelles couleurs au paysage. Les œuvres s’intègrent de manière presque symbiotique dans l’environnement et mettent en valeur les vues comme s’il s’agissait de nombreuses facettes, différentes et changeantes, de la nature. Les photos font d’abord écho aux rives de la rivière - qui coule comme un destin entropique et inéluctable qui s’approche - puis aux flancs des collines où, depuis des siècles, comme dans

constant qui a ses racines dans le flux de la rivière, ou dans l’eau. L’eau est le centre d’observation du projet « Clouds Physics ». L’installation est une interférence visuelle qui engage un dialogue avec les promeneurs et crée une expérience immersive où les œuvres sont comme des loupes, ou parfois des glitches naturels.

L’installation de Vanessa Cowling est une sculpture visuelle qui interfère avec le bâtiment de l’hôtel de ville, favorisant sa perméabilité. Elle délivre un message prônant la transparence et la durabilité en tant que vertus d’une bonne conduite politique. La pratique de l’artiste sud-africaine est imprégnée de recherches sur l’utilisation de matériaux non nocifs pour la santé humaine et l’environnement, et incarne donc un authentique sens des responsabilités envers les prochaines générations qui fouleront ces terres. Dans les images de Vanessa Cowling, les feuilles, les racines et les branches s’expriment, accueillent la lumière et l’énergie solaire, les laissent passer, réduisant la distance entre ceux qui sont à l’intérieur et ceux qui sont à l’extérieur du bâtiment. L’installation nous invite à une perspective phytocentrique, dans laquelle la nature n’est pas exclusivement au service de l’homme mais en osmose continue avec lui.

Cette vision souligne l’importance d’une gouvernance territoriale basée sur la prise de conscience de nos actions et de leurs impacts. Le jardin intérieur recréé par Vanessa Cowling invite à une floraison vitale dans nos maisons, dans nos espaces. Un autoportrait « végétal » qui documente diverses rencontres, des événements personnels et des souvenirs à travers des fleurs. Ces images se fixent comme des fossiles organiques, une tentative de conservation et de mémoire. Mais c’est aussi une réflexion sur le fait que, tôt ou tard, nous acceptons que les fleurs tombent, que la vie finisse et que nous ne pouvons pas la retenir longtemps, comme le fait le papier sensible avec la lumière. Ce qui compte alors, c’est peut-être de la transmettre à ceux qui viendront après nous. Pour que d’autres fleurs puissent germer, et que d’autres souvenirs nourrissent l’existence.

un tableau, l’histoire s’est manifestée dans le lien étroit des habitants avec la terre et le ciel. Issues du projet « Clouds Physics », les photographies sont un hymne au chant atmosphérique et à la météorologie qui étudie ses expressions et ses caprices, dont dépend souvent le sort de la vie. Dans cette multiplicité de points d’observation, il y a une synthèse de la condition humaine.

L’installation de Terri Weifenbach est située sur un chemin qui relie le présent et le passé de Thann. Elle le fait en traversant un paysage historique

Terri Weifenbach, CLOUD PHYSICS

Du 8 juin au 13 octobre, le long de la Thur, au pied du Rangen, Thann

Vanessa Cowling, FIXING THE SHADOWS

Du 8 juin au 14 septembre 2024

Hôtel de Ville, Thann Commissaire Steve Bisson

English translation here

PHOTOBOOK DAYS LE LIVRE COMME ESPACE PHOTOGRAPHIQUE

Le livre photo est une forme artistique en soi.

«  L’espace de la photo, ce n’est pas que celui de l’exposition, c’est aussi celui du livre. » précise Anne Immelé, directrice artistique de la BPM. «  Depuis quelques années, l’écosystème du livre photo connaît une véritable explosion et fédère une communauté. » Du zine expérimental à l’ouvrage toilé plus classique, les Photobook Days donnent un bel aperçu du dynamisme de l’édition photographique indépendante, le temps de deux après-midi.

Une série de talks sera l’occasion de se frotter aux singularités de l’objet-livre, à sa forme, sa mise en page et aux mille détails qui le constituent. «  Le livre photo n’est pas vraiment fait pour être lu mais pour être manipulé. C’est avant tout une rencontre très sensorielle, tactile . » Une rencontre physique avec les livres, mais aussi avec leurs auteurs. Quatre d’entre eux, par ailleurs exposés à la Biennale, se prêteront au jeu. Parmi eux, Raymond Meeks, artisan de plus de vingt photobooks auto-édités dont l’esthétique, spontanée et expérimentale, a marqué les mémoires.

Outre leurs auteurs, les ouvrages photo mobilisent tous les acteurs de la galaxie du livre.

Giulia Zorzi fondatrice de la librairie milanaise Micamera, viendra raconter l’histoire de son espace intégralement dédié à la photo. À ses côtés, la commissaire indépendante Magali Avezou réfléchira aux manières d’exposer l’objet-livre dans l’espace. Du mur à la page ou inversement, la boucle est bouclée.

Les 14 et 15 septembre, de 14 h à 17 h au musée des Beaux-Arts de Mulhouse

Bénédicte Blondeau, Ondes, XYZ Books, 2024

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