NOVO HS N 28 L’art sur les chemins de traverse

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édito

Nous sommes très heureux de vous présenter cette nouvelle collaboration entre Plan d’Est et le Magazine Novo qui fait suite à une première expérience consacrée à la vie d’artiste dans le Grand Est. Il était en effet important pour nous que ce premier Hors-Série nous permette de vous faire découvrir des parcours et des quotidiens d’artistes qui vivent et créent dans notre région, tissent des liens au quotidien avec le territoire qu’ils habitent.

Tisser des liens, c’est aussi ce qui caractérise les nombreux.ses acteur.rices qui œuvrent à la diffusion de l’art contemporain en Grand Est. Notre territoire est riche de nombreuses structures de diffusion aux profils et sensibilités variés qui développent au-delà de l’exposition beaucoup d’autres initiatives en direction des publics et du

SOMMAIRE

Vincent Gallais / Atelier Mondial 5

Stimultania / Santé mentale 9

Dossier Diffusion dans le Grand Est 10-23

Intro 13

Elsa de Smet / Pompidou-Metz 14

Stéven Riff et Marius Pons de Vincent 16

Alex Reding 20

Petite de sélection de lieux de diffusion 22

Dossier Art contemporain en milieu rural 24-33

Emma Perrochon et Noel Varoqui 26

Petite sélection de structures qui repensent la relation

Entre art, nature et communauté 30

OURS

Directeur de la publication et de la rédaction Philippe Schweyer

Directeurs de la rédaction Thibault Dieterlen et Philippe Schweyer

Direction artistique et graphisme Starlight

territoire sur lequel elles se sont implantées. Ces acteur.rices de l’art contemporain sont un rouage essentiel dans la vie des artistes. Qu’il s’agisse d’une galerie associative ou commerciale, d’un centre d’art, d’un FRAC, d’un artist run space ou d’un autre type de lieu ou d’action, ils et elles permettent de mettre en avant la création au quotidien.

C’est donc de ces professionnel.le.s de la diffusion dans toutes leurs diversités, dans la diversité de leurs esthétismes, dans celles de leurs actions, que parle ce nouvel opus. Vous découvrirez ainsi dans ce numéro une pluralité d’initiatives qui se singularisent chacune dans les propositions qu’elles mettent en place pour vous faire découvrir la création contemporaine d’ici et d’ailleurs. Vous découvrirez que tant dans les métropoles que dans des territoires plus ruraux, l’art est partout, vivant.

Conseil des collèges du Pôle arts visuels Grand Est - Plan d’Est

Rédacteurs Valérie Bisson, Emmanuel Dosda, Aurélie Vautrin Relecture Manon Landreau

Illustrations Dessins réalisés par Bearboz pendant la journée professionnelle du 12 décembre 2023 au Mamcs.

Couverture Œuvre collective des jeunes de l’IME Eurométropole ARSEA / Site Ganzau avec Joseph Gallix et Stimultania

Ce numéro hors-série est édité par Médiapop 12 quai d’Isly – 68100 Mulhouse – Sarl au capital de 1000 € Siret 507 961 001 00017

Direction Philippe Schweyer – ps@mediapop.fr – 06 22 44 68 67 – www.mediapop.fr

En partenariat avec Plan d’Est – https://plandest.org

Imprimeur Est-Imprimerie – PubliVal Conseils • Dépôt légal : juin 2024 – ISSN : 1969-9514 © Novo 2024 NOVO est édité par CHICMEDIAS et MÉDIAPOP www.novomag.fr

La flânerie au péril de la chute

L’an passé, grâce au programme de bourses international Atelier Mondial, l’artiste strasbourgeois

Vincent Gallais a vécu une expérience particulière : une résidence au très long cours de six mois qui lui a laissé le temps de s’imprégner de l’atmosphère d’Erevan, capitale arménienne.

Une terra incognita pour un plasticien appréciant prendre la (haute) température des lieux sans craindre de s’y brûler les ailes. Entretien avec Vincent Gallais et Alexandra Stäheli, directrice de l’Atelier Mondial. Notre lieu de rendez-vous ? Motoco, ateliers mulhousiens à mi-chemin entre Strasbourg où réside Vincent et Bâle où travaille Alexandra. Une ancienne friche en guise de vaste décor.

Le paysage aride de la frontière iranienne, l’architecture brutaliste qui ponctue le territoire, le « fort aux hirondelles » de Tsitsernakaberd, mémorial aux victimes du génocide arménien, le musée dédié à Charles Aznavour, fierté nationale, édifié au sommet de la colline Cascade, la rudesse des montagnes, la magie du site archéologique de Karahunj ou l’immensité des salles de la Galerie nationale d’Erevan ont saisi et inspiré l’artiste en vadrouille. Les rues de la ville aussi, bien sûr. Il y a fait «  une expérience de vagabondage ». Un périple enrichissant durant lequel il a emmagasiné images, informations et émotions. Un véritable shoot «  d’adrénaline au quotidien et une logique d’adaptation perpétuelle ».

En plus de son exposition personnelle de fin de résidence, intitulée « All Around » , Vincent a présenté une installation et une vidéo, telles des traces de sa vision «  sa fiction », précise-t-il, d’un contexte géopolitique complexe, entre Orient et Occident. Une aventure artistique et humaine qui n’aurait pu être sans Atelier Mondial. Alexandra Stäheli, directrice du dispositif basé à Bâle, évoque avec nous ce «  programme de bourses international qui offre la possibilité à des artistes de la TriRegio (originaires de la région de Bâle, du canton de Soleure, du Bade méridional et d’Alsace) de travailler plusieurs mois dans l’un des dix pays partenaires, aux quatre coins du monde : Mexique, Chine, Japon, Europe ». Selon Alexandra Stäheli, ce programme régulier a une dimension résolument politique : « C’est une sphère de diversité ! La création artistique est très en lien avec la question des identités. Elle est dans l’échange avec différentes pratiques de différentes régions, cultures, communautés. Par exemple, l’année dernière, nous avons accueilli une artiste trans du Ghana qui a soulevé de nombreuses questions sur les rapports de force entre le Nord et le Sud. Qui a le pouvoir de définir les identités ? Qui a intérêt à ce qu’il y ait des identités reconnaissables ? L’art se vend-il mieux lorsqu’il porte des labels tels que “LGBTIQA+”, “réfugié” ? »

EXPLORER UN AUTRE TERRITOIRE

Les disciplines concernées par Atelier Mondial ? Arts plastiques, mode & textile, littérature, danse & performance, médiation culturelle. Chaque année est lancé un appel à candidature pour des bourses validées par cinq jurys spécialisés. «  Nous recevons environ 200 dossiers par an, dont 150 pour les arts plastiques. Lorsque nous avons eu la lettre de motivation de Vincent, il ne nous était pas inconnu : diplômé et félicité par le jury de la Haute École des arts du Rhin en 2017, son travail nous avait déjà marqués. Sa pratique plastique est très adaptée à la résidence en Arménie car elle nécessite un temps long. Nous ressentions qu’il allait se jeter à corps perdu dans la résidence. » Vincent Gallais confirme : «  J’aime repousser les limites de mon travail. L’Arménie l’a permis. J’ai commencé par un “temps d’éponge”, dans la ville, puis dans d’autres régions. L’Arménie a des frontières avec l’Azerbaïdjan, l’Iran, la Géorgie et la Turquie.  » Le télescopage des influences, des US à l’URSS, est frappant. Alexandra insiste : «  Le corps du pays est encore marqué par l’influence soviétique dans certaines parties : à l’extérieur, on le voit aux monuments bruts en béton, à l’intérieur, on le ressent par exemple dans la compréhension de l’artiste et de la création artistique, qui est due au système de formation soviétique. »

Vincent Gallais, Emmanuel Dosda et Alexandra Stäheli à Motoco (Mulhouse) © Thibault Dieterlen
Sculpture extraite de l’exposition All around (Paragayts). Métal, néon, boîtes en carton et plastique, peinture acrylique, linoléum 320 x 170 x 160 cm, 2023. Dalan Art Gallery. Avec KulturDialogu

L’ART ET LA PAIX

Vincent Gallais travaille à l’échelle du corps : « C’est lui qui perçoit les choses, les ambiances. » Il a parcouru le pays avec ses propres bagages culturels (l’arte povera, l’art minimal, la poésie de Bachelard ) et s’est imprégné de l’Arménie, celles et ceux qui y vivent, son histoire cabossée. «  J’ai éprouvé la ville où les tensions sociales sont palpables, un territoire inconnu où peu de personnes parlent anglais. » Dans son travail plastique polymorphe (installation, vidéo, dessin, photo ), il se questionne beaucoup sur la « constitution ou la déstructuration des objets et des espaces ». Une formule qui décrit très bien les travaux réalisés à l’issue de sa résidence. Atelier Mondial ne demande pas de restitution aux artistes qui doivent simplement remettre un rapport à la fin. Cependant, dans le cadre du programme de la résidence Atelier Mondial / KulturDialog Armenien, une exposition personnelle est prévue. Ainsi, à la Dalan Art Gallery d’Erevan, Vincent a proposé «  All Around », voulue par l’artiste comme

«  une expérience sensible totale  », un ensemble immersif d’éléments inventoriés durant six mois : des chiens peints (il y en partout qui errent dans les rues) ou des néons reprenant la forme des pétroglyphes des monts arméniens. Vincent ne s’est pas contenté d’une seule exposition : il a réalisé l’installation Grow Up pour le festival Flow à l’Armenian Center for Contemporary Experimental Art (une architecture complexe et adaptée, reflet de l’enchevêtrement de toitures de maisons vues dans le Sud) et une vidéo, Service Après-Vente , exposée dans le quartier de Kond avec : DDD Kunst House. SAV parle de la frénésie bâtisseuse. Il n’y a plus d’argent dans les caisses ni dans les poches, mais «  nous continuons à construire des maisons en béton stéréotypées, précaires et non durables. Quand arrêterons-nous ?  » s’interroge Vincent. Construire, déconstruire, comme après un bombardement permanent dans un monde fou, à feu, à sang. Alexandra Stäheli : « Atelier Mondial reçoit de plus

Parties de l’exposition All around (Paragayts). Gouache sur pierre et matériaux multiples aux dimensions de l’espace d’exposition, 2023. Dalan Art Gallery. Avec KulturDialogu Armenien. Commissaire d’exposition : Sona Hovhannisyan ©Vincent Gallais
S.A.V., Vidéo en boucle projetée sur parabole satellite, 74,5 cm de diamètre, 2023. Kond. Avec : DDDKunstHouse. Commissaire d’exposition : Lilit Antonyan ©Vincent Gallais

TÉMOIGNAGE

D’EMMANUEL HENNINGER À PROPOS DE SA RÉSIDENCE EN ARMÉNIE, EN 2021

en plus de demandes d’artistes de l’étranger qui doivent fuir la guerre et les conflits. Nous sommes donc en train d’y réfléchir, mais quel rôle assumerons-nous en tant qu’hôtes ? Qui allons-nous accueillir ? S’agit-il d’offrir aux artistes persécutés un lieu temporaire où ils peuvent travailler sans être dérangés ? S’agit-il de liberté d’expression ou de droits humains en général ? » Vastes questions posées par la directrice qui conclut avec une note optimiste : « Je crois profondément que l’art a des qualités pacificatrices lorsqu’il est utilisé pour relier les gens. »

Atelier Mondial

St. Alban-Vorstadt 12 4052 Basel ateliermondial.com

www.vincentgallais.com @vincent_gallais

«  J’ai découvert l’Arménie en 2021 grâce au support d’Atelier Mondial*. C’était ma première résidence de création et ma première rencontre avec le pays. Cette opportunité de vivre six mois dans un pays du Caucase m’aura apporté autant en termes de connexions professionnelles et amicales que d’ouverture sur une richesse culturelle, une histoire et identité forte. L’excitation de la découverte de chaque région de ce petit pays, de ses habitants et de ses problématiques géopolitiques, a été formatrice d’un point de vue artistique et humain. Très rapidement, j’ai pu me familiariser avec cette nouvelle culture et percevoir le sentiment d’être au bon endroit pour ce que je souhaitais vivre. Au-delà de l’accompagnement que j’ai pu recevoir tout au long du séjour par Atelier Mondial mais aussi Kulturdialog Armenien, la fondation partenaire sur place, cette résidence artistique m’aura permis de bénéficier d’un élan et d’un essor dans le prolongement de mon parcours. Je suis reconnaissant, heureux d’avoir vécu en Arménie et impatient d’y retourner ! »

* La résidence en Arménie est le fruit du partenariat entre Atelier Mondial, Kulturdialog Armenien et la Ville de Freiburg.

emmanuelhenninger.art

Vue d’atelier, Erevan, Arménie, 2021. Dessin : Geghart Mountains, Arménie. Graphite sur papier Fabriano, 140 × 190 cm, 2021

Tout le monde aime Johnny

Les filles sont jalouses, les garçons maçons. Capharnaüm. On vous raconte pas d’histoires ! Parce qu’au fond tout le monde aime Johnny. Voici quelques titres de projets conduits par Stimultania avec des personnes concernées par des problématiques de santé mentale à l’issue de temps de pratique artistique et d’éducation par l’image. Des créations artistes/publics durant lesquelles de nombreuses thématiques sont abordées (la politique, le genre), mais jamais le handicap.

« Les interventions sont autant d’occasions de raconter autre chose d’eux. C’est la beauté du médium photographique ! » Maïté Smerz, médiatrice, insiste : «  Nous ne sommes pas dans une démarche d’art-thérapie, mais de réflexion artistique.  » Depuis une dizaine d’années, Stimultania organise ce type d’actions en ses deux entités, à Strasbourg et à Givors. Le site de la métropole lyonnaise ne dispose pas d’espace d’exposition comme dans la capitale européenne, mais y propose résidences et ateliers. Des ponts se font entre les deux villes, notamment en termes de médiation. Le public concerné ? «  Nous travaillons beaucoup avec les étrangers primo-arrivants. Dans le domaine de la santé mentale, nous avons construit des partenariats avec des hôpitaux, des associations portées par des usagers en santé mentale, des pensions de famille. » Les jeunes en situation de handicap psychique sont souvent formés pour des métiers définis : agent d’entretien, commis de cuisine – « Il y a peu d’ouverture sur leur futur qui semble tout tracé », regrette Céline Duval, directrice de Stimultania. «  Nos ateliers leur permettent de penser et créer durant un temps d’écoute et de partage, puis de faire circuler les œuvres produites. » Faire travailler leurs rétines, aiguiser leur imaginaire.

STIMULER, PAS STIGMATISER

En 2023 le photographe Yann Datessen a réalisé une résidence dans la pension de famille Adoma. Avec les pensionnaires Sonia, Hubert, Jean-Luc, Nathalie, Jean-Marc, André et Pascal, il a récolté divers effets personnels avant de les disposer soigneusement pour inventer d’improbables natures mortes faites de bric et de broc, des vanités contemporaines composées de vases, fleurs, montres, pièces d’échec, gobelets en plastique ou paires de ciseaux. Il y a même une figurine de Hallyday qui a guidé le choix du titre de la série : Parce qu’au fond tout le monde aime Johnny. On a tous en nous quelque chose de créatif : le pôle de photographie s’est fixé pour objectif de stimuler la créativité de personnes souvent très éloignées du monde de la culture. Maïté Smerz : «  Les participants travaillent sur les concepts, ils règlent l’éclairage, réfléchissent aux angles et font les prises de vue. Ils mettent leur situation entre parenthèse. Je pense fondamentalement qu’ils n’ont pas un autre regard que le mien sur les choses. Durant nos projets, on les sort de leur quotidien. » Céline Duval nous invite à feuilleter le catalogue du projet Les Interstices, série photographique fruit d’une résidence de Frédéric Stucin à la La P’tite Cafète, cafétéria du service psychiatrique de l’hôpital de Niort* : «  Qui saurait dire lesquels sont les patients ou les soignants ? »

© Yann Datessen

JE VOUS AI COMPRIS

Autre exemple avec On vous raconte pas d’histoires !

Cette intervention artistique menée par Joseph Gallix avec l’IME Eurométropole ARSEA – Site Ganzau. Fin 2023, Dahlia, une des jeunes de l’institut médico-éducatif, confie au photographe sa passion pour les discours politiques, tous bords confondus. C’est le point de départ d’un projet au cours duquel Dahlia et ses camarades Thomas, Zacharia, Benoit et Lucas se sont frottés à l’exercice de la dialectique façon Macron, Hamon, Fillon ou Mélenchon. Le petit groupe de politiciens en herbe s’est mis en scène et appuyé à un pupitre afin d’haranguer les citoyens, sans crainte de s’exprimer dans l’espace public grâce au soutien de l’équipe de médiation. Les faux énarques en campagne se sont même faits entendre en divers « lieux de pouvoir » : à la Ville de Strasbourg, à la Collectivité européenne d’Alsace ou au sein de l’hémicycle du Parlement européen ! Les images de Joseph Gallix peuvent en attester. Après cette heureuse expérience de prise de parole, l’IME s’est procuré un micro afin de poursuivre cet essai plus que concluant, coconstruit avec Stimultania. Des liens se tissent entre l’équipe du pôle photographique et les IME. Encadrants et patients reviennent souvent ici, pour une visite d’exposition ou un vernissage. Maïté s’en

réjouit : « De solides relations se sont instaurées : c’est important pour nous de travailler sur du long terme. »

Créer des déclics sans faire de one shot

Stimultania Strasbourg

33 rue Kageneck

67000 Strasbourg

03 88 23 63 11

Stimultania Givors

1 rue Joseph-Longarini

69700 Givors

04 72 67 02 31

www.stimultania.org

* Projet initié et piloté par la Villa Pérochon

© Yann Datessen
© Joseph Gallix

Rendre visible et circulaire

Faire un panorama de différents lieux de diffusion dans le Grand Est, traiter la question des publics et des circuits marchands est une étape essentielle pour envisager les manières de diffuser l’art contemporain, localement mais aussi plus largement. L’essence même d’une œuvre d’art réside sans doute dans sa capacité à apparaître, à circuler, à re disparaître parfois et à entrer dans un lexique atemporel dans le meilleur des cas. Le sens d’une œuvre ne résiderait-il pas justement dans son don d’ubiquité et son pouvoir d’essaimer un peu de son contenu de manière universelle ? Dans un monde qui se retrouve aujourd’hui totalement décloisonné et paradoxalement en proie aux communautarismes les plus durs, tout le savoir et la sensibilité contenus dans une œuvre pourraient nous en dire beaucoup sur les mondes à venir et sur les chemins à prendre.

Dossier par Valérie Bisson

Prologue à l’œuvre

Une journée professionnelle ne suffit certes pas à faire le tour de la question mais elle procure une impulsion vertueuse au croisement des réflexions et à la création d’une dynamique commune. Les troisièmes rencontres professionnelles organisées par le Pôle arts visuels Grand Est - Plan d’Est, qui se sont tenues au MAMCS le 12 décembre 2023 avec comme intitulé « Diffuser l’art contemporain en Grand Est », avaient vocation à établir un panorama des activités et lieux de diffusion dans le Grand Est.

Une journée riche en rencontres et discussions qui a forcément amené à regarder bien au-delà des frontières d’un territoire régional, voire national. Par sa position géographique, la région Grand Est bénéficie d’une formidable porosité avec les pays avoisinants que sont la Suisse, l’Allemagne, le Luxembourg et la Belgique. Cette journée consacrée à l’approche des intermédiaires de l’art contemporain sur une échelle territoriale a été introduite par Isabelle Mayaud, sociologue et directrice scientifique rattachée au centre de recherche sociologique et politique de Paris. Spécialisée en sociologie des sciences de la culture et en sociologie historique du politique, terrains de recherche croisant arts et sciences, Isabelle Mayaud interroge les dynamiques d’innovation collective et a notamment été l’auteure du rapport « Lieu en commun, des outils et des espaces de travail pour les arts visuels » remis au ministère de la Culture en 2019, bilan d’une enquête dans le cadre du SODAVI Grand Est (Schéma d’orientation pour le développement des arts visuels) pour structurer le secteur qui a fait intervenir plus de 1 500 artistes et 189 structures du Grand Est.

En introduisant la journée d’étude professionnelle du Pôle arts visuels Grand EstPlan d’Est, Isabelles Mayaud a redit l’importance de l’enjeu de la pérennisation du travail de l’artiste mais aussi de tous les acteurs qui l’accompagnent.

Autour de deux grands temps de discussion, le premier consacré aux dimensions multiples de l’activité de diffusion, exposition, valorisation, médiation, vente et le second au débat de la question de la commercialisation de l’art et de son potentiel « marchand », professionnels du Grand Est et professionnels des arts visuels français et étrangers ont pu débattre et questionner les spécificités de l’exercice de leur mission en région et au-delà.

Un regard évolutif et constructif a pu être porté sur les activités des artistes et sur les lieux de diffusion des arts visuels. Isabelle Mayaud a réitéré son propos : «  La diffusion artistique est au cœur du travail des professionnels des arts visuels et de certains artistes de la région Grand Est qui prennent en charge les activités de diffusion et d’intermédiation de leur travail et du travail d’autres en créant du lien avec des galeries, des commissaires d’exposition, des critiques ou des conservateurs. » Ces acteurs intermédiaires travaillant dans la région Grand Est ont pu faire un retour sur leurs expériences et ont invité les professionnels à envisager les dimensions multiples de l’activité de diffusion, ainsi qu’à interroger les spécificités de l’exercice de leurs missions, en tant que lieux de diffusion, dans le contexte territorial de la région Grand Est.

© Thibault Dieterlen

L’enfance de l’art

Elsa De Smet est responsable du pôle des publics et de l’action culturelle au Centre PompidouMetz. Docteure en histoire de l’art, spécialiste des cultures visuelles et de la transmission des savoirs par le biais des images, elle poursuit ses activités de recherche et d’enseignement au CNRS, à l’université et en école d’art. Elsa De Smet nous reçoit à quelques jours de la fin de l’exposition consacrée à Jacques Lacan et à la veille du lancement d’un nouvel espace de médiation culturelle dédié à un programme pour les collégiens. Diffuser l’accès à l’art, le faire entrer dans les écoles, développer l’éducation artistique et culturelle est un vrai credo pour cette passionnée par l’art comme lieu de partage.

La question des publics est centrale dans la diffusion et la réception des œuvres d’art. Quelle est la position du Centre Pompidou-Metz ?

Le Centre Pompidou-Metz est le fruit d’une opération de décentralisation visant à apporter des collections du musée national d’Art moderne, des collections nationales, et internationales ainsi que des prêts exceptionnels vers la région Grand Est. Nous sommes un maillon important entre la région et Paris. En 2023, 77 % de notre public est issu de la région Grand Est, c’est un ancrage territorial plutôt réussi. La question des publics, au moment de l’ouverture du Centre Pompidou-Metz, a été prise très à cœur, elle a fait partie intégrante de la construction du projet culturel, elle n’est pas arrivée après coup, je pense que cela a permis aux publics de proximité de se sentir vraiment chez eux lorsqu’ils viennent au Centre Pompidou-Metz. Autour de chacune de nos expositions temporaires, notre pôle des publics et de l’action culturelle mène diverses actions à destination de différents types de publics. Nous accueillons 300 000 visiteurs par an dont environ 45 000 scolaires et personnes issues du champ social et accessibilité. Depuis deux ans, nous avons observé que la moyenne d’âge des visiteurs

avait considérablement baissé puisque nous sommes passés d’une moyenne de 47 ans en 2018, à 37 ans en 2022. Notre volonté est de continuer à nous orienter vers une nouvelle génération des publics et de maintenir ce renouvellement générationnel, c’est important aussi pour tracer le futur.

Comment pensez-vous la programmation de la fréquentation ?

La fréquentation d’une institution telle que le Centre Pompidou-Metz se déploie sur plusieurs axes mais s’appuie en premier chef sur la programmation, c’est à dire une programmation d’expositions qui sont tournées vers des sujets transgénérationnels, plus tournés vers les jeunes générations. Nous avions monté, par exemple, deux expositions, « Les Portes du Possible, Art & science-fiction », consacrée à la question de la science-fiction et « World Building, Random Bazar » qui investiguaient les univers des jeux vidéos. Il s’agit de sujets qui posent des questions sur les grands enjeux du numérique ou des réalités virtuelles et qui emmènent avec elles un public que nous n’avions pas forcément l’habitude de voir auparavant. On a pu voir, avec beaucoup de réjouissances, des grappes d’adolescents, venus pour ces expositions, se perdre et flâner dans l’accrochage de Suzanne Valadon… Nous avons également constaté qu’un visiteur sur quatre est un étudiant et qu’environ 30 % d’entre eux avait entre 18 et 25 ans. Je pense que l’action auprès des publics a généré quelque chose d’assez fort et le travail qui a été fait sur le territoire, avec les établissements scolaires, les partenaires, les structures issues du domaine social a réellement porté ses fruits.

Quelles actions menez-vous auprès des jeunes publics ?

Un de nos projets les plus importants s’appelle Petits et Grands Médiateurs. L’idée est de travailler avec des classes et des élèves d’écoles élémentaires

ou de début de collège, et de construire un projet avec un comédien professionnel sur plusieurs séances. Ce projet s’axe sur le thème de la visite guidée d’une exposition, les interactions avec le comédien les forment à devenir eux-mêmes médiateurs et à s’emparer de la question de l’oralité devant les œuvres. Le projet avait reçu un prix de l’UNESCO. Très vite, nous avons construit la suite avec les Grands Médiateurs, pour des élèves en études postbaccalauréat. Il y a également le programme Médiamonde, projet de médiation en langues étrangères pour des classes avec des correspondants étrangers ; nous essayons de faire des ponts entre la Grande Région et les pays transfrontaliers, le Luxembourg, l’Allemagne et la Belgique. Dans mon idéal, les Petits Médiateurs deviennent médiateurs puis Grands Médiateurs, ils passent d’élève à étudiant, puis à jeunes parents et reprennent le flambeau de la transmission, un cercle vertueux utile à chacun et à tous.

Qui sont les acteurs qui font le lien entre ces Petits Médiateurs et le musée ?

C’est principalement l’Éducation nationale, il y a vrai travail de fond qui est instauré avec les établissements scolaires, les classes et les enseignants. Pour le moment, ce programme

touche principalement des établissements scolaires de la ville de Metz mais nous allons aussi mettre en place un programme de visites virtuelles, nous le modélisons depuis 2023, afin de pouvoir présenter les expositions à des publics qui sont éloignés ou empêchés. Jusqu’à présent, ces visites virtuelles étaient essentiellement à destination des seniors en incapacité de mobilité mais nous comptons élargir l’accès à des centres pénitentiaires de la région, ainsi qu’à des publics scolaires en ruralité pour qui la question des transports est un enjeu budgétaire. Tout est devenu assez compliqué en termes de mobilité entre les différentes villes et entre les différents espaces.

Une vision idéale de la diffusion des œuvres ?

Je crois que le fait artistique est vraiment quelque chose sur lequel l’être humain peut s’appuyer. Nous avons tous besoin de croire ou de voir quelque chose qui est plus grand que nous pour activer l’imagination, les idées, pour chaque jour pouvoir avancer. Ce que produit un artiste permet de voir plus grand et je souhaiterais vraiment que chaque personne accueillie ici puisse repartir avec le sentiment qu’il s’est passé quelque chose, qu’elle a pu observer une montée en conscience qui lui permettra de nourrir un peu plus sa rencontre avec l’altérité.

Bouger les lignes

La rencontre entre une galerie et un artiste est toujours un moment fort qui signe la mise en perspective de deux sensibilités au service d’objectifs plus ou moins communs. À Strasbourg, le galeriste Stéven Riff et le peintre Marius Pons de Vincent réaffirment leur complicité depuis 2010. Portraits croisés entre un lieu hors les murs et un artiste inclassable avec comme prisme de lecture leurs visions du rapport au public.

Les quatre saisons

Stéven Riff est directeur et co-fondateur de la galerie East à Strasbourg. Après un master en médiation culturelle et un cursus à L’EHESS, il fonde une première galerie qui se déploiera conjointement, entre 2008 et 2015, à Strasbourg, Paris et Istanbul. «  En 2008, j’ai ouvert ma première galerie à Strasbourg, j’avais 22 ans et, en 2009, en parallèle j’ai ouvert un tout petit espace à Paris, rue Chapon, près du Centre Pompidou quand ce quartier-là était en train de se développer, c’était un peu le relais de ce que je faisais à Strasbourg. La situation n’était pas du tout la même à l’époque, Paris était un passage obligatoire. En parallèle de cela, je participais à des foires, notamment à Istanbul où j’ai pu commencer à accompagner des collectionneurs. »

Dès 2010, les chemins de Stéven Riff et de Marius Pons de Vincent se croisent, par le biais de Daniel Schlier, enseignant à la HEAR. Très vite, Stéven expose les premiers travaux d’huile sur bois de Marius dans sa galerie strasbourgeoise avec d’autres étudiants de la HEAR. « J’ai montré cinq artistes dont Marius Pons de Vincent et Camille Bresse. La complicité est née à partir de cette exposition, Marius et Camille font maintenant partie intégrante de la galerie EAST.

Je les ai rencontrés quand ils étaient encore étudiants. Daniel Schlier, qui était leur professeur, m’avait invité à monter ce projet avec l’idée sous-jacente de la professionnalisation des élèves de la HEAR. Des élèves très bons qui savent très bien gérer leur peinture mais qui auront aussi besoin, au moment de la sortie de l’école, de se confronter aux réalités du métier. »

L’exposition initiale aboutit peu à peu à une collaboration permanente. « L’idée n’est pas de faire un one shot lorsqu’on accompagne un artiste, mais de pouvoir montrer de manière assez large son travail et de s’inscrire dans la durée avec lui. Nous accompagnons les artistes bien au-delà de la diffusion, parfois même pour ranger leurs ateliers. On essaye d’être là tout le temps. Certains en ont vraiment besoin, d’autres non, et quoi qu’il arrive on aimerait toujours être plus présent. »

Marius témoigne de l’ADN de cette relation : « J’étais en troisième année quand j’ai vécu ma première expérience en galerie. On s’est un peu perdus de vue avec Stéven, j’ai passé mon diplôme, je me suis installé au Bastion et j’ai eu une ou deux expériences à Paris mais qui n’ont rien donné de pérenne. J’ai recroisé Stéven en toute amitié, à son retour, et il m’a parlé de son projet de galerie mais sans que je n’imagine le moins du monde y être montré. Il suivait toujours mon travail via les réseaux sociaux et venait à l’atelier ou aux autres expos mais il s’agissait vraiment d’un lien amical. »

Depuis, la complicité s’est consolidée et inscrite dans la durée. Stéven expose régulièrement le travail de Marius avec un enthousiasme intact : « Marius, c’est la nouvelle génération de la peinture, il a un bagage technique dingue. Il peint les portraits comme à la Renaissance, sur des nuances de gris et, au fur et à mesure, il fait monter la couleur, ce qui donne des chairs incroyablement vibrantes. »

Après Paris et Istanbul, le retour s’imposait : « Strasbourg avait beaucoup évolué, le monde culturel et l’offre auprès des galeries aussi. Il y a une nouvelle dynamique, une nouvelle génération qui vient à l’art contemporain par des voies différentes. Il y a une vraie curiosité, avec la HEAR qui forme une scène dont plusieurs artistes sont présentés à la galerie.  » Marius Pons de Vincent vit et travaille à Strasbourg, il incarne une certaine idée de cet ADN strasbourgeois. «  Je suis très admiratif du travail de Stéven, sa prise de risque, son engagement, son exigence, a contrario je résiste à certaines commandes, cela crée un dialogue intéressant entre nous. Je reste libre dans ma pratique même si je réfléchis à la contrainte. »

La galerie EAST n’entretient pas la facilité et travaille l’équilibre exigeant entre l’humain et le marchand, elle mène de plus de front une double programmation et les expositions sont toujours un dialogue entre les arts contemporains et les arts décoratifs : « C’est quelque chose d’assez spécifique à la galerie. Je viens de l’art contemporain mais j’ai toujours

Marius, autoportrait

été intéressé par les arts décoratifs, raconte Stéven Riff. Du côté des arts décoratifs, c’est un véritable travail de recherche qui parfois nécessite plusieurs années avant de dénicher LE trésor. Derrière chaque œuvre, il y a des histoires qui rappellent les mouvements autour des savoir-faire. Ici un sac et un foulard de Sonia Delaunay… »

Jalon essentiel dans le parcours d’un artiste, la galerie d’art reste encore parfois l’angle mort de la diffusion artistique alors qu’elle est le principal interlocuteur, le lien entre l’artiste et le visiteur ou l’acquéreur. « On essaie de tracer un arc entre Bruxelles, le Luxembourg, Strasbourg, Bâle, jusqu’au nord de l’Italie, c’est cela qu’on pourrait appeler le grand EST. C’est vraiment sur cet arc qu’on souhaite se déplacer. On a le sentiment qu’on peut se le permettre aujourd’hui et que les gens viennent à nous. J’ai récemment eu un groupe de vingt-huit mécènes et collectionneurs américains venant de Californie, ils n’étaient pas de passage en Alsace, ce sont les organisateurs qui nous ont contactés pour organiser leur visite, ils ont vu le MAMCS et la galerie, ils avaient identifié le réseau qui s’est aussi mis en place grâce au musée et aux amis du musée d’art moderne qui suivent la galerie et qui sont proches des amis des musées à l’étranger, tout ça marque des changements et crée de formidables opportunités pour les jeunes artistes. »

Au-delà de l’engagement en tant que galeriste, donner un engagement humain est essentiel au galeriste : «  Je n’irai sans doute pas au-delà de douze artistes, on sait qu’on n’y arrivera pas forcément ou alors on grandit au coup de cœur et on s’engage moins humainement. C’est un choix qu’il faut équilibrer.

Chaque artiste est un monde en soi, et chaque galeriste aussi finalement. C’est autant lié à la fidélité aux artistes qu’aux choix esthétiques à défendre. On expose nos artistes sur un roulement d’environ deux ans, une sorte de contrat, d’engagement mutuel. »

Pour Marius, la relation de confiance est essentielle et primordiale, les discussions autour de la démarche sont au cœur de la relation. Pour lui tout est lié : « Stéven s’occupe beaucoup de moi et de mon travail, il m’a beaucoup exposé, il passe souvent à l’atelier, il est présent à toutes mes autres expos. Il continue à travailler, c’est comme ça que je vais être exposé au musée des Beaux-Arts de Dole fin 2024. Il est un vrai ambassadeur de mon travail et nos discussions sur ma peinture font qu’il a toute ma confiance. Tout resserrer à l’image ne me conviendrait pas, Stéven me laisse de la place et n’hésite pas à exposer tous les aspects de mon travail, il intègre toute l’évolution de ma peinture dans ses expos à la galerie East. De plus, la transparence de l’économie est hyper appréciable. »

Stéven Riff se place en fin observateur de l’évolution de cette scène strasbourgeoise et opère une diffusion des œuvres afin de créer une nouvelle génération de collectionneurs, c’est un jeu subtil d’influences, inscrit dans un temps long, avec une vocation à gagner une légitimité au-delà des frontières de la ville, de la région, du pays. Créer un tissu social, avoir conscience du vivre-ensemble sont des questions essentielles à l’art comme à la ville : «  Le lieu n’est pas toujours la question, faire, vivre ensemble et tracer des pistes me semble plus important. » Le lieu n’est qu’un prétexte.

Marqueteries matrice

Être et avoir

Rencontre avec Alex Reding

Alex Reding vit et travaille au Luxembourg où il dirige la galerie Nosbaum Reding. D’abord formé aux pratiques de l’art à l’université de Paris puis à l’académie des beaux-arts de Düsseldorf, il ouvre en 2006, avec Véronique Nosbaum, L’Alimentation générale, une galerie d’art contemporain au Luxembourg. La galerie change ensuite de nom et d’emplacement et, depuis, ce sont deux espaces d’exposition au cœur du centre historique du Luxembourg qui permettent à Nosbaum Reding de décliner un programme de jeunes talents tout en montrant des artistes de renommée internationale. La galerie participe à de nombreuses foires internationales et a ouvert une succursale à Bruxelles en septembre 2021. En 2015, Alex Redding a aussi fondé la Luxembourg Artweek, foire internationale d’art contemporain du Luxembourg.

Comment se passe le dialogue entre de jeunes artistes émergeant et ceux de renommée internationale ?

Il faut jongler. Certains artistes sont dans une remise en question permanente. Leur sensibilité entraîne une nécessaire réflexion sur le monde, doublée d’une analyse et d’une autocritique qui sont souvent aux antipodes de l’affirmation de soi et de la monstration. Il existe aussi le phénomène inverse, d’autres artistes sont très à l’aise avec l’aspect commercial et arrivent très bien à vivre de leurs œuvres, ils sont très performants pour la promotion. Cette réflexion rejoint celle des modèles de communication entre les gens, certains ont des envies très participatives alors que d’autres ne savent pas du tout comment faire pour s’exprimer. Leur sensibilité va d’abord passer par le questionnement, la recherche, le doute existentiel. Il y a donc un gap énorme entre ces deux positions et mon rôle de galeriste se tient dans cet entre-deux. À mes yeux, un galeriste est là pour remplir ce hiatus entre les exigences du milieu et la sensibilité de l’artiste.

Un bon galeriste, selon vous, se définirait comment ?

Essayer d’aborder chacun de ses interlocuteurs depuis l’endroit où il se trouve, là où il parle. Quelle que soit la situation, on doit pouvoir parler

à un collectionneur avisé ou à celui qui a juste besoin de dépenser son argent et on doit pouvoir parler à la place de l’artiste. Le galeriste doit incarner tous les aspects, ce n’est pas à l’artiste de changer de rôle, de sélectionner trente à cinquante acheteurs potentiels, d’adopter leur langage. De l’artiste, on attend un discours sincère, précis, engagé, qui ne sera pas toujours en adéquation avec certains acheteurs. Notre place est ici, c’est une autre place. En tant qu’artiste, j’ai vécu ces expériences dans une grande souffrance, articuler son propos en gardant sa sensibilité. Le dialogue avec les professionnels est plus facile, ils sont déjà sensibilisés sur le sujet. Mais parler à des clients qui veulent dépenser de l’argent pour posséder ou s’acheter une place dans un monde, c’est plus difficile. Mais on a aussi besoin de ces personnes, ils aident l’artiste et le galeriste à vivre.

L’artiste peut ainsi vite se retrouver dans une posture romantique ?

La souffrance, celle de l’incompris, peut parfois persister, quand par exemple l’artiste ne sait pas se positionner, ne comprend pas les attentes de l’acquéreur, à quoi il est réceptif. Or l’artiste transmet sa vie dans ses sculptures, ses toiles, ses performances, sa sensibilité est à fleur de peau, il n’a pas de barrière, de filtre. Un galeriste est là pour l’aider à avancer dans le milieu, le guider pour qu’il n’ait pas constamment l’illusion de tomber sur des gens qui sont dans l’incompréhension de sa sensibilité. C’est extrêmement compliqué psychologiquement de se dire : « Je ne sais pas ce que je suis, je ne suis pas compris, c’est parce que je suis mauvais. » Certains artistes ne parviennent absolument pas à se réduire à des champs d’action marchands.

Comment pensez-vous l’accompagnement « marchand » de l’artiste ?

L’artiste doit être absolument convaincu de ce qu’on fait pour lui, il n’y a pas de place pour le doute, pas ici, même si on n’évolue que par le doute et que c’est très complexe. Il faut être dans cette connexion. Le paradoxe réside vraiment dans cette mise en question permanente, certains parviennent à vivre avec, d’autres détruisent les œuvres, d’autres encore se réduisent à des schémas mercantiles.

L’artiste doit être conscient de ce point de bascule. D’autres encore veulent garder la maîtrise de ce qu’ils font pour gagner leur vie mais ne comprennent pas bien le système économique des charges et des contraintes de production, parfois ils se retournent contre le médium qu’est le galeriste.

Si vous aviez des préconisations de formation pour les artistes, lesquelles seraient-elles ?

Ce qu’on a vu dans cette journée de rencontres, c’est la mutualisation des savoirs, des compétences, ce qui s’organise dans ces journées professionnelles est très important. Ce qu’on peut préconiser aux artistes, c’est d’essayer d’être le plus clair possible avec les galeries, si on veut entrer dans ce marché-

là. On pourrait imaginer une liste de questions types à préparer, des questions très neutres : comment fait-on au niveau de la production ? Combien prend le galeriste sur une œuvre ? etc. Il y a peut-être des pistes à donner à ces jeunes artistes, juste un moyen pour que ces questions n’arrivent pas au compte-gouttes tous les trois ou six mois, il faudrait imaginer une feuille de route technique. Il ne faut pas oublier qu’un galeriste établit aussi un rapport économique et il faut que le cadre de ce rapport soit précis. C’est sans doute ce qui perd parfois les artistes, ils n’ y pensent pas, ils n’y connaissent rien, ça ne les intéresse pas forcément et après ils se retrouvent dépassés et épuisés. Ce que personne ne souhaite.

PASSAGES

Centre d’art contemporain

Création : 1982

Direction : Maëla Bescond

9 rue Jeanne-d’Arc à Troyes

Ouvert du mercredi au dimanche de 12 h à 18 h

Fondé par un groupe d’artistes, Passages est aujourd’hui installé dans les locaux de l’ancienne maison de maître de la famille Marot, bonnetiers, qui abrite le centre d’art ainsi que deux résidences d’artistes et une dizaine d’ateliers mis à disposition par la Ville de Troyes. Lieu de production, de diffusion et d’expérimentation dédié à la création contemporaine nationale et internationale, le centre d’art a pour objectif de sensibiliser à l’art contemporain et d’agir pour l’accès à la culture pour tous. Avec trois à quatre expositions par an et des projets liés à la recherche à travers des résidences et des publications, des médiations, des activités artistiques et une programmation culturelle importante.

MAMCS

Musée d’Art Moderne et Contemporain de Strasbourg

Création : 1998

Direction : Musées de Strasbourg, Émilie Girard

1 place Hans-Jean-Arp à Strasbourg

Ouvert tous les jours sauf le lundi de 10 h à 13 h et de 14 h à 18 h

Au sein d’un bâtiment lumineux, le MAMCS offre un panorama généreux de la création artistique de 1870 à nos jours : de Gustave Doré à Clément Cogitore en passant par Monet, Kandinsky, Nam June Paik ou Annette Messager. À raison de trois à quatre expositions par an, le MAMCS est identifié comme un acteur dynamique, à l’affût de la recherche, de la création et de la médiation, il est pensé dans son accessibilité à tous et invite à des moments d’interactions dans un parcours renouvelé qui fait dialoguer l’art moderne et l’art contemporain.

Exposition « La tempête des échos », galerie Octave Cowbell, 2024
Photo : @poulpix
Photo : Maxime Barrault – Ville de Troyes
Exposition « Joyeuses frictions », MAMCS

Artist-run space

Création : 2002

Direction : Vanessa Gandar 4 rue du Change à Metz

Ouvert au public du mercredi au samedi de 14 h à 18 h et sur RDV.

Organisation historique et emblématique de la région Grand Est, Octave Cowbell s’engage depuis 2002 à soutenir et à diffuser la jeune création contemporaine sous toutes ses formes. Octave Cowbell est un peu plus qu’un espace de création, d’exposition et de résidence, c’est un lieu de rencontre et d’échange dédié aux réflexions sur la nature, le rapport de l’homme à l’environnement, la proximité des territoires, la contemplation du cosmos, tout en privilégiant les expériences de terrain. Avec un commissariat singulier assuré par la directrice artistique Vanessa Gandar, Octave Cowbell propose depuis six ans un regard cohérent sur des problématiques de notre temps.

FECIT TOOLBOX

Espace d’art contemporain

Création : 2014

Direction : Sophie Hasslauer 11 rue de Reims à Val-de-Vesle (51) Ouvert du mercredi au samedi de 15 h à 18 h 30 et sur RDV.

Attachée aux expérimentations et au croisement des médiums, l’association organise, dès ses premières expositions, des concerts et collaborations avec des plasticiens et musiciens. En 2016, Sophie Hasslauer repense le projet jusqu’à lui donner une envergure de centre d’art contemporain expérimental où arts plastiques, musique et danse peuvent entrer en dialogue. Dans un espace de 200 m2 doublé d’un logement destiné à accueillir les artistes en résidence, FECIT réaffirme sa volonté d’agir en faveur des artistes et ouvre ses portes aux professionnel, en plus de ses activités consacrées aux arts visuels et aux projets chorégraphiques.

GALERIE EAST

Espace d’art contemporain

Création : 2021

Direction : Stéven Riff

12 rue du Faubourg-de-Pierre à Strasbourg

Ouverte du jeudi au samedi de 14 h à 18 h.

À quelques pas du tribunal, l’espace de 250 m2 baigné de lumière par de larges verrières offre une architecture aérienne et spacieuse à ce lieu strasbourgeois chargé d’histoire (l’ancienne galerie d’Apollonia). Investie depuis 2021 par Stéven Riff et ses deux associés, Marie Munhoven et Eady East, elle fait vivre un dialogue subtil entre art contemporain et arts décoratifs autour d’une poignée d’artistes locaux et internationaux.

FECIT Toolbox. Photo : Vincent Villain
Troubles, Fleurs de fer, Mémoire de lieux ordinaires, Pascal Bazile, galerie EAST.

Maison Vide

Par

Anne-Sophie Velly
Bearboz

Penser global, agir au plus près

Accompagner l’artiste au plus près et penser l’œuvre dans sa déterritorialisation implique une rupture en douceur des limites et des frontières établies. Aujourd’hui, les différents acteurs de la diffusion de l’art peuvent inventer et investir de nouveaux espaces, créer de nouvelles connexions et expérimenter de nouvelles formes d’action. Si l’œuvre a vocation à se modifier et à se réorganiser d’elle-même sans perdre sa capacité à fonctionner et à offrir de nouvelles perspectives sur la pensée, sur la créativité et sur la résistance, il ne tient qu’à chacun de suivre cette plasticité vertueuse.

Choix nature(l)

En région Grand Est, ils sont nombreux à privilégier la campagne pour installer leur atelier, trouver l’inspiration et vivre de leurs créations. Portraits croisés de deux artistes qui ont décidé de s’éloigner des villes pour tisser des liens forts avec la nature : Emma Perrochon est sculpteuse non loin de Vannes-le-Châtel (Meurthe-et-Moselle), et Noel Varoqui artiste peintre dans un petit village de Meuse.

Glósóli, huile sur toile, forêt de Lahaymeix © Noel Varoqui

Pourriez-vous vous présenter ?

Noel Varoqui : Peintre / bipolaire / au RSA / propriétaire… vivant en compagnie de deux chiens, deux chats, et de plantes vertes. Sorti diplômé de l’ENSAD Nancy en 2008, je suis retourné dans ma campagne natale (à l’est de la Moselle), déterminé à poursuivre la peinture à plein temps, sans entrée d’argent. Mon parcours s’est ensuite construit au fil des invitations de structures lorraines. À chaque fois des terrains de jeux singuliers, avec cette envie d’y amener du sur-mesure, toujours des expériences heureuses qui ont modelé ma démarche-pratique artistique. Une peinture – huile sur toile – qui questionne le pli, à travers le portait d’objets choisis pour ce qu’ils ont d’équivoque, et qui, dans un face à face, s’expriment dans le fade, le contre-jour, l’intemporel. Un univers emprunt de mélancolie, de finitude, de faiblesse.

Emma Perrochon : Après un DNSEP en 2010 pour lequel j’ai entamé un travail interrogeant les frontières supposées entre art conceptuel et artisanat, j’ai suivi un post-diplôme de recherche en céramique contemporaine à la HEAD de Genève. Mon travail n’a ensuite cessé de se développer de manière protéiforme, à l’image de mon parcours : voyages, découverte de techniques, association et hybridation de formes et de matières... J’aime dire que je puise autant dans les gestes immémoriaux des artisans que dans ceux des enfants joueurs pour me saisir de symboles archaïques. Le trivial et le sacré y travaillent ensemble. Mon travail a été montré et soutenu par des institutions et des lieux alternatifs.

Pourquoi avoir installé votre atelier en milieu rural ?

EP : Je suis passée du duché de Bourgogne à celui de Lorraine, avec un détour en Suisse, au Vietnam et en Finlande ! Invitée en 2013 puis en 2015 par l’association Ergastule à Nancy, j’y ai rencontré le laboratoire humain et matériel qui répondait aux recherches que je menais alors seule : comment concilier les savoir-faire et l’art contemporain ? Comment créer dans une dynamique de partage et d’échange ? Cette résidence, qui devait durer deux mois, a conduit à un projet de multiples en verre qui a nécessité huit mois de travail aux côtés d’Olivier Weber. À l’issue de la production, nous avons réalisé que nous ne pouvions plus nous quitter. Nous avons acheté le mois suivant une maison en ruine dans l’Ouest vosgien, près du Centre européen de recherches et de formation aux arts verriers de Vannes-Le-Châtel où Olivier enseigne. L’aventure était lancée !

NV : La ville n’est pas mon milieu naturel, trop étouffante, turbulente, bruyante, fatigante. Il me

faut être au contact de la nature, vivre les saisons, et cultiver. En 2015, dans un contexte terrible, l’urgence de me retrouver un chez-moi. Comme ma seule ambition dans la vie c’est la peinture, mes choix se décident en ce sens, alors je pars à la recherche d’un espace à construire en cabane, avec un atelier, un jardin en potager-verger, bassecour et mare, quelque chose en grotte et forteresse. Revenant d’une résidence à Vent des Forêts, y ayant rencontré un décor inspirant, de très belles personnes et de nombreux lieux-événements associatifs qui portent la culture et la possibilité d’une vie avec le minimum, au plus proche de ma sensibilité écologique, l’achat d’une fermette dans la commune de Lahaymeix au centre de la Meuse s’est imposé.

Ce choix a-t-il un impact sur vos œuvres ?

NV : En arrivant ici, je me suis d’abord tourné vers les forêts pour faire connaissance avec le territoire. En plein temps calme, avec cette envie de peindre la verdure, le sous-bois, le végétal, de m’installer face à ma toile, en immersion dans le motif, avec son changeant-mouvant-vivant, là où subsiste ce qui existe le plus sauvage-libre-autonome possible aujourd’hui.

EP : Comme mon travail artistique est toujours déclenché par une observation ou une rêverie posée

Noel Varoqui, 2023 © Sarah Cantaloube

sur mon environnement quotidien, ce changement de lieu et de mode de vie a nécessairement été impactant. Le premier apprentissage a été celui des pierres : reconstruire une ruine c’est réapprendre la notion de temps, d’urgence, de nécessité, de confort. C’est aussi apprendre à connaître de nouveaux matériaux, leurs propriétés, de nouvelles échelles… Ça dégourdit et c’est très inspirant ! Au-delà de l’aspect économique et dans ce qu’il implique d’engagement sociétal, le milieu rural est aussi le lieu où retrouver ses fondamentaux : lien avec le cycle des saisons, proximité avec la faune et la flore, phénomènes climatologiques, cosmologiques et botaniques... Il n’est pas seulement question de s’y confondre, mais aussi d’y trouver une matière première à observer qui nourrit l’imagination matérielle. Depuis notre potager jusqu’au bois d’affouage que nous façonnons, il y a de la matière à penser dans l’agir.

Avez-vous le sentiment de gagner en liberté dans votre processus de création, ou au contraire, de perdre quelque chose ?

NV : La peinture demande du temps, une concentration, une régularité qui déjà m’occupe. Une authenticité également. Et c’est ici que j’ai trouvé un environnement et les conditions qui me sont les meilleures possibles : une sérénité, une liberté, un confort, un rythme, qui me sont personnels. Et j’ai mes limites : il m’est plus facile de cultiver un isolement qu’un réseau. De cette manière, au vu du nombre d’artistes présents sur la scène de l’art contemporain, et du jeu de sélection naturelle, je suis déjà très heureux que des personnes aient trouvé suffisamment de qualités à mes peintures pour me confier leur lieu et ainsi me donner régulièrement une visibilité. Déjà peu actif sur les réseaux sociaux et peu présent dans les événements « urbains », ce positionnement en marge a un coût, un risque. Un artiste ça se fabrique et sans talent de démarcheur, c’est heureux que jusqu’à présent, on se souvienne de moi. Je reste inconnu des institutions privées, en dehors du marché de l’art. À voir la suite, comment je vais survivre en me positionnant « ermite » dans ce monde de l’art contemporain.

EP : La plus grande liberté fut déjà de devenir propriétaire sans emprunt et d’obtenir de grands espaces : pour les deux sculpteurs que nous sommes, il était indispensable de trouver le lieu pour tous nos équipements (verre, céramique, bois, métal... etc), nos stocks de matériaux et d’œuvres, et aussi d’avoir un grand potager et des vergers pour la réserve alimentaire. Je ne pense pas qu’il y ait de perte pour celui qui s’installe à la campagne, tant que le lien est maintenu : cela est d’autant plus possible aujourd’hui que nous avons des moyens de communication et de déplacement développés. Je n’ai jamais eu l’impression que d’être présente à tous les vernissages proposés par mon lieu de vie soit le vecteur de soutien ou de sollicitations. En revanche, aller à la rencontre des autres, avoir des échanges plus rares mais approfondis et inviter à son tour à des projets, oui !

À la fin de l’année 2023, sur une grande radio française, il y a eu un débat intitulé : « La ruralité est-elle un désert culturel ? » Que pensez-vous de cette question, et du fait qu’elle soit encore posée aujourd’hui ?

NV : Que dire… La culture se joue, s’immisce partout... il me semble. Il y a toujours des personnes engagées pour porter des initiatives exigeantes et mettre les arts en valeur lors d’événements variés et fédérateurs. Ici, j’habite à cent mètres d’un centre

Atelier © Emma Perrochon

d’art d’intérêt national, à dix minutes de voiture de CAP Chantraine, qui depuis des années programme des groupes de musique internationaux, on y construit même actuellement une salle de 250 places pour répondre aux attentes du public. Mais au vu des priorités décidées par l’État, il me semble que, la culture, l’art, les arts plastiques devront toujours compter sur la force de ses acteurs (ceux qui font et/ou ceux qui montrent) plutôt que sur un soutien financier proportionnel à tout ce qu’ils apportent.

EP : La question est délicate, d’autant plus que la culture est profondément une histoire de point de vue : de quelle culture parle-t-on ici ? Parle-t-on de productions matérialisées de sujets intellectuels ? Ce désert désigne t-il une absence de lieux ? Une absence de moyens ? Une absence de créateurs ? Car si l’on parle de culture en rapport au milieu de vie, nous trouvons ici des villageois bien plus avisés et concernés par leur patrimoine bâti et naturel que nombre d’urbains !

Pour notre part, en tant qu’usagers de la culture artistique et philosophique, nous ne ressentons pas de frustration : si nous sommes en manque de propos intellectuel, nous allumons la radio en question, nous lisons des livres, nous suivons des formations ou lançons des recherches sur la grande toile, nous recevons nos amis penseurs et créateurs. Sans oublier un petit pèlerinage occasionnel dans une grande ville pour voir une exposition qui nous tient à cœur. Quant aux lieux de culture conventionnels, nous observons ici dans l’Ouest vosgien qu’il y a un beau tissu de médiathèques dans les petits villages, des espaces culturels qui proposent une programmation régulière de spectacles et expositions. Ils sont complémentaires et relaient des lieux de plus grande échelle, des institutions qui sont souvent urbaines. Les moyens et équipements ne sont pas les mêmes, mais est-ce que cela ferait sens d’avoir de plus gros complexes culturels dans des régions peu habitées ? Nous croyons plutôt que le soutien d’initiatives de petite échelle peut être le meilleur moyen de convier les publics ruraux, qui abordent la culture plutôt comme un facteur social et convivial, comme l’étaient certainement les anciens cultes : pour cela, nous pouvons compter sur les artistes eux-mêmes pour créer de nouveaux modèles. Dans le désert, plutôt de petites oasis que Dubaï !

www.noelvaroqui.fr www.emmaperrochon.com

© Emma Perrochon

Champs de créativité

Au cœur des vastes paysages ruraux de la région Grand Est, une scène artistique émergente défie les préjugés et repousse les frontières de l’expression créative. Alors que les grandes villes ont longtemps été considérées comme les foyers privilégiés de l’innovation culturelle, de plus en plus d’initiatives fleurissent dans les campagnes pour explorer de nouveaux horizons.

Petite

sélection non exhaustive de ces structures qui repensent la relation entre art, nature et communauté.

MAISON VIDE

Crugny (51) maisonvide.fr

Au cœur d’un village marnais de six cent cinquante habitants, se trouve un lieu de création

et de diffusion dédié à l’art contemporain et aux musiques actuelles . À l’origine, une demeure inhabitée, reçue en héritage par la céramiste et plasticienne Anne-Sophie Velly, qui, très vite, fait de cette « Maison Vide » un lieu de vie. Dès 2009, des artisans y dévoilent leurs œuvres, souvent pour la première fois ; ils vivent au milieu de leur exposition, y reçoivent le public et des artistes invités, développent un fablab, un labo, des ateliers. Depuis quatre ans, le collectif a même investi un grand jardin de 2 500 m2 pour y installer un parcours d’œuvres à ciel ouvert et un potager partagé en permaculture, accessible à tous. Ils y organisent des concerts, des lectures pour les enfants, des ateliers de création, de partage, de découverte de savoir-faire, des résidences d’artistes… Un lieu pour tester des choses, porté par une certaine idée du vivre-ensemble, où émergent régulièrement de nouvelles initiatives, comme « Home », dispositif étonnant dans lequel un artiste vient directement chez vous faire son vernissage, «  un peu sur le principe des livreurs de pizza ! » commente avec le sourire Anne-Sophie. Sans oublier le festival Bisou Bisou qui, chaque été, propose de mêler art, nature, musique et convivialité, dans un parcours d’œuvres à ciel ouvert installé un peu partout dans la commune, et bientôt également dans la forêt. Prochain rendezvous du 30 juin au 6 octobre 2024 !

JMBN, Seum 2, Festival Bisou Bisou 2019 © Maison Vide / JMBN

Simone - Camp d’entrainement artistique, vue extérieure © Simone LA LUNE EN PARACHUTE

Épinal (88) laluneenparachute.com

Créée en 1991 par sept passionnés, La Lune en Parachute occupe depuis 2010 un très bel espace de 600 m2 à É pinal. «  Nous avons à cœur d’amener à nos publics la diversité des disciplines de l’art contemporain  », explique Lydia Genin, chargée de coordination et de développement. Expos solo ou collectives, accompagnement des artistes locaux, régionaux ou nationaux, co-création ou création plastique in situ, la programmation varie selon la sensibilité de chaque membre du bureau. Avec, de plus en plus, l’envie de lier les projets à la région. «  L’an dernier, on a mené notre première résidence de territoire. La plasticienne cubaine Cristina Escobar a ainsi directement travaillé à Thaon-les-Vosges, dans l’ancienne filature BTT des grands ensembles Boussac, pour y développer tout un projet autour des migrations. » En parallèle de ce travail d’accompagnement et de diffusion, La Lune en Parachute a mis en place un concept singulier : l’Artbus, un atelier-expo itinérant qui sillonne les routes des Vosges de novembre à juin, avec des haltes d’une semaine dans les collèges du département. Les artistes partent ainsi à la rencontre des élèves, proposant des expos, des ateliers immersifs, des temps de rencontres et d’échanges dans des zones parfois très éloignées des pôles culturels. À noter que le véhicule lui-même est une oeuvre roulante, puisque la carrosserie a été totalement relookée par l’artiste urbain Rero en 2021 !

SIMONE

CAMP D’ENTRAINEMENT ARTISTIQUE

Châteauvillain (52) simone.camp

Labellisée « Fabrique de Territoire » en 2020, Simone est un « endroit du quotidien pour les gens, un

lieu d’échange, de vie  », comme aime à le rappeler Anne-Laure Lemaire, directrice artistique et fondatrice. Elle qui cherchait à l’origine de l’aventure, en 2015, un simple espace de stockage pour sa compagnie de théâtre, s’est vite rendu compte du potentiel de ce bâtiment qui accueillait jusqu’alors les usines de bottes Le Chameau : en faire un lieu d’infusion et de diffusion pour les artistes, mais également un vrai espace pour les habitants, qui n’avaient jusqu’alors pas ou peu de services de proximité : un marché bio, un vide-dressing, un café associatif, et même une offre de restauration, la fameuse « Cantine de Simone ». Portée par l’idée de rassembler dans l’esprit d’un tiers-lieu, Anne-Laure Lemaire tient à «  ne pas séparer la culture et l’art du quotidien et des autres. Et si ça peut provoquer des glissements entre les choses, tant mieux ». Parmi les nombreuses actions à venir, Simone vous invite à Belle de Nuit, un antifestival avec neuf performances le même jour, à la même heure, dans neuf villages différents, avec dix jours de résidences en amont entre artistes et habitants. « Je leur donne un thème. Et dans une forme d’urgence, ils inventent un spectacle, une performance qui n’aura lieu qu’une fois, en extérieur. Ça se passe là, à ce moment-là, pour ces gens-là, c’est gratuit, c’est cadeau. Et puis après, c’est fini. » Rendez-vous du 10 au 20 juillet 2024 pour cette étonnante « constellation éphémère ».

LA SYNAGOGUE DE DELME

Delme (57) cac-synagoguedelme.org

Depuis plus de trente ans, l’ancienne synagogue de Delme s’est transformée en lieu d’exposition ; elle a même été labellisée « Centre d’art contemporain d’intérêt national » en 2019. Un site atypique où cohabitent histoire, patrimoine et création, dont la ligne directrice est la formation à la culture. « Nous sommes un phare dans une zone où, à part la télé et Internet, il n’y a pas tellement d’ouverture sur le sujet », commente le directeur Benoît Lamy de la Chapelle. « Il faut remplir ce vide entre ce que les gens considèrent comme de l’art, et la diversité des formes contemporaines. » L’équipe mise notamment sur un important dispositif à destination des scolaires : ateliers de pratique artistique, workshops, temps d’échanges dans les écoles ; sans oublier « Passages », une expo à la Gue(ho)st House regroupant les réalisations des élèves au cours de l’année. Un environnement riche et foisonnant pour tous : «  Quand on fait un vernissage, ce n’est pas juste pour des professionnels. La ruralité permet ça aussi, d’associer l’art à quelque chose de convivial pour tout le monde. »

Artbus sur la route de Rupt-sur-Moselle © La Lune en Parachute

VENT DES FORÊTS

Lahaymeix (55) ventdesforets.com

Cent-cinquante œuvres réparties sur quarantecinq kilomètres de sentiers de randonnées, c’est le cadeau que nous offre Vent des Forêts. Un centre d’art pas comme les autres, qui prend place au cœur de la Meuse depuis près de trente ans. « On emploie rarement l’expression “art contemporain” ici, explique Pascal Yonet, le directeur. On évite tout ce qui crée des cloisonnements, des portes fermées. Au contraire, on est un lieu ouvert, un lieu d’accueil, qui, par des croisements, du frottement, sait créer et accepter de la différence. Et qui permet aussi de la regarder. » Au détour d’un chemin, au milieu d’un champ, suspendues à un arbre ou posées dans

un écrin de verdure, les œuvres semblent faire partie prenante de la forêt : et pour cause, elles sont créées sur place, avec des matériaux de la région (bois, pierre, verre…) en rapport avec ses problématiques. «  Il n’y a pas d’appel à projet. On invite des artistes d’aujourd’hui, de toutes générations, de toutes nationalités, à venir en résidence chez l’habitant. On improvise un atelier dans une grange, en symbiose avec un menuisier, un forgeron, un agriculteur, un forestier… On s’adapte aux besoins, et en même temps, on crée du lien. On va apprendre d’eux... Mais eux vont apprendre de nous. Et cela, dans un sens, rend les œuvres plus tangibles, plus réelles. Dans une époque de repli, de frilosité, cette ouverture, c’est quelque chose qui se laboure sans cesse. » Les sept boucles de promenade sont accessibles à tous, toute l’année.

COLLECTIF DES POSSIBLES

Fellering (68) collectifdespossibles.fr

Dans un écrin de verdure, au cœur du Haut-Rhin, se niche un lieu où l’art et la nature se mêlent en harmonie : le parc de Wesserling. Au sein de ce domaine historique, réputé pour ses jardins remarquables et son passé industriel, émerge en 2017 une initiative créative : le Collectif des Possibles. Fruit d’une collaboration entre artistes, artisans, habitants et passionnés de la nature, il s’est donné pour mission de développer et de partager un espace pluridisciplinaire, artistique et culturel, ancré dans son territoire. Tous y sont animés par une vision commune : celle de transformer le parc en un espace vivant, où l’art éphémère et l’environnement se répondent et s’inspirent mutuellement. Promotion des pratiques artistiques, éducation populaire, écologie, économie sociale et solidaire, création, transmission, diffusion, telles sont ses grandes lignes directrices. Autour d’un noyau dur d’artistes permanents, de nombreux résidents sont accueillis tout au long de l’année dans des lofts et ateliers aménagés, parfois sur de longues périodes : c’est le cas par exemple de Delphine Gatinois, artiste visuelle née à Reims, qui travaille actuellement sur un grand projet de création autour de la tradition des bûchers dans la vallée au cours d’une résidence de trois ans sur le territoire.

FECITTOOLBOX

Val de Vesle (51) fecit-toolbox.org

«  Une vision d’artiste qui travaille avec des artistes. » C’est en ces mots que Sophie Hasslauer, plasticienne touche-à-tout, décrit l’aventure FECITtoolbox qu’elle dirige depuis une dizaine d’années à Val de Vesle, petite commune située aux portes de Reims, entre rivière et forêt. Dans

Ateliers © CAC - la synagogue de Delme
Stefan Rinck, One of those who were too long in the woods, Vent des Forêts 2010 © Morgane Pasco

une grange totalement réaménagée, ce centre d’art initialement dédié à la recherche plastique revendique depuis toujours une totale absence de frontières. Un lieu et un état d’esprit avant tout, qui «  montre des expos, produit des pièces et accompagne des artistes » : un projet né de l’absolue nécessité de créer du lien. « Nous sommes beaucoup à nous installer en campagne pour avoir plus de place ; or quand on n’est pas Parisien, ou du moins que l’on n’habite pas en ville, être artiste, c’est quand même une activité ultra-solitaire. Proposer un espace comme celui-là, c’est favoriser les échanges, les rencontres, les connexions, même si c’est parfois très compliqué à mettre en œuvre. » Expositions, conférences, cycles de performance, FECITtoolbox donne autant sa chance à des grands noms qui résonnent à l’international qu’à de jeunes artistes qui débutent ou sortent de l’ESAD – « tout est question de sensibilité ». Enfin, pour tenter de dissoudre les idées préconçues qui cristallisent souvent l’art contemporain, Sophie multiplie les ateliers de médiation auprès des jeunes et des écoles, tout en développant des mini-événements « grand public » comme la fête de la musique, afin que tous investissent la grange, la cour et le jardin.

Aubepierre-sur-Aube, Châteauvillain (52) laurentine.net

Association créée en 2010, gérée entièrement par des bénévoles, la Maison Laurentine peut s’enorgueillir d’être le premier centre de recherche et de création artistique a être implanté dans un Parc National, et ce dans toute l’Europe ! « Notre raison d’être ? Relier par l’art ce qui est séparé, et faire de la relation avec les habitants la clé de voûte d’une action artistique et culturelle ouverte, au local comme à l’international », explique Pierre Bongiovanni, à la tête de cette structure atypique. « Notre engagement consiste à permettre l’énoncé de points de vue différents, ménager des moments d’écoute et de compréhension réciproque, faire bouger les lignes par le partage d’expériences, que celles-ci émanent d’artisans, de salariés, d’agriculteurs ou de créateurs. » Au cœur des actions de la Maison Laurentine, l’accueil d’artistes en résidence, une activité éditoriale, et la conduite de recherche d’envergure nationale – actuellement, sur les relations entre Santé intégrative / Art et Nature. Sans oublier une grande manifestation estivale, « 1 000 mondes, une seule humanité », prévue du 30 juin au 27 octobre, avec expositions, rencontres, concerts, veillées littéraires… «  L’idée majeure est de sortir de l’entre soi, quel qu’il soit. Rien n’est jamais gagné tant l’art du “bien vivre ensemble” est menacé de toutes parts. Ici comme ailleurs, la culture, les arts sont souvent perçus comme un simple divertissement plus que comme une nécessité absolue pour refonder une société plus démocratique. »

MAISON LAURENTINE
Jean-Luc Verna, Baguette magique © FECITtoolbox
La Visite à Fellering, vue extérieure © Vladimir Lutz
Gilbert Marcel, Gaïa © Maison Laurentine

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