NOVO 76

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1er > 16 AVRIL 2025

Programmation de clôture de l’année Strasbourg

Capitale mondiale du livre Unesco 2024

Directeurs de la publication et de la rédaction :

Bruno Chibane & Philippe Schweyer

Rédacteur en chef : Philippe Schweyer ps@mediapop.fr

06 22 44 68 67

Secrétaire de rédaction : Aude Ziegelmeyer

Relecture : Manon Landreau

Direction artistique : Starlight

Ont participé à ce numéro :

RÉDACTEURS

Florence Andoka, Nathalie Bach-Rontchevsky, Nicolas Bézard, Valérie Bisson, Benjamin Bottemer, Caroline Châtelet, Nicolas Comment, Claude De Barros, Pierre Deshusses, Coralie Donas, Emmanuel Dosda, Dominique Falkner, Christophe Fourvel, Clo Jack, Mathieu Jeannette, Bruno Lagabbe, Pierre Lemarchand, Lucas Le Texier, Luc Maechel, Guillaume Malvoisin, Alma Massiani, Stéphanie-Lucie Mathern, Myriam Mechita, Mylène Mistre-Schaal, Martin Möller-Smejkal, Nicolas Querci, Martial Ratel, Louis Ucciani, Aurélie Vautrin, Nathanaelle Viaux, Gilles Weinzaepflen, Jean-Luc Wertenschlag, Clément Willer, Aude Ziegelmeyer.

PHOTOGRAPHES ET ILLUSTRATEURS

Vincent Arbelet, Pascal Bastien, Bearboz, Nicolas Bézard, Sébastien Bozon, Mar Castañedo, Nicolas Comment, Caroline Cutaia, Régis Delacote, Richard Dumas, Romain Gamba, Alicia Gardès, Delphine Ghosarossian, Anne Immelé, Joan, Nicolas Leblanc, Olivier Legras, Benoît Linder, Renaud Monfourny, Zélie Noreda, Arno Paul, Bernard Plossu, Olivier Roller, Dorian Rollin, Christophe Urbain, Henri Walliser, Nicolas Waltefaugle.

COUVERTURE

Chewing Girls, Soazic de Clémence Veilhan www.clemenceveilhan.net

IMPRIMEUR

Estimprim – PubliVal Conseils

Dépôt légal : avril 2025

ISSN : 1969-9514 – © Novo 2025 Le contenu des articles n’engage que leurs auteurs. Les manuscrits et documents publiés ne sont pas renvoyés.

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Direction : Bruno Chibane bruno.chibane@chicmedias.com — 06 08 07 99 45 administration@chicmedias.com — 03 67 08 20 87

MÉDIAPOP

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PROLOGUE

5

FOCUS 7-26

La sélection des spectacles, festivals et inaugurations

SCÈNES

27-40

Jacqueline Caux 28-31, Héla Fattoumi & Éric Lamoureux 32-35 , Jean-Christophe Folly 36-37, Théâtre en mai 38-40

ÉCRITURES

41-56

Kurt Tucholsky 42-43, Arno Schmidt 44-47, La Pensée sauvage 48-49 , Bruno Bachelier & Jacky Schwartzmann 50-53 , Stan Cuesta 54-56

SONS

57-82

Piers Faccini & Ballaké Sissoko 58-63, La Vapeur 64-66 , Mounia Raoui 67-69, Solaris Great Confusion & Original Folks 70-72 , Les Eurockéennes 73-75, Astéréotypie 76-77 , Komodrag & The Mounodor 78-79 , sHepard-Electrosoft in Public Garden 80-82

ARTS

83-88

Après la Fin, Cartes pour un autre avenir 84-85 , Lumières du Nord 86-88

IN SITU 90-101

Les expositions du printemps

CHRONIQUES

103-134

Stéphanie-Lucie Mathern 104-105, Myriam Mechita 106-107 , Dominique Falkner 108-109, Nathalie Bach-Rontchevsky 109 , Martin Möller-Smejkal 110-113, Jean-Luc Wertenschlag 114-115 , Emmanuel Abela 116-117, Caroline Châtelet 118 , Claude De Barros 120, Bruno Lagabbe 122

SELECTA

Disques 124 Livres 126

ÉPILOGUE

128

Maurizio Cattelan, Comedian, 2019. Banane et ruban adhésif. Dimensions variables Photo, Zeno Zotti. Courtesy, Maurizio Cattelan’s Archive. Galerie Perrotin

RÉSISTE

J’étais en train de pédaler le long du canal quand une Vespa m’a dépassé en klaxonnant. Coiffé d’un casque blanc, le pilote de l’engin slalomait entre les nids-de-poule. J’ai donné un coup de pédale pour profiter de l’aspiration. Malgré le bruit du moteur, je devinais des bouts de mots lancés dans le vent : colombina, gelata, ragazzina, bambolina, basta cosi… On se serait cru dans un film italien, mais sans les sous-titres. Le conducteur de l’engin portait un pantalon de velours, exactement comme Nanni Moretti, et n’arrêtait pas de parler, exactement comme Nanni Moretti. J’ai accéléré pour me hisser à sa hauteur. Maintenant, j’étais sûr que c’était Nanni Moretti. Je lui ai fait bonjour de la main, mais il a continué à parler en me fusillant du regard. Il était peut-être en train de se mettre en bouche les dialogues de son prochain film. J’ai ralenti pour reprendre mon souffle. Nanni a ralenti à son tour. Intervista, viaggio, memoria, molto, vicino, vergogna, saluti macaroni… Il continuait de parler comme s’il s’adressait à un public imaginaire. Alors que je me creusais la cervelle pour engager la conversation, je me suis souvenu de son film Aprile. Plus précisément de la scène où il fume un gros joint devant la télé avec sa mère, le soir de la première élection de Berlusconi il y a plus de trente ans. À l’époque, je n’avais pas cru possible que ce qui arrivait aux Italiens pourrait nous arriver à nous aussi.

— Ciao Nanni, je peux avoir un conseil ? Un petit conseil pour un Français désespéré face à la montée du fascisme ?

— Non aspettare ! Entrare in resistenza !

— Et si Hanouna est président ? Et si Bolloré est ministre de la Culture ?

— Non aspettare ! Entrare in resistenza !

Je me suis demandé si je n’étais pas en train de pédaler à côté d’un Nanni Moretti généré par une intelligence artificielle quelconque.

— Et si Poutine envahit la France ?

— Non aspettare ! Entrare in resistenza !

J’en avais assez de m’adresser à un robot. J’ai accéléré pour lui faire une queue de poisson, mais il a accéléré lui aussi. J’avais beau pédaler comme un dératé, il gardait toujours un petit mètre d’avance. Alors que je commençais à fatiguer, j’ai remarqué une caravane stationnée sur un parking à l’écart de la piste. Ça sentait bon la merguez cramée. Je

me suis arrêté pour boire une canette de bière. Le gars de la caravane était en train de préparer des frites. Je l’ai observé tout en savourant ma bière. On devinait qu’il n’était pas du métier.

— Je peux avoir une merguez avec des frites ? Il a fait signe que oui. Je voyais bien que quelque chose clochait. Pour le mettre en confiance, je lui ai raconté que je venais de parler à Nanni Moretti sur sa Vespa avec son casque blanc vintage.

— Je m’en fiche de Nanni Moretti ! Tu crois qu’il s’arrêterait pour boire un verre ? Moi aussi je suis un artiste ! Ce n’est pas parce que je suis obligé de vendre des frites pour survivre que je ne suis pas un artiste !

— J’aime les artistes.

— Tout le monde s’en fiche des artistes ! Il n’y a plus un rond pour les artistes ! Les gens s’enferment à double tour pour regarder de la merde à longueur de journée.

— Pas moi.

— Il n’y a plus d’utopie ! On va tout foutre en l’air pour fabriquer des armes ! Elle est où la beauté ? Il est passé où l’espoir d’un monde meilleur ?

— Il faut faire confiance à la jeunesse.

— Je ne fais plus confiance à personne. Il y a deux jours, j’ai échangé mon vieux combi contre la Tesla d’un mec qui passait par là… Ça m’apprendra à faire confiance à la jeunesse !

— Une Tesla contre un combi Volkswagen ?

— Un bon vieux combi de hippie contre une Tesla dernier cri. Ma femme m’a interdit de la garer devant la maison. Elle dit que les voisins vont se foutre de ma gueule. Qu’on va nous prendre pour des fachos !

Je l’ai laissé s’apitoyer sur son sort le temps de manger ma merguez et mes frites. Alors que je m’apprêtais à remonter sur mon vélo, il a poussé le volume de la radio. Nostalgie diffusait « Résiste », une chanson de France Gall. J’allais partir, mais il a grimpé sur la caravane et s’est mis à chanter à tue-tête en dansant comme un diable sorti de sa boîte. En voyant ça, des touristes se sont précipités hors d’un énorme bus qui venait de se garer et se sont mis à danser autour de la caravane en imitant ses chorégraphies déjantées. J’avais la gorge nouée. Nanni Moretti m’a tapé sur l’épaule. Il était en train de filmer la scène avec son téléphone. On aurait dit qu’il était de retour en enfance.

John

photo
© Greg Juppin

Summer boules

C’est le secret le mieux gardé de l’été. Un petit coin de paradis bien planqué le long de la voie de chemin de fer qui quitte Mulhouse au niveau de la gare de Dornach. Ceux qui savent y reviennent chaque été en famille pour jouer aux boules, savourer une bière, papoter avec les amis et même assister à des concerts en plein air. Au programme de ce Summer boules 2025 concocté par Luana : la compagnie du Vent en Poupe et son spectacle De la Marche (le 24 mai), une soirée triple concert (le 26 juillet) et une carte blanche à François Heyer qui exposera le fruit de ses déambulations à motocyclette le long de l’ancienne Nationale 6 (vernissage le 13 juin). Bref, l’UBM, c’est que du bonheur, on se croirait au camping sans les embouteillages. Ne manque que la mer, mais il suffit d’un peu d’imagination. (P.S.)

Seigneurs, ours, mendiants

Depuis la barre rocheuse où il se tient, le château de Montbéliard veille sur la ville depuis le xiiie siècle, époque à laquelle il fut érigé par la famille de Montfaucon. Depuis ce temps, outre sa fonction d’héberger de nobles lignées de seigneurs, il a connu d’autres usages inattendus : dans son enceinte ont défilé bêtes sauvages piégées dans le Trou aux Ours (Boehrenloch), soldats et officiers postés dans le bâtiment de garnison républicaine que le château devint en 1793, mais aussi mendiants, vagabonds, criminels quand il servit tour à tour de dépôt de mendicité ou de maison d’arrêt… Le nouveau parcours historique qui vient d’ouvrir ses portes, dans une muséographie modernisée, raconte cela de manière passionnante. (C.W.)

Parcours historique du château de Montbéliard Wurtemberg www.chateaumontbeliardwurtemberg.fr

Iris Clert

Dans cet essai passionnant, Servin Bergeret revient sur le parcours tout sauf ennuyeux de la galeriste Iris Clert. Si sa postérité repose sur la place qu’elle a tenue dans la promotion de l’œuvre d’Yves Klein et l’émergence des Nouveaux Réalistes, ce qui fait le sel de l’ouvrage, c’est la personnalité d’une galeriste qui n’hésite pas à provoquer le scandale, se fiant davantage à son instinct (et à l’astrologie) qu’à la raison. Pionnière en matière de communication et de marketing, Iris Clert a l’art d’actionner les réseaux pour attirer la lumière sur les artistes qu’elle expose. Bonus appréciable, le livre se clôture par une « Expographie » complète, soit le récapitulatif de toutes les expositions organisées par Iris Clert avec la liste qui donne le tournis de tous les artistes exposés par cette individualiste forcenée. (P.S.)

Iris Clert – Singulièrement galeriste, Servin Bergert, Les presses du réel

François Heyer, les boules et la frite.
© Ville de Montbéliard

Un grand calme étrange

« Anywhere out of the world », disait Baudelaire. Les œuvres des artistes Raymond E. Waydelich, archéologue du futur forgeant d’étranges animaux ou de mystérieux reliquaires, et Christophe Hohler, peintre ontologique des passants anonymes et des forêts immémoriales, ont en commun de se tenir dans un ailleurs insituable. En suivant le fil du dialogue tacite entre les deux artistes, c’est comme si nous nous mettions en chemin vers cet ailleurs dans un grand calme étrange, semblable à celui de ce Fumeur de cigare de Christophe Hohler (2021). Telle est l’expérience que nous réserve l’exposition « Anonymous – Famous » conçue par la commissaire Ute Dahmen à la Fondation Fernet-Branca de Saint-Louis, présentée à partir du 5 avril. (C.W.)

Christophe Hohler et Raymond E. Waydelich : « Anonymous – Famous », exposition à la Fondation Fernet-Branca à Saint-Louis du 5 avril au 31 août 2025.

Giuditta

Strasbourg (Opéra) 11-20 mai. 2025

Mulhouse (La Filature) 1er & 3 juin 2025

Direction musicale Thomas Rösner

Mise en scène

Pierre-André Weitz

Chœur de l’Opéra national du Rhin

Orchestre national de Mulhouse operanationaldurhin.eu

Christophe Hohler, Le fumeur de cigare, 2021. Acrylique, huile et pigments sur toile, 120x145 cm

Ensemble et singuliers

« Plus il y a de solitaires, plus solennelle, émouvante et puissante est leur communauté », disait quelque part Rilke. L’édition 2025 du festival littéraire Clameur(s) qui se tient à Dijon prolonge cette réflexion poétique et politique, en explorant les paradoxes féconds du mot « ensemble » : « Ensemble et différents, ensemble et singuliers, finalement à l’identique de ce qu’est la littérature : un espace pour toutes et tous où chacun et chacune peut exister dans son individualité. » D’ailleurs, la clameur elle-même suppose par définition un entremêlement de voix aussi bien singulières que plurielles… En avril et en mai, ces clameurs essaimeront dans les bibliothèques dijonnaises, où se tiendront des ateliers pochoirs qui aboutiront à l’élaboration d’une grande fresque participative et utopique : « La ville rêvée ». Du 13 au 15 juin est programmé un weekend de festivités qui sera l’occasion de flâner au marché des éditeurs ou d’assister aux plaidoiries pour un polar. On retrouvera également, au fil des rencontres littéraires à travers la ville, l’écrivaine Muriel Barbery qui vient de faire paraître son roman Thomas Helder chez Actes Sud et qui est la marraine du festival cette année, mais aussi les autrices et auteurs de livres graphiques Rosalie Stroesser, Nina Neuray et Fred Bernard, ainsi que les romanciers et romancières Agnès Desarthe, Alexis Jenni et Morgan Ségui.

Par Clément Willer

— CLAMEUR(S), festival littéraire de janvier à juin, à Dijon clameurs.dijon.fr

La mort, tranquille

Good news pour les Dijonnais, Angelin Preljocaj et son ballet sont de retour à l’Opéra. Retour en grande classe avec une question essentielle : comment écrire la mort au corps ? Requiem(s) agrège ainsi dix-neuf danseurs et offre une drôle de suite logique à la Birthday Party de 2023, pièce interprétée uniquement par des séniors. Questions de chronomètres, questions de chair, questions d’approche d’une échéance qui est notre point commun. Rassemblant un corpus musical tendu et dense, mêlant Mozart, Messiaen, Ligeti, les rockeurs lourds de System of a Down et quelques anonymes du Moyen Âge, Preljocaj se donne matière à transcrire une bouleversante méditation chorégraphique. La vie, la mort, le soin des uns par les autres, le manque à venir, l’inexorable qu’on aimerait pouvoir fuir. Une fois encore, c’est la musique qui vient frapper la chair en action, à peine augmentée d’un jeu de lumière aussi précis qu’un scalpel dans une plaie. Cependant, les agrégats de musique évitent le piège d’une compilation funéraire, d’une playlist mortuaire. Requiem(s) se joue d’échos, comme la chorégraphie se joue également de citations et de mouvements remis sur l’établi. Pas impossible d’y déceler ici ou là cette masterpiece qu’a été la version du chorégraphe du Sacre du printemps Ici, on navigue dans l’automne et l’hiver, dans l’introspection magistrale et ultrasensible d’un homme se retournant sur le langage qu’il aura mis une vie à inviter, sur une assemblée, son ballet, créé il trente ans désormais, pour lui insuffler ce qu’il suffit de vie pour venir nous émouvoir, nous chercher, avec une douceur lucide. Jusqu’à l’idée magnifique d’une résurgence possible.

Par Guillaume Malvoisin

— REQUIEM(S), danse les 12 et 13 mai à l’Opéra de Dijon opera-dijon.fr

Illustration : BM Dijon
© Didier Philispart

… Et pour quelques riffs de plus

Il n’y a pas à dire, certains titres d’albums sont tellement bien trouvés qu’ils donnent envie de les découvrir dans la seconde. Un exemple ? Serenades & Damnation. Trois mots, simples, basiques, un nom qui claque pour un disque qui en jette, le premier de Dead Chic – un groupe envoûtant né de la rencontre improbable entre le rock des bas-fonds londoniens et les explosions énigmatiques de Besançon. En 2020, après des années à se croiser sur les routes avec leurs groupes respectifs, Andy Balcon (Heymoonshaker) et l’enfant du pays, Damien Félix (Catfish) imaginaient en effet une musique sortie des entrailles de la terre – celle d’une grande plaine désertique, comme dans les westerns spaghetti des années 60. Quelque chose tenant à la fois du sacré et de l’organique, élan sauvage autant que vibration chamanique. Un rock hanté par le spectre d’Ennio Morricone, exhalant et respirant la moiteur, la hargne et la classe ; à la fois sombre et élégant, follement cinématographique, taillé à la serpe pour coller à la peau façon tatouage old school. Après seulement deux ans et deux EP d’existence, Dead Chic a déjà marqué les esprits, notamment grâce à des sets intenses et fiévreux. Aujourd’hui, avec Serenades & Damnation, ils flirtent avec le soul-blues, prennent des accents NickCaviens, ajoutent des percussions rampantes venues de la culture latine, invite la chanteuse turque Tuğçe Şenoğul sur un titre transpirant la sensualité épique… Un premier album comme un voyage immersif, vibrant, à cru sur un pur-sang, les yeux dans l’horizon lointain, à découvrir fin mai à La Rodia. Au galop !

— DEAD CHIC, concert le 28 mai à La Rodia, à Besançon www.larodia.com

Sortilège sonore

Des harpes hantées, des beats cabossés, des voix d’enfant perdues dans un monde trop grand… Au début des années 2000, les sœurs Casady illuminaient la scène de leur pop expérimentale, murmurant leurs douces incantations électroniques et autres comptines lunaires telles des chamanes modernes follement avantgardistes. Deux décennies passées à tisser des rêves sonores, à créer vers après note un univers de psyché-folk onirique enivrant ‒ univers qui a d’ailleurs influencé un joli nombre de musiciens, et confectionné un refuge pour les « criminal queers » du monde entier. Il y a peu de temps, elles revisitaient même, non sans une pointe de nostalgie, La Maison de mon rêve dans un écrin acoustique. Désormais, Sierra et Bianca ouvrent un nouveau chapitre du livre de sortilèges en signant chez les Américains de Joyful Noise Recordings : leurs vingt ans de carrière ont été fêtés dignement, place à de nouvelles expérimentations avec ce petit label indépendant. Esprits errants et cœurs indomptés, ne manquez donc pas le concert des deux sœurs au Moloco : CocoRosie sur scène, c’est un ballet de bruits et de frissons, entre douceur spectrale et chaos organique. Une boîte à musique éventrée sous des néons tremblants. Leur tournée ? Une traversée mystique, un road trip sur une corde raide entre rêve et apocalypse joyeuse. Peut-être aussi parce qu’elles ne font pas que « jouer de la musique ». Elles ouvrent des portes.

Par Aurélie Vautrin

— COCOROSIE, concert le 16 mai au Moloco, à Montbéliard www.lemoloco.com

Dead Chic © Thibaut Chalut
CocoRosie © Ginger Dunnill

le Signe, centre national du graphisme, Chaumont France

A

1 : /wɪnd/

2 confused murmur

3 soothing sounds for babies

4 and over and over and over again

5 whooshing highway

6 Casio MT-40

7 pick a quarrel

8 »Une bombe … Milou!«

9 tik tak tik tak tik tak tik tak tik tak

21

mai

Simenon 21/05–19/10 16/04–19/10

International Poster Competition Prix unique du livre 21/05–19/10 21/05–19/10 Metalogo Atelier national de recherche typographique (ANRT), 10 years 21/05–13/07 21/05–13/07

–19 octobre 2025, Biennale internationale de design graphique

B

1 Une meute apaisa la noise

2 (I’m busy)

Stop telephonin’ me, eh, eh, eh, eh, eh, eh, eh, eh, eh, eh, eh

3 BIPP

4 zzz zz zzz

5 rattling window panes

6 Equation 5′27′′ unusual noise

21/05–13/07 24/ 05–25/05 H5, voir la French Touch Messages/ Images, graphisme d’intérêt général 21/05–17/08 21/05–09/06

Full vibes

Après une édition 2024 ternie par de (gros) orages qui causèrent l’annulation d’un certain nombre de concerts, Rencontres & Racines mise cette année sur du (gros) son ensoleillé et bourré d’énergie ‒ peut-être pour conjurer le sort, qui sait ? Toujours est-il que, fidèle à ses chouettes valeurs de solidarité et de tolérance, le festival d’Audincourt ouvre à nouveau ses scènes à Dub Inc, Biga*Ranx, Soviet Suprem et Flavia Coelho, habitués des lieux s’il en est… Et annonciateurs, à n’en pas douter, de beaux moments de partage interculturel et de skank au cœur du parc Japy. L’occasion également de boire les paroles du rasta rebelle Tiken Jah Fakoly, qui n’avait pas pu jouer l’année dernière, et qui viendra cette fois conter ses combats en Acoustic ‒ du nom de son seizième album aux formes très organiques. Il faudra aussi garder un œil (et une oreille) sur Simone Ringer, fille de Catherine Ringer, privée elle aussi de scène l’année passée et de retour en juin pour performer sa poésie pop-punk ; et sur la très prometteuse Billie, fistonne d’un certain showman aux cheveux en forme de -M-. Enfin, le festival d’Audincourt accueillera pour la première fois Amadou & Mariam, porteurs bienveillants de tous les idéaux de Rencontres & Racines ‒ et qui pourtant n’étaient encore jamais venus en trente-quatre ans de festival. « Erreur du passé corrigée », dixit le programmeur !

On n’oublie pas également les douze artistes locaux mis en lumière, des propositions pour les familles, la venue de nombreuses associations, un prix toujours accessible et une fluidité repensée pour éviter les files d’attente interminables. Go !

Par Aurélie Vautrin

— RENCONTRES & RACINES, festival du 27 au 29 juin au Parc Japy, à Audincourt www.rencontresetracines.audincourt.fr

Rubens à Besançon

Les élus et spécialistes sont heureux ; les œuvres qui leur sont confiées voyagent, c’est ainsi que vivent les musées. Ici Rubens, La Descente de Croix, le message est universel, dit l’adjointe à la culture, le corps, la mort… on inaugure le couloir de la peur. Ça fait triptyque, le Bronzino, une des pièces maîtresses du lieu, le Rubens donc, et là-bas juste avant, la belle pièce contemporaine de Vincent Barré, qu’on ne peut voir que comme la couronne d’épines du Christ, étonnamment absente des deux tableaux. On situe l’histoire, Rubens de retour d’Italie en 1610 se met aux toiles monumentales, 1620 celle-ci, localisée aujourd’hui au musée de Valenciennes, prêtée au MBAA de Besançon. La toile est exceptionnelle, elle brille de ses couleurs et de ses chairs, la beauté s’extrait de la violence, elle reprend le panneau central du triptyque de la cathédrale d’Anvers. C’est ainsi que nous, spectateurs heureux, voyageons à travers temps et espace.

Par Louis Lucciani

— « LA DESCENTE DE CROIX » DE PIERRE PAUL RUBENS

Au musée des Beaux-Arts et d’Archéologie de Besançon mbaa.besancon.fr

Pierre Paul Rubens, « Descente de Croix », vers 1614-1615, huile sur toile @ Dépôt du musée des Beaux-arts de Valenciennes, GrandPalaisRMN/Mathieu Rabeau
Tiken Jah Fakoly © Youri Lenquette

AÉROSOL

Une histoire du graffiti en France

1960-1985

Exposition du 2 avril au 31 août 2025

MUSÉE DES BEAUX-ARTS DE NANCY

Soirées de Galas

Dix jours de fête, de création, et de créations en fête, c’est ce que promet le rendez-vous mis en place par le TNS à l’arrivée du printemps : les Galas ! Poussée par l’envie de réinventer ce que le terme « public » veut dire, la directrice Caroline Guiela Nguyen a en effet imaginé un temps dédié aux « personnes dont les trajectoires de vie n’auraient jamais dû rencontrer le théâtre »

Ainsi, le plateau devient un espace commun, ouvert à tous, comédiens non professionnels impromptus, novices de tous âges, de toutes origines sociales, témoins d’un présent commun, mus par le même désir de raconter à plusieurs, à égalité. Et si rien ou presque ne les prédestinait à monter sur les planches, ils seront là, au plus près des acteurs, et partageront leurs histoires. Ce sera donc l’occasion de retrouver Joël Pommerat, de retour avec son spectacle Marius d’après Marcel Pagnol ; mais également les dernières créations de Caroline Guiela Nguyen, Valentina, et Claire Lasne Darcueil, Je suis venu te chercher La première, écrite comme un conte, nous glisse au plus près du métier d’interprète professionnel et de la communauté roumaine de Strasbourg. On y suivra une enfant, qui, au retour de l’école, doit traduire à sa mère, qui ne parle pas la langue, une lettre terrible laissée par le médecin. Dans la seconde, Amir part à la recherche d’un père dont il ne sait rien, guidé dans le nord de Strasbourg par une femme-ange de 92 ans, plongeant dans la mémoire d’un territoire, au cœur des enfances perdues et des premiers amours. Sans oublier les moments partagés en famille autour de la joie de la pratique et de l’amour du théâtre à travers différents ateliers.

Par Aurélie Vautrin

— LES GALAS DU TNS, théâtre du 23 avril au 3 mai au TNS, à Strasbourg www.tns.fr

Génération Utopie

En japonais, « Seishun » signifie « jeunesse » ; et si ce mot désigne la période elle-même, il convoque également l’idée de ces années pleines d’énergie, d’innocence, de découvertes, ces moments d’émotions intenses juste avant le passage à l’âge adulte, les souvenirs d’adolescence, les premiers amours, les rêves, les défis. Le nom idéal, donc, pour désigner le temps fort autour des récits de la jeune garde imaginé par le TJP ! Ainsi, pour sa seconde édition, Génération Seishun met une nouvelle fois en lumière les préoccupations des Gen Z et Alpha – elles qui doivent apprendre à grandir dans un monde nécrosé où les repères se brouillent. Théâtre, court métrage, cirque, danse, radio… La programmation est foisonnante, pleine de fougue et de vitalité, avec pour thème central cette année « l’utopie » – celle d’une société idéale, parfaite et harmonieuse sur laquelle auteurs et ados planchent en ateliers depuis plusieurs mois. À l’instar de Delphine Lanson et de ses RAP, Rencontres Artistiques Performatives, qui lui ont inspiré Utopie, Utopies ; une pièce qui réunit deux formes courtes très différentes, l’une imaginant un monde sans adulte, l’autre tissant un pont entre deux générations de femmes. À voir également, Labo Rêves #2, dans lequel Fatou Ba cherche à réaliser par l’art le rêve d’un enfant, ou encore Elsautopie ou la montagne verte, un spectacle sur les thèmes de la famille et de l’amitié entièrement imaginé par une douzaine de jeunes, sous la houlette de trois artistes professionnels. Enfin, Génération Seishun #2 se terminera en feu d’artifice avec une grande fête de clôture intergénérationnelle –car finalement, la jeunesse, avec ses joies et ses blessures, reste cette terre commune que nous portons tous en nous. Ne dit-on pas qu’un adulte créatif est un enfant qui a survécu ?

Par Aurélie Vautrin

— GÉNÉRATION SEISHUN #2, festival du 23 au 27 avril au TJP, à Strasbourg www.tjp-strasbourg.com

Valentina, de Caroline Guiela Nguyen © Laura Haby
Utopie utopies © TJP CDN

Tout (n’)est (plus) sous contrôle

Étienne Rochefort, chef de file de la compagnie 1 des Si, a imaginé un « concert augmenté » : une œuvre où danse, musique, vidéo, corps, voix, images forment un tout. Ici, il ne s’agit pas de juxtaposer les médiums, mais bien d’offrir une performance complète, un décloisonnement total, pas de frontières, pas de limites, pas de différence. Tout s’entrelace pour former une seule et même expérience, et nous voilà ainsi immergés dans une identité propre, une esthétique audacieuse, un moment suspendu. D’autant qu’en prime, le chorégraphe interroge notre société à grand coup de griffes acérées. Un cri dans la nuit. Une longue plainte sur fond d’images de surveillance, est-ce un témoignage de notre civilisation nécrosée, ou une fenêtre brisée sur un avenir plausible ? En vérité, Unblock Project est une extension débridée du projet précédent de la compagnie, Bugging ; « débridée », car, désormais, c’est toute la personnalité de Mondkopf qui s’ajoute à la boucle, avec son electro souterraine boostée au dark metal. Une musique sombre, lourde et abrasive, associée, en prime, à la batterie nerveuse de Joël Brown et portée par les textes prophétiques scandés par le rappeur Eli Finberg… Musicalement, le ton est donné ! Pendant ce temps, les images – très cinématographiques – défilent sur l’écran, dédoublées par leurs avatars 3D sur scène : cinq danseurs aux corps comme électrifiés, secoués de toutes parts, s’adonnant sans complexe à un mix hybride de danse urbaine. Arrêts sur image, fragmentation, ralentis, le film prend chair, les corps s’adonnent aux danses urbaines, jouent avec la perception des spectateurs. « Comment reprendre le contrôle quand tout s’effondre ? » demande le spectacle d’Étienne Rochefort. C’est bien la question que l’on se pose également.

— UNBLOCK PROJECT, spectacle les 20 et 21 mai à Pôle-Sud, à Strasbourg www.pole-sud.fr

Musique et civilisation

Le sacre du Printemps : ainsi s’intitule l’un des prochains concerts symphoniques de l’Orchestre philharmonique de Strasbourg, en hommage à la pièce scandaleuse d’Igor Stravinsky. En mai 1913, la première du Sacre à Paris marquait, si l’on en croit Adorno, une rupture décisive dans « l’entrelacement de la musique et de la civilisation ». La pièce du compositeur russe, troublante, dissonante, sauvage, s’inscrivait dans un pur ailleurs de la culture, dont il est difficile de dire s’il se plaçait sous le signe de l’émancipation ou de la destruction. Pour s’en faire une idée plus précise, on pourra se rendre à la conférence donnée par la musicologue Diane Souclier avant le concert du 25 avril, dans la salle Marie Jaëll du Palais de la Musique et des Congrès de Strasbourg. On pourra ensuite écouter cette pièce tout empreinte de violence païenne interprétée par l’Orchestre philharmonique, sous la direction d’Aziz Shokhakimov, qui sera accompagné pour l’occasion du jeune pianiste virtuose Jan Lisiecki. Mais cette célébration du printemps ne sera pas seulement stravinskienne : en nous donnant également à entendre le Concerto pour piano n°22 en mi bémol majeur de W. A. Mozart et le Printemps de Claude Debussy, elle nous accordera aussi une certaine légèreté, la musique se laissant approcher alors, non pas sur le mode d’une rupture brutale, mais plutôt sur le mode d’une césure dans le bruit de la civilisation.

Par Clément Willer

— LE SACRE DU PRINTEMPS, concert le 25 avril au Palais de la Musique et des Congrès, à Strasbourg philharmonique.strasbourg.eu

Unblock Project © Yves Petit

Wo-man + M&M - Marion & Mwendwa

Une atmosphère de rêve, de nuit, de chanson

On ne saurait pas vraiment dire si Giuditta de Franz Lehár, dont la première fut donnée au prestigieux Staatsoper de Vienne en 1934, est une opérette ou un opéra : il oscille sans cesse entre le grave et le léger, il a la grâce des choses impures. Ce qui est certain, c’est que les airs chantés par Giuditta (Meine Lippen, sie küssen so heiß : « Mes lèvres, elles embrassent si ardemment ») ou par son amant Octavio (Freunde, das Leben ist lebenswert : « Amis, la vie vaut la peine d’être vécue ») nous réchaufferont le cœur. L’insaisissable Giuditta (Melody Louledjian) est un personnage fascinant, libre, secret, triste, gai. On peut la voir comme une sorte de double de Marlène Dietrich dans L’Ange bleu (Der blaue Engel de 1930, un des premiers films parlants et chantants). Quand elle se produira au cabaret Alcazar, dans une atmosphère de rêve, de nuit, de chanson recréée par Pierre-André Weitz, il nous restera seulement à nous laisser porter par la musique, sous la baguette du chef d’orchestre autrichien Thomas Rösner (qui avant que ses pas ne le mènent à Strasbourg et à Mulhouse a dirigé notamment le Berner Symphonieorchester, le Rubinstein Philharmonic de Lodz ou encore l’Istanbul State Symphony). Le temps suspendu de ces soirs au cabaret est peut-être sans fin : jusque dans la mort, Giuditta dit vouloir « que chante le mot aimer ».

— GIUDITTA, opéra du 11 au 20 mai à l’Opéra national du Rhin de Strasbourg et les 1er et 3 juin à la Filature de Mulhouse www.operanationaldurhin.eu www.lafilature.org

Ô brother…

La pièce Wayqeycuna du dramaturge argentin Tiziano Cruz appartient à une trilogie autobiographique qui porte en elle un désir de réconciliation en évoquant le thème de la fraternité. Cette pièce en est le chant ultime. Originaire de la province de Jujuy, à l’extrême nord de l’Argentine, Tiziano Cruz invite à un voyage dans sa culture et dans sa langue, le quechua, la langue des Incas, une des plus importantes du peuple de la cordillère des Andes. En utilisant des gestes théâtraux qui n’ont rien à voir avec nos repères, tintement de cloche, récits et images de montagne se mêlent à d’autres gestes, ceux de rituels simples : dérouler un tissu, disposer des corbeilles de fruits et procéder à la cuisson de petits pains en forme d’animaux ou de végétaux pour entrer en communication avec les morts. Autant de pratiques qui contribuent à créer un temps et un espace décolonialisés, reconnectés à la cosmogonie andine originelle. La fabrication des pains en amont du spectacle permet ici de créer un lien entre l’artiste, la communauté et le public invité à le partager à l’issue du spectacle. Dans un espace minimaliste, Wayqeycuna représente le retour à une communauté, la résistance d’un peuple, la force tranquille des traditions, la réconciliation de l’intime au familial et au geste familier pour créer un monde apaisé et collaboratif. Un spectacle qui n’a pas vraiment de fin, qui n’attend pas d’applaudissements, afin de maintenir une continuité entre le théâtre et la vie à l’extérieur, entre l’artiste et le public.

Par Valérie Bisson

— WAYQEYCUNA, théâtre les 21, 22, 23 mai au Maillon, à Strasbourg www.maillon.eu

© Sarah Martinon
Wayqeycuna © Mathias Gutierrez

Hey ho Let’s go

Les trois journées de rencontres professionnelles SMW autour des musiques actuelles sont de retour du 26 au 29 mai à Strasbourg. Au programme, pas moins de vingt-cinq artistes issus de nos cinq pays frontaliers, une vingtaine de pitch et Blitz Sessions, des conférences et workshops, le retour de Parcours croisés qui avaient vu Bertrand Belin et Jean-Noël Scherrer échanger sur leurs carrières lors de l’édition 2024 et, cerise sur le gâteau, une Soundwalk pour ancrer nos pas dans ceux de cette troisième édition de la Strasbourg Music Week. S’interroger sur des sujets sociétaux dans la filière des musiques actuelles est définitivement l’engagement de cette semaine printanière pilotée par Isabelle Sire et son équipe. L’année passée, la convention a su réunir près de 300 professionnels et près de 600 spectateurs venus écouter du bon son et s’écouter sur leurs pratiques. Pensée pour accroître la coopération, la circulation, l’employabilité, la visibilité et la montée en compétences des acteurs de la filière dans l’eurorégion et de manière transfrontalière, la Strasbourg Music Week déploie une stratégie multifacette et offre des expériences précieuses aux jeunes du métier en favorisant un sentiment d’appartenance européenne. De belles surprises sont en prévision, on y retrouvera le coéditeur haut-rhinois de ces pages aux côtés de Caroline Toussaint de la radio GRRIF et d’Anne-Elisabeth Lesseur d’ARTE Concert lors d’un focus sur les médias, des artistes en concert dont Laura Cahen et Caesaria, le Syndicat des musiques actuelles qui vient fêter ses 20 ans ainsi qu’un gros focus sur les musiques du monde et plein d’autres invités motivés sur les questions de l’inclusion, de la différence et des expériences.

— STRASBOURG MUSIC WEEK, concerts et conférences du 26 au 29 mai, à Strasbourg strasbourgmusicweek.eu

Péril en la demeure

Sur le campus strasbourgeois, retour du festival pluridisciplinaire de l’inclusivité et de l’émergence théâtrale Démostratif. Toutes les excentricités scéniques sont prônées lors de cette huitième édition qui s’empare de la thématique des « Psychoses familiales ». Pourquoi s’attaquer à la sacro-sainte famille ? « Parce que c’est le système dans le système, injuste par définition. Traumatismes, névroses… Que faire de tous ces legs intimes, subis directement ou non, dont on hérite ? », s’interroge Sacha Vilmar, directeur artistique. Et d’évoquer les sourds silences, « contenus par la menace invisible de faire éclater la cellule familiale. » Durant les cinq jours du festival, vingt-six propositions artistiques – gratuites ! –dont une relecture d’On ne badine pas avec l’amour où Marion Thomas rejoue la rencontre Céline Dion/Aya Nakamura des JO, une Fracture (de Yasmine Yahiatène) avec le colonialisme en toile de fond, une maman refusant d’accoucher (Oh mère de Asia Nadjar) ou des traumas à vaincre en trifrontal (Deux ou trois choses dont je suis sûre par la compagnie L’ONDE). On ne badine pas avec la famille, mais « on peut la choisir, aussi ».

Par Emmanuel Dosda

— DÉMOSTRATIF, festival du 4 au 8 juin sur le Campus de l’Esplanade, à Strasbourg (et la Salle d’Évolution du Portique, à La Pokop…) demostratif.fr

Laura Cahen © Renaud Monfourny
Parler Pointu de et avec Benjamin Tholozan, spectacle sur l’abandon des langues et accents régionaux © Blokaus808

SYMPHONIE N°2 DE MAHLER

Jeudi 22 mai 20h

Vendredi 23 mai 20h*

Palais de la musique et des congrès

Orchestre philharmonique de Strasbourg

Direction Aziz Shokhakimov

Soprano Valentina Farcas

Mezzo Anna Kissjudit

Chœur de l’Opéra national du Rhin

Chef de chœur Hendrik Haas

Chœur philharmonique de Strasbourg

Cheffe de chœur Catherine Bolzinger

*Le vendredi 23 mai à 20h est un concert Relax

philharmonique.strasbourg.eu

23 avril – 3 mai

10 jours de fête et de création avec les habitant·es Spectacles Rencontres Bal Concert Ateliers

Caroline Guiela Nguyen 23 – 30 avril

Valentina

Création au TnS Production

Joël Pommerat 23 avril – 3 mai

Marius

Claire Lasne Darcueil 24 – 30 avril

Je suis venu te chercher

Création au TnS Production

Princesse Chaos

On aura beau lui coller toutes les étiquettes de l’industrie sur le front (« espoir de la pop française », « révélation scène », « nepo baby révoltée », « actrice de sa musique », « porte-parole de la santé mentale », « témoin d’une jeunesse désenchantée »…), Yoa compte bien tracer sa route comme elle l’entend – qu’importe les tempêtes et les cases à cocher ou non. Récemment récompensée aux Victoires de la musique, la jeune chanteuse, comédienne, metteuse en scène de vingt ans à peine débarque en effet dans le paysage façon tsunami dévastateur ; pas de gants ni de coques de protection, la demoiselle en a là où il faut pour assumer phrases assassines et clashs ravageurs, tout autant que ses larmes, ses désillusions ou ses histoires de sexe. Mais chez elle, l’idée n’est pas de choquer gratos ou de se vautrer dans le pathos : Yoa, artiste métisse française pluridisciplinaire, s’assume telle qu’elle est, et rêve d’un monde de liberté décomplexée où chacun pourrait faire de même, sans honte, peur ou vantardise. Des textes doux-amers-crus sur des sonorités pop, electro, parfois RnB voire bossa-nova à retrouver dans son premier album, La Favorite, sorti en début d’année après trois EPs, Attente (2021), Chansons tristes (2022, ressorti en 2023) et Nulle (2024). Une aventure initiée dans son appart’ en plein confinement, façon bedroom pop à la Billie Eilish, qui prend une dimension assez inouïe lors de concerts profondément vivants. Comme quoi les chansons tristes peuvent être le meilleur remède pour remonter le moral.

— YOA, concert le 10 avril à L’Autre Canal, à Nancy www.lautrecanalnancy.fr

À voir également le 7 juin dans le cadre des Francofolies Esch/Alzette, au Parc Galgenberg, à Esch-sur-Alzette

L’autre printemps des poètes

L’association Poema est « une maison des poésies d’aujourd’hui » ; une maison nomade, en itinérance permanente, dont le festival écume la région Grand Est (la Lorraine, surtout) trois mois durant. Des lectures, des performances, des causeries et des lectures-concerts ponctuent cette période de rencontres avec une cinquantaine d’autrices et d’auteurs de tous horizons et de toutes sensibilités. Au-delà de ces formats classiques, on trouvera également des rendez-vous plus originaux où la poésie se mêle à la gastronomie, à l’œnologie, à l’astronomie et se diffuse autrement, dans le cadre de performances ou de balades notamment. Citons par exemple l’équipée nocturne proposée par la poétesse Mélanie Leblanc, invitée à une résidence par Poema, qui offre aux côtés de quelques complices une immersion en pleine nature avec bivouac et nuit à la belle étoile. Plusieurs ateliers d’écriture sont également programmés, tandis qu’un nouveau numéro de la revue de l’association, baptisée Animal et réunissant des textes inédits, sera publié au cours du festival. Présent dans les grandes villes, Poema a aussi l’heureuse particularité de visiter largement les communes rurales, fidèle à son ambition de « décloisonner les pensées et densifier les imaginaires ».

Par Benjamin Bottemer

— FESTIVAL POEMA, festival de poésie jusqu’au 6 juin en région Grand Est poema.fr

Yoa © Colin Solal
© Poema

AVRIL / JUIN 2025

AILI ASFAR SHAMSI

2PANHEADS ASTÉRÉOTYPIE

AVALE BARBARA PRAVI

BIG BAND DU CONSERVATOIRE

DARK TRANQUILLITY

FOLLOW THE Y GEORGE KA

GILDAA LA JUNGLE

LES 21 ANS DE LA FACE CACHÉE

MOONSPELL NERLOV

REYMOUR TEN56. THE SLEEP OF REASON PRODUCES MONSTERS

TVOD WINTER FAMILY

BAM

TRINITAIRES

Au Stade Saint-Symphorien

Opéra

Giuseppe Verdi

Nouvelle production de L’OPÉRA-THÉÂTRE DE L’EUROMÉTROPOLE DE METZ

En collaboration avec le FC METZ STADIUM

Direction musicale PAOLO ARRIVABENI

Mise en scène PAUL-ÉMILE FOURNY ORCHESTRE NATIONAL DE METZ GRAND EST

Billetterie assurée exclusivement par le Stade Saint-Symphorien

Pharaonique

C’est l’une des œuvres les plus célèbres de l’opéra, le Aïda de Verdi, qui réunira l’Orchestre national de Metz, le Chœur du Ballet de Lorraine ainsi que les choristes et les danseurs de l’Opéra-Théâtre de Metz-Métropole, pour une nouvelle version imaginée par son directeur Paul-Émile Fourny. Une création d’ampleur dans un cadre insolite : le stade Saint-Symphorien. « La nouvelle tribune de 8 000 places, une scène de 60 mètres sur 20, une sonorisation adaptée permettront de montrer cette grande fresque populaire dans des conditions exceptionnelles », indique Paul-Émile Fourny. Aïda, créé pour la première fois en 1871, évoque l’amour impossible entre un jeune général égyptien, Radamès, et une esclave, fille du roi d’Éthiopie qui s’apprête à envahir l’Égypte. Jalousies, trahisons, conflits entre ethnies, mainmise de l’Église sur l’État… autant de thèmes furieusement d’actualité, au cœur d’une scénographie grandiose fidèle à l’époque antique : pyramides et temples, colonnes et masque funéraire géant formeront un « labyrinthe » mobile dans lequel évolueront musiciens, chanteurs et danseurs. « Dans Aïda, les ingrédients du mélodrame à l’italienne se mêleront à la culture française de l’opéra, plus intimiste, explique le metteur en scène. Juste avant que l’Opéra-Théâtre ne ferme pour deux ans et demi de travaux, cette représentation est aussi une façon de dire : nous serons toujours là, hors les murs. »

Par Benjamin Bottemer — AÏDA, opéra le 6 juin au stade Saint-Symphorien, à Metz opera.eurometropolemetz.eu

Profitez du crime

Oubliez Arsène Lupin, préférez-lui Marius Jacob : cet anarchiste français du début du xxe siècle reversait à la cause anarchiste le fruit des larcins commis par sa bande, Les Travailleurs de la nuit. Nous rendrons coup pour coup (le partage du butin), créé à partir des textes de Jacob, nous invite à assister aux réunions d’une bande de jeunes anarchistes, héritiers directs des Travailleurs de la nuit. Ses membres y évoquent aussi bien les aspects techniques du cambriolage que la question du partage. « Ces réunions portent aussi sur l’idée de créer un collectif, de décider, de définir un plan d’action ensemble », explique Morgane Deman, metteuse en scène de la compagnie Logos. Le public, installé autour de la scène, est amené à se questionner en même temps que les protagonistes, au fil d’une mise en scène semant le trouble entre les époques. Ni apologie ni condamnation, Nous rendrons coup pour coup (le partage du butin) présente, souvent avec humour, l’engagement radical de personnes ordinaires, confrontées à des interrogations et des doutes qui nous traversent tous. « Le théâtre rouvre des espaces de débat : que peut-on faire ensemble face aux inégalités, pourquoi a-t-on peur de la répression ? indique Morgane Deman. Mais aussi, et c’était l’une de mes premières interrogations : comment transformer une colère intime en action collective ? »

— NOUS RENDRONS COUP POUR COUP (LE PARTAGE DU BUTIN), théâtre du 3 au 6 juin au Théâtre de la Manufacture, à Nancy theatre-manufacture.fr

© Agence culturelle – Vincent Muller

Incandescants

Jacqueline Caux plonge dans les ténèbres du cosmos en quête de beauté, Héla Fattoumi et Éric Lamoureux célèbrent une mémoire partagée, Jean-Christophe Folly brûle tout ce qu’il touche et Théâtre en mai rayonne.

RIEN N’EST JAMAIS PUR

ENTRETIEN AVEC JACQUELINE CAUX AUTOUR DE SA CARTE

BLANCHE À LA FILATURE DE MULHOUSE, CHEZ ELLE, DANS

LE QUARTIER DE L’ODÉON À PARIS, LE MARDI 4 MARS.

Passionnée par toutes les musiques qui nous font sentir ce qui nous lie au cosmos, du minimalisme de La Monte Young au programme d’écoute profonde de Pauline Oliveros en passant par la techno de Jeff Mills, Jacqueline Caux est l’invitée de la Filature de Mulhouse pour une série d’événements, dont une soirée consacrée à la musique répétitive intitulée Variations autour de l’harmonie le 15 mai, et Ghanili : le passé est présent avec la chanteuse et joueuse d’oud syrienne Waed Bouhassoun le 17 mai. C’est dans l’état de grâce où ces musiques la plongent qu’elle trouve la force nécessaire pour résister quotidiennement aux mécanismes de repli qui, en ces sombres temps, se referment sur nous.

À l’occasion du prochain concert que vous programmez en collaboration avec la Filature de Mulhouse, on pourra entendre Different Trains de Steve Reich, Another Look at Harmony de Philip Glass, ou Le Naufrage du Titanic de Gavin Bryars. Qu’est-ce qui rassemble pour vous ces différents compositeurs, rattachés au minimalisme ?

C’est vrai qu’on a eu tendance, et ça se comprend, à regrouper ces musiciens sous le terme de minimalisme. Mais, pour moi, le seul compositeur véritablement minimaliste, ce serait La Monte Young : c’est le seul qui donne à entendre un seul son, une seule musique. Tout rentre dans des microfréquences, avec la Dream House par exemple. Cela va jusqu’au point où la musique se fait dans votre tête : dans la Dream House, c’est le fait qu’on bouge qui fait osciller les fréquences présentes dans la pièce, et c’est à l’intérieur de votre tête que vous entendez ces changements. Le piano bien accordé, c’est aussi quelque chose qui vous emmène pendant six heures : on est en intonation juste, pris dans une série d’improvisations, qui correspondent à un

Par Clément Willer ~ Photos :  Delphine Ghosarossian

son continu. C’est comme si la musique pour lui se développait non pas de manière horizontale, mais de manière verticale. Cela donne une sensation de temps arrêté, qui se développe en épaisseur, et qui caractérise le concept pur du minimalisme. Ensuite, lorsqu’on pense à Steve Reich, à Philip Glass, à Terry Riley, le minimalisme renvoie plus à une méthode compositionnelle. Chacun a la sienne. Terry Riley, dans Mescalin Mix par exemple, procède par boucles, de longueurs différentes. Philip Glass, dans Einstein on the Beach, procède quant à lui par addition et par soustraction de petits modules. Chez Steve Reich, on peut parler de déphasage, dans ses premières pièces telles que Come Out  : grâce à une toute petite différence entre deux bandes, tout à coup le son se déphase et puis finit par se retrouver et redémarrer. Ils ont été appelés minimalistes, mais, pour moi, il faudrait plutôt les appeler des répétitifs : on prend une formule,

puis on la répète, on la répète, pour voir ce que cette répétition va créer. Pour ce qui est de Gavin Bryars, c’est un peu différent, il est britannique et appartient plutôt au post-modernisme. Mais ce qui se trouve, c’est vrai, de commun entre tous, chez La Monte Young comme chez les autres, c’est qu’ils nous amènent dans un état, je dirais… de conscience modifiée, du côté de l’extase.

Cela fait signe vers la notion d’harmonie, qui est d’une certaine manière commune à ces compositeurs. Cette notion a une dimension musicale et formelle, mais est-ce qu’on pourrait dire aussi qu’elle a un sens utopique ou politique ?

La plupart de ces musiciens ont fait leurs études à la Juilliard School. Ils ont une base de connaissances extrêmement solide de toute la musique occidentale savante. Schönberg, Webern, ils connaissaient parfaitement. Mais ils voulaient rompre avec ce que Schönberg avait dit, à savoir que le dodécaphonisme est là pour cent ans : ils voulaient retrouver l’harmonie, dans les pas du jazz ou du boogie-woogie. Le père de Philip Glass était disquaire, la maison familiale était pleine de disques. Le jeune Philip Glass lisait des comic books en écoutant ces musiques qu’on disait populaires, mais qui lui parlaient profondément, parce qu’elles mettaient le corps en rythme, en harmonie, en joie. Ce n’était pas seulement une musique intellectuelle, c’était aussi une musique qui parlait au corps. Quand ces deux dimensions sont associées, on est comblé. Steve Reich dit quelque chose de très fort quand il suggère que le courant musical auquel il appartient n’aurait jamais existé sans le jazz de John Coltrane, qui démontrait qu’on pouvait composer de la musique autrement, ne pas rester dans des abstractions pures et dures. Ce n’est pas un hasard non plus si, comme les jazzmen, tous ces compositeurs se sont passés de chefs d’orchestre. Au fond, c’est une question esthétique, mais aussi politique : cela témoignait d’une volonté de rompre avec l’Occident, de ralentir, de prendre du temps. Les musiques minimalistes et répétitives mettent en jeu une notion essentielle, celle de la durée. C’est quelque chose de très important, parce qu’il nous faut du temps, pour nous dégager de ce qu’on vient de quitter quand on rentre dans une salle de concert ou dans une galerie, pour se dépouiller en quelque sorte de tout le bruit de la civilisation. Cette expérience d’une durée qui n’est pas productive, c’est une hérésie, aux États-Unis surtout, car le temps, c’est de l’argent. C’est une expérience doucement politique, et doucement en rupture : il faut que l’être humain soit capable de se placer sur un autre niveau. C’est là que se trouve, chez ces compositeurs, quelque chose de l’ordre

d’une métaphysique. Ce n’est pas une croyance au sens religieux du terme, mais c’est une croyance dans ce qui nous relie aux fréquences de l’univers.

En somme, cette musique répétitive suppose d’accepter qu’il ne se passe rien, rien de spécial, pour pouvoir faire l’expérience d’un temps qui est comme suspendu, pour pénétrer dans une autre temporalité, en forme de tourbillon. Ça me rappelle les Insomnia Drawings de Louise Bourgeois, dont l’œuvre vous est chère aussi, notamment ces horloges griffonnées au cœur de la nuit, dont les aiguilles sont figées… Diriez-vous que ces musiques répétitives rendent possible un tout autre rapport au temps, à un temps sans début, sans fin, sans progrès ?

Oui, on n’est pas loin de ces horloges dont les aiguilles sont arrêtées, dessinées par cette insomniaque qu’était Louise Bourgeois, qui était d’ailleurs ravie d’être insomniaque parce que cela lui donnait beaucoup de temps pour créer. Mais là encore, parler de musiques qui n’ont ni début, ni milieu, ni fin ne me semble juste que dans le cas de La Monte Young. Quand on rentre dans sa musique, on a l’impression que ça a commencé il y a déjà très, très longtemps et que ça pourrait ne jamais s’arrêter… Le piano bien accordé, ça dure plus de six heures quand même. Et en concevant la Dream House, son rêve était que des musiciens se remplacent perpétuellement les uns les autres, afin que la musique dure toujours, jour et nuit. Quand je vais à New York, j’ai la chance de dormir dans la Dream House : il m’a montré comment baisser le son, et je dors, puis, je me réveille avec cette musique sans fin. Pour les autres, on ne peut évidemment pas parler de musiques narratives, avec un véritable début et une véritable fin, mais il existe tout de même des développements, dans Musique pour dix-huit musiciens de Steve Reich ou dans Einstein on the Beach de Philip Glass. Cela dit, la question d’une durée qui se dilate reste essentielle pour eux. C’est ce que j’aime tellement, cette possibilité qu’ils nous donnent de nous déconnecter du quotidien, et d’arriver dans un monde qui est une espèce de protoréalité. On est alors dans un état de flottement. On a percé le plafond, on est en harmonie, on se trouve apaisés. À chaque fois que je mets un disque de Steve Reich, je sens dans mon corps une tension qui s’apaise : les peurs, les effrois, surtout en ce moment, s’apaisent. Je ne sais pas ce que c’est exactement, mais j’appelle ça la beauté. Les fréquences ont un impact sur notre cerveau et sur notre corps. Le cœur va battre différemment, le sang va circuler différemment, c’est une réalité que des scientifiques ont mesurée. Toute la question est de trouver l’intonation juste, les fréquences qui

— Tout est mélangé, donc acceptons que ça continue.
On sait bien à quoi mène le désir de pureté… On sait que le fascisme est tapi derrière. —

vont entraîner un état… peut-être un état de grâce. Je n’ai aucune foi religieuse, et pour moi, quand la mort arrive, c’est fini. Mais je pense que le cosmos existe, et que les fréquences qui peuvent nous mettre en rapport avec le cosmos existent. Quand un musicien techno comme Jeff Mills me dit qu’il aimerait bien savoir quelles sont les fréquences autour de Saturne, parce que ça l’inspirerait, je me sens en phase avec lui. Les sons, les lumières, les couleurs, toutes ces fréquences nous permettent de rentrer dans ces mondes qui sont au-delà de nous. C’est ce que faisait Pauline Oliveros avec son programme Deep Listening  : elle s’exerçait à entendre plus que ce qu’on entend habituellement.

Si la notion d’harmonie renvoie à une manière de sortir de soi, ne pourrait-on pas se dire qu’elle est, non pas le contraire du désordre, mais plutôt le contraire de l’ordre ?

Oui, c’est plutôt le contraire de l’ordre. John Cage nous a appris que c’est le désordre, le flux, le bruit du camion qui passe dans la rue qui sont intéressants. En musique, rien n’est pur. Dans la musique de Philip Glass, comme on l’a dit, on retrouve des éléments venus de la musique afroaméricaine, du boogie-woogie, tout comme dans la musique religieuse européenne, on retrouve des formes venues des musiques arabes. Tout est mélangé, donc acceptons que ça continue. On sait bien à quoi mène le désir de pureté… On sait que le fascisme est tapi derrière.

LA CASERNE DANSE, REGARD TOURNÉ VERS LA TRANSMISSION

À BELFORT, VIADANSE CÉLÈBRE L’ANNIVERSAIRE DE

L’INSTALLATION

DU

CCN

DANS LES LOCAUX DE LA CASERNE DE L’ESPÉRANCE.

En 1995, le Centre chorégraphique national (CCN) de Franche-Comté à Belfort, alors dirigé par la danseuse et chorégraphe Odile Duboc, s’installe dans les locaux de l’ancienne caserne de l’Espérance. Trente ans plus tard, le CCN est devenu Centre chorégraphique national de BourgogneFranche-Comté à Belfort et Héla Fattoumi et Éric Lamoureux en sont les deux artistes et chorégraphes. Ayant succédé à la tête du lieu à l’artiste Joanne Leighton en 2016 (qui le dirigea après le départ de Duboc), le duo profite des trente bougies d’emménagement pour initier un temps fort. À Belfort et avec une incursion à Delémont, La Caserne Danse déplie en une poignée de jours ce qui innerve le projet VIADANSE : la circulation des œuvres et des personnes, les croisements d’esthétiques et de formes de danse, l’irrigation du territoire, la réunion de singularités entremêlées. Rencontre avec un duo d’artistes aussi attaché à la circulation des formes qu’à leur transmission pour leur possible réinvention.

Vous dites au sujet de la caserne de l’Espérance que sa rénovation a fait du CCN « un espace unique en France ». Qu’est-ce à dire ?

Héla Fattoumi : Lorsque la caserne a été réhabilitée par l’architecte Bernard Reichen/ cabinet Reichen et Robert, il n’y avait pas de CCN installé dans des bâtiments ayant été conçus pour le spectacle vivant. Dans le cadre du CCN de Belfort, il y a eu une double action : un geste architectural, avec une réhabilitation très judicieuse, où les deux corps de bâtiment ont été réunis pour faire une scène ; et un espace scénique conçu par l’architecte et par les artistes. À l’époque, c’est totalement inédit dans l’histoire des CCN – dont on a fêté les quarante ans en 2024 – d’avoir un bâtiment conçu pour la danse de cette facture et de cette qualité. En plus, Odile Duboc travaillait avec l’éclairagiste Françoise Michel et celle-ci a participé très activement à la conception technique de la cage de scène, de l’outil. En termes historiques, c’est le premier outil qui a été, à ce point-là, performant et où l’architecte a travaillé en intelligence avec les chorégraphes.

Éric Lamoureux : C’est un théâtre qui permet de faire des créations lumière de haute volée, qu’on peut complètement transplanter dans n’importe quel théâtre. C’est un outil de recherche et de fabrication de spectacles dont les artistes jouissent quand ils sont en résidence. Nous y avons adjoint un gradin rétractable, donc on peut avoir une boîte ouverte ou une salle de spectacle qui permet d’aller au bout des créations lumière. Et puis l’espace de création est au cœur du lieu, il est entouré de toute la dimension administrative, donc il y a beaucoup de porosité, de liens entre l’équipe du CCN et les artistes qui viennent travailler en résidence.

Outre la soirée d’ouverture avec Tout-Moun, votre spectacle ouvertement infusé par la pensée du philosophe et écrivain Édouard Glissant, comment avez-vous construit le programme de La Caserne Danse ?

É. L. : Il nous a paru avec Héla intéressant de retrouver la mémoire du CCN via les trois directions qui se sont succédées. Il y aura ainsi des remontages de pièces, des re-créations incarnées par de jeunes interprètes : boléro, extrait de la pièce trois boléros (1996) d’Odile Duboc sera interprété par des étudiants du Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris. Nos Songlines (2018) de Joanne Leighton sera remonté par des étudiants du Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Lyon. Et nous-mêmes sommes en train de faire une re-création de ZAK (2022) avec les étudiants du Ballet Junior de Genève. C’est réjouissant de relier la mémoire, l’héritage et la projection vers l’avenir puisque ces jeunes sont tous en formation et en cheminement vers un trajet d’artiste. Et puis c’est aussi poser l’idée que nous sommes tous l’héritier de quelqu’un et que ça a une vraie valeur. On ne sort pas ex nihilo de rien, on hérite d’un lieu avec son histoire. Notre souhait est que les habitants, le public, les Belfortins puissent à cette occasion (re)voir des œuvres qui ont été incarnées par les différents artistes-directeurs.

H. F. : Nous tenons à l’idée de la mémoire, d’un héritage – qui n’est pas un héritage esthétique, mais militant pour une danse contemporaine. Nous avons fait en sorte que l’esplanade soit baptisée

– également dans l’idée de la féminisation des lieux publics – esplanade Odile-Duboc. Il y a pour nous quelque chose d’une reconnaissance du travail accompli d’arriver dans un lieu et de se dire qu’on poursuit quelque chose avec ce qu’on est, avec notre regard, notre sensibilité. Ce n’est pas parce que tu diriges un CCN que tu es propriétaire de quoi que ce soit, tu n’es que de passage. C’est une chance de faire avec cet outil et de penser qu’il va exister après ton passage. Ce désir de faire trace en se projetant vers l’avenir, en travaillant cette notion de transmission est donc au cœur de cette soirée hommage. Il y aura également un temps dédié à la réflexion sur les lieux, sur les outils de la danse et sur comment continuer à les améliorer, à les transformer. Les œuvres naissent dans ces espaceslà, donc plus les conditions et les outils sont propices et offrent du possible, plus l’imaginaire, la créativité des uns et des autres se déploie. C’est notre conviction. Et il y aura également une journée qui se positionne à l’intérieur de l’événement national 1 Kilomètre de Danse, en coordination avec le Centre national de la danse. Ce sera une grande journée de festivités qui mettra toutes les danses au cœur de la ville et parmi laquelle il y aura, entre autres, l’un de nos artistes associés, Taoufiq Izeddiou, avec un projet en espace public (Danser ma ville) ; ainsi que le Bal Pernette.

Comment travaillez-vous à l’adaptation et la transmission de ZAK (pièce initialement créée pour cinq danseurs et un musicien) pour les élèves du Ballet Junior de Genève ?

É. L. : À l’origine, ZAK vient d’ AKZAKL’impatience d’une jeunesse reliée qui confrontait, mettait en relation et en convergence des imaginaires de danseurs venus du Burkina Faso, d’Égypte, de Tunisie, du Maroc et d’ici. Il nous avait semblé opportun de faire une réduction de cette pièce, de la revisiter en quintet – c’est ZAK. À l’occasion de commandes (à Paris, Bordeaux), nous avons poursuivi ces re-créations, en les adaptant à chaque fois selon le nombre d’interprètes. C’est l’occasion de transmettre la substance d’une œuvre,

— Avant d’être des artistes, nous sommes d’abord et avant tout

ce qui sous-tend son imaginaire à travers la relation au rythme – et qui constituait le substrat d’AKZAK – en revisitant l’incarnation par les différentes distributions. Ce qui est réjouissant et très riche, c’est que la pièce révèle à chaque fois d’autres potentiels qui s’actualisent avec les groupes et selon leur spécificité et les singularités qui les constituent.

H. F. : Nous prenons l’ossature, la partition dont nous avons sélectionné certaines parties et nous réécrivons pour trouver un canevas. À l’intérieur de ce canevas, nous réécrivons tous les solos. Ce temps du solo vient de ce que l’on arrive à faire émerger dans la singularité et la matière de chacun, qui va nourrir la force du tout. Par rapport à d’autres pièces que nous pouvons transmettre, il y a vraiment une revisitation, une adaptation de l’œuvre initiale. La partition musicale qui est transmise par le musicien Xavier Desandre Navarre est réécrite comme une polyphonie à la mesure des interprètes. Mais ce qui nous plaît ce n’est pas de réapprendre – de toute façon, on n’apprend pas de mouvement, on met en place des protocoles à partir desquels s’écrit la danse. Et c’est ce qui nous intéresse et qui fait que nous sommes dans un lien avec ces nouvelles générations. Nous ne sommes pas les « sachants » arrivant avec une œuvre à leur apprendre, nous découvrons aussi qui ils sont. Ces processus d’accompagnement font naître la matière qui vient de ces danseurs. C’est un débat, une forme de négociation où ils incorporent ce qu’on leur donne, mais avec une part personnelle.

Comment cette question de la transmission a-telle pu nourrir votre travail d’artiste et votre réflexion sur ce que c’est que diriger un lieu ?

H. F. : La transmission est arrivée ici, à Belfort. Jusqu’alors nous étions concentrés sur nos œuvres, la création, faire du neuf. Mais nous avons découvert que la transmission, c’est une autre façon de faire du neuf. Tu remets sur le métier des choses que tu as faites et ça te pousse ailleurs, tu fais évoluer l’écriture, tu crées des transitions, un rapport au temps qui respire autrement. Là où un répétiteur ou un maître de ballet va prendre une œuvre avec comme objectif d’être le plus fidèle à ce qui est écrit, nous, nous nous faisons des infidélités en permanence. Et on s’amuse beaucoup du coup ! Mais c’est possible parce qu’il existe une base, une matrice extrêmement précise et solide. Et ce n’est pas du tout la même façon de travailler que lorsque nous créons une nouvelle pièce.

É. L. : Le Ballet Junior de Genève réunissant dix-sept danseurs, il y a vraiment une masse d’énergie au plateau qui donne à voir, à goûter autre

chose. À chaque fois des choses se révèlent qu’on accueille – cette nouvelle révélation de l’œuvre nous montrant combien elle était ouverte au départ.

Pourquoi est-ce à Belfort que la question de la transmission s’est posée ?

H. F. : Le temps qui passe. À Belfort, ce qui a été déterminant, c’est qu’une communauté de danseurs – qui se sont installés ici – s’est constituée. Ce groupe fluctuant (tout le monde n’étant pas là tout le temps), cette fréquentation dans la durée nous a amenés à proposer des choses. Par exemple, nous avons développé ensemble la FAT LAM TEK, un outil de pédagogie et d’archive. Nous avons regardé et analysé ensemble la pratique quotidienne (que nous faisons avant de démarrer le temps de création dans la journée) que nous avons construite depuis des années. Cette pratique matinale permet de travailler sur des qualités, de partager des sens, de mettre le groupe ensemble, pour mieux laisser ensuite émerger les singularités. Nous avons interrogé les outils dont nous nous servons, nous les avons mis en partage et pour certains danseurs cela est devenu leurs outils. Ils se les sont appropriés. Toute cette sédimentation d’années de travail crée une espèce de corpus à partir duquel on continue à tirer des fils.

É. L. : Avec plus de trente-cinq ans de trajet, nous sommes un peu plus à l’aise aujourd’hui dans cet exercice de proposer, de partager, de transmettre, non pas des gestes, mais des protocoles de création. C’est lié à une maturité, de fait.

Comment voyez-vous l’avenir ?

É. L. : Héla et moi avons eu cette chance et ce privilège de pouvoir inscrire notre travail dans un trajet long. Les jeunes artistes qui aujourd’hui débutent auront-ils cette chance, l’opportunité d’inscrire leur art dans un trajet long ? L’idée de cette difficulté-là, elle fait mal. Tous les jeunes avec qui nous travaillons sont mus par une énergie, et aussi par la dose d’inconscience qu’il faut – et que nous avons eue à un moment donné. Ils sont, je l’espère, armés autrement parce qu’ils se sont constitués, fabriqués aussi dans une autre époque. Mais il est certain qu’aujourd’hui, pour créer, il faut une âme de militant et être très déterminé. Après, il faut continuer à produire, à danser, c’est une chose qui amène de l’oxygène. C’est aussi pour cela que La Caserne Danse est un moment de fête et de célébration important dans cette période-là. Et à Belfort, toutes les collectivités, qu’elles soient locales ou qu’il s’agisse de la DRAC, soutiennent vraiment le projet VIADANSE, ils sont très à l’écoute. Il y a une grande bienveillance à l’égard du projet que nous portons.

— Nous faisons partie de ce grand tout qui est en train de complètement se fissurer.
Hormis se dire qu’il va falloir résister, être encore plus en solidarité, je ne sais pas comment penser la situation qui vient. —

H. F. : Les jeunes que nous rencontrons ont la conscience de l’urgence à faire vivre cet art. Je le perçois vraiment. Après, l’incertitude est à tous les étages, au-delà de la création et de l’art. Nous sommes tous dans un environnement de bascule, de sidération côté géopolitique avec des perspectives de conflit. Même si l’imagination est faite pour aller au-delà du réel, pour inventer des formes, en termes d’imaginaire, quelque chose nous dépasse. Quant aux politiques culturelles et à l’art comme mission de service public, il y a quelque chose de très anxiogène dans la période. Quand on regarde en arrière, par rapport à dix, quinze ans auparavant, nous avons perdu du terrain, la culture n’est plus du tout un enjeu politique. Tout vole en éclats, avec des élus qui décident de couper des financements du jour au lendemain. Il est impossible de savoir de quoi l’avenir, en termes de financement des arts, de la création, sera fait. Mais avant d’être des artistes, nous sommes d’abord et avant tout des citoyens, nous faisons partie de ce grand tout qui est en train de complètement se fissurer. Hormis se dire qu’il va falloir résister, être encore plus en solidarité, je ne sais pas comment penser la situation qui vient.

— LA CASERNE DANSE, temps fort du 13 au 17 mai à Belfort, et le 18 mai à Delémont www.viadanse.com

NUITS DE FOLLY

TOUT FEU, TOUT FLAMME SUR LES PLANCHES QU’IL CRAME

COMME EN DEHORS DU PLATEAU, LE NOMADE JEAN-CHRISTOPHE

FOLLY A UNE PRÉSENCE SAUCE SAMOURAÏ.

Par Emmanuel Dosda ~ Photo : Virginie Meigné

Au moment de la sortie de son premier roman, Benoît Blues, le comédien rejoue, à la Comédie de Colmar, sa pièce Salade, tomate, oignons. Dans le pain rond de son spectacle, d’innombrables saveurs et couleurs qui ne se mêlent hélas pas toujours harmonieusement : bleu, blanc, rouge ; black, blanc, beur.

« Avant avant, il y a eu, beaucoup de nuits ; avant ce soir-ci, j’ai passé beaucoup, beaucoup de nuits seul… » On dirait du Koltès, mais il s’agit des premiers mots prononcés par Jean-Christophe Folly dans son Salade, tomate, oignons, spectacle créé peu de temps avant La Nuit juste avant les forêts (2021) de Matthieu Cruciani où l’acteur, dans un soliloque à couper le souffle, court, court, court après un interlocuteur (chimérique ?) pour débiter son haletant récit. Une véritable performance pour ce comédien qui a tapé dans l’œil du metteur en scène (et co-directeur de la Comédie), « scotché » par son jeu « sensuel » dans le Karamazov de Jean Bellorini : « Son ratio talent/humilité est impressionnant… Il préfère servir des bières derrière un bar que participer à des projets qui ne l’intéressent pas » Matthieu Cruciani, mimant l’exaspération : « C’est ce genre de mec super énervant : avec son talent naturel, il s’attaque à d’innombrables matériaux et excelle à chaque fois ! »

TI-PUNCH-LINE

Jean-Christophe Folly est comédien de théâtre, jouant pour Jean-René Lemoine (Bérénice), Marcial Di Fonzo Bo ( Dolorosa ) ou Élise Vigier (AvedonBaldwin : entretiens imaginaires ). Il est acteur au ciné, vu chez Alain Resnais, Claire Denis ou même dans le palmé-d’or Sans filtre de Ruben Östlund. Jean-Christophe, également auteur d’albums de chansons electro-pop-lo-fi sous le pseudo Tatum Gallinesqui, a, tout jeune, bien défoncé les bandes de ses cassettes audio innervées de spoken word : Arrested Development, Public Enemy, Last Poets. Il vient de sortir un premier roman, Benoît Blues, au rythme rap sous influence Tupac Shakur, Albertine Sarrazin ou Arthur Rimbaud, « étoile filante figée dans l’éternité », selon lui. Son bouquin conglomère tout ce qui compose l’univers de ce touche-à-tout d’origine togolaise : il y est question de racisme, d’amitié brisée, de défonce alcoolisée – bières en 75 cl, shots de vodka pure/citron vert ou godets de ti-punch. Killing Me Softly en BO et tragique disparition en pleine gueule. « Benoît est mort. Quel goût peut bien avoir la vie après ça ? Un goût de vodka certes mais demain ? Quel goût aura la vie quand la nuit aura passé ? Quand tout le monde aura dormi et se sera réveillé. Quand tout le monde aura pris sa douche ? Quel goût aura la vie ? » Un goût bien dégueu, qui arrache.

Tous ces ingrédients sont au menu de son Salade, tomate, oignons. Plateau nu, micro et valoche pour seuls éléments, Jean-Christophe balance les lyrics, façon spoken word/Gil Scott-Heron : « Au bout de je sais pas combien de nuits seul, éduqué au parfum de l’horreur, sorti apatride de tous les terroirs, sans illusion, sans regret et sans remords, le désir en roue libre et la peur, calée dans mes deux angles morts… » En tenue de gala – chapeau, costard, gants blancs – l’homme ambitionne une parenthèse verveine/nuggets au chaud, à proximité d’un radiateur. Il descend au kebab du coin, passe commande, se met à tchatcher, face à l’inconnu(e). « Le besoin de parler à l’Autre est une soif et quand on a très soif, on oublie l’étiquette de la bouteille » Les mots filent, animés par ses souvenirs de lecture des Nègres de Genet ou de Boris Vian et son envie de cracher sur certaines tombes.

SANS FILTRE

La litanie de ce personnage qui « parle sans mettre de point à ses phrases », note Folly, est un peu la sienne : « Je m’emballe parfois et peux devenir très bavard. » Sans filtre ? « Pas tout à fait, même si je fume des roulées  », s’amuse Jean-Christophe, filant la métaphore tabagique. Sur scène, à force de parler à cette autre âme seule, l’homme devient son interlocutrice, dans un subtil jeu de transformisme. Une mythologique métamorphose sacrée. «  La religion m’intéresse beaucoup, concède-t-il, mais je déteste le catéchisme ! » Son expérience et celle des individus qui habitent ses récits se confondent : « J’ai beaucoup voyagé et j’en ai croisé, des regards perdus ! J’ai envie de les serrer dans mes bras, de consoler celles et ceux qui sont comme moi, apatrides. »

— SALADE, TOMATE, OIGNONS, PORTRAIT D’AMAKOÉ DE SOUZA, spectacle du 28 au 30 avril à la Comédie de Colmar, à Colmar comedie-colmar.com

— BENOÎT BLUES,

Jean-Christophe Folly, Mémoire d’encrier memoiredencrier.com

— TATUM GALLINESQUI,

Jean-Christophe Folly, Crabe records craberecords.bandcamp.com

THÉÂTRE EN MAI, ESPACE DÉMOCRATIQUE

Un jour, j’ai demandé à l’un de mes rédacteurs en chef s’il savait combien de théâtres existaient à Paris. Il m’a répondu par cette phrase aussi sibylline que pertinente : « C’est comme la ligne d’horizon : ça change tout le temps. » À vouloir se pencher sur le nombre et la structuration des festivals (quelle que soit la discipline artistique), force est de reconnaître que l’on bute sur la même sensation. Et quoique les études existent, que ce soit à travers l’objet de recherche universitaire que constituent les Festival Studies , ou par les études réalisées par le ministère de la Culture, l’appréhension totale de ces manifestations reste impossible. Alors, certes, on a des chiffres : en

Par Caroline Châtelet
Velvet, Nathalie Béasse © Christophe Raynaud de Lage

2022, le ministère estimait que 7 300 festivals (toutes disciplines) avaient connu une édition en 2019. Mais cela, c’était avant les années Covid… Et puis, au-delà des chiffres, les analyses relèvent autant une hétérogénéité que des récurrences. Si les festivals sur le territoire national couvrent une multiplicité d’échelles, de budgets, de lignes artistiques, d’esthétique, d’adresses au public, de taux de fréquentation, de périodes de programmation, de types de territoire d’implantation, etc., il y a, donc, une permanence de certains éléments. Les festivals sont, quels qu’ils soient, autant innervés d’enjeux artistiques que politiques. Ils bénéficient volontiers d’une grande attractivité en termes de diversité de publics, la barrière symbolique étant souvent bien moins élevée pour, par exemple, un festival de théâtre que pour une programmation saisonnière dans un même théâtre. Ce sont des moments de renouvellement et de transversalité, autant des formes que des publics. Ce sont des espaces où la proximité des œuvres, les croisements des personnes qui y viennent (artistes comme publics), favorisent une expérience particulière : les rencontres, les découvertes, les débats sont ici accrus et font de ce qui pourrait être vu comme une seule expérience artistique également une expérience sociale très forte. Ceci étant, comment raconter un festival en particulier – ici Théâtre en mai ? Comment dépasser la simple translation des informations contenues dans les éléments de communication fournis ? Comment échapper au strict inventaire à la Prévert des lieux, des artistes français comme étrangers, des enjeux abordés par les spectacles, des esthétiques, des formes, etc. ? Comment, surtout, approcher ce qui s’y vit, ce qu’on y espère, ce qu’on en retient, ce qu’on en perçoit et ce qu’on y traverse ? Ces questions, c’est par la parole d’artistes programmées pour la trente-sixième édition du festival que nous avons souhaité les approcher. Parmi les quatorze équipes artistiques invitées à présenter leur création (qu’il s’agisse de théâtre, de cirque, de marionnettes, etc.) nous avons interrogé trois artistes : l’écrivaine et comédienne Claire Barrabès, qui jouera dans Un verre à soi (spectacle dont elle est également l’autrice) et participera à Nos musées imaginaires (la soirée des auteur·rices associé·es). Nathalie Béasse, qui signe la conception, la mise en scène et la scénographie de Velvet. Et Géraldine Pochon, comédienne habituée des scènes dijonnaises, qui signe la conception, la mise en scène et l’adaptation du roman Queen Kong d’Hélène Vignal. Toutes trois, nous ne les avons pas interrogées sur le(s) spectacle(s) qu’elles présenteront respectivement cette année, mais

sur leur expérience de Théâtre en mai – leur connaissance en étant plus ou moins grande. À travers leurs évocation et leur mémoire, on perçoit l’une des qualités du festival – qualifié par la directrice du TDB Maëlle Poésy comme un espace laissant la « place aux écritures plurielles qui interrogent le monde d’aujourd’hui ». On (re)découvre, surtout, par leurs souvenirs, leurs regards, leur sensibilité, leurs analyses, ce qui constitue Théâtre en mai : être un espace de mise en circulation de possibles et de formes qui, ainsi réunies, vont s’éclairer, se confronter, se relier ou débattre sec. Et qu’à travers cela, c’est une question fondamentale qui est mise au travail : celle de la démocratie.

Quand êtes-vous venue pour la première fois à Théâtre en mai ?

Claire Barrabès : Je suis venue pour la première fois à Théâtre en mai en tant que spectatrice et en tant qu’artiste en 2023. J’étais venue en 2021 et 2022 en résidence d’écriture au TDB et j’ai été très touchée, notamment, par l’accueil de La Belle – disparue tragiquement cet hiver [Isabelle Roux, dite La Belle, a travaillé plus de quarante ans au TDB et en était l’une des figures incontournables], je venais d’avoir une petite fille, et elle a pris grand soin de nous, car j’ai pu venir travailler avec mon enfant, chose immensément précieuse pour une autrice.

Géraldine Pochon : La première fois que je suis venue comme spectatrice au festival, je ne sais plus très bien, j’avoue… Ça devait être dans les années 1993-1994… Comme artiste programmée, ce sera cette année, j’ai surtout un long parcours de comédienne, Queen Kong est ma première mise en scène.

Nathalie Béasse : Je suis venue au festival il y a deux ans pour présenter ceux-qui-vont-contre-le-vent. C’était la première fois que je venais à Théâtre en mai, et même à Dijon. J’ai été ravie de comment cela s’est passé, de découvrir la dynamique du festival. Il y a quelque chose de très vivant, beaucoup de choses se passent, se racontent.

Quel est votre souvenir le plus marquant (et en quel sens) de Théâtre en mai en tant qu’artiste y ayant joué ?

C. B. : Marquant, c’est pour moi d’un coup la réalité augmentée et c’était la joie de se sentir entourée, d’avoir trouvé une bande, à laquelle on appartient, l’instant du karaoké des auteurices imaginé par Kevin Keiss.

G. P. : Je pourrai vous raconter cela après cette prochaine édition !

N. B. : Parmi les choses les plus marquantes, il y a le lieu qu’est le parvis Saint-Jean. Je suis très sensible aux lieux dans lesquels nous jouons, d’autant qu’il y a dans mon travail toute une part réalisée in situ [dans des jardins, des parcs, des plages, etc.]. Découvrir l’espace du Parvis quand on arrive au festival, c’est incroyable. Être dans cette église est vraiment l’une des premières choses qui m’a touchée. Après, je dois préciser que n’ayant pas joué la création depuis quelque temps, nous avons eu beaucoup de répétitions et assez peu de temps pour découvrir le festival. Mais des choses m’ont marquée : il y a toutes ces grandes tables où les gens mangent, artistes et spectateurs mélangés ; les rencontres avec le public ; Radio en mai [radio du festival gérée par Aude Lavigne et Alexandre Plank]. Qu’il s’agisse de cette émission de radio – que j’ai trouvé géniale, car on y rencontrait même le travail des autres artistes via cette radio éphémère –, des repas partagés, de la transversalité de la programmation, il y avait quelque chose de très fluide et joyeux. Être à cet endroit-là avec toutes ces personnes à ce moment-là m’a beaucoup touchée. Mais ça a à voir aussi avec l’équipe du TDB, qui est très chaleureuse. Il y a beaucoup d’écoute des uns pour les autres. Et entre les équipes (artistique, administrative, technique) et le public, il y a une grande convivialité.

Quel est votre souvenir le plus marquant de Théâtre en mai en tant que spectatrice ?

C. B. : Marquant, ce serait là un coup de foudre pour une comédienne et une écriture, Juliette Savary dans Sensuelle de Jean-Christophe Folly [joué lors de l’édition 2023 du festival]. Feu aux joues, aux rétines.

G. P. : En tant que spectatrice, il y en a eu tellement ! Mais je vais dire le triptyque autour d’ Antigone de la compagnie italienne Motus ( Let the Sunshine In /Too Late! / Iovadovia ) [présenté en 2010 à Théâtre en mai]. Je me souviens de l’actrice Silvia Calderoni, de son corps androgyne et de son interprétation totalement incandescente, elle m’a bouleversée. Let the Sunshine In se jouait à la caserne Heudelet, Silvia Calderoni avec son corps long et sec était Polynice dans cette immense espace, ils étaient deux et j’avais parfois l’impression qu’ils étaient cent… Je la revois au sortir de la caserne, perchée sur un amoncellement de gravats, un fumigène à la main, chantant « Let the Sunshine In », j’ai pleuré avec un sentiment mêlé de joie et de mélancolie. Too Late! se jouait salle Jacques-Fornier dans un rapport bi-frontal, je me souviens de la confrontation entre Silvia Calderoni jouant Hémon/ Antigone et l’acteur formidable (Vladimir Aleksić) jouant Créon. Le décor était un simple rouleau de linoléum, d’un côté Créon assis à sa table, et Hémon/Antigone de l’autre sur une chaise, en faceà-face. Je me souviens particulièrement des deux protagonistes (Hémon, Créon) se mettant à aboyer, un véritable combat de chien, c’était complètement dingue et effrayant.

Si l’on considère un festival comme un lieu de mise en circulation de spectacles et donc à travers ceux-ci de possibles, de formes, d’enjeux, comment pourriez-vous caractériser l’espace (ou les espaces) que dessine Théâtre en mai ?

C. B. : Un idéal, non ? Tu te balades et, chemin faisant, tu rencontres des langues et des merveilles aussi diverses les unes des autres.

G. P. : Je suis très attachée au festival Théâtre en mai, il a toujours été pour moi un rendez-vous très important dans ma vie d’actrice et de spectatrice. Il a forgé mon regard, il m’a donné la possibilité de découvrir beaucoup d’artistes qui ont fait leurs chemins depuis. Je pense à Lorraine de Sagazan, par exemple, que j’ai découvert à ses débuts avec sa pièce Démons de Lars Norén, Céline Champinot, Rébecca Chaillon, Tamara Al Saadi, Maëlle Poésy aussi, aujourd’hui directrice du CDN que j’ai découvert avec son Candide - Si c’est ça le meilleur des mondes… [édition 2014 du festival] et tant d’autres… Théâtre en mai est et sera toujours un espace de découvertes. C’est aussi un espace de rencontres et d’échanges entre les artistes et les professionnels très important et un événement réjouissant pour toustes les passionné·e·s de théâtre. Je suis très heureuse d’être programmée dans cette prochaine édition et je remercie infiniment Maëlle Poésy et Claire Guièze [directrice du TDB, metteuse en scène, autrice et comédienne pour la première et directrice adjointe du TDB pour la seconde] de m’avoir soutenue et accompagnée.

N. B. : Mon expérience étant limitée, je ne peux pas résumer le festival dans sa globalité. Mais pour moi, des festivals tels que Théâtre en mai sont importants. C’est essentiel de pouvoir découvrir d’autres formes et d’autres espaces pour permettre la rencontre, de ne pas avoir en tant qu’artiste une date dans un lieu, puis une date dans un autre, mais de pouvoir rencontrer le public et d’autres artistes. Le Parvis permet cela, cette idée de dynamique de circulation. Si notre expérience est limitée, avec toute l’équipe, nous sommes ressortis de notre venue à Dijon avec beaucoup de joie. Et il y a également la relation avec le public : en trois jours de présence, j’ai été surprise de la joie du public, de la relation très forte du public au festival. On sent qu’il y a des habitués qui viennent depuis longtemps et qui sont heureux d’être là. Voir le public échanger, parler de ses souvenirs de festivals et de spectacles, c’est très beau. Ça participe à l’impression que pendant le festival, tout le monde est ensemble. Et je fais aussi ce métier pour pouvoir échanger, pour que nous puissions nous questionner ensemble.

— THÉÂTRE EN MAI, festival du 23 mai au 1er juin à Dijon www.tdb-cdn.com

Queen Kong, Geraldine Pochon © Léo Foulet

D’actualité

Tandis que la résistance tucholskienne résonne à La dernière goutte, Tristram réédite le nécessaire Arno Schmidt, La Pensée sauvage plante des graines de poésie, Bruno Bachelier et Jacky Schwartzmann honorent l’amitié, et Stan Cuesta témoigne de son temps et du nôtre.

UN PESSIMISME DE COMBAT

ENTRETIEN AVEC CHRISTOPHE SEDIERTA AUTOUR D’ON N’ENGUEULE PAS UN OCÉAN DE KURT TUCHOLSKY

AUX ÉDITIONS LA DERNIÈRE GOUTTE, AU CAFÉ BRANT

À STRASBOURG, LE VENDREDI 7 MARS.

À la tête des éditions La dernière goutte avec Nathalie Eberhardt, Christophe Sedierta nous parle du dernier titre qu’ils ont fait paraître : On n’engueule pas un océan , dont la résistance aussi désespérée qu’acharnée à la montée du nazisme sous la République de Weimar n’est pas sans une certaine actualité.

Comment vous est venue l’idée de publier cette anthologie subversive de l’écrivain allemand Kurt Tucholsky, qu’on peut qualifier de satiriste antimilitariste et anti-fasciste ?

La période de Weimar en Allemagne m’intéresse particulièrement, et l’œuvre de Kurt Tucholsky me passionne. Pas grand-chose de lui n’a été publié en France, où il est très peu connu, alors que c’était un grand francophile : il a habité à Paris dans les années 1920, travaillant comme correspondant pour la Weltbühne et la Vossische Zeitung et œuvrant autant que possible à l’amitié franco-allemande. Il écrivait essentiellement pour la presse. Cette forme littéraire très liée à l’actualité qu’il pratiquait est commune en Allemagne, mais elle est sans doute un peu déroutante pour le lectorat français. Quelques traductions sont parues dans les années 1960 et 1970 en France, mais peu de choses par rapport aux milliers de textes qu’il a publiés dans des journaux, en plus de deux ou trois romans. Nous

avions publié un premier livre de lui en 2018, un texte intitulé Bulles de savon que j’avais découvert à Berlin, non par hasard, dans la librairie Tucholsky. L’idée de publier un volume de ses textes courts et de ses aphorismes nous est venue par la suite, naturellement.

Comment avez-vous travaillé pour aboutir à ce livre singulier, qui mêle des aphorismes, des poèmes, des récits, des textes politiques datant des années 1910 à 1930 tout en étant recueillis dans un ordre non-chronologique, mais aussi des photomontages réalisés par Philippe Delangle ?

Cela a demandé plusieurs années de travail, plus de cinq. Il a fallu d’abord sélectionner les textes qui nous semblaient avoir gardé toute leur pertinence dans les œuvres complètes allemandes, qui font plus d’une vingtaine de volumes aux éditions Rohwolt. Entre les textes les plus longs qui font deux à trois pages, nous souhaitions insérer ce qu’on nomme en allemand des S chnipsel , c’està-dire des rogatons, des coupures, des chutes : c’est une forme très brève que maniait beaucoup Kurt Tucholsky. Nous avons aussi voulu alterner entre des textes satiriques, des textes plus mélancoliques sur le temps qui passe, des textes pleins d’humour où il se moque des travers des hommes… Mais dès le début, je savais sur quel texte devait s’ouvrir le livre, et sur quel texte il devait se refermer. Ce dernier texte se nomme « Arrivée » et raconte l’arrivée d’étrangers dans une ville qu’ils ne connaissent pas. J’avais vraiment envie de finir là-dessus, c’est un texte d’une force et d’une actualité incroyables, qui me donne des frissons. La traductrice, Elisabeth Willenz, a d’ailleurs fait un travail magnifique. Quant aux photomontages de Philippe Delangle, ils constituent à la fois un travail très personnel sur l’image et un hommage à ces artistes des années 1920 comme John Heartfield, que Kurt Tucholsky connaissait bien puisqu’ils ont fait un livre satirique ensemble (Deutschland, Deutschland über alles paru en 1929). Ses collages correspondent très bien non seulement à l’esprit de notre maison d’édition, mais aussi à l’esprit de ce moment historique.

Ce moment historique, qui est celui de la République de Weimar et de la montée insidieuse du nazisme, est d’ailleurs tragique… Comment pourrait-on situer Kurt Tucholsky dans l’histoire littéraire et culturelle de cette époque, et quelle est l’actualité de ses positions ?

Il était très engagé à gauche : il était un ennemi acharné des nazis, de l’ordre militaire et bureaucratique, de tout ce qui allait contre la culture et l’émancipation. Avec la montée de l’autoritarisme et du fascisme, il a quitté l’Allemagne, pour s’exiler à Paris, puis en Suède, où il s’est donné la mort en 1935, deux ans après l’arrivée des nazis au pouvoir. Ces derniers l’avaient

déchu de sa nationalité, frappé d’une interdiction de publication, et avaient brûlé ses livres lors des grands autodafés de Berlin en 1933. Sur les images d’archives, on voit les propagandistes nazis qui citent son nom en jetant ses livres au feu… On imagine le drame que ce fut pour lui, qui avait inlassablement dénoncé les nazis, de les voir arriver au pouvoir. La phrase de lui qui donne son titre au livre traduit son désespoir face à cette marée brune : On n’engueule pas un océan . Autrement dit, nous, pauvres écrivains, ne pouvons plus rien faire pour résister aux eaux qui montent et qui engloutissent tout. C’est très pessimiste. Mais cette période de l’histoire est ainsi, telle que la raconte très bien Jean-Michel Palmier dans Weimar en exil : à partir du moment où les nazis arrivent au pouvoir, tout change, et les intellectuels ne peuvent plus que s’exiler, se taire ou se donner la mort. Comme d’autres, Kurt Tucholsky se trouve dans cette impasse : il se tait, puis il se suicide. Publier ce livre était une façon de lui rendre hommage, de perpétuer sa mémoire, à une époque dont on voit, si l’on est un peu lucide, qu’elle se dirige elle aussi vers de grands périls.

Comment pourrait-on décrire ce pessimisme de Kurt Tucholsky, qui a quelque chose de très vivant malgré tout, qui n’est pas du tout résigné ? Il semble qu’il continuait à lutter « malgré tout », pour reprendre les derniers mots de Karl Liebknecht, assassiné comme Rosa Luxemburg par les milices d’extrême droite, drame dénoncé d’ailleurs par Kurt Tucholsky.

Oui, c’est un pessimisme de combat. Kurt Tucholsky est un combattant, quelqu’un qui ne supporte pas de voir les choses telles qu’elles sont, et qui veut les transformer. Il sait qu’il ne parviendra probablement pas à les transformer, et pourtant il essaie quand même, il persévère. Même s’il pressent que toutes ses tentatives sont vouées à échouer, il continue. C’était un enragé. Il avait d’ailleurs plusieurs noms de plume, dont Peter Panter et Theobald Tiger : c’était un félin. Il ne peut pas baisser les bras. S’il finit par baisser les bras, c’est sous la violente contrainte de la répression nazie. Mais il aura mené son combat jusqu’au bout, malgré tout. Un de ses aphorismes résume en quelque sorte son combat désespéré : « Le tac-tac de la machine à écrire n’a pas autant de force que celui de la mitrailleuse. » On peut aussi se souvenir qu’Erich Kästner le décrivait ainsi : « Un petit Berlinois grassouillet qui, muni d’une machine à écrire, voulait arrêter une catastrophe. »

— ON N’ENGUEULE PAS UN OCÉAN, Kurt Tucholsky, La dernière goutte

L’HOMME EST BIZARRE, SCHMIDT INCLUS

LES ÉDITIONS TRISTRAM

ONT EU L’EXCELLENTE IDÉE DE RÉÉDITER POUR LA PREMIÈRE

Les années 50 en Allemagne marquent le début du miracle économique, une sorte d’euphorie inattendue après les désastres de la guerre. Beaucoup de villes ont été quasiment rasées, de Dresde à Hambourg. Mais à peine cinq ans après la capitulation, l’heure est à la reconstruction avec l’aide des Américains qui vont devenir, naïvement et pour longtemps, synonymes de libérateurs et de défenseurs de la démocratie. L’Allemagne de l’Ouest est créée, premier rempart contre le nouvel ennemi, le communisme. Le pays se reconstruit sur des ruines qu’il s’agit d’évacuer pour prendre un nouveau départ. C’est promis : plus jamais ça ! Le mark est créé, la dénazification est en cours et fait florès. Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes ‒ sauf qu’au pays d’Adenauer, le premier chancelier de cette nouvelle Allemagne, il y a encore des opposants à Leibniz et à Voltaire, des empêcheurs de tourner en rond, des individus qui se méfient de ces brusques changements idéologiques. Parmi ces rouspéteurs invétérés, on trouve un certain Arno Schmidt que personne ne connaît ou presque. Un écrivain qui passe pour mal embouché et qui accroche l’invective partout.

FOIS TROIS ŒUVRES D’ARNO SCHMIDT DANS LA FORME PRÉVUE INITIALEMENT

PAR L’AUTEUR, UNE TRILOGIE RÉPONDANT À UN TITRE ÉTRANGE : LES ENFANTS DE NOBODADDY.

Par Pierre Deshusses ~ Photos : © Arno Schmidt Stiftung

— Mais comme le disait l’auteur de polars Jean-Patrick

Manchette : « Passé les quatre ou cinq premières minutes de surprise, [tout est d’une] formidable limpidité. » C’est même une jubilation à chaque page, pleine de surprises, à toujours se demander ce que l’auteur va inventer pour nous rendre le monde étonnant, captivant en dépit du mépris que souvent il

lui porte. —

Il n’a encore écrit qu’un seul ouvrage : Léviathan, un ensemble de trois nouvelles dont l’une donne le titre au recueil. C’est l’histoire d’un professeur, soldat du Troisième Reich, dans les derniers jours de la Deuxième Guerre mondiale, confronté à la veulerie, à l’hypocrisie et au fanatisme. Ce premier livre porte déjà en lui cette incroyable capacité à mêler une érudition hors du commun à un style rageur et ravageur, à une malice capable de faire du saute-mouton par-dessus tous les registres du langage. On ne sera jamais assez reconnaissant à Hermann Hesse qui, après avoir reçu des poèmes que Schmidt lui avait envoyés en 1935, l’avait convaincu de renoncer au lyrisme. Son conseil avisé a permis l’émergence d’un des plus grands prosateurs de la seconde moitié du xx e  siècle. Mais pour l’heure, Arno Schmidt est surtout critiqué et vilipendé pour sa façon de s’en prendre à l’humanisme occidental et chrétien. Il récidive pourtant avec les ouvrages de cette trilogie écrits peu après, entre 1951 et 1953 : Scènes de la vie d’un faune, Brand’s Haide et Miroirs noirs réunis sous le titre Les enfants de Nobodaddy. Ce nom étrange fait

référence à William Blake et à son personnage de Nobodaddy, « père de la jalousie » qui incarne une forme de divinité froide, distante, voire oppressante, dieu autoritaire et répressif symbolisant chez Schmidt un héritage de contraintes, de souffrances et de destruction. C’est peu dire que Schmidt s’en prend aux institutions et aux pouvoirs hérités du passé, religieux et politiques. Dans Brand’s Haide, il va même jusqu’à prétendre – vertu de la provocation ‒ que « 95 pour cent des Allemands sont – encore aujourd’hui – d’authentiques nazis ».

Dans le premier roman de cette trilogie, Scènes de la vie d’un faune, placé en tête selon le désir de Schmidt mais écrit le dernier, le narrateur, Heinrich Düring, est un petit fonctionnaire quinquagénaire sous le Troisième Reich (nous sommes en février 1939), trop vieux pour être enrôlé et partir au front. Il fait le dos rond mais n’épargne d’aucun sarcasme les autorités nazies du village où il vit avec sa femme qu’il ne perd pas de temps à décrire : « Elle est bête. » Aussi bête que leur fils qui avait tellement envie de revêtir l’uniforme et de marcher au pas qu’il est allé directement au casse-pipe. Comment est-il possible d’être aussi stupide ? se demande son père sans état d’âme. Il s’évade du quotidien en faisant avec la jeune Käthe des recherches sur un déserteur de l’armée napoléonienne qu’il appelle le « Faune ». Le roman se termine dans une explosion qui préfigure ce qui sera le début de la troisième partie : la dévastation de l’Europe par une bombe atomique.

Dans le deuxième roman, intitulé Brand’s Haide, exit Düring. Le narrateur s’appelle simplement Schmidt et, comme l’auteur, il revient d’Angleterre où il était retenu prisonnier. Nous sommes en 1946. Il s’installe dans la lande du nord de l’Allemagne, le paysage que l’auteur préfère, là où il est né en 1914, loin des « montagnes idiotes ». Cette fois il se lance dans la biographie de Friedrich de La MotteFouqué, poète allemand du xix e siècle, qu’Arno Schmidt admire : « Ma loupiote perpétuelle. » Le livre a été répertorié par le magazine Der Spiegel dans le classement des douze livres les moins vendus de l’année 1952. Une incontestable référence ! Schmidt, l’auteur «  himself  », menant alors de front la rédaction de cette biographie et l’écriture de son roman, il n’est pas étonnant que l’on trouve de longs passages sur l’histoire de la Motte-Fouqué, ce qui donne l’occasion d’évocations fantastico-romantiques de la nature. Le narrateur fait la rencontre de deux femmes, Grete et Lore, qui ne lui servent pas de muses mais d’auxiliaires dans ses recherches. « L’homme est bizarre, Schmidt inclus. » C’est le temps d’une idylle de courte durée que vient percuter le début du troisième roman où le monde a été dévasté par une guerre atomique.

Nous sommes cette fois en 1960, la catastrophe semble avoir touché les humains, mais pas les animaux ni la nature, qui s’étend à nouveau sur les vestiges de la civilisation. Le narrateur est apparemment le seul survivant et loin d’en être triste ou inquiet, il jouit de cette solitude inespérée, parcourant à vélo les villages environnants vidés de leurs habitants. « C’était donc pour cela que l’homme avait été doué de raison… c’est bien quand même qu’il y ait eu un grand coup de balai ! (et quand j’aurai disparu à mon tour, la dernière tache d’infamie aussi aura été effacée !) » Mais avant, il fait la rencontre d’un autre humain, Lisa, qui avait au départ l’intention de le tuer. Se développe alors une robinsonnade à deux, une phase de cohabitation et de frénésie sexuelle, qui inspire au narrateur une vie bohème à la Adam et Ève dans une nature idyllique. Mais une fois encore le bonheur est de courte durée et Lisa s’en va, peut-être parce qu’il lui a confié ce qu’il a écrit. L’écriture serait-elle un instrument de damnation ?

Alors que reste-t-il de ces apparents échecs où les narrateurs sont présentés comme les enfants d’un dieu tyrannique ? Étrangement une lente avancée dans le monde, comme si chaque pas était une découverte. La façon d’écrire d’Arno Schmidt nous en donne l’image. Reprenant à son compte ce que l’auteur romantique Novalis avait écrit sur la vie comme fragments, Schmidt aligne les paragraphes comme des séquences dont les premiers mots en italique servent d’intitulé : « Ma vie ?! : n’est pas un continuum ! », et d’ajouter : « Fractionner l’incompréhensible en fragments plus compréhensibles. » Au lecteur de faire le lien entre ces éléments. Mais comme le disait l’auteur de polars Jean-Patrick Manchette : «  Passé les quatre ou cinq premières minutes de surprise, [tout est d’une] formidable limpidité. » C’est même une jubilation à chaque page, pleine de surprises, à toujours se demander ce que l’auteur va inventer pour nous rendre le monde étonnant, captivant en dépit du mépris que souvent il lui porte. « Le soir : horriblement beau ! Des brouillards rouge feu et blancs sortirent des sols et des fourrés, comme des contrebandiers aux outils d’argent brûlants. »

Pour accéder à cette fête, il a fallu la magie d’une transposition en français. Elle est magnifique, qu’il s’agisse des deux traductions de Claude Riehl qui, avec Martine Vallette et Jean-Claude Hémery, a fait connaître Arno Schmidt en France avant son brusque décès en 2006 ou de celle de Nicole Taubes qui a repris le flambeau avec une virtuosité qui n’a pas besoin d’adjectifs pour sa traduction de Scènes de la vie d’un faune. L’un et l’autre ont su rendre la vitalité d’une langue qui ne cesse de s’inventer et de nous réinventer, le caractère époustouflant de cette

prose drôle, impertinente et si pertinente qu’on en arrive à se demander à la fin de la lecture de cette trilogie comment il est encore possible d’écrire autrement.

— LES ENFANTS DE NOBODADDY, Arno Schmidt, Tristram

À FLEUR DE MOTS

À

METZ, LA LIBRAIRIE LA PENSÉE SAUVAGE S’ÉPANOUIT ENTRE OUVRAGES CONSACRÉS À LA POÉSIE, AU VIVANT, MAIS AUSSI

À TOUT CE QUE VOUS POURRIEZ

DÉSIRER (OU PRESQUE)

EN TERMES DE LECTURES.

C’est bientôt le temps des semis. Xavier Wacogne va pouvoir orner de quelques plantes la devanture de La Pensée sauvage, la plus jeune librairie de Metz, qu’il a ouverte il y a bientôt cinq ans. À l’intérieur, les livres nichés sur les étagères, dans des caisses en bois, de vieux bahuts lorrains et autres meubles chinés constituent autant d’éléments d’une pharmacopée littéraire dispensée aux visiteurs. « Avec quelques phrases, on peut prendre soin de l’autre », assure l’homme de 48 ans, qui aime glisser quelques vers entre les pages des ouvrages achetés, comme des surprises. Au retour des beaux jours, il remettra en place son distributeur de poèmes, sur la façade. « J’ai ouvert La Pensée sauvage avec en tête un challenge : mettre en avant la poésie, explique le libraire. Comme le contact avec le vivant, celle-ci relève pour moi d’un même rapport au monde : ce sont de vraies ressources. » C’est ainsi qu’aux côtés des recueils on trouve des livres traitant d’écologie, de botanique, d’ornithologie, de permaculture… « Je n’avais jamais eu l’intention d’ouvrir une librairie, lâche Xavier. Mais je suis passé devant ce local inoccupé et j’ai décidé de faire un saut dans le vide. »

DANS LE GRAND BAIN

En bon fils et petit-fils de marin-pêcheur, l’homme originaire de Boulogne-sur-Mer ne s’est cependant pas lancé sans être solidement assuré : depuis ses 25 ans, il baigne dans le monde du livre. Après des études de lettres et de philosophie, il rejoint la Fnac, en région parisienne. C’est l’âge d’or du groupe, qui organise encore des rencontres avec les auteurs, déniche des talents. « Mais c’était déjà le temple du livre-service, on devait guider les clients plutôt que les conseiller, raconte Xavier. Ça a été un vrai apprentissage, mais je voulais aller plus loin que la gestion. » Il intègre ensuite Lyon et le groupe Decitre, alors en plein développement, avant

de retourner à la Fnac en 2004, à Metz cette foisci. L’utopie des débuts est bien loin. « Je suis revenu au moment des licenciements, avec des équipes réduites qui n’avaient aucune prise sur les achats, calibrés par des algorithmes », décrit-il. Après cette nouvelle expérience en tant que cadre, le Pas-deCalaisien crée avec sa compagne le magazine pour enfants Feuilles de Menthe, puis les éditions du même nom, qui existent toujours. Suite à la naissance de son deuxième enfant, il choisit de débarquer en terre inconnue en rejoignant Momie, une librairie messine spécialisée dans la bande dessinée. « J’en lisais peu, j’ai dû apprendre la langue, sourit Xavier. La première année, j’ai lu 600 mangas ! »

Une immersion qui lui donne l’idée d’un nouveau projet : la convention manga Metztorii, qui accueille 13 000 visiteurs pour sa première édition en 2017. Créer une librairie indépendante était en fait le dernier défi à relever. Xavier choisit l’avenue de Nancy, artère commerçante du prospère quartier

Sainte-Thérèse, « un village » un peu excentré du centre-ville. En un après-midi sur place, on croise pas mal d’habitués : un gaillard qui passe discuter (encore) du manga Akira, une jeune maman venue commander le livre Ratatouille, une dame de l’île

Saint-Symphorien qui extirpe de son sac sa liste de coups de cœur, ou un client qui partage de tristes nouvelles. « Ce que je préfère dans ce métier, c’est le relationnel ; ça peut être très fort, les gens peuvent confier des choses très intimes, indique Xavier. Cela peut être une grande responsabilité de conseiller un livre. »

ENTRE SES MURS ET AU-DELÀ

Pour constituer le fonds de sa librairie, Xavier associe ses propres goûts à ceux de ses clients. La Pensée sauvage est « hyper-généraliste » : on y trouve tout Perec et Echenoz, Thoreau, Baudrillard ou la SF d’Alain Damasio, mais aussi des mangas et les derniers page-turners. « Quand quelqu’un vient te demander le dernier Marc Levy, il faut l’avoir, car tu peux ensuite essayer de l’emmener ailleurs, explique le libraire. De plus, il faut garder à l’esprit que les lecteurs sont de plus en plus rares, et donc précieux ; quand il y a de grands succès, il faut en profiter. » S’il confie se fier à son instinct et éplucher les catalogues pour ses commandes, le libraire entretient des relations plus privilégiées avec certains petits éditeurs de poésie comme Cheyne ou Les Venterniers. « Il se passe quelque chose dans la poésie contemporaine, nourrie par l’éco-féminisme ou le slam, une nouvelle génération qui fait bouger les lignes. » Bénéficier d’un espace plutôt restreint est pour lui « une chouette contrainte : rien n’est là par hasard ».

Xavier Wacogne n’a pas toujours le nez dans les livres (ou dans la compta) : il prépare actuellement la seconde édition du festival Penser la terre au Jardin botanique tout proche, dont le parrain est Francis Hallé, botaniste et grand défenseur des arbres. Un rendez-vous qui ambitionne de « créer une culture du vivant » sans enchaîner les auteurs à des tables de dédicace. On y préfère les conférences, les rencontres déambulatoires, les ateliers créatifs… Pour le libraire amoureux du grand air, voici un autre moyen de tisser des liens avec des lecteurs en mal d’escapades littéraires.

— PENSER

LA TERRE, festival les 7 et 8 juin au Jardin botanique de Montigny-lès-Metz instagram.com/penser_la_terre

LES DERNIERS COUPS DE CŒUR DE XAVIER

Labeur de Julie Bouchard/La Contre Allée

« Ce premier roman est une petite merveille à l’écriture teintée d’une pointe de distance et d’une narration joueuse et originale. Tout se passe le 12 novembre de l’an deux mille et quelques. Chaque chapitre est consacré à un habitant de la ville de M., confronté comme vous et moi à un quotidien, un travail, des amours et des problèmes. Les vies de ces gens en quête de sens, qui se croisent sans se connaître, s’imbriquent comme des poupées gigognes, glissant vers une fin qui les reliera irrémédiablement. »

Après de Raphaël Meltz/Le Tripode

« Lors de l’une de ses sorties à vélo direction les calanques marseillaises, Lucas croise la trajectoire d’un camion et meurt sur le coup. Mais quelque chose de lui continue d’exister, de témoigner, de raconter. Il assiste à la peine de sa compagne et de ses enfants, leur vie qui continue… avec poésie et émotion, ce récit parle d’un homme témoin de sa propre absence. Un texte poétique bouleversant sur le sentiment de vivre. »

Francis Hallé, le génie de la forêt de Nicoby et Vincent Zabus/ Albin Michel

« On entre dans cette bande dessinée en se disant que l’univers de la botanique, celui de Francis Hallé, éminent spécialiste de l’arbre, nous dépasse, ou bien qu’on risque de s’ennuyer, de lâcher la page… C’est tout le contraire ! Notre héros Francis Hallé nous emmène dans une conversation épique à travers les âges et autour de la planète, à la découverte des arbres, êtres exceptionnels et indispensables à la vie sur Terre. Grâce à cet excellent pédagogue, ça y est, on est prêt, on veut agir à ses côtés. Ça tombe bien, parce que Francis a un plan : une forêt primaire en Europe, sur nos frontières françaises. »

JACKY & BRUNO

Il est à peine neuf heures du matin, je me hâte dans les rues bruyantes de Besançon. J’ai rendez-vous à la librairie Reservoir Books, rue Courbet. C’est un lieu aux murs peints en rouge, noir et blanc, rempli de polars, de littérature américaine et de BD, entre autres choses. Je me dépêche d’acheter les viennoiseries promises à Bruno, Hélène et Jacky. Aujourd’hui, je vais écouter l’histoire d’une amitié entre un écrivain et cette librairie. Et puis, on en profitera pour parler du nouveau roman de Jacky Schwartzmann qui sort dans toutes les librairies : l’histoire loufoque d’un retraité qui se retrouve malgré lui à tracter pour Zemmour. Et c’est aussi une histoire d’amitié, à la vie à la mort. Enfin bref, je vais rencontrer un écrivain à l’humour corrosif et son pote libraire et on va parler d’amitié, de littérature et de Zemmour (enfin pas trop quand même) autour d’un café.

Nous sommes le 14 février, la journée de l’amour, racontez-moi votre première rencontre.

Jacky Schwartzmann : Putain, je ne m’en souviens pas !

Bruno Bachelier : Moi non plus.

J. S. : Ah si, je me souviens ! C’était quand tu bossais à Campo-Novo. Tu as quel âge, toi ?

B. B. : J’ai soixante ans.

J. S. : Ah oui. J’ai sept ans de moins que toi. J’ai commis un exploit là-bas. Avec mes potes, j’étais en quatrième, y’avait Aldebert, je crois… Au rayon scolaire, on est allés exploser des boules puantes, tu sais, le truc qui sent l’œuf pourri. Ça a dû mettre des jours et des jours pour que l’odeur parte. Après on a tracé, on était devant la Brioche dorée et on voit la nana qui bossait à l’étage qui nous court après.

B. B. : À l’étage ?

J. S. : Ouais à l’étage.

B. B. : J’étais en bas [rires]. La vraie rencontre, c’est ici, à Reservoir Books. Pour Hélène et moi, Jacky c’est un peu le fils de la famille. On aime son tempérament, on aime ses bouquins, son caractère. C’est un vrai partenaire de librairie. Il nous soutient, on fait des choses ensemble, que personne d’autre ne fait, comme des vidéos par exemple.

J. S. : Oui… Et plus je fais des vidéos avec eux, plus je me dis que j’ai tort de leur faire confiance. Je vais finir à poil derrière les cartons. [Rires]

B. B. : On a la chance de voir sa montée en puissance, de livre en livre. Et c’est passionnant. Et puis, il nous en fait profiter aussi. Jacky, on a envie qu’il réussisse. Il est notre auteur best-seller à Reservoir Books. C’est celui qu’on vend le plus. J’ai calculé : on a vendu plus de 1 500 bouquins de Jacky en cinq ans. Grâce à lui, on a pu rencontrer Laurent Chalumeau. On a vraiment envie qu’il réussisse, c’est notre pote, quoi. Il est une pièce maîtresse dans notre librairie.

J. S. : En effet miroir, j’ai une relation hyper privilégiée avec cette librairie. D’ailleurs, les autres librairies qui souhaitent que je vienne faire une dédicace me disent : « Ouais on sait que tu as une relation avec Reservoir Books, mais euh… tu peux aussi venir chez nous ? » À Besançon, je commence toujours chez Reservoir Books, on a fait une soirée de lancement (pour Shit !) c’était blindé et c’est aussi grâce à la librairie.

B. B.  : Les gens sentent qu’il y a une alchimie entre nous, on s’autorise une liberté, on n’a pas peur d’inventer des soirées comme des soirées à quizz… C’est parce qu’on s’aime bien.

J. S. : Si je viens chez eux, c’est pour eux.

B. B. : S’il ne vient pas pendant quinze jours, on se demande s’il n’est pas mort. [Rires]

J. S. : On a créé une vraie relation, et j’ai plein de potes auteurs, je ne sais pas s’ils ont une relation comme celle-là, Reservoir Books/Reservoir Dogs/ Tarantino. On a des goûts en commun. Tu dis que tu vois mon évolution en tant qu’auteur, mais moi j’ai suivi aussi l’évolution de la librairie, les drames… Et j’espère que vous allez tout défoncer.

Jacky, tu saurais expliquer d’où te vient ce besoin d’écrire ?

J. S. : Aussi loin que je me souvienne, j’ai voulu écrire. J’ai commencé à écrire un polar à dix ans, j’étais au CM2, c’était hyper sombre et quand j’ai lu la première page à mes parents, ils ont éclaté de rire. J’avais fait un truc absurde : un copain de la classe qui se faisait enlever par des Allemands… Enfin, c’était n’importe quoi.

B. B. : T’as une nature rêveuse, quelque part ?

J. S. : C’est autre chose que le rêve, je cherche tout le temps ce que je peux utiliser dans ce que je vis pour écrire une histoire.

Hélène Richel : Ils partent vachement de la réalité, tes livres.

J. S.  : Tout ce que je vis, j’ai pour obsession de vouloir le retranscrire sur le papier. Il n’y a pas de plan B. Je n’ai aucune autre préoccupation à part dormir et manger. Le premier truc auquel je pense le matin, c’est le rendement dans lequel je suis, j’en suis où, je vais où ? Trouver une idée, un bout de dialogue, et avant de dormir, aussi.

On entend souvent que, pour écrire, il faut boire et que ça se passe la nuit, façon Bukowski… ça marche vraiment ? C’est quoi ton processus d’écriture ?

J. S. : Ça, j’ai fait, ouais, ce n’était pas super. Tu as deux-trois fulgurances et finalement, sur trois pages, tu ne retiens que deux lignes. Stephen King a dit que si un auteur n’a pas fini son livre en trois mois, il faut qu’il change de métier. Il est peutêtre un peu radical, moi, j’en mets six. Moi, c’est une pratique quotidienne, j’écris tout le temps, les vacances, ça me fait chier. J’ai vu un documentaire sur ARTE à propos des premières ballerines, ils les interrogeaient sur leur ambition de sportives de haut niveau, elles disaient que c’était une obsession permanente. Écrire, c’est une discipline. Je n’ai jamais eu de plan B. Ça frise la psychiatrie. [Rires]

On parle de ton humour décapant, de ta gouaille, une plume moderne et cynique, tu as un style bien particulier.

J. S. : Le polar marrant est une sous-niche du polar, on est trois ou quatre en France à faire ça. J’ai commencé à écrire des romans sérieux, en imitant Ellroy et, un jour, je me suis dit, c’est pas

top. C’était de la merde. Ce n’était pas moi. Moi, je suis quelqu’un qui adore chambrer, et finalement, j’ai écrit Mauvais coûts et j’ai été publié tout de suite.

B. B. : La difficulté pour un écrivain, c’est de trouver sa voix. Tu vois, Jacky, il l’a trouvée, sa voix, et on la reconnaît bien.

J. S. : Tu as plein de mecs qui abandonnent avant de trouver leur style.

B. B. : Jacky, il a sa marque de fabrique.

J. S. : Quand j’étais au lycée, j’étais dingue de poésie, c’est une école où t’apprends à ne pas mettre une syllabe en trop, et ça, ça m’est resté. L’obsession de la formule, le rythme, c’est hyper important. Parfois je change un chapitre de place et ça change tout ! Et je suis autant influencé par Jamel Debbouze que par Victor Hugo, ou même par la publicité.

Revenons à ce lien libraire/écrivain. Pour vous, ça sert à quoi un écrivain ?

B. B.  : Vaste question. Pour un libraire, un écrivain, c’est sa source. Un écrivain, c’est quelqu’un qui va nous permettre d’évoluer, de grandir, de s’évader, de réfléchir, de se documenter à travers la production qu’il peut avoir. C’est un rapport à la littérature, ça permet aussi d’être en connexion complète à la chose littéraire. Après on a beaucoup d’écrivains en France et dans le monde donc on fait des choix, en fonction de qui on aime, qui on est, en fonction de son parcours de vie, en fonction de l’âge qu’on a, parce qu’il y a des écrivains qu’on a lus jeune et qu’on va relire un peu plus tard en se disant : tiens, je ne sais plus trop pourquoi je l’ai aimé, parce que j’ai changé en tant que lecteur. L’écrivain, c’est le premier dans la chaîne du livre, c’est la production, sans lui, il n’y a pas d’éditeur, de diffuseur, et donc, de libraire.

J. S.  : J’aurais dit à peu près pareil, mais, un écrivain c’est… enfin un livre, ça sert à divertir dans le sens philosophique, c’est Pascal qui dit : divertir, ça veut dire voler. Il dit que le divertissement sert à oublier le temps qui passe et la mort. Toute activité humaine sert à oublier que nous sommes mortels, c’est une énorme caricature du texte mais, en gros, c’est ça. Un bouquin, ça amène une vision, enfin les bouquins que j’aime, ça donne un état des lieux d’une époque, d’un pays ou d’une ville… Ça rend toujours compte de l’humanité contemporaine, même si ça se passe il y a six cents ans. Parce que le mec qui écrit, il est là. Et je dis souvent, ce qui fait la distinction entre les auteurs, c’est là où tu poses la caméra. Comme un réalisateur, il décide où il va poser la caméra, l’angle, l’approche avec son passé. Un exemple, si je fais une scène dans un restaurant, moi, j’ai été serveur pendant cinq ans, j’ai évolué dans le monde de la restauration. Mon passage, je vais le commencer par les cuisines, j’imagine

un cuistot qui dresse une assiette, l’assiette va à la table et là, la scène commence. Un auteur qui a été prof avant, ça ne va pas lui traverser l’esprit. Un mec comme Laurent Chalumeau qui a été critique musical pendant longtemps, il va te parler de la musique qu’on entend dans les enceintes. Ce sera son amorce de scène, enfin peut-être. Et c’est ça qui donne la couleur, le ton d’un bouquin, c’est juste le parcours du mec.

Jacky, tu écris des polars, Bruno, tu vends énormément de polars, ce genre revient de loin, non ?

J. S. : Dans les années quatre-vingt, le polar c’était ça : je suis à la gare et je me fais chier, je prends un San Antonio.

B. B. : C’était considéré comme un sous-genre, de la littérature populaire, loin de la littérature blanche. C’est plus du tout le cas aujourd’hui. Des auteurs de littérature blanche se mettent au polar…

J. S. : Et c’est souvent raté.

B. B. : Le polar est un roman en prise avec l’actualité. Un bon polar s’appuie toujours sur un sujet contemporain, c’est ça que j’adore. Quand c’est servi avec une bonne écriture… Ça peut être drôle [regard vers Jacky ], il existe aussi des polars littéraires, ça te parle de ton époque…

J. S. : C’est équivalent au réalisme, ou au naturalisme à la Zola. Je parle de la démarche, pas de l’écriture.

B. B. : Ça a changé avec le néo-polar dans les années soixante-dix, la série noire et tous ces sousgenres se sont démocratisés. Les polars sont les plus vendus, comme la BD.

J. S. : C’est compliqué de dire que le polar c’est de la merde, quand tu vois que c’est le mieux vendu. Tu prends la littérature blanche, ça peut aussi être de la merde. Les auteurs de LB, ils n’ont aucun souci de narration, pas de péripétie. Parfois, c’est une réussite. J’ai lu une histoire d’un mec qui s’aperçoit que son poisson rouge aime la littérature et il lui lit des passages de bouquins. Ça fonctionne !

Ton roman sort dans un mois tout pile, il s’intitule Bastion , c’est l’histoire d’un gars à la retraite qui s’engage pour des raisons absurdes dans la campagne d’Éric Zemmour pour les présidentielles 2027. Comment parler de politique sans devenir donneur de leçons et donc chiant ?

C’est vraiment ma marotte, en fait, je pense que mes livres sont tous politiques et engagés, mais jamais politisés. Je ne veux pas donner de leçons, mais après, quand j’écris un roman qui s’appelle Shit ! et qui met en scène la cité, je démontre que Planoise c’est pas juste des connards dealeurs avec

des kalachnikovs. C’est un peu engagé, je dis : attention, on n’est pas sur CNews, un quartier ce n’est pas que ça. Y’a vingt mille habitants à Planoise, s’ils étaient tous des racailles et des crevures, ce serait la guerre civile et ce n’est pas le cas, donc… Il y a dix-neuf mille mecs normaux à Planoise. Mais je n’ai pas l’impression de donner des leçons. J’ai lu cet été Au bonheur des dames de Zola. Il te décrit le passage d’un monde à l’autre : l’ancien monde où des mecs dans des boutiques hyper sombres découpent des habits, des tissus et tu passes aux grands magasins, à la modernité, à la lumière, aux décos de vitrines incroyables. À aucun moment Zola nous dit que l’ancien monde c’était mieux, il te décrit ce passage de cette évolution de la société. Jamais il ne t’explique ce qui était mieux avant ou l’inverse. Quand l’écrivain commence à expliquer ce qu’il écrit, le lecteur se dit immédiatement, lui, il n’est pas clair. Je déteste les romans à message, ça me tombe des mains. Je reviens au divertissement, si je veux apprendre des choses en politique j’allume France Culture, ou j’achète un essai. Mais je n’achète pas un roman.

D’où te vient l’idée d’écrire Bastion ?

C’était une émission sur France 2, des journalistes suivaient un mec qui cherchait des parrainages pour Zemmour. Le mec, il avait un costard de VRP, il avait une voiture de fonction avec ses prospectus dans le coffre, et à chaque fois, il tombait sur des maires de gauche qui lui disaient : « Mais qu’est-ce que tu fous-là, et non, t’auras pas mon parrainage ! » Et à la fin le mec était interviewé et il disait : « Oh ! C’est dur. » Je l’imaginais manger tout seul dans les Flunch et dormir dans des Formule 1. Et j’ai trouvé ça marrant. Et puis ça a beaucoup évolué, c’est devenu un retraité avec son meilleur pote.

On ne devient ni écrivain ni libraire par hasard. Quels sont les livres qui vous ont marqués ?

B. B. : Moi je vais en citer un : Jorge Ibargüengoitia, l’auteur que j’aurais voulu être, j’adore ce type, c’est un Mexicain qui est mort en 1983 dans un accident d’avion.

J. S. : Et qui a un nom impossible à prononcer.

B. B. : C’est tout ce que j’aime en littérature, mais on n’est pas très loin d’un Jacky, c’est le prince de la subtilité cruelle, il dit des choses affreuses, sur un ton extrêmement cool. Ses romans sont extrêmement bien montés et surtout il a été l’un des grands contempteurs de l’âme mexicaine à l’époque. Il a commencé par le théâtre, ça ne marchait pas, il a été très connu parce qu’il a été chroniqueur dans un journal mexicain, et quand il est mort dans cet accident d’avion, c’est passé inaperçu parce qu’il était avec d’autres écrivains d’Amérique du Sud

— Je l’imaginais manger tout seul dans les Flunch et dormir dans des Formule 1.
Et j’ai trouvé ça marrant. —

comme le poète Manuel Scorza. Au Mexique, il a eu des funérailles nationales, la moitié des Mexicains le vénèrent, l’autre moitié le détestent. Il a eu la dent très dure contre le machisme mexicain. Comme le théâtre ça ne marchait pas, il s’est mis à écrire des romans, dont deux polars : Deux crimes et Les mortes, qu’on trouve encore. Son plus beau livre, Ces ruines que tu vois, est magique. Je le relis tous les ans.

J. S. : Voyage au bout de la nuit, j’ai découvert ça, j’avais vingt ans. Quand je l’ai lu, je me suis dit : putain on a le droit de faire ça ? Parce que pour moi, la littérature comme le cinéma, avant de découvrir Scorsese, c’était un truc de vieux. Un livre qui m’a marqué dans ma vie, c’est La Dérive des sentiments de Yves Simon. J’étais dans ma construction de jeune auteur. J’étais au ski avec mes parents, j’avais une Game boy à l’époque. J’avais dix-sept ans et on était dans un chalet au milieu de nulle part, il n’y avait aucune possibilité de trouver un bar. Je vivais l’enfer. J’ai fait des heures de Tetris et il y avait ce bouquin qui traînait là. Je mettrais aussi American Tabloïd d’Ellroy, pour moi le polar par excellence des années soixante, un style incroyable. Tu croises Kennedy, Frank Sinatra, tous les mafieux de l’époque. Et enfin La compagnie de Robert Littell. Un pavé de huit-neuf cents pages, ça retrace l’histoire de la CIA de 1965 à 1989.

— BASTION, Jacky Schwartzmann, Seuil

SUR LA ROUTE

Il est toujours délicat de lire un ami. Et je me méfiais presque de ce petit livre au titre amer, La musique a gâché ma vie , publié par Antidata, au format de plaquette de chocolat. Mais je l’ai dévoré. L’humour de Stan Cuesta et sa capacité à capter l’esprit d’une jeunesse passée dans les beaux quartiers parisiens – à travers son amour du rock et un certain rejet de l’Establishment (les grandes écoles, Radio France) – en font un témoignage poignant sur la génération qui précède la mienne. Entretien en roulant.

Est-ce suite à ta participation au recueil collectif Ressacs, dirigé par Olivier Salaün, que l’idée t’est venue d’écrire cette suite de nouvelles ?

Je ne sais écrire que sur commande, que ce soient des articles ou des livres. Tant de pages ou de signes pour telle date. Si personne ne me demande rien ou si on ne me donne pas de deadline, je ne fais rien. Je me suis donc créé des commandes fictives, en participant à des concours ou en répondant à des appels à textes. Les deux premières nouvelles ont été écrites pour le Prix de la nouvelle érotique et le Prix Hemingway lancés par Au Diable Vauvert, une maison d’édition avec laquelle je travaillais par ailleurs. Puis deux autres pour des recueils collectifs d’Antidata, la maison d’Olivier Salaün. Très vite, celui-ci m’a dit être intéressé par un recueil de mes textes. Je n’ai donc pas fait le tour des éditeurs, ce qui m’a évité bien des souffrances. Olivier m’a même forcé la main en annonçant la sortie du livre dans la presse alors que je n’avais pas fini de l’écrire ! Et il a éliminé trois nouvelles qui lui semblaient faibles et m’en a fait réécrire trois autres. Bref, un vrai travail d’éditeur. Je l’en remercie !

On y trouvait déjà « Loin de la mer », ton hommage à la sublime chanson de Robert Wyatt, « Sea Song ». Une bonne chanson doitelle, forcément pour toi, déclencher les larmes ?

Non, bien sûr, on peut aussi aimer une chanson qui déclenche d’autres sentiments. Je

pense particulièrement à l’envie de tout casser, très importante à l’époque punk où toute ma génération était assez énervée. Par contre, je sais par expérience que le plus difficile est d’écrire une chanson joyeuse qui ne soit pas ringarde. Mais étant moi-même naturellement plutôt mélancolique, j’aime évidemment les chansons tristes par-dessus tout. Le pire, c’est que « Sea Song » est plutôt une chanson d’amour heureuse. C’est la voix de Wyatt qui la rend déchirante.

Dans ce livre, tu fais le constat d’être arrivé trop tard, musicalement. Pour toi, l’histoire du rock est-elle déjà terminée dès la fin des années soixante-dix ?

Chacun arrête l’histoire du rock au moment où il commence à se sentir largué ! Pour certains, c’était au départ d’Elvis à l’armée… J’ai grandi avec la musique de mes ainés, Dylan, Neil Young, Doors, Hendrix, etc. Puis j’ai eu seize ans en 1977 et je n’ai jamais été autant en phase avec la musique de mon époque que pendant les quelques années qui ont suivi, avec Talking Heads, B-52’s, PiL, Joy Division, etc. C’était un moment très créatif. Et ça a débouché sur les eighties, qui ont été horribles pour tout le monde ou presque. Donc, oui, pour moi, après 1980, c’est fini. Ce qui ne m’a pas empêché d’aimer par la suite Nirvana, Amy Winehouse et d’autres… Mais ce n’était plus MON époque.

Considères-tu que la « rock critic » a engendré de véritables écrivains ?

Oui, mais ils auraient été écrivains quoi qu’il arrive. Je pense aux États-Unis à Lester Bangs, dont Greil Marcus a dit : « C’est le plus grand écrivain vivant et pourtant il n’écrit que des chroniques de disques ! » La France n’est pas un pays de musique, mais de littérature. Donc on n’a jamais eu de très bons groupes de rock, mais toujours de très bons critiques ! Tu les connais aussi bien que moi : Paringaux, Adrien, Garnier, etc.

Stan Cuesta au volant de son Opel Rekord de 1968, Saint-Tropez, 2021 (feat. Milo McMullen, sur la banquette arrière) © Nicolas Comment
— Toute littérature est fiction. Même en essayant d’être le plus proche possible de la « réalité », quand on écrit une biographie, par exemple, tout crée de la fiction… —

Au fond, n’est-il pas tout autant stimulant d’écrire sur la musique que d’en faire ?

En tout cas, c’est le meilleur traitement de substitution que j’aie trouvé. La musique est une drogue qui peut te gâcher la vie… Je ne serai jamais aussi heureux que je ne l’ai été en studio, en Angleterre avec des musiciens fabuleux, quand j’enregistrais mon album. Quand j’ai décroché, ça a été très dur. L’écriture a été mon Subutex.

Qui sont tes auteurs préférés en littérature ? Te sens-tu influencé par la littérature américaine ?

Très jeune, j’ai rejeté la culture classique des parents et du lycée (j’y reviens maintenant, bien sûr). J’ai abordé la littérature via les marges, la musique, Rock & Folk, etc. Donc j’ai lu tout Kerouac, passionnément. Puis Ginsberg, Burroughs… Je n’y comprenais rien, j’adorais ça. J’ai tout lu trop jeune : Kafka, Dostoïevski, Boulgakov – Le Maître et Marguerite était un livre incontournable dans les seventies… Et un jour, j’ai découvert Modiano et je ne l’ai plus quitté. Kerouac et Modiano sont mes parents adoptifs. Une famille dysfonctionnelle de plus !

Le petit récit érotique, Confusion , m’apparaît comme le plus littéraire. Est-il aussi le plus fictif ?

Toute littérature est fiction. Même en essayant d’être le plus proche possible de la « réalité », quand on écrit une biographie, par exemple, tout crée de la fiction : la mémoire, qui réarrange les faits, puis l’écriture, qui les transforme forcément. En fait, je fonce et je ne me pose pas la question. Je ne sais pas ce que je fais et ça me va.

Prépares-tu une suite à ce livre, un roman par exemple ?

Des projets de livre, j’en ai plein mes tiroirs. Il faut que j’accélère, le temps presse. J’ai tenté d’écrire un roman policier, une fois. J’avais une intrigue, des personnages, tout était bien planifié. Au bout de cinq chapitres, j’avais tellement digressé que ça n’avait plus rien à voir avec l’idée de départ, l’intrigue n’avait pas avancé d’un pouce, je n’étais arrivé nulle part, j’étais complètement perdu. Mais j’aimais tellement ce que j’avais écrit que j’en ai tiré des nouvelles.

— LA MUSIQUE A GÂCHÉ MA VIE, Stan Cuesta, Antidata

Stan Cuesta, La musique a gâché ma vie, Antidata, 2024

Ça se fête !

Piers Faccini et Ballaké Sissoko s’appellent, la Vapeur souffle ses trente ans, Mounia Raoui désespère joyeusement, Solaris Great Confusion et Original Folks collaborent superbement. Et ce, alors que les Eurocks, Astéréotypie, Komodrag & The Mounodor, et sHepardElectrosoft in Public Garden continuent à nous faire vibrer.

PIERS FACCINI & BALLAKÉ SISSOKO OISEAUX-LYRES

CONVERSATION INITIÉE IL Y A DEUX DÉCENNIES PAR LE CHANTEUR ET GUITARISTE BRITANNIQUE, INSTALLÉ DANS

LES CÉVENNES, PIERS FACCINI ET LE MAÎTRE MALIEN

DE LA KORA BALLAKÉ SISSOKO. RENCONTRE AVEC DEUX ARTISTES MIGRATEURS.

Piers, tu as pu dire, dans une conversation que nous avons eue il y a cinq ans, que le chant du rossignol était pour toi la plus belle des musiques. Cet oiseau orne la pochette du disque que vous gravez ensemble avec Ballaké. Pourquoi est-il si important ?

Piers : Le rossignol a une histoire exemplaire : il passe la moitié de sa vie en Afrique de l’Ouest, au Sahel et, à l’issue d’une immense migration – ce petit oiseau parcourt des milliers de kilomètres –, il se rend en Europe, toujours sur le même territoire. Et là, il se met à chanter pour attirer la femelle. Il permet de manière élégante d’évoquer la migration ; en même temps, il est le symbole de ce qui se joue entre Ballaké et moi – de là où chacun de nous vient, du dialogue que nous avons ensemble. Cet album, nous le voyons comme un pont au milieu

duquel nous nous rejoignons. Nous nous situons, quand nous jouons ensemble, à la moitié de ce vol d’oiseau. Enfin, le vol du rossignol nous semble une métaphore : toute culture, partout dans le monde, a pour étincelle, même si c’est loin dans le temps, une rencontre avec « l’autre ». L’autre, ce peut être un instrument de musique, un mode, un langage. Le rossignol, à nos yeux, incarne la floraison culturelle.

C’est toi qui as peint le visuel de la pochette du disque, n’est-ce pas ?

Piers : Oui. Il y a deux oiseaux. Pour le premier, je me suis inspiré de sculptures anciennes du Mali qui représentent l’oiseau de façon magique, animiste – ce premier dessin représente en quelque sorte l’esprit de l’oiseau. L’autre oiseau est plus lié à notre perception occidentale, c’est un dessin figuratif.

— Un concert n’est jamais un temps uniforme. Souvent ça gagne en intensité, le public par son écoute peut faire gonfler la musique. —

J’ai relié ces deux oiseaux par une branche ; elle prolonge l’idée du pont dont je te parlais à l’instant.

Revenons à l’étincelle de votre rencontre, qui est finalement l’étincelle de ce disque, et qui est survenue il y a deux décennies. Comment s’estelle passée ?

Ballaké : Au début des années 2000, je sortais mes disques sur le Label Bleu [ un label de jazz et musiques du monde, fondé en 1986 à Amiens]. Nous nous sommes rencontrés quand Piers a signé avec le label en 2003. J’ai été invité à jouer sur un de ses albums [Tearing Sky publié en 2006] et c’est là que nous avons découvert le plaisir que c’était de jouer ensemble. L’enregistrement s’est déroulé à Los Angeles. Dans la foulée, on a fait quelques concerts en duo, notamment en première partie d’Amadou et Mariam. Nous n’avons plus jamais cessé de jouer ensemble par la suite, lors de collaborations ou de concerts. Ce disque, c’est l’aboutissement de notre relation. Il s’est fait de manière très légère, mais il est chargé de toute notre histoire.

Piers : Maintenant que je repense à notre première rencontre, et malgré tout l’amour et l’admiration que je portais déjà à la musique de Ballaké, je me vois comme regardant à la porte d’une maison. Je trouvais ça magnifiquement beau, mais je ne savais pas comment y entrer. Lors de nos premiers dialogues, c’est Ballaké qui faisait le premier pas, c’est lui qui trouvait une manière de communiquer, mais ce n’était pas une conversation comme il y a sur l’album. Il m’a fallu du temps pour apprendre son langage musical, en comprendre la culture, en appréhender la profondeur.

C’est Ballaké qui jouait avec Piers plus que Ballaké et Piers qui jouaient ensemble ?

Piers : C’est ça. Nous avons trouvé le moyen pour que la sensibilité de Ballaké et sa kora se fraient un chemin au sein de mes chansons, s’y offrent des « moments ». Mes chansons avaient des

structures harmoniques, des tonalités et des modes qui n’étaient pas forcément compatibles avec ceux de la kora. Je réalise aujourd’hui les difficultés auxquelles a pu être confronté Ballaké pour jouer avec moi. Il a dû continuellement s’adapter. À force de jouer et d’étudier, de passer du temps et de faire des rencontres, notamment avec Vincent Segal [violoncelliste reconnu pour ses collaborations éclectiques et son exploration de diverses traditions musicales, présent dans l’aventure du Label Bleu], j’ai pu faire moi aussi un chemin à la rencontre de Ballaké. Et le déclic s’est passé il y a trois ans, quand Ballaké m’a invité à faire une série de concerts avec lui. Après le premier concert, nous savions tous deux que c’était bon, que nous étions prêts à réaliser un album ensemble. Je dis après le premier concert, car nous n’avions pas réellement répété auparavant.

Vous ne répétez pas avant de vous produire sur scène ?

Ballaké : En fait, nous nous mettons d’accord, en amont d’un concert, sur le mode dans lequel nous allons jouer. Nous nous mettons dans un certain état d’esprit pour que, au moment où nous allons jouer en public, nous ne ressentions aucune pression. C’est ce qui me semble le plus important. Pour moi, répéter, c’est ça : s’accorder, humainement parlant.

Piers : Nous ne voulons rien fixer. Nous savons que nous allons jouer tel morceau, mais nous ne le répétons pas. Nous décidons par contre que nous allons lui imprimer tel ou tel changement : c’est ce passage ou cette forme que nous allons éventuellement répéter ensemble. Mais le reste du morceau, nous n’y toucherons pas, ne le jouerons pas pour qu’il soit, au moment du concert, totalement fluide. C’est un disque à deux chants : la kora chante et moi, je réponds ; à mon chant, la kora répond à son tour. Nous avons souhaité créer, pour les dix morceaux, des « cadres » où la structure d’une chanson peut être accueillie et, en même temps, qui est très libre, qui donne de la place à ce dialogue.

Ce sont les cadres très ouverts des morceaux de Our Calling qui vous permettent, en concert, de leur donner une forme changeante, de les adapter en fonction du moment, de votre humeur ? D’être libres ?

Piers  : Exactement. C’est le propos même de l’improvisation. Notre cadre pour chaque morceau, c’est son mode. À l’intérieur, Ballaké ne joue jamais les mêmes notes. Notre idée, c’était de transposer ce principe de l’improvisation sur des chansons – interprétées en anglais, avec une architecture couplet-refrain. Nous sommes fiers d’avoir réussi à le faire.

Cependant, faire un disque, c’est fixer les chansons. Ça n’a pas été difficile de les résumer à une version plutôt qu’à une autre, de choisir pour elles une humeur plutôt qu’une autre ?

Piers : Nous n’écoutons pas le disque. Enfin, nous l’avons écouté au moment de le faire ! Après, les morceaux évolueront sans cesse au fil des concerts, sans cesse en mouvement, selon notre mood, ce qui nous est arrivé dans la journée, ce que nous ressentons à l’instant présent. Que nous les ayons fixés pour ce disque ne me semble pas une chose douloureuse. C’est juste que pour nous, c’est passé. Our Calling propose de chaque chanson une version parmi d’autres, une version pour laquelle nous avons donné le meilleur, souhaité apporter le plus de musicalité possible.

Comment s’est déroulé l’enregistrement de ce disque ?

Ballaké : Nous nous sommes vus, avant l’enregistrement, deux ou trois fois, guère plus.

Piers : Pour ces quelques séances de préparation, je suis venu avec des idées de textes, quelques figures mélodiques, rythmiques, des bouts de chant. Et Ballaké a réagi, avec sa kora, à ces idées. C’est resté très ouvert. Puis nous nous sommes donné pour défi de faire quatre concerts au Centquatre [un espace de résidences artistiques, de production et de diffusion d’arts dans le 19e arrondissement de Paris] juste avant de rentrer en studio. Le lendemain du dernier concert, nous étions en studio. Au Centquatre, nous avons découvert les morceaux « en vrai ». Nous avons expliqué au public que ces concerts étaient un peu comme une cuisine, un laboratoire. Nous nous sommes efforcés, durant ces quatre jours, de ne surtout pas fixer les morceaux. Nous les avons fait tourner en les gardant ouverts, coûte que coûte. Ballaké me disait que la seule chose qui comptait, c’est que le « feeling » soit bon.

Qu’est-ce que le « feeling » ?

Ballaké : C’est quand la connexion avec le public, l’atmosphère, le moment sont naturels. Mais surtout, quand je me sens bien moi-même. C’est avant tout pour moi que je fais de la musique – jouant, je me soulage moi-même. Si je suis bien moi, alors le feeling que je dégage va permettre à ma musique d’entrer en connexion avec ce qu’il y a autour de moi, faire du bien à celles et ceux qui l’écoutent. C’est pourquoi ce qui se passe avant un concert est primordial : je me prépare psychologiquement afin d’être tout à fait libre dans mon esprit. Sans stress, sans anxiété. Je ne dirai jamais qu’un concert n’a pas été bon si, à chaque fois, on a fait du mieux que l’on a pu. Un concert n’est, de toute façon, jamais un moment fait d’un

bloc, un temps uniforme. Souvent ça gagne en intensité, le public par son écoute peut faire gonfler la musique. Comme l’appétit vient en mangeant, la musique vient en jouant.

Piers : N’oublions pas que c’est une science. Ça a l’air flou, mais nous savons où nous en sommes, nous connaissons les structures des chansons. C’est un monde invisible que Ballaké et moi percevons. Cela peut sembler un peu mystique, dit ainsi. Quand Ballaké et moi jouons, nous nous rendons dans un endroit où nous nous sentons bien, tout en ne sachant pas ce qui va arriver. Jouer, c’est se préparer à accueillir ce qui advient et que nous n’attendions pas forcément. La musique devrait toujours être ainsi : spontanée et unique dans l’instant.

Votre musique est un dialogue entre une guitare et une kora. Comment chacun de vous décrirait la voix de l’autre et la nature de votre dialogue ?

Ballaké : L’instrument ne vaut, pour ma part, que par la personne qui en joue. L’affection que je porte à la sonorité de la guitare de Piers est en fait l’affection que je porte à la personne de Piers. C’est à ça que je me raccroche – à ce que Piers a à dire, mais surtout à ce que Piers a à partager. On peut dire d’un instrument qu’il est magnifique ou qu’il est complexe, mais ce qu’il doit avant tout être, c’est la traduction de l’esprit d’un musicien. J’ai joué avec beaucoup de guitaristes, tu sais. Chacun d’eux m’a « dit », à travers son instrument, quelque chose de différent. Quand Piers joue, je reçois de la douceur, quelque chose du lien qui se noue et sa voix n’est jamais loin. Piers n’est pas un musicien qui va te jouer des centaines de notes. Il crée un espace, avec ses arpèges, qui permet à sa voix et ma kora d’entrer en jeu, de se compléter, de parler ensemble. Un espace de confiance, où j’ai le sentiment de pouvoir toujours aller plus loin.

Piers : Ce que dit Ballaké me fait penser au livre que je lis en ce moment, Habiter en oiseau de Vinciane Despret. Dans la nature, si un oiseau chante dans un certain registre, un autre oiseau va s’inscrire dans un autre registre pour ne pas couvrir son chant. C’est incroyable : les animaux, et pas seulement les oiseaux, savent faire cela. Dans une forêt, tu peux entendre tous les animaux distinctement comme dans un orchestre. Une conversation, c’est cela. Ce que font les oiseaux quand ils chantent, nous le faisons quand nous parlons, sans y réfléchir. Et c’est ce que nous tentons de faire lors de notre conversation musicale, Ballaké et moi. La kora possède 21 cordes, la guitare six : cela fait beaucoup de cordes ! Comment offrir à chaque instrument un espace pour s’exprimer et ne pas faire doublon ? Dans nos

chansons, j’ai découvert qu’à la guitare, j’avais un rôle : celui de tenir le cap, avec des arpèges et les cordes basses, qui forment comme une danse. Il n’y a pas d’ornements, pas de fioritures. Ma guitare est là, trace la route, et permet à la kora de Ballaké de s’échapper, prendre une voie de traverse. Partir, puis revenir.

Les instruments dont vous jouez sur Our Calling, quels sont-ils précisément ?

Piers : Pour l’enregistrement de l’album, j’ai apporté deux guitares. Une vieille acoustique, une très belle Martin que j’ai trouvée à Los Angeles. Ainsi qu’une électrique demi-caisse, une Guild des années 50, pour laquelle j’ai réglé l’ampli à très bas volume. Nous avons enregistré les chansons dans des conditions acoustiques, naturelles, face à face et sans moniteurs, sans casques, en direct et en seulement cinq jours. Comme si nous jouions ensemble dans un salon. J’ai beaucoup de guitares, mais ces deux-là, je crois que ce sont mes deux plus belles. Et elles me permettaient d’avoir deux couleurs bien distinctes. L’électrique me permettait de me démarquer franchement de la sonorité de la kora, tandis qu’avec l’acoustique, je pouvais presque en fondre les notes dans celles de Ballaké. Ballaké : En tout j’ai cinq koras, qui ont des sonorités très différentes. Contrairement à la guitare, c’est un instrument qui voyage mal : la peau de vache qui recouvre la calebasse est fragile, ainsi que le manche en bois de palissandre. Alors je n’en ai toujours qu’une avec moi. Cela fait quelques années qu’elle m’accompagne. Tu le sais peut-être, mais la kora que j’utilisais depuis toujours a été brisée par une compagnie aérienne américaine [le 4 février 2020]. Je revenais d’une série de concerts et j’ai découvert, à Paris, qu’elle était en morceaux. Les douaniers avaient dû mal fermer l’étui et l’instrument a été détruit durant le voyage. Ou alors ils l’ont démantelée pour l’inspecter. Je n’avais aucun moyen de la réparer. J’ai dû en faire le deuil. Piers : C’est une histoire triste, mais aussi scandaleuse. Les douaniers américains auraientils agi de la sorte avec un Stradivarius – avec un instrument tout aussi précieux, mais européen ?

Ballaké : Mes cinq koras sont comme cinq enfants pour moi. Et plus une kora prend de l’âge, plus sa sonorité mûrit, s’embellit, se perfectionne. Et plus le lien qui m’unit à elle est fort. La kora qu’ils ont brisée avait plus d’une vingtaine d’années. Comment t’expliquer ? Ma kora était chargée… [Ballaké cherche le mot juste] d’affection. Elle était bien sûr irremplaçable. Récemment, je me suis rendu au Canada. Les quatre premiers jours, j’ai dû jouer en concert sur une kora d’emprunt, car la mienne n’était pas arrivée. J’en ai essayé

beaucoup, mais… ça ne marchait pas. Quand j’ai enfin joué sur ma kora, je pense que tout le monde a entendu la différence. Je sais exactement où je peux « l’emmener ». Si elle a un problème de chevalet, je peux l’ajuster moi-même, car, avec ma kora, on se connaît.

Comment avez-vous, chacun, appris à jouer de votre instrument ?

Ballaké : Dans la famille. C’est-à-dire en toute liberté. Mon père est d’origine gambienne et ma mère sénégalaise. Ils se sont installés au Mali. La maison est devenue un carrefour ; tous les gens qui venaient de Gambie, de Côte d’Ivoire, de GuinéeBissau s’y retrouvaient, avant par exemple de partir pour l’Europe. Dans notre cour, j’ai vu passer des dizaines et des dizaines de joueurs de kora. Ils prenaient leur matelas, s’y installaient et jouaient toute la nuit avec mon père. J’ai d’abord appris l’instrument ainsi : en écoutant, de loin, couché, dans la nuit, ces joueurs de passage. J’ai longtemps expérimenté seul dans mon coin. Mon père est mort quand je n’avais que treize ans et c’est mon grandpère maternel qui m’a véritablement initié à la kora. Il m’a laissé découvrir mes propres accordages, pratiquer l’instrument seul – lui n’était jamais loin, il écoutait, il me conseillait toujours, m’enseignant de nouvelles techniques, un autre style que j’ai pu mélanger à mes connaissances. Il y a eu une autre figure importante dans mon apprentissage : Sidiki Diabate, le père de Toumani [considéré comme un des plus grands maîtres de la kora, le Malien Toumani Diabaté est décédé en juillet 2024. Il a collaboré avec de nombreux musiciens, dont Ry Cooder, Ali Farka Touré, Taj Mahal et Ballaké]. Il m’a pris sous son aile quand j’ai remplacé mon père dans l’orchestre national. Piers : Ballaké a conscience, quand il joue, de cet apprentissage, de cet héritage. Cette généalogie passe dans ses mains. Pour moi, l’histoire est moins nette. Je viens d’une famille d’immigrés – des migrants venus de partout et notamment d’Italie. Je ne le sais pas, mais je pense que mes ancêtres jouaient de la musique. Je viens de communautés où la musique avait une grande place. Dans tous les cas, quand on chante, on ne chante pas que pour sa propre génération. On chante pour les précédentes, qui se retrouvent dans le chant, en une continuité. Nous sommes reliés au passé, à une mémoire qui va au-delà de nos vies. C’est quelque chose que je ressens fortement.

Dans la musique que vous créez avec Ballaké, quelle part de vos traditions respectives demeure ? Qu’est-ce qui reste, irréductiblement, de la musique mandingue et du folk blues anglosaxon ?

Piers : Notre désir de nous retrouver symboliquement à mi-chemin nous a conduits à joindre l’esprit folk d’une écriture en anglais, du songwriting, et les modes propres à la musique mandingue. C’est-à-dire que dans les chansons, nous ne changeons pas d’harmonie comme c’est le cas dans la tradition de la chanson occidentale. J’ai tenté de créer, tout en restant dans le même mode, la sensation du couplet-refrain, en opérant des changements dans la mélodie et dans le texte. C’est un mariage de deux façons de faire avec, nous l’espérons, le meilleur de chaque monde. Mes textes eux-mêmes ont été guidés par la musique mandingue, dont les modes dictent une certaine écriture, qui doit porter l’accent sur l’intention de la voix et sur le son des mots. Il faut que les mots, syllabe après syllabe, coulent dans la bouche pour se couler dans la mélodie.

Sur le disque, on entend aussi d’autres musiciens que vous avez invités (Vincent Ségal au violoncelle, Malik Ziad au guembri et Badjé Tounkara au ngoni) : comment s’est opéré votre choix ?

Ballaké : Les musiciens que nous avons invités sont avant tout des amis. Vincent Ségal, avec qui je partage la musique depuis plus de 25 ans, c’est un frère. Il me comprend mieux que personne. Badjé, c’est un ami d’enfance, nous avons débuté notre apprentissage ensemble, c’est un complice. Cet album, ce sont de vieux amis qui se retrouvent pour partager le plaisir de jouer ensemble et de toujours se réinventer.

Piers : Vincent, c’est un ami que nous avons en commun, c’est pourquoi il semblait important qu’il soit présent sur le disque. Ce qu’il amène est magnifique. Il a su, dans le minimalisme du disque qui repose essentiellement sur la voix, la guitare et la kora, apporter des variantes avec l’archet de son violoncelle. Malik Ziad, avec qui je tourne depuis plus de dix ans, a apporté, au guembri, du groove et des basses. Badjé, c’est comme Vincent et Malik, c’est la famille !

Avant de venir vous voir, j’écoutais dans une émission de radio l’écrivain martiniquais Patrick Chamoiseau alerter sur le déséquilibre qui menace le monde : sa part poétique (l’art, la poésie, l’attention portée à la beauté) cède du terrain par rapport à sa part pragmatique. Dans ce contexte, pensez-vous que la musique a un rôle à jouer ?

Piers : Oui, un rôle de plus en plus important. D’autant plus que l’intelligence artificielle prend de plus en plus de place dans notre monde. Il y aura bientôt des gens pour te dire : « Ballaké Sissoko, on

Ce qu’un instrument doit avant tout être, c’est la traduction de l’esprit d’un musicien. —

n’en a pas besoin. On peut recréer sa musique avec l’IA. » Ça pourra en effet sembler très proche, mais ce sera en définitive tellement loin. Parce que c’est un être humain qui joue – dans l’espace, avec son corps et avec sa sensibilité, avec son histoire et avec tout ce qui vibre dans chaque cellule de son corps et de son âme.

Ballaké : Je pressens dans la musique une vertu thérapeutique, je crois qu’elle guérit certaines souffrances. La musique est un langage universel, les émotions sont ressenties et partagées entre tous les publics, quelles que soient leurs origines ou leur culture. J’ai éprouvé cela, car je voyage énormément. Mais c’est quand je retourne chez moi, à Bamako, que je me sens le plus créatif, car je retrouve mes racines. L’inspiration vient quand je me retire loin de l’agitation du monde.

Pour toi aussi, Piers, le lieu où tu vis est inspirant ?

Piers : Absolument. J’écris la majorité de mes textes dans les Cévennes où j’habite, où j’ai construit ma maison et planté mes arbres. J’y trouve la connexion avec la nature ; la crise que nous vivons est souvent à la source de mon écriture. Vivre ici, à la campagne, m’attache, plus qu’à une culture humaine, à une culture du vivant. Cela prend une place grandissante dans ce que je crée ; avec l’âge, j’ai plus tendance à écrire sur une forme d’émerveillement que sur des histoires d’amour.

Our Calling : de quelle nature est cet appel ?

Piers : Nous ne voulions pas d’un titre qui soit fixe. Au contraire, nous voulions qu’il puisse être interprété de différentes manières. « Calling » est un beau mot : il évoque le dialogue – on s’appelle et on se répond, c’est le call and response du blues, mais c’est aussi le dialogue des oiseaux à l’aube. Cela veut aussi dire la vocation. Notre musique, c’est notre appel, notre dialogue et c’est notre vocation. C’est notre manière de replacer l’humain dans le grand orchestre du vivant.

OUR CALLING, Piers Faccini & Ballaké Sissoko, No Format, 14 février 2025

LA PERMANENCE DANS LA DURÉE

ACTUEL DIRECTEUR DE LA VAPEUR, YANN RIVOAL VIENT DE SOUFFLER

LES 30 BOUGIES DE LA SMAC DIJONNAISE. DE QUOI COLLECTER

QUELQUES PENSÉES SUR HIER ET PAS MAL D’IDÉES SUR

Par Guillaume Malvoisin ~ Photo : Vincent Arbelet

Question très vaste pour commencer. Comment

La Vapeur a-t-elle pu survivre à sa situation géopériphérique, issue d’une époque où on a calmé quelques rockeurs en leur offrant des possibilités de concert, mais à l’extérieur de la Cité ?

Ça a peut-être été finalement une chance. Les villes comme Dijon se sont développées, en 30 ans, et tout ne se passe plus au centre-ville, même si une certaine sociologie s’y concentre toujours. La pratique de concert s’est nettement répandue, démocratisée. Une grande partie des gens qui fréquentent ce lieu aujourd’hui n’habitent pas le centre-ville de Dijon, mais les quartiers, les communes périphériques, la campagne. D’un autre côté, effectivement, si une salle-laboratoire était plus proche du centre-ville, elle s’assurerait peut-être une fréquentation accrue, mais il y aura forcément des contreparties quant à la nuisance sonore, au stationnement. Aujourd’hui, il y a plusieurs usages possibles de La Vapeur : venir manger au restaurant, venir répéter au studio ou venir voir un artiste qu’on veut absolument voir.

Trente ans d’évolution du rapport à la musique, ça donne quoi côté public ?

Je crois que la musique s’est répandue dans le quotidien et dans les usages de la vie quotidienne des personnes, grâce à Internet, à YouTube, à une multiplicité d’écoutes possibles en dehors des seuls postes de radio, dans la voiture ou dans la cuisine. Il y a 30 ans, si on voulait écouter assidûment un artiste, il fallait acheter un CD ou une cassette. Les usages qui ont beaucoup changé ont généralisé l’accompagnement du quotidien par la musique. De plus en plus de lieux se sont montés, les festivals se sont multipliés. Et par cette pratique festivalière, beaucoup de gens sont venus, pour la première fois, à un concert. Et puis, il y a toute une ingénierie commerciale aussi qui s’est développée autour de cet usage, via des équipements comme les Zéniths, notamment.

Comment te situes-tu aujourd’hui, à côté de gros moteurs comme le Zénith ou le Golden Coast, par exemple ?

C’est un exercice un peu compliqué, au vu de la multiplicité des esthétiques à représenter. Ensuite, il y a des contraintes économiques comme avoir un niveau de recette propre conséquent, de l’ordre de 50 %. Ceci oblige à s’inscrire dans les tournées nationales ou internationales d’artistes en vue, qui vont remplir la salle avec des gens qui ont un peu de pouvoir d’achat. Pour autant, la position artistique peut nous plaire, ce n’est pas le problème, et on essaie de toujours maintenir une place et des moyens importants pour la prise de risque, la

découverte, les choses de niche. Le danger, c’est qu’elle se réduise trop. D’autant que les moyens dont dispose le secteur associatif dynamique à Dijon qui, lui, est très fort là-dessus, n’ont pas tendance à s’améliorer. C’est aussi un peu ce qu’on essaie de défendre. On essaie de réfléchir à des formats qui peuvent permettre de venir sans connaître l’artiste : l’Extra Festival, La Pépite, l’Indie Day. Ça ne restera que ponctuel parce qu’on n’a pas la capacité de le faire non-stop.

Trente ans, c’est une génération. Comment rester au contact de ce qui se fait aujourd’hui, les nouveaux outils, les nouvelles pratiques, sans avoir la tentation de devenir vieux jeu ?

Ça, c’est une vraie question. On a la chance d’être à deux ici, d’avoir une certaine différence d’âge avec Alexandre Claas, mais lui aussi commence à prendre de l’âge. Moi, je sens qu’à mon âge, je ne peux pas être au diapason des gens qui ont 20 ans aujourd’hui. Je peux rester attentif sur plein de styles de musique et j’espère ne pas avoir un discours de vieux con et surtout ne pas juger. Il y a, effectivement, un risque de ne plus être en phase.

Tu parlais du tissu associatif. Est-ce qu’il y a une sorte de challenge enthousiasmant quand on dirige une SMAC comme La Vapeur, de voir grandir des assos qui, comme Risk et l’electro, par exemple, défendent un style et une culture depuis longtemps ?

Ce qui m’enthousiasme beaucoup, c’est qu’il y a encore cette richesse, à Dijon, avec des gens qui sont là depuis longtemps. C’est important la permanence d’équipes hyperactives comme celles de Zutique, Sabotage, ou ici l’onde. Ce sont des gens inscrits dans la durée, et qui, de plus, font évoluer leur projet. Il y a aussi un renouvellement, avec de jeunes collectifs qui se prennent en main comme Chkt, Skanky Yard, et L’Engeance. On a toujours défendu d’être attentif à ces acteurs-là. On souhaite coopérer pour pouvoir faire des choses que ces associations-là ne pourraient peut-être pas faire seules. Soit par l’équipement, soit par les moyens supplémentaires qu’on pourrait apporter. Mais ça ne reste que ponctuel. À aucun moment, on est l’abri des activités de tous ces associatifs, on n’en a pas la capacité et puis ce n’est pas notre objet. Mais, on voit là le manque laissé par un lieu ouvert et associatif comme la péniche Cancale, loin d’être remplacé.

Votre cahier des charges devient-il alors une contrainte pour préserver la forme d’artisanat du mouvement qui a lancé La Vapeur ?

Le cahier des charges nous laisse une bonne marge de liberté nécessaire. À nous de nous en

Cette

exception est incroyable.
Ce sera dommage de la flinguer complètement, même
si, bien sûr, certains, dont l’idéologie est la culture morte, pourraient en rêver. —

C’est d’autant plus dommage que la médiation, notamment, vous confère, aujourd’hui, après tant d’années, un fond de ressources sociopolitiques qui doit être très important.

servir pour faire valoir nos spécificités comme la richesse culturelle, associative et artistique dijonnaise. Nous sommes attachés à une certaine idée de la culture musicale DIY, à l’indépendance. D’un autre côté, on est pris dans une évolution du secteur artistique musical vers l’entertainment, depuis une dizaine d’années. Forcément, nous, on ne peut pas être totalement en dehors de ça, puisqu’on ne peut pas décider tout à fait de la forme des productions qu’on reçoit. De plus, le secteur s’est extrêmement professionnalisé, nous aussi. On a augmenté notre volume d’activité. On a amélioré notre organisation pour être en capacité de faire au maximum avec nos moyens. On s’est peut-être un peu coupé d’une forme d’amateurisme au bon sens du terme.

Est-ce qu’alors, ça vous offre aussi la possibilité d’entrer dans le champ de bataille politique, de faire valoir une forme d’expertise socioculturelle qui puisse être écoutée des pouvoirs politiques ? Effectivement, dans les années 90-2000, il y avait dans la musique populaire dite actuelle, des espaces de dialogue entre les politiques et les associations. Sans doute parce que pour les politiques, il y avait quelque chose d’un peu nouveau à appréhender qui était souvent associé à la politique de la jeunesse. Aujourd’hui, je le sens moins. Avec les services de la Ville de Dijon, nous avons d’excellents rapports. Aucune tentative d’intrusion politique depuis 14 ans, il y a un vrai soutien, respect, confiance, et c’est assez précieux. Mais on est rarement sollicités pour une réflexion commune, un peu plus peutêtre, paradoxalement, à l’échelon national du fait de nos organisations représentatives, ce qui n’est pas forcément suivi d’effets car, à la fin, on achoppe toujours sur la question financière.

Oui, je le regrette un peu aussi. Après avoir expérimenté autant de choses, on a rassemblé des compétences, un réseau de partenaires associatifs, d’intervenants, d’artistes, plein de métiers différents, et c’est assez passionnant. Ce que je regrette, c’est qu’on ne fasse pas plus confiance, et qu’on ne nous donne pas plus de moyens pour développer cela, à nous comme à d’autres. Et ce ne seraient pas des chiffres énormes. On n’est pas très entendus et les moyens consacrés à ce travail de médiation ne sont accessibles quasiment que sur appel à projets, dont les critères sont un peu calqués sur les programmes économiques. On se fait enfermer dans des systèmes qui donnent peu à chaque fois malgré tout un travail de recherche, de financement, d’administratif qui est extrêmement conséquent et qui nous ôte du temps de travail, de terrain, de réflexion, de concertation.

Alors qu’une SMAC peut devenir une chambre d’écho aux préoccupations sociétales, comme les VSS ou les préoccupations écologiques. Ça tient à l’équipe d’ici qui se sent très concernée par ces questions-là. Depuis quelques années, on s’est dit qu’il fallait qu’on ait un rôle à jouer. Ce n’est pas de faire campagne, mais d’affirmer les principes sur lesquels on base notre action, de mettre en lumière des questions sociétales et que ça se traduise en actions. On est d’accord pour entendre un certain discours sur l’état des finances publiques. Ce n’est pas à nous de décider des choix de l’utilisation de l’argent public. En revanche, on peut estimer que, par rapport à ce pour quoi on existe, on n’a plus la capacité d’agir. On a fait des efforts pour essayer de développer des ressources sur la billetterie du spectacle, sur le bar, sur la location des espaces d’entreprise, sur le mécénat. On a la chance d’avoir construit en France des politiques publiques en faveur de la culture, qui n’existent nulle part ailleurs. Cette exception est incroyable. Ce sera dommage de la flinguer complètement, même si, bien sûr, certains, dont l’idéologie est la culture morte, pourraient en rêver.

www.lavapeur.com

MOUNIA RAOUI TEMPS D’AMOUR

Par Nathalie Bach-Rontchevsky ~ Photos : Christophe Urbain

POUR SON PREMIER ET SPLENDIDE ALBUM INTITULÉ

LES MÔMES PORTEURS, MOUNIA RAOUI POSE SES MOTS

SUR LES COMPOSITIONS D’ARESKI. À MOINS QUE CE NE SOIT

L’INVERSE.

Familier mais mystérieux, son port altier se croise régulièrement entre Paris et Strasbourg. Voyageuse aux mille trains, aux mille vies, les grands yeux noirs de Mounia Raoui scrutent l’univers, le nôtre, le sien, et tous les vertiges de cette blessure d’où

nous venons. Quiconque les a aperçus, elle et Areski, rue Saint-Louis-en-l’Île ou ailleurs, petit chapeau éternel pour lui, casquette gavroche pour elle, saisit assez vite la teneur de leur lien. Entre la comédienne-autrice et le mythique compositeur, le soleil brille depuis longtemps. « Avec Areski, on fraternise depuis quelques années, on peut dire qu’on célèbre notre décennie, sourit-elle entre deux roulées, et bien plus d’ailleurs puisque nous nous sommes rencontrés en 2013. Et c’est presque à michemin de cette relation que je l’ai sollicité pour un projet commun destiné à nourrir notre amitié et à la faire grandir, je trouvais qu’il nous fallait œuvrer ensemble. Je lui ai proposé un spectacle à la fois théâtral et musical pour lequel il ferait toutes les musiques. Ça a donné Les Mômes Porteurs, parce que nous le sommes tous, et cet album en est la bande originale ou plus exactement il a été imaginé, rêvé comme un film sonore. » Pour autant, après vingttrois albums, dont une majorité avec son épouse et complice Brigitte Fontaine, la partition que livre ici Areski est une fois encore particulièrement inspirée, il en reconnait lui-même et à juste titre sa « dimension rock, transe et uppercut ». Les musiciens dont, entre autres, le bien-nommé Dondieu Divin au piano et violon, et bien sûr les percussions d’Areski accompagnent et répondent au monde de la jeune femme qu’elle avait déjà puissamment révélé avec Le dernier jour où j’étais petite (Médiapop Éditions), manifeste poétique porté à la scène. On y retrouve sa façon singulière de malaxer le langage, un exercice auquel elle excelle, tant elle aime « se prendre les pieds dans la langue ». « Ce que j’écris est toujours en avance sur moi, j’essaie de répondre à mes questions. Il y a plusieurs langues, il n’y a pas que celle de la poésie, il y a aussi plusieurs âges d’un langage et là avec Les Mômes Porteurs, j’avais envie de m’autoriser à être totalement dans de la pure poésie. Je n’arrive pas à labelliser comme on est parfois amené à le faire. On m’a demandé si je faisais plutôt du slam, mais, moi, je considère que c’est une manière de dire et de diffuser de la poésie. De la même façon, aujourd’hui les gestes de théâtre sont de façon de

© Franck Horand
© Franck Horand

plus en plus assumée un art de dire, sans forcément s’attacher au jeu, aux personnages, et c’est aussi l’endroit où l’on peut chercher comment incarner la poésie ou plutôt incarner l’émotion qu’elle procure, parce que quand c’est pour un spectacle vivant, ce n’est pas si facile de lui donner du corps et de n’être pas trop en retrait. Ce que ne permettent pas, ou plus, selon mon point de vue ou alors j’y suis moins sensible, des formes narratives plus classiques au théâtre. C’est peut-être aussi ce que je ressens depuis que j’écris et que j’ai créé ma compagnie (Cie Toutes Nos Histoires). Et puis il y a le rapport au fait d’être au présent au théâtre, c’est ce que je cherche, je veux savoir si pour moi cela a évolué ou si ça s’enracine un peu plus. »

Ce qui est immédiatement perceptible chez Mounia, c’est la joie à faire rédemption de tous les effondrements, intimes, politiques et sociaux. « Je suis pour la revanche de la joie, je suis pour m’apprendre à désespérer dans la joie, je suis pour mourir sans la tristesse d’avoir existé. C’est peut-être ça le combat. Mais ça vient encore plus d’Areski que de moi et c’est peut-être ce que je me suis appris en travaillant auprès de lui, dans cette gravité qui est la mienne puisque j’écris à partir de ma vie, lui est toujours pour mettre la lumière et y être. C’est sa façon de composer et de répondre aussi à mon écriture. Il voit toujours le côté lumineux qui jaillit dans le texte, parce qu’il est comme ça. Comme la figure du sage, de l’expérimenté. C’est aussi sa façon de parler dans la vie qui lui est très particulière, le langage qui est le sien est celui du conte soufi au quotidien. Il a ça. Et, bien sûr, il y a cette ode à l’enfance et à toutes ses métamorphoses jusqu’à la mort, mais n’estce pas la définition même de la vie ? » L’album est ponctué d’irruptions areskiennes, comme de petites épiphanies venant souligner la transformation qui accompagne chacun de nous et du charme fou quand il s’en mêle. Alors, comment ne pas succomber à « Lavomatic », duo Raoui-Areski sur Scopitone, de quoi redonner toute son humanité à la rencontre, la vraie, à la conversation, à se plaire tout simplement. « Ce travail avec Areski a été délicieux de bout en bout mais particulièrement ce titre. Nous l’avons vraiment écrit à deux, un soir, à Saint-Malo. »

Comment ne pas entendre aussi ce que porte en elle la môme Raoui, cet amor fati scandé en prière à nos cœurs battants. Il n’y a de foi que celle que l’on se doit. « C’est émouvant pour moi si on reçoit cette chose de cette façon, parce que sans vouloir paraitre mystique, je pense que je prie tout le temps. Écrire, c’est prier. À vrai dire je n’ai pas besoin d’être en prière pour m’apercevoir que c’est reçu comme tel. »

— Je suis pour la revanche de la joie, je suis pour m’apprendre à désespérer dans la joie, je suis pour mourir sans la tristesse d’avoir existé. —

Mais un des grands sujets de Mounia, c’est le risque de vivre. Avec peut-être celui, éventuel, d’exploser en plein vol ? « Non, c’est ne pas prendre ce risque-là qui risque de me faire mourir plus mal. Il est trop tard pour ne pas sauter loin de ce que tu crois être toi-même. C’est très proche de la pensée soufie. Il faut aller vers l’inconnu. »

Qu’on ne s’y trompe pas, sous le velours de la voix de Mounia Raoui, l’inconnu, c’est le feu.

— LES MÔMES PORTEURS, Mounia Raoui et Areski, Médiapop Records @LaBelleMoon www.mediapop-records.fr

Par Emmanuel

SEULE

QUI CONFIRME L’IMPORTANCE DE DEUX ARTISTES

STRASBOURGEOIS ESSENTIELS, STEPHAN NIESER ET JACQUES SPEYSER.

Depuis bien longtemps, l’on sait qu’on peut compter sur ces artistes strasbourgeois qui continuent de creuser, contre vents et marées, les sillons de la Terre. Jacques Speyser et Stephan Nieser en sont. À intervalles plus ou moins réguliers, ils nous donnent de leurs nouvelles sous la forme de chansons indie-folk joliment ciselées, presque célestes, qui nous réconcilient avec la vie. Là, en l’occurrence un split-album avec une face dédiée à Solaris Great Confusion – le projet musical de Stephan –, et l’autre à Original Folks – celui de Jacques. Dans un bel appartement surplombant la HEAR à la Krutenau, nous échangeons autour d’un verre sur les implications de l’un et l’autre dans ce projet finalement pas si « séparé » qu’il n’en a l’air. Justement, on leur précise qu’à l’écoute il n’est pas si évident de savoir qui fait quoi, et avec qui. Le principe est pourtant simple : une poignée de chansons pour chacun d’entre eux dont quelques reprises, avec semble-t-il un petit temps d’avance dans l’écriture pour Stephan, histoire d’inciter Jacques à le rejoindre dans l’aventure.

« Oui, ça faisait longtemps que je voulais entendre Jacques. Et je savais qu’il avait quelques morceaux dans ses tiroirs », nous dit-il avec une certaine candeur. Jacques, qui avait peutêtre embrassé l’idée d’arrêter de jouer il y a quelques années, s’est pourtant laissé embarquer dans l’aventure Solaris à travers la proposition d’arrangements ou la participation à des concerts. « Oui, une implication physique », nous précise ce dernier de manière énigmatique, comme si la chose méritait d’être soulignée. « Puis j’ai sauté le pas ! » Ce qui semblait loin d’être une évidence ! « On s’est vus mille fois ! » s’amuse Stephan. « Oui, et tu m’as poussé mille fois ! » lui répond Jacques du tac au tac. Et de nous rappeler que depuis le deuxième album des Original Folks, il s’est tout de même passé un peu plus de dix ans. « Je ne sais pas où se situe le déclic, mais j’ai dit “oui” à la proposition de Stephan. Ce qui m’a semblé facilitant, c’était l’idée de créer sous le nom d’Original Folks des morceaux avec les membres de Solaris Great Confusion avec qui je jouais depuis un moment. » 1+1 = 1

À travers ce process, chacun

s’approprie les choses avec son propre univers tout en essayant de correspondre à l’intention initiale. —

Conscient qu’il se retrouve entrainé dans une dynamique, malgré ses propres inhibitions, il s’est senti porté par la nécessité de lâcher prise et de retrouver une certaine envie. « En cela, le fil conducteur de l’ensemble du projet, c’est Stephan : il permettait de rebondir en créant des formes qui nous donnaient la possibilité de nous projeter. » En effet, Stephan a initié des process d’enregistrement à distance : une maquette était envoyée à chaque musicien qui rajoutait des éléments avant de la transmettre à son tour. Cette méthode, singulière mais de plus en plus fréquente de nos jours, favorise une créativité nouvelle avec son lot de surprises, par additions. « Il est vraiment intéressant de travailler ainsi : tu bénéficies de tous les avantages, tu as du plaisir à recevoir les propositions, d’y répondre, d’ajouter des choses au fur et à mesure, dans un confort total, sans toute cette implication d’organisation ou de répètes, etc. » Stephan confirme le plaisir : « À travers ce process, chacun s’approprie les choses avec son propre univers tout en essayant de correspondre à l’intention initiale. »

À l’écoute, rien ne transparaît, tant la cohérence naît spontanément d’une complicité que l’on suppose immense. S’ils admettent tous deux qu’en studio, les dynamiques auraient varié sensiblement, ils insistent sur l’enthousiasme qui a été le leur durant tout l’enregistrement avec l’appui de l’ingé son Jean-Sébastien Mazzero qui assurait le liant final. « Il savait faire le ménage, il sentait les choses ! » insiste Jacques, que l’on sait exigeant en termes d’arrangements.

On sent de la fluidité dans cette manière de procéder. « Oui, la fidélité qu’on peut manifester entre nous est vraiment au centre du projet. Il est vrai qu’on se connaît depuis longtemps », rappelle Stephan. « On a vieilli ! » sourit Jacques, sousentendant par là qu’ils ont grandi. « Oui, nous sommes dans une position moins égotiste et nous apprenons les uns des autres. Moi, j’ai appris à ne pas vouloir trop orienter. »

Le titre de l’album, Vol. 1 , suggère une suite – ou pas. Ils évoquent tous deux des « envies buissonnières ! De trouver des espaces de liberté, de création et d’amitié. Oui, créer une émulation ! » Et Stephan de rappeler combien ont été inspirantes les productions de Jacques par le passé. « On échange beaucoup sur des musiques qu’on veut faire écouter, de nouvelles références qui nous deviennent communes. » Avec cette surprise de voir apparaître une reprise de Cher, le hit « Believe ». « C’est parti d’un copain bassiste qui l’avait interprétée seul à la guitare ! Je me suis rendu compte qu’il y avait un vrai morceau et, machinalement, je l’ai jouée moi aussi. À la différence peut-être de Jacques, j’ai tendance à tirer les morceaux rythmiquement dans le tempo. » La surprise de ce choix a été partagée, y compris par l’ingé son qui a rajouté « un geste particulier », un effet de saturation. « Je ne sais pas si c’était du dépit, mais alors qu’en général on atteignait les 7-8 allers-retours, là il m’a dit au bout du troisième : “Je n’irai pas plus loin, je ne sais pas quoi en faire !” » La création peut prendre des chemins sinueux, mais ce geste a été apprécié, il rajoute une touche d’étrangeté à cette chanson qui parle de vie après la vie. D’autres covers semblent plus évidentes, comme celle d’un inédit de Marxer – groupe auquel participait Jacques, Franck Marxer et Pierre Walter, eux-mêmes membres de Original Folks – ou des Silver Jews, un magnifique « Wild Kindness », qui pourrait presque expliquer l’ensemble du projet : une complicité, et bien sûr une bienveillance réciproque qui ne fait guère fi de ces deux très fortes personnalités. Si pleines d’une tendresse créative l’une pour l’autre, tendresse communicative s’il en est.

— VOL. 1, Solaris Great Confusion/Original Folks, Médiapop Records/Broken Obstacles Records

ROCK’N’ROLL DAMNATION

AUX EUROCKÉENNES, LE ROCK SE DÉCLINE

SOUS TOUTES

LES FORMES : METAL, FOLK OU PUNK. COURTE SÉLECTION

AVEC IRON MAIDEN, LANKUM ET THE MOLOTOVS.

IRON MAIDEN

Il s’en est fallu de peu pour qu’il se consacre à la carrière de footballeur qui lui était destinée, mais le mythique bassiste Steve Harris a préféré fonder un groupe de rock avec le guitariste Dave Murray et le chanteur Paul Di’Anno – de son vrai nom Paul Andrews, malheureusement décédé à l’automne dernier – en mai 1976 dans l’est londonien. Le nom : Iron Maiden, en référence à cet instrument de torture médiéval sous la forme d’un sarcophage hérissé de piques métalliques à l’intérieur. Fer de lance de la New Wave of British Heavy Metal telle que l’avait théorisée dès 1979 le journaliste de Sounds et futur rédacteur en chef de Kerrang!, Geoff Barton, le groupe s’est distingué par une approche quasi punk, immédiate et fortement abrasive du genre dans la foulée de Motörhead.

Au début des années 80, la « Vierge de fer » a soufflé un vent de fraicheur sur l’heavy, devenu un peu trop démonstratif, avec un état d’esprit prolétaire qui a marqué des générations de jeunes amateurs dans une veine plus urbaine et dark. Il est évident que le graphisme et la présence d’Eddie, cette figure décharnée cauchemardesque, récurrente aussi bien sur les pochettes de disques que sur scène, ont largement contribué à façonner une légende assassine très excitante, parce qu’ancrée dans le quotidien, avant de s’ouvrir à des déclinaisons plus fantasmatiques.

La rupture avec une certaine virtuosité à leurs débuts – les mauvaises langues ironisaient en temps réel sur quelques faiblesses très vite dissipées – a créé une adhésion populaire et ouvert la voie à bien d’autres groupes de l’époque. Après le remplacement de Paul Di’Anno par le charismatique Bruce Dickinson, le groupe évite le virage FM, qu’ont malheureusement emprunté

Iron Maiden © John McMurtrie

certains de leurs contemporains au point d’en devenir caricaturaux, et se rêve en nouveau Deep Purple. À la fin des années 80, Iron Maiden se positionne effectivement en leader avant de connaître des fortunes diverses, après notamment le départ en 1992 de Bruce Dickinson. Il n’en reste pas moins un groupe étalon qui a fixé pour l’éternité la maestria, le décorum et les gimmicks metal. Aventureux, impertinent, délibérément complaisant, sans concession, effrayant à bien des égards, bref fuckingly rock !

Le 3 juillet aux Eurocks.

LANKUM

Depuis les expériences de Shirley Collins ou de l’Incredible String Band dans les années 60, nous sommes-nous retrouvés confrontés à une telle radicalité dans le domaine du folk ? Que ce soient des artistes illustres comme le groupe Fairport Convention ou Bert Jansch, ils ont tous tenté cette forme ultime d’une musique connectée à ses plus profondes racines, mais jamais sans doute ne sontils parvenus aussi loin que Lankum aujourd’hui – des îlots remarquables restent à signaler comme l’expérience récente menée par un Matt Elliott, par exemple, qui n’a jamais cessé, lui aussi, d’explorer les tréfonds de la Terre.

Bien sûr, Lankum – anciennement appelé Lynched en référence au nom des deux frères fondateurs du groupe, Ian et Daragh Lynch –s’inscrit dans la tradition de l’Irish folk comme on peut en rencontrer beaucoup sur l’île, mais ils rajoutent quelque chose d’assez unique, emprunté à David Bowie dans un premier temps, au punk

et au gothique ensuite, puis à des influences plus contemporaines. On se souvient dès lors que l’aventure de leurs compatriotes Virgin Prunes dans les années 80 avait pu s’approcher d’un esprit folk primitif dont on n’a malheureusement retenu que les gimmicks outranciers.

Rejoints par la chanteuse et multi-instrumentiste Radie Peat et le violoniste Cormac MacDiamarda à l’occasion de sessions live dans les bars irlandais et rebaptisé Lankum en 2016 – pour éviter de se voir accusés d’ironiser sur la pratique du lynchage ! –, ils éprouvent leur forme vers plus de sécheresse encore et ralentissent leur tempo en s’inspirant de formations slowcore comme Codeine, du heavy metal ou d’un esprit proche de la drone music – ils se considèrent eux-mêmes avec humour comme pratiquant une « droney depressing folk music ».

Avec Lankum, le temps est suspendu jusqu’à l’infini et l’émotion diffusée avec une intensité peu rencontrée ces dernières années. Y compris sur scène, où armés d’une trentaine d’instruments dont certains plus farfelus les uns que les autres, au milieu des synthés, tambourins, tuyaux métalliques, machines à écrire et autres vielles à roue, ils invitent le public à partager des instants cérémoniaux comme surgis du passé ou annonçant un futur post-apocalyptique à la manière de certains romans dystopiques. La légende accompagne déjà ces quatre-là qui se qualifient eux-mêmes d’« extrêmes ». On leur suppose même quelques manies – il se dit que les sound-checks peuvent durer jusqu’à quatre heures pour caler ce parc instrumental hors norme.

Le quatuor discret a fini par rencontrer son public au Royaume-Uni au point de rallier les foules à ses concerts – loin des audiences restreintes de ses débuts, il atteint des milliers de spectateurs désormais à chaque représentation – et de truster les places honorifiques dans les classements de fin d’année, comme ce fut le cas avec son chef-d’œuvre en 2023, le désormais classique False Lankum . L’Europe continentale s’apprête à succomber à son tour à son charme dans un contexte qui nécessite de renouer avec l’essence même de ce que nous sommes. Il est assez réjouissant de constater que ce dernier avatar du punk prenne si belle forme, parce que derrière la dimension sombre et inquiétante s’ouvre une vitalité lumineuse dont on éprouve le besoin. Plus que jamais.

Le 6 juillet aux Eurocks.

THE MOLOTOVS

Et s’ils constituaient la sensation du moment ? Ils sont si jeunes, respectivement 18 et 16 ans ; ils jouent principalement dans les rues londoniennes comme récemment devant le disquaire Sister Ray à Soho ou devant les pubs ; ils posent devant Soul

Lankum © Titouan Masse

Jazz Records, avec une dégaine mod inspirée par le personnage de Sting dans Quadrophenia – péroxydé pareil. Tous deux frère et sœur, lui Mathew le cadet, elle Issey l’aînée, ils ont dû abandonner leurs groupes respectifs à l’époque du lockdown, avec la nécessité de cohabiter de manière rapprochée.

Aujourd’hui, ils affichent un répertoire emprunté aux standards  60s signés Who ou Kinks, ou punk – avec une préférence pour le répertoire mod de The Jam. Ils n’en révèlent pas moins leurs propres compositions comme l’entêtant « Johnny Don’t Be Scared » lors de sets qu’ils exécutent en première partie des Sex Pistols, Paul Cook les rejoignant de manière spontanée à la batterie pour interpréter un mémorable « God Save the Queen », Blondie – une rencontre déterminante pour Issey, face à son modèle iconique – ou des Libertines à la demande expresse de Carl Barât lui-même. Bref, à la maison, au sein même des références qui les ont forgés. Ils le font avec une énergie débordante et un sexappeal évident.

Seront-ils pour autant à l’impulsion d’un revival punk ? Ils ne sont pas loin de le penser, suscitant à chaque apparition de nouvelles vocations alors qu’ils totalisent déjà pas moins de 400  gigs. Pour eux, la raison est simple : un climat qui incite à la subversion, la nécessité d’une expression débridée, le retour à une culture rock londonienne séminale et urgente. Les ingrédients sont réunis, après quelques années de disette même si, ici

ou là, les prémices d’un nouveau mouvement se sont déjà faits ressentir. Leur venue en Europe, après un passage remarqué par la Suède et la Finlande, constitue peut-être une nouvelle étape dans une carrière qui ne fait que débuter – avec la perspective de l’enregistrement d’un album à paraître à l’automne. On le sait, on éprouve tous le besoin d’une énergie première, non calculée et libératrice. Sans nul doute, The Molotovs peut constituer une déflagration sonique salutaire. Le rendez-vous avec l’Histoire est pris.

Le 6 juillet aux Eurocks.

VINCENT ARBELET

Sur chaque édition des Eurockéennes, il est assez aisé de savoir où le trouver : le photographe Vincent Arbelet rencarde les artistes aux abords du lac du Malsaucy pour une séance à la volée. Il en résulte de magnifiques portraits, mais aussi une mémoire visuelle du festival au fil des années. Il ne manquait plus que les mots de JD Beauvallet pour compléter un point de vue libre, voire éclaté – magnifié en cela par la direction artistique de Claude Grétillat de l’Atelier Poste 4 – pour donner naissance à un ouvrage d’une bien drôle de facture, Standing on a Beach (une co-production Eurockéennes/Éditions Braquage) : une sorte de trip éveillé qui fige l’âme de musiciens, le temps d’un instant. Pour toujours.

— LES EUROCKÉENNES DE BELFORT, festival du 3 au 6 juillet sur la presqu’île du Malsaucy www.eurockeennes.fr

The Molotovs © Press Shot
Vincent Arbelet, The Kills en 2014

HORS CADRE, PLEINE PUISSANCE

DANS LE PAYSAGE POST-PUNK FRANÇAIS, EN MODE LIBRE, BRUT ET EN COLÈRE, IL Y

Impossible de les ranger dans une case ‒ en même temps, ce collectif-là n’en a cure ; faut dire que les étiquettes, on leur en colle déjà suffisamment sur la tête depuis qu’ils sont hauts comme trois enceintes Bluetooth. Oui, l’histoire de ce groupe est singulière ‒ et leur musique, carrément plurielle.

À l’origine de tout, il y a un atelier de poésie dans un IME de Bourg-la-Reine. Christophe Lhuillier est éducateur, et cherche avec ce temps d’écriture à encourager les jeunes autistes à brandir leur singularité, à afficher cette « différence » dont la société les accable la plupart du temps. «  Dès la première séance, leurs textes et leur façon de déclamer nous ont inspirés, se souvient-il. J’ai tout de suite commencé à y ajouter de la musique. » Les paroles sont parfois atypiques, les phrasés lunaires et complètement déjantés. Mais derrière chaque morceau, il y a une liberté d’expression folle, intense, nerveuse comme un crochet du gauche dans les dents de devant. Une liberté de ton, une fougue indomptable furieusement rafraichissante. Claire, Stan, Yohann et Aurélien racontent leur expérience du (au) monde, enchaînent les virages à 90 entre humour, colère, angoisse et fascination. Alors, ce qui n’était au début qu’un simple exercice d’expression se transforme en un premier album, autoproduit et diffusé sur Internet. Le public accroche, la voie se dessine.

En 2012, l’aventure s’accélère : la troupe croise la route des membres du groupe Moriarty, là aussi lors d’un atelier à l’IME. Arthur Gillette et Eric Dubessay tombent sous le charme : c’est sûr, à présent ils seront également bassiste et batteur

d’Astéréotypie. Quatrième vitesse enclenchée. Grâce à leur label indépendant Air Rytmo, les deux musiciens produisent L’énergie positive des dieux en 2017, puis Aucun mec ne ressemble à Brad Pitt dans la Drôme , au printemps 2022. Deux albums puissants, absurdes et beaux à la fois. Entre-temps, le groupe écume les salles et les festivals dans toute la France, leur farouche indépendance laissant des marques au fer rouge dans les cœurs et les esprits et les tripes de ceux qui croisent leur route.

Enfin, en novembre 2024, nouveau saut dans la flaque de boue, les deux pieds joints et le sourire toujours fier : on découvre Patami, troisième album de la fine équipe, concentré brut de sonorités postpunk, noise et electro ‒ et de jolies mélodies, « parce qu’ils aiment aussi quand c’est joli ». Une expédition à haute intensité affective, dans laquelle coup de cœur et coup de gueule se la mettent toujours bien dans un drôle d’octogone, pourvu qu’à la fin, même si ça swingue fort, ce soit réconfortant. Aucun groupe ne leur ressemble dans la Drôme ni même en France… Autant vous dire que sur scène, leurs concerts sont à l’image de leur concept : libres, impétueux, habités. Vivants. Une vraie bonne claque comme on en fait plus beaucoup. Et ça tombe bien, Astéréotypie a deux dates prévues dans la région à la fin du mois de mai ! On vous aura prévenus.

— ASTÉRÉOTYPIE, concert le 27 mai au Noumatrouff, à Mulhouse et le 29 mai à la BAM, à Metz www.noumatrouff.fr www.citemusicale-metz.fr

KOMODRAG & THE MOUNODOR

Votre groupe naît en 2019, c’est en réalité un supergroup, une fusion de vos groupes respectifs, Komodor et Moundrag. Dès 2022, vous enchaînez une tournée en France et en Espagne, avant de sortir votre premier album, Green fields of Armorica en 2023. Aujourd’hui, vous jouez au Noumatrouff de Mulhouse, dans le cadre de votre tournée de 2025. C’est comment la vie sur la route ?

Camille : Fatigant. On a écrit une chanson sur ça, elle s’appelle « Ready for the Boogie ». Elle représente bien la vie en tournée.

Votre album porte comme titre un hommage et une référence à vos origines, la Bretagne. Alors comment définissez-vous le rêve armoricain et pourquoi avoir voulu mettre en avant votre région ?

Tous : Par chauvinisme ! [Rires]

Camille : C’est quand même une région qui a beaucoup d’histoire et qui est très forte par sa culture, ses convictions. Il y a beaucoup de problèmes en Bretagne : beaucoup de pollution, la montée de l’extrême droite, mais ça reste une région très de gauche dans les idées de partage, etc. Je trouve que ça nous représentait bien de dire : « Nous, le rêve

Par Alma Massiani ~ Photo : Dorian Rollin

armoricain c’est : venez tous pour les bonnes vibes et on s’en fout de ce qu’il se passe ailleurs. »

En 2024, vous sortez un clip pour votre titre « Born in a Valley », clip très cinématographique qui s’inspire beaucoup à la fois des westerns américains, mais aussi d’une ambiance à la Tarantino, à base de course-poursuite et de mafieux. En 2025, la suite de l’histoire racontée dans « Born in a Valley » est présentée dans votre clip de « Stone in the Field », votre récent single. Quel est le lien entre ces deux morceaux ?

Slyde : C’est le frère de Melin qui nous a fait les clips. Il a voulu vulgariser des personnages et créer une histoire à ce niveau-là, avec un clip au second degré, mais en essayant tout de même d’aller au maximum du côté vieille série américaine. On a vraiment voulu avoir une touche d’humour, faire quelque chose de décalé avec plein de références et d’influences.

Colin : C’est un peu un dérivé humoristique, normalement, c’est Bonnie and Clyde, mais, nous, on ne les avait pas, quoi !

Camille : Nous, on avait Ronnie and Slyde. [Rires]

Tous : En revanche, il y a aucun lien entre les deux compos, que dalle !

Colin : Par contre, il y a pour chacun des clips un rapport avec le morceau. Par exemple, dans « Stone in the Field », étant donné que la musique parle de quelqu’un un peu défoncé, on retrouve ce momentlà où le personnage de Slyde a une hallucination et voit la guitare bouger toute seule.

Dans votre supergroup, certains instruments sont doublés. Il y a trois guitares, mais il y a surtout deux batteries. Comment vous faites dans votre processus créatif pour réfléchir à la construction des morceaux ?

Goudzou : C’est long… [Rires]

Colin et Elrik : On se bat, c’est celui qui a le dernier mot ! [Rires]

Elrik : On essaye de laisser de la place à son copain. La plupart du temps, on fait de l’unisson, avec une base rythmique plutôt standard et une autre un peu plus percussions pour donner un peu de couleur.

Colin : Comme on est deux batteries, parfois on se dit qu’il n’y a pas besoin de faire toujours la même chose, donc sur certains d’entre eux l’un ou l’autre se met au tambourin, ou aux congas, etc. Il y a aussi des morceaux où je suis seulement au chant.

Elrik  : Ce qui est cool, c’est qu’avec le live on expérimente pleins de trucs et on voit ce qui marche ou pas.

À trois guitaristes ça doit en faire des pédales d’effets ! Qui utilise quoi ?

Ronnie  : J’ai une pédale d’accordage, elle, je l’enclenche souvent ! [Rires] C’est vrai qu’il y en a qui le font moins…

Tous : [Rires]

Melin : Ça dépend des morceaux, il n’y a pas de pédale d’effet affiliée à l’un d’entre nous en particulier. Parfois on fait des trucs à l’unisson en harmonie. Étant donné qu’on est nombreux, le but, c’est de créer de l’espace, aussi.

Goudzou : En studio, tu peux te permettre de mettre plein de couches de guitares en même temps, mais en live on a la chance d’avoir trois gratteux donc ça donne vraiment cette grosseur et ça permet de pouvoir alterner et diversifier le tout.

Comment vous faites pour gérer trois groupes différents ?

Colin : Alors là, on ne conseille pas d’avoir trois groupes ! [Rires]

Slyde  : Sur le terrain, c’est génial, on bosse avec les mêmes personnes, on a les mêmes tourneurs, avec un entourage similaire pour les plannings c’est un peu plus simple.

Camille : On fait beaucoup de studio dans nos temps libres, une fois par an en général, on a des sessions studio.

On vous décrit souvent comme un groupe rock 70s, que pensez-vous du terme revival par rapport à votre production musicale ?

Goudzou : Ça dépend de la bouche de qui ce terme sort. Ce n’est pas péjoratif, mais c’est vrai qu’on n’aime pas trop être affilié à ça.

Camille  : Ça fait un peu cliché parfois. Même si on joue beaucoup sur le cliché, on essaye quand même d’avoir un pied en 2025, aussi bien dans la production des morceaux, parce qu’on évite les solos à rallonge par exemple, mais aussi parce que tout est un peu « popifié », dans le sens où les morceaux sont aussi bien écoutables par les vieux qui ont vécu les années 70 que par les jeunes qui nous découvrent en concert.

Colin  : En tout cas, moi, le terme revival ne me dérange pas, ça me fait penser à Creedence.

C’est quoi la suite pour vous ?

Slyde : On a une grosse tournée cet été et puis après on repart sur nos projets respectifs, Komodor et Moundrag, avec des sorties d’album.

Et pour finir, Led Zeppelin ou les Who ?

Tous : Les Who !!!

Colin : Moi j’aurais mis John Bonham en plus en double batteur dans les Who, là ça aurait été cool !

Goudzou : C’est clair, les afters auraient été cool ! [Rires]

— GREEN FIELDS OF ARMORICA, Komodrag & The Mounodor, Dionysiac Records Rencontre, le 7 mars au Noumatrouff de Mulhouse

ORGUES ET PRÉJUGÉS

L’ORGANISTE ET ARTISTE ELECTRO SHEPARD-ELECTROSOFT IN PUBLIC GARDEN (VINCENT AFFHOLDER)

CONSTRUIT SON NOUVEL OPUS

LORS D’UNE RÉSIDENCE À L’ÉGLISE

SAINT-PIERRE-LE-JEUNE

DE STRASBOURG.

Shepard, c’est une référence à vos influences américaines ?

Pas du tout ! Shepard est un personnage dans un jeu vidéo auquel je jouais des heures lorsque j’étais adolescent, c’était aussi mon pseudo sur les réseaux. Quand je suis arrivé à Strasbourg, que j’ai commencé à faire de la musique, je cherchais naïvement quelque chose en anglais alors que je le parlais peu, pour définir ce que je faisais. Mais surtout, je découvrais la ville, moi qui suis originaire des vallons de Soultzbach. Je découvrais l’Orangerie, un jardin public qui est en même temps un cliché de ce que peut être la nature en ville. J’ai mis du temps à me rendre compte que c’est une petite ville, qu’on peut rapidement se retrouver à Pourtalès qui est à l’extérieur si on cherche un espace vert. Il faut réaliser qu’avant d’arriver ici, en musicologie, j’ai fait un BEP et un bac pro horticole, il n’y avait pas tous ces codes-là, et j’arrivais en musicologie avec des gens qui avaient fait une seconde générale, qui étaient au conservatoire, tout ça a été un choc. Pour moi, faire de la musique électronique, c’était ça qui était soft.

Par Nathalie Bach-Rontchevsky ~ Photo : Pascal Bastien

L’orgue conserve une image ancienne, élitiste et religieuse évidemment. Pourtant, notamment depuis les années 2020, de jeunes artistes y reviennent fortement.

Il y a un accès qui est beaucoup plus facile aujourd’hui et le film Interstellar avec la musique d’Hans Zimmer y a beaucoup contribué. Les gens se sont rendu compte que l’orgue avait un potentiel cinématographique, mais tous les organistes le savent depuis des lustres. Et puis, c’est tout l’inverse du consumérisme, de la société dans laquelle on vit, il n’y a pas de plastique, ce ne sont que des matériaux nobles, c’est le travail du bois, du métal, de la peau, de la colle à l’ancienne. C’est un savoir qui se transmet et l’organiste titulaire a pour mission première d’entretenir l’instrument et de le transmettre aux générations futures, in situ . Il y a aujourd’hui un courant expérimental qui va très loin dans sa redécouverte, mais dans les années soixante-dix, Mauricio Kagel avec déjà fait des choses en rupture totale avec la littérature de l’époque. Je ne suis pas dans ce courant-là ni dans celui ultra-baroqueux, mais plutôt dans quelque chose qui serait entre Thierry Escaich et Philip Glass. C’est un milieu très petit, et Philip Glass, par exemple, n’est pas toujours facile à faire entendre à l’orgue parce qu’il y a un a priori sur cette musique et son apparente simplicité, comme il est plus difficile de faire entendre celle de Thierry Escaich parce qu’elle est plus rude. L’inauguration de la cathédrale de Paris a fait grand bien ! C’est bien que l’orgue s’ouvre, mais il faut rester vigilant à ce qu’il ne soit pas seulement un prétexte à mettre sur une nouvelle chanson en pensant que c’est facile d’y jouer. Ce qui sonne fort peut être un leurre. D’ailleurs, c’est un peu Dieu le Père dans l’église, et quand on est organiste liturgique, on est quand même le seul à pouvoir couper le sifflet au prêtre !

C’est l’instrument du sacré, inamovible. Vous êtes d’ailleurs titulaire de l’orgue de Burnhaupt et aussi chef de chœur. Oui, c’est l’héritage de Fabien Schultz qui était mon mentor et père spirituel en quelque sorte. Il m’a transmis ce feu-là et il a fallu porter le flambeau, ce n’était pas rien. Maintenant, c’est un vrai plaisir, même s’il faut s’adapter au timbre de l’instrument, celui de Saint-Pierre-le-Jeune étant l’opposé de celui de Burnhaupt, ce qui est passionnant. L’orgue accompagnait le cinéma muet, il trouve son origine dans les cirques, maintenant de grandes salles de concert en sont équipées. Il y a ce renouveau en dehors des lieux de cultes, aussi parce que ceux-ci s’ouvrent de plus en plus et que la société évolue. Pourtant, quand, avec le chœur Ostinati, nous sommes allés chanter sous la

coupole de la Grande Mosquée à Strasbourg, d’arriver dans cet endroit, comment dire, il y a cette chose qui appelle. Les lieux de cultes ne sont pas des espaces comme les autres, chacun le vit selon son imaginaire mais, curieusement, chacun change son comportement. La première fois que j’ai franchi la porte de Saint-Pierre-le-Jeune, de nuit, restera inoubliable. Et ce merle qui chantait… Il se passe quelque chose, quoi je ne sais pas, mais il se passe quelque chose.

Vous êtes quelques-uns à mêler l’orgue à la musique électronique. Votre particularité est d’associer à vos compositions la littérature, avec Pasolini par exemple. L’ensemble est à la fois bouleversant et fascinant.

Certains introduisent le midi dans l’orgue, ce qui permet de jouer de manière électronique les notes sur l’instrument et d’aller beaucoup plus vite ou ceux qui font du traitement en parallèle de l’orgue pour faire de la noise ou de l’expérience immersive, etc. Ils vont loin dans l’expérimentation avec des parties qui sont jouées et transformées en live, une performance électro-acoustique qui est extrêmement intéressante mais dans laquelle je n’arrive pas à m’inscrire. Mon approche reste classique en gardant mon identité d’organiste et de musicien électronique, je les fais juste se rencontrer en étant l’identité au centre qui les fait se croiser, c’est peut-être le seul point où je suis original. J’ai d’ailleurs mis du temps, j’avais tellement de respect pour l’orgue. Quand j’ai joué à Saint-Eustache (Festival des 36 heures), l’un des plus grands orgues de France, le matériel est plus important, et jouer depuis la nef, c’était royal. Les textes, ce sont des coups de cœur, comme la rencontre avec ceux de Samaële Steiner, comme la voix de Frédéric Solunto, qui a donné Un Chant. Tout se croise. C’est l’objectif de cette résidence qui s’étend jusqu’à la fin de cette année, voix, chœurs, musique électronique et orgue, avec plusieurs concerts tout au long de cette année avant le grand final. Avec le merle peut-être…

En 2008, Chroma était le titre de votre premier album. La musique électronique revêt aussi pour vous une autre dimension. J’ai presque du mal à l’avouer mais enfant, avant d’écouter Björk ou Air, j’étais fan de Jean-Michel Jarre, j’étais persuadé qu’il jouait seul, c’est le mythe de l’homme-orchestre. J’étais enfant de chœur dans mon petit village et quand j’étais dans la nef, il y avait un miroir où je voyais le visage de l’organiste et je m’imaginais qu’il y avait des gens dans l’orgue. Ce n’est qu’après que j’ai réalisé qu’il n’y avait qu’une personne qui faisait sonner tout ça. Peut-être ai-je voulu associer les choses. Oui, la musique électronique m’a permis de compléter ma synesthésie, je voulais juste rechercher des couleurs. Dans Mountains, mon album précédent, ce n’était plus que ça, que les couleurs marchent entre elles, c’est une dinguerie à faire.

Quelle serait la couleur du son du monde à cet instant précis ?

Le début du troisième mouvement de L’Ascension de Messiaen, parce que là, je navigue entre toutes les couleurs.

— AU-DELÀ - DIALOGUES SONORES, concert le 28 mars et le 16 mai à l’église Saint-Pierre-le-Jeune de Strasbourg, à Strasbourg www.saintpierrelejeune.org contact@shepardelectrosoft.com

Rêves d’ailleurs

D’un côté, le Centre

Pompidou-Metz navigue à travers les cartes des diasporas, de l’autre, la fondation Beyeler plonge dans les plus beaux paysages nordiques des xixe et xxe siècles.

VOYAGE EN EAUX TROUBLES

AU CENTRE POMPIDOU-METZ, LES RÉCITS MULTIPLES DES DIASPORAS NOUS ENTRAÎNENT DANS UNE TRAVERSÉE

INTENSE ENTRE ATLANTIQUE ET MÉDITERRANÉE.

Après la galerie afro-futuriste de l’exposition « Les Portes du Possible » en 2022, le Centre PompidouMetz consacre à nouveau un espace total à une création située hors de la vision occidentale de l’art. Pas tout à fait en dehors : les œuvres d’« Après la fin, cartes pour un autre avenir » ont bien un lien avec l’histoire européenne ; celle du colonialisme et de l’esclavage. On y découvre le travail d’une quarantaine d’artistes, issus de diasporas nées de ces invasions et de ces déplacements forcés de population, de la Méditerranée jusqu’aux Caraïbes et au Brésil.

En s’ouvrant sur un triptyque de peintures du xviiie siècle illustrant l’arrivée d’Hernán Cortès au Mexique, l’exposition fait de la naissance de l’esclavage institutionnalisé le point de départ de la visite. La scénographie, constituée de vastes espaces ouverts à la déambulation et aux regards croisés, est présentée comme « une boucle ». On peut s’engager d’abord, sur la droite, vers la Méditerranée, attiré par des sons étranges : c’est le silbo , la langue sifflée du peuple originel des Canaries, entendue dans un film du duo Tizintizwa, projeté sur écran géant. Celui-ci évoque l’histoire d’un archipel devenu au xiiie siècle le laboratoire de la colonisation, mise en perspective avec le tourisme de masse actuel. En regardant de l’autre côté de la mer, en direction de la Palestine, on observe un grand mur de photographies livrant les détails d’un territoire mutilé : 32 clichés issus de la série Occupation d’Ahlam Shibli, pris en Cisjordanie, qui montrent les traces laissées par la colonisation israélienne. En regard, d’autres photos, d’autres frontières à traverser : les clichés d’Yto Barrada évoquent l’attente et le transit dans la ville côtière de Tanger.

En marchant vers la partie gauche de la galerie, la vidéo de la chorégraphe Katherine Dunham sur les danses caribéennes, ou une incursion à Haïti parmi les vestiges de rituels (presque) oubliés, filmés par Maya Deren, consacrent le vaudou, un syncrétisme né de la traite d’êtres humains. On en retrouve aussi

Ahlam Shibli, Occupation no. 32, 2016-2017. Impression jet d’encre sur papier satiné, 60 × 40 cm. Collection de l’artiste © Ahlam Shibli

des traces dans la toile fantaisiste et minutieuse La Réunion ministérielle de Frantz Zéphirin, ou chez le peintre cubain Wifredo Lam, qui honore l’esprit Damballah ou la divinité yoruba Oyá. Ses toiles imposantes, où des traits noirs forment les contours d’esprits élancés, voisinent avec celles de sa compatriote la graveuse Belkis Ayón. Ses portraits aux regards magnétiques, inspirés par les membres d’une société secrète d’esclaves baptisée Abakua, sont probablement les œuvres les plus saisissantes, esthétiquement parlant, de l’exposition. Elles sont en belle place, encerclant un « champ » de sculptures de Rubem Valentim, qui incorpore l’abstraction à des motifs de la culture afro-brésilienne.

Au bout du bout, c’est un autre champ qui s’ouvre, entouré par deux œuvres réalisées pour l’exposition. La première est une série de cartes sur parchemin et de photographies prises au Bénin, au Nigeria et à Cuba, tirées des « Chemins de Yemoja », un projet de l’artiste et journaliste franco-béninoise Laeïla Adjovi. À travers le voyage d’une divinité yoruba vers Cuba, celle-ci interroge la transmission des identités spirituelles africaines et afro-caribéennes. Avec la fresque monumentale Péyi en retour , le Guadeloupéen Olivier Marboeuf tisse des fragments de l’archive cacophonique des luttes de la Grande Caraïbe, sous la forme d’une île monstrueuse refaisant surface sous l’effet des catastrophes passées et présentes. Sur cette carte évoquant le dessin technique « blueprint », où un trait naïf aurait remplacé les lignes et courbes parfaites, l’Histoire la plus violente côtoie le mysticisme, l’exploitation des ressources, les trafics, les forces de la Nature et quelques animaux plus ou moins fantastiques.

Avant de partir, on n’oublie pas de s’enfermer dans les quelques «  blackboxes  » de l’exposition. Les photos sous caissons lumineux d’Abdessamad El Montassir forment une sorte de jardin sec, où plantes et formations géologiques dessinent un désert bien vivant. Quant au film d’Aline Motta, qui recrée un passé familial idéalisé en déambulant dans les rues de Rio, son titre aurait pu être celui de cette exposition troublante et intense : L’Eau est une machine à remonter dans le temps.

— APRÈS LA FIN, CARTES POUR UN AUTRE AVENIR, exposition jusqu’au 1er septembre au Centre Pompidou-Metz, à Metz www.centrepompidou-metz.fr

Belkis Ayón, Sans titre, 1993. Collographie ; gélatine, 78,50 × 66,0 cm. Collection Royald Lally, Béziers France. Copyright : Centre Pompidou-Metz
Photo Patrick Brunet © Adagp, Paris, 2024
Wifredo Lam, Damballah, 1946. Huile sur toile, 125 × 153 cm. Londres, collection particulière Copyright : © Adagp, Paris, 2024 / Succession Wifredo Lam / Photo : © Augustin de Valence
Ellen Gallagher, Morphia, 2008. Encre, crayon et aquarelle sur papier, 51,5 × 42,5 cm. Londres, Hauser & Wirth

LE SENTIMENT DU PAYSAGE

DANS UNE EXPOSITION QUI CÉLÈBRE L’ÂGE D’OR DU PAYSAGE DANS

LA PEINTURE NORDIQUE, LA FONDATION BEYELER EXHUME DES JOYAUX

MÉCONNUS ET DÉLIVRE UNE VÉRITABLE LEÇON

POUR LE REGARD.

Avec une maîtrise certaine de son calendrier, la fondation Beyeler a pris pour habitude d’accueillir alternativement de grands événements focalisés sur une grande tête d’affiche – Matisse, Jeff Wall, Basquiat, Picasso, Goya ces trois dernières saisons – et des expositions monographiques ou collectives reposant sur des noms moins ronflants – citons pêle-mêle Niko Pirosmani, Wayne Thiebaud ou des artistes portraitistes femmes rassemblées dans un corpus intitulé Close-Up . En marge du bruit suscité par les expositions blockbusters, cet angle moins attendu de la programmation de l’institution culturelle suisse est sans doute le plus intéressant, le plus riche en découvertes somptueuses.

Visible jusqu’au 25 mai, l’exposition « Lumières du Nord » confirme encore ce sentiment en réunissant une sélection d’«  outsiders  », peintres inconnus des régions septentrionales de la Scandinavie ou du Canada, et quelques icônes plus identifiées telles que la Suédoise Hilma af Klint ou le Norvégien Edvard Munch. Entre 1888 et 1937, ces hommes et ces femmes ont cherché à saisir l’essence d’un paysage bien particulier, celui des forêts du Grand Nord s’étendant à perte de vue, des contrées sauvages parsemées de lacs, de rivières, de fjords et des littoraux morcelés en chapelets de petites îles. Des paysages auxquels se rattachent des mythologies fortes : contes et légendes nordiques côté scandinave ou cosmogonies amérindiennes en

Prince Eugen, Lac Orlången, Balingsta, 1891

Amérique du Nord. Des lumières très singulières aussi, et c’est peut-être ce qui nous interpelle le plus dans cette sélection d’artistes attentifs à ce que cette luminosité blanche et cristalline des environs du cercle polaire, ces soleils noirs ou rasants qui densifient ou étirent les ombres, ces clairs de lune opalins, ces ciels zébrés d’aurores boréales, font au paysage et à l’imaginaire humain, à ces regards de peintres qui, s’appropriant ces motifs avec de plus en plus de subjectivité, évoluent vers une forme de modernité de la représentation.

La séduction agit dès les premières salles avec des atmosphères lacustres sobrement rendues par le Finlandais Akseli Gallen-Kallela, artiste proche de Jean Sibelius, ou Prince Eugen, plus jeune des fils du roi de Suède. Leurs palettes privilégient les verts et les bleus majoritaires sous ces latitudes, adoucis çà et là par des teintes plus chaudes suggérant la plénitude retrouvée des beaux jours. Un décor qui se révélerait presque méridional lorsqu’il est abordé par son versant maritime, comme c’est le cas avec le paysage d’archipel peint en 1899 par Helmi Biese depuis les falaises de Villinki, une des nombreuses îles que compte la mer Baltique. Géométriquement rythmé par un chaos de rochers tirant sur le rose-orangé et les silhouettes japonisantes de pins maritimes, le tableau insuffle par sa lumière resplendissante ce sentiment d’un « Midi du Nord » que l’on a déjà pu éprouver devant les films d’été d’Ingmar Bergman – Jeux d’été , Monika  –, l’immense cinéaste suédois affectionnant lui aussi les ambiances mi-douces, mi-rugueuses de ces îles baltes où il aimait ancrer ses histoires.

Les eaux faussement calmes ou dormantes de ces mers, de ces lacs, déclinées cette fois sous une forme solide dans des œuvres inspirées par l’hiver, notamment celles qui constituent l’univers intimiste et mélancolique du Finlandais Gustaf Fjæstad, peintre d’un pays de neige dont les manifestations atmosphériques – crépuscules incandescents, arbres pétrifiés par le gel, congères sculptées par le clair de lune – donnent prétexte à des recherches formelles sur la vibration et la complémentarité des touches de couleurs, dans un style rappelant les pointillistes français. Ces œuvres répondent encore à une forme de naturalisme dans leur interprétation du paysage boréal. Les suivantes, que l’on découvre dans la salle centrale de l’exposition, marquent quant à elles une rupture sensible avec le réalisme photographique. La patte expressionniste d’un Edvard Munch vient remettre en question l’effet de mimétisme en réinterprétant d’une façon très personnelle et stylisée ce vocabulaire classique du paysage hyperboréen.

Dans l’œil tourmenté de l’auteur du Cri, un tronc d’arbre couché dans un sous-bois luit d’un jaune radioactif. Une bataille de verts olive, de bleus de cobalt et de jaunes pâles s’engage dans le ciel d’une Nuit étoilée (1922) qui dialogue merveilleusement avec celle que Vincent Van Gogh réalisa en 1888 sur les bords du Rhône, à Arles. Munch, son mysticisme, son refus du réalisme bourgeois, sa touche unique, à la fois rebelle et visqueuse, comme s’il modelait de façon hallucinée la couleur. Si quelque chose du paysage côtier peint par Helmi Biese résiste encore dans sa toile intitulée Fumée de

Edvard Munch, Fumée de train, 1900
Akseli Gallen-Kallela, Nuit de printemps, 1914

train (1900), où le panache de vapeur blanche d’une locomotive dynamise une composition que l’on jurerait calquée sur celle de l’artiste finlandaise, Munch franchit un pas vers le fantasmagorique avec son Vampire dans la forêt (1924-25), œuvre laissant transparaître avec beaucoup de liberté la trace du geste pictural ainsi qu’une dimension narrative, avec l’irruption du charnel dans une exposition où la présence humaine n’était figurée que de manière lointaine ou indirecte, lorsqu’elle n’était pas tout simplement absente.

Passé ce temps fort, l’exposition se poursuit dans des salles qui majoritairement font la part belle aux visions que les peintres du nord de l’Amérique ont rapportées de leurs séjours dans les confins proches de l’Arctique canadien. On y retrouve, avec une capacité d’étonnement quelque peu émoussée par les beautés entrevues plus tôt, les mêmes préoccupations thématiques et formelles que dans les premières salles « scandinaves ». Cette seconde partie a néanmoins le mérite de mettre en lumière les artistes fondateurs du « Groupe des sept » visant, dans les années 1920, à développer un art pictural canadien autonome. On peut déceler dans leurs images l’influence des paysagistes Prince Eugen ou Gustaf Fjæstad dont ils prirent connaissance lors d’une exposition d’art scandinave qui voyagea aux États-Unis en 1913. Du reste, cette peinture enracinée dans un territoire difficile d’accès supposait, si ce n’est une prise de risque, un engagement physique notable. La figure tutélaire du groupe, Tom Thomson, le paya de sa vie quand son embarcation se renversa sur le lac Canoe en 1917. La justesse rythmique et géométrique de ses esquisses à l’huile témoigne d’un regard moderne, de même que les expérimentations quasi abstraites d’Emily Carr – une des seules femmes artistes à graviter autour de ce mouvement exclusivement masculin – et de Lawren S. Harris, la réduction du réel à des formes organiques chez ces deux peintres n’étant pas sans évoquer le biomorphisme des toiles de Georgia O’Keeffe, qui fut leur exacte contemporaine.

Au terme de ce parcours cependant, difficile de ne pas revenir sur nos pas en direction du vieux continent et de deux œuvres méritant une contemplation prolongée : Lever de soleil, œuvre préparatoire pour groupe III de la Suédoise Hilma af Klint (1907), et Une maison sur la côte (Cabane de pêcheur) du Norvégien Harald Sohlberg (1906). Tandis que la première, symphonie de couleurs chaudes tirant vers l’abstraction, donne volontiers le change aux cathédrales et autres étendues d’eau exécutées au levant par Claude Monet, c’est indéniablement à l’univers d’Edward Hopper que la seconde fait penser – univers qu’elle préfigure pourtant puisqu’elle renvoie à des années où la carrière artistique du jeune Hopper n’en était qu’à ses balbutiements. Étrange prémonition donc que ce paysage qui, comme chez le peintre américain, combine un élément de vernaculaire observé depuis une position presque voyeuriste – une bicoque fantomatique isolée au bord d’une grève pour seul indice de civilisation – avec une nature oppressante – l’orée d’un sous-bois dont la pénombre semble être la source d’un possible danger. Et c’est en définitive ce sentiment mêlé de silence méditatif et de sourde intranquillité que l’on emporte avec soi au sortir de cette immersion aux allures de quasi sans-faute curatorial, à mettre une fois de plus au crédit de la Fondation Beyeler.

— LUMIÈRES DU NORD, exposition jusqu’au 25 mai à la Fondation Beyeler, à Riehen, Bâle fondationbeyeler.ch

Harald Sohlberg, Une maison sur la côte (Cabane de pêcheur), 1906
Hilma af Klint, Lever de soleil (œuvre préparatoire pour groupe III), 1907

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The Mindful Hand

Écrans géants qui superposent réalité architecturale et dystopies virtuelles, sculptures réalisées à l’imprimante 3D, intelligence artificielle, esprit fab lab et corps hybridés par la technologie : Eva L’Hoest s’empare des outils numériques pour mieux faire vriller nos sens. Ses œuvres, plurielles, mêlent les références et les époques : saynètes d’inspiration médiévale, clin d’œil aux pastorales, savoureux bugs informatiques ou dispositifs cinématographiques primitifs…

Sous le patronage de la « Mindful Hand » de l’artiste belge et guidé par un dispositif de rampes métalliques habilement intégré à l’espace d’exposition, le visiteur va et vient entre gestes humains et traces numériques. (M.M.S.)

Jusqu’au 11 mai

Au Casino Luxembourg, à Luxembourg www.casino-luxembourg.lu

Eva L’Hoest © Luk Vander Plaetse

Aérosol. Une histoire du graffiti

Anticonformiste par nature, le graffiti s’est forgé une place à la périphérie de l’histoire de l’art. Éphémère, il vit sur un coin de mur, se rebelle sur une palissade ou une rame de métro bombardée de couleurs. Produits de la pop culture, ces dessins à l’aérosol, tags et autres pochoirs oscillent entre culture punk-rock et esprit hip-hop, revendications politiques et esthétiques. De l’invention des bombes aérosol, véritables néo-pinceaux, au déploiement de divers courants (subway art, graffiti-writing…) portés par des figures fortes (Blek le Rat, Miss.Tic., Gérard Zlotykamien) le musée des Beaux-Arts de Nancy explore différents jalons de cet art explosif. (M.M.S.)

Du 2 avril au 31 août Au musée des Beaux-Arts de Nancy musee-des-beaux-arts.nancy.fr

1978 Diesel © Daniel Thierry

Tapi tout au fond de nos êtres

Entre feuillages idylliques, mystères des métamorphoses et affut nocturne, « Tapi tout au fond de nos êtres » saisit la vie secrète des sous-bois. Celle des corps qui s’hybrident, de la force indomptée du sauvage et des êtres furtifs. Sur la toile, Anne Brenner entremêle ramures et frondaisons dans un tourbillon coloré de motifs. Quasi rupestres, loups et cervidés traversent son œuvre en silence, nous jetant parfois un regard. À leurs côtés, les céramiques de Laurie Karp livrent leur petite mythologie personnelle. Intimes, parfois cruelles, elles montrent des corps recomposés, mangés par d’étranges champignons, presque fossilisés. Toutes deux s’emparent de la pulsion de vie et l’instinct de survie qui obstinément palpitent en nous. (M.M.S.)

Jusqu’au 18 avril À La Lune en parachute, à Épinal www.laluneenparachute.com

Jeune fille échappant à l’incendie ©Laurie Karp

Un Dimanche sans fin

Des dimanches infinis : idée géniale ou gage d’ennui ? Entre obligations dominicales et joyeuse liberté, le dernier jour de la semaine est éminemment paradoxal. C’est autour de cette ambiguïté et avec la complicité du trublion italien de l’art contemporain Maurizio Cattelan, que le Centre Pompidou fête ses 15 ans d’existence. À tous les étages du musée, l’exposition se déploie sous la forme d’un abécédaire déjanté. D’une lettre à l’autre, 400 pièces issues des collections du centre se mélangent avec des œuvres de Cattelan. À la clé, un cocktail mêlant ironie féroce et créativité débridée pour mieux dézinguer nos mythologies modernes. Alors, vivement dimanche ? (M.M.S.)

Du 8 mai au 2 février 2027

Au Centre Pompidou Metz, à Metz www.centrepompidou-metz.fr

© Maurizio Cattelan, Spermini, 1997. Masques en latex peints, 17,5 ×9 × 10 cm (chacun).
Courtesy Maurizio Cattelan’s Archive. Photo : Attilio Maranzano © Courtesy Maurizio Cattelan’s Archive

Aux lieux d’être

Avec une perspective existentielle chevillée au corps, « Aux lieux d’être » rassemble des artistes pluriels, mus par une commune quête de déconstruction des oppressions et des divisions. À travers leurs destinées, l’exposition nous engage à se mettre à la place de l’autre. À interroger notre vulnérabilité face à une cotte de mailles en porcelaine, à se heurter aux formes incongrues d’une baignoire inspirée par une loge d’opéra, à lutter contre l’oppression avec des travailleuses du sexe. D’Adam et Yves, photographiés dans leur plus simple appareil, aux sculptures en quête d’émancipation, cette exposition chorale (qui rassemble des morceaux choisis issus des collections des trois FRAC du Grand Est), renverse les représentations traditionnelles et titille les injonctions contemporaines. (M.M.S.)

Jusqu’au 8 juin 2025

Au FRAC Alsace, à Sélestat www.frac-alsace.org

Teresa Margolles, Pista de baile del nightclub « Centro Lagunero » © Teresa Margolles et Galerie Peter Kilchmann, Zurich.

Évidence. Dessiner le présent

Le présent est rarement une évidence. Quand il ne nous glisse pas entre les doigts, ses remous désaccordent volontiers la petite musique de nos existences. Entre documentation autofictionnelle, collection de post-it, portraits de nuages et approches militantes, les quatre artistes convoqués par le musée Tomi-Ungerer retiennent un peu du temps qui passe. De la pointe acérée de son Bic, Neïla Czermak Ichti invente un monde à part, habité de monstres tutélaires. Mêlant journal intime et politique, Mazen Kerbaj documente le quotidien de la guerre au Liban tandis que Mounira Al Solh propose une œuvre textile en forme d’hommage aux féministes du monde arabe. (M.M.S.)

Jusqu’au 28 septembre

Au musée Tomi-Ungerer – Centre international de l’illustration, à Strasbourg www.musees.strasbourg.eu

Neïla Czermak Ichti, sans titre. Autorisation de l’artiste et de la galerie anne barrault. Photo : Aurélien Mole © ADAGP Paris 2025

Confluences

Penchée sur l’onde, un chiffon à la main, une femme entreprend d’essuyer la surface de la mer. Des badauds se rassemblent autour d’une plage urbaine plantée d’incongrus palmiers et de piscines gonflables. Une chambre d’enfants s’invente en aquarium dans un étonnant ballet de poissons rouges. « Confluences » charrie une collection d’univers variés autour de la thématique de l’eau. Issues de quatre collections (Fondation François Schneider et FRAC Alsace, Champagne-Ardenne et Lorraine), les œuvres présentées oscillent entre charme kitsch, ode à l’absurdité de l’existence et célébration des plaisirs aquatiques. (M.M.S.)

Du 26 avril au 28 septembre À la Fondation François Schneider, à Wattwiller www.fondationfrancoisschneider.org

© Rahshia Linendoll-Sawyer, We are not made of wood, Collection Fondation François Schneider

Schöne Welt, wo bist du ?

Manfred Willmann voit la vie sous flash. Une vie crue, saisie comme elle vient, saturée de couleurs. Les reliefs d’un repas arrosé, le museau ensanglanté d’un chat tueur, la silhouette défraichie d’un bouquet fané ou l’œil figé d’un étrange cygne noir : ses photos dealent une poésie cash, ancrée dans le quotidien rural des Alpes autrichiennes. Sous son objectif, le familier devient exceptionnel, l’intime universel et la banalité prennent une couleur unique. Sans se départir de l’ironie parfois cruelle du photographe, la Filature présente plusieurs séries iconiques, dont Das Land et Die Welt ist schön. Une rétrospective d’une troublante beauté. (M.M.S.)

Du 5 avril au 1er juin

À La Filature, à Mulhouse www.lafilature.org

AH ! OH ! Ricardo Basbaum et Kelly Weiss, à votre contact

se confondre

Tout commence par une interjection : AH ! OH ! Plus loin, on croise des yeux dans les arbres, d’étonnants pictogrammes et des diagrammes linguistiques tracés à même les murs. Autant de petits cailloux sur le chemin du spectateur, qui l’invitent à l’action. Leur auteur, l’artiste et écrivain Ricardo Basbaum, nous enjoint à co-construire la cartographie de son exposition. Ses interventions résonnent particulièrement bien avec le corpus de Kelly Weiss, présenté en parallèle. La jeune plasticienne collecte des rebuts industriels (bâches, palettes, éléments métalliques, plâtre) pour mieux les déplacer. À mi-chemin entre la maquette et la sculpture, ses maisonnettes de bric et de broc font de la résistance des matériaux une science poétique. (M.M.S.)

Jusqu’au 4 mai Au Crac le 19, à Montbéliard www.le19crac.com

© Manfred Willmann, serie
Die Welt ist schoen, 1981-1983
Kelly Weiss, vue d’exposition © Angélique Pichon

Chorégraphies : dessiner – danser

(xviie – xxie siècle)

Comment saisir la somme des mouvements qui font une chorégraphie ? Figurer la légèreté d’un sauté ou l’amplitude d’un geste ? Si l’écriture de la musique est très codifiée, qu’en est-il des partitions dansées ? Plus qu’aux représentations de la danse, cette exposition s’attache aux dessins qui se dansent. Une nuance qui prend tout son sens au regard des croquis, carnets et autres traités présentés. Ils disent le minimalisme réjoui de la chorégraphe Lucinda Childs, la géométrique scénique d’Anne Teresa De Keersmaeker ou l’insaisissable arithmétique des corps chez Mié Coquempot. Entre écriture, dessin et abstraction, ces archives sont autant de tentatives de traduire les états du corps et de les transmettre. (M.M.S.)

Du 19 avril au 21 septembre Au musée des Beaux-Arts et d’Archéologie de Besançon www.mbaa.besancon.fr

Mickaël Phelippeau, Lou © Patrick Cockpit

Corps sans graphie

Ce printemps, le FRAC FrancheComté continue à creuser le sillon de la danse et d’explorer les confins du mouvement. Les liens entre l’espace et le corps, étrangement complémentaires, sont exacerbés dans l’exposition monographique consacrée à Laurent Goldring. Du terrier à la toile d’araignée, il file la métaphore du corps hybride. C’est également du côté des organismes hors norme que se situe Corps insensés. En convoquant êtres aquatiques, corps flottants, femmes araignées ou transes somnambules, cet accrochage choral déjoue nos repères. Enfin, MUSICHALL, soundscape immersif signé Alex Cecchetti, donne la possibilité au spectateur de transformer ses mouvements en son. (M.M.S.)

Du 18 avril au 31 août Au FRAC Franche-Comté, à Besançon www.frac-franche-comte.fr

I Walk the Line

« I Walk the Line » savoure l’équilibre entre la légèreté du trait et la présence radicale de la forme. Papiers froissés, jeux de volumes bruts, délicates sculptures de néon ou répétitions géométriques inspirées par l’Op Art : c’est la fabuleuse diversité de l’abstraction que met en scène l’exposition dijonnaise. Le parcours s’amuse de cette variété et offre d’audacieuses confrontations entre les œuvres des 11 artistes convoqués. Issues des collections du Consortium, dont le point de départ remonte aux années 70, elles en disent long sur son goût historique pour l’art minimal et conceptuel et ses déclinaisons actuelles. (M.M.S.)

Jusqu’au 7 septembre Au Consortium Museum, à Dijon www.leconsortium.fr

Alex Cecchetti, MUSIC-HALL. © Alex Cecchetti. Photo : Tansy Cowley
I Walk the Line. Photo : Pauline Rosen-Cros © Consortium Museum

Biennale internationale de design graphique

Après nous avoir fait saliver avec une édition 2023 des plus gourmandes, la biennale chaumontoise quitte l’univers du goût pour explorer celui du son. De mai à octobre, outre l’emblématique concours international d’affiches, une série d’expositions jouent la partition du design graphique. Elles s’emparent des traductions graphiques du son, explorent les lettrages, psychédéliques ou médiévalisants, utilisés par les groupes metal, donnent une couleur au bruit et décortiquent les onomatopées. Une programmation éclectique et audacieuse, qui donne envie d’ouvrir grand les yeux pour mieux écouter le bruit des images. (M.M.S.)

Jusqu’au 21 octobre

Au Signe - Centre national du graphisme, à Chaumont www.centrenationaldugraphisme.fr

Biennale 2023 © Marc Domage

Courbet, les lettres cachées – histoire d’un trésor retrouvé

Entre Courbet classé X et Gustave intime, cette exposition révèle une facette inédite de la vie du peintre franc-comtois. Esprit frondeur, le maître du réalisme n’a jamais eu ni la langue dans sa poche ni froid aux yeux. Entre autres frasques, le peintre compte désormais une correspondance érotique à son tableau de chasse. 116 lettres, retrouvées par hasard dans les greniers de la bibliothèque d’étude et de conservation de Besançon, font l’objet d’une exposition. Elles nous transportent en 1872, année durant laquelle Courbet entreprend une liaison épistolaire torride avec Mathilde Carly de Svazzema. Délicieusement explicites, des morceaux choisis de ces lettres secrètes se donnent à voir jusqu’au 21 septembre. (M.M.S.)

Jusqu’au 21 septembre

À la bibliothèque d’étude et de conservation de Besançon bibliotheques.besancon.fr

© Jean-Charles Sexe

Le temps qui passe

Stéphanie-Lucie Mathern laisse les choses venir, Myriam Mechita songe à Aspasia, Dominique Falkner scrute l’envers du rêve, Nathalie BachRontchevsky traverse les vagues, Martin Möller-Smejkal liste les nécessités, Jean-Luc Wertenschlag rêve de Freiburg, Mick frôle la satisfaction, Caroline Châtelet honore Lionel Soukaz, Claude De Barros vieillit et Bruno Lagabbe n’est fier de rien.

CLAIRE HIRNER ET FLORIAN SIFFER

CA Y EST, JE SUIS PRESBYTE

Claire et Florian cultivent la délicatesse du secret et la ouate des bibliothèques dans une maison avec jardin où un hamac échoué fait office de paquebot en plein Neudorf. On y parlera brièvement de la sauge du mois de mars, d’un meurtre de lapin bélier par une martre et d’un panier de basket conceptuel. Partageant une double culture franco-allemande, ils se sont rencontrés à la bibliothèque universitaire de Fribourg ; Florian cherchait des microfiches et Claire travaillait sur Gabriele Münter, peintre cofondatrice du Cavalier Bleu. Tout ça a fini par un yufka, dans le gastronomique Euphrat.

La peinture les rassemble, jusqu’à la peinture sous-verre, celles de leurs deux enfants en figures de saints, cadeau de naissance de l’oncle Yves Siffer. Till, le fils aîné, référence au facétieux Eulenspiegel, « le premier anarchiste imprimé à Strasbourg », plaisante Florian. Ici il a 17 ans, nous salue avec lunettes orange et Nike dépareillées. Puis sa jolie sœur, Magdalena, apparaît en Adidas Samba et les lunettes de sa mère qui s’exclame : « Les enfants nous volent tout, ça y est, je suis presbyte. »

Dans cette cuisine restent les odeurs de spaghetti bolognaise, faites pour une tablée d’adolescents, et deux gâteaux élégamment posés sur la table – le mobilier est alsacien, nous sommes assis sur des chaises bretzels –, un streussel et un cake aux noix. Nous laissons les choses venir.

On observe la vie plutôt qu’essayer de la changer. Dans un coin de la pièce, un piano qui ne semble plus servir à personne. L’écoute du monde est silencieuse. La vie est faite de rituels, le samedi chez Suzanne et Roger Siffer (n’hésitez pas à aller l’applaudir à la Choucrouterie) et le dimanche chez les parents de Claire, père bavarois et mère française. Ils randonnent régulièrement dans les Vosges s’ils ne sont pas en train de chercher des champignons. Comme le Sparassis Crépu, qui a permis à Claire une intégration accélérée dans sa belle-famille.

— Les Dieux ont caché ce qui fait vivre une vie. —

Hésiode, Les Travaux et les Jours

La famille est peut-être le meilleur moyen de se remettre en question. Les enfants sont de petits espions légers et parfois cruels.

Un chat qui n’attaque pas les oiseaux complète le tableau, « pacifiste », plaisante Claire.

La langue ne doit pas être liée à une charge. Florian ne parlera alsacien que jusqu’à ses six ans. Il est devenu archiviste de l’alsacien (il est responsable du cabinet des estampes de Strasbourg). Ses parents, soixante-huitards, prônaient l’autodétermination, se faire tout seul et choisir.

Le spectre culturel est assez large et les arts visuels omniprésents, de Grünewald à une photo de Clément Cogitore accrochée dans le salon. Claire, qui était conservatrice au musée Wurth et désormais curatrice au musée Unterlinden, s’intéresse aussi, de manière plus frivole, aux livres de cuisine et Florian à la BD.

Tous les savoirs doivent circuler, jusqu’à la botanique. Claire collectionne les boutures de différents environnements ou amis pour les planter dans son salon, une sorte de redistribution des souvenirs et de la vie.

La légende veut que quand on tombe dans une petite rigole (les bachle) de Fribourg, on épouse un Fribourgeois. Claire a épousé « le plus beau garçon du val de Villé », comme dirait Roger. Nous les quittons dans une aire de jeux qui a souffert du temps qui passe, devant un ping-pong. « On se terre plutôt qu’on se dévoile », rit-elle.

UNE HISTOIRE DE FANTÔMES (OU LES SOURIRES D’ASPASIA ET MATILDA)

Trois mois sont passés et j’ai pris un nouveau chemin. Cette fois-ci pour de vrai.

Petit rappel, je me suis époumonée pendant trois ans à chercher l’amour via des sites de rencontres et après quelques (dizaines de) moments gênants et un bon nombre de mecs arrogants, prétentieux et consommateurs, j’ai décidé après une ultime tentative de tout arrêter.

Je vous résume ce qui s’est passé ? Allez, vite fait, j’ai d’autres choses plus passionnantes à vous raconter…

Ça commence toujours par un match, des échanges très sympathiques, un premier rendezvous plutôt doux et dans la séduction, un baiser, parce qu’on pense qu’il faut tout précipiter et je ne parle pas de la soirée complète (comme la crêpe) « rencontre, baiser, et nuit sans lendemain ».

Hop, un deuxième rendez-vous, des échanges à n’en plus finir, des rires, des sourires à lire les messages sur son canapé, et puis un jour, un petit tour sur le profil pour montrer les photos à une amie et on constate que les photos ont changées. Comme si cet homme qui se disait dans une envie de rencontre relançait les dés. Le changement de photos permet la relance des chances…

« Ah, désolé, je ne pensais pas que c’était un problème… En même temps je ne t’ai rien promis. »

Effectivement on ne s’est rien promis dans les milliers de messages WhatsApp, mais on n’a pas forcément besoin de tout formuler pour prendre son temps et ne pas tout gâcher en relançant la machine.

Après avoir compris que ces sites sont des sortes de pièges addictifs où personne ne veut réellement rencontrer personne, j’ai pris une décision ferme et joyeuse.

« Cette année sera mon année, et je ne vais consacrer mon temps qu’à moi, et uniquement moi » (la main sur le cœur).

J’ai fermé ces comptes et depuis rien ne me manque, j’ai décidé de reprendre le sport et de perdre ce foutu poids qui m’alourdit le corps et l’esprit…

Envie de légèreté et de retrouver la jeune femme que j’ai en moi, c’est peut être ça la crise de la cinquantaine, c’est redonner aux rêves de son moi de 20 ans un éclat lumineux.

Une inscription en thèse plus tard et quelques kilos en moins, j’avance dans cette année avec tous les espoirs possibles… jusqu’à ce samedi 8 mars…

Je prends le train de Paris à Berlin, ce fameux train direct qui ne l’est pas, et après trois heures de retard, j’arrive à la gare… Tout est fermé.

Férié ? Comment ça ? Quel jour sommes-nous exactement ? Les artistes ont cette chance de parfois pouvoir naviguer sans planning précis en tête.

J’arrive chez moi et, dans l’escalier, mon fils qui m’aide à monter ma valise me donne quelques informations…

— Je ne comprends pas pourquoi le 8 mars est un jour férié en Allemagne, c’est nouveau ? C’est pas malin, je peux même pas faire de courses, on a rien de frais jusqu’à lundi… Si j’avais su, j’aurais ramené des légumes de Paris.

— T’es jamais contente, tu devrais l’être pourtant, pour une fois que les femmes sont à l’honneur…

— Ah, c’est ça, c’est la fête des femmes, et je devrais être heureuse qu’il existe un jour par an qui valorise leurs droits ?

— Non, mais c’est déjà un début…

Je pense à cette phrase, « c’est déjà un début ».

Mais un début depuis combien de millions d’années…

Je crois que le droit des femmes n’a jamais été autant en danger qu’aujourd’hui.

Je défais ma valise en pensant à Aspasia. Pourquoi elle, je ne sais pas. Quand je tape sur un moteur de recherche son nom, je lis « figure majeure et pourtant oubliée de la philosophie grecque ». Comment une figure majeure peut être oubliée, ou disparaître ? Elle a pourtant été l’enseignante de Socrate et Périclès… Elle a disparu dans les méandres de l’Histoire. Son problème majeur ? Être une femme…

Je range mes fringues dans l’armoire et je me sens mal avec cette journée de célébration.

— Minou, tu te souviens de comment s’appelait ce dossier que tu avais fait en classe de 5e sur les femmes scientifiques invisibilisées… Je ne retrouve pas le nom ?

Mon fils croque dans le dernier fruit frais disponible de la maison et arrive derrière moi.

— Tu parles de quel exposé ? Celui sur Fra Angelico ?

— Non, celui que tu avais fait sur les femmes invisibilisées…

— J’avais compris sur l’invisible… Tu veux parler de celui sur l’effet Matilda ?

— Oui, voilà…

— Pourquoi tu me parles de ça ?

— Je pense à ce que tu viens de me dire, sur le fait que je devrais déjà être heureuse qu’une journée existe pour célébrer le droit des femmes…

— C’est vrai que c’est stupide en réalité, vu ce qui se passe avec l’administration Trump et les nouvelles directives sur les mots qui ne doivent plus être employés, tels que « féminisme »,

« transidentités », « diversités »… La liste est longue… Tu sais que la NASA a effacé de leur site Internet toute évocation féminine et retiré les noms des femmes impliquées dans la conquête spatiale… C’est fou, tu ne trouves pas, que ça se fasse en pleine conscience et que ce soit assumé… Après autant d’années de bataille… Les femmes redeviennent des fantômes…

Je m’assois sur mon lit et je pense à cette phrase, « les femmes redeviennent des fantômes ».

Alors déjà qu’à partir de 50 ans on s’efface littéralement, comme si on perdait de la couleur, comme si on devenait des entités discrètes, il faut que l’Histoire nous rajoute des bâtons dans les roues en instaurant une nouvelle ère de destruction massive.

Je repense à cet échange avec un des prétendants de ces sites en août dernier…

Un homme que j’ai rencontré qu’une fois, et qui malheureusement s’est avéré être un vieux con aigri, qui a un avis sur tout et surtout pense que les autres doivent le connaitre… Qui se dit poète ou philosophe de la vie en quelque sorte, enfin surtout d’Instagram.

J’avais été claire après notre rendez-vous sur le fait que je ne veuille plus le revoir. Il n’avait pas répondu et à Nouvel An, il m’avait évidemment envoyé un message pour me souhaiter une bonne année… Le Nouvel An est toujours une bonne raison pour envoyer des bouteilles à la mer et voir qui répond… ravivant des liens flottants, et si sur un malentendu ça déclenche quelque réponse… tant mieux.

J’avais répondu brièvement et sans ambiguïté…

Voilà qu’il y a un mois, ce dernier m’appelle par surprise, je ne réponds pas…

Je lui envoie un message pour que l’idée de me rappeler ne le traverse plus jamais. Il me dit qu’il m’a appelée par erreur, mais qu’il veut bien qu’on papote (c’est son mot) ou qu’on se rappelle le lendemain. Je lui dis gentiment que j’en ai pas envie, qu’on ne se correspond pas. Vexé, voici sa réponse :

« Merci quand même. Mais détends-toi et sois moins agressive et hyper-sûre de toi à l’avenir.

Je ne connais pas vraiment ta vengeance ou les comptes que tu as à régler… mais je n’y suis pour rien ! Tu passes à côté de quelqu’un de généreux et sincère. Donc si tu apprécies ces qualités, alors va humilier quelqu’un d’autre. J’ai juste appuyé par erreur.

Domine, maitrise et sois hyper-puissante… Adieu… »

Tout ça parce que je ne veux plus parler avec lui au téléphone… une fausse erreur prétexte. Je vous passe ma réponse, elle est trop longue… mais je peux lui dire ici, et avec le sourire :

« Domine, maitrise et sois hyper-puissante » sera désormais ma devise.

L’ENVERS DE L’ENDROIT

moi, avaient un jour voulu changer le monde et qui, aujourd’hui, comme moi encore, hésitaient à changer de pièce pour un rien, réfléchissaient dix minutes avant de passer de la cuisine au salon.

Tu ne bois plus à ce qu’il parait, hein ? Tu veux mourir vieux, c’est ça !

Ils se marrent, se tapent sur l’épaule.

Sobre et démocrate, j’en mettrais ma main au feu, renchérit l’autre.

Quoi, tu ne votes quand même pas pour cette pétasse black, Frenchie, sans dec ?

Il neige de plus en plus et j’ouvre au hasard une biographie de Joan Didion reçue la vieille. « La vie change vite. La vie change dans l’instant. On s’apprête à dîner et la vie telle qu’on la connaît s’arrête. »

Greg et Plastic Bertrand arrivent enfin. Ce dernier porte une casquette Trump, Make America Great Again, explique qu’il est resté cloué devant le téléviseur pour ne rien rater de l’investiture.

Quelle journée !

T’es en retard.

Il neige au Colorado et j’attends Greg, un pote factotum qui me file un coup de main au ranch, et son nouvel aide de camp. Le premier est un ancien musicien punk de soixante ans originaire de Boston qui ne vote pas et le second a 30 ans et ne jure que par Trump. Il ressemble à Plastic Bertrand.

Y’a trop d’étrangers ! il m’avait déclaré au lendemain des élections.

Comme moi tu veux dire ?

Euh…

Trump de nouveau à la barre du Titanic américain donc, le grand timonier des naufrages en série, des procès à répétition et des tapages médiatiques à coups de fake news inoculées sans relâche par l’intraveineuse du web.

Plastic Bertrand téléphone, son pickup ne démarre pas, Greg passera le prendre.

Je repense à Cortez, aux abords des bureaux de vote à l’heure des scrutins, une dizaine de mètres avant l’isoloir avec ces deux connaissances d’hier dont j’avais oublié les patronymes mais pas les bouilles tuméfiées, un charpentier mormon et un électricien navajo avec qui je picolais quand je picolais encore, le plus souvent à la road house qui jouxte la réserve indienne Ute et qui, comme

Quand la balle lui a arraché un bout d’oreille et qu’il s’est relevé le poing fermé, la rage au ventre, j’ai su que c’était plié.

Vous attaquez par les clôtures du bas, les barbelés font la gueule, et puisqu’il neige, on peut aussi commencer à brûler les tas de branchages.

Mais il va se venger maintenant, je te dis, il ne va pas les rater tous les branquignoles qui lui ont mis des bâtons dans les roues depuis quatre ans, qu’ont essayé de lui faire la peau, il va se les faire un par un ces motherfuckers

Temps d’y aller, hein, Greg dit, qui sent que la discussion prend une mauvaise tournure et risque de s’envenimer, les clôtures ne vont pas se réparer d’elles-mêmes.

D’accord, mais c’est juste que c’est un événement historique, America First, hein. On n’y croyait plus après le fiasco de l’autre quasi communard sénile.

« Un jour, les États-Unis quitteront le vieux continent », disait de Gaulle.

Qui ? demande Plastic Bertrand.

Bon, les mecs, c’est pour aujourd’hui les clôtures ?

Ils s’en vont et j’ouvre de nouveau machinalement la bio de Didion de Tracy Daugherty : « Je veux que vous compreniez exactement à qui vous avez

affaire : vous avez affaire à une femme qui depuis quelque temps se sent radicalement étrangère à la plupart des idées qui paraissent intéresser les autres. Vous avez affaire à une femme qui, quelque part en cours de route, a égaré le peu de foi qu’elle a jamais eue dans le contrat social, dans le principe de progrès, dans le grand dessein de l’aventure humaine. » Je laisse le long paragraphe rebondir dans ma tête comme une boule de flipper, puis referme le gros pavé et attrape ma tablette. Trump nomme une cheffe de cabinet et confirme vouloir mener illico des expulsions massives d’immigrés. Poutine félicite le président élu et se dit prêt à reprendre contact. Le pire l’emporte sur le rien. Et sautant ainsi d’une page virtuelle à une autre, on se dit que c’est reparti, qu’on vient d’en reprendre pour quatre ans, que le cirque est de nouveau sur les routes, pleine vapeur et buzz en continu, avec sa bro culture de vestiaire bien machiste, et que tout ce tapage doit bien lui plaire à Donald de nouveau bien installé dans ses anciens quartiers à la Maison Blanche, le Bureau ovale et sa vieille gâche qui lui manquaient tant, lui, l’invité permanent de son propre spectacle, le VIP d’un self -vaudeville bien rodé dont la rediffusion est de nouveau à l’antenne au quotidien depuis le 20 janvier 2025, soit soixantequatre ans après le discours d’investiture d’un autre président, John Fitzgerald Kennedy, dont l’histoire retient les deux phrases suivantes : « Ne demandez pas ce que votre pays peut faire pour vous. Demandez ce que vous pouvez faire pour votre pays. » Kennedy et Trump, ou l’envers de l’endroit du rêve américain, je pense, ouvrant la fenêtre pour épier une quinzaine de chevreuils qui longent l’étang en contrebas de la grange avant de disparaitre dans la forêt de taillis, et aussitôt le froid glacial s’engouffre à l’intérieur comme une petite frappe qui cherche la merde et j’ai soudain le pressentiment d’une catastrophe planétaire imminente, d’une guerre mondiale sur le pas de la porte, de contrées à feu et à sang quand un pic flamboyant se prend bruyamment le bec avec une pie dans la mangeoire du grand peuplier et m’arrache un demi-sourire. « Voici la vie des hommes, parfois, écrit Patrick Deville. Voici notre monde, et nous n’en avons pas d’autres. »

REGARD N°26

Comme si l’on ne pouvait plus rien dire

La guerre aux abords

Comme si l’on ne pouvait plus rien écrire

La peur omnivore

Pourtant

Quelques larges et vastes brasses salées

Délivrant le détroit du cœur dans l’aube puissante Font apparaitre fruits, coques, barques et baisers

Pourtant

Guidés par l’euphorique insomnie

Nous voilà courant sur la grève

Serrés par le froid et la pluie

Entre deux vagues à l’âme Tu leur as montré

Comment enjamber le gris

Entre deux ou trois drames

Tu leur as juré

Que le ciel nous avait souri

Ils ont regardé ta langue dans la mienne

Nos cheveux coulaient comme des larmes

Noires, joyeuses et pleines

D’un espoir prêt aux armes

Ce n’était pas rien de le dire

Ce n’était pas tout de l’écrire

Il fallait se le crier jusqu’au sang  Dans la foudre se noyer vraiment

Quand la mer t’a mangé, elle m’a laissé ta nuit

Suaire d’or et de mots Moi qui n’ai jamais eu d’autre habit

Que ta peau sur mes os

LE DREYECKLAND ? C’EST UN FEELING !

UN MANIFESTE PROVISOIRE

PART IV

Il règne une ambiance particulière devant la tour hertzienne de Marckolsheim en ce jour radieux de février. Un petit groupe d’une cinquantaine de personnes se rassemble. Des banderoles éparses. Quelques-uns ont moins de 40 ans, d’autres moins de 20 ans. Mais la plupart ont plus de 70 ans, des cheveux gris, une démarche chancelante, certains en fauteuil roulant : voilà à quoi ressemblent les vainqueurs !

Fin février 1975, l’État français annonçait la fin du projet de l’usine CWM de production de stéarate de plomb à Marckolsheim. Ce fut la première grande victoire des initiatives citoyennes alsacobadoises.

Pour ne pas l’oublier, Alsace Nature a donc organisé une marche commémorative le 15 février 2025.

Beaucoup de Badois sur place ne comprennent pas les discours en français, ils ont toujours parlé l’alémanique avec leurs voisins. Aucun maire n’intervient, pas de fleurs, pas d’hommage. Mais personne ici n’en a besoin.

Des compagnons de route se reconnaissent, s’embrassent. Des salutations d’une familiarité ancienne, née par-delà trois frontières nationales et cinq décennies. Un sourire satisfait sur les lèvres et une chaleureuse plaisanterie alémanique sur le bout de la langue, tout en sachant qu’aujourd’hui, certains se voient pour la dernière fois.

À l’occasion du cinquantième anniversaire de l’abandon du projet CWM, Alsace Nature souhaitait rappeler l’importance des luttes en 2025.

Secrètement, j’aimerais, à la fin de ma vie, pouvoir m’asseoir au soleil comme ces vieux messieurs. En fauteuil roulant, poussé par mon fils souriant aux cheveux longs. Que de liberté et d’espoir en ce jour à Marckolsheim ! Que de progrès humain !

En parlant de progrès technique, je pense souvent à mon ami Volkmar. Adossé nonchalamment à son petit atelier au milieu de la Forêt-Noire, je toisais un peu son Austin 12HP Open Tourer de 1932 avec ses pattes de cigogne, construite pour l’éternité, et je lui ai demandé : « Alors, à quelle vitesse roule-telle ? » – « 120 km/h », m’a-t-il répondu. C’était bien plus rapide que je ne le pensais. Mais j’avais encore un tour dans mon sac : « Et combien consommet-elle ? »  – « 7 litres au 100. » J’étais abasourdi. S’il était possible en 1932 de construire une voiture qui roule encore aujourd’hui et qui atteint une vitesse de pointe de 120 km/h avec une consommation de 7 litres au 100, je me pose la question : qu’a-t-il pu se passer entre-temps ? Quelque chose serait apparu : le capitalisme ? Se pourrait-il que nous n’ayons pas exploité tout notre potentiel ? Ou pour employer une expression allemande : que nous démolissions avec le cul ce que nous avons construit avec les mains ?

Mais une chose après l’autre. Ne voulons-nous pas imiter les jeunes vieux de Marckolsheim et faire quelque chose dont nous n’aurons pas honte plus tard ? Pour cela, il nous faut d’abord un problème à traiter. Ce n’est pas difficile, il en existe suffisamment. Le changement climatique, la droitisation de la vie politique, la gentrification, etc.

Prenons un exemple comparable à l’industrie nucléaire.

Par exemple, une technologie à haut risque, qui ne peut certes pas irradier les champs, mais qui empoisonne les sociétés et met en danger la démocratie.

Dans l’économie nucléaire : il n’existe pas de centre de stockage de déchets radioactifs, et des tonnes de barres de combustible irradié nous restent sur les bras. Dans l’économie de l’information : aucun échange réel n’est encouragé, et des tas de fake news circulent. Une confusion aux proportions babyloniennes menace, à cause du cheval de Troie dans la poche de ton pantalon !

Les deux technologies ont le destin d’innombrables personnes entre leurs mains, mais pas la moindre trace de sens des responsabilités. Les deux technologies accumulent des bénéfices inimaginables et rendent les entreprises et leurs acteurs si importants qu’ils ne se perçoivent plus comme faisant partie de notre société. À l’instar

de l’industrie nucléaire, cette économie est si puissante que la politique s’y lie dans une relation malsaine. Autrefois, les politiques siégeaient au conseil d’administration des entreprises nucléaires ; aujourd’hui, Elon Musk siège même à la Maison Blanche. Si les dirigeants des États-Unis, de la Chine ou de la Russie s’y mettaient vraiment, les frontières ne s’étendraient plus autour, mais à travers notre société. Sans parler des petits seigneurs de guerre numériques.

Nous parlons d’un modèle commercial qui crée certes plus de possibilités de se connecter avec d’autres personnes, mais qui amenuise les capacités à se comprendre.

Même pour les plus intelligents d’entre nous, les autres semblent fous, car nous ne partageons plus guère de réalité avec eux, et que chacun a son propre canal. Parallèlement, de plus en plus de gens se sentent isolés.

Et tout cela pour quoi ? Juste pour ne pas avoir à écrire des SMS ou des e-mails « compliqués » ? Pour ne plus avoir à appeler ou à rencontrer l’autre ? Pour ne plus avoir à connaître ses voisins ? Pour ne plus être obligé de lire le journal ? Pour ne plus devoir chercher à comprendre l’autre ? Pour devenir « mineur », au sens kantien du terme, soit incapable de se servir de son entendement sans la direction d’autrui ? (Emmanuel Kant a écrit : « Les Lumières sont la sortie de l’homme de la minorité où il est par sa propre faute. »)

C’est bien cela : démolir avec le cul ce que des générations ont construit avec les mains !

Dans son livre Génération anxieuse (« The Anxious Generation », 2024), le chercheur américain en sciences sociales Jonathan Haidt décrit comment, dans tous les pays occidentaux, la santé mentale et physique de nos enfants et adolescents s’est

La même Austin 12HP Open Tourer de 1932 dans les années 1950 en Angleterre et dans les années 1990 en Forêt Noire.

dégradée rapidement à partir de 2010. Pour lui, il n’y a qu’une explication plausible : l’introduction des smartphones et des réseaux sociaux à peu près à la même période. Il rétorque au contre-argument souvent avancé, à savoir que les inquiétudes liées au changement climatique et à la crise économique ont entraîné cette détérioration : « Une peur commune peut rassembler les gens et les motiver à agir, et l’action commune est excitante, surtout lorsqu’on s’implique personnellement et directement. Dans les générations précédentes, selon les résultats de la recherche, ceux qui s’engageaient politiquement étaient plus heureux et plus énergiques que la moyenne. […] Des études récentes sur les jeunes militants, y compris les activistes climatiques, montrent toutefois le contraire : la santé mentale de ceux qui s’engagent aujourd’hui en politique est moins bonne. Les dangers et les risques ont toujours menacé l’avenir, mais l’activisme de ces jeunes, qui se déroule principalement dans le monde virtuel, semble avoir des effets très différents de l’activisme des générations précédentes, qui avait lieu sur le terrain. »

Il y a donc manifestement des éléments de la contestation de l’époque que nous devrions et même devons conserver, pour rester capables d’agir. Pour s’amuser un peu plus ! Pour être en bonne santé ! Quel que soit le défi que nous décidons de relever : nous aurons encore besoin de nos voisins !

De leurs différences rafraichissantes, des valeurs qu’ils partagent, des différences de leurs lois.

C’est ainsi, par exemple, que Radio Dreyeckland Freiburg n’a plus pu émettre sur le sol allemand en raison de l’interdiction des émetteurs pirates. Ces radios pirates sont donc passées en Alsace, d’où elles ont diffusé vers le pays de Bade !

Est-ce que tout le monde doit se remettre à apprendre l’alémanique et devenir autosuffisant ? Ce n’est pas nécessaire, même si je le conseille à tout le monde ! Les deux enrichissent ma vie. Je vais faire quelques propositions concernant la culture du Dreyeckland. Cette liste n’est pas exhaustive, merci de la compléter. Je suis prêt à en discuter !

1. Le Dreyeckland, c’est un feeling !

C’est ce que dit mon ami, le producteur de radio alsacien Mabuseki.

Et il a raison ! Celui qui en connaît l’histoire et en respecte les principes est de la partie ! Qu’il soit né au Cameroun ou à Karlsbad. Qu’il soit conservateur ou marxiste.

2. « Le vrai progrès, c’est un air sain, une eau saine et une nourriture saine. Ce sont les bases du progrès pour nous et nos descendants. »

C’est ainsi que le paysan de Bottingen Karl Meyer résume la situation dans le documentaire de Walter Mossmann sur Wyhl entre 1970 à 1982 S’Weschpenäscht. J’ajouterais également : un mental sain.

3. C’est pourquoi je soutiens l’agriculture paysanne. Elle préserve la biodiversité, l’indépendance et les circuits courts.

4. Je respecte la culture, la langue d’origine et l’histoire du Dreyeckland.

5. Les femmes et les hommes ont la même importance. Wyhl, Marckolsheim et Kaiseraugst n’ont pu aboutir que parce que des femmes ET des hommes se sont battus pour.

6. Les mots « vérité » et « réalité » n’existent pas ! Ce sont des notions qui doivent être discutées et vécues.

7. Nous communiquons le plus directement possible.

8. Je t’écoute et j’essaie de comprendre le dialecte de ta langue et celui de ton cœur.

9. Je n’ai pas besoin d’avoir une opinion immédiatement. Elle peut mûrir.

10. Je me réjouis de discuter avec toi, surtout si tu es d’un avis différent. Cela me permet de découvrir d’autres opinions et de vérifier mes arguments.

11. Je respecte le processus démocratique, même s’il est fluctuant et long.

12. Mon temps, c’est l’argent des grandes entreprises ! Je prends du temps pour les choses vraiment importantes !

Maintenant, à votre tour !

À demain, dans « notre » Marckolsheim ! En fauteuil roulant pour moi.

D’ailleurs, il y a encore de l’espoir ! Je viens d’aller sur Wikipédia ! Saviez-vous que le premier et le seul site de stockage de déchets nucléaires au monde a été construit en 1999 ? Où se trouve-t-il ? À Carlsbad. Dans l’État américain du NouveauMexique !

— DJ HERCULES – DREYECKLAND FOR SALE !

Au cœur de cette mixtape, il y a les chansonniers contestataires du Dreyeckland. Mais il s’agit aussi de jouer avec la langue et les dialectes. La mixtape ne doit pas être un musée, c’est pourquoi on y entend de la musique de 1973 à 2024. mixtape digitale : soundcloud.com/hercules-soundtruck paroles et infos : hercules-soundtruck.de DJ Hercules œuvre en tant que DJ, musicien, organisateur et mixeur depuis 2002 dans le sud du Bade et depuis peu en Alsace.

Walter Mossmann Chanson pour mes amis radicaux (Version allemande de la Chanson pour l’Auvergnat)

Lied für meine radikalen Freunde est la première chanson de la mixtape Dreyeckland for Sale.

Cette chanson est pour Ann-Marie, nous avons manifesté ensemble lorsque la police tirait des grenades à gaz et nous n’avions pas d’armes.

Dans le panier à salade, j’étais assez seul, mais elle s’est glissée à l’intérieur, puis d’autres sont arrivés bras dessus bras dessous, Comme il faisait bon tout à coup !

Il y avait bien trop de prisonniers pour jouer aux gendarmes et aux voleurs.

Un chef de bande, ils le réduisent en bouillie. Il n’y avait pas de place pour cent !

C’est grâce à toi, Ann-Marie, que j’ai fait le premier pas, c’est grâce à toi que d’autres sont venus.

Ce que tu as fait est radical

Ah, si c’était normal !

Cette chanson est aussi pour Gustaf, il a une jambe de bois et un gros ventre, aime le vin du Kaiserstuhl encore plus que moi c’est pour ça qu’il ne baisse pas son froc comme il faut. Il est rédacteur à la radio.

Je vous le dis, c’est un travail difficile, en tout cas quand il s’agit de la vérité, parce qu’elle est dans l’armoire à poison.

Gustaf nous a laissé le micro, nous avons été trop clairs, ça a suffi à briser sa carrière.

Qu’est-ce qu’ils lui ont mis !

Toi, Gustaf, tu as pris des risques, juste pour que la radio informe.

Ce que tu as fait est radical Ah, si c’était normal !

Cette chanson est pour Miriam, qui voyait alors des photos du Vietnam et savait, à Hambourg, loin du front, ce qu’il fallait faire contre la guerre. On lui a amené un déserteur la nuit, l’OTAN en avait après lui.

Elle ne lui a même pas demandé son nom, l’a fait passer en Suède.

J’espère qu’elle n’a jamais été arrêtée, car pour de tels actes, c’était la prison, les criminels de guerre de Washington étaient aussi aux commandes à Bonn. Miriam ne recevra pas de prix de la paix, c’est un gangster poseur de bombes qui l’aura.

Ce que tu as fait est radical Ah, si c’était normal !

Cette chanson est pour Barbara, qui est là depuis le début à Wyhl. Elle a trois enfants à charge et un travail dans un bureau en ville. Quand notre voiture avec mégaphone a été recherchée pour agitation, elle a simplement dit : “Mais bien sûr ! Je vais cacher la Coccinelle dans l’écurie”. Dans son auberge, il y avait de la place malgré toute cette chasse aux terroristes.

Notre Coccinelle était tranquillement garée sous le foin et l’âne et le bœuf étaient là !

Toi Barbara, tu n’as pas dit un mot, mais tu as aidé et tu as ri à gorge déployée.

Ce que tu as fait est radical Ah, si seulement c’était normal !

Cette chanson est pour Alfred membre d’un syndicat jaune, où certains se taisent aujourd’hui, pour ne pas se faire aboyer dessus.

Je lui ai dit que cette histoire d’incompatibilité entre organisations était une connerie, et que la mafia du nucléaire est criminelle mais il m’a quand même invité officiellement !

On ne peut pas l’acheter, Dieu merci, ni Siemens ni la Deutsche Bank.

Un jour, il sera viré de son bureau, c’est le risque du métier !

Toi, Alfred, ils ne te pardonneront jamais ton goût pour la démocratie.

Ce que tu as fait est radical Ah, fais-le encore !

Cette chanson est dédiée à George Brassens, le chansonnier provençal, qui aime les gens et les chats, et un peu l’anarchie.

Il m’a appris à regarder autour de moi au lieu de lever les yeux vers les hauteurs lumineuses

Où, au-dessus de nous, sont assises des fesses en pierre, des culs avec des auréoles.

Mais autour de nous, vis-à-vis Alfred et Gustaf et Ann-Marie, Miriam ou Barbara, nous avons besoin d’eux et ils sont là !

Je vous ai chanté cette chanson, car ce genre de choses tombe facilement dans l’oubli.

Ce qui semble si petit et normal c’est radical !

TA VOISINE CETTE INCONNUE

FRIBOURG MON AMOUR

Freiburg, Freiburg im Breisgau officiellement, est la ville la plus chaude et la plus ensoleillée d’Allemagne. Cette croyance est répandue dans tout le pays, même si personne n’est au courant de l’autre côté du Rhin. Freiburg serait niveau météo un genre d’Aix-en-Provence sans RPR ni FN ?

Avec sa vieille ville pittoresque, ses délicieuses ruelles pavées, son université du xve siècle et sa Münster, cathédrale gothique baignée de bières et de wurst, la cité badoise est un havre de douceurs et de boutiques Birkenstock pour les touristes et ses heureux habitants.

L’EXOTISME À PORTÉE DE RHIN

Mais certains veulent du bruit et de la fureur. Les 50 000 étudiants du Schwarzwald, les artistes, les activistes et les punks font vibrer autrement

cette ville de 230 000 habitants. Alors, allons visiter Freiburg ! D’autant qu’avec la réouverture récente de la ligne de train Mulhouse – Müllheim, créée par les Prussiens après la guerre de 1870, plus besoin de voiture pour rallier l’Allemagne, sauf les soirs où il n’y a pas de Flixbus pour rentrer après le dernier TER de 20h33.

BISTRO – VÉLO - BOBO

Ce sont des clubs historiques comme le Jazzhaus ou le Cräsh qui ont inspiré la naissance d’un Noumatrouff à Mulhouse dans les années 90. Le Jazzhaus, à 200 mètres de la gare, salle mythique visitée par Miles Davis, accueille un concert presque chaque jour. Juste à côté, voici le Cräsh, temple punk au béton graffité, haut lieu militant il y a 30 ans. Et même si les musiciens locaux

Viens rencontrer Freiburg cet été, le ZMF est ouvert tous les jours du 16 juillet au 3 août

se plaignent du prix du m² et du manque de studios de répétition, les quelques 300 groupes de la ville trouvent encore de nombreux lieux pour jouer, danser ou assister à des concerts, du Waldsee champêtre au MensaBar étudiant, du centre social Vorderhaus à la Haus der Jugend, version germanique des MJC. The Great Räng Teng Teng, Slow Club, café Atlantik, E-Werk ou ArTik, les scènes associatives ou privées pullulent. Sans compter les théâtres, les disquaires comme Flight 13 également label, les libraires comme le spécialiste BD « X für U », et les nombreux musées et institutions…

Ici, tout le monde est écolo et roule à vélo. Les bouteilles de plastique sont consignées, les bistros et restos sont souvent vegan bio, l’éco-quartier Vauban est un modèle vanté dans le monde entier et l’antifascisme s’affiche sur tous les murs.

On peut aussi s’offrir une belle journée nature à Freiburg. La cousine des Vosges, la ForêtNoire est partout à l’est ! On trouve des sentiers de randonnée à dix minutes du centre-ville. Côté ouest, commençons par le parc zoologique du Mundenhof avec ses chameaux, lamas, bisons, autruches, suricates et gibbons, on y trouve même des cigognes peut-être alsaciennes. Poursuivons avec une Schnitzel ou un Currywurst au restaurant Hofwirtschaft. Poussons jusqu’au lac Opfinger See à cinq minutes à vélo, pour une promenade dans les vignobles du Kaiserstuhl. Un conseil, allez-y en semaine, il y a bien trop de Français le week-end…

L’été, destination obligée, tout le monde se retrouve au Zelt-Musik-Festival (ZMF) au Mundenhof. Près de 150 000 visiteurs et visiteuses fréquentent chaque année le plus important événement musical de la région. L’accès au site est gratuit pendant près de trois semaines, profitez des terrasses, bars, food trucks et d’une centaine de concerts pour refaire le monde. Seuls deux chapiteaux à concerts sont payants.

TOUSTES À POIL !

On oublie parfois que l’Allemagne est la Mecque des naturistes, le mouvement des années 20 FKK ( FreiKörperKultur , culture du corps libre) permet d’exposer tous ses poils dans la plupart des plans d’eau l’été. Mais l’allemand moyen veut partager sa nudité même en hiver. Nul besoin d’imiter Charles de Gaulle ou Pierre Boulez et d’aller jusqu’à BadenBaden au nord de Strasbourg. Vous pouvez profiter de plusieurs thermes badois à moins de 30 minutes de la frontière, comme celui de Freiburg sud qui vous accueille tous les jours. Idéal pour croiser et regarder votre boulanger ou votre dentiste sous un angle très différent…

EINMAL FREIBURG, IMMER FREIBURG

Freiburg se vit avec bonheur jour et nuit. De façon traditionnelle en Biergarten et shopping, de manière militante avec la dernière Radio Dreyeckland vraiment vivante, en version nature dans l’eau, la forêt ou la montagne, en découverte culturelle de l’electro à l’art nouveau… Osez l’amour de Freiburg !

AGENDA

Pour prouver que toi aussi tu aimes Freiburg :

● 17 au 27 avril : Tamburi Mundi Festival, 20e édition, un monde de tambours et de percussions, ateliers, concerts et plus, E-Werk Freiburg.

● 24 avril 19 h : Vienna Teng, délicate songwriter californienne, en concert au Jazzhaus Freiburg.

● 1er mai : qui manifestera le plus ? Strasbourg ou Freiburg ?

● 17 mai 15 h 30 : joue en Bundesliga, viens à vélo au match SC Freiburg vs Eintracht Frankfurt. C’est souvent sold out à l’Europa-Park Stadion, il faut se battre pour dégoter un billet. Sauf si tu connais un supporter du SC…

● 18 mai : Journée internationale des musées, avec animations et parfois entrée gratuite dans les musées de Freiburg, Augustinermuseum, Museum für Neue Kunst, Museum Natur und Mensch, Archäologisches Museum Colombischlössle, Dokumentationszentrum Nationalsozialismus, etc.

● 21 juin : Fête de la musique : Scène Europop Freiburg au square Steinbach à Mulhouse

● 27/28/29 juin : Freiburg stimmt ein, une fête de la musique géante avec des dizaines de concerts gratuits dans toute la ville pendant trois jours. Hopla, on y va !

● 29 juin : Hopla Mulhouse #4 (5 groupes alsaciens en concert gratuit) au Mensagarten Freiburg à partir de 14 h.

● 30 juin 18 h 30 : l’Orchestre Symphonique de la SWR joue Dvořák et Zemlinsky (pas Zelensky !), Konzerthaus Freiburg.

● 16 juillet au 3 août : ZMF Zelt Musik Festival 41e édition. Parmi la centaine de concerts, Black Sea Dahu (16 juillet), Äl Jawala (17), Dee Dee Bridgewater (20), Angélique Kidjo (21), Patti Smith (24), Les Yeux d’la Tête (25)…

● 3 août : Madball & Ignite, gros concerts metal avec plein de sueur sur les murs et les aisselles, au Cräsh.

● Août : Schlossbeg festival, 10 jours de concerts pour découvrir Freiburg d’en haut, vue depuis la colline qui surplombe la cité.

● Septembre : rencontre des conseils municipaux de Mulhouse et Freiburg.

● 5 & 6 septembre : Heroes Festival à la Messe Freiburg, parfait pour découvrir les stars et les espoirs de la scène hip-hop germanophone.

● 5 au 12 octobre : Lirum Larum Lesefest, Freiburger Kinderliteraturfestival, la littérature jeunesse en version germanophone.

● Décembre : on ne va quand même pas évoquer le marché de Noël de Freiburg au mois d’avril !

● 26 au 28 janvier 2026 : IKF Internationale Kulturbörse Freiburg.

PLASTIC SOUL #10

TO LIVE THE LIFE I LOVE TO LOVE THE LIFE I LIVE

Dartford, le 17 octobre 1961, tu attends ton train sur la plateforme n°2 de la station, arborant l’écharpe rayée de la faculté que tu as intégrée, la célèbre London School of Economics and Political Science via Victoria, à Londres. Un petit gars arrive à ta hauteur, tu le reconnais, il s’appelle

Keith Richards, vous aviez fréquenté la même école de la ville tous les deux alors que vous étiez gamins, la Wentwork County Primary School. Tu portes un sac avec quelques disques : Chuck Berry, Muddy Waters & Little Walter entre autres. Ces disques tu te les procures en les commandant depuis quelque temps directement sur catalogue aux États-Unis. Avec un sourire malicieux, le petit gars t’aborde dans le wagon : « Hey mec, où t’as trouvé ces disques ? »

When I’m drivin’ in my car

And the man comes on the radio

He’s tellin’ me more and more

About some useless information

Supposed to drive my imagination

Vous avez tous deux le blues dans le sang, cette chose qui traverse le corps tout entier, toi l’extraverti, joli garçon, lui le doux cynique et pur passionné de guitare. Après une première expérience musicale à Dartford avec ton ami Dick Taylor sous le nom de Little Boy Blues and the Blue Boys, vous rejoignez un groupe fondé par un jeune virtuose londonien adepte de la slide guitar, Brian Jones. Ce dernier avait lancé une petite annonce dans le Jazz Weekly, à laquelle un claviériste du nom de Ian Stewart a été le premier à répondre. Après vos premiers gigs et quelques changements successifs de line-up, la formation se stabilise en 1963 autour d’un batteur boudeur, grand amateur de jazz, Charlie Watts, et un bassiste discret, Bill Wyman. À l’initiative de Brian, vous devenez les Rolling Stones d’après la chanson de Muddy Waters, « Rollin’ Stone », une adaptation électrique d’un blues traditionnel des années 20 : « Sure ’nough, he’s a “Rollin’ Stone” / Oh well he’s a / Oh well he’s a… »

When I’m watchin’ my TV

And a man comes on and tells me

How white my shirts can be

But he can’t be a man ’cause he doesn’t smoke

The same cigarettes as me

Vous excellez dans les reprises rhythm’n’blues endiablées. Lors d’un show du New Musical Express en 1964, vous interprétez I Just Want to Make Love to You de Willie Dixon devant un parterre de jeunes filles aux culottes humidifiées par l’émotion – comme par enchantement, certaines d’entre elles vous sont envoyées sur la scène. Avec une sensualité qui n’appartient qu’à vous, votre cri sonne comme un appel à la liberté. Mais votre manager, Andrew Loog Oldham vous prévient : « Si vous voulez durer, les gars, il vous faudra écrire vos propres chansons. » Vous a-t-il enfermés dans une chambre, Keith et toi, comme le suggère la légende ? Vous composez une ballade mélancolique pour Marianne Faithfull, la petite nièce de l’écrivain Léopold von Sacher-Masoch, As Tears Go By, qui fait des débuts pop remarqués, avant de devenir ta maîtresse, celle qui t’ouvre grandement l’esprit à l’art et la poésie.

I can’t get no, oh no, no, no Hey, hey, hey, that’s what I say

Est-ce l’inquiétant amoncellement des corps de jeunes filles sur votre voiture qui vous a fait craindre le pire lors d’un déplacement dans le pays ou celui plus sensuel d’une partie à trois dans l’appartement de Carlton Hill, à St John’s Wood, qui inspire à Keith un riff de guitare au milieu de la nuit ? Nul ne sait. Quoiqu’il en soit, il enregistre le résultat sur une K7 audio et te partage l’ébauche sans trop de conviction. Quelques jours plus tard, tu écris les paroles à Clearwater en Floride, vous enregistrez une version acoustique dans les illustres studios Chess, à Chicago, hantés par vos modèles blues. Lors d’une nouvelle tentative aux studios RCA d’Hollywood vous ajoutez une pédale fuzz pour un effet abrasif qui ébranle une génération tout entière : I Can’t Get No (Satisfaction) vient de naître, bouleversant à jamais nos vies.

I can’t get no satisfaction I can’t get no satisfaction ’Cause I try and I try and I try and I try I can’t get no, I can’t get no

Une porte vient de s’entrouvrir, la jeunesse s’y engouffre. Elle se sent vivre, le phénomène vous dépasse. Vous êtes à l’égal des Dieux de l’Antiquité, vous ne vous privez guère et ce ne sont pas les vaines tentatives de l’establishment britannique qui pourront vous empêcher de faire quoi que ce soit désormais. Vous représentez la subversion sans limite ni tabou. Loin de l’esprit angélique de l’époque, vous êtes le diamant que vous avez

délibérément « peint en noir » pour nous désigner un ailleurs débridé, moins coloré, mais fortement chargé d’une énergie sexuelle nouvelle, irradiante. Décapante.

When I’m ridin’ ’round the world

And I’m doin’ this and I’m signing that And I’m tryin’ to make some girl Who tells me baby better come back, maybe next week ’Cause you see I’m on a losing streak

En 1969, à l’occasion de votre come-back scénique aux États-Unis, après trois années d’absence, une journaliste t’interroge lors d’une conférence de presse : « Êtes-vous satisfait à présent ? » Après une courte hésitation, tu réponds dans l’hilarité ambiante : « Financièrement insatisfaits ! Sexuellement satisfaits ! Et philosophiquement, nous essayons de l’être ! » En définitive, tu n’as jamais cessé d’essayer.

I can’t get no satisfaction I can’t get no satisfaction ’Cause I try and I try and I try and I try I can’t get no, I can’t get no

Et pourtant l’insatisfaction semble t’animer, on se souvient de tes excès nombreux, certains exagérés par la presse, d’autres avérés. Coquin que tu es, coquins que vous étiez – entouré de Cocksuckers de tous poils ! La légende rapporte la présence de cette fille nue enveloppée dans une couverture sur qui on aurait retrouvé une barre de Mars chocolatée pour un usage que la décence souhaite taire ; ou ce déplacement en avion qui aurait tourné à l’orgie – était-ce simplement parce que les caméras étaient en train de tourner, dis ? De même sur la Côte d’Azur, dans la villa de Keith, la célèbre Villa Nellcôte rebaptisée Villa Hellcôte – si proche de l’enfer de cette ancienne bâtisse qui avait servi de Kommandantur pendant la Seconde Guerre mondiale –, tout semblait démesuré à un moment où le sexe pour vous tous est érigé en art. Avec pour déesse, la sublime Anita Pallenberg.

I can’t get no, oh no, no, no Hey, hey, hey, that’s what I say

Dans votre exploration d’une vie sans limite, vous avez frôlé la mort à maintes reprises. Elle a frappé votre ami Brian, à qui tu as dédié le poème de Shelley, Adonais, destiné à honorer la mémoire de John Keats, lors d’un concert mémorable à Hyde Park, le 5 juillet 1969 – « Peace, peace! he is not dead, he doth not sleep / He hath awakened from the dream of life » – ; elle a failli vous emporter tous à Altamont, un soir de décembre 1969 ; de même pour Marianne, si souvent revenue d’entre les morts – « Wild horses couldn’t drag me away » –, que tu as fini, ingrat, par abandonner à son triste sort. Tu le sais comme moi, quand on tutoie l’infini et qu’on invoque les ténèbres en quête d’absolu, ceux-ci finissent par demander leur dû. Dès lors, tu as cherché à vous préserver, toi et les tiens. La satisfaction se situe peut-être là, au-delà du sexe, au-delà de l’argent et de la gloire, dans une forme d’apaisement. Comme le chante un chœur d’enfants sur une autre de vos chansons célèbres : You can’t get always what you want / But if you try sometimes you might find / You get what you need.

LIONEL SOUKAZ CINÉMA VIVANT

Le 4 février dernier, Lionel Soukaz est mort à Marseille. « Cinéaste-poète » ainsi que le qualifiait le colloque qui lui fut consacré en 2013 (et auquel participait, sic, Gabriel Matzneff – autre temps pré #metoo…) ; « cinéaste expérimental flamboyant » pour la critique Elisabeth Lebovici (en 2017 dans son livre Ce que le sida m’a fait) ; « cinéaste d’avantgarde et pionnier de la lutte homosexuelle » selon la nécro des Inrocks : Lionel Soukaz a été tout cela. Si son travail, qui a connu plusieurs périodes, a été fondamentalement bouleversé par l’épidémie de sida, l’homme a continué à filmer, changeant d’outils (passant, entre autres, de la super 8 à la vidéo et jusqu’au téléphone portable), comme

d’espaces de diffusion de ses œuvres (voguant des festivals aux Internets). Au sujet de celui qui côtoya au début des années 70 le Front homosexuel d’action révolutionnaire (FHAR), qui fut proche également du milieu du cinéma expérimental, qui fit sienne la forme du journal filmé, qui documenta sur la durée les ravages du VIH, l’on évoque parmi les œuvres les plus marquantes Journal Annales Débuté en 1991, ce journal de plus de 2 000 heures qui marque le passage à la vidéo de Soukaz, déploie un dispositif d’écriture de soi qui n’occulte jamais l’omniprésence du sida. Ainsi que me le racontait Elisabeth Lebovici (dans un entretien en 2017) ce journal a bouleversé les regards. « Il y a alors beaucoup d’émissions sur le sida à la télé, avec des témoins, des invités prestigieux. Sauf que Lionel, lui, filme le regard des gens séropos qui regardent la télé. On voit dans leurs yeux à quel point la télé s’adresse à tout le monde sauf aux séropos et aux malades. C’est là qu’on comprend qu’avec le sida, le problème ce n’est pas qu’il n’y a pas de discours, c’est qu’il ne s’adresse jamais aux personnes concernées. Lionel ici crée un “je” politique. » Dans le cadre d’un hommage imaginé avec son ami et compagnon de travail, Stéphane Gérard, le festival Cinéma du réel à Paris projette trois de ses films : Ixe (1980), La Loi X : la nuit en permanence (2001) et Race d’Ep 2 – Le troisième sexe (1979). Dans ce dernier, co-réalisé avec Hocquenghem, le duo déplie au fil de quatre périodes l’histoire de l’homosexualité et des histoires d’homosexuels, depuis l’invention du mot jusqu’aux années 80. Si Race d’Ep (« pédéraste » en verlan), après une classification « film X » sortira amputé de tous ses sexes (et amènera Soukaz en réaction à signer Ixe), les quatre parties dessinent avec une joie furieuse une histoire méconnue, camouflée, refoulée. Même si, dans l’absolu, il n’y a pas de « il faut », on ne saurait trop dire qu’il faut (re)voir les films de Lionel Soukaz. Parce que son cinéma entre autobiographie et pamphlet, attention aux personnes invisibilisées et urgence de la lutte, sexe et drogue, pulsion de vie et mort omniprésente, fait entrer dans le champ du visible comme du politique des corps et des sexualités longtemps marginalisées. Et qu’il transmet comme rarement la vitalité frénétique qui l’anime.

— HOMMAGE À LIONEL SOUKAZ, cinéma le samedi 29 mars au cinéma Saint-André des Arts, à Paris dans le cadre de Cinéma du réel www.cinemadureel.org

Ixe, 1980, Lionel Soukaz

MAUVAIS ESPRIT

— Je sais que tu seras cruel et méchant. Je sais que tu devines dans chacune de mes rides le stigmate d’une vie cruelle et méchante. Nous sommes des êtres supérieurs. —

Le jour arrive où les jeunes enfants m’appelleront « monsieur » en pensant « pépé ». C’est peut-être déjà le cas. De mes yeux, vieux et fatigués, billes lisses d’un blanc douteux posées sur un paysage de rides, j’imaginerai ce qu’ils pensent en guettant dans leur langage rudimentaire et leurs élans de tendresse les éléments d’une réponse, d’une interrogation, peut-être même d’une affirmation. Inspiré et suspicieux, je questionnerai en moimême ce qu’il y a dans cette jolie caboche, derrière cette bonne bouille. Abîmé par les ruses d’une vie, je ne peux me résoudre à associer un sourire à la bonté. Les tortionnaires joufflus et bons vivants sont-ils plus aimables ?

La perfection des traits de l’enfant au pastel qui annonce Novo n°75 impose l’intensité d’un regard qui me trouble. À quoi penses-tu ? Comme le sourire étiré et légèrement forcé de l’enfant de Raqa. À quoi rêves-tu ? À ces questions sans réponses, je sais néanmoins que tu ne penses pas comme moi et que tu ne rêves pas comme moi. Tout est plus simple. Tu ne dois pas goûter les subtilités poétiques que le magazine que nous tenons en main nous offre ni la satisfaction de trouver dans cette lecture les références culturelles qui nous font croire appartenir à un cercle éclairé. Tu questionnes et tu souris à un monde immédiat. Nous, adultes, nous avons besoin de lire un monde transformé, un monde qui nous laisse occuper une place, un monde édulcoré par des expressions intelligentes et sensibles. Avec l’âge, nous perdons l’intérêt d’un monde à vif.

Vieil homme face à jeune enfant. On se détaille. Toi, instruit dans le respect de l’adulte, tu t’inquiéteras de mes paroles ; moi, ébloui par l’énergie brutale d’un petit homme, j’achèterai par des obligations morales une affection facile. Tu diras « pépé » et je te répondrai « p’tit bonhomme ». Tu ne connaîtras pas mes erreurs et mes remords ; je te pardonnerai d’avance tes défauts. Nous n’arracherons pas les ailes des mouches ensemble. Je sais que tu seras cruel et méchant. Je sais que tu devines dans chacune de mes rides le stigmate d’une vie cruelle et méchante. Nous sommes des êtres supérieurs.

LE PALÉOPHONE DU COLONEL

FIER DE NE RIEN FAIRE

Après une journée à observer l’armée française, j’ai été déclaré apte à rendre service à la nation. On a pu voir un film de guerre flou, boire de la Kro et voir un psychologue. Un jeune baba des campagnes (liquette et patchouli) est traîné dans le couloir par deux costauds en uniforme : il hurle qu’il ne fera pas son service, il ne tuera pas !

Le jour venu, je ne me présente pas à la caserne. Direction liberté ! C’est l’été. Auto-stop. Visite aux amies. Camping. Auto-stop, contrôles d’identité. Je compte mes sous… Dormir dans des cages d’escalier, c’est pas comme ça que je voyais la liberté. Je retourne chez mes parents, j’en avais marre de faire attention. Je me présente à la gendarmerie, je suis insoumis, on m’informera.

Une semaine passe. J’arrive à Metz, je dois pointer à la caserne avant de prendre un train pour

Donaueschingen. On m’indique la zone et je vois sur un plan que je suis à l’opposé des bureaux. Pas le temps de faire le tour, je fais le mur pour entrer ! Je récupère mon billet à temps et saute dans le train pour l’Allemagne. Une heure du mat’ je me présente au planton. « Mais qu’est-ce que je vais faire de toi ? » Finalement, je dormirai en cellule. Une couverture et bonne nuit.

C’est le matin. Au loin, le clairon. La lumière du soleil d’été entre par la petite fenêtre haute perchée. Qu’elle heure peut-il être ? J’attends… Remueménage dans les couloirs, des voix, la porte s’ouvre. Un gradé gueule sur les sous-fifres. La transmission lors de la relève ne s’est pas faite. On m’a oublié. Il est onze heures. J’ai bien dormi.

La tondeuse fait du bon boulot. Je passe du freak au skinhead en trois minutes. Je monte mon paquetage dans mon dortoir. Le baba est là ! En treillis, la boule à zéro, il est chef de chambrée. Il crie sur un bleu pour des chaussures mal cirées.

Je vais pas rester là. Pas question de faire le zouave comme l’autre contestataire, ils sont plus forts que moi à ce jeu. Essayons l’inverse. Midi. « À la soupe ! » Tout le monde descend, je m’allonge sur mon lit et ferme les yeux. On me relance, je ne bronche pas. Dix minutes passent, un comité vient me sermonner : « il faut manger pour être prêt au combat. » « Lève-toi ! » Ils m’empoignent, me mettent debout. Je retombe sur mon lit… Inquiétude. « Et s’il avait pris des médocs ? » Ils me giflent. Un infirmier remarque les griffures que je me suis faites sur un poignet pendant l’escalade à Metz. Ni une ni deux, on me met sur une civière, direction infirmerie.

Quatorze heures. Un médecin passe ‒ « Si tu refuses de manger, on t’intube et on te nourrit de force. » J’ai faim, je mange. Au vu de mon dossier : Grève de la faim (j’ai pas eu de petit-déj’) et tentative de suicide, je suis transféré à Fribourg en service neurologie.

(à suivre)

— FIER DE NE RIEN FAIRE, Les Olivensteins, 45 tours Mélodies massacre – 1979

BONNIE “PRINCE” BILLY

The Purple Bird / Domino

Depuis un peu plus de 30 ans, Will Oldham évolue avec une évidence qui déconcerte. Là, s’il emprunte une voie quasi gospel, on se laisse entrainer dans la danse lancinante. L’esprit de Nashville habite désormais le petit gars avec une tentative des plus charmantes. Sa voix s’adapte, gagne en amplitude, dans ce projet joliment ficelé qui donne à notre personnage si attachant une nouvelle dimension. C’est presque un classique pour celui qui a toujours cherché à rester en dehors des sentiers battus. Son américanité explose un peu plus encore, de manière assumée tout en restant mélancolique. Peut-être simplement pour nous rappeler que cette culture issue des tréfonds de la Terre n’appartient qu’à ceux qui la respectent. (E.A.)

VÉRONIQUE CHALOT

J’ai vu le loup - À l’entrée du temps clair/ Materiali Sonori

La France continue de nous réserver de merveilleuses surprises. En témoignent ces deux pépites resurgies de nulle part : une petite Normande qui a vécu son adolescence à Londres et nous a livré à la fin des années 70 quelques enregistrements folk quasi médiévaux à la manière de l’Incredible String Band, chantés en français. Si elle a dû chercher en Italie un pays d’accueil pour ses disques, il est peut-être temps de s’attacher à cette troubadour aventureuse de musicalité. À cependant ne pas mettre entre toutes les mains ! Tout d’abord pour sa tristesse abyssale, ensuite pour l’addiction engendrée. (E.A)

CHRIS ECKMAN

The Land We Knew the Best / Glitterhouse

On se souvient de ses très belles tentatives au sein des Walkabouts – merveilleux cover album Satisfied Mind en 1993 –, mais Chris Eckman n’a jamais cessé d’imprimer sa marque : des chansons que ne renieraient ni Townes van Zandt, ni encore moins Kris Kristofferson. Il y a de la gravité dans le personnage et ses constats distants et sévères à la manière d’un David Lynch, mais il parvient à nous embarquer dans une émotion diffuse, en parfaite résonance avec l’inquiétude de son temps. Plus on s’aventure, plus on entend quelque chose de Nick Cave. Nulle surprise cependant quand on sait l’influence que Chris Eckman a pu exercer sur le folk-gothique de l’Australien. Une pure merveille de sobriété. (E.A.)

BRIAN D’ADDARIO

Till the Morning / Headstack

Chez les Lemon Twigs, Brian D’Addario cultive déjà une pop lumineuse à la Left Banke ou à la Monkees, mais là, en solo, on le sent d’autant plus décomplexé dans une approche débridée qui le rapproche de plus en plus d’un Todd Rundgren. Tout cela avec la distance de celui qui s’amuse plus qu’il ne se prend véritablement au sérieux. Avec sa poignée souriante de ritournelles country-pop très 70s, c’est Noël en avril tant la candeur prend le pas sur toute autre forme de considération. Il en résulte quelque chose de très rafraîchissant qui surprend surtout par sa virtuosité et sa liberté. Non pas l’album du siècle, mais celui qu’on aura toujours du plaisir à placer délicatement sur la platine. (E.A.)

NAGS HEAD

De Joel Sternfeld – Steidl

Été 1975. Plutôt que d’attendre l’opération chirurgicale qui pourrait le laisser paralysé, le jeune Joel Sternfeld décide de promener son appareil photo à Nags Head dans les Outer Banks, un chapelet d’îles au large de la Caroline du Nord. De juin à août, il photographie les estivants, les bicoques aux couleurs délavées par le sel et la jeunesse fêtarde. Cette parenthèse enchantée se referme brutalement quand Sternfeld apprend la mort de son frère. Il ne reverra jamais Nags Head, emportant avec lui des négatifs dont il tirera une série empreinte du sentiment à la fois doux et tragique de l’été. Dans ce classique instantané édité par Steidl, le maître américain de la couleur nous invite à découvrir un langage dont il définit les principes – abstraction des lignes, intelligence de la palette – pendant ces semaines passées au bord du grand vide qui semble habiter chacune de ses photographies. (N.B.)

OBÉISSANTES ET ASSASSINES

De Sarah Bernstein — Éditions du sous-sol

Mais qu’est-ce qu’elle est venue faire dans ce bourg perdu, au pays de ses ancêtres persécutés ? Une femme raconte à travers un monologue les événements insolites qui se sont produits après qu’elle s’est installée chez son parvenu de frère pour s’occuper des tâches domestiques. Son arrivée coïncide avec une série de malheurs dont les habitants du coin semblent la tenir pour responsable. Elle ressent leur méfiance, leur hostilité, tandis qu’elle relie les faits entre eux et les rattache à son histoire et à celle de l’humaine engeance. Présentée comme peu fiable, la narratrice ne fait rien non plus pour arranger son cas. Un sentiment d’étrange, d’inquiétude et de malaise s’instaure à la lecture de ce roman traversé de références à diverses autrices (Lucille Clifton, Marie NDiaye…) et auteurs (Beckett ou Kafka, ambiance Le Château). On voudrait soutenir cette femme face aux villageois, mais on n’aimerait pas la croiser en forêt en pleine nuit. (N.Q.)

(NON) PERFORMANCE. A DAILY PRACTICE

De Julie Pellegrin — T&P Publishing

Dans cet ouvrage, l’historienne de l’art Julie Pellegrin interroge non pas tant ce qu’est la performance que ce qu’elle « nous fait (faire) ». L’essai s’ancre ainsi dans des échanges aux divers formats avec neuf artistes-performeuses, qu’elles soient plasticiennes, danseuses, chorégraphes, marionnettistes. Par cette forme stimulante aux multiples dialogues se dessine un territoire commun : celui de créations où la relation, la fugacité et l’auto-organisation collective sont à l’ouvrage. À travers des pratiques plus quotidiennes que spectaculaires, ces artistes inventent des espaces travaillant à leur façon l’art de déserter – les normes et structures. Des démarches qui, par leur souci de proposer d’autres imaginaires, permettent à Julie Pellegrin de les mettre en perspective avec l’anarchisme (en tant qu’invention de formes de vies moins aliénantes). (C.C.)

LA LONGE

De Sarah Jollien-Fardel — Sabine Wespieser Éditeur

Dans une langue à la fois familière et puissante, Rose, la narratrice du deuxième roman de Sarah Jollien-Fardel, se retrouve aliénée, au propre comme au figuré, à sa douleur, la pire : celle de la perte de son enfant. Entravée et recluse, déclarée folle et dangereuse, Rose ressasse les souvenirs d’un passé heureux, remâche ses mots, retrace ce qui l’a conduite jusqu’à cette insoutenable souffrance et à ce qui lui fit perdre raison. Jusqu’à ce que lui parvienne le verbe d’une autre. C’est dans l’autorité d’une figure littéraire libre et affranchie, dans l’expression d’une autre langue, que va s’opérer l’émancipation de Rose. On retrouve avec plaisir la langue vernaculaire de la Suisse romande et les paysages des montagnes valaisannes qui ont fait naître la plume de Sarah Jollien-Fardel, celle qu’on avait eu tant plaisir à découvrir dans son très beau premier roman. (V.B.)

ÉPILOGUE

Pour finir en beauté, une photo piquée sur l’Insta de Mathieu Linotte, un ami perdu de vue depuis quinze ans. On y voit Mathieu et son fiston Tao au milieu d’une foule joyeuse. Renseignement pris, c’est un « selfie réalisé lors d’un concert de Bloodywood, groupe de metalleux indiens qui ont commencé en reprenant des musiques de films indiens et en les mettant à la sauce hardcore bien pimentée ». Ce n’est pas une image de foule qui gronde. Ce n’est pas une image de foule qui manifeste. Ce n’est pas une image de foule qu’on massacre. On y voit des spectateurs heureux d’être ensemble, de partager un bon moment et – chacun ses goûts – de vibrer à l’unisson d’un groupe de metalleux indiens. Pour qui se désespère de notre monde en perdition, refermer ce numéro avec une photo joyeuse peut sembler déplacé. Il s’agit simplement de rappeler que la culture est un ciment, que les moments de joie ne sont pas superflus, que les moments de partage sont précieux. Un rappel en forme d’appel à la raison adressé à ceux qui ont le pouvoir de décider du jour au lendemain de couper les vivres à des associations, de détruire des années de travail, de provoquer la destruction de tout un écosystème culturel. Heureusement, Novo est là pour en témoigner, les acteurs du monde de la

culture restent plus que jamais attachés aux valeurs menacées de la République : la liberté et l’égalité bien sûr, mais aussi la fraternité. La fraternité qui éclate sous nos yeux dans l’image de cette foule photographiée à la volée. La fraternité dont on voudrait révéler les vertus à tous ceux qui prétendent que les artistes sont des parasites, que les écrivains ne produisent que du vent, que les associations ne rapportent rien. Pour conclure en freestyle, je pique quelques mots envoyés par Mathieu : « Mon fils du haut de ses 17 ans a commencé à me sortir du Rage Against the Machine et là je me suis dit que c’était le bon âge pour que je l’emmène ouvrir ses chakras devant un groupe qui envoie du lourd et un état d’esprit qui met une bonne tarte au climat général politico-économique Muskien… Le chanteur du haut de son T-shirt NO FLAG, envoie un flow un peu hiphop, de quoi me raccorder avec ma colonne musicale… Et mister Tao a bien ouvert ses chakras en se laissant emporter dans les pogos avec son dad. Rentrés trempés à vélo, décontractés comme après un hammam, toxines expulsées à la manière des gargouilles sur nos cathédrales avec en dessert l’image d’un coup de pied au cul de tous ceux qui nous mettent des frontières. No flag ! Just Human. »

PRINTEMPS

IRON MAIDEN + DJ SNAKE + DAMSO + JUSTICE

CLARA LUCIANI + SDM + OFENBACH + PARCELS + KALASH LA FEMME + PHILIPPE KATERINE + ULTRA VOMIT

BICEP présentent chroma DJ SET AV + THE LAST DINNER PARTY

KEZIAH JONES + YODELICE + I HATE MODELS + KNEECAP + TIF

LAST TRAIN + LANDMVRKS + SILMARILS + ROYEL OTIS

ACID ARAB présente Radio Méditerranée Live

feat EMEL MATHLOUTHI + EDIS + SHOBRA EL GENERAL + GHIZLANE MELIH + BAIDA BAIDA

LANKUM + UNCLE WAFFLES + AUPINARD + THEODORA

KING HANNAH + MALIK DJOUDI + DEAD POET SOCIETY + HIGH VIS

AVATAR + MORTIMER + SYLVIE KREUSCH + FCUKERS + THE MOLOTOVS

MERVEILLE + THE RAVEN AGE + MRCY + DYNAMITE SHAKERS + DIE SPITZ

LES SERGE DE LA COMédie française jouent gainsbourg point barre bad gyal bouYon la bon avec holly G + TOTALLY SPICE’S

ALTA ROSSA + mary middlefield + CRème solaire + AKIRA (NO FACE)

MÉDIAPOP 2025

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Un grand merci à tous les amis du Club Médiapop… Nicole Marchand-Zañartu, Angélique Miranda, Thierry Kuhn, Christophe Perih, Olivier Gimalac, Anne-Sophie Tschiegg, Martine Zussy, Pascal Neuschwanger, Laurence Mouillet, Maurice Bruppacher, Étienne Rohmer, Jean Wollenschneider, Martine Lombard, Juliette Tomasetti, Joëlle & Philip Anstett, Sylvie Gabriel, Mathieu Marmillot, Bruno Ringenbach, Gautier Perrin, Emmanuelle Telega, Emmanuel Abela, Valérie Lesage, Fabien Simon, Mathieu Jeannette, Frédérique Costantini, Odile Diserens-Borgeaud, Elisabeth Lecq, Sandro Weltin, Vincent Vanoli, Caroline Châtelet, Pierre Lemarchand, Yves Chaudouët, Peggy Morel, Jean HansMaennel, Frédéric Marquet, Tatiana Termacic, Sandrine Delaune, Pascal Minazzi, Christiane & Marcello Bagnolini, Rosy & Patrice Touvet, Karine Ollagnier, Anna Marcuzzi, Valérie Maïo, Daniel Toussaint, Jean-Jacques Delattre, Hélène & Philippe Lutz, Marie-Claude Grosheny-Wasmer, Monique & Joël Elbisser, Sébastien Arnaud, Pierre-Olivier Bobo, Franck Oudille, Dominique Falkner, Valérie Schlée, Frédéric Martineau, Pascale Richter, Philippe Berteaux, Nicolas Jeanniard, Hélène Baumann, Céline Couget, Jeff Hurth, Nicolas Simonin, Aubierge Appolinaire, Arlette Ligey, Claude De Barros, Alice Marquaille, Elisabeth Itti, Stéphanie Radenac, Guillaume Lenys, Didier Guéniat, Pierre Kayser, Hadi Remita, Eve Wicky, Carmen Iglesias, Jean-Claude Figenwald, Frédéric Martineau, Hélène Sturm, Christian Schmidt, Jean-Louis Kuntzel, Alain Fillinger, Laurent-Marie Joubert, Bibi et Thierry Cladé, Guillaume Mougel…

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