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FEUILLE DE ROUTES
Février 1998, je me rends une première fois aux îles d’Aran, à l’extrême ouest de l’Irlande. C’est l’année de la disparition de Nicolas Bouvier, l’auteur culte de L’Usage du monde (1963). Son Journal d’Aran et d’autres lieux (1990) dont le personnage principal « est le vent » me servira de guide, spirituel. Sur ces vastes plateaux de roc « trempés dans l’océan » qui sont comme d’immenses ardoises couvertes d’inscriptions, je fais l’expérience physique d’appréhender le Paysage comme un Texte. Les îles d’Aran, en effet, sont déjà (d)écrites : John Millington Synge, Liam O’Flaherty ou James Joyce y ont laissé leurs montjoies de mots, comme autant de chevaux de frise. Les énigmatiques ringforts de l’âge de fer et ces kilomètres de murets de pierres sèches qui tatouent les îles sont comme les blocs d’immenses paragraphes... À Aranmore, ainsi que l’écrivait Jean-Claude Lemagny – à propos, je crois, d’une photographie de Bernard Plossu –, « le Caillou humilie le concept ».
ÉTAPE 1 : ARAN ISLANDS
PHOTOGRAPHE-ÉCRIVAIN ET AUTEUR-COMPOSITEUR, NICOLAS COMMENT NOUS OUVRE SES ARCHIVES, PLANCHES CONTACT ET CARNETS DE VOYAGES.
J’y retourne peu avant le passage à l’an 2000. Toujours en hiver. Ces « paysages de peu » qui m’apparaissent naturellement en noir et blanc sont envahis l’été par des hordes de touristes anglo-saxons vêtus de tenues sportswear fluo et de sacs à dos bigarrés… Longtemps refuge de la culture gaélique, les îles échappèrent à l’invasion romaine mais pas à la domination anglaise. Jusqu’aux années 1970, les tempêtes violentes et l’inaccessibilité des lieux permirent néanmoins aux Aranais de protéger des coutumes que Robert Flaherty fictionnalisera dans son célèbre film documentaire L’Homme d’Aran (1934). La musique traditionnelle des îles – l’Irish Gaelic –est audible dans le disque Songs of Aran (1957), mais j’écoute surtout sur place le folk moderne d’Astral Weeks (1968) et du Saint Dominic’s Preview (1972) de Van Morrison.
« L’Homme a pu voir que l’Irlande ne l’avait pas trahi. Dieu est tout mais tout n’est pas Dieu. Cette parole qu’un Français ne comprend plus était à l’origine d’un droit qu’avaient les anciens Rois hautains de l’Irlande de régner en dédaignant de gouverner. Cette parole, les Rois Anglais l’ont trahie. » Antonin Artaud, phrase écrite au verso d’une lettre adressée à Anne Manson, Galway, 1937.
On raconte qu’en 1937, sur les traces de John Millington Synge et dans les pas de Robert Flaherty, Antonin Artaud visita « l’île aux Saints » pour tenter d’entrer en contact avec l’outre-monde de l’antique civilisation celte. À Kilronan, l’acteur échevelé aurait promené la canne de saint Patrick, tel un miroir « le long de la grande route » (Stendhal). Cette canne qui lui venait « directement de Jésus Christ », en effet, c’est tout un roman : elle possédait treize nœuds et portait au neuvième le signe magique de la foudre ; « 200 millions de fibres, et elle est incrustée de signes magiques, représentant des forces morales et une symbolique anténatale » (A.A.). Mais qu’arriva-t-il vraiment à Artaud le Mômo et à la canne sur Inishmore ? De retour à Galway, Imperial Hotel, sur Eyre Square, il adressera le 5 septembre 1937, aux bons soins d’André Breton, une (très) méchante lettre-sort destinée à Lise Deharme. Artaud y annonçait un grand malheur… C’était en fait le sien qui l’attendait au Havre après la traversée du channel qui ramena (de force) le poète halluciné vers la réalité de l’hospice de Sotteville-lès-Rouen. Entretemps, la canne de saint Patrick fut égarée. Peut-être se trouve-t-elle quelque part encore sur les îles d’Aran ? Qui Sait ?