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HORS CHAMPS
Par JC Polien
Étrange moment que cette séance avec Jon Spencer. Je résume cette anecdote en trois parties. Dans les années 2000 me restait l’image d’un personnage des plus difficiles d’accès que je connaissais déjà parce que j’avais fait la tournée de Boss Hog, le groupe de sa compagne Cristina Martinez, très jolie femme il faut dire, dont il était le guitariste. Il était jaloux comme un tigre et son regard me lançait des couteaux dès que je la photographiais. Dans le taxi qui nous conduisait alors à Canal+, il m’avait même arraché des mains le Leica de l’époque pendant que je les photographiais sur la banquette arrière de la voiture. Second épisode, nous sommes à New York, Philippe Manœuvre et moi, pour Rock & Folk. Je me souviens que The Jon Spencer Blues Explosion avait joué le soir même dans un cabaret analogue au Crazy Horse à Paris. Le décalage entre le public et son rock énervé avait été surprenant. Durant toute la séance précédent le concert je ressentais une tension permanente chez cette personne, et je sentais bien aussi que je l’agaçais et que si je pouvais disparaître, son vœu serait exaucé ! Troisième partie, nous sommes à La Rodia à Besançon le 8 novembre 2019 et une légère appréhension s’emparait de moi à l’idée de revoir Jon Spencer. À ma plus grande surprise, j’ai retrouvé un homme affable, souriant, disponible et plutôt taquin. Polaroid en main, il se prêta bien volontiers à mes directives. Depuis cette dernière rencontre avec le musicien, je me suis promis de ne plus jamais porter le moindre jugement sur les artistes que je croisais.
Madre Piccola
D’Ubah Cristina Ali Farah — Zulma
Ce roman de l’exil donne la parole à Domenica Ahado – italo-somalienne, comme l’autrice –, à Barni, sa cousine, et à Taguere, son mari – tous deux somaliens –, qui racontent chacun leur histoire. À travers leurs témoignages, oraux ou écrits, adressés à différents interlocuteurs – ce qui donne au texte une grande diversité de voix, en même temps qu’une profonde sincérité –, ils évoquent leurs souvenirs de jeunesse à Mogadiscio, le bouleversement de la guerre civile, leur errance d’un pays à l’autre, leur rapport à la diaspora et leurs tiraillements personnels. Apparaissent, chemin faisant, la trame qui compose leur existence, et la possibilité pour ces « déracinés » d’être en paix avec eux-mêmes. Un livre essentiel pour tenter d’appréhender la réalité de « ceux qui ont fait face au choc d’une migration ». (N.Q.)
L’AVENTURE POLITIQUE DU LIVRE JEUNESSE De Christian Bruel — La Fabrique
Auteur d’une cinquantaine d’ouvrages pour enfants et longtemps éditeur, Christian Bruel (qui continue d’officier aujourd’hui comme formateur) livre dans cet essai passionnant, tant par l’acuité de son regard que par les nombreuses références convoquées, un regard critique sur la littérature jeunesse. Derrière ce que l’on qualifie bien souvent de « genre » – alors qu’il s’agit plus d’un type littéraire où se déploient des regards sur le monde différents –de multiples formes, adresses, récits cohabitent. Autant de productions qui, en épousant à leur façon les évolutions des représentations de l’enfance et de la jeunesse, portent des visions politiques. En embrassant ce panorama, en débusquant les idéologies à l’œuvre, l’essai invite à penser les possibles d’une littérature jeunesse audacieuse et émancipatrice. (C.C.)
DELPHINE SEYRIG, EN CONSTRUCTIONS De Jean-Marc Lalanne — Éditions Capricci
En 14 chapitres, comme autant d’identités à fabriquer, Jean-Marc Lalanne trace le portrait d’une actrice vibrante et militante dont le jeu et les prises de position rayonnent encore aujourd’hui. Du SCUM Manifesto, co-réalisé avec Carole Roussopoulos, à Sois belle et taistoi qui donne la parole à 23 comédiennes et déconstruit le cliché de l’actrice (le film est repris en salles depuis février), la « Fée des Lilas » a eu beaucoup à dire et a usé de sa voix singulière dès les années 1970 ; à se demander comment cette parole essentielle, constructive et d’un pacifisme presque honteux a pu rester si éloignée des grands médias… Les rôles incarnés par Delphine Seyrig, d’Anne-Marie Stretter à Jeanne Dielmann en passant par la comtesse Bathory, sont à mettre d’urgence entre toutes les mains. (V.B.)
Les Grands Express Europ Ens
De
Shmuel T. Meyer — Metropolis
Non, les romans feel-good et guides de développement personnel n’ont pas tout à fait tué la littérature. Celle-ci respire encore et se réfugie parfois, comme ici, entre les lignes d’un livre bref – 130 pages – et d’une prose qui de son auteur, pense-t-on, a exigé beaucoup, sinon plus. Car n’en déplaise à l’algorithme ChatGPT ou aux tâcherons cracheurs de feuillets inoffensifs, la littérature est un travail, qui plus est humain. Découvrir le travail d’orfèvre de Shmuel T. Meyer est une expérience exaltante. On croit lire des nouvelles, il s’agit en fait d’un roman. On croit regarder, au fil de ces 12 histoires ferroviaires emboîtées façon gigogne, un travelling virtuose sur la seconde moitié du xxe siècle, on assiste à la démonstration qu’une prose est vivante, redoutablement vivante, tant qu’elle demeure inchangeable. (N.B.)
YO LA TENGO
This Stupid World / Matador
Ils font sans doute partie de ces artistes qu’on suit avec un amour éperdu. Depuis si longtemps… Et comme en pareil cas on finit par ne plus se poser de question de l’impulsion initiale, la publication de This Stupid World nous rappelle les raisons véritables de notre affection profonde : une pop mélancolique comme celle à laquelle plus personne ne s’attache jamais, une approche mélodique qui puise au cœur de l’avant-garde sonique et des voix enchanteresses qui, en ces temps de détresse, caressent l’esprit. Tout cela nous rappelle combien notre trio du New Jersey continue d’écrire les plus belles pages de l’aventure musicale de notre temps. (E.A.)
ANDY SHAUF Norm / ANTI Records
On peut accorder toute notre confiance à Andy Shauf. Peu de chance qu’il ponde un disque de noise et déroute ses adeptes. Chaque nouvel album est perçu comme des retrouvailles joyeuses avec un ami d’enfance qui a toujours plein de choses à raconter. C’est l’histoire d’un amoureux transi, Norm, qu’il nous conte cette fois-ci en prenant un peu de hauteur puisqu’un des protagonistes n’est autre que Dieu… Shauf a toujours eu le don de mettre en lumière des paradoxes et questions existentielles. Ainsi on va crescendo de l’amour à quelque chose de moins bienveillant. Le synthé scintille, la guitare chatouille et la voix enchante, le tout donnant à l’auditrice des papillons dans le ventre, réaction agréable qui découle en réalité de l’anxiété. Album à méditer. (C.J.)
RYŪICHI SAKAMOTO 12 / Milan Records
Async, le précédent disque de Ryūichi Sakamoto, laissait fragilement pénétrer la lumière entre les barreaux d’un cancer dont le compositeur était sorti vivant. Six années ont passé, la maladie est revenue, un nouvel album s’est donc imposé, tel un nécessaire contre-poison. Contrairement à son vespéral prédécesseur, ce sobrement intitulé 12 ne regarde pas en arrière. Point de nostalgie, mais une mélancolie distillée au fil des jours de peine, chaque morceau prenant pour titre la date à laquelle il a été conçu. Mais au-delà des synthétiseurs qui dérivent en nappes et des grelots tintinnabulants, c’est bien le piano qui donne à ce journal sonore sa couleur méditative, son battement vital, en écho duquel le grincement des pédales de l’instrument qui s’enclenchent et la respiration profonde du musicien constituent la plus bouleversante des ponctuations. (N.B.)
Cosse
It Turns Pale / A Tant Rêver Du Roi Records
Campant indéniablement sur des bases de post/ math-rock et de noise, Cosse va aussi chercher du côté du post-punk et du shoegaze pour proposer son premier long format trois ans après un premier EP qui mettait déjà en lumière les capacités du quatuor (français !). Résultat, It Turns Pale est tout simplement addictif, la fragilité contenue dans moults réverb et dissonances prend immédiatement à la gorge. « Crazy Horse », « Evening » et « Slow Divers » sont autant de titres qu’on n’est pas prêts de se lasser d’écouter. Aucun doute, Cosse fait le poi(d)s ! (C.J.)