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UNE HISTOIRE DE FLEURS ET D’ARMÉE

Par Myriam Mechita

Je suis assise dans un café à Prenzlauer Berg, Berlin, et je relis mon précédent texte pour ce même magazine, et j’ai à nouveau les larmes qui me brûlent les yeux.

Je vous préviens de suite… J’ai l’âme révoltée ces derniers jours, mon humeur blagueuse reviendra avec le printemps très certainement.

Pour l’instant, je me rends compte que ce combat que je mène n’a pas vraiment de sens. Comment faire comprendre que ce qui compte dans nos vies d’artistes n’est pas de nous rendre visibles mais se trouve ailleurs. Ce n’est pas cette biennale de je sais pas où, ou une résidence de prestige dans un lieu dont tout le monde se fout, où seuls quelques élus pourront déployer pendant quelques jours, semaines ou mois leur ego surdimensionné. Sortes de moments privilégiés pour artistes privilégiés.

Qui n’a pas rêvé en tant qu’artiste d’être dans les grands événements, d’avoir son nom en lettres de lumière et de pouvoir exhiber son travail à coups de grandes installations démesurées.

Moi la première.

Mais peut-être que le bonheur est ailleurs. Le mien, en tout cas, l’est.

En venant de nulle part, je me cale sur les détails, sur les presque-riens, l’invisible, le mini-poétique, l’infrapoétique même (si ce mot existe).

J’aimerais changer les espaces de vie de tous les jours, abandonner les lieux officiels, les white cubes qui font peur à tout le monde, et qui se réservent souvent à demeurer dans un entre-soi, investir les salles d’attente, changer les poignées de porte de la mairie, transformer le fond de la piscine municipale, égayer les EHPAD (pourquoi les cours de couleur des écoles d’art ne se font pas là)… Je suis sûre que ça répandrait des rivières d’étoiles.

Remplacer le beige et le saumon par du turquoise et des rayures jaunes, vertes…

Quand je me rends à l’hôpital, je me demande ce que nous attendons, nous les artistes, pour intervenir comme des malfrats sauveurs du monde. Nous sommes des mercenaires, et je me sens parfois en décalage, quand je sens que mon milieu est devenu si convenu et convenable.

Les salles d’attente sont les lieux les plus tristes du monde, et les hôpitaux ressemblent à des photos de pays de l’Est des années quatre-vingt dont on ne se préoccupe plus du tout.

Je me souviendrai toujours il y a huit ans quand on m’a annoncé une nouvelle terrible.

« Asseyez-vous. Il ne vous reste plus qu’entre deux à six mois. »

Je me suis dit : « Bordel ! Et en plus je vais les passer dans un lieu horrible, pourri, raccommodé à coups de scotch, les murs défraîchis, jaunâtres, écaillés. Si je meurs je veux le faire les yeux et le cœur remplis de poésie. »

Le médecin avait baissé la tête comme pour acquiescer. Effectivement, c’est la double peine…

Les artistes ne sont-ils pas la grandeur et les garants de la beauté ?

Comment se fait-il que nous ne soyons pas investis dans le quotidien de tout le monde, tous les jours. Nous devrions être d’utilité publique, et être payés à intervenir partout, partout, partout… au lieu de nous dire que nous sommes des parasites.

Comme les dentistes devraient être gratuits et nous devrions pouvoir aller nous faire masser et soigner les dents quand c’est nécessaire, sans jamais débourser quoi que ce soit… (c’est un autre combat.)

Bon, je sais pas ce qui se passe, je suis dans une période de révolte, Punk is alive!

Je cherche mon armée, je crois.

J’ai envie que ce monde qui sombre change. Et je pense qu’il peut bouger les choses petit bout par petit bout à défaut de le faire brutalement, en s’entourant de beauté.

Bordel… Dostoïevski disait que la beauté sauverait le monde, et je suis convaincue que c’est le seul programme politique valable…

Présidente Mechita du parti de la Beauté infinie (j’avoue je suis un peu mégalomane… ou juste à côté de la plaque).

Le ministère de l’avenir heureux.

Le ministère de la santé joyeuse.

Le ministère de la beauté du savoir.

Le ministère de la paix radieuse.

Le ministère de l’écologie fondamentale.

Ne rêvons pas trop. La cupidité va nous faire sombrer. Quand je lis certains écrivains très en vogue qui fondent leurs œuvres sur leur passé de pauvres et qui finalement, à en crever d’en sortir deviennent les pires caricatures de ce qu’ils ou elles rejettent… tous ces artistes devenus des nantis, pensant qu’ils ou elles sont légitimement audessus des autres et méritent des traitements de faveur… des entreprises bien rentables.

L’image de l’artiste maudit contient quelques vérités parfois.

Je me souviens de cet échange dans le métro à 5 h 30 du matin.

Assise dans ma rame, pas maquillée, pas très fraîche et évidemment pas très réveillée.

Le wagon presque vide, une femme entre portant une doudoune et des sandales dorées.

Immédiatement mon regard se focalise sur ses sandales et je me dis : « Des sandales avec une doudoune en plein mois d’octobre, étrange… »

Je la regarde, elle me regarde.

Et comme je la vois qui se lève de son siège pour s’asseoir en face de moi, je tourne la tête, faisant mine de regarder quelque chose d’intéressant dans ce tunnel noir.

Au bout de deux-trois minutes, elle me dit :

— Vous êtes Myriam Mechita ?

Je la regarde, et me relève un peu.

— On se connaît ?

— Pourquoi vous n’écrivez plus ?

— Heu… Pourquoi je n’écris plus ? Ben, parce que j’ai pas trop le temps…

— Faut le prendre… c’est dommage…

Elle parle avec un ton un peu sec.

— Et votre fils va bien ?

— Oui, ça va…

— Ça fait longtemps que vous n’en avez pas parlé…

— Vous êtes une amie Facebook ?

— Non pas directement, ma cheffe est l’une de vos « amies » (elle fait le geste des guillemets avec les doigts).

D’un coup, elle ouvre sa doudoune, son t-shirt arbore un logo, que je reconnais immédiatement, une société de nettoyage très connue.

— Elle a nettoyé votre exposition dans un centre d’art, il y a quelques années, elle vous adore, maintenant elle dirige l’équipe, moi je suis juste femme de ménage, femme d’entretien, ça fait plus chic…

— Ah d’accord. Mais comment vous connaissez mes textes alors ?

— Elle nous les imprime pour qu’on les lise à la pause déjeuner du lundi midi… Qu’est-ce qu’on rigole…

J’ai souri au même moment où elle s’est mise à sourire.

— J’écrirai un texte sur vous alors, sur vos sandales et votre doudoune, et puis votre ton un peu vindicatif… me faire engueuler dans le métro à 5 h 30 est inhabituel. Surtout parce que vous avez envie que je vous fasse rire…

Elle rougit, moi aussi.

Elle me tend la main.

— Bérénice.

— Enchantée, Bérénice.

— Fatou va pas me croire… je vous engueule pas… mais faut penser aux petits gens… à ceux qui voyagent pas… ceux qui rêvent avec vous… faut penser à ces gens-là… qui ont besoin que vous leur fabriquiez de belles choses… même si on peut pas les acheter.

J’y pense… J’y pense… Je ne fais que ça.

Tous les jours, je ne pense qu’à vous...

Je m’appelle Myriam Mechita, et pendant que « I can buy myself flowers » hurle son envie d’indépendance dans ce café aux allures new-yorkaises, je mets ma main sur le cœur, brandis ces fleurs de la liberté et telle une guerrière sans armée, je prête allégeance à la Beauté !

Je vous le promets, nous viendrons vous sauver.

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