MIXTE MAGAZINE - #26 - FW2020 - UTOPIA

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MIXTE

9 782953 997842

WITH ENGLISH TEXTS

UTOPIA

PARIS

N°26

fashion

issue

fall  /  winter

2020/21












MIXTE N°26

ÉDITRICE ET DIRECTRICE DE LA PUBLICATION   Tiziana Humler-Ravera DIRECTEUR ÉDITORIAL ET DIRECTEUR DE CRÉATION Christian Ravera & Guy Guglieri

RÉDACTEUR EN CHEF M ODE RÉDACTEUR EN CHEF PRINT & DIGITAL MODE  STYLISTES

PHOTOGRAPHES

MAGAZINE CONTRIBUTEURS

PHOTOGRAPHES

SECRÉTARIAT DE RÉDACTION PRODUCTRICE ASSISTANTE DU RÉDACTEUR EN CHEF M ODE CHEF DE STUDIO GRAPHISME

PUBLISHING - ADVERTISING - BRAND CONTENT PUBLISHER DIRECTEUR DE CRÉATION ADVERTISING REPRESENTATIVE AD MINISTRATION EXPERTISE CO M PTABLE CO M PTABILITÉ FOURNISSEURS CONSEIL, DISTRIBUTION FRANCE ET INTERNATIONAL

PHOTOGRAVURE IM PRESSION LOGO ET TYPOGRAPHIE PUBLIÉ PAR SIÈGE SOCIAL PRÉSIDENT-DIRECTEUR GÉNÉRAL DIRECTRICE GÉNÉRALE DIRECTEUR GÉNÉRAL ADJOINT DÉPÔT LÉGAL

Franck Benhamou Antoine Leclerc-Mougne

Karolina Gruszecka, Ron Hartleben, Flora Huddart, Alice Lefons, Marcus Söder Thomas Cooksey, Toby Coulson, Marcin Kempski, Cameron Postforoosh, Tung Walsh

Pierre d’Almeida, Sacha Bonét, Sarah Diep, Marie Kock, Tara Lennart, Yelena Moskovitch, Olivier Pellerin, Théo Ribeton, Olivia Sorrel-Dejerine, Florence Vaudron Justino Esteves, Mehdi Sef, Bojana Tatarska, Julien Vallon

Corinne Soubigou Marjorie van Hoegaerden Audrey Le Pladec Fred Auniac Bérengère Marcé, Maycec, Salomé Socroun

Patrick-Antoine Hanzo / patrick@patrickhanzo.com Bertrand Bras / bertrand.bras@mixtemagazine.com Fabrice Sabatte-Deldycke / fabrice.sabatte-deldycke@mixtemagazine.com

Sandrine Michaut / S2M Expertise et Conseil / sandrinemichaut@gmail.com / Denise Tusseau / denise.tusseau@sfr.fr / KD Presse / Eric Namont / Alexandre Baret / 14, rue des Messageries / 75010 Paris / +33 (0)1 42 46 02 20 Vous pouvez commander les anciens numéros de Mixte sur www.kdpresse.com WANDS / 75007 Paris / +33 (0)1 53 80 88 40 ETIC Graphic - Groupe AGIR Graphic “Intervalle” dessinés par Les Graphiquants

SAS MIXTE ÉDITIONS 22, rue Saint-Augustin / 75002 Paris / +33 (0)1 83 95 42 08 Christian Ravera Tiziana Humler-Ravera Guy Guglieri À parution. Enregistré sous le numéro 533.384.418.00018 ISBN n° 978-2-9539978-7-3 / ISSN n° 1299-9180

Tous droits de reproduction réservés. Toute reproduction totale ou partielle est interdite sans l’accord de l’éditeur. Mixte n’est pas responsable des textes, photos et illustrations publiés, qui engagent la seule responsabilité de leurs auteurs.

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www.mixtemagazine.com @ mixtemagazine @ mixte_archive




POLITIQUE : EN CE DÉBUT DE XXI E SIÈCLE, TOUT LAISSE À PENSER QUE L’ÉPOQUE ACTUELLE A RENONCÉ À L’UTOPIE POUR LUI PRÉFÉRER LA DYSTOPIE. MAIS FAUT-IL POUR AUTANT SE CONTENTER DU MONDE COMME IL EST ET DE L’HISTOIRE COMME ELLE VIENT ? CERTAINEMENT PAS. LE CORONAVIRUS ET LE CONFINEMENT ONT CERTES BOULEVERSÉ LES CODES DU MONDE DANS LEQUEL NOUS VIVONS, MAIS ILS ONT AUSSI PERMIS DES SURSAUTS ÉCOLOGISTES, FÉMINISTES ET ANTIRACISTES INÉDITS DONT L’AMPLEUR NOUS A MONTRÉ QU’UNE SOCIÉTÉ SANS PENSÉE UTOPIQUE ÉTAIT DÉSORMAIS INCONCEVABLE. UTOPIE AU SENS DE DÉSIR D’UN MIEUX. CAR À Y REGARDER DE PLUS PRÈS, PARTOUT DANS LE MONDE, LES FEMMES ET LES HOMMES SE SONT DE NOUVEAU MIS À RÊVER DE CE “MIEUX”, AVEC EN TÊTE LA VOLONTÉ DE MODELER L’IMAGE DE LA SOCIÉTÉ

ÉDITO

UTOPIA

CRISE SOCIALE, SANITAIRE, CLIMATIQUE, ÉCOLOGIQUE, ÉCONOMIQUE OU

À PARTIR D’UN IDÉAL ÉTHIQUE, D’UNE CERTAINE CONCEPTION DE LA JUSTICE, DU BONHEUR, DE L’EFFICACITÉ ET DE LA RESPONSABILITÉ. UNE SOCIÉTÉ OÙ LES NOIR.E.S ET LES PERSONNES RACISÉES POURRAIENT VIVRE

LIBREMENT

SANS

AVOIR

PEUR

DE

SE

FAIRE

TUER

PAR

LA

POLICE. UNE SOCIÉTÉ OÙ LES JEUNES LGBT+ POURRAIENT EXISTER SANS CRAINDRE D’ÊTRE AGRESSÉ.E.S OU ENVOYÉ.E.S EN THÉRAPIE DE CONVERSION. UNE SOCIÉTÉ OÙ LES FEMMES POURRAIENT DISPOSER DE LEUR CORPS LIBREMENT SANS ÊTRE HARCELÉES NI GOUVERNÉES PAR DES REPRÉSENTANTS POLITIQUES ACCUSÉS DE VIOL ET D’AGRESSIONS SEXUELLES. UNE SOCIÉTÉ OÙ LES SOIGNANTS POURRAIENT PRODIGUER DES SOINS À TOU.TE.S SANS QUE LA SANTÉ NE SOIT VUE COMME UN BUSINESS RENTABLE. UNE SOCIÉTÉ OÙ L’URGENCE ÉCOLOGIQUE ET CLIMATIQUE SERAIT ENFIN PRISE EN COMPTE SANS ÊTRE ÉTERNELLEMENT REPOUSSÉE

ET

MISE

DE

CÔTÉ.

COMME

LE

DISAIT

OSCAR

WILDE

:

“AUCUNE CARTE DU MONDE N’EST DIGNE D’UN REGARD SI LE PAYS DE L’UTOPIE N’Y FIGURE PAS.” ALORS, NOTRE MONDE EST BEL ET BIEN DIGNE D’UN REGARD, TOUT COMME L’EST CE NUMÉRO “UTOPIA” DONT LES PAGES FONT LA PART BELLE À L’UTOPIE DE CHACUNE ET DE CHACUN. CELLE PAR EXEMPLE DU PHOTOGRAPHE TOBY COULSON QUI A RÉALISÉ LA SÉRIE MODE “UTOPIA” PRISE DANS LE CONTEXTE D’UNE COMMUNAUTÉ UTOPIQUE

INTENTIONNELLE

IMAGINAIRE.

CELLE

DES

MILITANTS

ET

ACTIVISTES AMÉRICAINS ANTI-TRUMP INTERROGÉS PAR LE JOURNALISTE ET

ÉCRIVAIN

MATHIEU

MAGNAUDEIX

DANS

SON

LIVRE

GÉNÉRATION

OCASIO-CORTEZ. CELLE D’UNE INDUSTRIE DE LA MODE À L’ÈRE POSTCORONA ET À L’ÈRE DU VIRTUEL. CELLE DU JEUNE PHOTOGRAPHE AFROAMÉRICAIN TYLER MITCHELL DONT LE PREMIER LIVRE I CAN MAKE YOU

FEEL GOOD SE PLAÎT À ILLUSTRER EN PHOTOS UNE “BLACK UTOPIA”. CELLE

ÉGALEMENT

DU

CHANTEUR

WOODKID

FACE

AU

FORMATAGE

DE

L’INDUSTRIE MUSICALE. CELLE DU CRÉATEUR CHRISTIAN LOUBOUTIN OÙ CHAQUE CARNATION DU CORPS HUMAIN SERAIT REPRÉSENTÉE. OU ENCORE CELLE D’ADÈLE EXARCHOPOULOS OÙ LA SORORITÉ SERAIT DEVENUE LE MAÎTRE MOT DE TOUTES LES FEMMES... SOIT AUTANT DE SÉRIES MODE, DE DÉCRYPTAGES, D’ENQUÊTES ET D’INTERVIEWS QUI DÉMONTRENT QUE L’UTOPIE N’EST PAS UNE LUBIE IRRÉALISABLE. PREUVE DE PLUS, S’IL EN FALLAIT : CE NUMÉRO QU’IL NOUS SEMBLAIT, DANS CE CONTEXTE PARTICULIER, UTOPIQUE DE POUVOIR VOUS OFFRIR AVEC LE MÊME ENGAGEMENT ET LA MÊME QUALITÉ DE CONTENU QU’À NOTRE HABITUDE. OR C’EST CE QUE NOUS AVONS FAIT. ANTOINE LECLERC-MOUGNE

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PH OTOS : LAU R ENT H U M B ERT. R ÉALISATIO N : FR AN CK B EN HA M O U. MAN N EQUINS : ELSA SJOKVIST @ PREMIU M M OD ELS, ROBIN RIOLLOT, LORIS MASCAREL ET TO M REY @ SUCCESS M OD ELS, LIAM MARQUANT @ ELITE M OD ELS, SEKHOU @ ROCK M EN. CASTIN G : CORIN N E LISCIA @ COCOCASTIN G. SET D ESIGN : CÉSAR SEBASTIEN. COIFFURE : QUENTIN GUYEN @ BRYANT ARTISTS ET SHUHEI NISHIM URA @ WISE & TALENTED. MAQUILLAGE : LILI CHOI @ CALLISTE PARIS. M ANTEAU ET PANTALO N EN LAIN E, B O OTS EN CUIR LO U IS VU ITTO N . R O B E EN O R GANZA D E SOIE SU R R O B E EN CUIR , PANTALO N EN SOIE ET B OTTIN ES EN CUIR LO U IS VU ITTO N . PANTALO N EN LAIN E, B O OTS EN CUIR , COLLIERS “LV VOLT” EN O R JAU N E ET EN O R R OSE, BAG U ES “LV VOLT” EN O R JAU N E ET BLAN C, EN O R BLAN C ET DIA M ANT LO U IS VU ITTO N .

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PH OTOS : M ARCIN KEM PSKI. R ÉALISATIO N : KAR OLINA G RUSZECKA . M AN N EQ UIN : JAC  @ IM G M OD ELS. COIFFU R E : MICHAL BIELECKI. M AQ UILLAG E : AN ETA KOSTRZEWA @ I LIKE PH OTO. TU NIQ U E EN TISSU TECH NIQ U E ET CEINTU R E EN CUIR P R AD A , CHAPEAU EN CUIR ET M ÉTAL LA NVI N , GANTS EN CUIR FE N D I, COLLANT W O LFO RD .

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P H OTO S  : TU N G W ALS H . R É ALISATI O N  : FLO R A H U D D A RT. M A N N E Q U I N  : M A RTI N A B O A R ET TO  @  VIVA M O D ELS . C A STI N G : C O R I N N E LIS CI A  @ C O C O C A STI N G . M A Q U ILL A G E  : SA M A N T H A FALC O N E . C O IFF U R E  : H I R O S H I M ATS U H ITA . M A N U C U R E  : C H A R LY  AV E N ELL . C A RD I G A N E N C A C H E M I R E , C H E M IS E E N S O I E , PA N TALO N E N D E N I M ET F O U L A RD E N S O I E DIOR.

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PH OTOS : CA M ER O N POSTFO R O OSH . R ÉALISATIO N : R O N HARTLEB EN . M AN N EQ UIN S : ALANA FELISB ERTO ET A M BAR CRISTAL @ N EXT. COIFFU R E : ERIC WILLIA M S @ STR EETERS. M AQ UILLAG E : ASA MI M ATSUDA @ ARTLIST NY. R O B E EN LATEX, CUISSARD ES EN CUIR VER NI ET B O U CLE D’O R EILLE EN M ÉTAL SAI NT LAU R E NT PAR A NTH O NY VACCAR ELLO. M ANTEAU EN CUIR SAI NT LAU R E NT PAR A NTH O NY VACCAR ELLO. MISE EN B EAUTÉ PAR Y S L  : FO ND D E TEINT TO U CH E ÉCLAT LE TEINT TO U CH E ÉCLAT LE STYLO. MASCARA VOLU M E EFFET FAUX CILS NOIR, TEINTE 1. FARD À PAUPIÈRES SATIN CRUSH, TEINTE 1. CO UTU R E EYELIN ER 1. R O U G E À LÈVR ES VOLU PTÉ SHIN E TEINTE 8 0.

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PH OTOS : TH O M AS CO O KSEY. R ÉALISATIO N : M ARCUS SÖD ER . M AN N EQ UIN S : M ARTIN E ET G U N HILD CHIO KO @ MIKAS. C A STI N G  : E M M I G R U N D ST R Ö M . COIFFU R E : SAINAB O U CH U N E @ MIKAS LO O KS. M AQ UILLAG E : JOSEFINA ZAR M EN @ LIN K D ETAILS. VESTE EN LAIN E, CH EMISE EN SOIE, PANTALO N EN VELO U RS AC N E STU D IOS, CRAVATE EN SOIE OSCAR JACO BSO N . M ANTEAU EN VELO U RS ET JU PE EN CUIR AC N E STU D IOS, CH EMISE EN COTO N O U R LE G ACY, B OTTES EN CUIR VA G AB O N D .

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PH OTOS : TO BY CO ULSO N . R ÉALISATIO N : ALICE LEFO N S. M AN N EQ UIN S : YACIN E DIO P @ TH E HIVE, M ARCO T. @ XDIR ECTN , WILLIA M S. ET ISAB ELLA C . @ 777, LILY D . @ ANTI AG EN CY ET LAZAR MILOSEVIC . CASTIN G : JULIE WL. COIFFU R E : AN NA COFO N E @ TH E WALL G R O U P. M AQ UILLAG E : R EB ECCA W O RDIN G HA M @ ST LU KE. SCULPTU R ES VÉG ÉTALES : CLARISSE D’ARCIM OLES ET JESSICA M O R RIS. R O B E EN PLISSÉ TECH NIQ U E BALE N CIA G A , B OTTIN ES EN CUIR A GL . TABARD , TU NIQ U E ET PANTALO N EN NYLO N M ATELASSÉ CR AI G G R E E N .

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SOMMAIRE

FALL / WINTER 2020/21

MODE 144

UTOPIA par Toby Coulson Texte : Florence Vaudron

172

NEW YORK STATE OF MIND par Cameron Postforoosh Texte : Sasha Bonét

196

THE WITNESSES OF THE RISE AND FALL par Laurent Humbert

228

THE DREAM OF THE BLUE WHALE par Marcin Kempski Texte : Marie Kock

248

FOLLOW ME TWICE par Thomas Cooksey

268

SANDWICH BAY

20

294

REMERCIEMENTS

295

IN ENGLISH

© DR

par Tung Walsh


MAGAZINE 24

KEEP YOUR DISTANCE À l’ère post-corona, la mode prend ses distances.

30

LA POLITIQUE DU RÊVE État des lieux du militantisme anti-Trump.

34

ADÈLE EXARCHOPOULOS : “JE CROIS À MORT À LA SORORITÉ” Comment l’actrice au franc-parler continue d’imposer son style au cinéma français.

42

LASNE D’UN POÈTE Entretien avec le peintre engagé Thomas Lévy-Lasne.

52

LA BEAUTÉ DU GESTE Le langage corporel du danseur Nick Coutsier.

60

WOODKID LE SOUFRE DE LA VIE Retour du musicien après sept ans d’absence.

68

IL FAUT MAISON GARDER Dans un monde bouleversé par le confinement, début de réflexion sur l’habitat du futur.

76

TYLER THE PHOTOGRAPHER La “Black Utopia” du photographe Tyler Mitchell.

88

SEND NUDES Les différentes carnations dans le monde idéal du créateur Christian Louboutin.

98

LE PARCOURS DU COMBATTANT La mode éco-responsable du jeune créateur Benjamin Benmoyal.

104

ÂA, SI TU N’EXISTAIS PAS... La poésie singulière du jeune chanteur belge ÂA.

112

C’EST DE LA PURE FICTION (OU PAS) Et si la vraie utopie, c’était la pop culture ?

116

VIRTUOSES DU VIRTUEL Quand la mode se tape un trip 100% digital.

122

KEEP IT SCHOOL 0-93. Lab : enseigner la mode autrement.

128

C’EST PAS LA CAPITALE, C’EST MARSEILLE BÉBÉ ! Quand la Famille Maraboutage réveille la scène musicale marseillaise.

138

CORPS ET ÂME Tallulah Cassavetti : nouvel espoir du cinéma français.

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TA R A LE N N A R T

Journaliste littéraire, Tara vit entre Paris et le Périgord Noir. Elle a créé BooKalicious, média web indépendant dédié à la littérature, et publié Macadam Butterfly, un recueil de nouvelles aux éditions Rue des Promenades. Pour ce numéro, elle a interviewé le journaliste et écrivain Mathieu Magnaudeix, auteur de Génération Ocasio-Cortez, ouvrage sur les nouveaux militants anti-Trump et l’utopie socialiste aux États-Unis (p. 30).

CONTRIBUTEURS

F LO R A H U D D A R T

Flora est une styliste qui vit à Londres dans le quartier de Stoke Newington. Elle a travaillé pour des marques comme Givenchy et Versace et des publications de mode internationales telles que W, Dazed & Confused ou Hunger. Pour ce numéro, elle a fait le stylisme de la série mode “Sandwich Bay” photographiée par Tung Walsh (p. 268). SARAH DIEP

Journaliste indépendante, membre du collectif marseillais Presse-Papiers, Sarah s’intéresse de près aux alternatives dessinant le monde de demain : transition écologique et sociale, luttes et innovations citoyennes, jeune création émergente, féminisme intersectionnel et queer… Passée par les rédactions de Socialter et Technikart, elle a signé dans les pages de Welcome to the Jungle, Le Quatre Heures ou Antidote. Aujourd’hui vice-rédactrice en chef de Manifesto XXI, elle jette dans ce numéro des pistes d’analyse sur les dernières tendances imaginant l’habitat du futur (p. 68).

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J U S TI N O E S TE V E S

Basé à Paris, Justino a étudié la photographie à Londres. Passionné à la fois par la photo de mode et le reportage, il a réalisé pour ce numéro les portraits du chanteur et musicien Woodkid (p. 60), de l’écrivain Mathieu Magnaudeix (p. 30), du peintre Thomas Lévy-Lasne (p. 42), ainsi que du collectif Maraboutage (p. 128) et des membres du 0-93. Lab (p. 122).

J U LI E N VA LLO N

Après des études d’art et de philosophie, Julien développe rapidement sa réflexion artistique à travers la photographie. Il est reconnu pour son exigence esthétique, son sens du corps et du mouvement. Son travail se concentre sur l’impact de notre corps à travers son genre, sa forme, sa présence et son espace. Julien a rejoint la prestigieuse collection du musée Rodin à Paris en 2019. Pour ce numéro, il a photographié le danseur Nick Coutsier (p. 52) et la série mode “Send Nudes” se concentrant sur les créations de Christian Louboutin (p. 88).


C A M I LLE S E Y D O U X

Parisienne de naissance, Camille vit aujourd’hui à Vincennes. Après des études en lettres anglaises à la Sorbonne, elle commence son travail de styliste au début des années 2010 auprès de plusieurs personnalités du monde du cinéma comme Bérénice Bejo, Sara Forestier, Vanessa Paradis ou sa sœur Léa Seydoux. Pour ce numéro, elle a habillé l’actrice Adèle Exarchopoulos (p. 34).

LAU RE NT H U M BERT

Originaire du sud de la France, Laurent Humbert est un photographe basé à Paris. Il a travaillé pour plusieurs marques comme Ami ou Lacoste. De l’imagerie de mode au portrait, ses photographies accentuent la beauté naturelle de tous ses sujets de manière sophistiquée. Pour ce numéro, il a photographié la série mode “The Witnesses of The Rise and Fall” (p. 196). S A S H A B O N ÉT

Sasha Bonét est une journaliste critique, écrivaine et curatrice américaine basée à New York. Son travail a été publié dans The Paris Review, BOMB, The Village Voice, Vogue US et de nombreuses autres publications internationales. Professeure d’écriture critique à la Parsons School of Design NYC, Sasha a écrit pour ce numéro une nouvelle (p. 194) inspirée de la série mode “New York State of Mind” réalisée par le photographe Cameron Postforoosh (p. 172).

F LO R E N C E VA U D R O N

Formée en hypokhâgne-khâgne option Philosophie puis au Celsa, Florence a contribué aux publications Citizen K et Technikart dont plusieurs hors-séries musique et cinéma. Pour ce numéro, elle a réalisé l’interview de Christian Louboutin (p. 88) et a écrit un décryptage sur les communautés intentionnelles, ces micro-sociétés utopiques qui fleurissent un peu partout dans le monde (p. 168).

© DR

M EHDI SEF

Inspiré par le cinéma et la peinture néo-classique, Mehdi Sef est un photographe et réalisateur français basé entre Paris et Londres. Son travail, marqué par ses lumières et ses ambiances uniques, a été publié dans des publications comme Interview Germany, Wonderland et Citizen K. Pour ce numéro, il a photographié les actrices Adèle Exarchopoulos (p. 34) et Tallulah Cassavetti (p. 138) ainsi que le chanteur ÂA (p. 104).

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K

E

Y D

O I


E

P

MASQUES, VOLUMES EXTRAVAGANTS, COUVRE-CHEFS DÉMESURÉS, CRINOLINES : TOUT AU LONG DE L’HISTOIRE, LA MODE A ÉTÉ UTILISÉE

U S

R T

COMME UNE ARME DE PROTECTION CONTRE LES MALADIES ET LA PROMISCUITÉ. COVID-19 OBLIGE, CE DÉBUT DU XXIE SIÈCLE N’ÉCHAPPERA PAS À LA RÈGLE ET RISQUE D’ACCUEILLIR UN MONDE OÙ PRENDRE SES DISTANCES N’AURA JAMAIS ÉTÉ AUSSI… CHIC. TEXTE ANTOINE LECLERC-MOUGNE.

SU R T OU T E S P A G E S , P R OJET “QUARANTAINE VESTIMEN T A I R E ” J E A N N E V I C E R I A L X L E S L I E M O Q U I N . CR É AT IO N S V E S T I M E N T A I RES DE JEANNE VICERIAL, PE N S I O N N A I R E D E L ’ A C A D É M I E DE FR AN C E À R O M E V I L L A MÉDICIS (2019-2020), PHO T O G R A P H I É E S P A R L E S L I E M O Q U I N .

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Vous vous pensiez débarrassé des mesures de distanciation sociale aussi rapidement que de la marque de votre maillot de bain ? C’est raté. En se pointant sur la scène des VMA Awards, le 31 août dernier, avec des robes aux épaulettes surdimensionnées, des gants et un masque dignes d’une scène d’un épisode de RuPaul’s Drag Race, Lady Gaga a définitivement installé l’esthétique vestimentaire de la distanciation sociale dans l’inconscient collectif et dans la pop culture. CQFD. Ce concept de distance par le vêtement restera désormais un élément central de notre quotidien, à en croire les mesures anti-pandémie, anti-propagation, antideuxième vague qui sont prises chaque jour un peu plus par les gouvernements de tous les pays. Mais Lady Gaga n’a rien inventé. Ces derniers mois, il a suffi de regarder dans la rue pour en avoir une petite idée. En pleine période du “Grand Confinement” comme aime à l’appeler le FMI (une analogie historique bien sympa faite avec la Grande Dépression), on a vu se promener dans les rues de Rome au mois de mars dernier, un homme portant un disque-chapeau de deux mètres de diamètre en plein milieu d’un marché alimentaire. Une façon littérale, extrême et juste ce qu’il faut d’absurde (tout ce qu’aime la mode) pour renforcer l’idée du maintien de la distanciation sociale dans l’espace public. À New York, le compte Instagram @whatisnewyrk connu pour compiler les étrangetés de la Ville qui ne dort jamais, a publié à la même période la vidéo d’un homme portant une structure de câbles triangulaire empêchant tout passant de l’approcher. Comme si son message n’était pas assez clair, il portait également un teeshirt mentionnant “Social Distancing”.

Sur le compte @greenpointers, on a aussi vu des personnes porter des combinaisons d’apiculteur, qui n’étaient pas sans rappeler certaines silhouettes du défilé Printemps-Été 2020 de Maison Margiela. À y regarder de plus près, la mode de distanciation sociale est partout dans la rue, mais aussi sur les podiums. Robes panier chez Loewe, lunettes XXL couvrant quasiment tout le visage chez Versace ou “bouclier facial” chez Burberry. Comme une prémonition. Car étrangement, bien avant qu’il ne faille prendre ses distances, les looks suggérant une barrière physique ont été un élément récurrent des dernières collections. Et ce qui pouvait paraître encore ridicule et exagéré il y a quelques mois encore, risque fort de devenir votre meilleur look de protection. Bienvenue dans l’utopie vestimentaire du xxie siècle.

CLASSIFICATION ET CONTAGION On vous l’accorde, la mode n’est pas la première chose qui vient à l’esprit quand on pense stratégie d’isolation et de distanciation. Pourtant, le vêtement a bien d’abord été conçu pour se protéger physiquement (c’est pour cette raison que vous portez des manteaux en hiver et des lunettes de soleil en été, duh !) Puis, tout au long de l’histoire de la sape, les normes vestimentaires ont indiqué un contexte social ou politique, une classe, un genre, permettant par la même occasion de créer une sorte de barrière physique, imaginaire ou tangible, entre les différentes catégories de population. “Le vêtement est un moyen de réduire le contact et le toucher ; que ce soit pour créer des espaces permettant de faire face à une crise sanitaire (cf. les masques à bec

“À Y REGARDER DE PLUS PRÈS, LA MODE DE DISTANCIATION SOCIALE EST PARTOUT DANS LA RUE, MAIS ELLE ÉTAIT APPARUE AUSSI SUR LES PODIUMS, COMME UNE PRÉMONITION.”

d’oiseau des médecins utilisés face aux malades de la peste en Europe, ndlr) ou simplement pour se protéger des interactions, indique Einav RabinovitchFox, historienne de la mode au département d’Histoire du College of Arts and Sciences, Université Case Western Reserve (Ohio, États-Unis). Elle ajoute : “Dans le passé, conserver de la distance, spécifiquement entre les genres, les classes et les origines, était un aspect déterminant de la vie quotidienne. Non pas pour répondre à une question d’isolation ou de santé publique, mais d’abord et surtout pour maintenir l’étiquette et un système de classe, comme l’illustre parfaitement la robe crinoline de l’ère victorienne portée au milieu du xix e siècle”. Bingo ! En plus d’en imposer sérieusement niveau volume (“Ne bougez pas, je ne fais que passer”), la crinoline, que toutes les femmes de la haute portaient à l’époque, incarnait indéniablement le privilège et le patriarcat. “Cette robe dont l’origine remonte à la cour d’Espagne au xve siècle était clairement un marqueur social et sexuel, indique à nouveau l’historienne. D’un côté, elle empêchait les hommes d’approcher le corps des femmes de trop près, de l’autre, elle illustrait un statut social élevé car seules les ultra-favorisées qui n’avaient pas besoin de s’atteler aux travaux ménagers pouvaient la porter.” Sans compter la grande maison avec portes à doubles battants et le domestique qui va avec pour aider à enfiler “la bête”. Autant dire qu’aujourd’hui, avec votre deux-pièces kitchenette de 35 m2 et votre étagère faisant office de dressing, vous seriez déjà hors concours. Heureusement, la frénésie autour de la crinoline n’a pas servi qu’à nourrir les injustices sociales. Elle s’est, contre toute attente, trouvé une

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“L’ESPACE, LA DISTANCE, LA PROTECTION : VOILÀ DONC LES ENJEUX VESTIMENTAIRES MAJEURS DE LA MODE DANS NOTRE MONDE ACTUEL.”

utilité protectrice pendant les pics d’épidémies de maladies ultra-contagieuses, comme le choléra et la rougeole. Ou comment associer, pour la première fois de l’Histoire, médecine et sens du style.

“CECI EST MON ESPACE, CECI EST TON ESPACE” Pas étonnant donc que cette pièce mode emblématique, à l’image d’autres vêtements favorisant la distanciation sociale (chapeaux, combinaison protectrice…) ait fait son grand retour sur les podiums en cette période de pandémie, voire quelque temps avant. Pour le Printemps-Été 2020, Balenciaga avait marqué les esprits à Paris en montrant sur son catwalk des robes crinolines extra-larges à la limite de la Couture et pensées pour les plus gros red carpets à venir de la saison. Pour l’AutomneHiver 2020-21, à Milan, c’est Jeremy Scott chez Moschino qui avait fait défiler les sœurs Hadid et Kaia Gerber en ersatz de Marie-Antoinette, avec des robes panier tout droit sorties des meilleurs banquets de la cour de Versailles. Idem chez Off-White où, pour son dernier défilé womenswear à Paris en mars dernier, soit quelques jours avant la mise en place du lockdown généralisé en Europe, la mannequin Malika El Maslouhi, nouvelle sensation de ces dernières saisons, avait débarqué sur le runway avec une basket dress aussi large qu’un cerceau de hula hoop et une épaule en tulle dont le volume dépassait largement son mètre quatre-vingt. Soit le genre de tenues qui nous rappellent étrangement cette scène de Dirty Dancing, où en pleine répétition de leur chorégraphie, Patrick Swayze répète à une Bébé peu concentrée : “Ceci est mon espace, ceci est ton espace. Tu n’envahis pas mon espace. Je n’envahis pas ton espace”.

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L’espace, la distance, la protection : voilà donc les enjeux vestimentaires majeurs de la mode dans notre monde actuel. C’est sans doute pour cette raison que plusieurs projets allant dans ce sens ont vu le jour un peu partout pendant que la moitié de la population mondiale restait enfermée chez elle. L’exemple parfait : l’artiste et designer française Jeanne Vicerial, résidente de la Villa Médicis à Rome, qui, pendant la quarantaine, a présenté un projet poétique autour des nouveaux tabous nés de cette période : la bouche, le masque, la protection ou encore la dissimulation du visage et de l’identité. Mises en scène par la photographe Leslie Moquin, ces tenues science-fictionnelles hallucinantes (dignes d’une garde-robe de Björk sur ses tournées) comprenaient entre autres un masque couvert de pâquerettes, une coiffe en cordes tressées d’où pendaient des fleurs de glycine, un buste composé de feuilles d’Acanthe ou encore un assemblage de longs fils blancs dont le volume modelait le corps. Clou du spectacle : le dernier jour de la quarantaine, Jeanne Vicerial a présenté une ultime création ultra-colorée. Une robe allant du sommet de son crâne à ses pieds, couvrant aussi bien ses cheveux, son nez, sa bouche que son cou de fleurs, laissant entendre que la mode de distanciation sociale n’est pas forcément aussi anxiogène qu’on pourrait le penser mais certainement nécessaire.

UNE HISTOIRE DE TRANSMISSION Si la mode fait tout pour embellir notre quotidien qui, ces derniers temps avouons-le se tape une sacrée dépression, elle devra aussi le rendre plus pragmatique. Car au-delà des questions esthétiques de protection et de distanciation, se pose aussi le problème de

la contamination et de la transmission des maladies par le vêtement. “Les vêtements peuvent nous protéger, mais aussi nous ‘blesser’. Pendant des siècles, on a utilisé les accessoires tels que les chapeaux et les gants comme des boucliers, voire des outils de self-défense. Mais le vêtement a aussi une histoire cachée de transporteur de maladie”, rappelle Alison Matthews David, historienne de la mode et autrice de Fashion Victims: The Dangers of Dress Past and Present. En avril dernier, invitée en conférence Zoom par le New York’s National Arts Club pour partager ses recherches sur le sujet dans un talk appelé “Fashion Victims: Germ Warfare” (comprenez “la guerre du microbe”), la doctorante s’interrogeait sur la possibilité et la propension du textile à propager des particules d’un virus, quel qu’il soit, et sur la nécessité ou non de devoir laver correctement et régulièrement nos vêtements. La question est plus que légitime, surtout quand on sait qu’à l’époque victorienne (décidément, encore elle), le virus responsable de la maladie du typhus pouvait voyager sur des pièces impossibles à laver correctement ; comme le montre une illustration publiée dans le magazine satirique américain Puck datant du début du xxe siècle sur laquelle on voit une domestique dépoussiérer une robe de ses “nuages de grippe”. On peut en rire tant qu’on veut, mais plusieurs créateurs ont pris l’éventualité d’un vêtement contaminant très au sérieux. Voilà pourquoi le jeaner italien Diesel a récemment travaillé en collaboration avec la société suédoise Polygiene sur un projet de denim dont la technologie baptisée ViralOff stopperait et éliminerait 99 % de l’activité virale entre les pathogènes et le tissu. En attendant de pouvoir enfiler ces modèles de la collection PrintempsÉté 2021 de la marque, vous pouvez peut-être choisir de porter la nouvelle création du studio Production Club originaire de Los Angeles : soit une combinaison de protection ressemblant à une tenue spatiale, spécialement conçue pour permettre de danser en rave party et continuer de “sociabiliser de façon safe en temps de pandémie”. La vie est une fête, et la mode l’a bien compris.


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LA POLITIQUE DU RÊVE


AUX ÉTATS-UNIS, PAYS EMBLÉMATIQUE DU CAPITALISME, L’ÉLECTION DE DONALD TRUMP A RÉVEILLÉ UNE NOUVELLE GÉNÉRATION DE MILITANTS POLITIQUES DE GAUCHE, QUI, OPTIMISTES SANS ÊTRE NAÏFS, RÊVENT DE LENDEMAINS MEILLEURS. L’ÉCRIVAIN ET JOURNALISTE MATHIEU MAGNAUDEIX EST ALLÉ À LEUR RENCONTRE.

Depuis l’arrivée de Trump au pouvoir, les luttes contre un libéralisme prédateur et une violence discriminante s’organisent. Pacifiques et inclusifs, ces combats donnent le ton d’une société américaine qui aurait à la fois assimilé les exemples des aînés et compris les enjeux actuels et futurs. Mathieu Magnaudeix, correspondant aux ÉtatsUnis pour Mediapart, a rencontré des figures de l’organizing américain aux quatre coins d’un pays où la politique est quotidienne. Il en a fait un livre* dont le récit est porté par des personnalités charismatiques pour qui l’intersectionnalité est une évidence. D’Alexandria Ocasio-Cortez, la plus jeune candidate jamais élue au Congrès américain, aux activistes du mouvement Sunrise pour l’urgence climatique, de Black Lives Matter aux émules d’Occupy Wall Street, les mouvements se coordonnent, s’influencent et dessinent un paysage où chacun détient le formidable pouvoir de faire entendre sa voix et de contribuer à changer ce monde. Et pourquoi pas concrétiser l’idée d’une certaine utopie socialiste à l’américaine ? On peut toujours rêver.

MIXTE. Pourquoi ce livre ? Qu’est-ce qui vous a amené à l’écrire et à entamer la démarche de rencontrer ces figures de l’activisme américain ? MATHIEU MAGNAUDEIX. Le déclenchement se passe pendant les élections de novembre 2018, un moment très pessimiste et inquiétant pour les États-Unis alors que les Républicains ont pris l’ensemble des pouvoirs. Parmi les électeurs républicains que je côtoie à ce moment-là, beaucoup n’ont pas voté Trump, mais ne sont pas pour autant contre son élection. Je suis en reportage à Pittsburgh et, ce même jour, la ville subit le plus grand attentat antisémite de l’histoire des USA. J’interroge alors ces Républicains sur l’événement, mais ils ne voient pas le rapport entre la rhétorique de Trump et la haine à l’origine de cet acte. Le même jour, 500 kilomètres plus au sud, j’arrive en Géorgie : il y a une mobilisation pour le vote des Noirs aux élections présidentielles. On les emmène en bus, comme au moment des droits

civiques, exercer ce droit sacré qu’est le vote, perpétuellement remis en cause dans certains États depuis une dizaine d’années par des stratèges du parti Républicain qui veut les empêcher de voter. Ce jour-là, la militante LaTosha Brown, dont je parle dans le livre, mène l’une de ces actions, et elle entonne un chant des droits civiques. Je la trouve extrêmement joyeuse au regard du moment… Je me demande comment elle arrive à chanter, d’où lui viennent cette force et cette énergie. Je voulais comprendre cette joie, comment on peut construire, espérer et rêver construire des mouvements radicaux – et j’emploie “radical” au sens propre, ce qui est lié à la “racine”, donc la volonté de s’attaquer aux racines des oppressions, quelles qu’elles soient. J’étais curieux de décrire ce monde très foisonnant aux États-Unis, c’est comme ça que j’ai commencé cette exploration. Les rencontres se sont faites naturellement, d’un militant et d’une organisation à l’autre, par passage de relais, par amitié. Et c’est un des propos du livre : même si c’est difficile, on peut créer des mouvements à la fois radicaux, un peu joyeux, inclusifs, sans se voiler la face sur la toxicité possible à l’intérieur des mouvements, sur la difficulté immense qui s’ouvre à eux… Mais ces gens essaient des recettes, parfois depuis des dizaines d’années.

M . Il se dégage une impression de filiation militante aux États-Unis, comme si l’activisme faisait partie de l’histoire et de l’identité américaine. Est-ce le cas ? M . M .  Totalement. Aux États-Unis, le système politique est différent, et il y a toujours eu la culture de l’organizing. Les organizers se définissent comme des gens qui préparent, construisent, définissent des mouvements. La tradition commence dans les années 30, à Chicago, avec Saul Alinsky, un universitaire qui décide d’aider les habitants de son quartier, très populaire, à s’organiser pour qu’enfin ils obtiennent des choses concrètes et basiques. Faire en sorte que les gens puissent se rencontrer, pour parler de leurs problèmes, entendre les histoires des autres, se rendre compte qu’ils ne sont pas seuls,

PROPOS RECUEILLIS PAR TARA LENNART. PHOTOS JUSTINO ESTEVES.

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que l’autre n’est pas un ennemi mais souvent quelqu’un qui vit la même chose : cette méthode a essaimé. C’est aujourd’hui la référence pour beaucoup.

M. Quelles différences notables y a-t-il avec l’activisme en France ? M. M.  Chez nous, la société civile n’est pas vraiment considérée lorsqu’elle s’organise. Il peut y avoir des mobilisations, comme les Gilets Jaunes, mouvement qui a beaucoup dérangé le pouvoir mais qui n’avait pas, peut-être, l’organisation suffisante pour créer un rapport de force politique. En France, on a une grande difficulté à concevoir une société civile politique, une société qui voudrait s’autonomiser. On a beaucoup de mal à envisager ce champ-là, pour des raisons à la fois culturelles et politiques. Avec les Gilets Jaunes, les classes populaires demandaient des réponses à leurs questions. Et ça choque… Il y a une incapacité de la part de la sphère politique à accepter la contestation. Ça m’a d’autant plus marqué, en tant que journaliste français, quand je suis arrivé aux USA après avoir couvert pour Mediapart l’actualité politique en France. M. Les actions dont vous parlez dans l’histoire américaine sont plutôt pacifiques. D’où vient ce sens de la contestation non violente dans un pays qui s’est pourtant construit sur la violence ? M. M.  La culture de la non-violence imprègne clairement les mouvements. C’est d’abord une réaction à cette barbarie américaine. Les États-Unis, avec le génocide des Amérindiens, sont basés sur une histoire violente d’esclavage puis de ségrégation. Dix des douze premiers présidents américains détenaient des esclaves, j’aime bien rappeler cette statistique parlante… Le pacifisme, c’est la réponse à la violence produite par le système, cet hyper capitalisme, cette masculinité toxique de la culture américaine. Il y a un refus de la violence contre les personnes, mais aussi contre les biens aux États-Unis, où il est difficile de construire un mouvement populaire en s’en prenant à des voitures ou des vitrines. S’il y a dégradation de biens, ça ne doit pas être gratuit. Cette

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culture a été théorisée au moment des droits civiques avec Martin Luther King et surtout Bayard Rustin, son conseiller et maître spirituel, un activiste gay qui a étudié la non-violence en Inde auprès des disciples de Ghandi. Tous ces gens rencontrés dans mon livre sont persuadés que la non-violence marche mieux que la violence. Ils veulent insuffler de la joie, de la mobilisation, de l’inspiration, du dynamisme. On le voit, aujourd’hui, à travers les mouvements, les gens instaurent un rapport de force avec la police – qui peut être injuste, brutale, raciste, meurtrière – sans pour autant chercher la confrontation directe avec elle, mais aussi avec cette idée que les mouvements doivent s’attirer une certaine sympathie dans l’opinion.

M. Pourquoi en France, “le pays des droits de l’Homme”, la violence semble être la première option envisagée ou la plus légitime, dans les faits et dans les discours, dès qu’il y a une contestation à mener ? M. M. Je me suis beaucoup posé cette question au moment des mobilisations des Gilets Jaunes. Des militants américains appréciaient cette formidable énergie politique et saluaient cette capacité de mobilisation, mais trouvaient, modestement, que ça manquait de technique d’organisation. Il y a tout un vocabulaire de l’organisation aux USA. D’ailleurs, dans le livre, j’ai mis en annexe un répertoire des actions possibles, il y en a énormément et ça s’apprend. On peut faire tellement de choses pour intervenir dans l’espace public, et ça peut être créatif. Chez nous, la violence est largement due à cette incapacité de la République française à organiser des discussions, des débats en dehors des institutions, du cadre électoral. Il est difficile d’imaginer un dialogue, en fait. Le référendum d’initiative citoyenne que demandaient les Gilets Jaunes, c’était pour que les gens du peuple puissent avoir la parole. Dans notre République très présidentialisée, il n’y a plus de référendum, puisque les dirigeants ont peur que cela remette en question leur responsabilité politique et qu’un “non” soit un désaveu. Les syndicats se sont déconnectés également

d’une partie de la société civile, en n’écoutant pas suffisamment les “gens d’en bas”. C’est largement en train de changer, on le voit avec les manifestations post-confinement. Ça bouge, mais c’est encore difficile dans ce système où il n’y a pas vraiment de médiation.

M . En parlant de médiation, aux ÉtatsUnis, la députée Alexandria OcasioCortez s’est imposée comme une figure de la contestation anti-Trump. Pourquoi ce genre de figure n’émerge-t-elle pas en France ? M . M .  Alexandria Ocasio-Cortez, dite AOC, 30 ans, est vraiment le résultat de la période politique dans laquelle évoluent les États-Unis. C’est l’héritage de plusieurs années de mouvements passés, notamment Occupy Wall Street, Black Lives Matter. Comme on a pu le voir lors des mobilisations sur la question du racisme et des violences policières, qui étaient aussi une contestation globale de la politique de Trump.


“O N PEUT FAIRE TANT DE CHOSES POUR INTERVENIR DANS L’ESPACE PUBLIC, ET ÇA PEUT ÊTRE CRÉATIF. MAIS EN FRANCE, IL EST DIFFICILE D’IMAGINER U N DIALO GUE.”

AOC se retrouve, comme beaucoup de jeunes intellectuel.le.s précarisé.e.s, avec une dette étudiante. Elle raconte l’histoire des classes moyennes. Elle est typique de sa génération, par son statut et sa couleur de peau, elle est l’antithèse totale de Trump, qui la cible d’ailleurs régulièrement. Elle met de la politique dans tout ce qu’elle fait, y compris dans une story sur Instagram où elle parle de son maquillage : elle va s’en saisir pour expliquer à des jeunes filles hispaniques ou noires que leur couleur et type de peau sont OK. Elle porte une forme de radicalité politique et de contestation des systèmes, notamment sur le plan du capitalisme et de l’injustice climatique. Elle pose aussi un cadre inclusif et intersectionnel, qui, selon moi, va devenir, y compris en France, la référence de la discussion publique dans les prochaines années. AOC fait comprendre que tout doit se penser ensemble, l’urgence climatique,

les oppressions racistes, de genre, de classe. Apporter ce cadre d’analyse dans la discussion, c’est déjà radical. Cette démarche, c’est essayer, dans une société complexe et multiraciale, de créer un avenir commun, même s’il y en aura toujours qui ne seront pas d’accord. Est-ce que l’ambition de ce xxi e siècle naissant, avec cette crise climatique, ce n’est pas ce que les Américains appellent le populisme multiracial ? Ce qui compte, c’est d’améliorer le sort de la majorité des gens. La grande force d’AOC, c’est la clarté de son discours, son absence de langue de bois. Elle exprime clairement les attentes des gens, et c’est justement ce en quoi consiste la politique : résonner avec l’expérience concrète. Et ça, c’est un truc d’organizer ! En France, il y a une nouvelle génération qui s’intéresse à la chose publique, qui décrit les abus systémiques et qui a aussi des attentes fortes ; mais on n’a clairement pas les mêmes figures qu’aux États-Unis. On est sur des cultures politiques différentes. Chez nous, on refuse toujours les grands récits, mais tous les cinq ans, les électeurs se font embarquer dans un storytelling géant. Pourtant, les récits sont importants pour dépolluer un imaginaire largement grignoté par des idées conservatrices, que ce soit dans la culture populaire ou les médias. Il faut des imaginaires puissants pour gagner la bataille culturelle.

M .  C’est utopique d’imaginer qu’un jour, ces mouvements pourraient obtenir ce pour quoi ils se battent ? M . M .  Ce n’est pas utopique, car l’ambition de ces mouvements c’est la construction d’un pouvoir collectif face au pouvoir d’un seul. C’est tout à fait réalisable. AOC dit : “We’ve got people”. Nous avons les gens, donc nous pouvons créer du pouvoir collectif à condition de nous organiser, de faire monter la pression sur les pouvoirs publics et ceux qui les détiennent. On n’a pas le choix, et on l’a d’autant moins dans un contexte de crise climatique. Le contexte actuel aux États-Unis, c’est une pandémie non gérée qui crée une crise sociale massive avec 45 millions de chômeurs en plus, à l’approche

d’une élection avec un président qui réprime les contestataires. On est dans une dystopie ! La brutalité du cauchemar américain, au-delà de celui dans lequel nous sommes tous, est déjà là. Il n’y a pas d’autre choix que de dégager ce monde-là. Ce sentiment d’urgence est très fort, là-bas. Ce sont des protestations puissantes, qui résonnent chez beaucoup de gens, notamment les plus jeunes. En France comme aux ÉtatsUnis, la question du vote des jeunes est très importante, et AOC donne envie de voter à plein de gens. On attend la même chose en France.

M .  Quels mouvements s’approchent de cette contestation collective en France ? M . M .  Le combat pour le climat organisé avec les marches, les ZAD, les protestations antiracistes et antiviolences policières… La culture de l’organizing, on la voit comme étrangère à la culture française, mais il y a et il y a eu des expériences de ce type en France. Act Up-Paris, par exemple, a utilisé des méthodes américaines en les adaptant. Les actions menées ont vraiment changé les choses. En fait, chez nous, il n’y a pas un terrain totalement hostile à ça. C’est juste qu’il y a des institutions qui ne veulent pas voir émerger des contestations. Mais elles sont là. M .  Quelle est votre utopie à vous ? M . M .  Ce serait de voir plein de pôles de contestation surgir dans la société. Voir naître des communautés d’ami.e.s et d’amant.e.s créer leur monde pour changer les choses. Il y a de nombreuses façons d’être activiste, et ça ne signifie pas forcément “faire de la politique”. Il faut s’activer les uns les autres, et ce livre est fait pour ça. Regardez, activez-vous et ça sera super ! Il faut dédramatiser l’engagement, créer son propre cadre. Ça produit de la vitalité, des bouillonnements, de la vie, et c’est ce qu’il se passe aux États-Unis. Il est nécessaire d’agir, sinon c’est laisser la victoire au libéralisme prédateur, destructeur, et au fascisme. Il n’y a pas le choix. * Génération Ocasio-Cortez, les nouveaux activistes américains , aux éditions La Découverte.

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ADÈLE EXARCHOPOULOS : “JE CROIS À MORT À LA SORORITÉ” 00


PRÉSENTE AU CASTING DE LA SÉRIE COMIQUE LA FLAMME SUR CANAL+ ET ATTENDUE DANS DEUX FILMS MAJEURS DE LA RENTRÉE (MANDIBULES, DE QUENTIN DUPIEUX, ET BAC

NORD , DE CÉDRIC JIMENEZ), LA JEUNE ACTRICE CONTINUE D’IMPOSER, TRANQUILLEMENT MAIS SÛREMENT, SON STYLE ET SON FRANC-PARLER DANS LE CINÉ FRANÇAIS. PHOTOS MEHDI SEF. RÉALISATION CAMILLE SEYDOUX. PROPOS RECUEILLIS PAR THÉO RIBETON. C H E M IS E E N C OTO N ET C O LLI E R E N P E R LES ET O R P L A Q U É D I O R . PA G E D E G A U C H E  : D É BA RD E U R E N C OTO N ET TO P E N R ÉSILLE , PA N TALO N E N D E N I M , C O LLI E R E N C R ISTA U X ET M ÉTAL D O R É G U C C I .

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À 19 ans, Adèle Exarchopoulos avait déjà une Palme d’or (remise exceptionnellement par le jury de Steven Spielberg aux deux actrices principales de La Vie d’Adèle, en plus de celle traditionnellement échue au réalisateur – Abdellatif Kechiche) ; à 20 ans, elle avait déjà un César (pour le même rôle) ; à 23 ans, elle avait déjà un enfant. Tout est arrivé extrêmement vite pour cette Clichoise au souffle de jeu rarissime et au franc-parler notoire ; mais on ne se remet pas toujours facilement des triomphes, surtout quand ils tombent très tôt. Et pour Adèle, les années post-Kechiche furent marquées par une relative errance. Films chahutés par la presse, périodes de doute : l’actrice a réagi à ce flottement avec son naturel de fonceuse, troquant sa casquette de star pour des jobs anonymes (pendant quelques mois, en 2017, elle sert des sandwichs aux touristes de Bercy), et travaillant sans relâche en attendant l’occasion de revenir. L’occasion attendra 2019 – Sibyl, de Justine Triet, qui marque son retour à Cannes – puis surtout 2020, avec deux “gros” films (Mandibules, la nouvelle comédie dada de Quentin Dupieux, et BAC Nord, polar marseillais de Cédric Jimenez), une série comique sur Canal+ (La Flamme, parodie du Bachelor avec Jonathan Cohen) et deux tournages pour des jeunes cinéastes, prouvant que Miss Exarchopoulos a du flair, mais aussi et surtout, le goût du risque et de l’inconfort, qui n’a pas attendu longtemps pour se réaffirmer dès son retour au sommet.

MIXTE. Comment se sont passés ces derniers mois pour toi ? ADÈLE EXARCHOPOULOS. J’avais heureusement fini de tourner avant le confinement des rôles qui me tenaient très à cœur : Mandibules de Quentin Dupieux (sortie le 2 décembre) et BAC Nord de Cédric Jimenez (25 novembre). En revanche, j’avais deux projets qui se lançaient avec des cinéastes plus émergents. Rien à foutre, le premier long d’Emmanuel Marre, un film très sauvage, très à la recherche d’une vérité, très improvisé. Pas de maquil-

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lage ni de coiffure, beaucoup de gens “du réel” autour de moi. Je saurais honnêtement à peine te dire de quoi ça parle : je joue une hôtesse de l’air, ça parle d’errance, de la perte. On a commencé à le tourner, mais il nous restait pas mal de sessions avant de terminer. Et Les Cinq diables, le second film de Léa Mysius (réalisatrice d’Ava et scénariste, notamment pour Arnaud Desplechin ou Jacques Audiard). Un conte assez ludique et très profond sur la maternité, qui m’emballait beaucoup parce que Léa est une réalisatrice assez organique, qui ne s’égare pas dans des psychologies trop cérébrales. J’avais hâte, et tout s’est arrêté. Heureusement, on a pu finir le Marre, et reporter à cet automne le tournage du Mysius.

M. Comment as-tu passé le confinement ? A. E. Sept potes et mon fils, répartis dans deux appartements d’un même immeuble à Paris. Je voudrais bien te dire que je me suis refait tout Godard, ou tout South Park, mais en réalité quand tu as un enfant, c’est plutôt 8 h du matin, Frosties, promenade, etc. Mais c’était aussi l’occasion de beaucoup parler. Je crois qu’il faut tout dire aux enfants, sans forcément entrer dans des détails qui leur échappent – pas la peine de parler du professeur Raoult – mais expliquer de la bonne manière : “Il y a Coco le virus qui est dans la rue, il faut qu’on se protège”.

M. Est-ce que l’idée que ton enfant commence son existence dans un monde qui va être marqué par des catastrophes écologiques ou sanitaires, c’est quelque chose qui t’angoisse ? A. E. J’ai pas attendu cette crise pour y penser. Quand on fait un enfant, il faut une part de lucidité, on ne peut pas nier le monde dans lequel on va l’introduire. Aujourd’hui, bien sûr que ça me saoule qu’on lui apprenne les syllabes avec un masque sur la tête, qu’il ne voit pas si on lui sourit ou non. Mais c’est plus généralement que le milieu où il arrive me semble hostile. Le monde est à l’agonie. Ma grossesse a été une période particulière : j’avais 23 ans, j’ai dû renoncer à deux tournages auxquels je tenais, et

je me suis remise à travailler dans une sandwicherie. L’avenir était incertain et je parlais à mon fils dans mon ventre : “Écoute, ça va être compliqué, mais on va bien rigoler”.

M . Tu as un naturel plutôt pessimiste ou optimiste quant à l’avenir ?

A. E. C’est complètement mélangé. J’ai une lucidité pessimiste, mais une espèce de foi. J’aimerais bien un journal de 20 heures de bonnes actions. Je crois qu’il faut avoir conscience de ce qui va mal, mais qu’il va nous falloir aussi à tous beaucoup d’amour.

M . Tu as misé, pour ces deux derniers tournages, sur des noms encore très inconnus. Pourquoi ce choix ? A. E. Je fonctionne beaucoup à l’instinct, je suis particulièrement attirée par ce que je ne connais pas. J’aime les premiers films. Il y a une soif, une urgence, une nécessité, quelque chose là-dedans qui soude. Après, c’est aussi un truc de rencontre : Emmanuel Marre, c’est quelqu’un d’incongru. Il est profond, sarcastique, drôle, mélancolique, et parfois incohérent. Il est dans une espèce de perdition maîtrisée.

M . Je crois que c’est presque la première fois qu’il écrit un scénario, parce qu’il était obligé pour les dossiers de financement de long-métrage… A. E. Quand je l’ai rencontré, il m’a même dit qu’il ne voulait pas que je le lise. Je lui ai répondu : “Je les ai trop vécus, ces stress-là. Moi j’ai un enfant, tu me dis de partir pour plusieurs sessions de quatre semaines, réparties sur une longue période… Il faut que tu me donnes quelque chose, mon pote”. Donc il a finalement accepté, tout en me précisant que c’était juste un squelette, que c’était inabouti… Et c’était en fait “chantmé”. Je l’ai appelé, et je lui ai dit : “T’es fou, c’est génial !” Lui m’a répondu : “Ah, d’accord. Mais tu sais, de toute façon, on ne tournera probablement même pas ça…”

M . Tu mises aussi sur des cinéastes très organiques, qui aiment la matière, le corps, la pulsion de vie, tant chez les


C H E M IS E E N C OTO N ET B O D Y- B U STI E R E N C U I R FA Ç O N P O U L A I N I M P R I M É A L A I A .

plus importants que dans tes choix parmi la nouvelle génération. Est-ce volontaire de ta part ? A. E. J’admire les “acteurs de corps”, comme Marion Cotillard, Pierre Niney, Leïla Bekhti. J’ai tendance à aimer les gens qui ont besoin de vérité. Sous mille formes, bien sûr : ce n’est évidemment pas la même chose avec Emmanuel Marre et avec Justine Triet (Sibyl), chez Abdellatif Kechiche (La Vie d’Adèle) ou chez Quentin Dupieux (Mandibules). Mais chez Dupieux aussi je suis dans une recherche de vérité : je joue une folle qui crie dans une maison qu’elle partage avec d’autres et dit, justement, toutes les vérités, tout ce que les autres ne souhaitent pas entendre. J’aime les gens qui veulent le vrai. J’ai fait des films avec des personnes qui se satisfont vite, qui acceptent un peu de médiocrité, et franchement, ça me saoule.

M. Avec Sibyl, tu as vécu une expérience particulière, la rencontre d’une nouvelle famille artistique et une certaine renaissance. Que gardes-tu de ce film ? A. E. J’ai adoré ce tournage, et si Justine Triet me rappelle demain, je la suivrai aveuglément. Raconter le tournage, ce serait comme raconter des vacances. Il m’a apaisée à un endroit précis : savoir qu’on peut faire des trucs de ouf en restant intégralement dans le plaisir. On n’est pas obligé de s’imposer ce truc pesant qu’a parfois le cinéma d’auteur, cette souffrance. On peut être enjoué, enthousiaste, revenir à l’enfance. Ça ne veut pas dire que ce n’est pas sacré, que rien n’est grave, mais que ça peut être extrêmement joyeux.

M. Est-ce qu’il y a eu une période de ta carrière où tu as eu le sentiment de moins te trouver ? Un spleen post-Kechiche ?

A. E. Oui, il y a eu un contrecoup, une période où tout le monde avait idéalisé ce que j’étais capable de faire, alors qu’ils n’en savaient rien. Ça a amené beaucoup de doutes, que je n’ai d’ailleurs pas balayés, mais que j’ai fini par accepter. Ça a aussi été l’occasion de réaliser à quel point j’y tenais, malgré tout : quand je vendais mes paninis, enceinte, et que je me demandais si j’allais reprendre, j’ai quand même été obligée de reconnaître que ça m’aurait beaucoup affectée d’arrêter. M . Qu’est-ce que tu aimerais faire que tu n’as encore pas fait ? A. E. Des rôles qui divisent, des rôles moins empathiques, moins purs. J’ai envie d’incarner le mauvais, passer de l’autre côté. Quand je cherche des exemples, ce sont des rôles d’homme qui me viennent, ce qui n’est sûrement

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C O M BI-S H O RT E N TW E ED , C EI N TU R E E N P E R LES ET M ÉTAL, C O LLI E R E N C U I R ET M ÉTAL D O R É , B O U CLES D’O R EILLES E N O R ET PI E R R E C H A N E L , M U LES E N N U B U C K O R N É D E P E R LES ET C R ISTA U X J I M M Y C H O O . PA G E D E G A U C H E  : BLO U S E E N M O U S S ELI N E ET J U P E E N C OTO N F E N D I , SA N D ALES E N C U I R VERNI KOCHÉ.

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pas innocent… Mais dans l’idée, un genre de Joker. Jouer le démoniaque. Ah si, un rôle féminin : celui que joue Charlize Theron dans Monster ! Ce serait mon rêve de jouer ce personnage.

M. Est-ce que ton expérience la plus extrême reste encore La Vie d’Adèle ?

A. E. Ça dépend, ça veut dire quoi “extrême” ? La plus libre, oui. Et aussi celle pour laquelle je savais, en rentrant chez moi, que je n’aurais pas pu mieux faire. Ce n’est pas un deuil, parce que j’aime aujourd’hui découvrir d’autres méthodes de travail. Mais La Vie d’Adèle reste mon expérience la plus libre, la plus ample en matière de temps, d’improvisation, de technique.

Mektoub My Love: Intermezzo, son dernier film montré à Cannes en 2019 et toujours pas sorti depuis ? A. E. Aucune idée. La dernière fois qu’on s’est vus, c’était en Tunisie, et on a simplement parlé de nos familles. On discute de l’essentiel. C’est quelqu’un qui a été tellement attaqué, à qui on a tant réclamé des comptes : “Vous avez dit ceci”, “Vous avez fait cela”, “Est-ce que c’est vrai”, “Qu’avez-vous à répondre”… C’est bien de lui demander plus simplement s’il est heureux.

M. Qui est pour toi le plus grand réalisateur en France ? A. E. Peut-être Desplechin.

M. Quel souvenir domine chez toi à

M. Est-ce que tu as eu l’impression

propos de ce tournage qui a maintes fois été décrit comme douloureux ? A. E. Franchement, pour moi, ça a toujours été le plaisir et la folie. C’est comme une première fois : il y a eu des moments où ça faisait mal, mais c’était si important, si inoubliable, et avec tellement plus d’amour que ce qui a été dépeint. Et d’ailleurs, c’est plutôt après que ça a été douloureux : tout ça a été gâché dans les mains et les mots d’autres gens. Moi je n’ai jamais eu d’accrochage avec Abdel. Il y a eu des moments durs, des moments d’incompréhension face à l’exigence. Mais je n’ai jamais cessé de l’aimer, comme je n’ai jamais cessé d’aimer Léa.

d’être mise dans une case, un certain type de rôles ? A. E. Quand j’ai accepté le film de Quentin Dupieux, je me suis rendu compte que les gens avaient du mal à me voir dans un rôle comique. Ça m’a plutôt amusée. Je pense que c’est un truc un peu frileux en France, où on m’avait rangée dans une catégorie très “auteur”, très sexualisée aussi. Après La Vie d’Adèle on ne m’a proposé que des passions amoureuses, pas forcément très réussies.

M. Il a beaucoup été dépeint comme un réalisateur tyrannique, qui impose à ses équipes techniques des rythmes insupportables, et à ses comédiens des performances extrêmes extirpées dans la douleur. Que penses-tu de ce portrait ? A. E. Je ne peux pas juger le ressenti des gens. Si quelqu’un s’est senti maltraité, je n’ai aucune légitimité à le contredire, d’autant plus si je n’étais pas présente. Je sais juste comment je l’ai vécu moi, et que ce n’était pas ça. Mais je sais aussi qu’il y a des situations où on n’ose plus dire sa limite, et c’est peut-être ce qui s’est passé pour certaines personnes sur certains de ses tournages. Je respecte quand même le fait qu’Abdel prenne des gens qui n’ont jamais rien fait, qu’il tente d’amener au meilleur d’eux-mêmes.

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M. Sais-tu où en est le montage de

M. Tu as souffert de ta sexualisation ? A. E. Je n’ai jamais regretté cette exposition, parce que ce n’est pas ça le plus intime, ce n’est pas là que je place ma pudeur en tout cas. Dorénavant, il est question de mon fils : je ne sais pas si je ferais La Vie d’Adèle maintenant que je suis maman.

M. Après le refus d’Ophélie Bau d’assister à la projection cannoise de Mektoub My Love: Intermezzo, qui montrait une scène de sexe non simulée, plusieurs voix se sont élevées pour tenter d’interpréter ce geste. Notamment la réalisatrice, actrice et autrice Ovidie, qui avait alors partagé un texte sur la douleur qu’elle avait ressentie après la présentation du Pornographe de Bertrand Bonello en 2001. Elle décrivait un vécu traumatique, lié non pas au tournage, mais à l’accueil voyeuriste et dégradant d’une certaine presse. Partages-tu ce ressenti ?

A. E. Non. Je suis arrivée assez naïve. J’ai trouvé certaines questions lourdes, bien sûr. Mais, au-delà de la lourdeur, je me disais : “C’est tellement peu pertinent…” Tu fais un film de trois heures, qui parle d’éducation, de tromperie, de trahison, de première fois, et la seule question qui obsède les gens c’est de savoir si tu as ou non léché un téton ! Sans parler des considérations d’une bêtise sans nom sur le réalisme des scènes de sexe. Est-ce qu’on jugerait une scène hétéro de la même manière ? Est-ce qu’il n’y a qu’une seule façon de coucher avec les gens ? Est-ce que le sexe, ce n’est pas l’espace le plus libre, celui où l’on peut le plus être soi-même ou, au contraire, jouer des rôles ? Dans La Vie d’Adèle, on ne dit pas que les filles baisent comme ça : on dit que cette fille, qui n’a jamais fait l’amour avec une fille, qui sort à peine de sa première relation avec un garçon, baise comme ça, ce jour-là. C’était bête, la réaction des gens, mais ça ne m’a pas empêchée de dormir. M . Tu

fais partie du casting de La Flamme, une parodie où treize actrices interprètent les prétendantes fictives d’un Bachelor joué par Jonathan Cohen. Le tournage a-t-il été une expérience de sororité ? A. E. On a tourné la série dans les conditions d’une téléréalité, dans une maison angoissante à Issy-les-Moulineaux, avec des lumières dégueus partout. Mais on n’était pas dans des histoires de téléréalité entre nous, évidemment, on était ultra-soudées, par le rire notamment. Je crois à mort à la sororité, j’en ai besoin. Et c’est très mal exploité au cinéma. Quelle catastrophe, la représentation des femmes entre elles… Non, nous ne parlons pas que garçons, sexe et tampons entre nous ! Il n’y a rien de plus passionnant qu’une conversation avec une femme.


C O M BI N A IS O N E N J E R S EY D E C OTO N À B R ETELLES E N STR A S S A R E A , B OT TES E N C U I R V E R N I À B O U CLE M ÉTALLI Q U E R O G E R VIVI E R . ASSISTA NTE STYLISTE : SAR R A H ELB O R G . M A Q UILLA G E : AYA FUJITA @ CALLISTE A G E N CY AVEC LES PIN C EA UX TAKED A . COIFFU R E : N ABIL HARLO W @ CALLISTE A G E N CY. ASSISTA NT P H OTO G R AP H E : A M ÉLI E HASSA N . O P ÉR ATEU R DIGITAL : A NTOIN E @ A-STUDIO .

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LAS N E PEINTRE FIGURATIF DE LA SCÈNE CONTEMPORAINE FRANÇAISE, THOMAS LÉVY-LASNE POSE À TRAVERS SES ŒUVRES UN REGARD CRITIQUE, ENGAGÉ ET SUBLIMÉ SUR LA RÉALITÉ BANALE DE NOTRE QUOTIDIEN. MAIS AUSSI SUR LA FRAGILITÉ ÉCONOMIQUE ET ÉCOLOGIQUE DU MONDE OCCIDENTAL, NOUS INTERROGEANT SUR SA POSSIBLE FIN ET LA FAÇON DE LE RÉINVENTER. PROPOS RECUEILLIS PAR THÉO RIBETON. PORTRAIT JUSTINO ESTEVES.


D ’U N

VA C A N C E , H U ILE S U R TO ILE , 18 0  X  18 0 C M .

PO ÈTE


F ÊTE 82 ET F ÊTE 74 (E N BA S), A Q U A R ELLES S U R PA PI E R , 15  X  20 C M . T H O M A S LÉV Y-L A S N E À L A G ALE R I E LES FILLES D U C ALVA I R E , D EVA N T S O N Œ U V R E LE B O S C O , 2020 , F U SA I N S U R TO ILE 3 0 0 X  4 0 0 C M .


C’est un art du banal sublimé, employant les outils de la peinture classique pour représenter un monde actuel fait de paysages urbains, de scènes de la vie citadine, de fêtes d’appartement, qui a fait connaître Thomas Lévy-Lasne au début des années 2010. Cette prise sur le quotidien, qu’il a élargie au-delà de la peinture en collaborant avec des écrivains (Aurélien Bellanger) et des cinéastes (Justine Triet), a aussi fait de lui l’une des signatures incontournables du retour en grâce d’une peinture longtemps décriée dans l’art contemporain. Mais elle a fini par muter. Pensionnaire à la Villa Médicis en 2018-2019, l’artiste s’est alors senti frappé comme d’une révélation écologiste, qui a mis l’anthropocène et le réchauffement climatique au centre de ses préoccupations. Sur son compte Instagram (@thomaslevylasne), où il partage quotidiennement des détails de tableaux aimés, se sont invités des graphiques alarmants, des rapports du GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat), des extraits de conférences ; et son travail, lui aussi, s’en est trouvé bouleversé. L’Asphyxie, sa première expo personnelle depuis cette bascule, fait état d’une transition vers un art qui vit et pense l’effondrement, en explore les manifestations sensibles. Travailleur effréné et avide lecteur, le peintre, qui a souffert pendant le confinement d’une forme grave de Covid-19, nous a ouvert la porte de son atelier. Il nous parle de ce qui l’angoisse, de ce qu’il fait pour y remédier ou simplement vivre avec, et de la façon dont l’art et la peinture peuvent nous aider à habiter un monde condamné – voire essayer de le sauver.

MIXTE. Peux-tu décrire ton expérience du confinement et de la maladie ? T H O M A S   L É V Y - L A S N E . SaintOuen, où j’habite, a été très touchée par le coronavirus. Je l’ai chopé au début de l’épidémie, étant dans un état de grande fatigue après avoir dû terminer en urgence un fusain de trois mètres sur quatre. Et alors que j’étais de ces artistes prétentieux qui disaient : “C’est super, je vais pouvoir travailler, le

confinement c’est déjà exactement ma vie de tous les jours” (ce qui est vrai, du reste), j’ai contracté une forme sévère. Ça a été une expérience de faiblesse comme je n’en avais jamais vécu. Pour moi, ce furent deux mois ratés, complètement. Le seul truc qui m’a amusé, ce sont les mèmes comiques autour du coronavirus.

M. La crise a réveillé des questions sur l’empreinte écologique du monde de l’art, sa mondialisation, sa dépendance au modèle des foires. Le marché doit-il se relocaliser, se digitaliser, pour diminuer son empreinte ? T. L.-L. C’est certes polluant, mais il ne faut pas se tromper de priorité – le milieu du cinéma a beaucoup plus de questions à se poser, sans parler de la mode, de l’agriculture… Je ne suis pas attaché aux foires : ce sont des endroits assez vulgaires finalement, qui encouragent les artistes à s’autoparodier pour exister au milieu du nombre sur leur petit pan de mur blanc. Elles sont en plus très coûteuses, donc trop réservées à certaines galeries, quitte à éteindre la richesse des petites et des moyennes. Ce qui m’intéresse, c’est la galerie, l’expo personnelle, sur un temps un peu long. Tout montrer en reproduction numérique, bof… Je suis attaché à l’expérience physique, au côté sculptural de la peinture. Je devais faire le salon Drawing Now en mars, c’était la première fois que je réalisais une expo sur mesure pour un stand. Il a été annulé, les œuvres ont été vendues sans avoir été exposées. Je suis content de m’en être sorti économiquement parlant, mais c’est quand même un peu triste.

M.  Tu as souffert à tes débuts d’un certain dénigrement de la peinture, qui plus est figurative, jugée ringarde par un milieu acquis à d’autres médiums. Dirais-tu que cela a changé depuis ? T. L.-L. Quand je suis entré aux Beaux-Arts de Paris en 2000, il fallait faire de la vidéo d’art ou de la photo. Aujourd’hui, la peinture s’impose comme une évidence par le nombre de propositions. Bien qu’il y ait beaucoup

d’artistes, on manque d’appareillage autour : peu de critiques, peu d’institutions. Les peintres sont privés de leur public. Il n’y a pas tant d’expos de peinture que ça au Palais de Tokyo. Les galeries font leur travail. J’ai donné, à l’époque de la Villa Médicis, une conférence speed dating intitulée “Vitalité de la peinture contemporaine”, où je présentais 125 artistes, rien qu’en France ! Je suis assez jaloux de l’organisation de la photographie dans notre pays. Il y a Paris Photo, le festival d’Arles, Circulation(s), le BAL, le Jeu de Paume, la MEP… J’aimerais bien qu’il y ait une telle offre pour la peinture. Et je pense que cette situation est particulièrement représentative de ce qu’est la France, un pays de littéraires… La peinture italienne a une identité forte, la peinture flamande également, la peinture allemande est un peu bad painting, et le propre de la peinture française depuis toujours et peut-être encore maintenant, c’est d’être modérée entre tout ça. Donc on est un peu sages… Mais la pondération a une valeur à mes yeux.

M. Comment ta prise d’intérêt pour l’écologie a-t-elle atteint ta pratique artistique ? T. L.-L. Je m’intéresse à ces questions depuis très longtemps. Je faisais des compils de documentaires flippants quand j’avais 20 ans. Mon père produisait une émission scientifique sur Arte qui parlait beaucoup de réchauffement climatique (Archimède). J’ai toujours vécu là-dedans, mais sans y croire – de façon culturelle, d’une certaine manière : je m’y connaissais, j’en parlais beaucoup, mais je n’avais pas le sentiment d’urgence, de nécessité de changement. Or quand j’ai été accepté à la Villa Médicis, pour la première fois depuis longtemps je pouvais souffler, prendre le temps, sans produire effrénément pour gagner ma vie. Donc j’ai pu lire, pour voir ce qui se produisait comme pensée autour de ça. Ça allait de Bruno Latour à Pablo Servigne, en passant par Pierre Charbonnier, JeanPierre Dupuy, Jean-Marc Jancovici, même Fred Vargas ou Cyril Dion… J’y suis allé sans idéologie, en bourrin : on

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V E RTI G E , H U ILE S U R TO ILE , 15 0  X  20 0 C M .



A U BI O D Ô M E , 2019. H U ILE S U R TO ILE . 15 0 X 15 0 C M .


lit tout, on s’intoxique et on fait le tri après. Et d’un coup, j’y ai cru. Et c’est vraiment embêtant parce que, d’un coup, quand on y croit…

M.  … On ne peut plus penser à autre chose, c’est ce que tu veux dire ? T. L.-L. Si, on peut, mais on est un peu gâché. On est abîmé. Donc tout à coup, je me dis : est-ce que je prends en compte les rapports du GIEC et je fais de la politique pendant dix ans – parce qu’il ne reste que dix ans pour baisser les émissions de CO 2 – ou estce que je peins ? Et en fait, je ne pourrais pas être homme politique, parce que je serais tout de suite dictatorial. Donc mieux vaut que j’en témoigne dans mon travail. Et ça se fait tout seul, parce que mon regard n’est plus le même. J’ai changé de lunettes, et les nouvelles me font voir le mal partout. J’utilise souvent l’exemple de Marilyn Monroe dans Sept ans de réflexion, dont la robe se soulève au-dessus de la bouche d’égout : d’abord, on la voyait comme une superstar glamour ; ensuite, on l’a vue comme une femme-objet, victime du patriarcat. Moi, maintenant, je vois le bain de particules fines qui déferle de la bouche d’égout. L’effet de réel, ça m’a beaucoup influencé, à travers le philosophe Clément Rosset qui n’a pas travaillé sur l’écologie mais sur la finitude tragique du monde. Une immense partie des problèmes humains me semble venir de ça : le fait qu’on ne veut pas voir qu’il n’y a pas d’ailleurs, pas d’alternative, que le monde ce n’est que ça. Il existe des alternatives politiques, mais pas physiques. On est coincés dans l’aquarium. M.  À propos d’aquarium, peux-tu nous parler du Biodôme, un lieu dont tu as tiré plusieurs œuvres exposées à la galerie Les Filles du Calvaire ? T. L.-L. Le Biodôme est un ancien vélodrome des Jeux olympiques de Montréal, que les Montréalais ont repris en 1992 et dans lequel ils ont reconstitué des biotopes. Ils en ont fait un musée vivant avec une jungle tropicale, et là je suis en train de finir le bord de mer. Évidemment, c’est d’un glauque

sans fin parce qu’il fait - 30 °C dehors, donc on dépense une énergie tarée pour refaire une jungle sous la neige, et on voit qu’elle est un peu fake : il y a une petite rambarde, un triangle jaune indiquant que le sol est glissant. On a des touristes qui s’y font expliquer un arbre, parce qu’on ne sait pas habiter le monde, on n’a pas les mains dedans, on n’a pas de rapport à la matière.

M. Et en même temps, quand tu le peins, il ne se dégage pas tant d’inquiétude – au contraire, il y a même une espèce de sérénité. T. L.-L. Je ne fais pas de l’art pour illustrer un message moral, je ne suis pas JR. Je cherche quelque chose de sensible. J’aime peindre avec beaucoup de soin, de technique, d’amour, de temps, des choses terriblement tristes. J’ai représenté Tchernobyl, j’ai peint Auschwitz, en les remettant dans un contexte purement matérialiste où la beauté du monde des apparences reste présente ; à Auschwitz, il peut y avoir une lumière dorée et un saule pleureur majestueux. Je viens de finir un tableau de Prypiat, près de Tchernobyl. Et cette cité désormais fantôme, en fait, c’est très doux. C’est d’un calme incroyable, une ville de 40 000 âmes sans personne. Il y a une radiation qu’on ne voit pas, mais c’est très doux. J’y suis allé en novembre 2019 – c’était un peu le gag, je voulais voir le mal invisible. J’aurais pu juste rester à Paris et attendre quelques mois… pour une fois, j’étais un petit peu à l’avant-garde.

M. Dans les premières peintures que j’ai vues de toi, par exemple ta série sur la fête, il y avait une présence discrète mais permanente de la consommation : des emballages, des bouteilles de bière, d’huile d’olive. Est-ce que tu peignais déjà ça à l’époque, avec en tête l’idée de l’effondrement de ce monde de produits ? T. L.-L. En fait, le plaisir qu’il y a à la dépense, à la pollution, à la consommation, à l’obscénité de notre monde, ça existe aussi. Je suis obèse, je ne le nie pas… Il faut essayer de le penser, de le reconstruire, mais le regarder de

loin, le moraliser, ça ne me paraît pas la bonne solution. Oui, bien sûr, j’y pensais. Il y avait beaucoup de paquets de cigarettes avec des inscriptions du style “Fumer tue”. Je peignais la fête, le carnaval, en me disant que ça avait toujours été, dans l’histoire de l’humanité, la dépense du surplus. Et ce qui m’amusait beaucoup, c’est que la seule tradition qu’on vivait alors en tant que jeunes, c’était la fête ; sauf qu’on faisait la dépense du surplus tous les jours. L’anthropologie nous dit qu’on mangeait le surplus quand tout allait bien, au bout d’un an. Et c’était vraiment la fête, parce que c’était le fruit de notre travail. Pour nous, c’était différent, il n’y avait plus de conscience de la finitude, c’était la fête de la dépense dans une société de surplus systémique, le gouffre de la limite physique planétaire en hors-champ.

M. De ces sujets euphoriques se dégageait finalement plus d’inquiétude que dans ton travail aujourd’hui. T. L.-L. Ça, c’est peut-être une question d’humains, c’était plus vivant. Quand je peignais la fête, même si on voyait peu les visages parce que je m’intéressais surtout aux matières, c’était quand même un rituel entre humains. Là ce qui m’intéresse, même si ça peut sembler prétentieux, c’est d’essayer de rendre le point de vue du monde en général, d’être plus froid avec les humains. Les regarder comme des poissons rouges dans un aquarium, avec un regard, un traitement pictural, qui leur donne autant de personnalité qu’un arbre. Il y a quelque chose de “désanthropocisé” qui m’intéresse beaucoup. M. Quel est ton rapport individuel à la nature ? T. L.-L. Je suis parisien, j’ai grandi dans le Marais, mais j’ai aussi vécu trois ans en Picardie où je faisais mon potager, presque en survivalisme, même si c’était essentiellement pour des raisons de pauvreté. La courgette, je la connais, je sais comment elle pousse. Malgré cela, ou grâce à cela, je ne crois pas à la nature. Je pense que ça n’existe pas. Je crois au réel. Tout est

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inclus de la même manière. Je ne crois pas au grand ordre naturel, c’est une invention du xviii e siècle pour remplacer Dieu. Quand Nicolas Hulot dit que le coronavirus est “un ultimatum de la nature”, là c’est fini pour moi. On ne peut pas se réunir autour d’un discours aussi peu rationnel. Le réchauffement climatique – le plus urgent des soucis, selon le GIEC – reste à mon sens un problème pratique ; il s’agit trop bêtement de baisser drastiquement la production de gaz à effet de serre. Il n’y a pas de grand ordre, pas d’ordre tout court. Il suffit de lire un peu Darwin pour s’en rendre compte : c’est le chaos.

M. Tu utilises alternativement l’huile, l’aquarelle et le fusain. En fonction de quoi ton choix se porte-t-il sur une technique plutôt qu’une autre ? T. L.-L. J’ai dessiné le Bosco de la Villa Médicis au fusain. C’est une forêt magnifique. L’année où j’étais pensionnaire, quinze arbres sont tombés à cause d’une tempête, des vents inhabituels. Les arbres étaient vieux, mais ils étaient les plus beaux de la Villa, des pins parasol de 250 ans qui mettront aussi longtemps à repousser. Une blessure à jamais dans le paysage… Ce qui m’intéressait, c’était de dessiner au fusain, au bois brûlé, une forêt qui allait disparaître. L’aquarelle, c’est souvent pour représenter des gens qui bougent, ça convient pour tout ce qui est action. Et la peinture à l’huile est un médium lourd, je trouve. Je ne vais pas faire des tableaux anciens avec des mecs en train de faire des gestes ; il y a un temps lourd, une présence lourde.

M. Est-ce que ça a du sens de peindre aujourd’hui ?

T. L.-L. Passer deux mois à créer une image alors qu’on en poste 100 millions par jour sur Instagram ? Oui. L’image peinte est soignée, on y a mis de l’amour, elle est incarnée, inconsciente, c’est un objet, ce n’est pas du flux. Elle joue des apparences du réel avec les instruments du réel : la matière. Régis Debray dit un truc que j’aime bien : il dit qu’on a inventé le jogging avec la voiture. Avant, on ne courait

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“J’AIM E PEINDRE AVEC BEAUCOUP DE SOIN, DE TECHNIQUE, D’AM OUR, DES CHOSES TERRIBLEM ENT TRISTES, EN LES REM ETTANT DANS U N CO NTEXTE PUREM ENT MATÉRIALISTE OÙ LA BEAUTÉ D U M O NDE DES APPARENCES RESTE PRÉSENTE.”

pas ! Je pense qu’il y a un effet jogging pour la peinture, on a besoin de physico-chimique. Et j’adore la peinture parce qu’elle me fait regarder le monde avec plus d’intensité. Tu vois un arbre, tu vois Poussin, tu vois Fragonard. Tu découvres un goût pour le banal. Un journaliste qui passait à mon atelier a vu mon Bosco, et maintenant, quand il est en vacances, à chaque fois qu’il voit un arbre spécial, il m’envoie une photo. On peut rendre tout très beau et désirable, au lieu de vouloir fuir ; et ainsi s’impliquer dans une vie simple. Il n’y a pas de raison pour qu’il y ait un endroit moche dans le monde. Et si tout était beau, il n’y aurait enfin plus de tourisme. www.thomaslevylasne.com L’Asphyxie , jusqu’au 24 octobre à la galerie Les Filles du Calvaire, Paris 3 e. www.fillesducalvaire.com


LE G U ID E D E TC H E R N O BYL , 2020 . F U SA I N S U R PA PI E R , 9 3 , 4  X  13 5 , 4 C M .


LA BEAUTÉ DU GESTE À SEULEMENT 27 ANS, LE DANSEUR ET CHORÉGRAPHE BELGE NICK COUTSIER PEUT DÉJÀ COMPTER PARMI SES COLLABORATEURS MARINE SERRE, LE BALLET ROYAL DE FLANDRE ET BEYONCÉ. MIXTE EST ALLÉ À LA RENCONTRE DE CETTE NOUVELLE FIGURE MONTANTE DE LA DANSE CONTEMPORAINE SUR LA SCÈNE INTERNATIONALE. PHOTOS JULIEN VALLON. RÉALISATION AUDREY LE PLADEC. TEXTE ANTOINE LECLERC-MOUGNE.


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Cette année, sans le savoir, vous avez été probablement initié à la danse contemporaine grâce au travail de Nick Coutsier. Son nom ne vous dit peut-être encore pas grand-chose mais, ces derniers mois, vous avez sûrement vu passer sa tête sur vos écrans ; car en l’espace d’un an, ce jeune danseur et chorégraphe belge a pris une place considérable dans le milieu de la danse contemporaine et de la pop culture. Une place dont même le premier intéressé a encore du mal à mesurer l’ampleur : “Jamais je n’aurais cru…” répète Nick à l’envi quand on lui demande de nous raconter son parcours et sa jeune mais prolifique carrière. C’est simple. De l’été 2019 à l’été 2020, il a dansé dans le clip Spirit de Beyoncé, a performé en tant que “guest dancer” au Ballet Royal de Flandre dans le Mea Culpa du célèbre chorégraphe belge d’origine marocaine Sidi Larbi Cherkaoui. Pendant le confinement, Nick Coutsier a également agité le monde chelou des Instagram Lives en prodiguant, en collaboration avec la marque Marine Serre (dont la créatrice est une amie de longue date), des cours de danse et d’échauffement inclusifs baptisés Body Party. Il aurait pu s’arrêter là. Mais non. Nick a aussi travaillé sur Black Is King, le dernier projet phénomène de Beyoncé (encore elle) sorti en juillet dernier sur Disney+, tout ça avant de finir par donner une petite summer class aux danseurs du collectif (La)Horde du Ballet national de Marseille. Busy, on vous dit. Nick a toujours dû s’occuper. Normal pour un gamin, fils unique de surcroît, originaire d’un bled paumé en pleine campagne, à quelques kilomètres de Bruxelles. “Dès que je m’ennuyais, on me disait d’aller faire un tour et de trouver une occupation dans les bois ou avec les animaux. C’est quelque

chose qui m’a poussé à m’occuper de moi-même très tôt”, nous explique le danseur. Résultat, Nick enchaîne les activités : cours de sport, scoutisme, athlétisme et équitation, qu’il pratiquera assidûment et compétitivement de 6 à 16 ans, concours de jumping inclus (tu peux pas test) ; avant de finalement mettre le pied à l’étrier côté danse.

ALLEZ DANSE, DANSE, DANSE, DANSE ! Alors qu’il traîne avec sa bande de scouts, qui chaque fin d’année organise une petite compétition pour challenger ses membres, le pré-ado remporte celle consacrée à la danse grâce à une petite choré dont lui seul a le secret. La vérité, c’est que Nick et cette discipline, à cette époque, est une histoire d’amour pas vraiment officialisée qui a commencé dès l’âge de 3 ou 4 ans, lorsque sa tante le traîne sur le dancefloor des mariages et autres fêtes de famille. Mais jusquelà, il s’agissait plus d’un bon moment à passer que d’un éventuel projet de carrière. “La danse est arrivée de façon un peu sinueuse dans ma vie. C’est quelque chose que je ne prenais pas trop au sérieux. Mais en gagnant cette compétition, je me suis rendu compte que j’étais doué et que je pouvais être aimé pour ça.” Vers 13 ans, au milieu des années 2000 – cette parenthèse (dés)enchantée où les programmes de télécrochets danse, musique et chant sont aussi nombreux que le nombre de singles de Mariah Carey classés numéro 1 au Billboard Hot 100 –, Nick commence à prendre des cours de hip hop. “Ce n’était pas vraiment pour apprendre à danser, parce que je dansais déjà tout le temps. C’était d’abord pour avoir un environnement dans lequel explorer mon identité, exploiter mes ressources et canaliser mon énergie.” Deux ans

plus tard, après avoir explosé les compteurs en matière de nombre de pas effectués, de “tchac tchac, boum boum” prononcés, de gouttelettes de sueur sécrétées et de regards vers le miroir passionnés, Nick passe un casting pour un nouveau projet d’émission sur Disney Channel qui cherche de jeunes chanteurs et danseurs. Il est sélectionné et travaille pendant quelques mois pour la chaîne américaine. C’est là qu’il rencontre une chorégraphe française qui, voyant en lui un potentiel de malade, lui suggère de partir se former à Los Angeles dès qu’il aura terminé ses études. Nick suit son conseil et, le bac en poche, s’installe chez son oncle en Californie pour upgrader ses 1, 2 steps. Dans ce berceau du hip hop, des danses commerciales et de la culture entertainment, les studios sont quasi tous ultra-réputés, et on peut facilement y tenir la jambe aux chorégraphes du moment et prendre son pied en croisant les stars venues répéter (Madonna, Justin, Britney, Beyoncé…). Bref, “c’est là que ça se passe”, et se retrouver là-bas à 17 ans, ça fait vraiment un effet “oh wow !”

U NE QUESTION D’ÉQUILIBRE Une fois sur place, Nick danse tous les jours. Le problème, c’est qu’au niveau de la pratique et de l’ambiance, ce n’est pas vraiment ça : “Je trouvais ça un peu vide. On faisait le cours, on apprenait la choré, on la répétait, on la dansait. C’était très répétitif et très compétitif. Il fallait se faire remarquer, être sélectionné par le prof, avec une pression du résultat pas toujours facile à vivre, explique-t-il. J’avais clairement besoin de plus que danser pour quelqu’un, devenir un back-up dancer. Certains s’accomplissent très bien là-dedans. Pas moi. C’est à ce

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N , ” E LA HA E I AS R G “P M AR E O N NT IS M O MA S, N N TO TE CO MAR EN R. RT R D O I SH CU S. I , E N N EL M G N U N ES SO Y O S U RP E R O S WO AU UE H G N L OE , C B A Y N L K ET EN FA UX R TTE S N E A I S H ET A N E- S S , T EH A U I E R C ART C

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moment-là que je me suis demandé s’il n’y avait pas d’autres schémas de réussite et de fierté que ‘J’ai dansé pour untel’. Est-ce que ça ne pouvait pas être plutôt ‘J’ai dansé pour moi’ ?” Bingo, cow-boy ! Après quelques mois passés dans la Cité des anges, Nick Coutsier revient en Belgique en 2011. Et par l’intermédiaire d’un ami élève au deSingel, le conservatoire national de danse contemporaine d’Anvers, il y passe une audition. Il n’a alors pas vraiment de formation en contemporain et, sans trop y croire, se dit quand même que s’il rate cet examen d’entrée – “le plus dur de ma vie ! J’ai fini les pieds en sang” –, les balancés, les cambrés, les ball change, les antéversions et autres circumductions auront eu raison de lui, que la danse, ce sera fini. Heureusement, les dieux de la pirouette en ont décidé autrement : après un dernier entretien, Nick est validé pour intégrer un cursus de trois ans, période durant laquelle il aime à dire qu’il a “gagné en légitimité” en approfondissant ses connaissances à la fois pratiques, techniques et théoriques. À peine diplômé du conservatoire, Nick continue de faire la nique au système et obtient, après audition, son premier véritable boulot en tant que danseur, sur l’un des nouveaux projets de la compagnie Lali Ayguadé Farró. Direction Barcelone, pour une durée de cinq mois, où se trouve cette compagnie de danse dirigée par la célèbre chorégraphe catalane du même nom, qui a elle-même fait ses armes avec les grandes figures de la discipline que sont Akram Khan et Hofesh Shechter (pour vous donner une idée, c’est comme si on citait Christian Dior et Yves Saint Laurent pour parler chiffon). Bref, Nick n’en est qu’au tout début de sa carrière naissante et il fait pourtant déjà exploser son quota de name-dropping prestigieux.

HU MAN AFTER ALL Les deux années qui suivent, Nick, avec son statut de freelance, s’associe à différentes compagnies qui le font voyager dans toute l’Europe. “J’ai très vite vécu la vie de danseur

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“CHAQUE GESTE, CHAQUE MOUVEMENT, CHAQUE PARTIE DU CORPS, EN ACTION OU NON, PEUT ÊTRE DE LA DANSE. ON EST TOUS CAPABLES DE DANSER. C’EST AINSI QUE JE VOIS LE MONDE.”

souviens leur avoir expliqué que même dans la démarche pédestre humaine, d’apparence basique, tout comme dans le langage corporel primaire, il y a des mouvements qui peuvent être magnifiés : un pied mis devant l’autre, un pouce levé, une poignée de main, une accolade… Une fois qu’on applique cette vision, on peut trouver tout aussi magnifique deux personnes qui se serrent la main que deux autres qui se lancent dans un duo de spirales complexes ou une série d’arabesques synchronisées.”

L’AFFIRMATION DE SOI à un rythme effréné. Ce qui peut être euphorisant au début, mais est finalement assez déstabilisant, reconnaît-il. Voyager sans cesse, passer de ville en ville, ne pas avoir d’attaches peut vite créer un sentiment de solitude et un décalage avec des amis et collègues qui ne vivent pas la même chose. Heureusement, ce contexte particulier m’a poussé à me ménager et à prendre davantage soin de moi au niveau personnel et humain.” Masha’allah, car l’aspect l’humain joue un rôle essentiel dans son rapport à la danse. C’est même une base de réflexion intrinsèque à son travail. Il suffit de voir Nick s’exprimer pour le comprendre. Dès qu’il parle, se déplace, dès qu’il interagit, c’est comme s’il dansait : ses bras, ses mains et ses doigts dessinent des formes et prennent de l’espace dans les airs, son cou et sa tête font des mouvements circulaires à mesure qu’il réfléchit à ce qu’il veut dire. C’est là l’illustration parfaite de ce qu’est pour lui la danse : “À mon sens, chaque geste, chaque mouvement, chaque partie du corps, en action ou non, peut être de la danse. Si on a tous la capacité de se mouvoir, ça veut dire qu’on est tous capables de danser. C’est en tout cas la manière dont je vois le monde”. Ce concept de désacralisation et d’humanisation de la discipline, Nick a commencé à l’aborder et à le traiter dans le cadre des récents workshops qu’il a donnés aux danseurs de différentes compagnies, comme ceux de (La)Horde cet été à Marseille. “Je me

Serrer une main, rien de plus simple a priori. Sauf que pour être un bon danseur, il faut certes avoir du talent, mais il faut aussi connaître son corps et savoir comment l’utiliser. “C’est beaucoup plus difficile de rendre, à travers le mouvement, la sensation de quelque chose d’effortless que de complexe. C’est beaucoup plus dur, car ça demande plus d’honnêteté et de confiance en soi”, assène Nick. Oui, dans la danse, tout est une question de confiance. Surtout quand on évolue comme lui en tant que personne noire et homosexuelle dans un milieu professionnel artistique connu, comme beaucoup d’autres, pour entretenir des stéréotypes tenaces liés au genre et à son expression ; et pour maintenir une discrimination systémique favorisant le manque de représentation des personnes racisées, sur scène comme en coulisses. “Même si, quand j’étais au conservatoire, énormément de nationalités et d’origines étaient représentées, j’étais le seul élève noir de ma promotion, tient à rappeler Nick. Et je n’avais bien évidemment aucun modèle de danseur me ressemblant auquel me référer.” C’est pour cette raison que lorsque Nick a débarqué sur le tournage du film Black Is King l’année dernière et qu’il y a vu un staff 100 % noir, il s’est “pris une bonne petite claque”. Heureusement, quand les danseurs noirs de contemporain issus des nouvelles générations auront besoin de s’identifier et de trouver des modèles de représentation, ils


EN MÉ R I H A” P S I M PA “ IR E U C TR N EN MO N. N , IA O NS L IM A E D N NT RT VI PA M A T , . N S R E IO D OR U D IR FL : ST CU   E NE EN E. PH A CE S E L L RA G N N R O OT Y. LO S U O N P H TO R NY US ERS A C T P T E CH E A N FA E , U ST D I NR R E BA G SI E @ A S L SE , A OT . O E NN E I E R ER Y C T V É I R I B S AR A L A S SO RN TI M R C N M A BA AU ÇO CUI : N   E E E L B A NT AL T R U IT M A C ELE  : DIG ET R A C G N B MI UR O O AT E R R G É OP

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SEPT ANS APRÈS THE GOLDEN AGE, L’ARTISTE FRANÇAIS POLYVALENT PUBLIE ENFIN UN SECOND ALBUM AU GOÛT DE SOUFRE, S16.

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Pendant le confinement, Woodkid a brusquement réapparu. À la faveur de “Goliath”, morceau au clip industriel et majestueux, le musicien et artiste est revenu nous hanter de sa voix grave et veloutée. Suivi du mélancolique “Pale Yellow”, dont le clip robotique et désenchanté introduisait un album en forme de confrontation avec notre monde en surchauffe. Intitulé S16, comme le symbole du soufre en tant qu’élément chimique, il livre la vision, du microscope au macroscope, du réalisateur, graphiste et musicien Woodkid, de son vrai nom Yoann Lemoine, qui s’est imposé de prendre le temps d’apprendre. Quand, en 2014, il fait ses adieux en plein succès du haut de ses 31 ans aux scènes les plus prestigieuses, il peut se targuer des collaborations avec les stars de la pop dont il réalise les clips en cinémascope, de Lana Del Rey à Pharrell Williams ou Drake et Rihanna. Il a entre-temps élargi sa palette à la danse – avec le chorégraphe Sidi Larbi Cherkaoui ou le New York City Ballet en compagnie de JR –, au cinéma – avec Jonás Cuarón – ou à la mode aux côtés de Nicolas Ghesquière pour Louis Vuitton. Des rencontres qui l’ont nourri jusqu’à construire pour ce second album un univers complexe autour de l’industrie pétrochimique, pour mieux questionner notre rapport à un monde gigantesque dont nous sommes tous des reflets ambivalents. La rencontre à New York avec le groupe Son Lux a compté pour beaucoup dans l’enregistrement, qui s’est étalé dans le temps entre New York, Paris, Londres où les orchestres ont été enregistrés avec l’arrangeuse anglaise Sally Herbert et Son Lux à Abbey Road, le mythique studio des Beatles, ou l’Islande pour graver les voix dans les studios retirés du groupe Sigur Rós. Le timbre enlevé d’un chœur de jeunes filles japonaises âgées de 6 à 15 ans apporte à plusieurs reprises un contrepoint aussi lumineux qu’apocalyptique à la voix de Woodkid. Plongée dans les arcanes d’un album qui peut paraître sombre, mais dans lequel affleure l’utopie de la tendresse, celle qui permettrait d’accepter la complexité du monde.

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MIXTE. Après un si long silence et à l’écoute de ton album, la première question qu’on a envie de te poser, et en pesant bien les mots, c’est : est-ce que ça va ? WOODKID. Oui, oui, ça va ! C’est un album sérieux, mais pas si noir que ça. C’est juste que, dans le paysage de ce qu’on entend à la radio et de ce qu’est la musique aujourd’hui, c’est un peu à contre-courant. J’en suis plutôt fier. J’aime l’idée que S16 soit un album plus honnête que dark, sur la fragilité et le sentiment intérieur.

M. Dans les textes, tu abordes l’amour perdu, la notion d’ennemi intérieur, la douleur physique, tu cites même des antidouleur, avant d’entrevoir la lumière dans les trois derniers morceaux. On sent que tu te bats avec tes démons… W. C’est vraiment l’idée. L’album parle de la résilience face aux échecs, aux amours impossibles… Il parle aussi des médicaments, des formes d’addiction à la dépression. Mais en même temps, il y a toujours cette lumière, qui cherche à déconstruire une certaine idée du masculin et de la force, à ouvrir de nouveaux horizons plus sensibles, plus honnêtes, moins en protection et en puissance. M. Ce sont des émotions que tu as été amené à traverser depuis ton précédent album ? W. Oui, bien sûr. On y entend une grosse partie de mon expérience personnelle de ces dernières années. Mais le rapport à la fiction permet aussi d’y amener une forme de mystère, de flou, d’y accrocher les sentiments qu’on souhaite. Et puis, ce serait un manque de générosité de ma part de ne parler que de moi à travers ma musique, et de ne pas tirer les conclusions de ces années difficiles sans en faire quelque chose d’universel. C’est là que la fiction intervient par rapport à la réalité. M. Est-ce que ça explique aussi le temps qu’il t’a fallu entre tes deux albums ? W. Quand j’ai terminé le cycle du premier, The Golden Age, j’ai eu très vite l’intuition qu’il me faudrait du temps, je

l’ai d’ailleurs exprimé sur les réseaux sociaux à l’époque. J’avais besoin d’apprendre de nouvelles choses. Je crois que prendre le temps est un vrai engagement politique, vu la vitesse à laquelle les choses vont et changent. J’avais l’impression qu’il y avait une prise de risque très forte là-dedans, aussi vertigineuse qu’excitante : se donner le temps d’être oublié, ne pas se reposer sur le succès. J’aurais pu me précipiter sur un second album, c’est vrai, mais je pense que j’aurais été triste, parce que j’aurais certainement paraphrasé le premier. J’ai toujours envisagé mon travail comme un projet de vie, et j’ai toujours eu peur également d’être un “One hit wonder”. Même si j’ai déjà eu plus d’un titre à succès sur mon premier album, il a fallu que je me batte avec moi-même, que je parvienne à me convaincre que je ne ratais pas un wagon. Ça demande une force mentale assez conséquente de ne pas se jeter dans ce flux permanent. J’ai déjà connu les effets néfastes de l’accélération avec Golden Age, et à vrai dire, je ne suis pas carrossé pour aller à une telle vitesse.

“J’AVAIS BESOIN D’APPRENDRE DE N OUVELLES CHOSES. PRENDRE LE TEMPS EST U N VRAI EN GAGEM ENT POLITIQUE, VU LA VITESSE À LAQUELLE LES CHOSES VO NT ET CHAN GENT.”


M. Dans ce rapport entre ton histoire personnelle et la narration, apparaît aussi la métaphore du rapport fragile de l’être humain au monde imposant qui l’entoure. Comment t’est venue l’idée d’incarner ces rapports de force dans un univers industriel ? W. J’ai toujours été fasciné par les concepts d’échelle. C’était déjà présent dans mon premier album, autant dans la musique que dans les images. Très vite, sur celui-ci, j’ai eu le sentiment de quelque chose d’industriel, parce que ça me séduit musicalement, mais aussi parce que dans les thématiques visuelles et sociales que l’industriel évoque, il y a l’idée d’un gigantisme, d’un fordisme et d’un taylorisme surdéveloppés et stéroïdés. Mais quand on évoque l’industriel, on parle aussi forcément de la classe ouvrière, de l’humain. Ça m’intéresse, parce que j’y trouve le meilleur des deux mondes, les deux choses qui m’importent : une forme de gigantisme, de puissance émotionnelle, une force visuelle, et en même temps raconter des destinées humaines. Je pense vraiment qu’aujourd’hui on peut parler des grands défis du monde, qu’ils

soient environnementaux, politiques, sociaux, économiques… en les réduisant à l’individuel, sur les rapports à la peur, au doute. Selon moi, il y a des résonances d’échelle, sur le microscopique, le neurologique presque, et sur les grandes forces de populations qui se rencontrent. Il faudrait être aveugle pour ne pas voir l’immensité des contrastes d’échelle, de vitesse, de pouvoir, d’argent qui existent aujourd’hui. C’est aussi fascinant qu’effrayant. En tant qu’artiste, cette zone de trouble m’intéresse. Pour le clip de “Goliath”, quand on est arrivés sur le site des excavatrices, j’ai eu une forme d’émerveillement face à ces machines, ce serait mentir de ne pas le reconnaître. Un trouble puissant et humain existe entre la condamnation de machines abominables qui dévorent la planète et la fascination du génie d’ingénierie qu’il y a derrière. Ça m’intéresse, parce que c’est un discours plus complexe, plus nuancé qu’une dénonciation frontale.

M. Justement, au regard de ces thèmes, ton album a presque des aspects dystopiques. L’utopie ne se trouverait-elle pas à l’opposé de ton album ? W. Non. Il y a quelque chose d’utopique pour moi dans cet album, qui dénonce beaucoup de choses : une certaine rapidité de l’industrie, un type de formatage musical, une certaine tonalité émotionnelle de la musique. On pourra l’aimer ou pas, mais on ne pourra pas me reprocher de ne pas avoir pris de risques, commerciaux en tout cas, artistiquement je ne sais pas. Mon utopie serait peut-être de penser que les gens vont le comprendre. C’est un espoir très fort que je mets en cet album parce que je veux croire que les gens n’ont pas envie d’écouter que de la musique formatée pour des chorégraphies Tiktok. J’aurais aussi l’idée d’une utopie où les gens accepteraient la complexité avec tendresse. Beaucoup des sujets qui sont polémiques aujourd’hui le sont parce qu’ils sont compliqués. En réintroduisant de la nuance, de la tendresse, on peut résoudre beaucoup de choses. Ça peut s’appliquer aux problèmes d’identité en général. On est justement sur la destruction des concepts binaires. Les

gens sont dans des millions de demiteintes, c’est ça qui est sublime. C’est ce que j’essaie de comprendre à propos de moi aussi, sur ma propre identité. En fait, je ne suis pas juste un garçon gay, je suis beaucoup de choses. C’est iridescent, ça imprègne ma manière d’être et de penser. Et là où je pensais que ça ne me définissait pas, en fait ça me définit énormément. L’album parle de ça, de cette lumière de la compréhension de qui on est dans toute sa complexité, dans tous ses paradoxes.

M. Est-ce de ces paradoxes que provient l’aspect sulfureux, et ce qui t’a fait choisir le symbole du soufre comme titre de ton album ? W. Le soufre est un élément qui a été hautement constitutif de la création de l’album en termes symboliques, visuels, sur les champs lexicaux de l’industriel pétrochimique, l’idée de la corrosion aussi. C’est un élément très porteur en matière de symboles. Il est fondateur de la vie, intervient dans la création des engrais, avec l’idée de la fertilisation. Mais c’est aussi le gaz moutarde, l’acide sulfurique, les mines de soufre en Indonésie qui provoquent des dommages monstrueux sur les populations qui l’exploitent. Et pourtant, c’est une matière naturelle. Il y a une ambivalence et toute une symbolique alchimiste qui m’intéressent, directement liée à l’idée du diable. C’est ce qu’on peut lire entre les lignes du clip de “Goliath” : tout est transformable. C’est pour ça qu’on peut voir mon album comme un constat de noirceur ou un aveu de faiblesse, mais aussi comme de la résilience. Dans le cadre d’une thérapie, le premier pas de la reconstruction c’est l’acceptation de la faiblesse. Le soufre amène cette idée que c’est peut-être à l’endroit le plus noir qu’il y a le plus de lumière. On peut décider de rester en surface, mais je me suis rendu compte au contraire qu’il faut aller gratter les choses, curer la plaie. Sinon l’infection du racisme, de l’homophobie internalisée, du rapport à l’environnement, de la peur intérieure, font germer toutes ces choses assez sordides… C’est un travail constant de désinfection, de désintoxication. L’idée de la toxicité a beaucoup

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été évoquée avec mes producteurs : les sons s’en voilent, les cordes sonnent parfois faux, les percussions sont altérées… C’est comme si tout l’album avait été passé à l’acide sulfurique.

M. Cela signifie que tu as dû te défaire de formes de pensées toxiques ? W. Il s’agit de défaire constamment des mécanismes intérieurs. Il faut un miracle aujourd’hui pour ne pas être le véhicule de toutes ces violences que le monde nous inflige. C’est un vrai travail de les comprendre et de les accepter avec humilité. Mes relations récentes, et notamment la passion que j’ai pour les écrits et pour la personne d’Édouard Louis, m’ont beaucoup aidé, à travers nos discussions, à identifier la violence qui me traverse. Ce regard sur la violence peut être porté avec tendresse, quand on est suffisamment privilégié pour faire ce travail sur soi-même, et laisser la violence aux gens qui n’ont pas d’autre recours.

M. Ça pourrait résonner avec l’actualité récente, des Gilets Jaunes à Black Lives Matter en passant par la lutte contre les violences faites aux femmes… W. Absolument, avec plein de choses. Je ne comprends pas qu’on n’écoute pas quelqu’un qui est en colère. Personne n’a envie de l’être. Peu importe la justification de la colère, ça demande de l’écoute. Selon moi, ça ne demande pas d’efforts surhumains d’écouter les gens, ça n’est pas si utopique que ça. Surtout quand on est haut placé en politique. Quelles que soient les forces de pouvoir, dont je peux aussi faire partie – médiatique, financier – étant de classe bourgeoise. Ce qui signifie que j’ai d’autant plus le devoir d’écouter quelqu’un qui est en colère, parce que j’ai le luxe de ne pas l’être.

M. Pour enchaîner sur le luxe, qu’est-ce que ça t’a apporté de composer pour les défilés Louis Vuitton ? W. Ça m’a énormément apporté. Déjà le sujet du vêtement m’intéresse en tant que réalisateur, car parfois un habit peut faire 50 % d’une image, voire plus. Ce qui me plaît, ce n’est pas tant le monde de la mode que le corps, la

silhouette. Avec Nicolas Ghesquière, on a des méthodes assez similaires : on travaille par clashs, par rencontres, par fragments, par moodboards, par sensations de collision. Comment juxtaposer des mondes qui ne sont pas censés se rencontrer ? Sur des défilés, Nicolas est arrivé avec des briefs parfois assez complexes sur la conceptualisation du vêtement : une redingote avec un minishort en soie, quelque chose de très sensuel, très romantique, très dans le cliché du normé féminin, avec de grosses baskets, par exemple. Parce que la fille qu’il racontait était à la fois vampire, femme nocturne et skateuse. Je prends ces thèmes et j’y applique de manière assez “paraphrasante” les équivalents musicaux. Ce qui m’a plu, c’est de trouver mon identité à travers cette folie de collisions. Quelquefois sur des sujets que j’avais évités jusqu’alors. Par exemple, sur un des défilés, la guitare était inévitable parce qu’il a fallu parler de western, donc aller vers du “morriconesque”. Non pas que ce soit des choses que je n’aime pas, mais je me les étais interdites dans la musique, parce que je préférais travailler autour de l’idée de dogme, de manifeste, pour être plus exhaustif à l’intérieur d’un spectre et ne pas me perdre. Collaborer avec Nicolas m’a permis d’ouvrir ma musique à plein de microdogmes et de sons que je n’aurais jamais explorés auparavant, notamment grâce au format qui est différent d’une chanson pop. Sur une plage de 12 à 15 minutes, il y a une foule de choses à développer. Du coup, j’ai énormément appris. D’ailleurs, notre collaboration se retrouve vraiment dans l’album, notamment avec ce chœur japonais.

M. Ce chœur te sert de contrepoint et scande des litanies de chiffres. Quelle est leur signification ? W. Déjà, cette chorale évoque les mangas que j’adore – que ce soit Ghost in the Shell ou Akira. Le timbre n’est ni angélique ni religieux, ce que je voulais éviter parce que je l’ai déjà exploré dans mon premier album. Là, j’avais envie de quelque chose de plus technologique et précis, qui entre en collision

avec ma passion pour le minimalisme américain, cette forme de musique répétitive, notamment sur “Reactor”. C’est un cocktail qui fonctionne bien parce qu’il est assez mystérieux. Et les chiffres prennent tout leur sens, notamment dans “Minus Sixty One”, où ils jouent presque le rôle d’une menace, d’un décompte. Cette chanson parle aussi bien d’un monde qui se reconstruit après avoir subi un cataclysme environnemental, que de mythologie, du rapport à la terre : des thèmes souvent évoqués dans les mangas. Elle brosse également le portrait d’un homme, certainement une description ironique de moi-même, une version stéroïdée de ce que je suis, c’est-à-dire un trader de Wall Street, qui voit New York s’embourber dans la glace et qui dit cette phrase qui, selon moi, représente très bien l’album : “I see the world I built lose at a trial” (je vois le monde que j’ai construit perdre une forme de procès). J’ai peut-être un humour bizarrement tourné, mais j’y vois beaucoup de dérision, sur ce que je suis, sur les deux pieds – et les deux jambes – aussi que j’ai dans le système. Je ne suis pas complètement dupe de ça, ni de l’utilisation de ma musique, de l’industrie qui s’en sert, de l’argent qu’elle génère via des collaborations et des marques. “Minus Sixty One”… Ça peut être compris comme la température d’une ère glaciaire ou comme l’effondrement d’un cours boursier. Les décomptes de chiffres scandés par les enfants me servent à plusieurs choses : il y a un ARG (alternate reality game) autour de l’imagerie d’entreprise que j’ai créé sur l’album, et qui est suivi par toute une communauté sur la plateforme Discord. Ça consiste en un faux site internet (adaptiveminerals.com), des campagnes de pub factices… Tout ça est bien sûr empreint d’ironie. Chacun peut pénétrer cet univers d’entreprise, aller consulter les profils Linkedin et Facebook des employés… Il y a toute une série de codes dissimulés dans l’album pour alimenter ce jeu mystérieux. Mais je n’en parle pas trop, parce que j’adore l’idée d’évoluer en sous-marin. S16 (Universal), sortie le 16 octobre.

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IL FAUT MAISON

METTANT EN LUMIÈRE LES INÉGALITÉS PERSISTANTES EN LIEN AVEC LE LOGEMENT (CADRE DE VIE, CONFORT, SALUBRITÉ…), LE CONFINEMENT A ACCÉLÉRÉ NOS RÉFLEXIONS SUR LA MAISON DU FUTUR. REPENSER L’HABITAT SERAIT-IL LE MEILLEUR MOYEN DE RÉPONDRE AUX QUESTIONS ÉCOLOGIQUES, SOCIALES ET SANITAIRES DU XXIE SIÈCLE ?

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TEXTE SARAH DIEP.


© DR

GARDER

B E RT T R E E H O U S E , M A IS O N A R B R E M O D U L A I R E C R É É E PA R LE STU D I O P R EC HT P O U R L A STA RT- U P D E TI N Y H O U S ES , BA U M A U .


L A FA R M H O U S E , H A BITAT M O D U L A I R E A U X F E R M ES V E RTIC ALES (P R EC HT STU D I O).

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L’UTOPIE N’EST PEUT-ÊTRE PAS VOUÉE À EXISTER QU’EN DESSINS ET 3D. EST-IL ENFIN TEMPS DE METTRE CONCRÈTEMENT EN PLACE LES AMBITIONS VISIONNAIRES DES ARCHITECTES D’HIER ET D’AUJOURD’HUI ?

entre désirs bourgeois coupables et réinvention green de nos modes de vie, la question de l’habitat et du bien-être chez soi se pose de manière plus aiguë que jamais. Alors que les activités reprennent timidement, déjà étouffées par la menace d’un éventuel reconfinement cet automne, tout semble donc à repenser. Doit-on s’attendre à un grand come-back de la maison individuelle ? Est-il enfin temps de mettre concrètement en place tous les projets qu’on dit utopiques, les ambitions visionnaires des architectes d’hier et d’aujourd’hui : bâtiments connectés, cités flottantes, voire, pourquoi pas, colonies spatiales ? L’utopie – ce non-lieu – n’est peut-être pas vouée à exister qu’en dessins et perspectives 3D.

OASIS DE M ODERNITÉ “Votre maison plus intelligente, tout simplement”. Capteur de qualité de l’air intérieur, station météo, thermostat connecté… Chez Netatmo, la maison du futur sera smart ou ne sera pas. Fondée par l’ingénieur Fred Potter, l’entreprise française est spécialisée dans “l’internet des objets” domestiques. Pour le charismatique Timothée Boitouzet,

déjà dans les top charts des jeunes “Innovators” et raflant un tas de récompenses avec sa boîte Woodoo, l’avenir est à chercher dans de nouveaux matériaux : le chimiste a mis au point un bois aussi résistant que du béton, à l’empreinte carbone trois fois moindre. De quoi imaginer des gratte-ciel stylés et durables. Parmi un large panel d’entrepreneurs, ingénieurs, architectes et autres designers invités à la 7e édition des rencontres 2049, organisées par L’Obs en septembre 2019 au Pavillon de l’Arsenal à Paris, chacun a exposé son approche au thème de l’événement : À quoi ressemblera l’habitat de demain ? “Penser l’utopie aujourd’hui implique nécessairement un rapport vertueux à l’environnement”, avance David Abittan, rédacteur en chef de tema.archi. Même les innovations technologiques les plus pointues sont ainsi marketées sous l’angle de leur efficacité énergétique ou de leur caractère biodégradable. À l’aune de catastrophes climatiques sans précédent, l’utopie contemporaine ressemble donc à une ville durable, plus ou moins futuriste. Dans les alentours de Dubaï, par exemple, The Sustainable City est une humble expérimentation de ville durable à 354 millions d’euros sur 46 hectares : une oasis de modernité bardée de panneaux solaires, de centaines de kilomètres de pistes cyclables et de boutiques de maillots de bain en plastique recyclé. Initié après la crise financière mondiale de 2008, le projet est né du “besoin de créer un modèle différent qui fasse sens, à la fois d’un point de vue écologique et économique”, défend Karim El-Jisr, directeur exécutif du See Institute, centre de recherche local sur la durabilité. Dans la mouvance de la Blue Revolution impulsée aux Pays-Bas, qui défend une architecture sur l’eau, un récent projet amphibi signé Bjarke Ingels Group a reçu le soutien des Nations unies lors de leur première table ronde sur les villes flottantes début avril 2019 : Oceanix, une cité modulable entièrement autonome et résistante, destinée aux populations les plus vulnérables face à la hausse du niveau des océans. Les bâtiments, démontables, seraient de bambou ou

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“Dans l’ardeur que l’on met à se blottir chez soi ou à rêver de l’habitation idéale s’exprime ce qu’il nous reste de vitalité, de foi en l’avenir.” Chez soi, le délicieux essai de Mona Chollet (éd. Zones, 2015) n’aura probablement jamais été autant lu et relu que pendant ces mois de printemps 2020, quand le confinement imposé par la crise sanitaire nous forçait à chercher un sens et un réconfort à cette vie entre quatre murs. La journaliste y réhabilite la poésie du foyer et nous donne l’envie irrépressible de prendre soin de son cocon comme on le ferait de soi-même. Pourtant, y être assigné à résidence en pleine épidémie mondiale, c’est encore autre chose. Qu’on ait quitté la ville pour la campagne, rejoint des proches ou affronté sa solitude, le phénomène nous a poussés à regarder différemment nos lieux de vie. Comment se lover dans les douceurs casanières quand il nous faut télétravailler en gardant les enfants, cohabiter avec d’autres sans toujours avoir la chance de disposer d’une chambre à soi ? En juin, Ipsos et Qualitel publiaient une enquête indiquant que 20 % des Français·e·s, soit près de 8 millions de foyers, avaient “mal supporté” leur logement pendant la période du confinement : parmi eux, principalement des jeunes, urbains, locataires, à faibles revenus. Une bonne partie des habitants d’appartements (38 %) affirment que le confinement leur a donné envie de déménager. Puisque d’un coup, “tous les défauts du logement dans lequel vous vivez vous sautent à la figure”, note la sociologue Monique Eleb dans Le Télégramme. À l’inverse, la France des campagnes a globalement mieux vécu sa quarantaine. Déjà, les demandes immobilières accusent de nouvelles tendances : les biens avec balcon ou terrasse sont en train de devenir des “musts”. Plus que jamais, le vrai luxe, c’est l’espace. Tandis que la mode écolo new age était au living small et aux intérieurs minimalistes de tiny house, le contrecoup est radical : voilà qu’on se retrouve à rêver de vastes maisons, de jardins d’hiver et d’une vie au grand air – quand ça n’est pas de carrément tout plaquer pour se mettre à la permaculture. Bref,

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dans le ranch qu’il s’est offert et qu’il compte transformer en campus d’expérimentation pour “renverser le paradigme de l’humanité”.

UTOPIES SOCIALES Mais peut-on encore parler d’utopie quand elle ne s’adresse qu’à une poignée de riches influents ? Ou qu’elle dépend de leurs bonnes grâces ? Monter une autre société de toutes pièces, en plein désert ou en haute mer… les modélisations laissent songeur, mais on n’en connaît désormais que trop les limites : du coût écologique des matériaux nécessaires à leur réalisation, jusqu’à la pertinence de tels fantasmes futuristes. Qui a vraiment envie d’habiter à plusieurs kilomètres au milieu de l’océan ? Et puis, doit-on vraiment encourager les gens à se couper du reste du monde pour vivre en autarcie selon ses principes dans son maxi-village “eco by design” ? Que faire alors des villes existantes, et des humains qui les peuplent ? “Tout dépend de la catégorie sociale à laquelle vous appartenez ! rétorque d’emblée le sociologue Yankel Fijalkow, lorsque L’Obs l’interroge sur sa vision du futur. Le défi des prochaines décennies est évidemment écologique et technologique, mais aussi et surtout social. La ‘maison robot’ ne pourra pas tout résoudre.” Nous rappelant que l’habitat est avant tout un sujet humain, qui remet sur la table toutes les inégalités. Dès le xix e siècle, en pleine industrialisation, l’utopie architecturale tentait de répondre au désir d’une société plus juste. Charles Fourier et son “phalanstère” communautaire ; plus tard, Le Corbusier et ses ambitions de “ville contemporaine de trois millions d’habitants” pour Paris ; et puis, ces grands ensembles qui sortent de terre postSeconde Guerre mondiale, avec l’espoir de parvenir à loger dignement toutes les populations qui gonflent les périphéries urbaines. Thamesmead, érigé dans le sud-est de Londres dans les années 60, est un exemple de ces new towns outre-Manche : avec son architecture brutaliste qui a séduit le réalisateur de Orange mécanique, des parcs, une école, des lacs et canaux, une gare ferroviaire… le quartier devait

devenir la “Town of tomorrow”. Comme dans de nombreuses cités reléguées à des terminus mal desservis, finalement dénuées de vie sociale ou économique, le taux de pauvreté, de criminalité et de bâtiments vacants a fini par y cristalliser un sentiment d’exclusion. L’heure est désormais aux opérations de “régénération” : on détruit et on recommence. Le nouveau projet inclut 20 000 nouvelles habitations et des reconversions d’équipements en centres culturels. Au risque aussi de gentrifier. “Si l’on regarde, c’est dans l’histoire des productions de HLM qu’on a les réalisations les plus intéressantes”, note néanmoins Katherine Fiumani dans un reportage sur La Petite Couronne. Cette architecte habite La Maladrerie, sorte de château fort de béton sur pilotis et d’îlots de verdure dont elle a participé à la conception, en plein Aubervilliers. De 1975 à 1985, le quartier a été pensé par la jeune équipe menée par Renée Gailhoustet au même moment où elle collaborait avec Jean Renaudie sur les fameuses Étoiles d’Ivry-sur-Seine. En découlent 900 habitations absolument uniques. Grâce à des poteaux porteurs, les murs intérieurs peuvent être positionnés comme on le souhaite, créant des duplex, des triplex, hyper personnalisés. Une partie des logements sont prévus pour les travailleurs migrants, d’autres pour les personnes âgées, ainsi que des locaux d’activités, des équipements socio-culturels et une quarantaine d’ateliers d’artistes. La vraie différence, c’est aussi ce rapport

LA NATURE, JUSQUE DANS LES INTERSTICES, DES TERRASSES PLANTÉES ET DES JARDINS COMMUNIQUANT PAR DES PETITS CHEMINS COMME DANS UN VILLAGE.

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de bois ; la mobilité douce, à vélo, par drone ou bateau électrique… Tandis qu’une “agriculture marine” – de coquilles Saint-Jacques, cultures d’algues ou fermes aquaponiques – assurerait l’autosuffisance alimentaire. Valorisant le circuit court et l’agriculture urbaine, à l’instar d’une génération en quête de reconnexion avec son environnement, les jeunes Fei et Chris Precht du studio éponyme ont dessiné une gigantesque Farmhouse, habitat modulaire dont les résidents produisent leur propre nourriture dans des fermes verticales où la nature s’impose. Idem pour leur projet Bert (maison modulaire arborée) et la Toronto Tree Tower ; tout comme l’immeuble Tel-Aviv Arcades signé cette fois-ci Penda (studio cofondé par Chris Precht en 2013). La plébiscitée Neri Oxman, à la tête du groupe de recherche Mediated Matter au MIT Media Lab, aspire quant à elle à une nouvelle architecture bioclimatique pour son Ocean Pavilion. En 2015, la designer a récupéré des coquilles d’un restaurant de fruits de mer de Boston et conçu une imprimante 3D utilisant ce matériau, à base d’eau et de chitosan. La prise de conscience semble infuser jusque dans les hautes sphères. Véritable Davos pour millennials, les rencontres Summit réunissent depuis douze ans, dans des yourtes à la déco bohème raffinée, entrepreneurs, sportifs, artistes, scientifiques, leaders spirituels… pour “changer le monde” tout en parlant business. En 2013, l’organisation a acheté d’immenses terrains sur la Powder Mountain en Utah, dans le but d’ancrer une communauté basée sur le bien-être et le network. Déjà quelques dizaines de maisons auraient été construites, selon des règles strictes afin d’altérer au minimum le paysage. Même dans la pop-culture, on ne se cache plus de ces lubies pour réinventer l’habitat : en 2018, Kanye West se lançait dans la construction pharaonique de Yeezy Homes, des “capsules durables” géodésiques sur les collines de son domaine en Californie, dans l’idée d’y loger des personnes précaires. Si le projet a été avorté dans un premier temps, le rappeur se voit déjà en incarnation du “néo-rural écoresponsable”


TEL-AVIV A R C AD ES (P E N D A STU D I O).

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TO R O N TO TR E E TO W E R (P R EC HT STU D I O).


à la nature, jusque dans les interstices, toutes ces terrasses plantées, mais également les jardins et espaces communs communiquant par de petits chemins comme dans un village. On se croirait dans une rue pavillonnaire alors qu’on est en pleine ville. Un “patrimoine du xx e siècle” qui peut encore inspirer les éco-quartiers d’aujourd’hui. Parce que c’est bien là l’équilibre à trouver, entre vitrines durables mais élitistes et projets sociaux écologiquement discutables : comment habiter au plus près des saisons, adopter un mode de vie responsable sans renoncer ni à son confort personnel ni à l’utopie collective d’un monde où personne n’est laissé de côté ?

ESPACES GRATUITS

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Dans les années 30, le rêve de Frank Lloyd Wright jetait déjà des pistes de réflexion très actuelles : rejetant la métropole new-yorkaise et son monde, l’architecte américain imagine une façon de vivre autour de communautés dispersées sur le territoire. Dans la Broadacre City, il n’y a plus aucune distinction entre ville, campagne et nature : chaque famille possède une acre de terre (4 000 m2) à cultiver. Pour autant, on y trouve tous les services urbains qui manquent à l’époque dans les suburbs (banlieues) : un marché coopératif, un théâtre, des salles de concert… Si le projet est resté dans les cartons, les idées du père de la “maison usonienne” trouvent un écho chez la nouvelle garde d’architectes qui tentent de sortir d’une

ENTRE VITRINES D URABLES MAIS ÉLITISTES ET PROJETS SOCIAUX ÉCOLO GIQUEM ENT DISCUTABLES : CO M M ENT HABITER AU PLUS PRÈS DES SAISO NS, SANS REN O NCER À SO N CO NFORT PERSO N NEL ?

logique financière et de renouer le lien perdu avec l’environnement, comme l’Autrichien Chris Precht : “Le changement climatique ne sera pas résolu avec les nouvelles technologies. Ça le sera par l’empathie, et l’architecture a beaucoup à offrir à ce niveau-là. Nous devrions créer des bâtiments qui nous connectent à la nature, et à nos sens.” Depuis la quarantaine, l’appel du vert est sans équivoque : de plus en plus de citadins envisagent de quitter la ville pour s’offrir un cadre de vie moins bétonné. “L’expérience du confinement nous a amenés à réfléchir nos villes et nos maisons. Mais il ne faut pas tomber dans un fantasme trop individualiste, chacun avec son petit jardin. On ne peut pas repenser toute notre société à partir d’une situation exceptionnelle !” nous rappelle le journaliste David Abittan. Même si le risque sanitaire existe, une utopie aseptisée est-elle bien souhaitable ? D’ores et déjà, le studio Precht a mis au point pour la ville de Vienne un projet de jardin en spirale, conçu pour respecter la distanciation sociale et accueillir des promenades solitaires d’une vingtaine de minutes. Mais l’humain n’est pas fait pour vivre totalement seul. Preuve en est : c’est dans les habitats partagés que le confinement a été le mieux vécu. Lorsqu’on n’a pas le luxe d’avoir une maison de campagne à disposition, la mutualisation des espaces et des moyens permet en effet de vivre mieux, à moindre coût. On y profite de pièces collectives : buanderie, salle commune, chambres d’amis, jardin… tout en maintenant du lien social, de la solidarité entre générations. En plein essor, on compte 152 lieux construits, 74 en travaux, 165 à l’étude, 133 au démarrage, aussi bien en ville qu’en milieu rural, selon les chiffres 2018 du mouvement Habitat participatif France. En Suisse, cette utopie est déjà devenue réalité : l’immense projet d’habitat autogéré Kraftwerk, rassemblant 125 logements évolutifs, qui a vu le jour en 2001 à Zurich, n’a cessé de se répliquer. Pour peu qu’une ville soit correctement organisée, elle peut donc offrir des solutions. Il serait même contreproductif de vouloir absolument fuir

à la campagne : l’étalement urbain provoque une extinction du vivant et accroît les risques de contraction de maladies encore inconnues. Alors, si l’on se veut véritablement eco-friendly, il faut au contraire densifier l’existant. Pour les architectes Roland Castro et Sophie Denissof, c’est dans le vertical qu’on s’étale : à la sortie du métro Front populaire à Aubervilliers, leur récente tour Emblématik comporte 88 appartements sur 18 étages. L’atout charme ? Quatre jardins suspendus collectifs, en plus de terrasses privatives. “Des espaces gratuits, qui ne servent à rien, où la rencontre est une possibilité, pas une obligation, commentent-ils. Ça, c’est un habitat d’avenir, parce qu’il est singulier pour chacun et en commun pour tous.” “Reprendre en main son cadre domestique (...) permet d’éprouver son pouvoir sur les choses, de redéfinir sa propre place dans le monde, de la préciser, de l’actualiser.” Dans son invitation à faire le grand ménage, Mona Chollet place le curseur au niveau de ce qui compte finalement le plus dans la perception de notre habitat idéal : comment on s’y sent. Pour ça, avant même d’être une question d’infrastructure, habiter est une affaire d’intérieur. Comment on s’approprie un espace, comment on lui donne du sens par nos pratiques quotidiennes, comment on le transforme. L’ingénieure et architecte Marine Morain, qui a travaillé sur “la recherche d’un espace de répit dans le logement”, milite désormais pour une prise en compte élargie des sens : la thermoception (sensation de chaud et froid), l’équilibrioception ou encore la proprioception, qui nous permet de localiser nos membres dans l’espace les yeux fermés. Si ces notions sont connues, elles sont encore trop peu considérées en architecture. Face à la crise, “il faut surtout avoir un coin à soi dans lequel on se sent bien, ajoute encore Monique Eleb. Cela peut être quelque chose de petit, comme un fauteuil avec une jolie vue”, une alcôve, ou encore une pratique : écouter de la musique, prendre un bain… Des moments qui sont autant de petites utopies intimes. Après tout, l’habitat ne fait pas le moine.

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U N TITLED (G R O U P H U L A H O O P), 2019.

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U N TITLED (S O SA W IT H O R A N G E H U L A H O O P), 2019.

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U N TITLED (PA R K F R IV O LITY) ET, E N H A UT, U N TITLED (B OY O N R ED TR ICYCLE LO O KI N G D O W N AT Y O U), STILL F R O M ID YLLIC S PA C E (2019).

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U N TITLED (KITE), 2019.

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PREMIER PHOTOGRAPHE AFRO-AMÉRICAIN À SHOOTER UNE COUV POUR VOGUE DANS L’HISTOIRE DU MAGAZINE (BEYONCÉ, EN SEPTEMBRE 2018), TYLER MITCHELL EXPLORE, DANS SON PREMIER LIVRE PHOTO

I CAN MAKE YOU FEEL GOOD, L’IDÉE D’UNE COMMUNAUTÉ NOIRE TRANQUILLE, LIBÉRÉE DE TOUTE ANGOISSE, ET DONC FORCÉMENT AUJOURD’HUI UTOPIQUE.

TE XTE PI E R R E D’ALM EID A .

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Enfant, dans la banlieue d’Atlanta, Tyler Mitchell passait ses étés allongé dans l’herbe. À 25 ans, c’est à ces premiers instants de détente et d’insouciance qu’il semble faire écho dans I Can Make You Feel Good, paru chez Prestel au mois d’août. Un livre de photos qui compile trois années de son travail (de 2016 à 2019), et reprend le nom de sa première exposition solo, présentée au musée de la Photographie d’Amsterdam (FOAM) au printemps 2019 puis à l’International Photography Center de New York en janvier 2020. Cinq garçons, torse nu, qui glandent dans les herbes hautes – Untitled (Boys of Walthamstow) ; un autre qui court à travers un parc, un cerf-volant à la main – Untitled (Kite) ; un groupe de sept jeunes gens, vu de haut, s’exerçant au hula-hoop – Untitled (Group Hula Hoop) ; un couple, allongé sur le gazon, qui semble se confier un secret – Untitled (Park Frivolity)… Si l’utopie noire de Beyoncé dans Black Is King (une réécriture visuelle et musicale du Roi Lion, réalisée et produite par la star, sortie au cours de l’été sur Disney+) déborde de grandeur, d’opulence, de voitures de luxe et de majordomes, le rêve noir présenté par Tyler Mitchell à travers les 200 et quelques pages de son livre semble, lui, moins aspirationnel. Et alors que Beyoncé – qu’il photographiait en couverture d’un des magazines de mode les plus prestigieux au monde devant un drap tendu sur une corde à linge (un “symbole du corps domestique noir”, comme il l’expliquait à i-D) – enjoint les Noirs d’Amérique et d’ailleurs à revendiquer une ascendance royale, Tyler Mitchell valorise de son côté, tant dans la composition que dans la douceur des couleurs, la banalité d’un aprèsmidi d’été passé à ne rien faire d’autre

que regarder sa crème glacée fondre et à attendre que le temps s’écoule. Bizarre ? Pas exactement. En affirmant le droit des Noirs à la contemplation, à l’oisiveté voire à l’ennui, comme on pouvait le voir stylisé sur Tumblr – mais avec des corps blancs – fin 2000 à 2010 (Tyler admet d’ailleurs volontiers l’influence majeure qu’a eue la plateforme sur son travail), la photographie de Mitchell s’inscrit en réalité dans la droite lignée des revendications des manifestants Black Lives Matter, pour qui la libération n’en est encore qu’au stade de rêve. Et ce, en dépit du regain d’intérêt pour le mouvement suscité par la mort de George Floyd au mois de mai. Le droit, en étant noir, de marcher dans la rue à l’heure que l’on souhaite, de conduire et même éventuellement d’oublier de mettre son clignotant, de faire une sieste à la bibliothèque universitaire, un barbecue dans un parc, de commettre des erreurs… Le droit de vivre, en somme, sans risquer d’être tué des mains de la police. www.tylermitchell.co


S ELF P O RTR A IT , 2019.

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U N TITLED ET U N TITLED , STILL F R O M ID YLLIC S PA C E (2019).

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U N TITLED (PA R K F R IV O LITY), 2019.

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U N TITLED (B OY S O F W ALT H A M STO W), 2018 .

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U N TITLED (TO N I), 2019.

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U N TITLED ET U N TITLED , STILL F R O M ID YLLIC S PA C E (2019).

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ES C A R PI N “R IVI E R A Q U E E N ” N U D E   1 E N C U I R N A P PA C H R I S TI A N LO U B O UTI N .

S E N D N U D E S


EN AGRANDISSANT CETTE ANNÉE SA COLLECTION NUDES, L’UNE DES PREMIÈRES DANS LE MILIEU DE LA MODE À DÉCLINER LE CONCEPT DE COULEUR CHAIR SELON LES DIFFÉRENTS TYPES DE CARNATION, CHRISTIAN LOUBOUTIN S’EST IMPOSÉ COMME UN PRÉCURSEUR DANS LA DÉFENSE DE LA DIVERSITÉ. MIXTE EST ALLÉ À LA RENCONTRE DU CRÉATEUR DE SOULIERS CHARISMATIQUES POUR PARLER NUANCES DE PEAUX, MODE ENGAGÉE ET UTOPIE ÉGALITAIRE. PHOTOS JULIEN VALLON. RÉALISATION FRANCK BENHAMOU. PROPOS RECUEILLIS PAR FLORENCE VAUDRON. 89



B OT TI N ES “C H E K Y P O I N T” N U D E  1 EN CUIR VER NI ET R ÉSILLE , SA C “ELISA” P M N U D E   2 E N C U I R ET M ÉTAL A R G E N TÉ C H R I S TI A N LO U B O UTI N . PA G E D E G A U C H E  : B OT TI N ES “C H E K Y P O I N T” N U D E  7 E N C U I R V E R N I ET R ÉSILLE , M O C A S SI N S “M O N TEZU PIC” N U D E  6 E N C U I R V ELO U R S CLO UTÉ C H R I S TI A N LO U B O UTI N .


En deux décennies, Christian Louboutin a hissé ses talons vertigineux et ses semelles rouges au sommet de la mode et de la pop culture. Après s’être formé chez les plus grands rois de la pompe (Roger Vivier, Charles Jourdan), le créateur s’est lancé en solo au début des années 90. Très vite, il collabore alors avec les plus grands noms de la couture en exposant ses chaussures dans les défilés de Givenchy, Yves Saint Laurent, Jean Paul Gaultier ou encore Lanvin ; puis finit par squatter les pieds de toutes les célébrités foulant les tapis rouges comme Rihanna, Emma Watson et Blake Lively, pour ne citer qu’elles. Passionné par l’univers de la nuit depuis son plus jeune âge (à 16 ans, il aide les danseuses des Folies Bergères à s’habiller et passe aussi quelques nuits blanches en mode club kids au Palace), Christian Louboutin prend en 2012 la direction artistique de quatre tableaux du cabaret le plus torride de Paris, le Crazy Horse. Enfant, il était fou amoureux de l’Égypte et s’imaginait fils de Pharaon. Sûrement une façon pour le garçon qu’il était alors de s’expliquer sa couleur de peau plus mate et foncée que celle de ses frères et sœurs, blonds aux yeux bleus. C’est en 2017, à 50 ans passés, qu’il obtiendra une réponse et que sa quête d’identité

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prendra véritablement tout son sens, quand sa sœur lui apprend que son père biologique était en réalité l’amant de sa mère, d’origine égyptienne. Une filiation biologique qui pourrait bien expliquer sa soif de voyages, sa passion pour l’Orient et autres contrées lointaines exotiques, qu’il allait déjà abreuver gamin au musée des Arts africains et océaniens (anciennement musée des colonies, récemment rebaptisé Palais de la Porte Dorée). C’est d’ailleurs dans ce lieu chargé de souvenirs que Christian Louboutin a décidé en 2020 de présenter son exposition L’Exhibition[niste], qui rassemble les collections majeures de sa carrière. Parmi elles, Nudes occupent une place à part entière. Lancée en 2013, cette ligne de chaussures propose un nuancier de cinq couleurs adaptées à plusieurs carnations, bien avant l’ère des Skims de Kim Kardashian ou la ligne de maquillage Fenty Beauty de Rihanna. Le chausseur a dévoilé cette année une nouvelle gamme de Nudes composée cette fois non plus de cinq mais de huit nuances différentes.

MIXTE. Vous avez été l’un des premiers dans le milieu de la chaussure et de la maroquinerie, en 2013, à lancer une gamme de souliers nudes avec un nuancier de cinq couleurs adaptées à plusieurs carnations, ce qui était révolutionnaire à l’époque. Avec cette nouvelle collection 2020, vous proposez désormais huit teintes différentes. Comment ce concept est-il né et de quelle façon a-t-il évolué ? CHRISTIAN LOUBOUTIN. Le concept des Nudes est né en 2012 très précisément, à la suite d’une conversation que j’ai eue avec une personne qui travaillait pour le bureau Louboutin des ÉtatsUnis. Je présentais des prototypes à des acheteurs Américains et Sandy, une femme noire, m’a dit qu’elle était offensée par le fait qu’on désigne de manière systématique le beige pour parler de la couleur de peau nue, “nude”. Ça m’a énormément tracassé et je me suis rendu compte qu’il y avait en effet une vraie erreur de sémantique et qu’il fallait penser un nuancier de carnations qui irait de très clair à très foncé. J’en ai donc conçu un de cinq couleurs, à partir des différentes origines et carnations des collaborateurs dont j’ai la chance d’être entouré. De cinq on est ensuite passé à sept, puis à huit. On

travaille sur une neuvième, mais c’est complexe à concevoir parce que dans la réalité il n’y a pas une couleur de peau identique à une autre. Comme je me plais à le répéter, “Nude is not a colour, it’s a concept”. J’aime la nudité. C’est quelque chose qui m’a toujours beaucoup inspiré. En particulier la peau dans les souliers car elle crée une ligne, elle allonge la jambe. Il était donc primordial de déconstruire le mot “nude”, c’était comme un devoir pour moi d’employer cette notion correctement. Ce n’est pas une couleur, c’est la transparence, et donc si on veut créer des souliers nudes il faut que ce soit avec une représentation fidèle à la réalité de la nudité.

“J’AIM E LA N UDITÉ. C’EST QUELQUE CHOSE QUI M’A TOUJOURS INSPIRÉ. IL ÉTAIT D O NC PRIM ORDIAL POUR M OI DE DÉCO NSTRUIRE LE M OT N UDE, D’EMPLOYER CETTE N OTIO N CORRECTEM ENT.” M . En quoi votre histoire personnelle a-t-elle influencé vos créations ? Avezvous déjà vous-même été victime ou témoin de racisme ? C. L.  Le travail est en général le résultat d’une éducation, d’une pensée : en cela, je pense que l’histoire personnelle influence toujours la création. J’ai grandi dans une famille très ouverte, où la notion de racisme était inexistante, ce n’était pas un sujet à la maison, ma marraine était d’origine antillaise. Pour autant, j’ai été éveillé sur ces questions très tôt. Nous habitions dans le 12e arrondissement de Paris, et à 20 mètres se trouvait le Palais de La Porte Dorée, qui s’appelait à l’époque musée des Arts africains et océaniens (Maao), où a lieu mon exposition en ce moment. Il y a depuis toujours cette grande sculpture qui représente des colons français avec des Africains dans une


S N E A K E R S “LO U IS J U N I O R O R L ATO” N U D E   2 ET N U D E  7 E N SATI N C H R I S TI A N LO U B O UTI N .


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M .  L’industrie de la mode a-t-elle mis trop longtemps à intégrer le concept de diversité et de représentation ? Que pensez-vous de la situation actuelle ? C. L.  Je pense que la mode est très

caravane. L’ensemble donne l’impression d’une grande scène joyeuse. Je me rappelle avoir regardé cette sculpture sans croire à l’histoire qu’elle racontait. J’y voyais les fins de propagande d’un pays qui voulait montrer une certaine image de son histoire. C’est plus tard, à l’adolescence, vers 13-14 ans, que j’ai été confronté pour la première fois à une scène de racisme. J’ai assisté à une altercation entre une amie et le propriétaire d’un restaurant qui l’a menacée de lui “écraser le nez encore plus qu’il ne l’était déjà”. J’ai compris alors que j’étais témoin d’un fait raciste, mais je me sentais complètement désarmé face à cela.

autocentrée. Elle est concernée par les problèmes, mais elle évolue plus lentement que d’autres milieux, celui de la musique par exemple. C’est seulement quand les choses deviennent évidentes et flagrantes que la mode parvient à les intégrer. D’ailleurs, la première fois que j’ai montré ma collection Nudes, en 2013, une journaliste s’est étonnée de voir des souliers de couleur marron alors qu’il n’y en avait jamais eu dans mes collections. J’ai expliqué que pour moi ce n’était pas de la couleur mais de la transparence, mais je voyais bien que le concept n’était pas évident pour tout le monde. C’est mon métier, c’est ma vie, mais il faut reconnaître que le milieu de la mode n’est pas un domaine précurseur dans les questions sociétales.

M . Que faudrait-il faire pour combattre et éradiquer le racisme dans la mode ?

simple, mais très juste. Faire comme si cela n’existait pas, c’est une forme de complicité.

M.  Avez-vous mis ou comptez-vous mettre en place des actions pour soutenir ce mouvement ? C. L.  La diversité et l’égalité ont toujours été primordiales pour moi. Le traitement doit être égalitaire et à tous les niveaux, que ce soit entre les sexes ou entre couleurs de peaux. Faire les choses différemment, c’est supprimer les différences. Nous avons un projet, mais comme je suis un peu superstitieux, je ne veux pas en parler tant que ce n’est pas fait. Mais c’est quelque chose qui va clairement renforcer ce point de vue et ce parti pris.

C. L.  Il y a eu un vrai travail, et au-

“L’HISTOIRE PERSO N NELLE INFLUENCE TOUJOURS LA CRÉATION. J’AI GRANDI DANS U NE FAMILLE OÙ LA NOTION DE RACISME ÉTAIT INEXISTANTE. POUR AUTANT, J’AI ÉTÉ ÉVEILLÉ SUR CES QUESTIO NS TRÈS TÔT.” M.  Que pensez-vous de l’industrie de la mode et de la beauté qui a fait de la déclinaison de carnation un statement à part entière ? (Fenty, Skims, Yeezy…), tendance que vous avez été l’un des premiers à initier ? C. L.  Je trouve cela formidable, bien sûr. Mais, par exemple, la marque de cosmétiques Fenty Beauty a été créée par Rihanna, qui a une carnation marron doré. Ce n’est pas complètement par hasard, ça n’a pas été fait par quelqu’un à la peau blanche…

jourd’hui il y a quand même beaucoup plus de diversité qu’auparavant. L’une des premières personnes à qui on doit un véritable changement, c’est Edward Enninful, le rédacteur en chef du Vogue UK. Étant noir, il y a toujours eu beaucoup de profondeur dans sa manière de représenter la diversité. J’ai eu la chance de collaborer sur différents sujets avec lui, et j’ai bien vu que l’inclusivité était au cœur de son travail. C’est un précurseur, et c’est avec des personnalités comme la sienne qu’un mouvement s’engage et va porter ses fruits petit à petit. C’est une évolution lente pour la mode, mais les changements prennent souvent du temps.

M . Que pensez-vous des récents événements liés au mouvement Black Lives Matter ?

C. L.  C’est évidemment un combat extrêmement important. Personnellement, je trouve que la violence et les écarts que provoque le racisme, c’est terrible. La violence est le résultat d’actes épouvantables et intolérables. Le pire est de constater que les choses n’évoluent pas tant que ça. C’est très déprimant. Les brutalités policières sont un fait connu et pourtant, la majorité des gens reste silencieuse. “Ne pas prendre parti, c’est prendre parti contre” : une phrase très

M .  Pensez-vous que la mode peut ou doit être militante ? C. L.  Comme je l’ai dit, je pense que le milieu de la musique est beaucoup plus militant et précurseur que la mode, qui n’est pas progressiste en soi. Elle suit juste le mouvement. Ce n’est pas pour rien que la fashion sphère se prend autant d’affection pour l’univers de la musique. Je pense qu’une personne comme Rihanna a fait davantage évoluer les choses que n’importe quelle autre personnalité issue de la mode. D’ailleurs, au moment des émeutes provoquées par la mort de Georges Floyd, les voix qui se sont élevées étaient surtout celles de personnalités de la musique, du cinéma ou du sport, comme Colin Kaepernick, pas celles des créateurs de mode… Christian Louboutin : l’Exhibition[niste], exposition jusqu’au 3 janvier 2021 au Palais de la Porte Dorée, Paris 12e.

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B OT TI N ES “R IVI E R A Q U E E N ” N U D E   5 E N C U I R V E R N I ET R ÉSILLE C H R I S TI A N LO U B O UTI N . PA G E D E D R O ITE  : SA C “ELISA” P M N U D E   1 E N C U I R ET M ÉTAL A R G E N TÉ C H R I S TI A N LO U B O UTI N . TALENTS : PAULIN E G UD ET @ CRAZY H O RSE, STESSY EM ELIE @ B& B DAN CE AG EN CY, ABLAYE A M NA ET A MIN E M ESSAO UDI. COIFFU R E : SH U H EI NISHIM U R A M AQ UILLAG E : MICKAËL N OISELET. M AN U CU R E : JINYO U N G CH U N . O PÉRATEU R DIGITAL : CH RISTIAN H O RVATH @ D-FACTO RY. ASSISTANT PH OTO G RAPH E : JEAN-SEBASTIEN B U BKA . ASSISTANTE STYLISTE : AUD R EY LE PLAD EC .



LE pARCOURS DU TEXTE ET RÉALISATION ANTOINE LECLERC-MOUGNE. PHOTOS BOJANA TATARSKA.

COMBATTANT 98


EN L’ESPACE D’UNE COLLECTION CONÇUE AVEC UN TISSU C O LLECTI O N “IT W A S B ET TE R TO M O R R O W ” A UTO M N E- H IV E R 2020/2021 .

FABRIQUÉ À PARTIR DE BANDES MAGNÉTIQUES VHS, BENJAMIN BENMOYAL S’EST IMPOSÉ COMME LA TÊTE DE FILE D’UNE JEUNE GARDE FRANÇAISE DE MODE ÉTHIQUE ET RESPONSABLE. 99


On est en 2020, et vous pensez (à juste titre) que les VHS sont aussi périmées et désuètes que les prédictions d’Élizabeth Teissier. Jusque-là, vous avez raison. Mais vous aurez complètement tort une fois que vous aurez découvert le travail de Benjamin Benmoyal. Ce jeune créateur franco-israélien, passé par la fameuse Central Saint Martins (le Polytechnique de la mode), a développé en une technique de tissu inédite recyclant les bandes magnétiques de cassettes vidéo. Un travail qu’il a eu l’occasion de présenter en février 2020 lors d’un défilé à la Fashion Week de Paris (avant que Miss Rona ne vienne jouer les trouble-fête) et qui avait déjà tapé dans l’œil d’Alexandre Capelli, le responsable de la branche Sustainability de LVMH, alors que Benjamin n’était encore qu’un simple étudiant de deuxième année. À son sujet, le créateur déclare : “C’est vraiment lui qui m’a encouragé et soutenu sur ce projet. Je n’aurais pas continué sans son soutien. Il fait partie de mes meilleurs amis maintenant”. Cela dit, avant de taper dans la main de Capelli, rien a priori ne destinait ce jeune créateur à devenir l’un des profils les plus prometteurs de l’innovation textile. Après un Bac scientifique passé en France, il rejoint sa famille partie vivre en Israël et démarre une école d’ingénieur en aéronautique. C’est ce que ses parents veulent pour lui, mais au bout de trois mois, c’est le pétage de plombs. Il arrête. Sans études à mener de front, Benjamin est appelé à en rejoindre un autre : le service militaire, obligatoire dans ce pays du Proche-Orient. Soit trois longues années de formation assidue et rigoureuse dans un commando parachutiste. Pourtant, c’est dans ce contexte guerrier et délétère, non loin des bombes et des attaques à la frontière syrienne, que le déclic mode se déclenche chez Benjamin. “Pendant ma dernière année d’armée, j’ai commencé à me constituer un portfolio. Je prenais deux heures sur les cinq heures de sommeil réglementaires pour dessiner et préparer ce qui allait être mon futur dossier”, explique le designer. Ce book, complété et fignolé entre chaque opération commando, il se décide enfin à l’envoyer à la Central Saint Martins. Séduit par son concept de tenues néo-militaires, l’école de mode britannique lui offre une place et Benjamin s’envole pour Londres à l’arrachée. “La rentrée était en sep-

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tembre 2013 et mon service militaire ne prenait fin qu’en novembre 2013. J’ai négocié avec mes officiers pour qu’ils m’autorisent à l’abréger, explique-t-il. Ils ont finalement accepté et j’ai quitté l’armée le 28 août, pour faire ma rentrée le 2 septembre. Le crâne rasé !” Sur les bancs de l’école, Benjamin découvre un univers évidemment à l’opposé des camps militaires où il avait l’habitude de se réveiller chaque matin. “Il n’y a vraiment aucun endroit qui ressemble à Central Saint Martins, c’est la liberté totale là-bas”, reconnaîtil. C’est donc dans cet environnement libre et boosteur de créativité, mais aussi en prenant la mesure de son parcours contrastant avec celui des autres élèves, que lui vient l’idée de son grand projet mode réalisé à partir de bandes magnétiques VHS – objet qu’il a manipulé toute son enfance comme bon nombre de personnes de sa génération accro au combo télé/magnéto. “Pour mes études, je devais trouver un projet à développer et sur lequel travailler. J’ai choisi les bandes magnétiques de cassettes VHS car mon idée était de prendre quelque chose de nostalgique pour le mettre au goût du jour, expliquet-il. Pour moi, c’était comme retrouver mon innocence d’enfant. Je voyais tous ces gens, tous ces élèves autour de moi, candides, ignorant tout de la guerre. Et j’en étais jaloux.” Ainsi naît “It Was Better Tomorrow”, son projet d’études développé tout au long de sa scolarité, qui finalement a pris la tournure d’un concept philosophique et sociologique qu’il mènera à bien coûte que coûte. Même après avoir pris une année de césure pour travailler chez Hermès et Alexander McQueen, alors qu’il doit retourner en cours, Benjamin décide de s’octroyer une nouvelle année sabbatique pour développer concrètement son projet. “Je voulais lancer mon produit et éventuellement ma marque, mais je savais que mon tissu n’était pas viable commercialement car je faisais tout à la main, indique-t-il. Il fallait que je trouve une solution pour l’industrialiser tout en gardant cette notion de recyclage avec la récupération de bandes magnétiques.” Résultat, Benjamin se met en quête d’une usine capable de produire sa technique de tissu. Enfin le bon partenaire trouvé, il reste trois mois à ses côtés pour mettre au point la meilleure façon de tisser et coudre ses bandes

C’EST EN PLEIN SERVICE MILITAIRE EN ISRAËL, N O N LOIN DES BO M BES ET DES ATTAQUES À LA FRO NTIÈRE SYRIEN NE QUE BENJAMIN A LE DÉCLIC M ODE.


afin d’en faire un tissu respirant et fluide qui soit agréable à porter. “J’étais ravi. J’avais fini par développer ma technique et je pouvais enfin retourner à la Central Saint Martins pour achever ma dernière année. Le problème, c’est que je n’avais plus d’argent pour payer l’école.” Qu’à cela ne tienne ! Pour continuer à payer ses études – qu’il avait initialement financées en grande partie grâce à une prime de l’armée versée en dédommagement de la perte auditive à une oreille après une explosion –, Benjamin participe au concours des bourses LVMH Grand Prix à l’école Central Saint Martins et, spoiler alert, le remporte haut la main. Un contexte idéal pour finir tranquillement son cursus avant de se lancer en solo. Histoire de mener à bien sa production, d’anticiper les commandes et de pouvoir répondre à la demande, Benjamin est allé chercher les bandes magnétiques là où elles se trouvaient, c’est-à-dire partout dans le monde. “Au début, je récupérais les cassettes VHS dans ma famille, principalement chez mes grands-parents. Mais il m’en fallait toujours plus. J’ai donc tout simplement cherché où elles étaient fabriquées. J’ai trouvé plusieurs usines qui avaient des stocks dormant depuis dix, quinze ans. Mais la plupart de leurs VHS étaient stockées dans de mauvaises conditions. Je les ai quand même rapatriées de plusieurs pays comme les États-Unis, la République tchèque ou l’Angleterre – je suis même allé toquer en personne à la porte d’une usine chinoise qui ne me répondait pas ! Pour que les bandes soient réutilisables, je les ai fait déshydrater avec un déshydrateur (machine qui sert à la base à déshydrater les fruits, ndlr). Avec le stock qu’il me reste actuellement, je peux encore faire 10 000 kilomètres de tissu !” De quoi montrer l’exemple et mettre à l’amende une bonne partie de l’industrie de la mode qui a encore du mal à intégrer des concepts d’écoresponsabilité dans ses processus de fabrication et de production. “Je ne crois pas à une mode entièrement écoresponsable. Il ne faut pas se voiler la face, même si on fait du tissu recyclé et fabriqué en France, il y aura toujours des transports et des intermédiaires, reconnaît le créateur. Mais on peut au moins s’assurer que les vêtements sont faits dans des conditions éthiques et transparentes. Et

je ne pense pas que cela soit utopiste.” Pour Benjamin, une mode éthique, qui prend en compte le recyclage et l’upcycling, c’est la vraie révolution que l’industrie attendait. “C’est là que se trouve le futur et l’innovation. Il y a même des gens qui expérimentent des nouvelles manières de teindre les vêtements grâce à des bactéries. C’est génial, s’exclame-t-il. Aussi, d’un point de vue marketing, je crois que les marques sont maintenant obligées de prendre le coche car nous, les jeunes créateurs nous avons l’opinion publique de notre côté. Celles qui avaient suivi tout notre travail au niveau de la représentation et de la diversité, notamment. Elles se mettront à tout ce qui est écoresponsable, j’en suis convaincu. Je suis optimiste à ce sujet”. L’optimisme, c’est bien ce qui caractérise Benjamin. Surtout quand, comme lui, on essaie aujourd’hui en tant que jeune créateur de lancer sa marque. “Par principe, tu sais que si tu crées ton propre label, rien ne va être facile. Il va falloir te battre et compter dix échecs pour une réussite”, assène-t-il. Pas faux, surtout lorsque la pandémie de Covid-19 pointe le bout de son nez et que les projets s’annulent les uns après les autres, fragilisant une structure encore naissante. “Plusieurs boutiques ont annulé leurs commandes. J’avais aussi fait la robe de Juliette Binoche pour le Festival du Film de Tribeca à New York, qui a été déprogrammé. Un autre gros projet que j’avais, c’était avec Warner Bros. Je devais habiller les actrices du film Wonder Woman 2 pour une avant-première au mois de juin dernier, mais rien ne s’est passé comme prévu. Démarrer sa première collection là-dessus, c’est pas l’idéal ! Mais j’essaie de positiver : je n’ai pas d’employés, donc je n’ai pas de charges à payer. Je ne m’en sors pas trop mal au final.” Optimiste, on vous dit. Avant la reprise d’un semblant de vie normale post-corona, Benjamin peut se rassurer en se disant qu’il a intégré La Caserne, un projet financé par la Mairie de Paris, soit le premier incubateur de mode responsable dans la capitale conçu pour aider les créateurs à développer leur business. “C’est une super nouvelle. Je vais pouvoir être aidé financièrement. Et rien qu’au niveau des machines, pour tisser et concevoir mes tissus, on pourra me fournir les derniers modèles à la pointe. Ça soulagera mes stagiaires qui se paient des tendinites !”

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M A N N EQ UIN : FLO R A M ATHI EU. COIFFU R E : R U B E N M AS O LIVER . O P ÉR ATEU R DIGITAL : JU LI E N @ A W ACS . ASSISTA NT P H OTO : LO C B OYLE.

C O LLECTI O N “IT W A S B ET TE R TO M O R R O W ” A UTO M N E- H IV E R 2020/2021 .


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SI TU N’EXISTAIS PAS... NOUVELLE SENSATION DE LA SCÈNE FRANCOPHONE, LE JEUNE ARTISTE MULTIFACETTES BELGE ÂA CHANTE AVEC POÉSIE SA SINGULARITÉ ET DESSINE AVEC AMBITION L’UTOPIE D’UNE MASCULINITÉ AFRO-EUROPÉENNE DÉCOMPLEXÉE. PROPOS RECUEILLIS PAR OLIVIER PELLERIN. PHOTOS MEHDI SEF. RÉALISATION AUDREY LE PLADEC. C H E M IS E E N S O I E ET PA N TALO N E N C OTO N C A S A B L A N C A C H E Z G A LE R I E S L A FAY ET TE , TE E-S H I RT E N C OTO N LE VI’S , BA S K ETS E N C U I R H O G A N , C H A U S S ET TES FA LK E , BIJ O U X P E R S O N N ELS .


MIXTE. Tu as grandi à Kinshasa. Que te reste-t-il de l’Afrique ? ÂA. J’y suis arrivé à quelques mois, j’y ai fait mes premiers pas, écrit mes premières chansons, découvert que j’aimais l’art, que j’étais un garçon pas comme les autres. Quand, à 13 ans, je suis arrivé à Liège, j’ai été confronté à un autre mode de vie. Ça a renforcé mon attirance pour les choses créatives. Né en Belgique, ÂA est parti vivre au Congo avec sa mère dès sa naissance, avant de revenir à Liège à l’âge de 13 ans. Après des études d’art graphique, ce grand garçon aux tenues et aux coupes bigarrées s’est fait connaître l’année dernière avec la chanson “Marée basse” et en écumant les scènes et les plateaux belges. Il sort le 23 octobre, un premier EP, Âanimé, aux chansons oscillant entre le timbre d’un Eddy de Pretto et l’ambition d’une pop globale à la Frank Ocean. Un chanteur qui l’a bouleversé quand il l’a découvert, et qui est venu enrichir des goûts éclectiques entre Prince, la rumba congolaise de Koffi Olomidé ou de Mbilia Bel, le rap des Nèg Marrons, S.Pri Noir et 2Pac, le R’n’b de Matt Houston, la pop de Dua Lipa, Rosalia ou Tame Impala et la Libanaise Nancy Ajram, mais aussi Barbara et Véronique Sanson. Avec une sensibilité intense, il évoque sa génération et ses amours modernes, son époque et ses questionnements, l’égarement de la nuit, la “Solitude” (qu’il chante avec Yseult), mais aussi sa différence, confessant dans “Le Fou du village” : “Je suis beaucoup trop chelou pour être beau, je suis une beauté Picasso”. Une manière aussi d’évoquer son goût pictural et son amour pour le dessin, lui qui a créé le graphisme de son nom d’artiste, ses pochettes, ses tatouages, et anime ses clips. ÂA, pour âme d’artiste, qu’il livre sans fard sur YouTube dans ses “Journâal intimes”. Une belle âme, complexe, qui cultive entre les terreaux africains et européens une virilité déconstruite et un néoromantisme polychrome.

M. Pourquoi te sentais-tu un garçon pas comme les autres ?

ÂA. J’ai dû me battre face à beaucoup de choses : ne pas répondre à ce qu’on attendait de moi en tant que garçon, en tant qu’homme noir issu d’une famille très religieuse. J’ai dû remettre en question certains dogmes de l’Église, la place faite aux femmes et aux hommes. Quand on est arrivés en Belgique, je devenais ado, j’étais en pleine tentation de rébellion. J’ai eu des interrogations un peu plus profondes sur mon parcours personnel et sur plein de sujets : la religion, l’existence d’un dieu omnipotent dont il n’était pas permis de douter ; sur ce qu’on me disait de l’homme aussi : qui ne pleure pas, ne joue pas avec tels jouets, ne rêve pas, alors que j’aurais juste dû être un enfant. Et enfin, ma place en tant que Noir. En arrivant en Belgique, j’avais un fort accent congolais, j’ai eu l’impression qu’il fallait que je le perde et que j’apprenne la culture du pays d’accueil.

M. Tu penses que ton parcours t’a forcé à devenir adulte trop vite ?

ÂA. J’ai l’impression que je n’ai jamais vraiment eu l’esprit de mon âge. Mais j’en avais les souffrances, de manière différente. Enfant, j’avais beaucoup plus de compassion envers ma mère. J’observais mes oncles. Des choses échappaient aux personnes de mon entourage.

M. Tu parles de ta mère mais pas de ton père, que tu évoques dans ta chanson “C’est pour quand ?”, en disant : “Laissez-moi parler à mon père”…

ÂA. Cette question a toujours été très compliquée dans ma vie, car mon père biologique est mort un mois après ma naissance. Mon beau-père a vécu avec ma mère deux ans après son décès. C’est un Libanais blanc et ma mère est métissée, ce qui impliquait des questions sur la peau.

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M . Le métissage, justement, semble être un thème important pour toi. ÂA. Le métissage au Congo est lié à un pan de l’histoire coloniale assez mystérieux. Un tas de métis.ses né.e.s de la colonisation avant l’indépendance (en 1960, ndlr) ont été arrachés à leur mère par l’État belge avec le concours de l’Église pour être placés dans des couvents ou cachés dans des églises. Il y a toujours eu une sorte de non-dit. On connaissait notre histoire à partir de nos grands-parents, mais pas avant. Pour les métis.ses d’aujourd’hui, il y a un vrai travail de recherche d’identité à mener. Nous sommes les enfants d’une décolonisation qui s’est faite de manière assez brutale. Quand je suis arrivé en Belgique, mes oncles me disaient : « N’oublie pas que tu es noir », alors que moi en tant qu’ado je me construisais une identité d’Afro-européen. Je ne suis noir que dans les yeux des autres. Quand on parle de métis.ses aujourd’hui, on parle de Noir.es, mais on me refuse l’autre identité blanche. Or je suis ces deux-là, au-delà de ma couleur de peau, je suis le fruit de deux cultures. M . Tu abordes tous ces thèmes lourds de sens avec beaucoup de poésie…

ÂA. J’ai l’habitude de dire que je suis constamment entre mes rêves et ma réalité. L’histoire est là, j’ai le choix : soit je la subis, soit je décide de faire de tout ça quelque chose de beau. J’ai parfois eu honte de parler de ma vie, de mon histoire. Mais j’en ai besoin, ça vient automatiquement. C’est grâce à elle que je suis devenu l’artiste que je suis. J’ai envie que ma famille comprenne ma créativité. C’est un peu plus simple aujourd’hui parce que j’ai signé avec une grosse maison de disques et que je passe à la télé. Mais ma mère disait qu’elle n’avait pas quitté l’Afrique pour que je devienne artiste. J’ai bien essayé d’étudier l’archi pendant un an pour lui faire plaisir, mais ça n’a pas marché.


MÉE HAIR IM PRI IM É N LAIN E M O R D O U D O U N E E N TA LO N E N D E N I M I M P R D Y. ERRE HA U C C I , PA EN CUIR PI E N C OT O N G ET H O O D I E PA U L S M IT H , BA S K ET S



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M . Justement, tes tenues osées inté-

M. Quelles sont tes influences ? ÂA. Quand j’étais petit, je voulais d’abord être peintre, comme Paul Delvaux, René Magritte, Frida Kahlo, Salvador Dali, tous ces gens qui pensaient différemment. Je cherchais leurs biopics, je voulais comprendre pourquoi ils créaient de cette façon... Le surréalisme m’attirait et je ne comprenais pas pourquoi. Quelque part, ça me faisait peur car beaucoup de jeunes issus comme moi de la culture dite “urbaine” avaient d’autres références et codes. Pourtant ce surréalisme, on peut le trouver partout : même dans les masques sud-africains, par exemple. Malheureusement, ce sont des aspects qui ne sont pas abordés au sein des familles africaines modernes. C’est dommage.

M. Si tu avais un combat à mener en particulier, ce serait lequel ?

ÂA. Déjà, ce serait un combat personnel : me donner davantage le choix. M’autoriser à faire encore plus de choses, et pas forcément ce qu’on attend de moi. L’autre combat, ce serait de concrétiser une utopie dans laquelle on observe une véritable convergence des luttes. LGBT, ouvriers, blancs, noirs… En fait, ce concept n’est pas si utopique que ça dans la mesure où certains incarnent malgré eux cette convergence. Une seule et même personne peut être à la fois LGBT, ouvrière et noire.

M. C’est ce qu’on appelle les identités multiples, l’intersectionnalité…

ÂA. Absolument. Et c’est pour ça qu’il faut se connaître soi-même, essayer de savoir pourquoi on se bat et pourquoi les autres sont en train de souffrir, tenter de comprendre un maximum de gens. Les luttes aussi sont multiples. Quand on se bat pour l’égalité ou la liberté, on lutte aussi pour des choses beaucoup plus concrètes : pouvoir manger, se loger, s’habiller.

ressent les gens et tu parles souvent des habits comme des armures destinées à donner de la force. Quelles marques de vêtements apprécies-tu ? ÂA. J’aime bien Botter Paris, la philosophie autour de la marque, le côté responsable, la revendication de l’identité d’un homme sensible. J’apprécie aussi la créatrice chinoise Feng Chen Wang, l’inventivité autour de cette femme. Elle travaille beaucoup avec de la récup’.

M . Quel est ton rapport à la virilité et à la féminité ?

ÂA. Pour moi, penser qu’un homme est forcément viril, dur, insensible, est tout simplement absurde. J’ai grandi entouré de femmes, mais aussi de personnalités masculines très fortes. Je remarque facilement la sensibilité chez les hommes, et ça me fait de la peine quand j’en vois s’interdire de s’exprimer. Parce qu’au final, quand tu rentres chez toi, tu es seul. J’ai mis du temps à me rendre compte que je devais assumer ça.

M. C’est important pour toi, la solitude ? A. C’est à double tranchant. J’en ai besoin, parce que je me fais vite chier en société et je sens assez rapidement que je dois absolument me retrouver ! Mais ça peut être compliqué parfois dans le regard des autres. La solitude me suit depuis ma naissance, dans les yeux de ma mère, dans son histoire, dans ses combats de femme. C’est mélancolique, ça peut paraître triste, mais je fais avec. C’est la vie.

M . Tu es fataliste ? ÂA. Je ne sais pas. Parfois je me lève, je suis amoureux de tout ; et puis quand je me couche, je me dis que c’est fucked up. Autrefois, je voulais changer le monde, ma génération. Plus j’avance, plus je me rends compte que certains ne veulent ou ne peuvent pas changer. J’essaie de ne plus me concentrer sur eux, ils se rendront peut-être compte qu’ils se trompent. Je crois toujours en la beauté et l’être humain, mais je ne me bats plus pour ceux qui ne veulent pas faire d’efforts.

M . Ton goût pour le surréalisme et pour l’afro-futurisme, c’est aussi l’espoir d’un ailleurs, d’un autrement ? A. Aujourd’hui, je ne sais pas si c’est par rapport au milieu dans lequel j’ai grandi, quoique très intelligent, mais j’ai l’impression qu’en tant qu’artiste issu d’une culture urbaine, même si je n’aime pas ce mot, on nous empêche d’aller au-delà de tout ça, comme on peut empêcher des artistes pop de se diriger vers quelque chose de plus profond. J’ai la possibilité de parler aussi de ça, qu’on ne dise pas c’est un peu trop perché, trop chelou. J’aime la liberté totale, la personnalité plurielle, me dire que je serai là où l’on ne m’attend pas. Beaucoup d’artistes se disent : “On va faire comme les autres, histoire d’être entendus”, alors que non justement ! Si les gens viennent vers toi, c’est pour ce que tu es et que tu vas apporter. Mais il faut y aller petit à petit. Même si j’aimerais être un peu plus radical, je sais que c’est réservé aux artistes plus installés. M . Jusqu’où vont tes ambitions ? ÂA. Je ne m’empêche pas de rêver. J’ai l’intention d’explorer le monde, de partir de Liège. Pendant longtemps je me disais que je devais rester ici parce que tous les gens que j’aime s’y trouvent et que j’adore ma ville. Quand une amie me disait que c’était de la peur, je ne voulais pas la croire. Et puis, j’ai revu The Truman Show, ce fameux passage quand Jim Carey fait une crise d’angoisse au moment de prendre le bateau pour quitter sa ville. Je n’en suis pas là, mais je prends mon temps. Dès que j’ai commencé à écrire et dessiner, c’était de toute façon pour changer le monde, le mien, la manière de penser des gens que j’aime, la vision des autres. J’ai envie d’être un grand artiste, de chanter mes chansons partout, de monter sur des grandes scènes et de proposer une vraie expérience aux gens, qui mélange tout – le conteur africain, la drag-queen, le rappeur –, balancer ça à la face du monde et lui dire qu’en fait c’est possible. Qu’il n’y a pas que les femmes ou les Américains qui peuvent se permettre l’excentricité !

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C’EST DE LA PURE F I CT I O N (OU PAS) ET LA

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2020, MEILLEUR UTOPIES PLACE

TEXTE THÉO RIBETON.

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?


C’est le grand retour des utopies. L’image d’un futur ravagé, fait de ruines fumantes, de régimes autoritaires et de monde déshumanisé, semble passer de mode après des années de domination de la pop culture. Celle d’un avenir radieux, admissible à l’idéal politique, écologiste ou sexuel, pointe soudain de nouveau le bout de son nez, un demimillénaire après Thomas More. Finis les dystopies à la Black Mirror et autres Handmaid’s Tale : ces utopies nouvelles, qui essaiment récemment dans les séries, les films, les romans mais aussi les essais de prospection politique, sontelles le signe que l’humanité a retrouvé l’optimisme, ou simplement qu’elle cherche d’autres manières de se projeter dans son futur ? Et que nous disentelles de nos préoccupations majeures ? Inclusivité, animalisme, cités parfaites et biotechnologie : un panorama pop culture du nouveau game utopique, pour prendre quelques nouvelles du meilleur des mondes.

LE MIROIR NOIR Il y a quelques années, Black Mirror incarnait encore le nec plus ultra de la fiction d’anticipation, comptant parmi les plus respectées d’un monde dont la série britannique savait mieux que personne deviner les dérives futures. Entre scores stratosphériques sur Rotten Tomatoes (97 % pour sa première saison) et louanges de Stephen King, elle s’était imposée en jouant les Cassandre, les prédictions de certains de ses épisodes s’étant même matérialisées IRL (comprenez “In Real Life”), de l’élection de Donald Trump (The Waldo Moment) au système de “crédit social” chinois (Nosedive). Pourtant, en quelques années, Black Mirror a complètement chuté à l’argus. Conspuée par la presse (TIME, New York Magazine), raillée par les réseaux sociaux (où la référence à la série se pratique désormais moins souvent au premier degré qu’au second, façon dénoncia-

tion ironique : “oN DiRaiT BlaCk MirRoR ”), elle est passée du statut de fiction visionnaire à celui, beaucoup moins flatteur, de programme pour boomers anti-smartphones. Pourquoi ce désaveu ? Comment se fait-il que ces dystopies pur jus n’aient soudain plus la cote ? La seule ringardisation, qui a aussi fait passer ces quinze dernières années les grandes franchises postapocalyptiques des sommets du box-office (Hunger Games) aux rayonnages DVD (Divergente), n’explique pas tout. Néofascisme, crise écologique et dérives du capitalisme jouent aussi leur rôle : le succès des fictions dystopiques a pâti de leur ressemblance croissante avec notre monde. Ainsi, selon une enquête de la revue professionnelle Publishers Weekly, pendant la crise du Coronavirus, les éditeurs de dystopie se sont désintéressés du genre, anticipant une perte d’envie du public : “Cela n’aura plus d’attrait à moyen terme”, tranchait une éditrice de chez Harper. La dystopie (vécue) a eu la peau de la dystopie (fictive), laissant le champ libre aux grandes utopies optimistes. Yolo !

LA GRANDE ÉVASION Pour la remplacer, une myriade de genres placés sous une bannière un peu fourre-tout qui tient en un mot-clé : escapism (to escape/s’échapper). Couvrant aussi bien le récit historique (qui connaît selon Publishers Weekly un fort regain d’intérêt) que les romans “à l’eau de rose”, terme désignant une littérature d’“évasion” qui propose au lecteur d’échapper temporairement aux affres d’un présent et d’un futur considérés comme trop anxiogènes. Le passé y fait effectivement figure de zone de refuge. Mais le futur n’en est pas pour autant totalement disqualifié… car il est encore possible de l’idéaliser, de l’investir dans la fiction par de nouveaux moyens positifs. C’est là qu’entre en piste un genre dont l’humanité n’avait plus beaucoup

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entendu parler ces dernières décennies – voire siècles – et dont le renouveau sonne comme un pied de nez aux Black Mirror, Divergente et consorts : l’utopie. Les “sociétés idéales”, visions de régimes futurs encapsulés où les humains du nouveau monde vivent dans des bulles de paix sociale et d’hygiénisme, ont la cote en 2020. Dans la série Brave New World, adaptée d’Aldous Huxley par NBCUniversal, l’humanité future (du moins une partie d’elle) a acquis la paix et la prospérité et observe une stricte organisation censée lui garantir le bonheur, orgies sexuelles incluses. Dans Utopia Falls, production canadienne diffusée par le service Hulu, un dôme protège ses occupants des ravages d’une guerre mondiale, et le récit suit les adolescents de cette colonie du nom de New Babyl, tandis qu’ils se préparent à un rite prenant la forme d’une compétition de hip hop (oui !). D’autres travaux se rattachant moins au genre, mais reprenant curieusement le terme d’utopie, s’ajoutent au tableau de ce qui commence à ressembler à une obsession contemporaine ; avec pour exemples Utopia d’Amazon (remake d’une série britannique de 2013 plaçant en son centre une secrète bande dessinée prophétique contenant les secrets de catastrophes à venir) ou American Utopia, film de Spike Lee consacré à la tournée du musical éponyme de David Byrne, ex-leader des Talking Heads.

LE MEILLEUR DES MONDES Utopia Falls et Brave New World ont en commun le portrait d’une humanité incroyablement douce et bienveillante, dotée d’une organisation stratifiée à tendance totalitaire, censée lui octroyer des conditions optimales de bonheur et d’équilibre – au prix, bien souvent, des libertés individuelles. Pas exactement l’utopie, donc. Mais pour Jean-Paul Engélibert, auteur de Fabuler la fin du monde (2019, La Découverte) et spécialiste de ces littératures d’anticipation,

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“l’utopie et la dystopie vont toujours de pair. C’est une seule forme de fiction qui se déploie en miroir”, avec la description d’une société idéale portant, en germe, sa propre critique. Engélibert nous explique que l’utopie “pure”, la forme originelle du genre incarnée par les œuvres de Thomas More (L’Utopie, qui invente le terme), Voltaire (l’Eldorado de Candide) ou Rabelais (l’Abbaye de Thélème dans Gargantua), n’est plus à l’ordre du jour. “L’utopie comme fiction de projet politique est un genre dépassé, parce qu’on est en panne de projets politiques positifs : le modèle socialiste s’est éteint, et on n’a rien trouvé pour le remplacer. Imaginer une société meilleure qui sorte toute armée, avec ses lois, un système juridique, une forme architecturale, c’est une idée un peu finie.” Par ailleurs, l’utopie a un problème constitutif avec la fiction, qui complique son exploitation dans une série ou même un film : si, comme dit l’adage balzacien, “le bonheur n’a pas d’histoire”, alors un monde idéal n’a d’intérêt à être raconté que s’il peut être perverti. Mais le genre vit pourtant, et peut même connaître de puissantes résurgences, toujours désormais à l’intérieur du “couple utopie/dystopie”. Engélibert explique la naissance de ce double jeu à l’aune de l’histoire contemporaine : “L’utopie est devenue contreutopique au xxe siècle, avec la menace de la réalisation des utopies, incarnée par la Révolution d’Octobre.” C’est ainsi que le siècle dernier a vu apparaître de grands auteurs mariant ou alternant utopie et dystopie : Aldous Huxley (Le Meilleur des Mondes), Margaret Atwood (La Servante écarlate, Le Dernier Homme), George Orwell (1984). L’utopie a plusieurs utilités. Elle sert à formuler des “propositions politiques à débattre”, qu’elle met à l’épreuve d’un récit, à l’instar des premiers grands exemples du genre et de leur rôle dans l’essor de l’humanisme. Elle sert aussi souvent à se réfugier, à “s’échapper”

(on en revient à l’escapism), ce qui explique qu’on a récemment vu apparaître des objets en apparence paradoxaux : des utopies au passé. Dans la série Hollywood, sortie sur Netflix en 2020, le showrunner star Ryan Murphy (Glee, American Horror Story) imagine une version parallèle de l’âge d’or des studios américains, où les minorités sexuelles et raciales auraient bénéficié d’une industrie plus ouverte. Contemporaine d’uchronies “négatives” comme The Plot Against America (qui imagine l’élection d’un sympathisant nazi à la présidence des États-Unis en 1941), la série de Murphy tente une version positive, mélange personnages réels et fictifs et a été défendue par le showrunner luimême en ces termes : “Je voulais créer une œuvre utopique, parce que c’est le genre de monde dans lequel je voudrais vivre, particulièrement maintenant.” On peut rapprocher son travail de celui

UNE MYRIADE DE TRAVAUX REPRENANT LE TERME D’UTOPIE S’AJOUTENT AU TABLEAU DE CE QUI COM MENCE À RESSEMBLER À UNE OBSESSION CONTEMPORAINE. de Quentin Tarantino, qui s’emploie à imaginer une Histoire améliorée, où la fiction répare les crimes du réel : un esclave affranchi se vengeant de ses anciens maîtres (Django Unchained), un commando juif éliminant les dirigeants du Troisième Reich avec quelques années d’avance (Inglourious Basterds), un acteur raté empêchant la Manson Family de commettre les meurtres tristement célèbres du Hollywood de 1969 (Once Upon A Time… in Hollywood). Engélibert encore : “Toute la littérature a une fonction compensatoire par rapport au réel, et il peut y avoir une manière d’idéaliser le passé, comme le futur ou le présent. Mais cela expose à un danger, consistant à vouloir échapper à la conflictualité du monde. C’est l’ambivalence du désir utopique : dans sa volonté d’imaginer un monde meilleur, il peut refuser de voir le monde tout court.”


MAKE OUR PLANET GREAT AGAIN Si l’utopie œuvre sur le plan de l’organisation politique de la société (un monde prospère sans guerre ni maladie, à l’instar de celui de Star Trek qui a fait depuis 2017 son retour en séries avec Star Trek: Discovery puis Star Trek: Picard) ou sur celui des rapports sentimentaux et sexuels (l’inclusivité exacerbée de Hollywood ou de Brave New World), son nouveau terrain le plus actif concerne notre rapport à la nature. Les écologistes sont déjà des professionnels de la projection future, idéalisée (dans Utopia XXI, Aymeric Caron tentait en 2017 une version contemporaine de l’œuvre originelle de Thomas More) ou catastrophiste (n’importe quel rapport du GIEC, Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat). L’arrivée au centre de la pop culture de la préoccupation environnementale déploie ces projections dans des fictions de plus en plus nombreuses. La franchise amenée à dominer l’entertainment de la décennie à venir est une utopie écologiste : Avatar, dont le premier épisode est sorti en 2009 et dont James Cameron a prévu quatre suites datées 2022, 2024, 2026 et 2028. Si l’on n’en connaît pas encore le contenu exact, on a pu l’entrapercevoir au fil de la production du prochain volet, dévoilée par quelques publications officielles, révélations en interviews, indiscrétions de collaborateurs et posts sur réseaux sociaux. Camille Brunel, critique cinéma et spécialiste de Cameron, résume : “Ce que l’on sait, c’est qu’on ira à la rencontre d’autres tribus habitant la planète Pandora, et ce qu’on devine c’est que l’on va beaucoup aller sous l’eau.” Avatar est pour le scénariste et philosophe Sam Azulys une utopie de la “nature technologique”, permettant de poursuivre à la fois le rêve du progrès technique humain et celui d’une symbiose écologiste avec l’environnement : “On est confronté à une technologie biocompatible, faite de réseaux d’arbres et de prises neurales. C’est cela la véritable utopie d’Avatar.”

ANIMAL KINGDOM Où cette utopie doit-elle nous mener ? Vers les animaux, selon Camille Brunel. “Dans le temps qui s’est écoulé depuis le premier Avatar, James Cameron est devenu végan. Or il y avait des éléments troublants : les Na’vi sont somme toute très anthropomorphiques ; ils ont des montures, ils pratiquent la chasse. Je pense que l’étape d’après, c’est que Cameron abandonne ça pour nous accompagner sur un chemin intellectuel qui s’éloigne de l’humain.” Il anticipe la cruelle place que pourrait prendre cette utopie de la nature inviolée dans les années à venir : “L’éco-anxiété va se répandre comme une traînée de poudre dans la décennie 2020. Les populations d’éléphants vont s’effondrer, des espèces menacées ne vont cesser de disparaître, et tous les deux ans, à Noël, on ira s’émerveiller devant des animaux qui n’existent pas, qui seront individualisés, sublimes, paisibles. On ira se déculpabiliser devant Avatar, mais ce sera aussi probablement traumatique.” L’escapism trouve parfois ses limites. Également activiste animaliste et écrivain, Camille Brunel sort en cette rentrée deux romans d’anticipation, Les Métamorphoses (Alma) et Après nous les animaux (Casterman), imaginant tous deux le retour d’un règne animal sur une Terre débarrassée de ses humains (le premier par le fantastique, avec une série de métamorphoses animales ; le second à la suite d’une extinction virale). Même si ces deux livres projetant la fin de l’espèce humaine peuvent pour cette raison difficilement correspondre à l’idée que l’on se fait d’une utopie, ils n’y sont pas totalement étrangers : la coexistence interespèces et sa tentative d’idéalisation sont le grand sujet du sous-genre de “l’utopie animaliste”.

Les livres de Brunel en sont des satellites de fiction, mais le rayon Essai a aussi son best-seller. Dans Zoopolis, une théorie politique des droits des animaux, sorti en 2011 et traduit en 2016 en France (Alma), Sue Donaldson et Will Kymlicka ont ainsi imaginé une société future dotée d’un cadre juridique permettant la cohabitation de l’homme avec des animaux, sans souffrance ni exploitation, mais sans non plus de séparation entre les deux mondes. Traduit en huit langues et couvert de prix, le livre est un pilier de la pensée animaliste contemporaine… mais aussi un rare exemple de retour aux origines du genre utopique, employé à la façon des Lumières. “Donaldson et Kymlicka proposent une tripartition du règne animal, explique Camille Brunel. Avec des animaux domestiques, sauvages et liminaires, et des droits associés à ces trois catégories. Montesquieu a proposé dans L’esprit des lois la tripartition des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire. Cinquante ans après, c’était la Révolution française. Verra-t-on celle des droits animaux en 2061 ?” C’est tout l’attrait de la pensée utopiste et des œuvres qui s’en réclament : lâcher la courte vue pour rêver très haut et très loin. Le retour du genre est forcément une bonne nouvelle, en ce qu’il signifie que l’humanité arrive encore à se penser à des horizons lointains, et à aspirer non seulement à sa survie, mais à son idéal. Il est aussi un marqueur politique fort, attestant des préoccupations centrales des époques : l’organisation politique, l’inclusivité sexuelle, la paix avec la nature et ses occupants de toutes espèces. Il est enfin le rappel qu’une idée irréalisable peut germer un jour, et se matérialiser des décennies, des siècles plus tard. Francis Ford Coppola vient ainsi de remettre en marche Megalopolis, un film inspiré du Metropolis de Fritz Lang, qui imagine une New York futuriste. Inutile de préciser à quel genre se rattache ce projet, le plus ambitieux jamais entrepris par le réalisateur d’Apocalypse Now et du Parrain : il s’agit bien sûr d’une utopie.

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VIRTUOSES

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DU VIRTUEL S U R TO UTES LES PA G ES , C O LLECTI O N “S U N N EI C A N VA S” S U N N E I , P O RTÉ E VI R U ELLE M E N T PA R D ES M A N N E Q U I N S G É N É R ÉS PA R O RD I N ATE U R .

VÊTEMENTS CONTACTLESS, COLLECTIONS POUR PERSONNAGES DE JEUX VIDÉO OU PIÈCES DIGITALES POUR AVATARS : L’INDUSTRIE DE LA MODE EST EN TRAIN

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DE CONFIRMER, DOUCEMENT MAIS SÛREMENT, L’AVÈNEMENT DU VÊTEMENT IRRÉEL.

TEXTE OLIVIA SORREL-DEJERINE.

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Si vous n’étiez pas encore au courant, la pandémie de Covid-19 a mis un sacré coup derrière la tête au milieu de la mode (maintenant vous savez). Peur de transmettre le virus par la matière, annulation des sacro-saints défilés, expérience du shopping IRL réduite à néant, tout semblait indiquer un tournant catastrophique pour l’univers de la sape. Pourtant, loin de se laisser abattre, l’industrie a réagi en exploitant à fond le digital, allant jusqu’à donner naissance à une nouvelle utopie virtuelle. Ce qui semblait jusqu’ici n’être qu’une parenthèse numérique (influenceurs digitaux, avatars, présentations 3D) risque de devenir un déterminant majeur de l’industrie dans les mois et années à venir. Préparez-vous à rester connecté.e.s.

U N PEU DE TEN UE, SVP… MAIS LAQUELLE ?

Un vêtement se touche, s’enfile, prend vie… Mais que faire lorsque ce moment de volupté est totalement chamboulé ? Si certains designers ont déjà fait preuve de créativité dans le digital, la crise sanitaire a accéléré la mise au numérique de façon spectaculaire, poussant certaines maisons à réaliser de vraies prouesses technologiques afin de traduire digitalement l’expérience luxe et IRL de la mode. Face à l’annulation des grands événements fashion du second semestre 2020 – collections Croisière, MET Gala, édition de juin des Fashion Weeks de Londres, New York, Milan et Paris –, les marques et créateurs ont ainsi dû réinventer leur façon de présenter leurs nouvelles collections. Livestream, huis clos, showrooms virtuels, film, clip vidéo, performance artistique, ou encore avènement du “Phygital” Fashion Show, mélangeant catwalk et expérience digitale… Le virtuel a régné en maître. La marque Tommy Hilfiger a par exemple annoncé “LOIN DE SE LAISSER ABATTRE qu’elle n’utiliserait plus que PAR LA PANDÉMIE, L’IND USTRIE DE LA le design 3D pour créer, développer et vendre des M ODE A RÉAGI EN EXPLOITANT échantillons d’ici 2022. De À FO ND LE DIGITAL, ALLANT JUSQU’À son côté, Ralph & Russo a fait appel à un manne- D O N NER NAISSANCE À U NE quin avatar pour shooter N OUVELLE UTOPIE VIRTUELLE.” les photos officielles de sa collection Couture Automne 2020. De sant par les expériences de réalité augmême, Olivier Rousteing pour Balmain mentée. De nombreux atouts qui font a proposé un showroom virtuel pour de l’œil aux marques, comme Diane présenter sa dernière collection Croi- von Furstenberg ou le groupe Kering, sière en juillet, avec en bonus un avatar qui misent déjà sur le design 3D pour de sa propre personne pour présenter allier efficacité et rapidité et, pourquoi les pièces. Un concept rappelant le pro- pas, réduire le gâchis et répondre aux jet fou de la marque italienne Sunnei. enjeux actuels de l’industrie. Pour son défilé Printemps-Été 2021, elle a présenté sur son profil Instagram des mannequins CGI (“computer-generated images”, littéralement images générées par ordinateur, ndlr) portant virtuellement les pièces de cette collection

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baptisée Sunnei Canvas, tout en faisant un petit pas de danse sur La Macarena (no joke). Canvas, c’est la nouvelle plateforme digitale tout juste créée par la marque italienne et qui permet de customiser digitalement des pièces phares de la marque, actuelles comme passées, avant de pouvoir les recevoir IRL.. Mais d’autres sont allés encore plus loin, à l’image de la créatrice congolaise Anifa Mvuemba, qui a organisé le tout premier défilé sans mannequin et en trois dimensions sur Instagram en mai dernier. Un show où les vêtements en 3D étaient incarnés par des corps invisibles aux courbes voluptueuses sur un podium virtuel, qui fait désormais figure d’exemple dans l’industrie. Précurseur, ouvert à tous grâce à une diffusion sur Insta et inclusif, le défilé d’Anifa présage de nouveaux codes qui pourraient bien être le futur de la mode. Par ailleurs, le design 3D, déjà présent dans le radar de l’industrie, s’est révélé être une véritable solution pour travailler à distance pendant le confinement. Une fois créés, les modèles tridimensionnels peuvent être utilisés dans d’innombrables situations : des showrooms virtuels aux pages e-commerce en pas-

THE REVOLUTION WILL BE DIGITAL Touchée au cœur, la mode s’est pris une claque par le Corona et n’a pas eu d’autre choix que de réagir rapidement afin de remettre en perspective des fonctionnements de plus en plus décriés (surproduction, pollution, exploitation…). Ainsi, dans plusieurs lettres ouvertes, de nombreux créateurs se sont d’ailleurs engagés à revoir leur manière


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de produire, présenter et vendre leurs collections. Dans une tribune commune publiée sur forumletter.org en mai dernier, plusieurs créateurs comme Tory Burch, Thom Browne, Dries Van Noten, Proenza Schouler et Marine Serre ont pris la plume : “En travaillant ensemble, nous espérons que ces étapes permettront à notre industrie de devenir plus responsable de notre impact sur nos clients, sur la planète et sur la communauté de la mode, et de ramener la magie et la créativité qui ont fait de la mode une partie si importante de notre monde”. Et si cette magie et cette créativité passaient par la dématérialisation du vêtement ? Mi-juin, c’est Gucci qui annonçait une collaboration avec Tennis Clash permettant aux joueurs de ce jeu mobile de tennis d’habiller leurs avatars avec des tenues exclusives créées par la célèbre marque italienne, puis de les acheter IRL. Quant à la maison Ralph Lauren, elle a misé sur Snapchat pour lancer une collection de douze vêtements conçus pour être portés sur Bitmoji et également dispos en réel. “Les Bitmojis sont des véhicules importants d’expression personnelle dans le monde digital et les réseaux sociaux. Alors que le monde des avatars digitaux continue d’accélérer, il est intéressant pour nous de tester et de voir comment les audiences répondent à la mode dans cet espace”, détaillait Alice Delahunt, cheffe du digital chez Ralph Lauren, à Vogue Business. Ces quelques exemples, dont le nombre a explosé ces derniers mois, sont venus confirmer une tendance initiée il y a déjà plusieurs saisons par des marques comme Moschino, qui avait collaboré avec le fameux jeu vidéo Les Sims en avril 2019, mais surtout Louis Vuitton, pionnier en la matière. Après avoir habillé virtuellement Lightning en 2015, l’héroïne virtuelle de la saga Final Fantasy devenue pour l’occasion égérie de sa collection Printemps-Été 2016,

“DE NOMBREUX CRÉATEURS SE SONT ENGAGÉS À REVOIR LEUR MANIÈRE DE PRODUIRE, PRÉSENTER ET VENDRE LEURS COLLECTIONS. ET SI C’ÉTAIT PAR UNE DÉMATÉRIALISATION DU VÊTEMENT ?”

Nicolas Ghesquière a imaginé en novembre 2019 une version spéciale de sa malle iconique pour accueillir la Summoner’s Cup, trophée que reçoivent les vainqueurs du championnat du monde de League of Legends. À cette occasion, il a également habillé deux avatars du jeu, Qiyana et Senna, dont a découlé une collection capsule inédite IRL, offrant la possibilité à quiconque de s’habiller en héroïne de jeu vidéo. De quoi ouvrir le chant des possibles quant au concept de démocratisation de la mode et du luxe grâce au digital. Car si le gaming nous permet bien une chose, c’est de devenir notre propre styliste.

LA M ODE POUR TOUS ? Probablement encore plus précurseurs que les marques elles-mêmes, les gamers n’ont pas attendu les maisons de mode pour créer leurs propres vêtements et habiller leur avatar dans leurs jeux favoris. Échappatoire idéale pendant le lockdown, Animal Crossing donne entres autres activités (chasse, pêche, cueillette...) la possibilité aux joueurs de designer des vêtements. Certains ont d’ailleurs saisi l’occas’ pour réaliser des versions digitales de pièces de marques comme Raf Simons, Mowalola, Gucci, Prada ou encore Rick Owens pour leur personnage, créations ensuite uploadées sur différents comptes Insta dédiés. @animalcrossingfashionarchive, l’un des comptes en question, a d’ailleurs été approché par des designers tels que Marc Jacobs, Valentino ou Maison Margiela, qui en ont profité pour créer des looks pour le jeu en collab avec le compte aux plus de 47 k abonnés. Ensuite, plusieurs autres marques indé ont suivi la mouvance et envahi le jeu de leurs créations, comme Marine Serre ou Kévin Germanier. Après tout, rien de vraiment anormal à ça quand on connaît

l’historique du virtuel démocratisé dans la mode. Depuis deux ans environ, des créateurs de contenus digitaux présents un peu partout dans le monde ont bâti de nombreux projets répliquant des looks et des pièces de grandes maisons pour habiller les Sims. Parmi eux, Olivia, du compte Insta @badddiesims, confiait il y a quelques mois à Dazed : “J’ai commencé à créer pour les Sims car je ne trouvais pas de vêtements qui allait avec mon propre style”. Audelà du design de vêtements, le virtuel apparaît surtout comme une plateforme d’expression totalement libre. “Les Sims, c’est un jeu incroyable qui permet de créer un monde à part dans lequel je peux m’exprimer sans peur de jugements issus des standards imposés par la société”, expliquait de son côté @idsims, autre créateur de tenues digitales. Dans cette communauté, on trouve également les Simstigrammers, des créateurs de Sims version mannequins qui défilent sur les podiums, vont aux soirées red carpet, et font la cover des magazines virtuellement. Une vie en ligne qui permet aux utilisateurs de se projeter dans un monde où eux aussi font partie de l’élite. De son côté, le gaming mode bat tous les records. De la plateforme en ligne Roblox – qui permet aux joueurs de créer, acheter et vendre des articles de mode digitaux – aux apps telles que Covet Fashion ou Drest, dont le principe est d’habiller des mannequins virtuels avec des vêtements de luxe, on assiste à un réel engouement avec un nombre d’utilisateurs qui ne cesse d’augmenter. Enfin l’avènement d’un catwalk 3.0 universel, inclusif et démocratique ? Quoi qu’il advienne, cette nouvelle utopie virtuelle de la mode annonce une suite sans précédent. Car on parle déjà de l’internet du futur, basé sur la 3D et appelé “le metaverse”. Et si celui-ci n’est encore qu’un concept, on sait déjà qu’il s’agira d’un monde virtuel toujours accessible, “d’un univers sans barrière au nombre de participants, qui aura sa propre économie, et où les individus et entreprises pourront créer, posséder, investir et vendre”, comme le définit Matthew Ball, investisseur en capital risques dans la Tech et parmi les premiers théoriciens du concept, dans un essai publié en janvier sur son site. Notre avatar est bien parti pour vivre sa meilleure vie. Et le mieux fringué du monde, si possible.

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KEEP IT SCHOOL PROPOS RECUEILLIS PAR ANTOINE LECLERC-MOUGNE. PORTRAITS JUSTINO ESTEVES.


AVEC 0-93. LAB, PROGRAMME GRATUIT D’INITIATION AUX MÉTIERS DE LA MODE ET DU DESIGN DESTINÉ AUX JEUNES DES VILLES D’AULNAYSOUS-BOIS ET SEVRAN EN RÉGION PARISIENNE, BASTIEN LAURENT ET CHRISTOPHER LILA SE SONT MIS EN TÊTE D’OFFRIR UN CURSUS PRÉPARATOIRE D’UN NOUVEAU GENRE AUX GRANDES ÉCOLES DE MODE.

© Matthieu Bizeul

BA STI E N L A U R E N T (À G A U C H E) ET C H R ISTO P H E R LIL A (À D R O ITE).


0-93. Lab : “93” pour le département de Seine-Saint-Denis et “Lab” pour laboratoire. C’est aussi simple que ça. Comme son nom l’indique, ce nouveau programme d’initiation, lancé il y a tout juste un an, se veut une plateforme d’expérimentation dédiée aux fondamentaux du design de mode et des arts visuels pour les jeunes habitants des villes d’Aulnay-sous-Bois et de Sevran, âgés de 14 à 21 ans. Les instigateurs de ce projet (gratuit, mixte et extrascolaire) que sont Bastien Laurent – lauréat du prix du label créatif de l’Andam en 2017 pour sa marque Avoc cofondée avec Laura Do – et Christopher Lila, collègue et acolyte de toujours, viennent de terminer une première session annuelle de 32 workshops dont le principal objectif est de susciter des vocations et faire grandir l’intérêt des jeunes issus des quartiers populaires du Grand Paris pour les industries créatives, dans un territoire où le monde de la mode et du design leur paraît trop souvent inatteignable, voire pour certains inenvisageable.

MIXTE. La première année de formation du programme 0-93. Lab vient de s’achever. Quelle a été la genèse du projet ? BASTIEN LAURENT. Depuis 2017, on réfléchissait à monter un projet de formation autour du design de mode et des arts visuels dans la ville d’Aulnay-sous-Bois, dont Christopher et moi sommes originaires. Au début, on pensait à quelque chose d’assez simple, avec quatre ou cinq workshops maximum destinés aux jeunes de la ville et sur un sujet précis, comme redessiner le maillot d’un club de sport. On avait vraiment cet angle one shot. CHRISTOPHER LILA. On a eu une belle expérience d’un workshop sur trois heures réalisé en partenariat avec Nike en 2018. Après ça, on s’est dit qu’il serait intéressant pour nous d’aller plus loin et de créer un programme sur plusieurs mois qui permettrait véritablement aux jeunes d’apprendre des notions techniques. Du coup, de miniprojet au sein d’Avoc, c’est passé à quelque chose de beaucoup plus ambitieux. Et je crois que c’est arrivé au bon moment. Chacun de notre côté, on faisait face à des changements majeurs dans notre vie professionnelle. Ce qui

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nous a permis de nous recentrer et de nous concentrer vraiment sur le projet. B. L. C’est vrai. Cela coïncidait avec une phase de transition chez Avoc, qui a duré presque deux ans. Ça nous a donné du temps pour mener à bien le projet dans son ensemble. À partir de ce moment-là, soit à la mi-mai 2018, on s’est lancés dans la recherche de financements.

M. Comment avez-vous décidé du contenu du programme ?

B. L. C’est complètement inspiré de la manière dont j’ai personnellement appris la mode et de la façon dont j’ai cocréé Avoc. En clair, j’ai été formé sur le tas par Laura Do sur une période de six à huit mois. Pendant les quatre premières années de développement de la marque, c’est avec elle que j’ai tout appris : la couture, le dessin, le patronage… Je me suis inspiré de cette manière non-académique d’apprendre pour concevoir le contenu du programme de 0-93. Lab. C. L. C’est pour ça qu’on y aborde progressivement tous les aspects de la création. On commence par le dessin, ensuite le patronage, la couture, la teinture, la sérigraphie… Au bout de neuf sessions, on a un groupe qui sait vraiment de quoi on parle. Pour résumer, chaque session intègre 15 à 20 minutes de théorie puis 3 heures ou plus de pratique (couture, teinture, patronage, etc.). Une fois ces 9 workshops d’initiation par la pratique effectués, nous commençons à créer véritablement avec les jeunes (vêtements, photographie, portfolio). Nos participants aiment le vêtement et ont une vraie sensibilité mode, mais ils ont peu de notions techniques, quelquefois aucunes, et ne sont pas encore en mesure de créer tout seuls une silhouette ou une collection. L’idée, c’est de leur donner un cadre.

B. L. Pour cette première année de formation, j’ai décidé de dessiner une pièce qu’ils puissent à leur tour réinterpréter par la coupe, par le tissu ou en l’anoblissant… Notre travail a été de les accompagner dans le développement de leur propre version de ce vêtement. M. Comment avez-vous sélectionné les participants ? C. L. Nous sommes allés à la rencontre des jeunes d’Aulnay-sous-Bois et de

Sevran. On a effectué des interventions dans les collèges, dans les lycées et dans les antennes jeunesse de chaque quartier. On a même mis en place une campagne d’affichage sauvage, avec un appel à candidatures qui a suscité beaucoup d’engouement et de réactions. Ça a eu un impact hyper fort. L’idée, c’est de les découvrir vraiment avant de les sélectionner. On avait prévu un petit questionnaire pour comprendre ce qui les motivait, quels designers ou marques ils appréciaient et quel était leur univers créatif personnel. C’était important qu’ils nous montrent un truc personnel lié à ça : une pratique artistique, quelque chose qui leur était propre…

B. L. En tout, on a reçu une centaine de dossiers et on a rencontré 30 candidats. À la base, on ne devait en prendre que 12, mais on a craqué et on en a pris 18 ! On a eu beaucoup de coups de cœur. On a essayé de créer le groupe ultime, avec des profils complémentaires. Il y avait des garçons et filles âgés de 20 à 24 ans qui prenaient les plus jeunes sous leur aile. La plus jeune élève avait 14 ans. M . Le programme se définit avant tout par sa gratuité. Comment l’avez-vous financé ? B. L. Nous avons d’abord été soutenus par la société du Grand Paris avec son programme culturel, dont José-Manuel Gonçalvès (directeur du CENTQUATRE PARIS) est le directeur artistique, à qui j’ai présenté le projet en 2018. Publiquement, on est aussi soutenus par la DRAC, Direction Régionale des affaires culturelles d’Île-de-France, la préfecture de Seine-Saint-Denis et le département et la ville d’Aulnay. C. L. On bénéficie aussi d’un soutien logistique de la ville d’Aulnay, grâce aux équipes qui s’occupent de la jeunesse et de la culture d’Aulnay-sousBois, et on travaille avec les équipes de la ville de Sevran également. Ce n’est pas fait exprès, mais les locaux du programme sont installés tout près de la future gare Aulnay-sous-Bois du Grand Paris Express. Quelque part, ça venait confirmer notre volonté d’inscrire ce projet dans ce phénomène de renouveau de la ville. C’est incroyable de se dire qu’on a un local situé en plein milieu des 3000, qui est l’une des


cités les plus “compliquées” de France et qui est très difficile d’accès par les transports communs. Dans trois ou quatre ans, on sera au cœur d’un tout nouveau quartier, relié à Paris par une ligne de métro. Pour nous, c’est rempli de sens de voir grandir ce projet à cet endroit précis.

M. Il y a le sujet géographique mais aussi la question sociale, avec une volonté de démocratiser l’accès à la mode, que ce soit au niveau culturel, technique ou pratique. B. L. Carrément ! Nos deux profils en disent long. On se connaît depuis tout petits. On a toujours aimé la mode, mais on a passé le cap relativement tard. Notre volonté part de là : on aimerait développer une identité autour du design de mode et des arts visuels à Aulnay-sous-Bois et à Sevran, comme il y en existe une autour du cinéma à Clichy et Montfermeil avec l’école Kourtrajmé. Il y a une vraie ambition culturelle derrière ce projet. C. L. Cela dit, notre positionnement n’est pas celui d’une école. On se rapproche de celui d’une prépa avec des profils parfois très jeunes (15, 16, 17 ans). L’objectif est de donner des outils à ces jeunes pour qu’ils puissent ensuite postuler aux grandes écoles de mode, comme La Cambre en Belgique ou les Arts Déco à Paris. Le but est de les accompagner pour qu’ils soient aussi calés et formés que leurs “concurrents”, qui eux sont souvent nés dans des quartiers aisés avec un accès à la culture favorisé.

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M. Comment avez-vous vécu la période de confinement et la crise provoquée par la pandémie de Covid-19, qui a dû pas mal chambouler votre organisation ? B. L. En vrai, c’était un mal pour un bien. Ça nous a permis de retravailler le planning, et on s’est rendu compte qu’il y avait des choses qui n’allaient pas. Ces deux mois de pause nous ont permis de faire le point sur le programme à mi-parcours et d’ajuster la fin de la première année que nous avons donc décalée à mi-juillet, au lieu de fin mai initialement.

prévu, et chaque jeune a pu s’exprimer à travers une pièce comme évoqué précédemment. Nous avons également dû changer le format de présentation du travail accompli pendant cette première année. Du coup, d’une installation normalement prévue en juin 2020 à côté de la gare d’Aulnay pour montrer les travaux des jeunes, nous sommes passés à un concept de vidéo, un film de mode avec quelques éléments documentaires, qui sera présenté en octobre dans un cinéma d’Aulnay. Finalement, cette “pause covid” nous a challengés et nous a permis d’ajuster notre méthode.

M . Avec tous les événements sociétaux marquants de cette année 2020 – qui ont remis en cause beaucoup de choses dans l’industrie de la mode, notamment les questions liées à l’écoresponsabilité, à la diversité, au racisme, mais aussi au modèle économique d’exploitation et de production –, estce que votre projet, dans son essence même, trouve un écho particulier à ce que nous sommes en train de vivre ? C. L. On a grandi à Aulnay. On se rend bien compte qu’il y a là un truc qui ne va pas. Et c’est sûr qu’on n’a pas attendu ces tristes événements pour monter quelque chose de notre côté et essayer de répondre, à notre juste échelle et de façon novatrice, aux divers problèmes auxquels on fait face. B. L. 0-93. Lab a pour l’instant une vocation très locale. Mais si, en plus d’initier des jeunes d’Aulnay-sous-Bois et de Sevran, le projet peut ouvrir à des pistes de réflexion sur les challenges sociétaux et économiques de l’industrie de la mode, alors c’est très bien.

PAT R O N A G E , TEI N TU R E ET D ES SI N S O N T, E N T R E A UTR ES , A U P R O G R A M M E D’I N ITI ATI O N À L A C R É ATI O N .

www. 093lab.com

C. L. Typiquement, c’était trop compliqué de réaliser une collection collective avec 18 jeunes aux univers différents. On a revu et adapté ce qu’on avait

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LE PRINCIPAL OBJECTIF DE 0-93. LAB EST DE SUSCITER DES VOCATIONS ET FAIRE GRANDIR L’INTÉRÊT DES JEUNES ISSUS DES QUARTIERS POPULAIRES DU GRAND PARIS POUR LES INDUSTRIES CRÉATIVES.


BA STI E N L A U R E N T ET C H R ISTO P H E R LIL A AV EC Q U ELQ U ES- U N S D ES PA RTICIPA N TS D E L A P R E M I È R E P R O M OTI O N D E 0 -9 3 . L A B .


C’EST PAS LA CAPITALE, C’EST MARSEILLE BÉBÉ ! PROPOS RECUEILLIS PAR ANTOINE LECLERC-MOUGNE. PHOTOS JUSTINO ESTEVES.

DEPUIS TROIS ANS, LA FAMILLE MARABOUTAGE, COLLECTIF ARTISTIQUE PLURIDISCIPLINAIRE ET INCLUSIF, AGITE LA NUIT MARSEILLAISE AVEC UNE ÉNERGIE FOLLE ET ENGAGÉE QU’ELLE N’EST PAS PRÈS DE METTRE DE CÔTÉ.


L A FA M ILLE M A R A B O UTA G E A U C O M P LET.

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CI-D ES S U S   : ALE X (S O FTB O I L A C O STE), À D R O ITE   : H E N R I (S U N), CI-D ES S O U S  : G É O (LE LI O N) ET R E N É E (N EY N EY).

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“Eh, toi ! Le connard, le sac à merde qui tient des propos sexistes, racistes et homophobes, tu dégages !! Tu n’es pas le bienvenu à nos soirées !” Les mots sont directs, crus, mais à la hauteur de la situation. Après qu’on lui a rapporté les comportements inappropriés et propos injurieux de certains participants sur le dancefloor, Maryam, l’une des danseuses et performeuses de La Famille Maraboutage, vient de prendre le micro pour interrompre un instant la fête. Histoire de rappeler, dans son discours enflammé à destination des quelques milliers de personnes présentes pour les trois ans du collectif ce soir de juillet 2020 au Baou à Marseille, le message principal d’inclusivité et de tolérance qui caractérise les soirées et l’identité du crew. “Si vous êtes face à ce genre de propos ou de comportements inacceptables, prévenez la sécurité. Ils savent ce qu’ils ont à faire. Ils les prennent, il les dégagent.” Pas de place donc pour les trouble-fêtes relous qui pensent qu’on peut encore s’amuser en 2020 en pelotant des meufs sur la piste ou en traitant un mec de “pédé” parce qu’il porte du verni. La base. Comme l’ajoute ensuite au micro Henri (danseur et performeur du groupe) alors que la foule chauffée à blanc hurle son soutien à s’en faire péter les tympans : “Personne ne va killer notre vibe ce soir, okay ? Les misérables n’auront pas notre compagnie !” Avant qu’il invite finalement à reprendre la fête dans un élan décomplexé caractérisé par un simple : “Vous êtes prêtes, les salopes ?” provoquant les applaudissements de la foule. Mais aussi, bien évidemment, ceux des autres membres du collectif – Alex (DJ), Renée (prod), Samir, Barak et Alice (danseur. se.s) – qui, par leur histoire et leur personnalité respective, incarnent au mieux les notions de diversité ainsi que la multiplicité des origines, des genres et des sexualités. S’ils sont tous présents sur scène ce soir, et qu’ils participent à cette aventure artistique pluridisciplinaire qui veut faire avant tout de la fête un safe space et un espace libre d’expression,

c’est grâce au talent de Geoffrey (alias Géo Parish) et de Ben (alias Scrap Coco), deux amis et DJs marseillais à l’initiative de ce projet aux identités plurielles. Depuis quelques années, avec leurs soirées et leurs sets endiablés célébrant les musiques et sonorités issues des cultures afro et latino, ils ont bousculé les codes de la nuit marseillaise et comptent bien continuer de s’imposer “doucement mais salement” (comme dirait Booba) dans le party game.

MIXTE. Comment est né le projet Maraboutage ? BEN. On est des amis de longue date avec Géo. On sortait beaucoup et on se retrouvait dans les mêmes soirées de Marseille. Indéniablement, on était connectés par la musique parce qu’on collectionnait tous les deux les vinyles.

UNE AVENTURE ARTISTIQUE PLURIDISCIPLINAIRE QUI VEUT FAIRE AVANT TOUT DE LA FÊTE UN SAFE SPACE ET UN ESPACE LIBRE D’EXPRESSION. On a commencé à mixer à quelques apéros au Bar des Pêcheurs (à Marseille, ndlr). On jouait des sons bien plus “chauds” que ceux qui passaient avant là-bas. On prenait vraiment ça à cœur, en faisant ce qu’on appelle du digging, C’est-à-dire littéralement creuser, aller chercher des tracks qu’on n’entend pas partout. Du coup, on balançait des vieux morceaux d’Afrique, du Brésil édités dans les années 50-60. GÉO. On avait vraiment pris le truc au sérieux depuis le début. Ce qui a bien marché aussi, c’est qu’on a un peu bousculé les repères, autant au niveau du son que dans notre com’. C’est ce qui a fait la différence. Pour les flyers de nos soirées, on s’est par exemple inspirés des vraies pubs des marabouts qu’on peut retrouver dans les boîtes aux lettres, en les détournant. Avec l’idée principale que, quand tu viens à nos soirées, tu te fais marabouter par la musique. Avec nous, tu vas rayonner.

M . À partir de quel moment Maraboutage a pris la forme d’un collectif du nom de La Famille Maraboutage ? Comment s’est passée la rencontre avec les différents membres ? BEN. C’est quand on a commencé à L’U.percut, rue Sainte à Marseille, un bar tenu pendant dix ans par deux meufs très cool et qui proposaient un super espace de création. Les gens arrivaient et dansaient direct. C’est là-bas qu’on a rencontré Henri et Maryam, qui sont venus danser sur scène spontanément à nos côtés. En les voyant se lâcher, on a eu le switch “dancefloor”, sous-entendu des soirées où on vient vraiment pour bouger, pas juste pour écouter. Alors, on a diggé encore plus fort et on a commencé à booker des petits artistes. Toutes nos soirées étaient rapidement pleines, et c’est vraiment dans ce lieu, à force de rencontres et d’événements, qu’on s’est trouvés musicalement. La ferveur des gens, tous les super retours qu’on avait, c’était carrément génial, et ça nous a poussés à aller encore plus loin dans le projet une fois que le bar a fermé. GÉO. C’est depuis L’U.percut qu’on a vraiment réuni tout le monde avec Alice, Barak, Maryam... Ensuite, on a eu notre résidence Maraboutage Airlines au Makeda (l’un des autres lieux mythiques de la nuit marseillaise, ndlr) à partir de décembre 2019. On a négocié six dates sur six mois, ce qui était assez inédit dans une ville comme Marseille, qui n’est pas habituée au format résidence. Puis après, très vite, on a participé au Nomadisco Festival, à Toulon en 2019, sur lequel on a proposé de venir avec nos danseurs Barak et Henri. À l’époque, concernant le public, on était encore sur des jauges de 200, 300 personnes… Mais je crois que les dates qu’on a faites au Couvent LevatAltelier Juxtapoz (nouveau lieu culturel alternatif de Marseille, ndlr) pendant l’été 2019 ont été décisives. Maryam

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B E N (S C R A P C O C O) ET M A R YA M .

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À CÔTÉ DE LA M USIQUE ET DE LA FÊTE, LE M ESSAGE D’INCLUSIVITÉ ET DE TOLÉRANCE EST CE QUI CARACTÉRISE LES SOIRÉES ET L’IDENTITÉ D U CREW. LES M E M B R ES D E L A FA M ILLE M A R A B O UTA G E LO R S D E LE U R S O I R É E D’A N N IV E R SA I R E , A U BA O U E N J U ILLET D E R N I E R .

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LES M EM BRES D U COLLECTIF INCARNENT AU MIEUX LES N OTIO NS DE DIVERSITÉ, LA M ULTIPLICITÉ DES ORIGINES, DES GENRES ET DES SEXUALITÉS.

et Barak y ont donné en parallèle des cours de danse, et ça a permis d’installer le lien indéfectible qui existe aujourd’hui entre danse et musique dans notre collectif. BEN. En résidence au Makeda, on était vraiment contents du succès, mais on a quand même laissé 250 personnes à la porte, et ça, c’est pas notre concept. GÉO. C’est aussi ça Marseille, faut faire avec ce que la ville te donne…

M. Justement, quel est votre avis sur le monde de la nuit et de la fête à Marseille ? Est-ce que les choses changent pour le mieux ? BEN. Plusieurs lieux majeurs comme Le Chapiteau, La Friche Belle de Mai ou Le Baou ont ouvert. Des espaces qu’on a rapidement investis. Et c’est vrai qu’en matière d’offre et de capacité, ça fait bouger les choses.

M. Comment avez-vous vécu le confinement au niveau du collectif et, de manière plus générale, quelles répercussions cela a-t-il eu sur votre programmation et sur le milieu de la nuit ? BEN. C’est évidemment très triste, déroutant et perturbant. On avait énormément de festivals de prévus et des gros noms comme We Love Green, le Macki Music Festival... Les annulations nous ont fait assez mal car on s’était projetés, et c’est surtout une déception par rapport à l’énergie, au temps et à l’argent investis là-dedans, qui ont été perdus. Cela dit, au niveau du collectif, ça nous a fait du bien d’avoir un stop pour repartir encore plus forts.

GÉO. Pour tout te dire, quand on a repris les teufs cet été, après la levée du confinement, on avait 20 euros sur notre compte ! Mais je ne stresse pas ! Au vu des profils qui composent notre groupe, on a plein de ressources dans le collectif.

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M. À l’ère post Covid-19, comment voyez-vous la suite pour le milieu de la nuit, à Marseille et ailleurs ? GÉO. Il y aura sûrement un rééquilibrage nécessaire après ça. On va commencer à se reposer les bonnes questions et mettre un peu de sens dans tout ça. Je pense qu’il y a plein de têtes qui vont tomber du côté des promoteurs. Par exemple, les DJs étrangers qu’on paie 45 000 euros le gig, ce n’est vraiment plus possible ! C’est indécent. Il faut peut-être en profiter, justement, pour déconstruire et redéfinir des codes qui empêchent certains d’évoluer et d’exister. BEN. Aussi, comme on l’a vu cet été, et au rythme où vont les choses, je pense qu’on va assister à une recrudescence phénoménale des free party ; ce qui va sans doute permettre à de nombreux collectifs de voir le jour. C’est peutêtre un mal pour un bien. La contrainte pousse à la création.

M. Dans vos soirées et sur les réseaux, vous n’hésitez pas à dénoncer les vols, actes machistes et propos homophobes (pour ne citer qu’eux). En quoi est-ce important et primordial de tenir ce genre de discours aujourd’hui ? GÉO. Dans Maraboutage, on est tous un peu activistes. Faut le dire, on est tous un peu énervés dans ce machin, sur plusieurs questions de politique et de société. Donc ce positionnement s’est fait naturellement, en fait. C’est aussi simple que ça. Et à chaque fois qu’on a pris position, on a eu de super retours du public. Les gens nous étaient reconnaissants parce qu’on a tous besoin d’un safe space quel qu’il soit, mais encore plus particulièrement dans des endroits et des soirées où on est censé se sentir libre et insouciant. Personnellement, si je suis en train de jouer, que les gens dansent et que je vois un mec en train d’emmerder une fille, je ne peux pas faire comme si je n’avais rien vu. Il faut qu’on prenne l’habitude de ne plus fermer les yeux. Ce qui veut dire concrètement interrompre la soirée et prendre la parole avec le micro tout de suite, pour dénoncer des actes ou des propos inappropriés.

BEN. Mais ça ne concerne pas que le public. Il faut aussi dénoncer et se positionner quand ça touche des personnes avec qui on collabore. Il y a un truc qui s’était passé en janvier dernier après la deuxième soirée de Maraboutage Airlines. On a eu des plaintes concernant un artiste Dj d’un label étranger,

qu’on avait invité à venir jouer. Le mec en question avait essayé de toucher cinq ou six meufs différentes pendant la soirée. On s’est dit à ce moment-là qu’on était obligés de prendre parti. On devait d’autant plus le dénoncer que c’est nous qui l’avions booké. On a rédigé un message public en condamnant son comportement, et on a incité le public à ne pas hésiter à venir nous voir pour nous parler directement de ce type de situations lors des prochaines soirées. Ce sont les valeurs qu’on défend, point barre. Les gens comme ça, on ne les supporte pas et ils n’ont pas leur place dans nos soirées.

M . En septembre, vous deviez participer à Afrovibe Solidarity, événement caritatif autour de la danse organisé par Maryam pour soutenir SOS Méditerranée, qui lutte pour sauver les migrants de la noyade. À cause de la pandémie Covid-19, l’événement a été reporté. Cela dit, cet engagement social va-t-il devenir un élément constitutif du collectif ? BEN. D’une certaine façon, oui. En tout cas, on a vocation à devenir plus qu’une simple soirée et un collectif qui fait la fête. Maintenant qu’il y a un rayonnement autour de notre projet, c’est clair qu’on aimerait être un peu une sorte de tremplin pour beaucoup de projets, d’artistes et de professions, à l’image de l’école de ciné Kourtrajmé. GÉO. On aimerait réussir à réunir une sélection large de talents (danseurs, musiciens, poètes, percussionnistes, activistes...) lors d’events spéciaux qui pourraient prendre la forme de showcases. Nous, on serait juste là en tant qu’hôtes, on s’éclipserait après pour les laisser bosser et se présenter. GÉO. L’idée aussi, ce serait d’avoir une sorte de média où chaque membre pourrait s’exprimer, donner des tips sur son domaine. On fait de l’entertainement avant tout, mais ce serait bien de faire passer un message de respect et d’éducation. Avec le Baou, où on réunit quelques milliers de personnes avec une véritable scénographie, on a aussi compris qu’on pouvait vraiment faire du spectacle. On va se pencher sérieusement là-dessus pour la suite.


CI-D ESS U S : BA R AK (S C O R PIO Q V E E N), E N H A UT : ALIC E (M A R S M ASAL A), H E N RI (S U N) ET CI- C O NTR E : SA M IR (SLR).

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C

O RPS ET

À L’AFFICHE D’UN PREMIER FILM

À FLEUR DE PEAU, LA JEUNE TALLULAH CASSAVETTI A TOUT DU NOUVEL

ESPOIR FÉMININ PRÊT À DÉFERLER SUR LE CINÉMA FRANÇAIS.

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R O B E ET C A RD I G A N E N L A I N E M I U M I U , C H A U S S U R ES E N C U I R D R . M A R TE N S , C H A U S S ET TES FA LK E . PA G E D E G A U C H E: V ESTE ET PA N TALO N E N C OTO N I M P R I M É ET TO P E N LYC R A M U G LE R , C H A U S S U R ES E N C U I R D R . M A R TE N S , B O U CLES D’O R EILLES E N A R G E N T J U S TI N E C LE N Q U ET.

© DR

PROPOS RECUEILLIS PAR THÉO RIBETON. PHOTOS MEHDI SEF. RÉALISATION AUDREY LE PLADEC.

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Tallulah Cassavetti, 19 ans, tient le rôle principal de De l’or pour les chiens (en salles le 25 novembre), premier film de la réalisatrice Anna Cazenave Cambet et singulière coming of age story dont l’héroïne provinciale, Esther, s’entiche d’un Parisien rencontré en vacances. Esther tentera de le rejoindre par surprise à la capitale, pour n’y trouver qu’un monde dur et hostile, qui ne veut pas de son amour – car de l’amour, Esther n’a que ça à donner, aveuglément, inconditionnellement, à tout ce qui croise son chemin, excepté à ellemême. Le film, lui, en a déjà reçu beaucoup. Nommé dans la sélection 2020 d’une Semaine de la Critique particulière puisque privée de son tremplin cannois – mais qui a tout de même fait son travail de dénicheuse de nouveaux talents puisqu’elle s’est finalement tenue au Festival du film francophone d’Angoulême –, il s’affirme comme l’une des révélations de cette fin d’année. De l’or pour les chiens offre à son interprète le point de départ idéal d’une carrière à laquelle sa puissance de corps et son âme enjouée ont encore beaucoup de beaux chapitres à ajouter. On a demandé à cette presque encore adolescente, et à son alter ego de fiction, ou un peu aux deux à la fois, si cet âge est oui ou non le plus beau de la vie (évidemment, elles n’ont pas la même réponse).

MIXTE.  Dans quel monde as-tu grandi ? T A L L U L A H   C A S S A V E T T I .   J’ai grandi à Paris, dans le 20e arrondissement, dans un environnement où la culture était une valeur très importante, avec des parents journalistes qui m’ont fait voir beaucoup de films, lire énormément de choses. Moi, j’adorais dessiner, même si j’ai arrêté depuis. J’étais dans un lycée d’arts appliqués et aujourd’hui, je fais des études de céramique.

M.  Quel type d’enfant étais-tu ? T. C.  J’ai toujours été très extravertie, très à l’aise avec les gens. J’étais aussi hyper casse-cou. Mais j’ai perdu ça, et ça me rend triste. Je ne peux plus rien faire. Je grimpais dans les arbres… aujourd’hui, je n’y arrive plus du tout, ça me saoule. J’aimerais bien avoir un

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“LE TRAVAIL D’ACTRICE, CERTES C’EST DE L’IMAGE, D U FANTASM E, MAIS EN LE FAISANT IL N’Y A RIEN DE PLUS CO NCRET. C’EST U NE EXPÉRIENCE PHYSIQUE.”

bon niveau en skate, mais je n’y arrive pas, parce que j’ai trop peur. Il paraît que c’est un phénomène physique explicable : quand on est enfant, le lobe de la peur n’est pas encore bien développé et on ne craint pas vraiment de mourir. Maintenant, j’ai cette peur, et ça m’attriste. Récemment, je jouais avec des amis à répondre à la question : “Si tu pouvais faire un vœu et avoir une compétence, ce serait laquelle ?” Eh bien, pour moi ce serait avoir un bon niveau en skate, ou être hyper forte en code, j’adore le codage. Quand j’étais petite, je voulais être ingénieure, faire polytechnique. Depuis, j’ai laissé tomber.

M.  Quand et pourquoi as-tu eu envie de devenir actrice ? T. C.  Bien sûr qu’enfant, si on m’avait demandé si je voulais être actrice ou chanteuse, j’aurais dit oui. C’est un rêve assez commun. Mais je n’ai jamais pensé que c’était quelque chose de possible : je n’ai pas suivi d’études de théâtre ou de choses de ce genre. En revanche, j’ai fait de la figuration pendant quelque temps. C’était marrant et ça rapportait un peu d’argent. Un jour, la personne qui me filait ces plans me transmet une annonce de casting sérieux. J’envoie une tape, ils me retiennent, mais finalement le film ne se fait pas. Un an plus tard, la directrice de casting me rappelle. Elle cherche quelqu’un pour une performance sur le défilé Kenzo : on devait jouer en direct une scène, faire des mouvements répétitifs, marcher au ralenti, ce genre de trucs. J’ai été sélectionnée ; je devais avoir 15 ans. Encore un an plus tard, elle poste un jour sur Instagram : “Cherche jeune fille, 18 ans, à tête forte.” J’envoie ma candidature, je passe des essais, et je suis engagée.

M.  C’est quoi pour toi une tête forte ? T. C.  Je ne sais pas, c’est… moi ? (rires) En tout cas, je me suis dit : “Ah, c’est moi !” Tout le monde a une tête forte, en vrai. Mais je trouve que j’ai une vraie personnalité.

M.  Comment t’es-tu retrouvée à faire de la céramique ? T. C.  Quand j’étais au collège, je voulais me diriger vers une filière générale pour pouvoir ensuite faire polytechnique. Un jour, j’ai rêvé que j’étais en cours au lycée, et que j’avais envie de mourir, tellement je m’ennuyais. En me réveillant, j’ai changé mes plans. J’ai envoyé ma candidature à un lycée d’arts appliqués, où j’ai été prise facilement parce que j’avais des bonnes notes. Au début, je me disais que j’allais faire du design produit, du design industriel, big mind. Et en fait, je me suis rendu compte que j’avais besoin d’un rapport à la matière. J’ai postulé pour plusieurs spécialités : le métal, le vitrail, la céramique. J’ai été acceptée en céramique, et j’ai adoré. C’était la première fois que j’étais vraiment nulle en classe, et ça motive à un point fou. Tu as un truc dans la tête, tu essaies de le faire, mais ça ne marche pas. C’est incroyable. Maintenant ça va, je me suis améliorée. Mais ça a changé ma vision des choses, ce rapport direct à la matière. J’aime fabriquer des objets : réaliser ton bol, faire ton truc à toi. Il y a peut-être aussi quelque chose de cet ordre dans le travail d’actrice : c’est certes de l’image, du fantasme, mais en le faisant il n’y a rien de plus concret. On te demande quelque chose, tu le fais, bien ou non. C’est une expérience physique. D’ailleurs, pour la céramique comme le jeu, on utilise le même verbe : on dit “tourner” pour la caméra et pour le tour du potier.


M.  Tu aimerais mener ces deux activités parallèlement ? T. C.  Carrément, les deux sont très viables. Dans mes rêves, je tourne un film par an et je passe le reste de l’année dans mon atelier à tourner.

expérience et on n’est pas plus avancée. Ce que j’aime dans le film, c’est que ça raconte ce qui se passe à partir de ce moment-là, le travail qu’on fait après, et surtout qu’on fait seule, avec soimême, sans se vivre à travers les autres.

M.  Qu’est-ce qui t’a touchée dans le personnage d’Esther ? T. C.  C’est ma rencontre avec Anna, la réalisatrice, qui a été décisive. J’ai accepté de faire le film parce qu’elle m’a plu et que j’ai eu confiance en elle. Anna, je pense que c’est la plus belle rencontre que j’ai faite dans ma vie jusqu’à présent. J’en suis tous les jours reconnaissante. C’est parce que c’était elle, que j’ai fait le film. Esther, au début, je ne la comprenais pas du tout. On a passé beaucoup de temps à parler du personnage avec Anna. Je n’ai pas le même rapport à la vie qu’Esther : je viens de Paris, je n’ai jamais vécu ailleurs, je sais comment est la vie urbaine, je me méfie des gens. Elle, c’est le contraire. Au fil de nombreuses discussions avec Anna, on a créé le personnage. On décortiquait : pourquoi elle fait ça, quelles sont ses motivations, comment est-ce qu’elle vit ? Au bout d’un moment, j’étais arrivée à un stade où je pouvais dire : “Non, Esther ne ferait pas ça.” Et là, c’était parti. Maintenant, je la comprends. Mais c’était du travail.

M.  Le film s’ouvre en effet sur une scène de sexe. Comment as-tu abordé avec la réalisatrice ce moment forcément particulier, voire difficile, pour un premier tournage à ton âge ? T. C.  On a été hyper méthodiques. Par exemple, c’est la seule scène qu’on a répétée, chorégraphiée. Anna m’avait dit très rapidement qu’elle souhaitait tourner cette scène, qu’elle était gênée par le sexe gratuit au cinéma mais que là, pour le coup, c’était important et justifié. Elle ne prend pas à la légère le fait de demander à ses acteurs de se mettre (à) nu comme ça, ce qui était très rassurant pour moi. On a aussi beaucoup discuté, mon partenaire de jeu, Corentin Fila, et moi, de ce qu’on avait envie de montrer, de faire sentir à l’autre et au spectateur. On a établi des listes de ce qu’on s’autorisait ou pas : “Tu n’as pas le droit de faire ceci, de me toucher là, etc.” Ce genre de scènes, je pense qu’il faut les aborder comme des cascades, pas comme des trucs où on laisse les gens faire ce qu’ils veulent. Pour moi, en tant qu’actrice, c’était un soulagement : ce n’est pas moi qui me mets en scène avec Corentin, c’est Esther qui couche avec Jean. Elle couche d’une certaine façon, elle pense d’une certaine façon, et c’est détaché de moi.

M.  La candeur d’Esther, sa façon de se donner corps et âme, c’est une attitude dont tu te méfies ? T. C.  Elle m’impressionne énormément, elle est bien plus forte que moi. Se donner, ça demande une force double. Savoir quoi faire, et l’envoyer aux autres, c’est plus intense que vivre pour ça et tout retenir. C’est vraiment la phrase bateau, mais elle m’a beaucoup appris... M.  Qu’est-ce qui, dans le tout-venant des récits coming of age classiques, te parle ou justement ne te parle pas ? T. C.  Le truc basique du coming of age, c’est que, pour se trouver, une fille va passer par l’amour, généralement par un mec, et finir par baiser. Et ça veut dire que c’est bon, elle s’est trouvée. Dans la vie, c’est différent : on sort de cette

M.  Esther consigne avec précision ses performances sexuelles avec Jean dans son journal, qu’on t’entend lire en voix off. T. C.  Ça, c’était la pire scène pour moi… J’étais beaucoup plus gênée de verbaliser le sexe que de le jouer. C’est là où je me disais que cette meuf est cheloue. Certaines choses qu’elle dit me dévastent. Comme… Je n’arrive même pas à le répéter, tu vois, je suis hyper gênée ! M.  Parce qu’elle consigne le sexe de façon très crue et froide, comme un sportif qui note ses résultats pour s’améliorer, et qu’on ne voit pas où est son plaisir ?

T. C.  Sûrement… Esther ne prend pas de plaisir à proprement parler quand elle couche avec Jean, mais elle en a en le regardant, en sachant qu’elle fait l’amour avec lui, et que lui est bien. Mais en soi, l’acte la laisse indifférente. Elle ne recherche pas la jouissance. C’est acceptable, il n’y a pas de jugement, ni venant du film ni de moi. Mais c’est quand même la part tragique de son existence, et c’est probablement le cas pour beaucoup de femmes. M.  Dans la seconde partie de l’histoire, Esther trouve refuge chez des religieuses. Elle n’a sans doute pas la foi, mais le monastère est aussi un endroit dépourvu d’hommes – or, justement, la plupart des figures masculines du film sont médiocres voire nocives, que ce soit Jean, qui la rejette, ou son beau-père, qui lui manifeste un désir malsain. Est-ce que les espaces sans hommes sont des abris nécessaires ? T. C.  Il y a quand même des hommes bien dans le film : le serveur, le garçon qui la prend en stop. Et dans le monastère, c’est marrant, parce qu’à un moment, elle parle à la jeune retraitante, elle lui montre le jardinier au loin et elle dit : “Ah, je savais bien qu’il y avait un homme, ici !” Et puis, il y a Dieu aussi. Les nonnes ont un rapport très sensuel à Lui, quand on lit leurs textes : il est dans leur couche, elles sont ses femmes… Mais plus généralement, la non-mixité est une très bonne question, je m’interroge beaucoup sur sa nécessité. En l’état actuel des choses, je dirais qu’elle est réelle. Je ne l’ai jamais expérimentée, mais j’ai des amies qui ont fréquenté des lieux, des clubs, des soirées non mixtes, sans être forcément pour à la base, et elles disent qu’elles ne se sont jamais senties aussi safe. M.  J’ai lu que ce qui a d’abord frappé la réalisatrice Anna Cazenave Cambet chez toi, c’est la danse. Ça fait partie de toi ? T. C.  Effectivement. Je danse très souvent. J’adore ça. J’aime aussi regarder les gens danser, qu’ils soient bons ou moins bons danseurs. C’est un moment où on s’oublie.

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V ESTE E N M ATI È R E TEC H N I Q U E I M P R I M É E D E N TELLE LO U I S V U IT TO N , B O U CLES D’O R EILLES E N A R G E N T ET P E R LES J U S TI N E C LE N Q U ET. PA G E D E G A U C H E  : R O B E E N J E R S EY ET C EI N TU R E E N N YLO N M A R I N E S E R R E , C U IS SA RD ES E N N YLO N M O N C LE R X R I C H A R D Q U I N N . G R O O M IN G : RI M I U R A @ W ALTER SC H U PFER M A N A G E M E NT. ASSISTA NTE STYLISTE : ELYS E AR N O U LD D ER O SI ER . O P ÉR ATEU R DIGITAL : P HILIPP E @ A STUDIO .

M.  Tu as des rôles modèles, des actrices préférées ? T. C.  J’adore Béatrice Dalle. Elle a une incroyable force. Quand elle brûle tout dans 37,2° le matin, j’adore. C’est la sorcière. En plus, elle a fait plein de films d’horreur, c’est trop bien. M.  De l’or pour les chiens a été pris à la Semaine de la Critique, mais Cannes n’a pas eu lieu, sa vie festivalière est donc particulière. Te sens-tu privée de quelque chose ? T. C.  J’étais hyper contente, c’est mon entourage qui était déçu pour moi. Avec Anna, on a pleuré de joie. J’étais allée me faire les ongles, et je reçois un appel d’elle : “On est prises à la Semaine de la Critique !” Je me suis mise à pleurer, j’ai hurlé. Et puis, tout le monde a essayé de me tuer le truc ! J’étais là : “Ta gueule, on s’en fout de Cannes !” Et maintenant, ça a déteint sur moi, je trouve ça un peu nul que Cannes n’ait pas lieu. C’est juste dommage pour le film, d’un point de vue business : il n’a pas la même couverture médiatique, le marché international, etc. M.  De manière générale, entrer dans le monde du cinéma sur une année aussi noire, pour les exploitants, pour les festivals, est-ce dur ? Comme arriver alors que la fête est finie ? T. C.  Oui et non. C’est dur, mais c’est la seule année que je connais, et pour moi, c’est une année formidable. Bien sûr, que c’est triste… mais il y a des choses plus graves, non ? M.  Tu viens de signer chez une grosse agence, UBBA. Quels films as-tu envie de faire ? T. C.  Je me rends compte que ce n’est pas si souvent que les acteurs sont fiers du film qu’ils ont fait, au-delà de leur propre performance ou de leur rôle. Moi j’éprouve une immense fierté pour De l’or pour les chiens. C’est ce sentiment que j’ai envie de garder, être fière de mes films, qui correspondent à ce que j’aime voir. C’est bizarre de dire ça après un seul tournage, mais les premiers films aussi, je trouve ça bien. Rester dans l’inconnu, faire confiance aux gens, et notamment aux jeunes.

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PHOTOS TOBY COULSON. RÉALISATION ALICE LEFONS.

YA CI N E  : R O B E “PA G O D E” E N P LIS S É TEC H N I Q U E I M P R I M É B A LE N C I A G A , B OT TI N ES E N C U I R A G L . W ILLI A M  : TA BA RD À C A P U C H E , TU N I Q U E ET PA N TALO N E N N YLO N M ATEL A S S É C R A I G G R E E N .

U TO PI A


V ESTE SA N S M A N C H ES E N C OTO N VI N TA G E C O S TU M E S TU D I O , J U P E E N S O I E LO U I S V U IT TO N . PA G E D E D R O ITE  : M A N TE A U E N L A I N E ET R O B E E N SATI N D U C H ES S E M I U M I U , C H E M IS E E N C OTO N Y’S .




LILY  : V ESTE D E C O STU M E SA N S M A N C H ES ET PA N TALO N E N J E R S EY D E S O I E G U C C I , B OT TI N ES E N C U I R A G L , C EI N TU R E VI N TA G E C O S TU M E S TU D I O . W ILLI A M  : P U LL SA N S M A N C H ES E N C A C H E M I R E ET PA N TALO N E N L A I N E P R A D A , C H A U S S ET TES E N C OTO N B U R LI N GTO N , B OT TI N ES E N C U I R H E R M È S , SA C H A R N A IS VI N TA G E C O S TU M E S TU D I O , B R A C ELETS P E R S O N N ELS . M A R C O  : M A N TE A U ET PA N TALO N E N L A I N E LO U I S V U IT TO N , B OT TES L A C É ES E N C U I R A N N D E M E U LE M E E S TE R , B O U CLE D’O R EILLE P E R S O N N ELLE . YA CI N E  : P U LL SA N S M A N C H ES E N C A C H E M I R E ET J U P E E N L A I N E P R A D A , B OT TI N ES E N C U I R A G L , C EI N TU R E VI N TA G E C O S TU M E S TU D I O .


C H E M IS E À V O L A N TS E N S O I E I M P R I M É E , TU N I Q U E SA N S M A N C H ES E N C U I R M ÉTALLIS É J W A N D E R S O N , J U P E E N J E R S EY TEI N T À L A M A I N S A R A H K A U F F M A N . PA G E D E D R O ITE  : G ILET ET PA N TALO N E N N YLO N M ATEL A S S É F I L A , M A N TE A U PA R A C H UTE E N C OTO N E N K I A LL A N , C H E M IS E E N C OTO N Y’S , D E M I-J U P E E N P O LY ESTE R F O R M E S , C EI N TU R E-SA C VI N TA G E C O S TU M E S TU D I O .




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R O B E FLE U R S ET BLO U S E E N A C R YLI Q U E , V ESTE E N L A I N E N O I R K E I N I N O M I YA .



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U TO LE PI DÉNOMINATEUR COMMUN A ET SI LE MEILLEUR MOYEN DE RÉALISER SON UTOPIE ÉTAIT DE LA VIVRE EN GROUPE, LOIN DES AFFRES DE LA SOCIÉTÉ ? TOUR D’HORIZON DES COMMUNAUTÉS INTENTIONNELLES, PASSÉES ET PRÉSENTES, QUI PERMETTRONT PEUT-ÊTRE DEMAIN À L’UTOPIE DE NE PLUS EN ÊTRE UNE. TEXTE FLORENCE VAUDRON.

Depuis que le philosophe et homme politique anglais Thomas More a publié en 1516 son ouvrage majeur De Optimo Reipublicae Statu, Deque nova Insula Utopia (“La nouvelle forme de communauté politique et la nouvelle île d’utopie”) – une réflexion critique sur les mœurs, la politique et la société de son époque –, le concept d’utopie a chauffé tous les esprits de celles et ceux qui ont osé rêver d’un monde meilleur sans jamais, hélas, que ce dernier ne se concrétise véritablement. Normal, le mot utopie, inventé par Thomas More lui-même, signifie à la fois “lieu de bonheur” et “nulle part”. Autant dire que le monde idéal n’existe pas. C.Q.F.D. C’est pour cette raison que, depuis les années 1960, des citoyen.ne.s ont essayé de le construire à travers la mise en place de communautés intentionnelles (ou

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utopiques), soit des microsociétés autogérées (parfois autosuffisantes) composées d’individus partageant des valeurs et des règles communes. Aujourd’hui, qu’elles soient féministes, écologiques, artistiques ou intellectuelles, ces communautés de plus en plus nombreuses (on en compte plus de 1 200 rien qu’aux USA, selon une récente étude de la Foundation of Intentional Community) ont toutes en commun l’audace de vouloir vivre mieux et différemment. Sans forcément, on vous rassure, tomber dans le cliché du zadiste qui cultive son fromage de chèvre local dans le Larzac. “C’est le symptôme d’une insatisfaction, d’un malaise par rapport à notre mode de vie actuel, explique le sociologue canadien Jean-Philippe Warren, auteur d’Une douce anarchie (éd. Du Boréal, 2008). Des irréductibles Gaulois veulent

décrocher et se bâtir autre chose.” Vivre différemment, c’est bien ce qui obsède une bonne partie du monde, surtout depuis l’arrivée du Covid-19 qui n’a fait que renforcer les travers d’une société en plein burn-out. “Ce qui est intéressant, c’est de voir comment les gens font pour vivre et tout partager au service d’un objectif commun, qui est souvent en décalage par rapport aux valeurs dominantes dans le ‘grand monde’ ”, indique le sociologue Michel Lallement, auteur d’Un désir d’égalité (éd. Seuil, 2019), une enquête sociohistorique et ethnographique au sein de communautés utopiques américaines. Loin des clichés, celles-ci se révèlent être d’inspirants laboratoires d’innovation sociale à l’heure où la contestation gronde. Les prochaines années pourraient donc bien voir ces nouveaux lieux se multiplier.


CHRISTIANIA U NE VILLE LIBRE DANS LA VILLE, ENTRE GANJA ET MARXISME (COPENHAGUE, DANEMARK)

EOTOPIA LE HAMEAU ÉCOLO OÙ RIEN NE SE PERD (CRONAT, FRANCE) On doit cette communauté située à Cronat, en Saône-et-Loire, au rêve de Benjamin Lesage, 33 ans, qui avait réalisé l’exploit de vivre pendant cinq ans, entre 2010 et 2015, sans avoir recours à l’argent directement (Vivre sans argent, éd. Arthaud, 2016). Après un périple d’un an en auto-stop et en bateau des Pays-Bas au Mexique et plusieurs années d’itinérance en France, c’est en 2016 qu’il concrétise son rêve d’écovillage avec sa compagne Yazmin. Tous deux ont mis la notion d’antigaspillage au cœur de ce projet. Ici, rien ne se perd, tout se récupère. On utilise des toilettes sèches, on s’éclaire grâce à Enercoop, une coopérative qui fournit de l’électricité issue des énergies renouvelables, et on pratique la permaculture. Aucun animal n’est élevé dans cette communauté 100 % végane, qui a décidé de bannir également alcool, tabac et drogues. Pour parer aux besoins du groupe, chaque membre verse 300 euros par an dans un pot commun qui sert à payer impôts, factures et petits extras. À côté de cela, chacun est libre d’avoir un petit job rémunéré, s’il le souhaite. Bref, une consommation réduite au minimum pour une société rêvée où l’argent ne serait plus roi.

Sans doute l’une des communautés intentionnelles les plus célèbres en Europe, Christiania s’étale sur 34 hectares de nature sauvage et de rues piétonnes, parsemés de bâtiments en brique ornés de graffitis, de maisons en bois, et qui comptent aujourd’hui quelque 1 000 habitants dont 200 enfants. Son épopée commence en 1971, lorsque Copenhague fait face à une pénurie de logements sans précédent. Au cours de l’été, des dizaines de militants anarchistes, hippies, chômeurs ou encore artistes et étudiants contestataires prennent possession d’une ancienne caserne marine située sur la presqu’île de Christianshavn dans le sud-est de Copenhague. Peu à peu, l’enclave rebelle s’est dotée d’un drapeau, trois points jaunes sur fond rouge, et d’un règlement intérieur. Les voitures ont été interdites, tout comme la propriété privée et la spéculation immobilière. La démocratie est absolue, toutes les décisions sont prises à l’unanimité. Tant qu’une seule personne a un avis opposé, on discute. Inutile de préciser que les assemblées s’achèvent souvent au petit matin… Voilà maintenant cinquante ans que cette ville dans la ville résiste aux autorités et attire autant les Danois que les étrangers. “J’y ai trouvé la liberté que je cherchais. Enfin, j’avais de la place pour respirer et être moimême”, confie Hélène, Française qui s’est installée à Christiania en 1976. Cet esprit libertaire a aussi donné naissance à Pusher street “la rue des dealers” : un marché à ciel ouvert où la marijuana se vend librement. On vous avait promis l’utopie.

AMAZON ACRES L’UTOPIE MATRIARCALE (NEW SOUTH WALES, AUSTRALIE) Cette communauté de femmes, qui n’avaient rien à envier à leurs ancêtres guerrières du même nom, a tenté de réaliser son utopie féministe entre 1970 et 1980. Également connue sous le nom de The Mountain, la communauté des Amazon Acres a accueilli une centaine de femmes sur un territoire de 400 hectares dans la région de New South Wales en Australie. Nomades,

elles vivaient la plupart du temps nues, se déplaçaient à cheval, dormaient à la belle étoile et construisaient parfois elles-mêmes leurs abris. L’utopie des Amazon Acres reposait sur la règle des trois M : No Meat, no Men, no Machines. Une société basée sur la sororité, sans hommes, sans technologie ni consommation. Les décisions étaient prises par consensus sur des sujets tels que l’éducation des jeunes garçons pour les mères qui avaient rejoint la communauté avec des enfants. Le programme scolaire ? Acrobatie, histoire du féminisme, méditations et anatomie du corps féminin. Ici les Amber et autres Jennifer se rebaptisaient Moonshadow, Jaguar ou bien… Composte. Mais les Amazones ne tardèrent pas à s’attirer les foudres des propriétaires des alentours qui voyaient en ces femmes libres de véritables conquérantes piétinant leurs terrains. À moins que ce ne soit leur ego masculin qui ait été piétiné… Elles durent plier “bagage” et remettre leur rêve d’une société matriarcale à plus tard.

KERLANIC POUR L’AM OUR DE LA TERRE (BRETAGNE, FRANCE) À l’origine de cette communauté, le burn-out d’Audrey, surnommée Mama Terra. Cette mère de deux enfants a habité durant douze ans la région parisienne où elle était écrivaine publique et styliste grande taille. Épuisée par le train de vie de la capitale et déprimée de ne pas passer suffisamment de temps avec ses enfants, elle décide de quitter son appartement et ses deux jobs pour

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acheter Kerlanic, une ancienne ferme du xvii e siècle en Bretagne. Audrey met tout en œuvre pour en faire un lieu d’accueil pour des personnes qui partagent son envie de vivre différemment et son profond respect pour la nature. Touchés par la personnalité d’Audrey, sa bienveillance et sa générosité, les habitants des alentours ont rapidement décidé de l’aider à entretenir la propriété, et même à y construire d’autres habitats. Ici, pas question d’être tributaire des différents réseaux. Une dizaine de panneaux photovoltaïques couvrent les besoins en électricité, et un système de récupération d’eau assure une production suffisante pour le ménage, la vaisselle et la toilette. Les animaux font partie des résidents. Chèvres, boucs, poules, chiens et chats vivent eux aussi en communauté. Et pas question de voler quoi que ce soit à la nature ! On ne consomme les œufs que si les poules les abandonnent. Idem pour le bois, on ne coupe pas les arbres : “On ne prend que ce que la forêt nous donne”, souligne Audrey. Au milieu de tout ça, Noa, son fils, connaît la traite des chèvres sur le bout des doigts et maîtrise l’art du potager comme personne. Il ne va plus à l’école, c’est sa mère qui l’instruit, quand il ne se prend pas tout seul de passion pour un sujet. Un vrai retour aux sources qui donne à penser que, parfois, en remontant le temps, on fait un grand bond en avant.

THE SUSTAINABLE CITY L’OASIS ÉCORESPONSABLE (ÉMIRATS ARABES U NIS) À 25 kilomètres du centre-ville de Dubaï, aux portes du désert, loin des gratte-ciel et de l’agitation, se trouve une ville durable entièrement tournée vers le respect de l’environnement. Selon Karim El-Jisr, directeur exécutif du

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See Nexus Institut, centre de recherche spécialisé dans le développement durable, “cette ville est le fruit de la crise financière d’il y a dix ans et d’une volonté d’adopter un modèle qui ait un sens, d’un point de vue à la fois écologique et économique”. La ville convoite l’autosuffisance absolue. Les familles et entreprises qui y résident consomment local, et des panneaux solaires installés un peu partout garantissent à la ville une production d’énergie suffisante. À l’heure actuelle, cette oasis moderne compte 500 villas, 89 appartements pouvant accueillir en tout 3 000 habitants. La ville prévoit de construire 500 kilomètres de pistes cyclables d’ici 2022, afin de limiter au maximum l’utilisation d’autres moyens de transport que le vélo. Au-delà de la conscience écologique et de la modernité de cette communauté dans son ensemble, on salue sa créativité. Une galerie consacrée à l’art responsable y a vu le jour et les initiatives de jeunes entrepreneurs ne manquent pas. C’est le cas d’Alana Sorokin, styliste, qui a conçu une ligne de maillots de bain à partir de plastique récupéré dans les océans.

BRIGHT MIRROR LE COLLECTIF INTELLO (PARIS, FRANCE) Dans le but de créer une communauté désireuse de vivre un avenir meilleur, Bright Mirror réunit des mordus de fiction et d’écriture pour imaginer des scénarios présentant un futur plus juste, égalitaire et respectueux de l’environnement, mais moderne. À ce jour, plus de 2 000 personnes ont participé à ces ateliers d’écriture d’un tout autre genre. Ici, on fait travailler son cerveau et sa plume pour répondre à des problématiques telles que l’intelligence artificielle, le traitement des données ou encore la démocratie et la citoyenneté. En somme, on démolit les scénarios très dark de Black Mirror. Antoine Brachet, directeur exécutif de Bluenove, la société créatrice du concept, met un point d’honneur à ce que les nouvelles écritures racontent un avenir optimiste contre un courant de pensée qui cultive l’idée que le monde court à sa perte. Le but de ces ateliers n’est pas seulement ludique. Ces nouvelles ont vocation à alimenter l’esprit de designers et d’ingénieurs chargés de construire le monde de demain. Quand la fiction rejoint la réalité… N’est-ce pas là le but de toute utopie ?

TWIN OAKS HIPPIE, MAIS PAS TROP (VIRGINIE, ÉTATS-U NIS) Impossible de faire ce tour du monde sans passer par les États-Unis, pays qui prône l’individu roi mais qui est aussi paradoxalement celui où le plus de communautés intentionnelles se sont épanouies. Fondée en 1967 en Virginie, Twin Oaks est l’une des plus anciennes et plus grandes communautés intentionnelles des USA. À la base de sa formation, le récit utopique du psychologue B.F. Skinner, Walden Two, véritable manifeste antipolitique, pro émancipation et pro autonomie, qui décrit une société fonctionnant sur le béhaviorisme (l’interaction de l’individu avec son environnement). Skinner sera d’ailleurs le premier donateur de Twin Oaks, qui occupe aujourd’hui 140 hectares. Le sociologue français Michel Lallement y a vécu en immersion ponctuelle entre 2016 et 2018 et l’a comparée à “un îlot de socialisme perdu dans un océan de capitalisme”. Parmi les principes de base de la communauté, on trouve le

FÉMINISTES, ARTISTIQUES, ÉCOLO GIQUES, INTELLECTUELLES … CES COMMUNAUTÉS DE PLUS EN PLUS N O M BREUSES O NT EN COMMUN L’AUDACE DE VOULOIR VIVRE MIEUX ET DIFFÉREM M ENT.


AKON CITY LE RÊVE AFRICAIN (SÉNÉGAL)

refus de la propriété, le partage équitable des ressources et du travail ainsi que la suppression des codes de la représentation sociale, notamment le nom de famille. Et pour s’assurer que tout nouveau ou nouvelle arrivant.e adhère bien à ces valeurs, les candidat.e.s à l’intégration passent un entretien de recrutement constitué de 90 questions, en présence d’au moins 30 membres de la communauté. Une fois le grand oral effectué, si le.la candidat.e a fait l’unanimité, il.elle a droit à un cérémonial lors duquel on lui attribue un nom évoquant la nature – Rainbow, River ou Koala pour les chanceux. Selon Michel Lallement, la longévité de la communauté de Twin Oaks s’explique par le choix de ses membres de maintenir des relations avec la société environnante et d’assurer une activité économique. À Twin Oaks, on exploite du tabac, on fabrique des hamacs et du tofu, entre autres. Ni trop éloignée de la société pour survivre, ni trop proche pour réaliser son rêve utopique, bref le choix smart de la modération.

Akon a dropé son mic pour la bonne cause : fonder une ville verte et durable à son nom dans son pays d’origine. Le rappeur américain né de parents sénégalais a annoncé sur Instagram début 2020 qu’il était le propriétaire d’une nouvelle ville au Sénégal. Avec un budget de 6 milliards de dollars investis par la société d’ingénierie KE International, Akon City se trouvera sur la côte ouest du Sénégal, près de Mbodiène et devrait être entièrement autonome. Le but d’Akon est de booster l’économie locale en développant les atouts du pays pour les voyageurs du monde entier. Il imagine sa ville avec une architecture spécifique, inspirée de la culture et de l’histoire du pays. La monnaie utilisée sur place sera le Akoin, une cryptomonnaie créée par Akon pour aider les devises africaines à se stabiliser. Le but est de relancer le marché financier africain, enlisé dans la corruption et l’inflation. La construction de la ville se fera en plusieurs étapes. D’ici 2023, des routes, un hôpital, un centre commercial, un commissariat, une station de traitement des déchets, une école et une centrale électrique devraient d’abord être bâtis. Des parcs, des universités, un complexe sportif et un stade seront ensuite construits d’ici à 2029. Cette nouvelle cité n’est pas la première des actions qu’Akon mène en Afrique. Rappelons qu’il est déjà à la tête de Lighting Africa, une organisation qui aide les zones sans électricité à trouver des solutions énergétiques.

AUROVILLE L’ASCENSION SPIRITUELLE (TAMIL NADU, INDE) Pays fascinant par sa spiritualité et son mysticisme, l’Inde a vu une utopie prendre forme en 1968 : Auroville. Comptant 2 500 habitants de 50 nationalités différentes, la ville de l’Aurore a été imaginée en 1954 par une femme, Mirra Alfassa dite La Mère. Dans son manifeste, Auroville est un endroit “où les relations entre êtres humains, qui sont d’ordinaire presque exclusivement fondées sur la concurrence et la lutte, seraient remplacées par des relations d’émulation pour bien faire, de collaboration et de réelle fraternité”. Ainsi, Auroville est fondée sur une vraie spiritualité. Le souhait des résidents n’est pas simplement de monter un projet al-

ternatif, mais aussi d’élever leur propre conscience. Dès 1968, les premiers Aurovilliens ont pratiqué le Karma Yoga (qui permet de trouver le divin par le travail) pour fonder différents bâtiments et recréer la forêt qui avait pratiquement disparu. La communauté a donc planté 160 espèces d’arbres et arbustes indigènes différentes. Chaque année, plus de 800 volontaires y apprennent la simplicité de vivre et le respect de la nature. On retrouve cette démarche spirituelle avec un système éducatif fondé sur le “libre progrès”. Si cinquante ans plus tard Auroville est toujours debout et attire des visiteurs, la ville n’a pas encore atteint son autonomie financière et est à ce jour encore dépendante du gouvernement indien.

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N E W Y O R K STATE O F M I N D


PHOTOS CAMERON POSTFOROOSH. RÉALISATION RON HARTLEBEN. B U STI E R ET J U P E E N L A I N E N O I R ET V E RT, C O LLI E R E N M ÉTAL D I O R , C O LL A N T W O LF O R D .


A M BA R   : R O B E E N L ATE X N O I R , C U IS SA RD ES E N C U I R V E R N I N O I R ET B O U CLES D’O R EILLES E N M ÉTAL S A I N T L A U R E N T PA R A N T H O N Y VA C C A R E LLO . AL A N A   : M A N TE A U E N C U I R N O I R , C H A U S S U R ES E N C U I R V E R N I ET L A C ETS E N V ELO U R S N O I R S , C O LL A N T S A I N T L A U R E N T PA R A N T H O N Y VA C C A R E LLO .


R O B E E N L ATE X N O I R ET B O U CLES D’O R EILLES E N M ÉTAL S A I N T L A U R E N T PA R A N T H O N Y VA C C A R E LLO .


M A N TE A U E N C U I R ET D E N TELLE A LE X A N D E R M C Q U E E N , C U IS SA RD ES E N C U I R V E R N I S A I N T L A U R E N T PA R A N T H O N Y VA C C A R E LLO , C H A P E A U E R I C J AV IT S .


M A N TE A U E N FA U S S E F O U R R U R E L A Q U A N S M IT H , C U IS SA RD ES E N C U I R V E R N I S A I N T L A U R E N T PA R A N T H O N Y VA C C A R E LLO , BI BI E R I C J AV IT S .


M A N TE A U E N L A I N E N O I R E ET B O U CLES D’O R EILLES E N M ÉTAL D O R É ET PI E R R ES C H A N E L , ES C A R PI N S E N C U I R N O I R G I A N VITO R O S S I , C O LL A N T W O LF O R D .


V ESTE ET PA N TALO N E N C OTO N N O I R F O R TE F O R TE , C O R S ET E N SATI N N O I R C A D O LLE , ES C A R PI N S E N C U I R N O I R G I A N VITO R O S S I , C O LL A N T W O LF O R D , LU N ET TES E N A C ÉTATE N O I R TO M F O R D , B R A C ELETS P E R S O N N ELS .


M A N TE A U E N P O LYA M ID E M ATEL A S S É , B OT TES E N C U I R LO N G C H A M P.



V ESTE ET PA N TALO N E N S E Q U I N S , B U STI E R G I O R G I O A R M A N I , B R A C ELETS P E R S O N N ELS .


B U STI E R ET J U P E E N L A I N E N O I R ET V E RT, C O LLI E R E N M ÉTAL D I O R , ES C A R PI N S E N C U I R N O I R G I A N V ITO R O S S I , C O LL A N T W O LF O R D .


B O D Y ET PA N TALO N E N C U I R M U G LE R , C H A U S S U R ES E N C U I R D O R ATE Y M U R , B O U CLE D’O R EILLE E N M ÉTAL S A I N T L A U R E N T PA R A N T H O N Y VA C C A R E LLO , B R A C ELETS P E R S O N N ELS .


B U STI E R ET J U P E E N L A I N E , C O LLI E R E N M ÉTAL D I O R , ES C A R PI N S E N C U I R G I A N VITO R O S S I , C O LL A N T W O LF O R D .


D É BA RD E U R E N R ÉSILLE ET C R ISTA U X BL A N C ET A R G E N T, J U P E E N L A I N E ET S O I E N O I R ES , C U IS SA RD ES E N C U I R N O I R G U C C I .



M A N TE A U E N N YLO N N O I R K E N Z O .



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V ESTE E N C OTO N F O R TE F O R TE , C O R S ET E N SATI N C A D O LLE , ES C A R PI N S E N C U I R G I A N VITO R O S S I , C O LL A N T W O LF O R D , B O U CLES D’O R EILLES E N M ÉTAL D O R É ET PI E R R ES C H A N E L .


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N E W Y O R K STATE O F M I N D

LE VENDEUR DE PASTÈQUES TEXTE SASHA BONÉT.

HABITANTE DE NEW YORK, LA JOURNALISTE ET AUTEURE AFRO-AMÉRICAINE SASHA BONÉT A ÉCRIT POUR MIXTE UN RÉCIT INSPIRÉ DE LA SÉRIE MODE “NEW YORK STATE OF MIND” PHOTOGRAPHIÉE PAR CAMERON POSTFOROOSH. UNE LETTRE D’AMOUR À NY, QUI, EN DÉPIT DES BOULEVERSEMENTS QU’ELLE A SUBIS, CONTINUE D’INCARNER UNE UTOPIE QUI LUI EST PROPRE.

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Le vendeur de pastèques au bout de ma rue est mort. Pendant des années, je l’ai croisé au coin de la 128 e rue, et c’est le temps qui nous dictait la façon qu’on avait de se saluer. Les jours nuageux, il m’avertissait de la pluie. Quand il faisait beau, on se souriait en faisant un signe de tête en direction du soleil. Parfois, il me faisait un clin d’œil avant de dire : “Fais attention à ce que rien ne te tombe dessus”. Ce qu’il voulait me dire, c’était de ne pas me laisser abattre par la lourdeur de la ville. “Jamais”, je lui assurais. Je ne connaissais pas son nom et il ne connaissait pas le mien, mais l’été, je m’arrêtais pour fouiller dans son stock, cherchant les pastèques avec le plus d’égratignures. Il m’avait appris que cela indiquait que les opossums et les écureuils avaient essayé d’entamer leur chair alors qu’elles n’avaient pas encore été cueillies, signe de leur sucrosité. Tous les marchés locaux vendent des pastèques sans pépins, des mutations génétiquement modifiées, mais les siennes, bien mûres, avaient de gros pépins noirs que je crachais sur la grande colline du parc de St. Nicholas avec des amis qui se délectaient de leur jus. Je ne l’ai jamais vu ailleurs qu’au coin de ma rue. Je le voyais chaque jour en partant au travail et en rentrant chez moi. La laverie est juste en face de son emplacement et, un jour, il a ramassé sur le trottoir des culottes qui étaient tombées de mon sac à linge et me les a rapportées à l’intérieur sans me regarder dans les yeux. Je lui suis reconnaissante de cette courtoisie. Pas nécessairement pour avoir rapporté mes sous-vêtements, mais pour avoir évité de croiser mon regard dans ce moment gênant. C’est la seule fois que je l’ai vu s’éloigner de son poste. Son stand n’était qu’une simple table pliante sur laquelle il disposait des pastèques coupées en tranches afin que leur arôme et la couleur vive de leur chair attirent les passants. Il portait toujours une che-

mise imprimée et n’avait pas peur du contraste entre les couleurs pastel et sa peau noire. Le camion qui lui servait d’arrière-boutique n’était rempli que de pastèques et couvert de graffitis, dont un tag qui disait : “Cute & Sad”. Autant que je sache, il vivait à ce coin de rue, dans ce camion. C’était sa propre petite enclave, qu’il partageait avec nous, et je peux imaginer que ce spectacle quotidien manque à beaucoup d’habitants de Harlem. Le simple fait d’être vu a un grand pouvoir. Chaque jour, lorsqu’il me reconnaissait, c’était comme s’il me disait : “Je te vois, tu n’es pas invisible”. Quand le confinement dû à la pandémie de COVID-19 a été annoncé le 15 mars, j’ai quitté Manhattan. Je craignais que les ponts ne soient fermés et que je ne sois piégée sur l’île, comme dans un film de Christopher Nolan. Lorsque je suis revenue cinq mois plus tard, après que les tentes de l’hôpital d’urgence ont été démontées à Central Park et que plus de vingt mille résidents sont morts, j’ai eu le sentiment d’avoir trahi ma ville. J’ai cherché des visages et des rythmes familiers dans lesquels je pourrais me retrouver, mais j’étais frustrée par mon incapacité à reprendre le cours de la vie. Puis je me suis souvenue de tous les bouleversements que cette ville a subis et qui ont touché beaucoup de gens : la peste, la crise du sida, la crise du crack et le 11 septembre. Comme si chaque catastrophe n’était qu’un interlude avant de passer à une nouvelle fréquence. Il y a un grand exode qui se produit dans la ville, mais la plupart d’entre nous est encore ici, parce qu’il n’y a tout simplement nulle part ailleurs où aller. Il n’y a pas d’alternative à une vie vécue à New York, et ceux qui partent passeront le reste de leur vie à raconter des histoires sur le temps qu’ils ont passé ici. Ils feront précéder leurs déclarations d’un “À New York...”, sans probablement personne pour compatir avec eux. Les

New-Yorkais s’épanouissent et se lient à travers les difficultés imposées par le niveau de vie, pourtant c’est hélas ce qui fait de nous des battants. Ce sont précisément ces facteurs qui font que le chœur participatif de cette ville atteint le sommet de sa résonance. Le frisson de la ville réside dans son interdépendance. Ma voisine vient de m’annoncer que le vendeur de pastèques était mort. Elle m’a appris qu’avant lui, son père vendait des pastèques à ce même coin de rue en été, et des choux verts en hiver. Je suis accablée de chagrin chaque fois que je passe devant son emplacement. Un rappel de notre mortalité et de toutes les âmes comme lui que nous avons perdues à cause du coronavirus. Vivian Gornick a dit un jour : “Si tous ceux que je connaissais mouraient demain, je les aurais encore. Car j’aurais la ville.” Parce que même si la ville nous épuise, elle se nourrit de nous également. Nous sommes un écosystème de l’infini. Et ce ne sera pas fini tant que cette île n’aura pas coulé. Et même alors, nous nous retrouverons dans le monde souterrain.

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T H W IT N E S S E O T H PHOTOS LAURENT HUMBERT. RÉALISATION FRANCK BENHAMOU. LI A M   :   M A N TE A U E N D R A P D E C A C H E M I R E N O I R B R O D É D E P E R LES ET D E C R ISTA U X C O LLECTI O N H O M M E D I O R , PA N TALO N E N D E N I M BLE U I M P R I M É ET B OT TES E N C U I R M A R R O N N E IT H N Y E R . ELSA   :   M A N TE A U TA ILLE U R SI G N ATU R E P R I N C E-D E- G ALLES G R IS À E M PI ÈC E M E N TS E N S O I E D E L A I N E N O I R E ET C U IS SA RD ES E N C U I R N O I R A LE X A N D E R M C Q U E E N . R O BI N   :   D É BA RD E U R E N C OTO N BL A N C I M P R I M É , LE G G I N G E N V ELO U R S LÉ O PA RD , PA N TALO N E N D E N I M BLE U CL A I R B R O D É À J A M B ES O U V E RTES ET C EI N TU R E M U LTI- B O U CLES E N C U I R M A R R O N N E IT H N Y E R , B OT TES “A U STI N ” E N C U I R N O I R À E M B O UT M ÉTALLI Q U E G IV E N C H Y.

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RISE AND F A L L


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P U LL E N L A I N E AJ O U R É E N O I R E ET S H O RT E N C U I R N O I R D I E S E L , B OT TES C O U RTES E N C U I R N O I R D R I E S VA N N OTE N , SA C “K E E PALL” E N C U I R N O I R LO U I S V U IT TO N , A N N E A U P E R S O N N EL . PA G E D E D R O ITE , R O BI N  :  M A N TE A U O V E R SIZ E E N L A I N E G R IS E À É PI N G LE E N M ÉTAL A R G E N TÉ G I V E N C H Y, PA N TALO N E N C U I R N O I R F E N D I . S E K H O U  :   R O B E O R N É E D’É PI N G LES E N A CI E R ET LO N G U E V ESTE E N L A I N E N O I R E N O I R K E I N I N O M IYA . LO R IS   :   C A RD I G A N ZI P P É E N L A I N E N O I R E S A C A I , PA N TALO N E N C U I R L A C É M A R R O N ET B OT TES “A U STI N ” E N C U I R N O I R G IV E N C H Y, C H A Î N E VI N TA G E . TO M   :   P U LL SA N S M A N C H ES ZIP P É E N L A I N E N O I R E ET S H O RT E N C U I R N O I R D I E S E L , B OT TES C O U RTES E N C U I R N O I R D R I E S VA N N OTE N .




R O B E E N SATI N D E S O I E V E RT M E N T H E À D E N TELLE ET B O M B E R E N N YLO N G R IS ET N O I R , SA C “O FFICI E R” E N C U I R N O I R LO U I S V U IT TO N . PA G E D E G A U C H E  :   R O B E E N VIS C O S E , S O I E ET V ELO U R S , T R E N C H E N C OTO N À C O L E N TW E ED LO E W E .



LO R IS  : P U LL E N L A I N E V E RTE ET PA N TALO N E N C U I R N A P PA M ÉTALLIS É V E RT G U C C I . ELSA  : R O B E LO N G U E E N S O I E M ÉL A N G É E I M P R I M É E LÉ O PA RD C É LI N E PA R H E D I S LI M A N E . R O BI N : PA N TALO N E N C U I R N O I R F E N D I , C H A Î N E VI N TA G E . LI A M  : C H E M IS E À C A R R E A U X E N L A I N E M A R R O N ET PA N TALO N E N D E N I M BLE U F O N C É D R I E S VA N N OTE N .



M A N TE A U ET R O B E- B U STI E R E N L A I N E I M P R I M É LÉ O PA RD G R IS ET N O I R , B OT TES E N C U I R N O I R VA LE N TI N O , M ITA I N ES E N C U I R N O I R L A B A G A G E R I E . PA G E D E G A U C H E  : TE E-S H I RT E N C OTO N I M P R I M É N O I R G IV E N C H Y, J E A N E N D E N I M N O I R D ÉL AV É I S A B E L M A R A N T, B OT TES E N C U I R M A R R O N N E IT H N Y E R , SA C “K E E PALL” E N C U I R C A M EL D É G R AD É LO U I S V U IT TO N .


M AN N EQ UIN S : ELSA SJO KVIST @ PR EMIU M M OD ELS, R O BIN RIOLLOT, LO RIS M ASCAR EL ET TO M R EY @ SU CCESS M OD ELS, LIA M M AR Q UANT @ ELITE M OD ELS, SEKH O U @ R O CK M EN . CASTIN G : CO RIN N E LISCIA @ CO CO CASTIN GS. SET D ESIG N ER : CÉSAR SEBASTIEN . COIFFU R E : Q U ENTIN G UYEN @ BRYANT ARTISTS ET SH U H EI NISHIM U RA @ WISE & TALENTED . M AQ UILLAG E : LILI CH OI @ CALLISTE PARIS. O PÉR ATEU R DIGITAL : SACHA D ERU ET @ SH ERIFF PARIS. ASSISTANTE PH OTO G RAPH E : SO RAYA SANINI. ASSISTANTES STYLISTES : ELYSE AR N O ULD D ER OSIER ET AUD R EY LE PLAD EC . ASSISTANT SET D ESIG N ER : ENZO SELVATICI.

PA N TALO N E N L A I N E , C O LLI E R S “LV V O LT” E N O R J A U N E ET E N O R R O S E LO U I S V U IT TO N . PA G E D E D R O ITE , LI A M  :   C O L R O U LÉ E N M O LLETO N LÉ G E R F R O IS S É N O I R ET M A N TE A U O V E R SIZ E E N L A I N E B R O S S É E N O I R E , N O U V E A U BA G GY E N D E N I M BLE U D ÉL AV É J A P O N A IS BI O , C EI N TU R E E N C A O UTC H O U C N O I R ET S N E A K E R S “TO E LO W ” E N M A ILLE N O I R E B A LE N C I A G A . ELSA  :   R O B E E N C U I R N O I R ET C H E M IS E E N R ÉSILLE TEC H N I Q U E N O I R E D I O R , BA S K ETS À TALO N S E N P V C N O I R R E E B O K X M A R G I E L A .



THE DREAM OF THE BLUE WHALE

PHOTOS MARCIN KEMPSKI. RÉALISATION KAROLINA GRUSZECKA.

R O B E B R O D É E M A I N D E STR A S S ET D E P E R LES B A L M A I N , LU N ET TES E N A C ÉTATE F E N D I , B O U CLE D’O R EILLE E N A C R YLI Q U E ET ST R A S S K I W I  +  P O M E LO .




D É BA RD E U R E N D E N TELLE ET LU R E X , PA N TALO N E N C U I R LO U I S V U IT TO N , LU N ET TES D E S O LEIL E N A CI E R I N O X YD A BLE M Y K ITA X B E R N H A R D W I LLH E L M .


BLO U S E E N S E Q U I N S , STR A S S ET P LU M ES M O N C LE R X R I C H A R D Q U I N N , C U LOT TE E N LYC R A W O LF O R D .


V ESTE ET ÉC H A R P E E N N YLO N M ATEL A S S É ET E M B O S S É BLE U , S H O RT E N N YLO N M ATEL A S S É BLE U ET B OT TES E N N YLO N BLE U 1  M O N C LE R X J W A N D E R S O N .


R O B E E N L ATE X S A I N T L A U R E N T PA R A N T H O N Y VA C C A R E LLO , LU N ET TES P R OTOTYP E I M P R I M É ES E N 3D M Y K ITA .


TU N I Q U E E N TIS S U TEC H N I Q U E ET C EI N TU R E E N C U I R P R A D A , C O LL A N T W O LF O R D , C H A P E A U E N C U I R ET M ÉTAL L A N V I N , G A N TS E N C U I R F E N D I .



C H E M IS E E N C OTO N ET R O B E E N C U I R TO D’S .


R O B E PA N I E R E N P VC B R O D É , C O LLI E R C H A Î N E E N P L A Q U É O R ET P E R LES M O S C H I N O , LU N ET TES E N A C ÉTATE J A C Q U E M U S .


TR E N C H E N C OTO N 4  M O N C LE R X S I M O N E R O C H A , C H A U S S U R ES E N C U I R D R I E S VA N N OTE N .



D O U D O U N E ET V ESTE E N N YLO N , C A G O U LE E N L A I N E F I L A , C O LL A N T E N N YLO N ET LYC R A W O LF O R D .


M A N TE A U E N ÉL A STO M È R E , PA N TALO N E N C OTO N ET ÉL A STO M È R E D R I E S VA N N OTE N , C H A P E A U E N SATI N M A R TA R UTA H AT S .


R O B E E N C OTO N À M A N C H ES P ÉTALES E N P VC J W A N D E R S O N .


R O B E E N TU LLE B R O D É VA LE N TI N O . PA G E D E D R O ITE  : P U LL E N V ELO U R S ET PA N TALO N E N FL A N ELLE I S A B E L M A R A N T.


MAN N EQ UIN : JAC @ IM G M OD ELS. COIFFU RE : MICHAL BIELECKI. MAQ UILLAG E : AN ETA KOSTRZEWA @ I LIKE PH OTO. SET D ESIG N : MICHAL ZO M ER. ASSISTANT PH OTO G RAPHE : AD RIAN OBRECZAREK. ASSISTANTES STYLISTE : MARTA ZACZYNSKA ET KASIA MIOD USKA . PROD UCTIO N : MIKOLAJ JAZWIECKI ET RAD EK NIERODA @ I LIKE PH OTO. POST-PROD UCTIO N : PAW EL MILEWSKI @ I LIKE PH OTO.


THE DREAM OF THE BLUE WHALE

TEXTE MARIE KOCK.

Bien à l’abri dans la pénombre de la régie, Sèta est sur le point de savourer la plus grande victoire de sa courte vie. Devant elle, une boîte gris ardoise grande comme une valise cabine, les indicateurs au taux requis pour une conservation optimale : Température 0 °C, Taux d’humidité relative RH=40 %. La gorge façon désert de Gobi, mais les mains trempées par l’excitation, elle prend le temps d’essuyer soigneusement chacun de ses doigts sur son short. Et s’ils n’étaient pas à l’intérieur ? Et si les enregistrements avaient été endommagés ? Et s’ils n’étaient pas aussi dévastateurs qu’elle l’espérait ? Toutes les questions s’évanouissent alors qu’elle ouvre le coffre comme on ouvrirait un écrin dont on sait déjà que ce qu’il contient est trop cher pour soi. Les enregistrements sont là, et ils luisent, bien frais, comme des sardines tout juste sorties de la mer. Obtenir le lecteur compatible avec ces antiquités, ce n’était rien comparé aux

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batailles qu’elle avait dû mener pour faire sortir les bandes des archives Museum XX-XXI. Mais elles étaient là : des heures de chants de la mythique baleine bleue, captés dans tous les océans où elle régnait encore au siècle dernier comme le plus gros animal ayant jamais vécu sur Terre, dinosaures inclus. Soit tous les océans, hormis celui qu’on appelait l’océan arctique. Elles avaient fini par disparaître, en même temps que la mer avait commencé à virer au marron et le ciel à l’orange. Des millénaires à ne craindre personne, à parcourir des milliers de kilomètres et à mouvoir avec grâce ses 170 tonnes sans faire chier personne, tout ça pour devenir un logo sur des tee-shirts et des mugs, pour ceux qui avaient fini par se lasser des dragons, des sirènes et des licornes. Toute tétanisée à l’idée de ne pas survivre à la beauté du moment, Sèta n’ose pas encore glisser la première bande

LA JOURNALISTE ET AUTEURE MARIE KOCK A IMAGINÉ UN RÉCIT D’ANTICIPATION INSPIRÉ DE LA SÉRIE MODE RÉALISÉE PAR LE PHOTOGRAPHE MARCIN KEMPSKI POUR CE NUMÉRO “UTOPIA”. L’HISTOIRE D’UNE JEUNE FILLE VIVANT DANS UN FUTUR PROCHE OÙ LA BALEINE BLEUE N’EXISTE PLUS ET DONT L’UTOPIE EST DE POUVOIR ENTENDRE LE CHANT ENIVRANT DE CET ANIMAL MYTHIQUE DISPARU.

dans le lecteur. Personne n’a eu le droit d’écouter le chant de la baleine bleue depuis 26 ans, 4 mois, 14 jours. Elle en avait à peine 5 quand les 527 étaient partis en vrille dans leur caisson sensoriel, d’où ils étaient sortis le cœur exalté et le regard fixe pour aller se jeter joyeusement dans la mer. À partir de ce jour-là, tous les enregistrements de chant de baleine dont on louait les qualités relaxantes – “sur le corps et le mental, venez plonger au profond de vous-même pour un moment de pure détente amniotique” – furent confisqués. La police se mit à ratisser tous les centres de bien-être, les musées, les antennes de l’association Mémoire et défense de la nature, avant de lancer un appel aux citoyens, pressés de venir remettre au commissariat le plus proche tout ce qui pouvait évoquer l’appel des profondeurs. Les experts avaient envahi les plateaux, les réseaux, les colonnes, pour tenter de déterminer si


les chants étaient si beaux parce que l’animal était monstrueux ou si l’animal était encore plus monstrueux de par la beauté de son chant. Les chasseurs avaient repris la traque au harpon, les scientifiques s’étaient mis à dépecer les bêtes, fouillant avec avidité dans leurs cœurs de 600 kilos des réponses aux questions qu’eux-mêmes n’arrivaient pas très bien à formuler. Le centre de recherche Nakabe plancha sur l’observation de quelques spécimens vivants, au large des côtes japonaises, dans l’espoir d’entendre des changements de fréquence, de rythme, de variations dans leurs modulations, qui expliqueraient que leur chant ait muté en chant des sirènes. Personne ne trouva d’explication convaincante au mystère. Sèta est maintenant assise, le casque vissé sur les oreilles. Ses mains ne tremblent pas, mais son cœur se déploie en fanfare dans les écouteurs et dans ses omoplates collées au dossier de la chaise. Il ne reste plus qu’à appuyer sur play. Elle attend encore un peu. Respire par le ventre. Rouvre les yeux pour regarder, à travers la fenêtre qui donne sur l’atrium, la foule faire semblant de déambuler au gré des rencontres pour se masser invariablement autour des buffets. L’air commence à sentir le champagne et la chaussure, alourdi encore par les rires forcés et les exclamations casinos de Las Vegas des invités. Bon, se dit Sèta, c’est pas vraiment comme ça que je m’imaginais le plus grand moment de ma vie, mais asta e. Elle est presque prête. Une tension dans le trapèze gauche lui rappelle qu’elle a laissé tous les appels et texto de sa mère en suspens et que ce n’est pas bien. Deux jours que sa mère s’inquiétait, sentait qu’il se tramait quelque chose, que Sèta ne disait rien, ce qui n’était jamais bon signe. Mais qu’est-ce qu’elle pouvait bien lui répondre pour qu’elle arrête de se tordre les mains en se lamentant en roumain, ce qui avait à chaque fois le don d’agacer Sèta et de lui briser le cœur en même temps ? Qu’elle avait soudoyé, rusé, manigancé, probablement mis un paquet de gens dans la merde pour obtenir des enregistrements interdits au public ? Que oui, c’était encore une histoire de baleine ? Que non, elle n’avait pas envie de passer à autre chose ? Futu-i, fuck, putain, c’était pas le moment de se laisser emporter dans une de ces querelles imaginaires qu’elle

ne gagnait jamais. Inspire, expire. Sèta pose à nouveau les yeux sur le lecteur. Et sentant qu’au fond il n’y a jamais de timing parfait pour sauter de la falaise, elle appuie sur play. Les premières secondes déroulent le bruit de la mer. Pas celui du rivage, celui de la mer. Sèta n’a jamais nagé dans l’océan, jamais mis la tête sous l’eau pour la ressortir hilare au milieu des vagues et se rassurer vite fait sur l’existence d’une vie à la surface. Rien que l’ampleur du caisson marin lui fait monter les larmes aux yeux. Elle entend maintenant comme des bulles qui hésiteraient à éclater, des surfaces qui semblent glisser les unes sur les autres, des explosions assourdies par la neige. Elle ne comprend rien, et c’est la sensation la plus délicieuse possible. Et puis, les premiers chants. Quelque chose entre le babil d’un enfant et le mugissement d’une vache, qui lui tord instantanément le bide. Ou non, plutôt comme un essaim d’abeilles et des pales d’hélicoptères. Un chaton, un dragon, les pleurs d’une femme inconsolable dans la forêt, l’écho d’une cour d’école à la récréation. Elle rit toute seule de cette conversation confuse qui se met en place entre ses oreilles. Blanche Neige, elle pense à Blanche Neige entourée par les oiseaux et les animaux de la forêt, joyeuse, confiante. Elle se sent en sécurité, comme jamais elle ne l’a été auparavant. Et puis, c’est la panique. Les chants suivants lui racontent en 23 Hz toute l’horreur du monde. Les ambitions mal placées, les mesquineries inutiles, les compromis fades et les violences sans enjeu. Et pendant une microseconde elle comprend pourquoi, quoi qu’on fasse, le monde restera ce qu’il est, ne progressera jamais vraiment malgré les changements de vocabulaire, et pourquoi c’est une vaste plaisanterie de penser que l’être humain est ce qu’il y a de mieux en matière d’espèce. Elle oublie maintenant. Ne reste qu’un vague arrière-goût, un truc qu’elle a sur la langue et qui, elle l’espère, va finir par revenir. À nouveau elle pleure. À cause de la beauté. Qu’elle entrevoit partout, sous ses formes les plus furtives, dans tous ses recoins inespérés. Les chants l’appellent, mais elle ne sait pas comment répondre. Son corps trépigne, mais pour aller où et faire quoi d’autre qu’imploser sous son propre élan ? Quand elle était adolescente, et qu’elle

jouait avec ses amis à “Et si tu avais un super pouvoir, ce serait lequel ? ”, elle ne pouvait s’empêcher de mépriser un peu ceux et celles qui voulaient devenir invisibles ou voler, alors que clairement le seul pouvoir qui valait le coup c’était d’entrer en combustion spontanée sous l’effet de sa propre colère. C’est à ça qu’elle pense alors qu’elle se consume de l’intérieur. Le feu, elle a enfin le feu, et ses mains pourraient créer des boules immenses qu’elle enverrait aux quatre coins de la planète. Un léger cliquetis, suivi d’un grand clac. La première bande s’arrête. Au loin lui parviennent les bruits des verres qui s’entrechoquent et le brouhaha des conversations convenues. Les enceintes sont déjà branchées. Sèta n’a qu’à les déplacer sur les tables près des fenêtres. Elle cale en dessous les flyers bleu océan d’avant, qu’elle ne distribuera pas, pour les incliner du mieux qu’elle peut vers l’atrium. C’est un peu du bricolage, mais ça lui semble assez solide pour durer le temps nécessaire. Elle pousse le son au max. Cette fois-ci, elle n’a pas besoin de respirer par le ventre avant d’appuyer sur play. Le chant des baleines envahit tout l’espace : celui de son corps, de la régie, du ciel au-dessus de l’atrium, qui se fige la main dans les petits fours. La foule commence à palpiter en rythme, à traverser à l’unisson l’émerveillement et la terreur, à se resserrer un peu plus sous les assauts du chagrin et de la joie. Séta regarde où en est la bande. Il reste moins de trois minutes. Elle enlève ses chaussures. Grimpe sur l’un des bureaux. La foule se meut en vagues amples au gré de ses propres ressacs. En enjambant la fenêtre, Sèta fait vaciller une enceinte. Les flyers s’éparpillent dans l’air, laissant s’échapper un banc de baleines, dessinées naïvement au feutre. Alors qu’elle bascule en souriant, Sèta n’a le temps que d’un regret : elle aurait quand même dû rappeler sa mère.

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PHOTOS THOMAS COOKSEY. RÉALISATION MARCUS SÖDER.

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SAND WICH

BAY PHOTOS TUNG WALSH. RÉALISATION FLORA HUDDART.

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BIKINI “DYN ASTY” E N LYCR A ET ÉLASTHA N N E R O UILLE I M P RI M É LÉO PARD H U N Z A G , CO LLI ER E N LAITO N LO U IS VU IT TO N , C H E M IS E À CAR R EA UX E N COTO N G RIS ET M AR R O N D S Q U A R E D 2 , A N N EA U ET BA G U ES P ERS O N N ELS .

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BURLINGTON www.burlington.com CAMPER www.camper.com CARTIER 01 42 18 43 83 CASABLANCA CHEZ GALERIES LAFAYETTE www.galerieslafayette.com CÉLINE www.celine.com CHANEL 01 44 50 66 00 CHARLOTTE CHESNAIS www.charlottechesnais CHLOÉ 01 47 23 00 08 CHRISTIAN LOUBOUTIN 01 42 36 53 66 CHRISTOPHER KANE www.christopherkane.com

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LOUIS VUITTON 09 77 40 40 77 LUTZ HUELLE www.fr.lutzhuelle.com MAJESTIC FILATURES www.majesticfilatures.com MALENE BIRGER www.bymalenebirger.com/fr MARGOT & MILA www.margotandmila.com MARINE SERRE www.marineserre.com MÄRTA LARSSON www.martalarsson.com MARTA RUTA HATS www.marta-ruta-hats.business.site MAISON MARGIELA 01 40 15 07 55 MARNI 01 56 88 08 08 MIA LARSSON JEWELRY www.mialarsson.com MIU MIU 01 58 62 53 20 MONCLER www.store.moncler.com MOSCHINO www.moschino.com MSGM www.msgn.it MUGLER 01 53 05 25 80 MYKITA www.mykita.com NEITH NYER www.neithnyer.co NIKE www.nike.com NOIR KEI NINOMIYA www.comme-des-garcons.com OSCAR JACOBSON www.oscarjacobson.com OUR LEGACY www.ourlegacy.se PAUL SMITH 01 53 63 13 19 PEBBLE LONDON www.pebblelondon.com PIERRE HARDY www.pierrehardy.com PRADA 01 53 23 99 40 RALPH LAUREN www.ralphlauren.fr REEBOK www.reebok.fr RICHARD QUINN www.richardquinn.london ROGER VIVIER 01 53 43 00 85 SACAI www.sacai.jp SAINT LAURENT 01 42 65 74 59 SALVATORE FERRAGAMO www.ferragamo.com SARAH KAUFFMAN www.notjustalabel.com/sarah-kauffman SCHIAPARELLI www.schiaparelli.com/fr SIMONE ROCHA www.simonerocha.com STELLA MCCARTNEY www.stellamccartney.com TABIO www.tabio.fr TIGER OF SWEDEN www.tigerofsweden.com TOD’S 01 53 43 16 16 TOM FORD www.tomford.com TÔTEME www.toteme-studio.com VAGABOND www.vagabond.com VALENTINO 01 47 23 64 61 VERSACE 01 47 42 88 02 WOLFORD 01 42 97 54 55 WOOYOUNGMI www.wooyoungmi.com Y’S www.theshopyohjiyamamoto.com ZANA BAYNE www.zanabayne.com

HOGAN 01 55 35 20 20 HOUSE OF DAGMAR www.houseofdagmar.com HUNZA G www.hunzag.com INTIMISSIMI www.intimissimi.com

294

CONTACTS


IN ENGLISH SEND NUDES / THE AMERICAN DREAM / WOODKID, THE SULFUR OF LIFE / UTOPIA, THE COMMON DENOMINATOR / STRANGER THAN FICTION / NEW YORK STATE OF MIND, THE WATERMELON MAN / KEEP YOUR DISTANCE 295


ALL

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UTOPIA

EDITOR’S LETTER

C RISIS


SEND NUDES WITH HIS “NUDES” COLLECTION, ONE OF THE FIRST IN THE FASHION WORLD TO DECONSTRUCT THE CONCEPT OF THE COLOUR NUDE, CHRISTIAN LOUBOUTIN HAS SHOWN HIMSELF AS A PIONEER ADVOCATE FOR DIVERSITY. MIXTE WENT TO MEET THE SHOE DESIGNER TO TALK ABOUT SKIN TONES, FASHION AND UTOPIA. TEXT BY FLORENCE VAUDRON. PHOTOS JULIEN VALLON. RÉALISATION FRANCK BENHAMOU.

In just two decades, the dizzying heel and signature red sole of Christian Louboutin has made its way to the top of fashion and pop culture. After training with some of the greatest shoe kings (Roger Vivier, Charles Jourdan), the designer went solo in the early 90s. Soon after, he collaborated with the biggest names in couture, exhibiting his shoes on the catwalks of Givenchy, Yves Saint Laurent, Jean Paul Gaultier and Lanvin. He became a trademark on the feet of all the celebrities walking the red carpets, such as Rihanna, Emma Watson and Blake Lively, to name just a few. Fascinated by the nightlife world from a very young age (at 16, he helped the dancers at the Folies Bergères get dressed and also spent some sleepless nights as a club kid at Le Palace), in 2012, Christian Louboutin took over for a season the artistic direction of the hottest cabaret in Paris, the Crazy Horse. As a child, he was madly in love with Egypt and imagined himself as the son of Pharaoh – perhaps as a way for the boy to explain his skin colour to himself, which was darker and more olive-toned than that of his blond and blue-eyed brothers and sisters. In 2017, at the age of 50, he received the missing piece of the puzzle when his sister informed him that his biological father was actually an extra-marital lover of Egyptian origin, giving full meaning to his long-standing quest for identity. A biological link that might well explain his thirst for travel and his passion for the Middle-East and other exotic faraway lands, which he already sought out as a child at the National Museum of Arts of Africa and Oceania (formerly the Museum of the Colonies, recently renamed Palais de la Porte Dorée). It was, moreover, in this space full of memories that Christian Louboutin decided to present his 2020 exhibition L’Exhibition[niste], which brings together the major collections of his career. Among them, Nudes holds its own special place. Launched in 2013, this line of shoes offers a five-colour chart adapted to several skin tones, well before the era of Kim Kardashian’s Skims or Rihanna’s Fenty Beauty make-up line. This year, the shoemaker unveiled a new range of Nudes composed, this time, not of five but of eight different shades.

MIXTE. You were one of the first in the footwear and leather goods

industry, in 2013, to launch a range of nude shoes with a five-colour chart adapted to several skin tones, which was revolutionary at the time. With this new 2020 collection, you now offer eight different shades. How did this concept come about and how did it evolve? C H R I S TI A N     LO U B O UTI N . The concept of Nudes was born in 2012 from a very precise moment, a conversation I had with a person who worked for the Louboutin office in the United States. I was presenting prototypes to American buyers and Sandy, a Black woman, told me that she was offended by the fact that “nude”, the supposed colour of nude skin, was systematically expressed by the colour beige. Her words really hit me. I realized that there was indeed a real error in semantics and that we had to think of a colour chart of skin tones that would go from very light to very dark. So I designed one of five colours, based on the different origins and complexions of the collaborators I am lucky enough to be surrounded by. From five, we went to seven, then to eight. We’re working on a ninth, but it’s complex to conceive because in reality no two skin colours are identical. As I like to say, “Nude is not a colour, it’s a concept”. I like nudity. It’s something that’s always inspired me a lot. Especially the skin in the shoe, because it creates a line, it lengthens the leg. So it was essential to deconstruct the word “nude”. I felt it was my responsibility to use this concept correctly. It’s not a colour, it’s transparency, so if you want to create nude shoes, it has to be with an accurate representation of nudity.

M . How has your personal history influenced your creations? Have you ever been a victim of racism or witness to it? C. L. One’s work is generally the result of an education, of a way of thinking: in this, I think that personal history always influences creation. I grew up in a very open family, where the notion of racism was non-existent, it was not an issue at home, my godmother was of Caribbean origin. Nevertheless, I was awakened to these issues at a very early age. We lived in the 12th arrondissement of Paris, and 20 metres away was the Palais de La Porte Dorée, which was then called the Museum of Arts of African and Oceania (Maao), where my exhibition is currently taking

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place. There is this big sculpture of French settlers with Africans in a caravan that has been there forever. The scene gives the impression of one big happy moment in time. I remember looking at this sculpture without believing the story it told. I saw in it the propaganda of a country that wanted to show a certain image of its history. It was later, as a teenager, around 1314 years old, that I was confronted with racism for the first time. I witnessed an altercation between a friend and the owner of a restaurant who threatened to “crush in her nose even more than it already was”. I understood then that I was witnessing a racist act, but I felt completely helpless in the face of it.

M. What do you think of the fashion and beauty industry that has made skin tone inclusivity a statement in its own right? (Fenty, Skims, Yeezy...), a movement that you were one of the first to initiate? C. L. I think it’s great, of course. Though, for example, the Fenty Beauty cosmetics brand was created by Rihanna, who has a golden brown complexion. It’s not completely by chance that it wasn’t conceived by someone with white skin...

M. Has the fashion industry taken too long to integrate the concept of diversity and representation? What do you think of the current situation? C. L. I think fashion is very selfcentred. It is concerned with current issues, but it evolves more slowly than other fields such as music, for example. It’s only when things become obvious

“I LIKE N UDITY. IT’S SO M ETHIN G THAT’S ALWAYS INSPIRED M E A LOT. ESPECIALLY THE SKIN IN THE SHOE, BECAUSE IT CREATES A LINE, IT LEN GTHENS THE LEG.”

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and blatant that fashion manages to integrate them. In fact, the first time I showed my Nudes collection, in 2013, a journalist was surprised to see brown shoes when there had never been any in my collections. I had to explain to the journalist that for me it wasn’t about a colour but transparency. I could see that the concept wasn’t obvious to everyone. It’s my job, it’s my life, but you have to admit that the fashion world is not a pioneering field for societal concerns.

M. What should be done to combat and eradicate racism in fashion? C. L. There has been some real work, and today there is much more diversity than before. One of the first people to whom we owe this real change is Edward Enninful, the editor of Vogue UK. As a Black editor, there has always been a lot of depth in the way he represents diversity. I’ve been fortunate enough to work with him on a number of different issues, and I saw that inclusiveness was at the heart of his work. He is a forerunner, and it is with figures like him that a movement begins and will gradually bear fruit. It’s a slow evolution for fashion, but change often takes time. M.  What do you think of recent events related to the Black Lives Matter movement? C. L. This is obviously an extremely important fight. Personally, I think the violence and the inequalities that racism provokes are terrible. Violence is the result of unbearable and intolerable acts. The worst is to see that things have not really changed that much. It is very depressing. Police brutality is a known fact and yet the majority of people remain silent. “Not to take sides is to take a side against”: a very simple, yet very accurate phrase. To pretend that it doesn’t exist is a form of complicity. M. Have you taken, or do you intend to take, any action to support this movement?

C. L. Diversity and equality have always been important to me. The way we treat each other must be equal and at all levels, whether between the sexes or between skin colours. Doing things differently means eliminating discrepancies in treatment. We have a project, but I’m a little superstitious, so I don’t want to talk about it until it’s done. But it’s something that will clearly reinforce that point of view and stance.

M . Do you think fashion can or should be militant? C. L. As I said, I think the music industry is much more militant and forward-looking than fashion, which is not progressive in itself. It just follows the movement. It’s not for nothing that the fashion sphere has such affection for the world of music. I think a person like Rihanna has created more progress than any one particular fashion initiative. In fact, at the time of the riots in reaction to the murder of Georges Floyd, the voices that were raised were mainly those of music, film and sports figures like Colin Kaepernick, not those of fashion designers… Christian Louboutin : l’Exhibition[niste], exhibition until January 3rd, 2021 at Palais de la Porte Dorée, Paris 12e.


THE AMERICAN DREAM IN THE USA, A COUNTRY OF EMBLEMATIC CAPITALISM, THE ELECTION OF DONALD TRUMP HAS AWAKENED A NEW GENERATION OF POLITICAL ACTIVISTS WHO, IN A PROACTIVE OPTIMISM, DREAM OF A BETTER TOMORROW. WRITER MATHIEU MAGNAUDEIX WENT TO MEET THEM. TEXT BY TARA LENNART. PHOTOS JUSTINO ESTEVES.

Since Trump came to power, a collective resistance against predatory liberalism and discriminatory violence has begun organizing. Peaceful and inclusive in their approach, these demonstrations have set the tone for an American society that has both assimilated the examples of their elders and discerned the current and future issues. Mathieu Magnaudeix, US correspondent for Mediapart, met with American organizing figures from all the various corners of a country where the political is personal. He has assembled these charismatic voices for whom intersectionality is self-evident into a book*. From Alexandria Ocasio-Cortez, the youngest candidate ever elected to the U.S. Congress, to the activists of the Sunrise movement for the climate emergency, to Black Lives Matter, to the protestors of Occupy Wall Street, these movements coordinate amongst themselves, influence each other and shape a landscape where everyone has the tremendous power to make their voices heard and help change this world. And why not give concrete expression to the idea of a certain American-style socialist utopia? Maybe it’s time for a new American Dream.

decade by Republican Party strategists who have wanted to prevent them from voting. On that day, activist LaTosha Brown, who I mention in the book, led one of these movements, singing a civil rights song. She exuded an extreme joy as she sung... I remember wondering how she managed to sing, where she gets that strength and energy from. I wanted to understand this joy, how we can cultivate it, how we can hope and dream of building radical movements – and I use “radical” in the literal sense, which is linked to “root”, that is, the will to tackle oppression at its roots, whatever they may be. I was drawn to portray this world that is very abundant in the United States, that’s how I started this exploration. The encounters came about naturally, from one activist and one organization to another, by passing the baton, through friendship. And that’s one of the pillars of the book: even if it’s difficult, it’s possible to

MIXTE. Why this book? What led you to write it and to begin the process of meeting these figures of American activism? M AT H I E U     M A G N A U D E I X . The spark came from the November 2018 elections, a very pessimistic and worrying moment for the United States as the Republicans took over all the structural powers. Many of the Republican voters that I knew personally at that time did not vote for Trump, though they weren’t necessarily against his election either. I was reporting from Pittsburgh and that same day the city had suffered the largest anti-Semitic attack in US history. I asked these Republicans about the event, but they didn’t seem to see the connection between Trump’s rhetoric and the hatred at the heart of the attack. That same day, 500 kilometers further south, I arrived in Georgia: there was a mobilization for the Black vote in the presidential elections. Black people were being taken by bus, just like at the time of civil rights movement, to exercise their sacred right to vote, a right that has been constantly challenged in some states for the past

M . There is a sense of militant ancestry / in the United States, as if activism is part of American history and identity. Is it? M . M . Totally. In the United States, the political system is different, and there’s always been a culture of organizing. Organizers define themselves as people who prepare, build, and define movements. The tradition began in the 1930s in Chicago with Saul Alinsky, an academic who decided to help the inhabitants of his very working-class neighbourhood to organize themselves so that they could finally get some concrete and basic necessities. It made it possible for people to meet each other, to talk about their problems, to hear other people’s stories, to realize that they are not alone, that the other is not an enemy but often someone who is going through the same thing. This method spread. Today, it is the reference point for many.

create movements that are at the same time radical, a bit joyful, and inclusive, without hiding the possible toxicity within the movements and the immense difficulty that they face... But these people have been trying out recipes, some for decades now.

M . What notable differences are there with activism in France? M . M . In our country, civil society is not really put into consideration when people organize. There can be mobilizations, such as the Yellow

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Vests, a movement that disturbed the authorities a lot, but which was perhaps not sufficiently organized to create a political balance of power. In France, it is very difficult to conceive of a political civil society, a society that would like to become autonomous. It is very difficult to envision this scope, for both cultural and political reasons. With the Yellow Vests, the working classes demanded answers to their questions. And it’s shocking... There is an inability on the part of the political sphere to accept protest. It was all the more striking for me, as a French journalist, when I arrived in the United States after covering the political news in France for Mediapart.

M. The movements you speak of in American history are quite peaceful. Where does this sense of non-violent protest come from in a country that was built on violence? M. M. The culture of non-violence clearly defines these movements. It is first and foremost a reaction to the American barbarity. The United States, with the genocide of the Native Americans, is based on a violent history of slavery and then segregation. Ten of the first twelve American presidents held slaves. I like to remind people of this telling statistic... Pacifism is the response to the violence produced by the system, to the hyper-capitalism and toxic masculinity of American culture. There is a refusal of violence against people, but also against goods in the United States, where it is difficult to build a people’s movement by attacking cars or shop windows. If there is damage to property, it should not be gratuitous. This approach was developed at the time of civil rights with Martin Luther King, and especially Bayard Rustin, his advisor and spiritual master, a gay activist who studied non-violence in India with Ghandi’s followers. All these people I met in my book are convinced that non-violence works better than violence. They want to bring joy, proactivity, inspiration, spirit. You can see that today, through the movements, people are in an active power struggle with the police (who have at times been unjust, brutal, racist, murderous) without necessarily seeking direct confrontation with them, but also with the idea that the movements must attract a certain sympathy within the public opinion.

300

M . Why in France, “the country of human rights”, does violence seem to be the first option considered or the most legitimate, in practice and in speeches, as soon as something is being challenged? M . M . I asked myself this question a lot when the Yellow Vests were mobilizing. Some American activists appreciated this tremendous political energy and praised their capacity for mobilization, but found, modestly, that it lacked organizational skills. There is a whole vocabulary for organization in the United States. Moreover, in the book, I’ve appended a list of possible actions, there are a lot, and these are things that we can learn to do. You can do so many things to intervene in the public space, and it can be creative. In France, violence is largely due to the French Republic’s inability to organise discussions and debates outside the institutions and the electoral framework. It’s hard to imagine a dialogue, actually. The “citizens’ initiative referendum” that the Yellow Vests were calling for was so that the common people could have their say. In our highly presidentialized Republic, this reference no longer exists, since the leaders are afraid that

“YOU CAN DO SO MANY THINGS TO INTERVENE IN THE PUBLIC SPACE AND IT CAN BE CREATIVE BUT IN FRANCE, IT’S HARD TO IMAGINE A DIALOGUE.”


it would call into question their political responsibility and that a “no” would be a disavowal of their policies. The trade unions are also detached from a part of civil society by not listening sufficiently to the “people from below”. This is greatly changing, as we can already see with the post-confinement demonstrations. Things are moving, but it is still difficult in this system where there is no real mediation.

M. Speaking of mediation, in the United States, MP Alexandria OcasioCortez has emerged as a figurehead in the anti-Trump contestation. Why don’t we have these kind of figureheads emerging in France? M. M. Alexandria Ocasio-Cortez, known as AOC, only 30 years old, is truly the result of the evolving political period of the United States. She is the legacy of several years of past movements, including Occupy Wall Street and Black Lives Matter. As we saw in various mobilizations on the issue of racism and police violence that were also a global contestation to Trump’s policies. AOC found herself, like many young intellectuals in precarious situations, burdened with student debt. Her story is the story of the middle classes. She is typical of her generation, and by her social status and skin colour, she is the total antithesis of Trump, who regularly targets her. She invests politically in everything she does, including in an Instagram story where she talks about her make-up: she uses the opportunity to explain to young Hispanic and Black girls that their skin colour and types are OK. She embodies a form of political radicalism and challenging of the system, especially in terms of capitalist structures and climate injustice. She also sets an example of an inclusive and intersectional framework, which I believe will become the benchmark for public discussion in the coming years, including in France. AOC makes us understand that everything must be thought about together, the climate emergency, racism, gender and class oppression. Bringing this type of analytical framework into the discussion is already radical. It means trying, in a complex and multiracial society, to create a common future, even if there will always be those who disagree. Isn’t the ambition of this emerging 21st

century, with this climate crisis, what the Americans call multiracial populism? What matters is to improve the circumstances of the majority of people. AOC’s major strength is the clarity of her discourse, its lack of doublespeak. She clearly expresses the expectations of the people, and that’s what politics is all about: resonating with concrete experience. And that’s what organizing is all about! In France, there is a new generation that is interested in public affairs, those who call out systemic abuses and who also have strong expectations; but clearly we don’t have the same figures as in the United States. We have different political cultures. Here in our country, we always refuse exemplary personal narratives, but every five years, voters get swept into a form of giant storytelling. But people’s stories are important in order to demystify an imaginary world that is largely pillaged by conservative ideas, whether in popular culture or the media. It takes a powerful imagination to win the cultural battle.

M . Is it utopian to imagine that one day these movements could get what they’re fighting for? M . M . It is not utopian, because the ambition of these movements is the construction of a collective power in the face of the power of one. It is entirely achievable. AOC says, “We’ve got people”. We’ve got people, so we can create collective power, provided we organize ourselves, put pressure on the public authorities and those who hold power. We don’t have a choice, and we have even less choice in the context of the climate crisis. The current context in the United States is an unmanaged pandemic that is creating a massive social crisis with 45 million more unemployed, in the midst of an election looming with a president who is suppressing any kind of dissent. We are in a dystopia! The brutality of the American nightmare, beyond the one we are all in, is already here. There is no choice but to get rid of this nightmarish world. There’s a strong sense of urgency there. These are powerful protests, which resonate with many people, particularly young people. In France, as in the United States, the issue of the youth vote is very important, and AOC makes a lot of people want to vote. We’re waiting for the same thing in France.

M . What movements in France are approaching this collective protest we see in the United States? M . M . The organized marches for the climate, ZADs (Zone to Defend), antiracist and anti-violent police protests... The culture of organizing is foreign to French culture, but there are and have been experiences of this type in France. Act Up-Paris, for example, used American methods and adapted them. The initiatives that have been carried out have really changed things. In fact, the environment for this in France is not totally hostile. It’s just that there are institutions that don’t want to see any challenge to their system emerge. But they are there. M. How would you describe your utopia? M . M . It would be to see a lot of poles of contention arise within society. To see communities of friends and lovers create their own world in order to change things. There are many ways to be an activist, and that doesn’t necessarily mean “doing politics”. We have to inspire each other to be proactive, and this book is all about that. Look, just get involved and it’ll be great! We have to de-dramatize commitment, create our own framework. It’s what produces vitality, exuberance, life, and that’s what’s happening in America. We have to act in some way, otherwise it’s a victory for predatory, destructive liberalism and fascism. There is no other choice. * Génération Ocasio-Cortez, les nouveaux activistes américains, aux éditions La Découverte.

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During lockdown, Woodkid suddenly reappeared. Thanks to “Goliath”, a song with a majestic, industrial music video, the musician and artist has come back to haunt us with his deep, velvety voice. His second track, the melancholic “Pale Yellow”, with its disenchanted robotic music video, introduces an album in the form of a confrontation with our overheated world. S16, named

WOODKID, THE SULFUR OF LIFE SEVEN YEARS AFTER THE

GOLDEN AGE, THE VERSATILE FRENCH ARTIST HAS FINALLY RELEASED A SULPHUROUS SECOND ALBUM,

S16. TEXT BY OLIVIER PELLERIN. PHOTOS JUSTINO ESTEVES.

after the symbol for the chemical element of sulphur, delivers the micro to macroscopic vision of director, graphic designer and musician Woodkid, or Yoann Lemoine, who, with this project, challenged himself to take his time. In 2014, at the age of 31 and at the height of his success, he bid farewell to the most prestigious stages, boasting of collaborations with pop stars whose music videos he shot in CinemaScope, from Lana Del Rey to Pharrell Williams or Drake and Rihanna. In the meantime, he’s broadened his horizons to include dance – with choreographer Sidi Larbi Cherkaoui and the New York City Ballet with JR, cinema – with Jonás Cuarón, and fashion – with Nicolas Ghesquière for Louis Vuitton. These collaborations generated the inspiration that in turn created this second album’s complex universe around the petrochemical industry, a way to better question our relationship to a gigantic world in which we are all ambivalent reflections. The encounter with the group Son Lux in New York played an important role in the recording, which was spread over time between New York, Paris, London where the orchestras were recorded with English composer Sally Herbert and Son Lux at the legendary Beatles’ studio Abbey Road, or the voice recordings in Iceland at Sigur Rós’ secluded studios. The removed timbre of a chorus of Japanese girls between 6 and 15 years old surfaces on several occasions as a counterpoint, as luminous as it is apocalyptic, to Woodkid’s voice. Though the mysteries of this album seem to plunge us into a dark world, a tender utopia nonetheless emerges. It is precisely this paradox that may be our entryway into the complexities of our world.

MIXTE. After such a long silence and after listening to your album, the first question that comes to mind - and I’m carefully weighing my words: Are you OK? WOODKID. Yes, yes, I’m fine! It’s a serious album, but not that kind of

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dark. It’s just that, in the landscape of what we hear on the radio and what music is today, it’s a bit against the tide. I’m pretty proud of that. I like the idea of S16 being a more honest album than a dark one, about fragility and inner feeling.

M. In the lyrics, you talk about lost love, the notion of the inner enemy, physical pain, you even quote painkillers, all before we get a glimmer of light in the last three songs. We can feel that you’re fighting with your demons... W. That’s really the idea. The album’s about resilience in the face of failure and impossible love... It also talks about medication and forms of addiction to depression. But, at the same time, there’s always this light, which seeks to deconstruct a certain idea of masculinity and strength, to open up new horizons that are more sensitive, more honest, less protective and less powerful.

M. Are these the emotions you’ve been going through since your last album? W. Yes, of course. A lot of my personal experience over the last few years is in there. But the relationship to fiction also allows you to bring a kind of mystery, a blur, to imbue the feelings that you want. Besides, it would be a lack of generosity on my part to only talk about myself through my music, and not to draw conclusions from these difficult years and turn them into something universal. That’s where fiction comes in compared to reality. M. Does it also explain the time it took you between your two albums? W. When I finished the cycle of the first one, The Golden Age, I had the sense very quickly that I would need some time, which I expressed on social media at the time. I needed to learn new things. I believe that taking time is a real political commitment, given the speed at which things go and change. I had the impression that there was a lot of risk-taking involved, as dizzying as it was exciting: to give myself time to be forgotten, to not rely on success. I could have rushed into a second album, it’s true, but I think I would have been sad, because I would certainly have paraphrased the first one. I have always seen my work as a life project, and I have always been afraid of being a “one hit wonder” as well. Even though I already had more than one hit song


on my first album, I had to fight with myself, to convince myself that I wasn’t missing the boat. It takes a lot of mental strength not to throw yourself into this constant flow. I’ve already experienced the harmful effects of acceleration with Golden Age, and to tell you the truth, I’m not built to go at such a speed.

M. Alongside the relationship between your personal story and the narrative, there’s also the metaphor of the fragile relationship between the human being and the imposing world around them. How did you come up with the idea of embodying these power struggles in an industrial world? W. I’ve always been fascinated by concept of scale. It was already present in my first album, both in the music and in the images. Quite quickly on this album I felt there was something industrial it, because that kind of musicality appeals to me, and because of the visual and social themes that the industrial evokes, there’s the idea of gigantism, Fordism and Taylorism, a sort of overdevelopment on steroids. But when we talk about the industrial, we’re also of course speaking of the working class, of the human being. I’m drawn precisely to this because in it I find the best of both worlds, the two things that matter to me: a form of gigantism, emotional power, visual strength, and at the same time the human story. I really think that today we can talk about the major challenges of the world, be they environmental, political, social, economic... by scaling them down to the individual, to our relationship to fear, to doubt. In my opinion, there is resonance between the two scales, that of the microscopic, almost neurological, and the massive force of populations

“I NEEDEED TO LEAR NEW THINGS. I BELIEVE THAT TAKING TIME IS A REAL POLITICAL COMMITMENT, GIVEN THE SPEED AT WHICH THINGS GO AND CHANGE.”

coming into contact with each other. One would have to be blind not to see the immense contrast of scale, speed, power and money that exist today. It’s as fascinating as it is frightening. As an artist, I’m interested in this troubling area. For the “Goliath” music video, when we arrived at the excavation site, I have to say I was in complete awe in front of these massive machines. It’s disturbing on a profound human level, to feel both a condemnation for the abominable machines that devour the planet and a fascination for the engineering genius behind them. I’m drawn to this because it’s a more complex, more nuanced discourse than a more frontal denunciation.

M. Precisely with regard to these themes, your album has almost dystopian aspects. Would you say that your album is on the opposite scale of Utopia then? W. No. There’s something utopian for me in this album, something that denounces a lot of things: a certain speed set by the industry, a certain type of musical formatting, a certain emotional tone of music. People may or may not like it, but I can’t be accused of not taking risks – commercially speaking, at least, I don’t know about artistically. Maybe my utopia would be to think that people would understand it. I’m putting some very strong hope into this album, because I want to believe that people don’t just want to listen to music formatted for Tiktok choreographies. I also envision a utopia where people would accept complexity with tenderness. Many of the subjects that are controversial today are controversial because they are complicated. By reintroducing nuance, tenderness, we can resolve a lot of things. This can be applied to identity problems in general. We are precisely in the midst of the destruction of binary concepts. People exist in millions of halftones, that’s what’s sublime. That’s what I’m trying to understand about myself too, about my own identity. Actually, I’m not just a gay boy, I’m a lot of things. It’s iridescent, it permeates my way of being and thinking. And just where I thought it didn’t define me, it actually defines me a lot. That’s what the album is about, it’s about understanding who we are in all of our complexities and paradoxes.

M. Is it from these paradoxes that the sulphur aspect comes from, and what made you choose the sulphur symbol as the title of your album? W. Sulphur is an element that has been highly constitutive in the creation of the album in symbolic and visual terms, as well as on the lexical fields of the petrochemical industry, the idea of corrosion too. It’s a very fertile ground symbolically speaking. It bring life, it’s involved in the creation of fertilizers, through the process of fertilization. But it is also mustard gas, sulphuric acid and the sulphur mines in Indonesia that cause monstrous damage to the people who exploit it. And yet it is a natural material. There is an ambivalence and a whole alchemical symbolism that interests me, directly linked to the idea of the devil. That’s the idea between the lines in the “Goliath” music video: everything is transformable. That’s why my album can be seen as an acknowledgement of darkness or an admission of weakness, but also as resilience. In therapy, the first step in reconstruction is the acceptance of weakness. Sulphur brings this idea that perhaps the darkest place is also the brightest. You can decide to stay on the surface, but I’ve found that you have to go and scratch beneath the surface, you have to heal the wound. Otherwise the infection of racism, internalized homophobia, our relationship with the environment, our inner fear, continues to germinate into all of these sordid things... It’s a constant work of disinfection and detoxification. I’ve discussed the idea of toxicity a lot with my producers: the sounds are veiled, the strings sometimes sound fake, the percussions are altered... It’s as if the whole album has been dipped in sulphuric acid. M. Does that mean you had to dismantle your own toxic thought forms? W. It’s a matter of constantly undoing internal mechanisms. It takes a miracle today not to be the vehicle for all the violence that the world inflicts upon us. It is a real task to understand them and accept them with humility. My recent relationships, and in particular the passion I have for the writing of Édouard Louis and the person himself, have helped me a great deal, through our discussions, to identify the violence that runs through me. This look at violence can be carried out with

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tenderness, when one is privileged enough to do this work on oneself, and leave the violence to people who have no other recourse.

M. This potentially resonates with recent events, from the Yellow Vests to Black Lives Matter to fighting violence against women... W. Absolutely, with a lot of things. I don’t understand why someone doesn’t listen to someone who’s angry. Nobody wants to be angry. No matter what the reason for the anger, it should be heard. In my opinion, it doesn’t require superhuman efforts to listen to people, it’s not that utopian. Especially when you’re high up in politics. Or whatever the power structure, be it media or financial – of which I’m also a part as a member of the bourgeois class. And that means that I have all the more duty to listen to someone who is angry, because I have the luxury of not being angry. M. To follow up on luxury, what did you learn from composing for the Louis Vuitton fashion shows? W. I learned a lot. Already the subject of clothing interests me as a film maker, because sometimes a piece of clothing can make up 50% of an image, or even more. What I like is not so much the fashion world, but the body, the silhouette. With Nicolas Ghesquière, we have quite similar methods: we work via clashes, encounters, fragments, moodboards, colliding sensations. How do you juxtapose worlds that are not supposed to meet? On the catwalk, Nicolas would come with sometimes quite complex briefs on the conceptualization of clothing: a frock coat with silk mini-shorts, something very sensual, very romantic, very much in the cliché of the feminine norm, with big sneakers, for example. Because the girl he was talking about was at the same time a vampire, a nocturnal woman and a skateboarder. I take these themes and in a paraphrasing manner, apply the musical equivalent to them. What I liked was finding my identity through this madness of collisions. And sometimes working with subjects that I had previously avoided. For example, in one of the shows, the use of guitar was unavoidable because we had to evoke a Western, meaning to go towards a sort of “morriconesque”.

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Not that I don’t like these things, but I’d forbidden myself them in music, because I prefer to work around the idea of dogma, of manifesto, to be more exhaustive within a spectrum and not get lost. Collaborating with Nicolas allowed me to open my music up to a lot of micro-dogmas and sounds I would never have explored before, especially thanks to the format that’s quite different than that of a pop song. On a 12 to 15 minute track, there’s a lot to develop. So I learned a lot from it. I think our collaboration is really evident in the album, especially with this Japanese choir.

M. This choir that chants a litany of numbers acts as a sort of counterpoint. Can you share the meaning behind it? W. So the choir firstly evokes the manga I love – whether it’s Ghost in the Shell or Akira. The sound is neither angelic nor religious, which is something I wanted to avoid because I’ve already explored that in my first album. I wanted something more technological and precise on this one, something that collided with my passion for American minimalism, that form of repetitive music, especially on “Reactor”. It’s a cocktail that works well because it’s quite mysterious. And the numbers have their specific meaning, especially in “Minus Sixty One”, where they almost play the role of a threat, of a countdown. This song is as much about a world that is rebuilding itself after an environmental cataclysm as it is

“I DON’T UNDERSTAND WHY SOMEONE DOESN’T LISTEN TO SOMEONE WHO’S ANGRY. IT DOESN’T REQUIRE SUPERHUMAN EFFORTS TO LISTEN TO PEOPLE. ESPECIALLY WHEN YOU’RE HIGH UP IN POLITICS.”

about mythology and our relationship with the earth, themes often evoked in manga. It also paints the portrait of a man, certainly an ironic description of myself, a steroid version of who I am, a Wall Street trader, who sees New York getting frozen over with ice and who says this sentence that I think represents the album very well: “I see the world I built lose at a trial”. Maybe I’ve got a weird sense of humour, but I see a lot of derision in it, about who I am, about the two feet – and the two legs – I’ve got in the system too. I’m not completely fooled by all of this, nor by the way my music is used, the industry that uses it, the money it generates through collaborations and brands. “Minus Sixty One”... It can be understood as the temperature of an ice age or the collapse of a market value. The numbers that the kids are chanting are several things: there’s an ARG (alternate reality game) around the corporate imagery I created on the album, which is followed by a whole community on the Discord platform. It consists of a fake website (adaptiveminerals.com), fake advertising campaigns... There’s an irony in all this, of course. Anyone can enter this corporate world, go and check out the Linkedin and Facebook profiles of the employees... There is a whole series of codes hidden in the album to feed this mysterious game. But I don’t talk too much about it, because I love the idea of something evolving underground.


UTOPIA, THE COMMON DENOMINATOR WHAT IF THE BEST WAY TO ACHIEVE ONE’S UTOPIA WAS TO LIVE IT IN A GROUP, FAR FROM THE TORMENTS OF SOCIETY? HERE’S AN OVERVIEW OF INTENTIONAL COMMUNITIES, PAST AND PRESENT, THAT MAY WELL ALLOW TODAY’S UTOPIA TO BE TOMORROW’S REALITY. TEXT BY FLORENCE VAUDRON. PHOTOS TOBY COULSON. RÉALISATION ALICE LEFONS.

Ever since the English philosopher and politician Thomas More published his major work De Optimo Reipublicae Statu, Deque nova Insula Utopia in 1516 (“The New Form of Political Community and the New Island of Utopia”) - a critical reflection on the mores, politics and society of his time - the concept of utopia has warmed the minds of those who have dared to dream of a better world without, sadly, ever actually achieving it. It’s no surprise then that the word “utopia”, invented by Thomas More himself, means both “the place of happiness” and “nowhere”. In other words, the ideal world does not exist. It is for this reason that, since the 1960s, people have tried to build it through the establishment of intentional (or utopian) communities, that is, self-managed (sometimes selfsufficient) micro-societies composed of individuals sharing common values and rules. Today, whether feminist, ecological, artistic or intellectual, these growing communities (there are more than 1,200 of them in the US alone, according to a recent study by the Foundation of Intentional Community) have in common the bold desire to want to live better and in a different way – rest assured, without necessarily falling into the cliché of the “Zadist” who grows his local goat cheese in Larzac country side. “It’s a symptom of dissatisfaction, of an unease with our current way of life,” explains Canadian sociologist Jean-Philippe Warren, author of Une douce anarchie (Boréal, 2008). “Some die-hard Gauls want to withdraw and build something else.” To live differently is what obsesses a good part of the world, especially since the arrival of Covid-19, which has only reinforced the shortcomings of a society suffering from complete burn-out. “What is interesting is to see how people live and share everything in the service of a common goal, which is often out of step with the dominant values of the ‘big world’,” says sociologist Michel Lallement, author of Un désir d’égalité (Seuil, 2019), a sociohistorical and ethnographic study of utopian American communities. Far from clichés, these communities are proving to be inspiring laboratories for social innovation at a time when contestation is growing. The next few years may well see these new communities multiply.

EOTOPIA, THE GREEN HAMLET W HERE N OTHIN G IS WASTED (CRONAT, FRANCE) We owe this community located in Cronat, in Saône-et-Loire, to the dream of Benjamin Lesage, 33 years old, who had achieved the feat of living without having direct recourse to money for five years, between 2010 and 2015, (as recounted in his book Vivre sans argent, Arthaud, 2016). After a year of hitchhiking and boating from the Netherlands to Mexico and several years of roaming in France, in 2016, Lesage set about his dream of building an ecovillage with his partner Yazmin. Both put the notion of anti-waste at the heart of their project. Here, nothing is wasted, everything is recycled. They use dry toilets, they get light thanks to Enercoop, a cooperative that provides electricity from renewable energy sources, and they practice permaculture. No animals are raised in this 100% vegan community, which has decided to ban alcohol, tobacco and drugs as well. To meet the needs of the group, each member pays 300 euros a year into a common pot that is used to pay taxes, bills and small extras. In addition, everyone is free to have a small paid job, if they wish. In short, consumption reduced to a minimum for a dream society where money is no longer king.

CHRISTIANIA, A FREE CITY IN THE CITY BETWEEN GANJA AND MARXISM (COPENHAGEN, DEN MARK) Without a doubt one of the most famous intentional communities in Europe, Christiania is spread over 34 hectares of wilderness and pedestrian streets, dotted with brick buildings decorated with graffiti and wooden houses, and today has some 1,000 inhabitants, including 200 children. Its epic story began in 1971, when Copenhagen faced an unprecedented housing shortage. During the summer, dozens of anarchist activists, hippies, unemployed people, artists and student protesters took possession of a former marine barracks on the Christianshavn peninsula in the southeast of Copenhagen. Little by little, the rebel enclave acquired a flag, three yellow dots on a red background, and a set of internal rules.

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Cars were banned, as was private property and real estate speculation. Democracy is absolute, all decisions are taken unanimously. As long as only one person has an opposing opinion, there is discussion. Needless to say, assemblies often end up going until early morning... For fifty years now, this city within the city has been resisting the authorities and attracting both Danes and foreigners. “I have found the freedom I was looking for. Finally, I had room to breathe and be myself,” confides Hélène, a Frenchwoman who moved to Christiania in 1976. This libertarian spirit also gave birth to Pusher Street “the street of dealers”: an open-air market where marijuana is sold freely. You were promised utopia.

AMAZON ACRES, THE MATRIARCAL UTOPIA (NEW SOUTH WALES, AUSTRALIE) This community of women, every bit as strong as their warrior ancestors bearing the same name, tried to implement their feminist utopia between 1970 and 1980. Also known as The Mountain, the Amazon Acres community welcomed a hundred women on a 400-hectare territory in the New South Wales region of Australia. They lived as nomads, mostly naked, rode horses, slept under the stars and sometimes built their own shelters. The utopia of Amazon Acres was based on the rule of the three M’s: No Meat, No Men, No Machines – a sorority-based society without men, technology or consumption. Decisions were made by consensus on issues such as the education of young boys for mothers who had joined the community with children. The school program? Acrobatics, history of feminism, meditation and anatomy of the female body. Here the Ambers and Jennifer’s were renamed Moonshadow, Jaguar or... Compost. But the Amazons soon attracted the attention of the landowners of the surrounding areas who saw these free women warriors as a danger to their land. Or it may have well been their male ego that was in danger... In any case, they had to pack up and put off their dream of a matriarchal society for another time.

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KERLANIC, FOR THE LOVE OF THE EARTH (BRETAGNE, FRANCE) This community began with a personal burn-out, that of Audrey, who now goes by Mama Terra. This mother of two children lived in Paris region for twelve years where she was a writing consultant and an established fashion designer. Exhausted and depressed by the lifestyle of the capital and not being able to spend enough time with her children, she decided to leave her apartment and two jobs to buy Kerlanic, an old 17th century farmhouse in Brittany. Audrey made every effort to create a welcoming environment for people who share her desire to live differently and her deep respect for nature. Touched by Audrey’s initiative, her kidness and generosity, the local residents quickly decided to help her maintain the property, and even to build other lodging. Here, there is no question of being dependent on different networks. A dozen photovoltaic panels cover the electricity needs, and a water recovery system ensures sufficient production for the household, dishes and toilet. Animals are considered residents in their own right. Goats, billy goats, chickens, dogs and cats also live in a community. And there is no question of stealing anything from nature! Eggs are only eaten if the hens abandon them. The same goes for wood, we don’t cut down trees: “We only take what the forest gives us” says Audrey. In the middle of all this, Noa, her son, knows goat milking like the back of his hand and masters the art of vegetable gardening like no one else. He doesn’t go to school anymore, it’s his mother who teaches him or he pursues a subject himself by way of his own passion. A true return to one’s roots, which suggests that sometimes by going back in time, we take a great leap forward.

THE SUSTAINABLE CITY, THE ECO-RESPONSIBLE OASIS (U NITED ARAB EMIRATES) Twenty-five kilometres from downtown Dubai, at the threshold of the desert, far from skyscrapers and the urban hustle and bustle, lies a sustainable city entirely focused on respect for the

“FEMINIST, ECOLOGICAL, ARTISTIC OR INTELLECTUAL, THOSE GROWING COMMUNITIES HAVE IN COMMON THE BOLD DESIRE TO WANT TO LIVE BETTER AND IN A DIFFERENT WAY.”

environment. According to Karim ElJisr, executive director of the See Nexus Institute, a research centre specializing in sustainable development, this city is “the result of a decade-past financial crisis and the desire to adopt a model that makes sense from both an ecological and economic point of view.“ The city covets absolute self-sufficiency. The families and businesses that reside there consume locally, and solar panels installed throughout the city ensure that sufficient energy is produced. At present, this modern oasis has 500 villas and 89 apartments for a total of 3,000 inhabitants. The city plans to build 500 kilometres of bicycle paths by 2022, in order to minimize the use of other means of transportation. Beyond the ecological awareness and modernity of this community as a whole, its creativity also stands out. A gallery dedicated to responsible art has been opened there, and there is no lack of initiatives by young entrepreneurs. Case and point, Alana Sorokin, a fashion designer, who has designed a line of swimwear made from plastic recovered from the oceans.


BRIGHT MIRROR, THE INTELLECTUAL COLLECTIVE (PARIS, FRANCE) Aiming to create a community with the prospect of a better future, Bright Mirror brings together fiction and writing enthusiasts to imagine scenarios that present a fairer, more egalitarian and environmentally friendly but modern future. To date, more than 2,000 people have participated in these different kinds of writing workshops. Here, the brain and the pen are put to use to address issues such as artificial intelligence, data processing, democracy and citizenship. In short, the devil’s advocate to the very dark scenarios of Black Mirror. Antoine Brachet, executive director of Bluenove, the company that created the concept, makes it a point to create new narratives of an optimistic future that go against the current idea that the world is heading for its downfall. The aim of these workshops is not only recreational. These short stories are intended to nourish the minds of designers and engineers building the world of tomorrow. When fiction meets reality... Isn’t that the goal of every utopia?

TWIN OAKS, HIPPIE IN M ODERATION (VIRGINIA, U NITED STATES) Impossible to make the rounds without stopping by the United States, a country which heralds the individual as king, and that is also paradoxically the nation where the most intentional communities have flourished. Founded in 1967 in Virginia, Twin Oaks is one of the oldest and largest intentional communities in the United States. This utopian tale began with the ideas of psychologist B.F. Skinner, Walden Two, a true anti-political, pro-emancipation and pro-autonomy manifesto, describing a society that functions on behaviourism (the interaction of the individual with their environment). Skinner became the first donor to Twin Oaks, which today stretches over 140 hectares. The French sociologist Michel Lallement lived there on a one-off immersion between 2016 and 2018 and compared it to “an island of socialism lost in an ocean of capitalism”. Among the basic principles of the community

are the refusal of ownership, the equitable sharing of resources and work, and the suppression of the codes of social representation, including the family name. And to ensure that any newcomer adheres to these values, a candidate undergoes a 90-question recruitment interview in the presence of at least 30 members of the community. Once the interview is completed, if there is unanimous agreement, the candidate is given a ceremony where they are given a name reminiscent of nature – Rainbow, River or Koala for the lucky ones. According to Michel Lallement, the longevity of the Twin Oaks community can be explained by the choice of its members to maintain relations with the surrounding society and to ensure economic activity. In Twin Oaks, tobacco is harvested, hammocks and tofu are made, among other things. Neither too far from society to survive, nor too close to achieve its utopian dream, in short, the smart choice of moderation.

AKON CITY, THE AFRICAN DREAM (SENEGAL) Akon dropped his mic for the right cause: to found a green and sustainable city bearing his name in his home country. The American rapper, born of Senegalese parents, announced on Instagram in early 2020 that he was the owner of a new city in Senegal. With a budget of 6 billion dollars invested by the engineering company KE International, Akon City will be located on the west coast of Senegal, near Mbodiene and will be completely autonomous. Akon’s goal is to boost the local economy by developing the country’s assets for travellers from around the world. He imagines his city with a specific architecture, inspired by the culture and history of the country. The currency used locally will be the Akoin, a cryptocurrency created by Akon to help African currencies stabilize. The goal is to revive the African financial market, mired in corruption and inflation. The construction of the city will be done in several stages. In the first stage, by 2023, roads, a hospital, a shopping mall, a police station, a waste treatment plant, a school and a power station are planned to be built.

In the second stage, by 2029, parks, universities, a sports complex and a stadium will be built. This new city is not the first of Akon’s initiatives in Africa. Remember that he is already at the head of Lighting Africa, an organization that helps areas without electricity to find energy solutions.

AUROVILLE, THE SPIRITUAL ASCENSION (TAMIL NADU, INDIA) A country with a fascinating spirituality and mysticism, India witnessed its own utopian community in 1968: Auroville. With 2,500 inhabitants of 50 different nationalities, the city of the Aurora was imagined in 1954 by a woman, Mirra Alfassa, known as The Mother. In her manifesto, Auroville is decribed as a place “where relations between human beings, which are usually almost exclusively based on competition and struggle, would be replaced by relations based on well meaning, collaboration and real brother-andsisterhood”. Auroville is founded on a true spirituality. The residents are not only invested in this alternative project, but also aim to raise their own consciousness while they do it. As early as 1968, the first Aurovillians practiced Karma Yoga (which allows one to find the divine through work) to found various buildings and recreate the forest that had practically disappeared. The community planted 160 different species of native trees and shrubs. Every year, more than 800 volunteers learn the simplicity of life and respect for nature. This spiritual approach is reflected in an educational system based on “free progress”. Fifty years later, Auroville is still standing and attracting visitors, though the city has not yet achieved financial autonomy and is still dependent on the Indian government.

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STRANGER THAN FICTION WHAT IF POP CULTURE IN THE 2020S WAS ACTUALLY THE BEST GUIDE AND INDICATOR OF THE UTOPIAS TO COME? TEXT BY THÉO RIBETON.

Utopia is back. The vision of a ravaged future made of smoking ruins, authoritarian regimes and a dehumanized world seems to be out of fashion after years of dominating pop culture. A radiant horizon, built on political, ecological and sexual ideals, is suddenly coming into view, half a millennium after Thomas More. Gone are the dystopias of Black Mirror and Handmaid’s Tale. But are these new utopias that are now swarming TV series, films, novels, and political essays a sign that humanity has regained its optimism, or is it simply looking for other ways to project itself into the future? And what do they tell us about our major concerns? Inclusivity, animal rights, ideal cities and biotechnology: a pop culture panorama of the new utopian game, or our own little Brave New World.

BLACK MIRROR A few years ago, Black Mirror still embodied the ultimate in science fiction. Among the most respected in the world, this British series could predict where society was heading better than anyone. Between stratospheric scores on Rotten Tomatoes (97% in the first season) and praise from Stephen King, it had established itself as our Cassandra, some of the episodes’ prophecies materializing in our own IRL (“In Real Life”), from the election of Donald Trump (The Waldo Moment) to the Chinese “social credit” system (Nosedive). Yet, in a few years, Black Mirror has completely fallen to the wayside. Dismissed by the press (TIME, New York Magazine), mocked by social networks (where references to the show are now more often in the second than in the first degree, usually with an ironic jeer: “LOOks LiKe BlaCk MirRoR ”), it has gone from being a visionary fiction to the much less flattering status of a show for anti-smartphone boomers. So what happened? How is it that these hard-core dystopias are suddenly no longer in vogue? The mere fact that in the last fifteen years the big postapocalyptic franchises have gone from box-office hits (Hunger Games) to DVD shelves (Divergent) does not explain everything. Neo-fascism, the ecological crisis and the excesses of capitalism have also played their part: the success of dystopian fiction has suffered from its growing resemblance

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to our world. According to a survey by the trade journal Publishers Weekly, during the Coronavirus crisis, dystopia publishers lost interest in the genre, anticipating a loss of public enthusiasm: “It doesn’t really have any appeal in the foreseeable future,” an editor at Harper summed up. Our (lived) dystopia already wears the face of our (fictional) dystopia, leaving the field open to bold optimistic utopias. Yolo!

THE GREAT ESCAPE To replace it, a myriad of genres placed under a somewhat catch-all term fit into one keyword: escapism. Including both historical narratives (which, according to Publishers Weekly, is experiencing a strong revival) and romance novels, “escape” literature offers the reader a temporary getaway from the all too anxiety-provoking and problem-filled present and future. The past is indeed seen as a zone of refuge. But the future is not totally disqualified... because it is still possible to idealize it, to transform it through fiction with new positive outlooks. This is where a genre that humanity had not heard much about in recent decades – or even centuries – comes in, whose revival feels like a snub at Black Mirror, Divergent and the like: utopia. “Ideal societies”, visions of encapsulated future regimes where the humans of the new world live in bubbles of social peace and public health are indeed popular in 2020. In the Brave New World TV series, adapted from Aldous Huxley’s quintessential novel by NBCUniversal, future humanity (at least part of it) has acquired peace and prosperity and observes a strict organization supposed to guarantee happiness, including sexual orgies. In Utopia Falls, a Canadian production broadcast by the Hulu Service, a dome protects its occupants from the ravages of a world war, as we follow a group of the teenagers of a colony called New Babyl while they prepare for a rite in the form of a hip hop competition (yes! // no joke!). Other works, though less related to the genre, but curiously employing the term ‘utopia’, add to a picture of what is beginning to resemble a contemporary obsession; examples include Amazon’s Utopia (a remake of a British series from 2013 centring around a prophetic comic book containing the secrets of future catastrophes) or American Utopia, a


film by Spike Lee devoted to the tour of the eponymous musical by David Byrne, former frontman of the Talking Heads.

BRAVE NEW WORLD Utopia Falls and Brave New World share the portrait of an incredibly gentle and benevolent humanity, composed of a stratified framework with totalitarian tendencies, supposed to grant it optimal conditions for happiness and justice – though very often at the price of individual liberties. Not exactly utopia, then. But for JeanPaul Engélibert, author of Fabuler la fin du monde (2019, La Découverte) and a specialist in science fiction literature, “utopia and dystopia always go hand in hand. It is a single form of fiction that unfolds as a mirror”, with the description of an ideal society carrying as a germ its own critique. Engélibert explains that “pure” utopia, the original form of the genre embodied in the works of Thomas More (Utopia, who coined the term), Voltaire (Candide’s El dorado) or Rabelais (the Abbey of Thélème in Gargantua), is no longer on the agenda. “Utopia as the fiction of a political project is an outdated genre, because we are out of positive political projects: the socialist model has died out, and nothing has been found to replace it. Imagining a better society that comes out fully equipped with its set of laws, a legal system, an architectural form, is an idea that’s a bit over and done.” Furthermore, utopia has a narrative problem in fiction, which complicates its implication in a TV series or even a film: if, as the Balzacian saying

“OTHER W ORKS, EMPLOYIN G THE TERM ‘UTOPIA’, ADD TO A PICTURE OF W HAT IS BEGIN NIN G TO RESEM BLE A CO NTEMPORARY OBSESSIO N.”

goes, “happiness has no story”, then an ideal world is only worth telling if it can be perverted. Yet the genre lives on, and may even experience a powerful resurgence, still within “the utopia/dystopia couple”. Engélibert explains the origins of this duality has its the context in contemporary history: “Utopia became counter-utopic in the twentieth century, with the threat that utopias may actually be realized, embodied by the October Revolution.” This is how the last century has seen the appearance of great authors marrying or alternating utopia and dystopia: Aldous Huxley (Brave New World), Margaret Atwood (The Handmaid’s Tale, Oryx and Crake), George Orwell (1984). Utopia has several functions. It is used to formulate “a political proposal for debate”, which it puts to the test through narrative, like the first great examples of the genre and their role in the rise of humanism. It is also often used as a means of refuge, of “escaping” (to come back to escapism), which explains why we have recently seen the emergence of a seemingly paradoxical format: utopias in the past tense. In the Netflix series Hollywood, released in 2020, star showrunner Ryan Murphy (Glee, American Horror Story) imagines a parallel version of the golden age of American studios, where sexual and racial minorities would have benefited from a more open industry. Sharing its place and time with “negative” alternate renditions of history such as The Plot Against America (which imagines the election of a Nazi sympathizer to the United States presidency in 1941), Murphy’s series attempts a positive version, mixing real and fictional characters. As the showrunner himself describes: “I wanted to create a utopian show, because that’s the kind of world I would like to live in, especially now.” His work can be compared to that of Quentin Tarantino, who sets out to imagine an improved history, where fiction seeks to repair real-life crimes: a freed slave taking revenge on his former masters (Django Unchained), a Jewish commando eliminating the leaders of the Third Reich a few years ahead of time (Inglorious Bastards), a failed actor preventing the Manson Family from committing the infamous 1969 Hollywood murders (Once Upon A Time... in Hollywood). Engélibert again: “All literature has a compensatory

function in relation to reality, and there may be a way to idealize the past, like the future or the present. But this exposes us to the danger of wanting to escape from real world conflicts. This is the ambivalence of utopian desire: in the will to imagine a better world, one may refuse to see the world at all.”

MAKE OUR PLANET GREAT AGAIN If utopia works on the level of the political organization within a society (a prosperous world without war or disease, like the one on Star Trek, which has been making a come back since 2017 with Star Trek: Discovery and then Star Trek: Picard) or on the level of sentimental and sexual relationships (the exaggerated inclusivity in Hollywood or Brave New World), its most active new field concerns our relationship with nature. Ecologists are already professionals of future projection, whether idealized (in Utopia XXI, Aymeric Caron’s 2017 contemporary version of Thomas More’s original work) or catastrophic (any report of the IPCC, Intergovernmental Panel on Climate Change). The emergence of environmental concerns at the centre of the pop culture makes use of these projections in an increasing number of fictional works. The franchise that is set to dominate entertainment in the coming decade is an ecological utopia: Avatar, whose first episode was released in 2009 and for which James Cameron has planned four sequels dated 2022, 2024, 2026 and 2028. Even if we don’t know the exact content yet, we’ve been able to catch a glimpse of it during the production of the next part, revealed by a few official publications, disclosures during interviews, indiscretions of collaborators and posts on social networks. Camille Brunel, film critic and Cameron specialist, sums up: “What we know is that we’re going to meet other tribes inhabiting the planet Pandora, and we’re guessing that we’re going to go underwater a lot.” For the screenwriter and philosopher Sam Azulys, Avatar is a utopia of “technological nature” that allows the pursuit of both the dream of human technical progress and that of an ecological symbiosis with the environment: “We are introduced to biocompatible technology, made of networks of trees and neural plugs. This is Avatar’s true utopia.”

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THE ANIMAL KIN GDO M Where should this utopia lead us? Towards the animals, according to Camille Brunel. “In the time since the first Avatar, James Cameron has gone vegan. But there are still unsettling elements: the Na’vi are after all very anthropomorphic; they have mounts, they hunt. I think the next step is for Cameron to give that up and go with us on an intellectual path away from the human one.” He anticipates the cruel place that this utopia of unspoiled nature could take in the years to come: “Eco-anxiety will spread like wildfire in the 2020s. Elephant populations will collapse, endangered species will continue to disappear, and every two years at Christmas, we will marvel at animals that do not exist, that will be individualized, sublime, peaceful. We’ll go to Avatar to feel less guilty, but it will probably also be traumatic.” Escapism has its limits. An animal activist and writer as well, Camille Brunel is releasing two science fiction novels, Les Métamorphoses (Alma) and Après nous les animaux (Casterman), both imagining the return of an animal kingdom on an Earth rid of its humans (the first a fantasy, with a series of animal metamorphoses; the second following a viral extinction). Even if these two books projecting the end of the human species can for this reason hardly correspond to the idea that one has of a utopia, they are not completely far off either: the coexistence of interspecies and the attempt at its idealization is the major subject of the subgenre of “animalist utopia”. Brunel’s books are fictionalized projections, but the essay section also has a bestseller. In Zoopolis, a political theory of animal rights, published in 2011 and translated into French in 2016 (Alma), Sue Donaldson and Will Kymlicka imagined a future society with a legal framework that would allow humans to live with animals, without suffering or exploitation, and without separation between the two worlds either. Translated into eight languages and celebrated with prizes, the book is a pillar of contemporary animal rights thought... but also a rare example of a return to the origins of the utopian genre, as it was employed

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“ECO-ANXIETY WILL SPREAD LIKE WILDFIRE IN THE 2020’S. ENDANGERED SPECIES WILL DISAPPEAR AND EVERY TWO YEARS AT CHRISTMAS, WE WILL MARVEL AT ANIMALS THAT DO NOT EXIST.”

during the Enlightenment. “Donaldson and Kymlicka propose a tripartition of the animal kingdom,” explains Camille Brunel, “divided into domestic, wild and liminal animals, and the rights associated with these three categories. In The Spirit of the Laws, Montesquieu proposed the tripartition of legislative, executive and judicial powers. Fifty years later, it became the French Revolution. Will we see the same thing for animal rights in 2061?” This is the appeal of utopian thought and the works that claim to be based on it: letting go of the short-term view to dream far and wide. The return of the genre is inevitably good news, as it means that humanity still manages to envision distant horizons, and to aspire not only to its survival, but to its ideal. It is also a strong political marker, attesting to the central concerns of the times: political organization, sexual inclusivity, peace with nature and all its species. Finally, it is a reminder that an idea that’s unfeasible today can germinate one day, and materialize decades, centuries later. Francis Ford Coppola has just re-launched Megalopolis, a film inspired by Fritz Lang’s Metropolis, which imagines a futuristic New York. Needless to say, this is the most ambitious project ever undertaken by the director of Apocalypse Now and The Godfather: and of course it’s about… a utopia.


THE WATERMELON MAN NEW YORKER WRITER SASHA BONÉT WROTE A SHORT STORY INSPIRED BY THE FASHION SPREAD “NEW YORK STATE OF MIND” PHOTOGRAPHED BY CAMERON POSTFOROOSH. A LOVE LETTER TO NYC, WHICH, DESPITE THE UPHEAVALS IT HAS UNDERGONE, CONTINUES TO EMBODY ITS OWN UTOPIA.

The man who sells watermelons at the end of my block died. I’ve passed him on the corner of 128th Street for years, and the weather would dictate the way we greeted one another. On cloudy days he would warn me of the rain. When the sun beamed we’d both smile and nod our heads upwards towards the rays. Sometimes a wink before he’d say, “don’t get nothing on you”. What he meant was, don’t let the heaviness of the city weigh you down. “Never,” I’d assure. I never knew his name and he never knew mine, but in the summer I would stop there and pick through his inventory, searching for the one with the most scratch marks. He’d taught me that this meant the opossums and squirrels had tried to claw their way in while it was still on the vine, indicating its sweetness. All of the local markets sell seedless watermelons, genetically modified mutations, but his had the black pits that I would spit out onto the great hill at St. Nicholas park with friends who praised their ripeness. I’ve never seen him anywhere but that corner. I’d see him each day when I left and when I returned home. The laundromat is right across the street from his post and he once picked up some panties that fell out of my laundry bag and brought them inside to me without looking me in my eyes. I am grateful for this courtesy. Not necessarily for bringing my intimates inside from the sidewalk, but for not making eye contact with me in this shameful moment. That’s the furthest I’ve ever seen him from his set. His station consisted of a simple fold out table with watermelons sliced open so one could be enticed by the aroma and vibrancy of their flesh. He would always wear a printed blouse and he wasn’t afraid of pastels against his chestnut skin. The truck that served as his backdrop was filled with only watermelons and covered in tags of graffiti, one of which read, cute & sad. As far as I knew, he lived on that corner, in that truck. It was his own little enclave, that he shared with us, and I can imagine many of Harlem’s residents miss his daily theatre. The simple act of being seen holds great power. Each day when he acknowledged me, it felt as if he were saying, I see you, you are not invisible.

When the mandatory COVID-19 quarantine was announced on March 15, I left Manhattan. I feared that the bridges would be closed and I would be trapped on the island, like a Christopher Nolan film. When I returned five months later, after the emergency hospital tents had been dismantled in Central Park, and over twenty thousand residents had died, I felt like I had betrayed my city. I searched for familiar faces and rhythms to fall into, but was frustrated by my inability to find the beat. But then I am reminded of all the shifts that this city has suffered from the plague, to the Aids crisis, crack crisis, and 9/11, each leaving no one untouched. Yet each catastrophe is but an interlude before shifting towards a new frequency. There is a great exodus happening in the city, but most of us are still here, because there is simply nowhere else. There is no alternative to a life lived in New York City and the ones who leave will spend the rest of their days telling stories about their time here. They will preempt statements with “In New York…”, but there will likely be no one to commiserate with. New Yorkers thrive and bond in commiseration about the impossibilities of the living standards, but alas, this is what makes us all victors. It is precisely these contributors that make this city’s participatory chorus reach the pitch of potency. The thrill of the city remains in this interconnectedness. My neighbor told me that the watermelon man had died. She said before him, his father sold watermelons on that corner in the summer, and collard greens in the winter. I am overwhelmed with grief each time I pass his corner. A reminder of our impermanence and all the watermelon men we’ve lost to the novel Corona virus. Vivian Gornick once said: “If everyone I know died tomorrow, I’d still have them. I’d have the city.” Because as much as the city drains us, it absorbs us too. We are an eco-system of infiniteness. Which in Latin means, never finished. It won’t be over until the island sinks. And even then, we’ll gather in the underworld.

TEXT BY SASHA BONÉT. PHOTOS CAMERON POSTFOROOSH. RÉALISATION RON HARTLEBEN.

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MASKS, GLOVES, BIG VOLUMES, THROUGHOUT HISTORY, FASHION HAS BEEN USED AS A WEAPON OF DEFENSE AGAINST DISEASE AND OVERCROWDING. WITH COVID-19, THE BEGINNING OF THE 21ST CENTURY IS NO EXCEPTION, AS WE WELCOME A WORLD IN WHICH DISTANCING HAS NEVER BEEN SO… CHIC? TEXT BY ANTOINE LECLERC-MOUGNE.

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collections. And what might have seemed ridiculous and exaggerated just a few months ago may well become your best protective look. Welcome to the clothing utopia of the 21st century.

CLASSIFICATION AND CONTAGION Granted, fashion isn’t the first thing that comes to mind when you think about a strategy for isolation and distancing. However, clothing was first and foremost designed for physical protection (that’s why you wear a coat in winter and sunglasses in summer, duh!) Then, throughout the history of attire, clothing standards have indicated a social or political context, a class, a gender, allowing for another kind of physical barrier, imaginary or tangible, between different categories of the population. “Clothing is a means of reducing contact and touch; whether to create distance to cope with a health crisis (e.g. doctors’ bird-beak masks used to deal with plague patients in Europe, editor’s note) or simply to protect oneself from interactions,” says Einav Rabinovitch-Fox, fashion historian from the History Department at the College of Arts and Sciences, Case Western Reserve University (Ohio, USA). She adds: “In the past, keeping distance, specifically between genders, classes and races, was a defining aspect of everyday life. Not necessarily a response to the question of isolation or public health, but first and foremost to maintain etiquette and a class system, as the Victorian-era crinoline dress worn in the mid-19th century perfectly illustrates.” Bingo! In addition to imposing through some serious volume (“Don’t mind me, I’m just passing through”), crinoline, which all the women of the upper class wore at the time, undeniably embodied privilege and the patriarchy. “This dress, whose origin dates back to the Spanish court in the 15th century, was clearly a social and sexual marker,” the historian adds. “On the one hand, it prevented men from getting too close to women’s bodies; on the other, it illustrated a high social status, since only the ultraprivileged who did not need to do household chores could wear it”. Not to mention the large house with double doors and the servant who comes with

© Leslie Moquin

KEEP YOUR DISTANCE

Did you think you’d get rid of social distancing measures as quickly as you got rid of your tanning mark? Don’t think so. When Lady Gaga showed up on the VMA Awards stage on August 31st in dresses with oversized shoulder pads, gloves and a mask, outfits worthy of an appearance on an episode of RuPaul’s Drag Race, she definitively established the clothing aesthetic of social distancing in the collective unconscious and in pop culture. This concept of distance through clothing will henceforth remain a central element of our daily lives, according to the anti-pandemic, anti-propagation, antisecond wave measures that are being implemented a little more every day by governments across the world. But Lady Gaga did not invent anything new. In the last few months, you only have to look at the streets to get the picture. In the midst of the “Great Confinement”, as the IMF likes to call it (a clever but weird historical analogy with the Great Depression), last March we saw a man walking through the streets of Rome wearing a two-metre wide disc as a hat in the middle of a food market. A way that’s literal, extreme and justthe-right-amount-of-absurd (everything that fashion likes) to reinforce the idea of maintaining social distancing in a public space. Meanwhile, in New York, the Instagram account @whatisnewyrk, known for compiling the strangeness of the City That Never Sleeps, posted a video of a man wearing a triangular cable structure preventing any passerbys from approaching him. As if his message wasn’t clear enough, he was also wearing a T-shirt with the words “Social Distancing” on it. The account of @greenpointers showed people wearing beekeeper’s suits, which were reminiscent of some of the silhouettes in the Maison Margiela Spring-Summer 2020 runway show. A closer looks reveals that the fashion for social distancing is not only everywhere in the streets, but also on the catwalks. Loewe’s basket dresses, Versace’s XXL glasses covering almost the entire face or Burberry’s “face shields”. A premonition perhaps. Because, strangely enough, long before we had to distance ourselves for public health, physical barriers as style have been a recurring feature of the latest


it – to help put on “the beast”. In other words, today, with your two-room kitchenette of 35 m2 and your shelf serving as a closet, you would already be out of the competition. Fortunately, the frenzy around crinoline had only served to feed social injustice. Against all odds, it found a protective use during the peak of epidemics of highly contagious diseases such as cholera and measles. And, for the first time in history, it exemplified how to combine medicine and a sense of style.

“THIS IS MY SPACE, THIS IS YOUR SPACE” No wonder then that this emblematic fashion piece, like other garments that promote social distancing (hats, protective suits...), made a big comeback on the catwalks during this pandemic period, or even some time before, as a premonition. For Spring-Summer 2020, Balenciaga had made its mark on the runway in Paris by showing extra-large crinoline dresses on the verge of couture and designed for the season’s biggest red carpets to come. For Autumn-Winter 2020-21, in Milan, Jeremy Scott at Moschino paraded the Hadid sisters and Kaia Gerber as Marie-Antoinette lookalike, with basket dresses straight out of the best banquets at the Court of Versailles. Same at Off-White: the

“LO N G BEFORE W E HAD TO DISTANCE OURSELVES FOR PUBLIC HEALTH, PHYSICAL BARRIERS AS STYLE HAVE BEEN A RECURRIN G FEATURE OF THE LATEST COLLECTIO NS. A PREM O NITIO N PERHAPS.”

last womenswear show in Paris this past March, a few days before the implementation of the generalised lockdown in Europe, saw the model Malika El Maslouhi, new sensation of these last seasons, arrive on the runway with a basket dress as wide as a hula hoop with tulle shoulders whose volume largely exceeded her meter eighty. These are the kind of outfits that strangely remind us of that scene in Dirty Dancing, where, in the middle of rehearsing their choreography, Patrick Swayze repeats to a distracted Baby: “This is my space, this is your space. You don’t invade my space. I won’t invade yours”. Space, distance, protection: these are the major clothing issues in fashion in today’s world. It is probably for this reason that a number of projects on the subject have popped up everywhere while half of the world’s population remained locked up at home. A perfect example is the French artist and designer Jeanne Vicerial, resident at the Villa Medici in Rome, who, during the quarantine, presented a poetic project around the new taboos born of this period: the mouth, the mask, protection or even concealment of the face and identity. Staged by the photographer Leslie Moquin, these hallucinating sciencefiction outfits (worthy of being part of a Björk tour wardrobe) included a mask covered with daisies, a braided rope headdress with hanging wisteria flowers, a bust made of Acanthus leaves and an assembly of long white threads whose volume contoured the body. The highlight of the show: on the last day of quarantine, Jeanne Vicerial presented a final ultracoloured creation. A dress going from the top of her skull to her feet, covering her hair, nose, mouth and neck with flowers, suggesting that the fashion for social distancing is not necessarily as anxiety-provoking as one might think, though certainly necessary.

A HISTORY OF TRANSMISSION

of protection and distancing, there is also the problem of contamination and the transmission of diseases through clothing. “Clothes can protect us, but they can also ‘hurt’ us. For centuries, accessories such as hats and gloves have been used as shields and even as self-defence tools. But clothing also has a hidden history as a carrier of disease,” says Alison Matthews David, fashion historian and author of Fashion Victims: The Dangers of Dress Past and Present. Last April, invited to share her research on the subject via a Zoom conference by the New York’s National Arts Club, in a talk titled “Fashion Victims: Germ Warfare”, the doctoral student wondered about the possibility and propensity of textiles to propagate particles of any virus and whether or not it is necessary to properly and regularly wash our clothes. The question is more than legitimate, especially when we know that in Victorian times (once again), the virus responsible for typhus disease could travel on parts of garments that were impossible to wash properly; as shown in an illustration published in the American satirical magazine Puck from the beginning of the twentieth century showing a maid dusting “flu clouds” off her dress. You can laugh all you want about it, but several designers have taken the possibility of a contaminating garment very seriously. That’s why Italian jean manufacturer Diesel recently worked with the Swedish company Polygiene on a denim project whose technology, called ViralOff, would stop and eliminate 99% of the viral activity between pathogens and fabric. While waiting to put on these models from the brand’s Spring-Summer 2021 collection, you may choose to wear the new creation from the Los Angeles-based studio Production Club: a protective suit resembling a space suit, specially designed to allow you to dance at a rave party and continue to “socialize safely in time of a pandemic”. Life is a party, and fashion totally gets it.

If fashion does everything it can to enhance our daily lives, which, lately, we must admit, have been going through a serious nervous breakdown, it should also make it more pragmatic. For beyond the aesthetic questions

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D I O R . C O M - 01 4 0 7 3 7 3 7 3 P H O T O G R A P H I E R E T O U C H É E


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