N°16 avril 2016
LES CAHIERS de
Perspectives territoriales
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Nouvelle donne territoriale : de l'opportunité à la nécessité de changer ?
L’auteur de cette étude et les personnes citées sont seuls responsables des opinions exprimées dans ce Cahier. L’étude a été réalisée à la demande de l’Observatoire social territorial de la MNT. Ces opinions ne reflètent pas nécessairement les vues des commanditaires, mais ont pour objet de nourrir un débat jugé nécessaire par l’Observatoire, comme celui reproduit dans cette publication.
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Nouvelle donne territoriale : de l'opportunité à la nécessité de changer ?
Étude réalisée par Jérôme GROLLEAU
Pour l’Observatoire social territorial de la Mutuelle Nationale Territoriale (MNT)
Avril 2016
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SOMMAIRE « Une boussole pour progresser », par Jean-René Moreau ..................... 7 Introduction ..................................................................................... 9 1re partie : nouvelle donne, un événement qui structure les attitudes ... A. Les fragilités de la réforme .......................................................... 1. Une faible exposition des agents ............................................ 2. Une nouvelle architecture sans plan global ............................. 3. Réduction du sens de la réforme à la finalité économique ........ 4. Doutes sur l’efficacité économique de la réforme-contenu ........ 5. Divergence sur la pertinence de l’objectif économique ............. B. Un acte symbolique fort .............................................................. 1. Premiers effets constatés ...................................................... 2. De la réforme-contenu à la réforme-acte ................................. 3. Ni un « big bang », ni un non-événement ................................ C. La bipolarisation des attitudes ..................................................... 1. Un corps social sous tension .................................................. 2. L’impact, un variateur d’intensité de la tension ........................ 3. Une situation structurellement bipolaire et non structurellement négative ...................................................... 4. Les principes de la distribution des attitudes entre les deux pôles .............................................................. 5. L’instabilité des attitudes individuelles ...................................
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D. Synthèse et points à retenir sur les attitudes ................................. 36 2e partie : deux pôles, deux attitudes, deux visions de la transformation de la FPT ....................................................................................... 39 Préambule : les caractéristiques communes aux deux attitudes ........... 39 A. L’amorce d’une spirale négative ................................................... 40 1. L’existence d’un passif .......................................................... 40 2. L’engrenage et la spirale négative ........................................... 43 3. Trois menaces potentielles ..................................................... 44 4. Les atténuateurs et les accélérateurs de l’engrenage ................ 47 5. Les signes d’une volonté de reprendre la main ........................ 48 B. Le point de départ d’un possible renouveau .................................. 51 1. Un changement de cap ......................................................... 51 2. Une position autocritique ...................................................... 52 3. Réformer les fonctionnements, un sens à la nouvelle donne ...... 54 4. Changer radicalement le système ........................................... 55 5. Une logique porteuse de nouvelles dynamiques culturelles ....... 58
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C. Focus sur les managers ............................................................... 1. Une tension vive entre les deux pôles ..................................... 2. Les spécificités de cette attitude ........................................... 3. La mise à l’épreuve du lien entre cadre et direction .................
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3e partie : perspectives stratégiques et opérationnelles ....................... 67 A. Conséquences stratégiques des attitudes ...................................... 67 1. Les courants porteurs ............................................................ 67 2. Les risques potentiels ........................................................... 69 B. Les principes de l’action ............................................................. 73 1. L’action stratégique majeure : transformer le système managérial.73 2. Opter pour la radicalité versus le cosmétique .......................... 74 3. Faire bouger les lignes .......................................................... 75 4. Piloter en continu et de manière soutenue .............................. 77 C. Les pistes opérationnelles ............................................................ 78 1. La communication ................................................................ 78 2. Les ressources humaines ....................................................... 81 3. L’action managériale proprement dite ..................................... 85 4. La posture des directeurs ...................................................... 90 Conclusion ..................................................................................... 95 Synthèse de l’étude ...................................................................... 101 4e partie : extrait du débat des ETS 2015 ....................................... 109 Annexe : perception des différents éléments de la réforme ................ 123 La fusion des régions .................................................................... 125 A. Une perception à tendance négative ........................................... 125 B. Les contre-points positifs .......................................................... 125 Les départements ......................................................................... 127 A. Une suppression suivie d’une résurrection fragilisante .................. 127 B. Perspectives ............................................................................ 127 La métropole ................................................................................ 129 A. Une nouveauté dans le paysage territorial ................................... 129 B. Des vertus sociales ................................................................... 130 Le développement de l’intercommunalité ........................................ 131 A. Une perception à dominante positive .......................................... 131 B. Ses contre-points négatifs ......................................................... 131
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La suppression de la clause générale de compétence ....................... 133 A. Un aspect de la réforme souvent peu connu et peu compris .......... 133 B. Après explications .................................................................... 133 Bibliographie ................................................................................ 135 Conseil scientifique et conseil d’orientation ..................................... 137 Cahiers déjà parus ........................................................................ 141
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S AVANT-PROPO Une boussole pour progresser À propos de la réforme territoriale, combien de colloques, de formations, de débats nous promettent d’arriver à « manager dans l’incertitude » ? Et combien de présupposés et de préjugés sur l’attitude des agents ? Face à cette nouvelle donne, les agents, toutes catégories confondues, seraient, paraît-il, hostiles, perdus, désabusés. « Le changement fait peur », « ce n’est pas le changement que nous voulions », « le changement est impossible face à l’inertie et au labyrinthe des pratiques ». Quel qu’il soit, il est désormais enclenché et réel. Et si, au lieu de s’abriter derrière la critique, d’attribuer nos freins et nos peurs à d’autres – les agents, les chefs, les élus, l’État, les syndicats, la crise, Bruxelles… – et si on cherchait à écouter les agents territoriaux ? Aller chercher et comprendre le point de vue des agents territoriaux avec un objectif d’orientations opérationnelles : comme souvent depuis la création de l’Observatoire social territorial, telle était la volonté de la MNT en établissant ce projet d’étude et en le confiant à Jérôme GROLLEAU. Son analyse et les citations d’agents nous font véritablement entrer dans leur tête, percevoir leurs sentiments, leurs raisonnements, leur réalité et parfois leur détresse économique et sociale. Le « fonctionnaire bashing » se retrouve parfois au sein même des administrations, centrales ou locales, avec une déconsidération des agents territoriaux (ou des collectivités) qui seraient toujours dans l’enfance, dans une sorte d’incapacité. En réalité, beaucoup cherchent un sens, une façon de s’adapter. Certains aspirent aux changements, à pouvoir décider et mettre en œuvre eux-mêmes des évolutions qu’ils choisissent. Plutôt que réformer, mieux vaut transformer. La réforme ne fait que modifier les formatages existants sans s’adapter aux nouvelles réalités. Ici, favoriser cette émancipation constitue un défi crucial de l’encadrement et des élus, des décideurs de la FPT, et pourra participer d’une nouvelle source de fierté des agents et des managers territoriaux. Cette étude passionnante et très complète offre une véritable boussole pour s’adapter et pour amener de nous-mêmes, territoriaux, le changement dans l’organisation territoriale de la République. Jean-René MOREAU Président de l’OST Directeur Master 2 Administration publique-gestion des collectivités locales à l’UPEC
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N
INTRODUCTIO
A. Présentation de l’étude 1. Réforme territoriale, baisse des dotations de l’État : la nouvelle donne Deux événements majeurs ont marqué l’univers territorial depuis janvier 2014 : l’annonce, le vote et les premières mises en œuvre de la réforme territoriale, d’une part, et la baisse significative des dotations de l’État aux collectivités prévues sur trois années consécutives, 2015, 2016, 2017, d’autre part. Ces événements n’ont rien d’anodin. L’inflation de débats publics, d’articles, d’échanges professionnels ne relève pas d’un artefact médiatique ou d’une lubie des responsables des collectivités. Elle est une modalité d’appropriation et d’adaptation collective à ce que nous appelons la « nouvelle donne ». Pourquoi ces termes et quels sens donnons-nous à cette expression ? Une nouvelle donne pour trois raisons. Tout d’abord, elle vise à reconnaître l’articulation forte entre ces deux événements. Comme nous le verrons par la suite, dans les esprits comme dans les effets qu’ils vont produire sur les acteurs, ils sont intimement couplés. Ce couplage constitue d’ailleurs la spécificité de cette séquence historique. S’il ne s’est pas affiché comme tel dans la communication gouvernementale, il constitue dans les faits un inédit des réformes territoriales. Pour la première fois, les changements institutionnels et structurels se conjuguent avec une prescription économique significative et pérenne. Par ailleurs, l’expression signifie que cette double initiative de l’État vient modifier les règles du jeu institutionnelles et économiques de l’action territoriale. La réforme territoriale redéfinit les rôles, les périmètres, les compétences et les rapports des différents acteurs de la politique publique décentralisée. La baisse des dotations modifie de manière pérenne leurs ressources, et, plus encore, leurs capacités d’action. On ne peut donc pas seulement y voir qu’une simple modification des paramètres d’action à partir desquels il faudrait ajuster celle-ci. Les règles du jeu sont constitutives du jeu lui-même. Pas de jeu sans règles. Si ces dernières sont modifiées, la nature même du jeu est modifiée. Les acteurs sont alors nécessairement amenés à modifier leur manière de jouer : abandonner certaines figures de jeu, ne plus appliquer les mêmes tactiques et en développer de nouvelles.
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Enfin, nouvelle donne pour signifier sa portée à long terme et globale. Si, dans un premier temps, les impacts se manifesteront essentiellement sur les structures des organisations par des fusions et des mutualisations, ils se développeront peu à peu, mais de manière de plus en plus sensible, par ricochet sur la conduite de l’action elle-même aussi bien externe qu’interne, sur le travail quotidien des agents et leur parcours professionnel. Il s’agit donc potentiellement d’une transformation profonde, susceptible de produire des effets globaux et à long terme sur l’ensemble du système : les structures et leur périmètre, les modes de fonctionnement et les modalités managériales, les vies professionnelles et personnelles et, in fine, les manières d’agir et de penser, c’est-à-dire, la culture territoriale.
2. L’enjeu : le point de vue des agents Et les agents ? Que pouvons-nous en dire ? Tout d’abord qu’ils ont été singulièrement absents des débats publics qui ont accompagné l’annonce de la réforme territoriale. Le dialogue social à l’échelle nationale, s’il a eu lieu, n’a guère été visible. Les agents n’ont pas été parties prenantes du débat, ni même d’une éventuelle négociation. Quand ils étaient présents, c’était uniquement par le prisme du coût. Absents du débat dès les premières annonces, ils ont bien fait leur retour dans les colloques professionnels de l’univers territorial. Quelles seraient les conséquences sur les agents ? Comment se feraient les transferts éventuels ? Quelles politiques de ressources humaines (RH) et managériales pourraient être menées ? Mais ce questionnement légitime s’est exercé sans qu’aucune étude approfondie n’ait tenté d’aller examiner systématiquement ce qui se passait du côté des agents territoriaux et de ceux qui font et produisent au quotidien le service public local de proximité. Or, en l’occurrence, les questions ne manquent pas. • Que perçoivent les agents ? Que retiennent-ils ? Comment abordent-ils ces évolutions ? Quels sont les changements impactant à leurs yeux ? • Qu’est-ce qui fait sens pour eux ? De quoi cette réforme est-elle le nom ? Comment envisagent-ils leur devenir, celui de la fonction publique territoriale et de la conduite de l’action de proximité ? • Que vivent-ils ? Y a-t-il, pour eux, événement, ou bien tout cela est-il noyé par l’actualité médiatique ou par d’autres transformations professionnelles qui les occupent et les préoccupent au quotidien ? • On parle d’inquiétudes, de craintes diverses, de fatalisme, et, pour certains, d’indifférence. Mais quels en sont les véritables déterminants ? On évoque l’emploi, la menace de mobilité forcée, les craintes de réorganisations. Est-ce le seul ressort de l’inquiétude des agents ? Et n’y a-t-il que des inquiétudes ? L’enjeu de ce travail est donc de se placer résolument du point de vue des agents, afin de comprendre et d’agir de manière adaptée.
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3. Les hypothèses préalables Bien que cette étude porte sur un nouvel objet pour le corps social11 et ne puisse donc prendre appui sur les résultats de travaux précédents, nous partions dans cette exploration avec un jeu d’hypothèses. Hypothèse 1. Il était pertinent et utile d’aller explorer dès mi-2015 comment se construisaient les attitudes des agents à l’égard de cette nouvelle donne, même si la situation était nouvelle et en évolution. Selon notre hypothèse, le débat, les annonces, les premières mesures prises sur le terrain allaient produire rapidement des effets structurants sur la construction des attitudes des agents. Ils créaient une situation sociale à partir de laquelle les attitudes et les représentations étaient en train de se forger. C’est ce processus dynamique de formation des attitudes des agents que cette étude veut mettre à jour. Certes, les transformations structurelles et économiques étaient loin d’avoir été totalement clarifiées et d’avoir produit pleinement leurs effets dans la réalité du travail quotidien et des univers professionnels. Le processus était d’ailleurs toujours en cours. Néanmoins, le sujet était posé sur la table et donnait lieu à de multiples débats publics, commentaires, échanges professionnels et interpersonnels. Cette orientation donne une particularité à cette étude de l’Observatoire social territorial de la MNT. Il s’agit de saisir ce qui se passe dans le corps social, à l’état émergent, tel que c’est en train de prendre forme. L’enjeu est de capter les dynamiques naissantes, afin de permettre aux dirigeants et aux managers d’accompagner ces transformations, de la manière la plus adaptée et quasiment en temps réel. Hypothèse 2. La modification significative des règles du jeu risquait d’entraîner une triple rupture. • Rupture au niveau du sens. Les collectivités vont être amenées à repenser l’offre publique : affûter ses contours, ajuster le niveau de prestations offertes, en supprimer certaines, et donc bousculer les cadres de référence, avec lesquels les agents raisonnent et donnent sens à leur travail. • Rupture au niveau de la pratique. Les collectivités vont entrer dans une logique d’optimisation des moyens. Celle-ci poussera donc les collectivités à repenser l’organisation et les modalités de la production du service public et, par conséquent, à ébranler les habitudes de travail, les manières de raisonner des acteurs de terrain.
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Cette expression désigne le groupe social que constituent les agents territoriaux, en très grande majorité de catégories B et C. La notion insiste sur le fait que ce groupe est façonné par des valeurs, une sensibilité, des normes, des droits, des réglementations, des modalités d'action, etc. qui leur sont communs et les constituent comme une entité collective qui se différencie d'autres entités (salariés du privé, enseignants, cheminots,...).
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• Enfin, rupture dans les vies professionnelles et personnelles. Évolution des métiers, mobilité, polyvalence, réorganisations vont fragiliser ce qui constitue le socle du quotidien des agents et brouiller leur perspective d’avenir. Cette déstabilisation des acteurs et des personnes va prendre effet sur fond de salaires gelés, de dévalorisation publique et de plaintes croissantes sur la question de la reconnaissance des agents. Hypothèse 3. Malgré cette orientation négative, il serait possible de détecter dès maintenant les signaux faibles d’une adaptation qui permettraient d’élaborer des pistes stratégiques et opérationnelles propices à la construction d’une alternative positive.
4. Les objectifs de l’étude • Identifier les différentes attitudes des agents telles qu’elles sont en train de prendre forme : comment les agents vivent-ils, perçoivent-ils et analysent-ils cette nouvelle donne ? Et, s’il y a lieu, mettre en rapport ces attitudes avec les différents critères de notre échantillon. • Les comprendre. Quels sont les modes de raisonnement qui sous-tendent ces attitudes et traversent le corps social territorial ? Comment se forment-ils et selon quels mécanismes ? Comment les agents articulent-ils cette nouvelle donne à d’autres éléments, issus du contexte national ou local ? • Procéder à une analyse stratégique de la situation : identifier les enjeux, les risques et les opportunités, au prisme des dynamiques qui traversent le corps social. • Et enfin, proposer un ensemble de pistes de travail (stratégique, managériale, RH, communication…) qui nous sembleront en mesure de gérer de manière optimale cette transition.
B. Méthodologie 1. La technique d’animation La visée de notre étude est à la fois exploratoire et compréhensive. Elle s’attache à développer une analyse en profondeur des dynamiques à l’œuvre concernant les attitudes des agents à l’égard de ce que nous avons appelé la nouvelle donne. La démarche qualitative est donc ici particulièrement adaptée. Elle permet d’identifier finement les attitudes et leur ressort, même si, en contrepartie, elle ne peut en déterminer le poids qu’elles tiennent chez les agents territoriaux, à la différence d’une technique quantitative comme le sondage. Cette approche qualitative donne nécessairement une large place à la subjectivité des acteurs. C’est à travers elle que les acteurs construisent les représentations de
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ce qui, à leurs yeux, fait leur réalité sociale. Elle est compatible avec l’objectivité. Tout l’enjeu est d’identifier les régularités avec lesquelles ces subjectivités s’expriment et pensent, et de pouvoir ainsi, à travers une multiplicité d’entretiens d’agents, d’origine et de parcours, dresser une typologie des manières d’aborder un sujet et de raisonner sur ce qu’ils vivent et constatent. Dans cette optique, notre méthode consiste à écouter et à comprendre la logique de l’interviewé, les termes, les notions, les raisonnements par lesquels ils pensent la question des transformations qui impactent l’univers territorial. La technique d’entretien respecte, épouse et accompagne donc le cheminement de l’interviewé et favorise le développement de sa réflexion à travers une trame d’entretien structurée mais souple. Celle-ci propose des balises à ce cheminement pour couvrir l’ensemble du champ de questionnement avec chaque interviewé. Mais l’ordre, le temps consacré à chacune des étapes peuvent varier d’un entretien à l’autre. Notre trame d’entretien était ainsi structurée en trois temps : - une exploration en spontané des transformations en cours ou à venir qui, selon l’interviewé, affectent, font évoluer, modifient la fonction publique territoriale, sa collectivité et son univers professionnel spécifique, - une exploration en assisté de la réforme territoriale, de ses différents aspects (fusion des régions, suppression potentielle des départements…) et de la baisse des dotations, - une exploration plus approfondie de l’univers professionnel de l’interviewé, sur les impacts concrets de la réforme et/ou de la baisse des dotations, leur vécu, interrogations, sentiments et attentes. Par ailleurs, afin d’explorer les débats qui traversent le corps social, nous avons introduit dans l’entretien des arguments exposés par d’autres interviewés. Cette technique itérative, bien plus que les réunions de groupes qui tendent au consensus, permet d’accentuer les contrastes entre les différents modes de raisonnement à l’œuvre.
2. La structure de l’échantillon Cette étude se base sur l’analyse de 36 entretiens semi-directifs d’une durée d’1h30. Le parti pris du sujet implique de cibler prioritairement le cœur des effectifs territoriaux. Afin de concentrer l’analyse sur celui-ci et d’éviter une trop grande dispersion, nous n’avons donc pas mené directement d’entretiens d’agents de direction ou de l’encadrement supérieur2.
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L’étude a été confrontée au point de vue de l’encadrement supérieur lors du débat aux ETS en partenariat avec l’AATF, cf. 4e partie.
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Les entretiens se sont déroulés entre juin et octobre 2015. Ils ont été menés à Paris, Lyon, Le Mans, Tours, Lille, Montpellier et en région Auvergne, et selon la répartition suivante :
Cat. C
Cat. B-A
Total
Commune
9
6
Moins de 10 000 hab.
3
2
10 000 à 30 000 hab.
3
2
Plus de 30 000 hab.
3
2
Intercommunalité
5
4
Communauté de communes
2
1
Communauté d’agglomération
2
1
Communauté urbaine
1
2
Conseil départemental
3
3
Urbain
1
2
Rural
2
1
Conseil régional
3
3
6
20
16
36
Total
15
9
6
L’effectif global de cet échantillon se répartit équitablement selon : • L’âge : 1/3 de moins de 35 ans ; 1/3 de 35-50 ans ; 1/3 de plus de 50 ans. • Le type de métiers : 1/3 de métiers purement administratifs ou de pilotage sans contact avec les habitants ; 1/3 de métiers techniques ; 1/3 de métiers de services en relation directe avec les habitants. Pour les catégories A et B, nous avons également différencié les profils avec une fonction de management ou d’expertise. • Le sexe : une moitié de femmes, une moitié d’hommes. Nous tenons à remercier chaleureusement ces 36 agents qui, sous couvert d’anonymat, ont su parler, en toute liberté, d’un sujet difficile, nourrir et inspirer ce travail.
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Certes, leur point de vue va être décortiqué, analysé, formalisé, et d’une certaine façon désincarné. C’est la règle de l’exercice sociologique que de ne pas seulement restituer les opinions de manière brute, mais d’en fournir une clef de lecture, afin de comprendre et de pouvoir agir. Néanmoins, de nombreux verbatims, viseront à redonner de la chair à des analyses qui nécessairement formalisent. Nous y attachons de l’importance par respect des personnes interviewées mais aussi par respect du lecteur. Ils donnent accès aux sources qui ont alimenté nos propos et, l’analyse n’épuisant jamais tout le sens de ce qui est dit, ils ouvrent de surcroît la voie à d’autres réflexions et interprétations, en un mot au débat et à la réflexion collective. Par ailleurs, nous tenons à remercier chaleureusement les dirigeants et les managers accompagnés dans un chantier de remodelage du service public. Nos échanges ont été une riche source d’inspiration. Ils sauront se reconnaître. Cette première partie vise à poser le cadre général au sein duquel se forgent les attitudes des agents territoriaux à l’égard de la nouvelle donne.
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ELLE DONNE, E V U O N : IE T R 1 PA UI STRUCTUR Q T N E M E N É V UN É S LES ATTITUDE RE
A. Les fragilités de la réforme 1. Une faible exposition des agents Force est de constater l’important écart entre les agents interviewés et les directeurs par ailleurs longuement côtoyés durant l’animation de séminaires de direction de diverses collectivités et dans de nombreux colloques. Excepté pour certains cadres interrogés, le niveau d’information et la présence à l’esprit de la réforme territoriale ou de la baisse des dotations sont sans commune mesure entre ces deux catégories. Depuis plus d’un an, les dirigeants ont été abondamment exposés aux divers aspects de la nouvelle donne. Ils ont pu en débattre, échanger, examiner les conséquences, élaborer des scénarios, partager des émotions, croiser des analyses, de manière régulière. De surcroît, pour la plupart d’entre eux, ces sujets sont devenus peu à peu des dossiers sur lesquels ils ont été amenés à prendre des décisions et à définir des politiques de mises en œuvre et d’accompagnement. La nouvelle donne est donc devenue progressivement pour les dirigeants un objet de travail qui s’est peu à peu intégré à leur quotidien professionnel. Qu’en est-il pour les agents ? Si, pour les dirigeants, l’exposition a été à la fois forte et régulière, elle est, pour les autres agents, faible et discontinue. Elle se résume à une exposition médiatique externe ponctuelle sur les aspects grand public de la réforme, notamment la fusion de certaines régions et la suppression potentielle des départements, à des échanges informels entre agents et avec leur manager, à des tracts syndicaux, voire à quelques réunions syndicales, et dans le meilleur des cas, à une ou deux réunions internes d’ampleur. « Pas de communication. Rien qui vient de là-haut. Juste un nouvel organigramme. Et le manager qui ne dit rien. Les agents qui sont là depuis 30 ans sont en colère contre les hauts dirigeants. » Cat. B, conseil départemental, technique, moins de 35 ans. « Ce sont des sujets inexistants qui restent dans les hautes sphères ! On découvre toujours tout, après. » Cat. C, communauté de communes, services, 35-50 ans.
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Phénomène récurrent d’entretien en entretien, la baisse de la dotation globale de fonctionnement (DGF) est une mesure qui surgit de façon inattendue dans l’univers professionnel, souvent à l’occasion d’un refus à une demande budgétaire. « Moi, j’en ai entendu parler pour la première fois quand on m’a refusé une demande de budget pour une animation que je voulais faire. On ne nous parle pas clairement de la situation. Mais on nous dit ‘‘non” à cause du budget. Ils restent dans le flou. » Cat. C, commune 10 000-30 000 hab., services, 35-50 ans. Dans les régions impactées ou dans les départements, à quelques exceptions près, l’écart temporel entre l’annonce médiatique et une communication interne d’ampleur et directe est de plusieurs semaines, voire de plusieurs mois. « J’ai appris la fusion aux infos. Puis plus rien. Le chef ne parle pas de ça. Et là, dernièrement, j’ai découvert un document joint à ma feuille de paye. » Cat. C, conseil régional, services, moins de 35 ans. « La direction générale n’a donné aucune explication. Ils veulent éviter le conflit, alors ils se taisent. Mais en fait, ils savent. Je trouve cela méprisant. Comme si on était des gosses. Comme si on n’était pas en mesure de comprendre. » Cat. C, conseil régional, administratif, 35-50 ans. Ainsi, pour la grande majorité des agents territoriaux, il n’y a eu en interne qu’une faible explication, peu de clarification, de maigres échanges directs, et de rares débats en face-à-face. Certes la communication interne a relayé l’information, mais souvent dans l’après-coup, suivant le rythme des médias et non le rythme de l’événement lui-même. L’écrit a largement été privilégié, alors qu’il est souvent inadapté à certains publics privilégiant l’oral, ni à la hauteur de l’événement et des attentes des agents qui expriment le besoin d’une prise de parole incarnée de leurs dirigeants. En la matière, au dire des agents, les dirigeants semblent se réfugier fréquemment derrière la difficulté à communiquer sur un contenu flou et incertain. Ce n’est généralement qu’une fois les modalités concrètes fixées que la communication prend de l’ampleur. Ce tableau ne serait pas complet sans évoquer la diversité des pratiques et quelques exceptions. En effet, certaines collectivités ont mené des actions fortes et très rapides. Les unes par souci managérial bien compris. « Nos dirigeants sont vite intervenus. C’est bien, il fallait le faire, tout le monde commençait à s’inquiéter, on entendait tout et n’importe quoi. Ils sont venus dans tous les services, ils ont expliqué la situation avec clarté. » Cat. B, commune plus de 30 000 hab., technique, moins de 35 ans. Les autres par souci politique, notamment quand les élus entraient en résistance et souhaitaient mobiliser leurs agents.
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« On nous a tous réunis dans un amphi. Le président a pris la parole fortement. Il était très contre. Les élus nous ont appelés à nous mobiliser pour des actions. Je n’aime pas trop ce genre d’appel, même si je suis d’accord avec eux, car je me demande toujours comment va réagir l’agent qui n’est pas du même bord politique. » Cat. C, conseil départemental, services, 35-50 ans.
2. Une nouvelle architecture sans plan global Les agents sont donc face à un objet complexe, la réforme territoriale, généralement peu travaillé en interne, qui, de plus, présente de nombreuses failles. À l’époque des entretiens, de fortes incertitudes régnaient encore sur les décisions finales, locales et nationales qui allaient être prises. Mais plus fondamentalement, aux zones d’ombre inhérentes à ce genre de projet, s’ajoute un élément-clef qui ne facilite pas son appréhension et encore moins son appropriation. Aux yeux des agents, la réforme territoriale ne construit pas une reconfiguration globale du système territorial en tant que tel. Elle ne propose pas un nouvel ensemble perceptible et cohérent, un tout. Fusion des régions, évolution du département, création des métropoles, développement de l’intercommunalité, suppression de la clause de compétence générale… : les divers éléments-clefs de la réforme sont abordés par les interviewés de manière juxtaposée et disjointe. Ils constituent comme une liste qu’ils égrainent, souvent avec difficulté, et qu’ils n’ont retenue que partiellement. Elle ne constitue jamais une forme globale. Leur connaissance spontanée est alors fortement partielle. Ils ne retiennent généralement que les éléments les plus médiatisés, comme la fusion des régions ou l’annonce de la suppression du département. Leur très rare emploi du mot réforme est d’ailleurs un fait significatif. Ils préfèrent la nommer à travers ces divers éléments (suppression des départements, etc.). Quand on expose l’ensemble des éléments aux interviewés, ils apparaissent comme les pièces flottantes d’un puzzle qu’ils ne parviennent pas à assembler. Deux éléments-clefs ont fortement marqué les agents. a. Une fusion des régions fortement questionnable Elle a très généralement été perçue comme menée par le gouvernement sur « un coin de table ». Cette expression récurrente dans les propos des interviewés pointe la légèreté avec laquelle, à leurs yeux, les propositions concrètes de fusion semblent avoir été décidées. Pourquoi celle-ci et pas celle-là ? Pourquoi celle-ci avec celle-là, et non celle-ci avec telle autre ? Ces questionnements et ces doutes sur les options prises entraînent les interprétations suivantes : - les options concrètes n’ont pas donné lieu à un travail réfléchi de la part des initiateurs de la réforme, - des enjeux politico-personnels ont tenu une place majeure dans le processus de décision, au détriment de toute logique de pertinence de l’action territoriale.
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« On a l’impression que c’est donner d’un côté pour reprendre de l’autre. C’est brouillon, pas de vision générale. La région, cela a été fait comme ça, un peu n’importe comment, et le département, on ne sait plus trop où il est. » Cat. B, métropole, technique, plus de 50 ans. « Tout cela est très politique. On a repris des régions, refait le puzzle sur une base qui n’a rien à voir avec un bassin de vie. Je ne comprends pas trop. Ils ne partent pas de la vie des gens. » Cat. B, métropole, technique, plus de 50 ans. « Les principes de départ ont été vite dénaturés en raison d’enjeux personnels. Cela a donné un découpage surprenant. Cela donne l’impression d’avoir été fait sur un coin de table. Ils n’ont pas pris le temps de réfléchir. » Cat. A, conseil régional, services, moins de 35 ans. b. Une suppression-résurrection du département déroutante Annonce également très médiatisée et quelle que soit sa pertinence, la suppression de cet échelon semblait une réponse claire au constat tant répété du « millefeuille ». Dans cette perspective, sa résurrection a dérouté les agents territoriaux (y compris dans les départements eux-mêmes). « Je ne comprends pas bien. On maintient encore quelque chose que l’on devait supprimer. Le naturel a repris le dessus. Les élus à double casquette ont fait obstacle. » Cat. B, commune plus de 30 000 hab., services, plus de 50 ans. Elle les prend véritablement à contre-pied. Ils s’attendaient à la disparition d’une structure, notamment celle du département depuis longtemps sur la sellette. En fin de compte, il n’en est rien. Un des axes forts de ce qui pouvait constituer la logique des pouvoirs publics, supprimer et simplifier, est ainsi réduit à néant par leur propre action. Cet aller-retour renforce l’idée du poids du lobby des élus sur l’évolution des entités territoriales et des enjeux politico-personnels. Ainsi, aux yeux des interviewés, ce recul fait clairement douter de la volonté et de la capacité à mener la transformation du système territorial à son terme. De plus, cette volte-face produit des incohérences : • La visée était de réduire les strates. Or pour de nombreux interviewés, le résultat final est de multiplier les échelons, d’épaissir en quelque sorte le fameux millefeuille (région, département, métropole, intercommunalité, commune). • Le nouveau système ne forme pas un ensemble qui se tient, mais une collection d’éléments dispersés qui ne s’assemblent pas. Son architecture perd ainsi toute lisibilité. « Supprimer le millefeuille ? La métropole, cela fait une nouvelle couche. Tout cela pour supprimer le département que l’on remet en piste. On ne comprend plus rien.
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C’est toujours pareil, on supprime et on recrée. C’est comme avec les postes. Y a-t-il une vraie logique ? Pour l’instant je ne vois pas. » Cat. B, commune moins de 10 000 hab., administratif, moins de 35 ans. « Cela aurait été bien d’attaquer d’abord le département. Faire une première fusion conseil départemental/conseil régional, puis fusionner les régions. Cela aurait été plus logique. On aurait vraiment pris à bras-le-corps le millefeuille. » Cat. C, conseil départemental, administratif, 35-50 ans. Le seul foyer de cohérence réside alors dans le développement de l’intercommunalité qui s’attaque à l’éparpillement de l’action communale. Mais il ne constitue pas en tant que tel une nouveauté. Il n’est que l’accentuation, à l’échelle communale, d’une logique de mutualisation entamée depuis de nombreuses années. « Le plus important, c’est les communautés de communes. Là, au moins on voit ce que cela peut produire pour les usagers. » Cat. B, conseil départemental, technique, moins de 35 ans.
3. Réduction du sens de la réforme à la finalité économique Les agents interviewés n’y perçoivent ni une pensée stratégique proposant une perspective renouvelée pour l’action publique territoriale, ni une simplification apportant un bénéfice aux usagers. « On y va. Mais on ne sait pas où on va. Et sait-on pourquoi ? » Cat. C, commune plus de 30 000 hab., services, 35-50 ans. On assiste alors à une forte réduction du sens de la réforme à sa finalité économique. L’intention du législateur prend sens aux yeux des agents en référence à l’endettement de l’État dans un contexte de crise économique : c’est un projet de rationalisation économique. Il prend la forme d’un rationnement et vise à la réduction des déficits publics. « Ils réunissent les budgets pour avoir un plus gros budget. Mais en fait, c’est pour faire du moins. Ils vont supprimer des pôles, des contractuels. C’est pour réduire la masse salariale, point à la ligne. » Cat. C, conseil régional, administratif, 35-50 ans. Dans cette optique, un mécanisme global apparaît clairement. Il procède selon deux modalités couplées. D’une part, la baisse des dotations est une réduction immédiate et à la source des dépenses publiques. De l’autre, la réorganisation des structures consiste à regrouper (fusion, mutualisation…), et à faire grossir les structures pour rationaliser et réduire les coûts, notamment la masse salariale. Ces deux modalités sont liées. Par effet de contrainte, la baisse des dotations incite, voire oblige à regrouper les structures tant au niveau global de la FPT qu’au sein des collectivités.
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« Ils sont malins. Ils baissent les dotations, et à côté de cela, ils favorisent le regroupement. En fait, ils obligent à la mutualisation sans le dire. » Cat. B, agglomération, services, plus de 50 ans. Nouvelle donne, un principe et deux modalités
Rationalisation économique
Regroupement
Baisse des dotations de l’État
Réorganisations Fusion, mutualisation
Renforcement Incitateur La baisse des dotations tient donc une place tout à fait centrale dans la manière dont les agents construisent leur point de vue sur la nouvelle donne. C’est la clef d’interprétation. Elle donne le sens, le porte dans son intitulé même, et produit des effets immédiats. La nouvelle donne dit donc clairement ce qu’elle est et son intention purement économique. Le problème est qu’elle ne dit rien d’autre. La réorganisation du système portée par la réforme demeure peu structurante et sans cohérence accrue. En laissant vacante la question du renouvellement de l’action publique locale, elle ne dessine pas un devenir dans lequel les agents puissent se projeter.
4. Doutes sur l’efficacité économique de la réforme-contenu L’efficacité économique de la baisse des dotations n’est généralement pas interrogée par les agents rencontrés : en baissant à la source, elle crée immédiatement un effet de réduction des dépenses publiques. En revanche, les doutes sont beaucoup plus nombreux concernant la capacité de la réforme territoriale à produire, via les fusions-mutualisations, des effets économiques. Doute sur l’efficacité. Compte tenu du statut octroyant une forte sécurité de l’emploi aux agents, les interviewés ne voient pas très bien comment un jeu sur les structures consistant à répartir différemment les agents peut produire des effets significatifs
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à court ou moyen terme. Ils sont conscients qu’une logique de plan social ou de licenciements, qui diminuerait de manière immédiate le nombre d’agents, est impossible. Ils évoquent alors la mise à disposition des agents (momentanément privés d’emploi) aux centres de gestion mais qui paraît peu envisageable de manière massive. La seule variable d’ajustement des ressources reste les départs à la retraite et leur non-remplacement. Dans ce cadre, les effets de la réforme ne peuvent être significatifs qu’à très long terme. « Mais les agents, ils ne vont pas les mettre dehors ! Alors je ne vois pas les économies. Il n’y aura pas d’embauches et on attendra la retraite. Je ne crois pas que les déficits publics puissent attendre si longtemps. » Cat. C, commune 10 00030 000 hab., administratif, plus de 50 ans. Doute sur les élus locaux. La crédibilité de la capacité des élus territoriaux à réduire les coûts est faible. Les agents mettent ici en avant dans leur raisonnement leur forte capacité à déjouer le système et à contourner les règles du jeu. À leurs yeux, les élus ont fortement manifesté par le passé leur tendance et leur habileté à créer des doublons, des postes inutiles de chargé de mission, que ce soit pour des motifs politico-personnels, d’emploi local ou bien encore par pur clientélisme. « Est-ce que les élus se remettent en question ? Cela ne doit pas être à sens unique. Il faut être cohérent. Si on fait des économies, tout le monde doit faire des économies. » Cat. C, métropole, services, 35-50 ans. Doute sur les élus nationaux. Ils préconisent des réformes alors qu’ils sont jugés responsables de la situation économique du pays et incompétents dans la gestion des deniers publics. Les interviewés ont le sentiment que l’État recherche des solutions dans l’urgence pour répondre aux déficits publics et ce de manière irréfléchie. Enfin, ils expriment une défiance plus profonde envers tous ceux qui préconisent des mesures de restrictions économiques au nom du principe de réalité et d’une expertise gestionnaire tout en parvenant à s’en exonérer eux-mêmes (cumul des mandats, augmentation du salaire des élus, train de vie…). « Ils ont plein de fric pour ce qu’ils veulent. C’est ça qui nous met en colère. Il faut voir pour les déplacements, les colloques, les repas. Là, ils trouvent de l’argent. Ils méprisent les gens comme nous. Nous, on est des agents d’exécution. » Cat. C, conseil régional, administratif, 35-50 ans. Ces propos font écho à ce que Luc BOLTANSKY3 évoque concernant les logiques de domination. « Les processus de domination sont donc toujours associés à l’entretien durable d’une ou de plusieurs asymétries profondes, au sens où les mêmes profitent de toutes les épreuves (ou presque), tandis que pour d’autres, toujours eux aussi les mêmes, les épreuves ont toujours des issues préjudiciables (ou presque). » 3
Luc BOLTANSKY, De la critique, Gallimard, 2009
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5. Divergence sur la pertinence de l’objectif économique Enfin, cette orientation économique est-elle pertinente ? Est-il, selon les agents, justifié de mener une action de réduction économique majeure sur l’univers territorial ? C’est sur ce point que nous décelons une première divergence entre interviewés. Deux approches sont développées. a. Première approche : éviter le surendettement Elle consiste à adopter un mode de raisonnement fondé sur une logique de nécessité. Elle s’appuie sur le constat de la situation économique du pays qui nécessite sinon des mesures drastiques du moins une forte rationalisation des dépenses publiques. Compte tenu de l’état du pays, ils ont intégré ce qui leur paraît désormais un incontournable de l’action publique : la baisse des dépenses publiques dont la FPT ne peut s’exonérer. « Dans la fonction publique, il y a trop d’abus. Je comprends que l’on serre la vis. Le département était en dette. Je suis conscient qu’il faut se moderniser. Je ne suis pas surpris. On s’attendait à cela. C’est un mouvement général. Ils cherchent de l’argent partout. » Cat. C, conseil départemental, administratif, moins de 35 ans. « Des années que l’on nous dit, “il faut faire des économies”. Il faut bien agir. Dans la fonction publique territoriale comme ailleurs. Ce peut-être une bonne révolution culturelle que de penser un peu plus aux deniers publics. Agir de manière plus réfléchie. » Cat. B, agglomération, services, plus de 50 ans. Ils ne se font pas pour autant les promoteurs de la rigueur économique. Leur position s’ancre dans deux types d’expériences liées à la situation de surendettement et qui toutes deux exposent à des problématiques majeures. Selon une expérience commune, celle du quotidien des gens, être en situation de surendettement, c’est ne plus être maître de son destin. L’endettement expose ainsi à un piège qui fait perdre toute capacité de marge de manœuvre, vous aspire et ne permet plus de s’en sortir. Selon une expérience plus médiatique et de nature macroéconomique, être en situation de surendettement, c’est perdre sa solidité et s’exposer à une menace d’effondrement. Banques qui s’écroulent, États qui peuvent être mis en faillite (Grèce), architecture européenne menacée de dissolution4. Ces événements marquants de notre actualité entrent ici en ligne de compte. « Je comprends le raisonnement. La France n’est pas dans une situation catastrophique, mais il faut tout faire pour l’éviter. Voyez la Grèce ! » Cat. C, commune plus de 30 000 hab., technique, moins de 35 ans. 4
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Un tiers des entretiens a été mené en juin et juillet 2015 en pleine crise européenne liée à la dette grecque.
« On comprend la baisse des dotations. Il n’y a plus d’argent, il faut bien faire quelque chose. Il y en a toujours qui disent que c’est injuste. Y a qu’à prendre aux riches. Y a qu’à donner moins d’aides sociales. Je leur dis : “d’accord, mais y a qu’à aussi balayer devant notre porte”. » Cat. C, commune 10 000-30 000 hab., administratif, plus de 50 ans. b. Seconde approche : la FPT, une fausse priorité ? Cette attitude tend à désigner d’autres domaines sur lesquels l’effort des politiques publiques devrait porter en priorité. La notion de justice est ici fortement convoquée. Pour les uns, l’action publique doit agir « là où il y a de l’argent » : monde de la finance, groupes mondiaux, nantis, etc. « L’État tire à boulets rouges sur une catégorie, au lieu de taxer le CAC 40. » Cat. B, agglomération, service, plus de 50 ans. Pour d’autres, et de manière assez massive, la dénonciation porte sur un détournement de l’État-providence. Les aides sociales sont octroyées à certains qui ne le méritent pas et qui en profitent voire en abusent. Les populations immigrées installées en France, les migrants qui menacent d’arriver sont ici clairement désignés. Dans le même registre, les « milliards » dépensés par l’Europe, et donc aussi par la France, en aides internationales diverses rendent incompréhensible, voire révoltante, la réduction des deniers accordés à la FPT. « Ils disent “économies”, mais c’est pour continuer à donner aux gens qui arrivent en France. Les communes, les départements, ce n’est pas la priorité. La priorité, c’est ceux qui vivent des aides sociales, tranquilles. Pas de travail, on coupe les vivres. Ras-le-bol de ceux qui vivent du social. Et nous, on trime. Et nous, les fonctionnaires : gel des salaires. » Cat. C, commune moins de 10 000 hab., technique, 35-50 ans. « On a du mal à comprendre. On baisse les dotations et on laisse les gens se complaire dans l’assistanat. On ne veut pas enlever les allocations à ceux qui ne s’occupent pas de leurs enfants. On aide à l’étranger, comme si en France tout le monde était à l’abri. » Cat. C, communauté de communes, services, 35-50 ans. Enfin, pour certains agents de catégories A, c’est l’État lui-même qui devrait s’attaquer à ses propres dépenses, plutôt que de transférer sur les collectivités territoriales son incompétence à gérer les deniers publics. « On sent qu’il faut faire des économies. C’est l’argent du contribuable. Il faut l’optimiser. Mais on en veut à l’État. Il se pose en donneur de leçons, alors qu’il n’a pas fait preuve de ses compétences en la matière. Et en plus il transfère des missions sans donner les moyens. L’impression donnée, c’est que l’État se débat avec ses déficits ; et comme il ne sait pas faire, il demande aux autres de faire des économies. » Cat. A, commune plus de 30 000 hab, expert, moins de 35 ans.
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Généralement, ce mode de questionnement se couple à une forte interrogation sur les effets systémiques de la réduction des budgets territoriaux : impact sur l’emploi local et national, et sur les commandes publiques qui nourrissent l’activité économique. Les agents mobilisent dans leur raisonnement un engrenage macroéconomique négatif : ce qui est censé produire des économies peut venir aggraver la situation, voire enrayer toute possibilité de redressement. « La baisse des dotations, c’est le pied sur le frein. Et puis à côté, il y a la CAF5, elle aussi le pied sur le frein. Et les parents, eux aussi font attention au porte-monnaie. Tout le monde freine. Je ne vois pas comment la France va s’en sortir. » Cat. C, communauté de communes, services, 35-50 ans. Faible lisibilité des nouvelles structures, doutes profonds sur l’efficacité économique de la réforme, questionnement sur la pertinence même de la perspective de réduction des dépenses territoriales, inéluctablement ce mode de raisonnement amène à poser cette question à la fois simple et de fond : « À quoi bon tout cela ? » Pourquoi cette forte déstabilisation des agents et des structures territoriales, si, en fin de compte, le résultat est maigre voire contre-productif ? Et pourquoi tous ces bouleversements si, de surcroît, les apports en termes de service public aux usagers sont quasi inexistants ? « Le principe région/métropole n’est pas idiot, mais on se retrouve avec en plus un département, des mouvements sociaux des agents et des usagers perdus. Tout ça pour quoi ? » Cat. C, conseil départemental, administratif, moins de 35 ans.
B. Un acte symbolique fort 1. Premiers effets constatés a. Une portée sur tous les agents Malgré ses fragilités, la réforme affecte. Nous aurions pu supposer qu’à l’exception des collectivités véritablement impactées, l’indifférence règne. Il n’en est rien. Bien au contraire, tous les agents rencontrés se montrent concernés, et l’indifférence est exceptionnelle. L’ensemble du corps social est donc atteint. La réforme affecte sur un périmètre large. Même dans une région qui ne fait pas l’objet d’une fusion, même dans une commune où la baisse des dotations ne produit pas d’effet majeur, les agents se sentent touchés. Moins que les autres certes, mais touchés tout de même. « Tout cela est très inquiétant. Ce ne sont pas de bonnes choses. On est touché. On touche à la FPT. » Cat. B, conseil régional (non fusionné), administratif, 35-50 ans. L’indifférence est rare. On ne la rencontre que dans certaines « bulles-métiers ». Par exemple, les agents de la police municipale qui n’ont connu que cette activité 5
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Caisse d’allocations familiales
et dont le parcours les conduit de collectivité en collectivité. Ou bien encore des pompiers qui se sentent fortement éloignés des structures auxquelles ils ne se sentent que « rattachés ». Ces agents se définissent eux-mêmes comme « à part », la seule appartenance au métier constituant leur identité professionnelle. « Vous savez, pour moi, tout cela c’est très loin. Je suis serein. Mon métier, c’est ce qui compte avant tout. Je peux le vendre partout. Je peux changer d’employeur quand je veux. » Cat. C, commune plus de 30 000 hab., services (police municipale), 35-50 ans. Nous avons pu rencontrer aussi une « fausse indifférence ». Malgré les apparences, celle-ci est avant tout une technique de gestion de soi qui vise à se protéger. L’accentuation de la vulnérabilité sociale, en temps de crise prolongée et du développement de multiples menaces, en a favorisé l’apprentissage. Il s’agit de repousser et de différer la prise en charge personnelle d’une question source d’inquiétudes. Ce n’est donc en rien de l’indifférence, mais une technique adaptative qui vise justement à repousser un affect bien présent. « Je prends mes distances. Vous savez, c’est usant tous ces sujets. Il faut ne pas se laisser envahir, sinon cela devient complètement angoissant. Est-ce que ça a de l’intérêt pour moi que je donne de l’intérêt à tout cela ? On va soit avoir de l’espoir qui va être déçu, soit on va s’inquiéter. » Cat. B, conseil départemental, technique, moins de 35 ans. b. Un effet de structuration globale des attitudes Autre constat, la réforme structure les attitudes. Celles-ci prennent forme de manière nette et structurée, et ce dès les entretiens menés mi-2015. Contrairement à ce que nous aurions pu supposer là aussi, il n’y a donc pas autant d’attitudes que de situations particulières des agents. Certes, ces grandes attitudes prennent des tournures singulières en fonction des situations des collectivités et des agents rencontrés. Certes, en première analyse des entretiens, cette diversité peut laisser d’abord croire à une forte dispersion des attitudes. Cependant, comme face à un tableau complexe qui fait foisonner les signes multiples qu’il adresse à celui qui le regarde, peu à peu une structure se dégage, et se rend visible. Ce qui paraissait divers et diffus, s’ordonne. Ses lignes de force apparaissent et dévoilent une structuration forte des attitudes. Elles prennent deux directions opposées, sous-tendues par deux modes de raisonnement clairement différenciés et désignent toutes deux un tournant. L’une considérant que la situation risque d’amorcer une spirale négative, l’autre décelant au contraire dans la situation créée par la nouvelle donne le point de départ d’un possible renouveau.
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2. De la réforme-contenu à la réforme-acte Que se passe-t-il ? La réforme ne se réduit pas à un contenu qui produirait, ici ou là, des impacts par nature différenciés. Mais elle est aussi ce que nous appelons une « réforme-acte » qui, en tant qu’acte, touche tout le monde. La réforme-contenu désigne les manifestations concrètes de la réforme. C’est par exemple la fusion des régions ou le développement de l’intercommunalité, avec leurs impacts sur les organisations et donc sur la mobilité professionnelle voire géographique des agents. On est clairement dans le registre du concret : mesures concrètes, impacts concrets. La réforme-acte, c’est le fait même de réformer et de décider de toucher à la FPT. On est là dans le registre d’un acte symbolique. D’une certaine façon, les pouvoirs publics décident qu’il est nécessaire d’agir autrement et de partir sur d’autres bases. Cet acte manifeste et met en œuvre une volonté de faire bouger le système. Ainsi, le simple fait de réformer interpelle les agents : « On touche à la FPT ! », « C’est notre tour ! », « On n’est plus tout à fait à l’abri ! » Ou bien encore : « La crise s’invite dans la territoriale. »… désignant tout autant l’acte que sa capacité à toucher chacun d’entre eux. Quels sont les effets de cet acte symbolique ? En tant qu’acte, la perception de la réforme s’enrichit et ne reste pas cantonnée au strict registre de sa signification économique. Sa perception s’ouvre à trois dimensions aux multiples effets de sens. Les effets de la réforme-acte Réforme-contenu Mesures concrètes/Impacts concrets
Réforme-acte symbolique Dimension affective
Dimension historique Dimension collective
a. Une dimension affective Toute une gamme d’émotions se manifeste de façon récurrente au cours des entretiens, par des sentiments souvent entremêlés, aux intensités variables et aux tonalités contrastées. Elles ne se limitent donc pas à l’inquiétude.
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Une riche gamme d’émotions
Renouveau
Colère Peur
Crainte
Impuissance
Espoir
Impatience Attentes
Indifférence
« Cela donne de l’espoir. Que la fonction publique territoriale se pose plus la question de son efficacité. Que le management soit plus responsabilisant. Que l’on soit plus en danger dans nos missions. On serait plus efficace. Il faut changer le système. » Cat. B, commune moins de 10 000 hab., administratif, moins de 35 ans. « Au début, ça a été la peur. Peur que l’on supprime des primes et qu’on touche à nos salaires. Mais ça n’a été que suppressions de postes, réorganisation des services et moins de recrutements. Ce n’est pas très positif, mais j’ai eu tellement peur, que je suis presque soulagée. » Cat. C, commune 10 000-30 000 hab., administratif, plus de 50 ans. D’une certaine façon, la réforme secoue le corps social. Le terme très parlant de « secousse » est d’ailleurs parfois utilisé par les agents. L’acte secoue et affecte, positivement ou négativement. b. Une dimension collective Cet acte rayonne dans le corps social tout entier. Il affecte les agents au-delà de leur situation particulière, au titre de leur appartenance à la fonction publique territoriale. Il étend ainsi la zone d’impact de la réforme à l’ensemble de la FPT, audelà des différents types de collectivités impactées. En ciblant spécifiquement la FPT et non les fonctionnaires en général, il désigne clairement une entité globale, lui adresse un message et parvient à réveiller un sentiment d’appartenance collective. c. Une dimension historique La réforme s’inscrit dans l’histoire récente : - celle des organisations publiques qui ont tour à tour subi des mesures économiques et des réductions de personnel – fonction publique d’État, fonction publique hospitalière, la Poste, etc., - celle de la crise économique qui fait voir chaque jour, dans les entreprises, des suppressions d’emplois et des licenciements,
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- celle plus spécifique de la FPT pour laquelle des velléités de transformation structurelle s’étaient déjà manifestées avec l’idée de conseiller territorial pour le département et la région. C’est d’ailleurs pourquoi les agents ne sont pas surpris par la réforme. Ils disaient déjà en 2011 « bientôt ce sera notre tour6». Mais la dimension historique de l’acte ne se limite pas à cette inscription dans une série régulière de réformes visant à rationaliser les politiques publiques. En touchant à la FPT, l’acte rompt le cours de l’histoire de celle-ci. Il convoque la FPT à cette épreuve récurrente et commune des organisations publiques qui, comme toute épreuve sociale individuelle ou collective, donne à chacun rendez-vous avec sa propre histoire. Comme nous l’indique la référence fréquente des agents à un « tournant », positif ou négatif, la FPT se trouve à un carrefour. La réforme-contenu se double donc d’une réforme-acte. Elle redonne puissance à ce corpus de lois, pallie en partie ses lacunes, crée ainsi les conditions pour que se constitue, aux yeux des agents, un événement.
3. Ni un « big bang », ni un non-événement Du point de vue des agents et de leur vécu, il ne s’agit clairement pas d’un « big bang ». Seuls de rares témoignages ont évoqué le sentiment d’une « catastrophe ». Mais ce n’est en rien un non-événement. Bien au contraire, les conditions sont réunies pour qu’il y ait un « avant » et un « après », et que cette réforme puisse devenir, après coup, un marqueur de l’histoire de la FPT. Expressions récurrentes des agents : « C’est un tournant », « on ne reviendra jamais en arrière », « c’est une page qui se tourne », « une régression », « un renouveau », etc. Il ne s’agit pas de nous positionner en historien de l’action publique territoriale et de qualifier la situation comme constituant un événement. De cette position d’ailleurs, l’historien ne manquerait pas de voir des continuités et l’action de transformations lentes et de longue portée. Ce n’est pas de ce point de vue que nous nous plaçons, mais du point de vue des agents. La définition de l’événement est celle posée par le sociologue Philippe ZARIFIAN7. « Il n’y a d’événement socialement parlant que si ce qui se passe [...] apparaît important aux yeux des acteurs qui s’y confrontent. […] L’importance de l’événement est associée au regard subjectif que cet événement provoque pour les acteurs qui s’y affrontent [...] en donnant au terme provoquer une signification proche de la provocation, les acteurs sont provoqués, brusqués par les événements auxquels ils doivent s’affronter. » Cette notion d’événement est donc considérée et définie comme une production sociale. C’est le regard des agents qui lui donne ce statut. En effet, manifestement, la « secousse » les provoque, produit de multiples émotions, désigne un tournant et ouvre l’histoire à des devenirs possibles. Philippe GUIBERT, Jérôme GROLLEAU et Alain MERGIER, Dans la peau des agents territoriaux, Les Cahiers de l’Observatoire social territorial, n° 4, janvier 2012 7 Philippe ZARIFIAN, « Le travail et l’événement », in G. JEANNOT et P. VELTZ, Le travail entre l’entreprise et la cité, L’Aube, 2001 6
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La réforme-acte et l’événement qu’elle constitue sont donc le véritable générateur des attitudes.
Réforme-acte Événement
Affecte et convoque le corps collectif
Attitudes Tournant négatif/Tournant positif
C. La bipolarisation des attitudes 1. Un corps social sous tension La bipolarisation est un des résultats majeurs de cette étude. À l’analyse de l’ensemble des entretiens, les attitudes apparaissent clairement structurées autour de deux grands modes de raisonnement, en raison de l’événement créé par la réforme-acte et en dépit des fragilités de la réforme-contenu. Cette structuration autour de deux pôles se retrouve partout et traverse l’ensemble du corps social territorial, même si les attitudes prennent des tournures particulières selon le contexte local. La bipolarisation résulte d’un champ de tension structurel. Tout se passe comme si le corps social était soumis à un champ électrique provoqué par l’événement. Ce champ électrique met en mouvement les particules qu’il enserre et produit des effets de structuration des attitudes possibles. Il constitue deux pôles à l’image d’une pile avec ses pôles positif et négatif, et met ainsi le corps social sous tension. Ces deux pôles cadrent la construction des attitudes des agents. Les uns s’orientent vers un type de raisonnement à tendance plutôt négative. Ils lisent dans la situation l’amorce d’une spirale négative. Les autres s’orientent et mobilisent un type de raisonnement à tendance plutôt positive. Ils lisent dans la situation le point de départ d’un possible renouveau. Les termes « négatif » et « positif » ne désignent en rien un jugement de valeur.
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Ce champ de tension, comme une pile, constitue le cadre au sein duquel les attitudes prennent forme et se déploient. La structuration des attitudes face à la nouvelle donne
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+ Point de départ d'un possible renouveau
Amorce d'une spirale négative
Par rapport à la nouvelle donne, entre ces deux pôles, se constituent deux manières - de la ressentir par un camaïeu des affects (impuissance, crainte, peur, colère, indifférence plutôt rare, attente, espoir, impatience), - de l’analyser par des modes de raisonnement qui se distinguent, des cheminements qui se différencient, - de se projeter dans un avenir. Deux règles d’interprétation se construisent peu à peu et esquissent deux devenirs possibles : la spirale négative versus le renouveau.
2. L’impact, un variateur d’intensité de la tension La tension peut être haute ou basse. Elle est haute quand l’impact de la nouvelle donne sur la collectivité est important. Dans ce cas, l’intensité entre les deux pôles est au maximum : chacun des deux modes de raisonnement est affermi, prend plus de vigueur, se déploie totalement. Elle est basse quand l’impact est faible. Et dans ce cas, les deux modes de raisonnement sont tout aussi présents, mais ne prennent pas leur forme pleine, ils sont à l’état d’ébauche, comme simplement esquissés. L’impact concret (réorganisation, transfert de personnel, mutualisation, coupe budgétaire, etc.) est donc un variateur d’intensité des attitudes, et non le générateur : - un impact fort implique une bipolarisation forte (et non une réaction seulement négative), - l’absence d’impact concret implique une bipolarisation faible (mais pas d’indifférence). C’est le positionnement par rapport au fait de réformer, plus que l’impact concret, qui détermine la construction des attitudes.
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3. Une situation structurellement bipolaire et non structurellement négative Ainsi, pour l’heure, la situation telle qu’elle est vécue et pensée par les agents ne se réduit pas à une fatalité ni ne s’oriente inéluctablement vers une logique de la perte, et donc du deuil. C’est là tout l’intérêt d’une approche qualitative qui non seulement laisse les interviewés développer leur propre raisonnement, ne se fixe pas dans l’a priori, mais qui de plus étudie les attitudes dans leur émergence. Tout changement nécessiterait et ne signifierait que perte, que sacrifice… et donc processus de deuil. Nos schémas mentaux peuvent inciter à développer cette logique d’interprétation, il n’en est rien. Nous pensons que cette logique est fausse et de plus contre-productive. Fausse, car elle correspond rarement à la réalité des situations. Les phénomènes sociaux sont par nature plus complexes et l’expérience sociale des acteurs, plus ambivalente. L’ambivalence est constitutive du vécu de nos sociétés contemporaines : attitudes à l’égard du progrès, d’un vaccin, du développement technologique… Cette ambivalence se manifeste ici pleinement. De plus, elle est contre-productive, au sens où elle fonctionne comme une prophétie auto-réalisatrice. Si les dirigeants, quels qu’ils soient, pensent la situation sous l’angle unique de la perte et donc du deuil nécessaire, ils orientent leur action dans cette perspective. Dès lors, ils ne donnent droit de cité qu’à la dimension négative et se privent de tout point d’appui positif à l’action. À nier l’ambivalence, ils la tuent et renforcent alors le fatalisme ambiant.
4. Les principes de la distribution des attitudes entre les deux pôles Cette structuration entre deux pôles pose deux chemins de lecture possibles de la situation. Elle se présente de manière récurrente quelles que soient les collectivités, les positions hiérarchiques, l’âge, même s’il peut y avoir des nuances. La question légitime à se poser est donc : pourquoi l’un emprunte telle orientation, et l’autre une orientation inverse ? N’est-ce qu’affaire de tempérament, de déterminations strictement individuelles, voire de psychologie individuelle ? Tentons d’en rendre compte. Le processus de distribution des attitudes à l’égard de la nouvelle donne est un jeu complexe qui ne se réduit pas à l’appartenance aux catégories sociales habituelles. Il fonctionne en deux temps. a. L’influence des dispositions Il faut ici entendre une inclination d’origine sociale qui dispose à s’orienter vers l’une ou l’autre des attitudes, à emprunter tel ou tel mode de raisonnement. Ces dispositions peuvent se référer à des conceptions idéologiques, à des catégories
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sociales d’appartenance classiques, etc. Par exemple, les moins de 40 ans semblent plus enclins à voir une perspective de renouveau à laquelle ils aspirent. Ce qui d’ailleurs est en cohérence avec les résultats d’une précédente étude de l’Observatoire social territorial de la MNT menée sur les jeunes territoriaux8. « Le changement fait peur aux gens. Heureusement que les choses changent : c’est du renouveau. Les métiers vont évoluer et tant mieux. C’est évoluer vers du meilleur aussi. Il faut accepter de sortir de sa zone de confort. » Cat. C, commune plus de 30 000 hab., technique, moins de 35 ans. Mais, le facteur dominant dans l’étude actuelle, est l’expérience sociale de la personne : son parcours, sa trajectoire, les épreuves rencontrées… et non sa catégorie. Par exemple, une expérience forte de mobilité, géographique ou fonctionnelle, ou l’habitude de changement au sein de son univers de travail favorisent l’orientation vers l’option du renouveau. Alors qu’une absence totale de mobilité incline vers des peurs plus propices au développement de la logique de la spirale négative. « On pourrait peut-être passer du papier au numérique. Mais cela me fait peur. Le changement me fait peur. On a nos habitudes. Les habitudes c’est utile, ça permet de faire face aux imprévus. 20 ans que cela fonctionne comme ça, pourquoi changer ? Je n’ai pas l’habitude du changement. » Cat. C, conseil régional, administratif, 35-50 ans. Cette expérience du changement dépasse d’ailleurs le cadre professionnel. Pour certains interviewés, l’expérience d’épreuve personnelle (par exemple un divorce) qui s’est avérée in fine une transition personnelle positive, peut avoir toute sa place dans la construction de l’attitude d’un agent à l’égard de la nouvelle donne territoriale. « J’avais l’habitude de changer de services. J’étais “adaptée” avant l’heure. En plus, j’ai divorcé. Alors face au changement, je suis “blindée”. » Cat. C, métropole, services, 35-50 ans. Toujours dans le registre des dispositions, les modes de pilotage et de fonctionnement, notamment la place attribuée à chacun des acteurs, tiennent un rôle déterminant. Au sein de leur organisation, les agents se sentant dans un fort climat de confiance, et œuvrant dans un milieu reconnaissant9, abordent la situation différemment de ceux qui, à l’inverse, ont une expérience négative de leur vécu professionnel. Être en confiance permet tout simplement de faire face à l’épreuve. « Je sais qu’ils font attention à leur personnel. Les gens travaillent dans de bonnes conditions. Il y a plus de relations avec les responsables et avec la haute direction. Ils investissent beaucoup la formation aussi. Tout cela met en confiance. On travaille en souriant. L’organisation est bonne. Je sais qu’ils vont nous tenir au courant. On a l’habitude de faire des forums où tout le monde est réuni, où tout le Anne GRILLON, Les jeunes agents territoriaux. Relations et motivations au travail, Les Cahiers de l’Observatoire social territorial, n°15, septembre 2015 9 Jérôme GROLLEAU, La reconnaissance non monétaire au travail. Un nouveau territoire managérial, Les Cahiers de l’Observatoire social territorial, n°11, mars 2014 8
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monde peut donner son avis. Je sais que ce sera bien préparé, et qu’ils n’auront pas oublié le personnel. » Cat. A, conseil départemental, administratif, plus de 50 ans. « Avant, j’étais mal à l’aise avec le changement. Il faut dire que j’avais eu un chef un peu caractériel. Et puis un jour est arrivé quelqu’un qui m’a fait confiance, et cela a tout changé progressivement. Je n’ai plus du tout la même attitude, j’assume mieux une nouvelle mission. » Cat. C, commune 10 000-30 000 hab., administratif, plus de 50 ans. b. L’influence du management Certes, les dispositions pré-orientent, mais elles rencontrent, dans un second temps, la réalité sociale concrète. Entrent en ligne de compte sur ce point, les manifestations concrètes de la nouvelle donne dans un univers de travail et dans une collectivité particuliers, mais aussi et surtout ses modalités de mise en œuvre par le management. S’opère alors soit une confirmation des dispositions, soit leur invalidation, soit enfin une négociation entre les deux. Malgré des dispositions positives, l’orientation négative sera adoptée si la transformation est menée à la serpe au nom de « il faut changer parce qu’il faut changer », ou bien encore si les agents sont laissés dans une attente sur leur devenir qui paraît sans fin et leur donne un sentiment d’abandon. « Il faut rationaliser. Je suis d’accord. Mais quand tout est fait sans réflexion, sans management, sans méthodologie, je ne suis plus d’accord… Et lorsqu’on pose une question, on vous regarde et on vous dit : “Mais enfin Monsieur, le monde a changé !” » Cat. A, conseil départemental, pilotage, 35-50 ans. Pour conclure sur le processus de construction des attitudes, il faut retenir deux points majeurs. Premier point, une catégorie professionnelle ne constitue pas, du fait de son appartenance à telle ou telle catégorie, un allié potentiel dans la conduite de la transformation. Des alliés peuvent se révéler, se construire en tant que tels, mais on ne peut pas les prédéterminer. Deuxième point plus central encore : le poids des modalités managériales passées ou actuelles, en vigueur dans la collectivité. C’est le distributeur majeur des attitudes.
5. L’instabilité des attitudes individuelles La forte structuration autour de deux pôles se double d’une forte instabilité des attitudes individuelles. Les agents peuvent passer de l’une à l’autre sur des périodes courtes. Il n’est pas rare qu’au cours d’un même entretien, ils oscillent parfois ou bifurquent au fur et à mesure de leur cheminement. Mais surtout, et encore plus fréquemment, les positions évoluent au cours du temps, en fonction notamment des modalités managériales mises en œuvre.
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« Il y a la mutualisation des services. Au début, je trouvais ça intéressant… Cela a été fait n’importe comment. On nous a dit “on va fermer”. Il y a eu six mois de flou. Personne ne venait nous voir. Cela a été un grand temps d’inquiétude pour tout le monde. On se disait “mon travail ne sert à rien”. J’étais en colère. On nous a convoqués à un groupe de travail. Soi-disant pour remodeler le service et ne pas le sacrifier. Hors de question ! Ils n’ont pas pensé un seul instant qu’il n’y avait plus de relation de confiance. C’est comme si on était des pions. On a notre dignité… Enfin, ils se sont décidés à mutualiser. Il y a eu des rencontres avec l’autre service. Cela évite les doublons et c’est un gain de temps pour l’usager. Il n’est plus baladé de service en service. Et il y a eu le plaisir de rencontrer les autres, de travailler ensemble pour un même objectif. J’ai le sentiment au bout du compte de vivre un renouveau. » Cat. C, métropole, services, 35-50 ans. La structuration en deux attitudes ne constitue donc pas une typologie des agents. C’est une typologie de deux modes de raisonnement que peut emprunter une même personne. Cette circulation possible des attitudes est caractéristique des situations nouvelles et en évolution. Nous sommes dans la genèse des attitudes. Elles ne sont pas fixées, mais en construction. Il y a d’autant plus circulation de l’une à l’autre et instabilité des attitudes que chacun des modes de raisonnement suppose l’autre. Pour faire image, ils sont un peu comme le yin et le yang de la philosophie chinoise. Ceux qui empruntent le chemin négatif n’évacuent jamais tout à fait la possibilité que cela puisse être différent. Ils posent, de manière régulière, un droit de réflexion qui permet d’introduire un différé. « Il ne faut pas se fixer trop tôt. On se pose des questions. Il faut laisser venir aussi, voire où ils vont mettre les priorités. » Cat. C, commune 10 000-30 000 hab., services, 35-50 ans. À l’inverse, ceux qui développent le raisonnement du renouveau le font en supposant l’autre point de vue qu’ils dépassent et dont ils se démarquent. Certes, les deux chemins se distinguent, mais à l’origine, ils sont en fait très proches voire collés l’un à l’autre comme deux faces d’une même pièce. Il est donc ainsi tout à fait possible de « revenir à la case départ » et de repartir dans l’autre sens.
D. Synthèse et points à retenir sur les attitudes 1. La réforme territoriale présente de nombreuses fragilités. Elle n’offre pas une architecture globale lisible et simplificatrice de l’action publique territoriale. Réduite à une visée de rationalisation économique, elle ne propose pas aux agents de perspective pour véritablement prendre appui et se projeter.
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2. Néanmoins, en tant qu’acte, la réforme produit des effets. Elle brusque et affecte le corps social tout entier, en le mettant sous tension. Elle parvient ainsi, malgré tout, à faire événement et à constituer un possible tournant de l’histoire de la FPT. 3. Dès lors, la perspective absente de la réforme est laissée à la seule initiative des agents. Provoquées par l’événement, les attitudes se structurent dès maintenant, et selon deux projections possibles : l’amorce de la spirale négative ou le point de départ d’un possible renouveau. 4. La situation n’est pas bloquée, mais plastique et ouverte. Si les deux attitudes qui se dessinent, pour l’heure, sont clairement identifiables, les personnes, quant à elles, peuvent circuler de l’une à l’autre, emprunter l’une puis l’autre. Elles ne sont pas fixées. 5. Il est donc possible, voire nécessaire d’agir et ce d’autant que les modalités managériales avec lesquelles ces transformations sont mises en œuvre tiennent une place déterminante dans les orientations des agents.
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X PÔLES, DEU LA X U E D : IE T 2 PAR VISIONS DE X U E D , S E D ATTITU DE LA FPT N IO T A M R O F TRANS E
Préambule : les caractéristiques communes aux deux attitudes Cette description fine va préciser le contenu de ces pôles positif et négatif, les mécanismes à l’œuvre dans la construction de chaque point de vue et ce qui les distingue. Cependant, avant d’entrer dans leurs particularités, examinons leurs points communs, comme deux produits d’une même situation créée par la nouvelle donne. Tout d’abord, cette typologie des attitudes n’est pas une typologie des agents. Elle pose deux types d’interprétation de la nouvelle donne que les agents peuvent mobiliser, comme si elles faisaient partie d’un stock commun à tous. Si les agents fluctuent, c’est qu’ils ont à faire face à une situation nouvelle, elle-même sous l’influence de telle ou telle modalité managériale de mise en œuvre. Ensuite, qu’il s’agisse de voir dans la nouvelle donne l’amorce d’une spirale négative ou bien le point de départ d’un renouveau, ces deux attitudes prennent la forme d’une projection : négative, pour l’une, positive pour l’autre. Leur seconde caractéristique commune est donc d’anticiper sur ce qui va advenir et non de se positionner en termes d’adhésion ou d’opposition. Ces projections ne sont pas pour autant des fantasmes, dont l’un virerait au cauchemar, et l’autre à un doux rêve. Elles correspondent à un mode classique d’intégration mentale qui permet aux acteurs de construire la nouvelle réalité sociale dans laquelle ils vont devoir évoluer. La nouvelle donne est certes encore imprécise. Mais, elle est là, incontournable : il faut faire avec, s’y adapter et pour cela s’y projeter. Enfin, dernier point, tout ce travail mental se nourrit du vécu et de l’histoire professionnelle de chacun. Il n’est pas mené hors sol. Les agents raisonnent et construisent leur point de vue, en opérant un ancrage de la réforme dans toute l’épaisseur de leur expérience sociale. Ce travail met en évidence une activité intense d’élaboration. Ils travaillent le sujet, avec les moyens du bord et ne sont en rien des récepteurs passifs de la situation.
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A. L’amorce d’une spirale négative 1. L’existence d’un passif Dans la logique de cette attitude, l’ancrage consiste à mobiliser dans son raisonnement un passif déjà présent. Avant les annonces de réforme, un ensemble de signes négatifs figurait déjà au cœur de leur expérience sociale d’agents territoriaux. L’événement incite à aller puiser dans le passé proche des signes-ressources qui permettent d’interpréter ce qui survient, et réciproquement de relire le passé récent à la lumière de l’événement. C’est comme une boucle où avenir et passé sont mis en forte circulation. La lecture de l’événement s’appuie donc ici sur la perception de tendances négatives diverses puisant dans de multiples registres. • Une tendance à la dévalorisation salariale : le gel du point d’indice, installé depuis plusieurs années, constitue là un élément clef très présent. « Nos salaires sont bas, n’augmentent pas. Cela fait des années que ça dure. La vie devient de plus en plus difficile. J’ai une collègue qui a été obligée de retourner vivre chez ses parents. Vous imaginez ça ! Et la retraite, on a des salaires qui ne permettent pas de cotiser à une complémentaire. Va-t-il falloir que je retourne chez mes parents ? » Cat. C, commune moins de 10 000 hab., services, 35-50 ans. • Une tendance à la réduction progressive des effectifs. Si, à l’échelle globale de la FPT, les effectifs n’ont fait que croître, dans l’esprit des agents et à l’échelle de leur service, le constat est plutôt à la baisse. Rappelons que déjà en 201110, selon les agents, la règle du non-remplacement d’un fonctionnaire sur deux s’appliquait aux collectivités. « On dit toujours que les effectifs augmentent, mais pour moi dans mon service, ils ne font que diminuer. Et dans le service à côté, c’est pareil. » Cat. C, commune 10 000-30 000 hab., services, plus de 50 ans. • Une tendance à l’augmentation de la charge de travail. À la même époque, les agents percevaient aussi une augmentation de la charge de travail. Effet mécanique de la réduction des effectifs, celle-ci était également attribuée à des transferts de compétences de l’État aux collectivités, qui s’effectuaient sans transferts de moyens suffisants. Les collectivités, à leurs yeux, étaient donc déjà dans une accentuation de la tension entre moyens et missions à accomplir. Et cette tension s’accompagnait d’une politique salariale défavorable aux agents. « Je ne veux pas me plaindre. Même si le point d’indice est bloqué depuis 2010. Il y a des gens qui n’ont pas de boulot. Mais il faut tout de même savoir que le travail est de plus en plus intense. On sent bien que tout départ à la retraite n’est pas remplacé, que le salaire ne bouge pas, que les offres du CE sont moins intéressantes. À notre niveau, on subit. » Cat. B, métropole, technique, plus de 50 ans. 10
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Dans la peau des agents territoriaux, op. cit.
• Une tendance à la complexification du travail, liée d’une part à la multiplication et à l’accélération du rythme des réglementations et d’autre part à une forte dynamique des attentes des usagers. « Le métier dans la restauration évolue vite. Il y a beaucoup de nouvelles réglementations, hygiène, diététique, etc. Il faut se former régulièrement, sinon on est vite dépassé. Et les parents sont de plus en plus présents et demandeurs. Il faut suivre. » Cat. C, commune moins de 10 000 hab., services, 35-50 ans. • Une tendance progressive à l’asphyxie des petites communes, sur une longue durée. Elles se trouvent de plus en plus dans l’incapacité de pouvoir mener, à leur échelle, une action pertinente pour les usagers ou bien de faire face tout simplement à l’ensemble des tâches et des réglementations qui viennent faire évoluer les métiers et les rendre plus complexes. « Toutes les compétences sont déjà parties à la communauté de communes. Tout s’appauvrit. Cela a perdu son sens… On nous demande d’être à la hauteur de communes qui ont des services spécialisés. Il faut être au courant de tout. C’est usant et angoissant. J’engage la responsabilité du maire. Je ne peux pas intégrer toutes les règles RH, finances, etc. qui n’arrêtent pas d’évoluer. C’est devenu impossible. » Cat. B, commune moins de 10 000 hab., services, plus de 50 ans. • Une tendance à une faible reconnaissance des dirigeants vis-à-vis des agents de catégories B et C alors que leurs attentes en la matière sont croissantes11. « On nous demande de plus en plus de choses à faire. Sans qu’on ne nous donne rien de plus. Pas de reconnaissance. Des fois, on nous remercie, mais ils ne savent même pas ce que l’on a fait. [...] Et ça va s’accentuer. On va être obligé de faire au mieux. Manque de personnel, manque de matériel. C’est la qualité du service rendu au quotidien qui va être touchée. Si c’est cela, je ne pourrai plus m’épanouir dans mon travail. » Cat. C, commune 10 000-30 000 hab., services, 35-50 ans. • Une tendance à une plus grande formalisation du travail qui pousse à « faire du chiffre », au rendement, parfois au détriment de la qualité du travail et de la relation à l’usager. À cet égard, la mise en œuvre des temps d’activités périscolaires dans les communes a perturbé les organisations, et a pu également se traduire, semblet-il, par une dévalorisation du métier d’animateur en privilégiant le quantitatif au détriment d’une action éducative plus professionnelle et de qualité. « L’enfant est un objet bouche-trou. Dès qu’un enfant est malade, on appelle partout à cause de la CAF. Il faut remplir. Et nous, on ne souffle jamais. » Cat. C, commune 10 000-30 000 hab., services, 35-50 ans. « Tout est formalisé. Tout doit rentrer dans les cases du schéma départemental. Si ce n’est pas dans la case, on ne prend plus. On perd un peu le sens du métier. Et les cases sont les mêmes pour tout le monde, que l’on soit au sud du département ou au nord. Or cela n’a rien à voir… Le social, ce n’est pas de l’industrie. Il n’y a que des cas singuliers. Quand on se met à ne raisonner que chiffre, on perd le sens. » Cat. A, conseil départemental, services, 35-50 ans. La reconnaissance non monétaire au travail, op. cit.
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Les registres de ces diverses tendances sont donc multiples. Mais deux faits sont importants à prendre en compte. D’une part, ces éléments sont mobilisés spontanément par les interviewés. D’autre part, la nouvelle donne vient modifier cette expérience sociale et fait franchir un seuil. En effet, ce « déjà là » négatif était jusqu’alors contenu. On parvenait, malgré tout, individuellement et collectivement à faire face à ces tendances négatives. Or tout se passe comme si ce qui permettait de les contenir se fissurait peu à peu face à une force supérieure qui gagne en intensité. La nouvelle donne est perçue comme pouvant venir rompre l’équilibre qui parvenait à se maintenir jusqu’ici, et ce, à travers deux modalités. a. Une modalité cumulative La nouvelle donne ajoute du négatif au négatif. Et cet afflux soudain de négativité fait craindre un « débordement ». « C’est comme la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Le problème, c’est que ce n’est pas une goutte d’eau, mais un seau d’eau ! On n’est plus à l’abri. » Cat. B, conseil régional, administratif, plus de 50 ans b. Une modalité systématique Ce qui apparaissait jusqu’alors de manière dispersée et non continue prend une forme systématique : celle d’une politique structurante de réduction de moyens sur du long terme, avec son cortège de réorganisations, de réduction continue du personnel, de rationnement régulier des moyens accordés à l’action, etc. Cette logique s’inscrit donc clairement dans la perspective d’une inflexion négative du cours de l’histoire de la FPT. L’inflexion négative Des tendances négatives multiples
Nouvelle donne = rupture d’équilibre
On parvenait à y faire face, individuellement et collectivement Avant
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Après
2. L’engrenage et la spirale négative Ici, l’horizon prend alors la forme d’une spirale négative, construite de manière mécanique comme un engrenage. L’engrenage est un mode de raisonnement qui consiste à déployer un ensemble d’effets en chaîne qui, de proche en proche, construisent un univers qui se charge en négativité : réduction des effectifs ------> surcharge de travail ------> augmentation de la tension dans les équipes ------> dégradation de l’ambiance ------> hausse de l’absentéisme ------> charge de travail ------> accentuation de l’impératif du chiffre ------> baisse de la qualité du travail produit ------> perte de sentiment de faire du bon travail ------> atteinte à la reconnaissance des usagers ------> démotivation du personnel ------> etc. On pourrait ajouter encore d’autres craintes : la réduction des avantages sociaux, les réorganisations déstabilisatrices, le regroupement qui fait perdre la proximité à l’usager et peut mettre les agents en situation de concurrence, etc. Tout fonctionne donc dans une sorte d’enchaînement qui rassemble et relie dans un même mouvement l’ensemble des signes négatifs possibles. C’est la spirale négative. Tous ces liens ne sont pas nécessairement activés par une seule et même personne. Les agents n’en développent généralement qu’une partie, mais tous sont activables. « Il va y avoir les restrictions budgétaires et des collègues contractuels ne vont pas être renouvelés. Cela va créer de la surcharge de travail. Cela risque d’être compliqué. On en a parlé avec le directeur. Mais ce que l’on dit n’est pas entendu. On va devoir passer sur des choses. On va travailler dans la tension. Total, on n’est pas à l’abri d’un arrêt maladie. L’ambiance est tendue, on est au taquet, on ne peut plus souffler. La cheffe comprend, mais la décision est prise. Le directeur propose de faire un contrôle aléatoire des feuilles de paye. Vous vous rendez compte, on ne va plus vérifier, cela va être la catastrophe et les agents vont se retourner vers nous. Un travail bâclé, je ne sais pas faire. » Cat. C, conseil régional, administratif, 35-50 ans. Cet enchaînement se manifeste dans le discours des interviewés selon trois stades d’avancement dans la spirale – hypothèse, prémices et validation : • Soit les premiers signes de cette inflexion ne sont pas encore perçus. L’inflexion négative est posée comme une hypothèse à venir. On rencontre généralement ce type de situation dans les collectivités peu ou pas impactées par les modifications structurelles et/ou par la baisse des dotations. « Cela me fait un peu peur tout cela. Des départements qui sautent. Nous ne sommes pas impactés, mais on ne connaît pas la suite de l’histoire. Comment tout cela sera dans 5 ans ? » Cat. A, conseil départemental, administratif, plus de 50 ans.
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• Soit les premiers signes se manifestent dans des univers proches de l’interviewé. Ils fonctionnent comme des indices qui ont pour effet de consolider l’hypothèse de la spirale négative, et la conforte. « L’État se désengage de plus en plus. La baisse des dotations nous oblige à faire des choix. On a supprimé des choses, on a abandonné certains projets. On consolide ce que l’on a. Si ça continue, on va être obligé de mutualiser certains services. On ne pourra plus avoir la même qualité. » Cat. C, commune moins de 10 000 hab., services, 35-50 ans. • Soit les signes se manifestent clairement dans l’univers professionnel de l’interviewé, l’inflexion négative est validée. Ce n’est plus à proprement parler une hypothèse mais un principe explicatif. « Ça devient n’importe quoi. Personne n’est content. On ne fait plus un vrai travail de qualité. On a perdu le sens de notre travail. Et les parents en veulent de plus en plus. Ça grogne partout… C’est un grand mouvement de régression. Les agents vont devenir des pions, toujours aussi mal payés. » Cat. C, communauté de communes, services, 35-50 ans.
3. Trois menaces potentielles Cet engrenage formant une spirale négative se structure autour de trois menaces potentielles. Toutes trois manifestent une accentuation du sentiment de vulnérabilité sociale des agents. a. Menace sur le socle social La situation se caractérise ici par le passage d’un « gel » du socle social à sa friabilité. En termes d’expérience sociale, c’est un changement radical. Lorsque la situation est gelée, on peut certes déplorer l’absence d’évolution, mais on sait à quoi s’en tenir. Chacun a une visibilité sur l’avenir, peu réjouissante, mais une visibilité tout de même. La friabilité est une expérience sociale d’une tout autre nature. Suppression d’un jour de congé ou encore réduction des moyens accordés au comité d’œuvres sociales par exemple, les avantages sociaux peuvent être ainsi rognés, comme le décrivent certains agents rencontrés. Même minimes, ces entailles représentent un effritement du socle sur lequel on prenait appui et sur lequel on pouvait compter. L’expérience de l’effritement se caractérise par sa propagation toujours possible à l’ensemble du système : on ne sait jamais où il peut s’arrêter. Ce passage du gelé au friable affecte donc l’ensemble du socle. Il rend sa constitution d’ensemble incertaine, et fragilise cet appui. « On sent venir autour de nous les petites mesures. Ils grignotent. C’est un jour de congé ici. Une refonte du régime indemnitaire là. La suppression de tickets restaurant ailleurs ou bien la diminution de la prime. Je suis très inquiète. On sent un mouvement général. » Cat. B, conseil régional, administratif, 35-50 ans.
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b. Menace sur le sens de son travail La nouvelle donne menace les conditions d’exercice de l’activité de l’agent. La réduction des moyens dont la diminution du personnel, face à la constance voire à la hausse des besoins et attentes des usagers, amène les agents à s’interroger. Pourrons-nous produire un travail de la même qualité qu’auparavant ? Les conditions qui permettaient d’investir son travail malgré le passif et de « s’y retrouver » encore personnellement ne vont-elles pas se dissoudre ? À travers ce questionnement récurrent se trouvent menacées les conditions qui permettent de donner un sens à ce qu’on fait et donc de s’engager personnellement dans son activité professionnelle : de « donner de sa personne ». Soit une femme de 45 ans, aide soignante dans une maison de retraite d’une commune moyenne. Son métier a déjà connu quelques transformations. Le public a changé, comme elle dit, « ils viennent plus tard, ils sont déjà en fauteuil ». Le travail est donc plus compliqué, plus difficile. Il est plus physique avec davantage de manutentions manuelles (soulèvement, maintien, déplacement des patients), alors même que les effectifs ont déjà été réduits. Ici, la nouvelle donne vient perturber l’équilibre instable et difficile trouvé jusqu’alors. Elle amène à s’interroger sur le devenir de son activité et sur le sens de son engagement personnel. « Ne vais-je pas être amenée malgré moi à sombrer dans la maltraitance ? Ce serait terrible pour moi. Je n’ai pas choisi ce métier pour cela. » Cela, c’est-à-dire l’exact inverse de ce pour quoi cette femme investit son travail. c. Menace sur son avenir professionnel Celui-ci se caractérise désormais par le passage de la garantie à l’incertitude. Jusqu’alors un poste était assuré avec tous les ancrages associés d’une vie personnelle et d’habitudes professionnelles ; et les habitudes, c’est aussi là où on « habite ». Or surgit une incertitude incontournable, dans un corps social dont la mobilité n’est pas une pratique culturelle. Cette incertitude est d’autant plus déstabilisatrice que son issue ne dépend pas de l’agent. Celui-ci aura beau « faire du bon travail », ou son service être performant, la décision de le garder, de le transférer ou bien encore de le supprimer paraît totalement indépendante des critères sur lesquels il pourrait agir. La décision relève d’enjeux économiques et politiques sur lesquels l’agent n’a aucune prise et qui lui échappent. « Ce que je crains, c’est l’externalisation. C’est la mort de l’agent. Du jour au lendemain, ils peuvent prendre la décision… De toute façon, on n’existe pas. Un formateur me demandait quel rapport j’avais avec mon employeur. Je lui ai dit une fois par mois. Il était étonné. Je lui ai dit : avec ma feuille de paye. On n’existe pas. Ce que je crains le plus, c’est la suppression de postes, voire le licenciement. On ne sait jamais : regardez la Grèce. » Cat. C, conseil régional, services, moins de 35 ans.
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d. Un sentiment de vulnérabilité sociale accentué La situation telle qu’elle se dessine est donc porteuse d’un faisceau de menaces : passage du gel à la friabilité du socle social, rétraction des possibilités d’épanouissement professionnel et de donner un sens pour soi à son activité, passage d’une garantie sur l’avenir à l’incertitude portant sur les parcours professionnels. Ces trois menaces caractérisent l’accentuation du sentiment de la vulnérabilité sociale. « Perte des acquis sociaux » : même si elle peut être utilisée par les agents, cette expression ne dit pas précisément ce qui est en train de se passer. La vulnérabilité sociale n’est pas la précarité. Elle désigne des menaces susceptibles de porter atteinte à des fondamentaux sociaux pour la personne de l’agent : - assise qui permet de se tenir face au monde, - marge qui permet de donner de soi dans son travail et d’y trouver du sens, - maîtrise de son devenir professionnel. Les menaces qui structurent la spirale négative
Menace sur les conditions d’exercice de l’activité Menace sur le socle social
Friabilité des appuis
Menace sur les parcours Fragilisation de l’épanouissement et de la fierté Perte de maîtrise sur son devenir
Ce ne sont donc pas tant les avantages sociaux au sens propre qui sont ici en jeu, mais tout ce qui permet à l’agent d’être pleinement l’acteur de sa vie professionnelle. Perdre pied sur un sol friable, perdre la marge qui permet de faire jouer ses facultés personnelles et professionnelles et n’être plus que dans le rendement, perdre la main sur son devenir, avoir le sentiment d’être pris dans un engrenage… : toutes ces menaces portent atteinte aux capacités du sujet à être l’acteur de sa vie professionnelle. C’est ce qu’on appelle en sociologie clinique « une menace de dé-subjectivation ».
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4. Les atténuateurs et les accélérateurs de l’engrenage a. Les atténuateurs Nous venons de déployer la logique de la spirale négative dans toute son ampleur. L’intensité et l’ampleur de ce déploiement sont variables, en fonction de l’intensité des impacts sur la collectivité, de leur temporalité, des modalités managériales mise en œuvre. Un management présent, transparent et clair, une direction des ressources humaines (DRH) qui donnent des règles du jeu et fixent des étapes (calendrier, méthode…), des élus qui communiquent directement et régulièrement auprès des agents : tous ces éléments décrits tiennent une place déterminante dans ce moment critique qui fait perdre confiance. Ils atténuent la force d’entraînement de la spirale. b. Les accélérateurs À l’inverse, il y a des accélérateurs de la spirale. Ce sont les destructeurs de confiance. Bien plus que l’absence de communication, il y a des actes fatals. L’augmentation du salaire des directeurs ou des indemnités des élus en pleine période de réduction de moyens est un contre-signe fatal. L’embauche de chargés de mission en nombre, dont on ne perçoit pas bien l’utilité, si ce n’est de trouver du travail à des « amis politiques » et le clientélisme en sont un autre… La dénonciation systématique par une nouvelle équipe politique des errements du passé où pointe un mépris antifonctionnaires, en est un de plus. « Le nouveau maire veut faire des économies. Il change l’organigramme, et fait rentrer les copains sans expérience avec des salaires très conséquents. Au final, zéro économie. Par contre, pour les services, c’est de la charge de travail en plus. Allez comprendre. Il n’y a plus de confiance. Même entre collègues, tout s’est dégradé. Il a promis de ne pas toucher aux acquis. Il baisse les subventions du Comité d’œuvres sociales, supprime des postes d’aide à domicile. Je suis en colère. » Cat. C, commune 10 000-30 000 hab., administratif, plus de 50 ans. « Ce qui m’agace, c’est qu’ils ont augmenté le salaire des élus. Et les collègues, eux, ils n’ont pas un rond ou bien ne savent pas où ils vont aller travailler. Comment voulezvous avoir confiance ? » Cat. B, conseil régional, administratif, 35-50 ans. c. Le rempart du statut Mais à côté de ce jeu de variations fortement dépendantes des acteurs dirigeants, et donc de nature plutôt conjoncturelle, se tient un élément structurel qui joue un rôle majeur : le statut. Il fait une opération fondamentale, car il agit comme un frein qui vient interrompre, dans les esprits, les mécanismes d’effets en chaîne. Il stoppe la spirale et enraye
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l’engrenage. Au cours des entretiens, il arrivait toujours un moment où le statut faisait son apparition dans le cheminement de l’interviewé. Ainsi, le statut fait rempart, car il amène l’agent à dédramatiser la situation. « On sent la tempête arriver. Heureusement, on a le statut. Le statut protège. Soit on affronte, soit on subit, soit on part. » Cat. C, conseil départemental, administratif, plus de 50 ans. « Je suis titulaire. D’un seul coup, on prend conscience qu’on n’est pas totalement en danger. Au moins, on ne va pas se retrouver à la rue ! » Cat. C, commune 10 00030 000 hab., administratif, plus de 50 ans. Dans la situation présente et dans le cadre de cette attitude, le statut prend donc une forte valeur aux yeux des agents. C’est un mécanisme de sécurisation fort, dans un contexte de forte perturbation et de multiples menaces. Dès lors, tout ce qui apparaît comme sa possible remise en cause devient problématique. Cela vient non seulement crédibiliser la logique de la menace « On voit bien qu’ils sont prêts à toucher à tout ! » mais ébranle ce qui est censé sécuriser. Le filet de sécurité n’est pas fiable : l’intensité du pôle négatif augmente. Par ailleurs, en tant que rempart, le statut joue un rôle non négligeable dans la dynamique des attitudes, dans le passage possible de l’une à l’autre. En effet, même lorsque les attitudes se construisent autour du pôle négatif, les agents n’évacuent jamais totalement que cela puisse être positif. Ils posent un droit à la réflexion qui suspend leur jugement. Ce différé est particulièrement important, car il laisse la porte ouverte à une attitude alternative : « Peut-être que cela peut donner du mieux », « il faut attendre pour juger ». Dans ce mécanisme, le statut est actif. En faisant rempart, en freinant la spirale négative, en dédramatisant la situation, il facilite ce différé et crée ainsi une condition de possibilité pour que l’espace s’ouvre à une autre attitude possible. Quoi qu’il en soit donc de la question du statut, de la pertinence ou non de son maintien, de son évolution, dans l’économie des représentations qui accompagne la construction des attitudes, le statut joue un rôle stratégique.
5. Les signes d’une volonté de reprendre la main Il ne faudrait pas voir dans cette attitude une position uniquement passive. Cette attitude n’est pas une posture de fatalité. Si fatalité il y a, c’est celle qui consiste à avoir le sentiment d’être pris dans un processus global qui échappe, c’est la figure de l’engrenage. Il fait perdre la main sur le cours des choses. Mais il ne signifie jamais que l’on s’y soumette totalement. On s’y soumet par la force des choses, il impose son emprise, mais il ne s’accompagne jamais chez les agents d’une abdication de la personne. Les propos des interviewés, comme les émotions qui les accompagnent, manifestent une volonté de reprise en main et de réaffirmation de soi. C’est souvent le cas quand 48
la colère apparaît. À travers elle, il s’agit de réaffirmer une posture de sujet, de revendiquer une place qui doit compter et avoir voix au chapitre. « Il faut qu’on arrête, nous les catégories C, de rester dans notre petit coin et de nous écraser. Il faudrait toujours respecter les échelons. Chacun resterait à sa place. Dès qu’on essaie de faire bouger, on nous regarde de travers. Il faut que ça change. » Cat. C, commune 10 000-30 000 hab., services, 35-50 ans. Cette volonté se manifeste également par la forte présence de la question de la mobilité et de la formation dans les propos de certains agents. Pour avoir mené ces dernières années de nombreux entretiens d’agents territoriaux, ici pour la première fois à l’occasion de cette étude, ces thématiques sont spontanément présentes dans les raisonnements, et bien au-delà des seuls agents qui seraient dans une perspective de mobilité forcée. « C’est quelque chose qui me trotte dans la tête. Mes enfants sont plus grands, je peux bouger. On en parle entre nous. Cela donne des idées. » Cat. C, conseil régional, administratif, 35-50 ans. a. Une réflexion globale sur son parcours Les mouvements multiples qui s’engagent et les menaces qui pèsent sur les postes amènent de très nombreux agents à s’interroger sur leur avenir et à poser le sujet de la mobilité professionnelle. Mais il ne faudrait pas réduire cette émergence à une pure réaction de fuite ou de repli liée à l’opportunité des mouvements plus intenses au sein et entre les collectivités. En effet : 1. Ils ont parfaitement conscience que le marché de l’emploi créé de facto par ces mouvements généralisés n’est pas totalement ouvert. Il est réservé en priorité à ceux qui, en interne, ont vu leur poste supprimé. Par ailleurs, il s’inscrit dans une perspective de réduction globale des effectifs. 2. Nous savons à quel point la question de la mobilité professionnelle fait peu partie de la culture de la FPT12. Par conséquent, que des agents se mettent dans une position de veille passive, voire active, nous semble constituer en soi une rupture dans les pratiques et l’amorce d’une évolution culturelle. 3. La formation inscrit la question de la mobilité comme perspective à moyen ou long terme, et non comme pure réaction à une situation de danger immédiat. Elle signale l’émergence de la notion d’employabilité dans les raisonnements de certains agents. 4. Les propos des agents, s’ils peuvent faire part bien évidemment d’un rejet de leur situation présente ou future, font part également d’un questionnement plus large sur leur histoire professionnelle. La situation créée par la nouvelle donne les amène à faire un point global et personnel qui génère de nouvelles aspirations professionnelles plus en concordance avec des désirs personnels.
Élèves administrateurs de l’INET, promotion Simone de BEAUVOIR, Les mobilités, un levier de management ?, Les Cahiers de l’Observatoire social territorial, n° 12, juin 2014
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« On pense à la mutualisation. Mais je n’ai pas envie de rétrograder. Pas envie de me faire commander ! Donc je prends les choses en main. Je m’inscris aux formations. Cela me sert à moi dans mon boulot, et cela me permet d’anticiper. Il ne faut pas attendre que le couperet tombe. » Cat. B, commune 10 000-30 000 hab., services, 35-50 ans. « On a supprimé mon poste. Au début je l’ai mal vécu, c’était 15 ans de ma vie. Mais très vite, je me suis dit que cela pouvait être aussi une opportunité. Depuis des années, je voulais intégrer la police municipale. Je n’osais pas. Là, il fallait que je bouge. J’ai passé une semaine avec eux pour voir si cela pouvait me plaire. J’ai senti que c’était possible. En fait, grâce à la suppression de mon poste, je vais enfin réussir à faire ce que je voulais vraiment faire. » Cat. C, commune 10 000-30 000 hab., filière technique, 35-50 ans. b. Une évolution à soutenir Plus qu’une stricte réaction face au danger, il faut donc y lire l’amorce d’un processus adaptatif, au travers duquel l’agent se met en posture de reprendre la main sur sa trajectoire. Quand tout bouge autour de soi, soit on se laisse ballotter par les mouvements du monde, soit on se met soi-même en mouvement. Un processus adaptatif qui, de plus, pose les prémices d’une culture positive de la mobilité, dans le sens où elle peut rendre plus dynamique le rapport employeuremployé : éviter d’être dans une impasse, n’être là que par défaut, ne pas voir d’issue… Mobilité et formation constituent donc des leviers de prise en main de son parcours, et de renouvellement culturel du lien à la collectivité et au poste. Ils sont porteurs de dynamique pour la personne et pour la collectivité. Mais il faut également l’accompagner fortement, car tous les agents sont loin d’être en mesure d’y avoir accès. En effet, une grande majorité des agents de catégories C, voire B, sont à des années-lumière de cette culture. Faire acte de candidature, ne serait-ce que pour postuler sur son propre poste, préparer et mener un entretien avec un recruteur, semblent pour certains des actes impossibles à réaliser, voire inenvisageables. Les difficultés rencontrées, à l’écrit comme à l’oral, font ici obstacle. L’image sociale fortement dévalorisée qu’ils ont d’eux-mêmes les incite à contourner cette épreuve. Il y a là tout un enjeu d’apprentissage culturel qui peut constituer une des briques du renouveau.
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B. Le point de départ d’un possible renouveau 1. Un changement de cap a. La réforme-acte comme source d’énergie du pôle positif Dans la précédente logique du pôle négatif, l’événement accentuait un passif et faisait franchir un seuil avec une inflexion négative sur le cours de l’histoire de la FPT et des agents. Dans la logique du pôle positif basée sur la réformeacte, l’événement qualifié de « secousse positive » ouvre un espace possible de renouveau dans lequel s’engouffrent leurs aspirations. « C’est une nouvelle page. On repart sur quelque chose de nouveau. Il va falloir bien cibler les priorités des gens, accepter de ne pas vouloir tout faire, mais satisfaire le plus possible. » Cat. C, communauté de communes, services, moins de 30 ans. Quand ils adoptent cette autre logique de raisonnement, les agents considèrent l’événement de la réforme comme un acte potentiellement dynamique. Malgré ses failles, ses impacts négatifs en termes de réorganisation, de parcours, de réduction des effectifs, etc., le simple fait de réformer produit une rupture forte et positive, et ouvre une autre voie. Si les premiers voient dans le devenir de la FPT une inflexion négative, les seconds y décèlent une possible bifurcation. La bifurcation est un changement de cap radical qui brise la courbe et la réoriente dans une tout autre direction. Bifurcation versus inflexion
Bifurcation de trajectoire Cours de l’histoire de la FPT
Point de départ d’un possible renouveau
Inflexion de la courbe
Amorce d’une spirale négative
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b. La perception de contrepoints positifs favorables à l’option du renouveau • L’opportunité d’un changement d’ampleur fortement attendu « Pour moi, tout ce qui se passe aujourd’hui est salutaire. Ça vient requestionner les routines. Ça inquiète, je le vois bien. Mais ça peut produire un électrochoc et permettre que l’on se repose les bonnes questions. Pourquoi on est là ? Quel est mon rôle, ma fonction et pas seulement mon poste ? » Cat. C, commune plus de 30 000 hab., services, 35-50 ans. • Un principe de rationalisation économique jugée nécessaire, y compris la baisse des dotations (cf. 1re partie A). • La modification des structures territoriales qui constitue en soi comme un « coup de pied » donné à la FPT. S’il ne produit pas une reconfiguration globale et cohérente du système, cet acte le fait malgré tout bouger. • Les regroupements (fusion des régions, création des métropoles, développement de l’intercommunalité) qui pourraient : - donner à ces nouvelles structures une puissance susceptible de doper leur capacité d’action « Ce n’est pas toujours bien ficelé. Mais cela fait bouger le système. Si tous les acteurs s’y mettent, une fois regroupés, on peut être plus fort, avoir du poids, vraiment agir sur les choses. Cela peut créer une nouvelle dynamique. » Cat. C, conseil départemental, services, 35-50 ans - ouvrir ce qui était clos et favoriser ainsi la rencontre inter-structures, décloisonner et, pourquoi pas, dynamiser le marché de l’emploi public « Ce qui devient intéressant avec la fusion, c’est d’apprendre dans un premier temps à se connaître et d’échanger sur ses pratiques, de les comparer. Et là, on se rend compte qu’on a beau être dans l’administration, il y a plein de façons de faire différentes. Cela ouvre l’esprit. Ce que l’on croyait graver dans le marbre n’a en fait rien d’évident. Cela permet de se remettre en question. C’est bien pour essayer de co-construire le futur. » Cat. A, conseil régional, administratif, moins de 35 ans. - inscrire les régions et les métropoles dans une dynamique internationale « Il y a une vision internationale. C’est intéressant. Et puis, on sent que l’enjeu c’est l’économique. Réduire les coûts, mais aussi développer l’économie. » Cat B, agglomération, services, plus de 50 ans.
2. Une position autocritique Ce mode de raisonnement très différent de la logique de l’engrenage, et de ces effets quasi mécaniques en chaîne, consiste à faire un pas de côté. Premièrement, il s’agit de prendre du recul et ainsi de ne pas se laisser envahir par les craintes, les inquiétudes diverses qui circulent au sein du corps social. Les agents qui développent ce mode de raisonnement ne nient pas les effets négatifs. Ils partagent d’ailleurs souvent les mêmes doutes quant à l’efficacité économique des
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mutualisations et des fusions. Pour autant, ils se détachent souvent explicitement de l’attitude du pôle négatif, dans laquelle ils ne veulent pas se laisser enfermer. Ce mode de raisonnement se construit en opposition à la logique précédente et invite à son dépassement. « J’entends les inquiétudes autour de moi. On est protégé tout de même ! Il faut arrêter ! Et surtout arrêter de tout voir en noir, de se plaindre tout le temps, je n’en peux plus. » Cat. C, commune 10 000-30 000 hab., technique, plus de 50 ans. Deuxièmement, ils adoptent un point de vue plus global sur la situation de la FPT. La secousse est l’occasion d’élargir le point de vue et de ne pas se focaliser uniquement sur les impacts sur les agents, mais d’étendre le questionnement au système de fonctionnement de l’univers territorial. Un point de vue plus à distance permet d’ouvrir l’angle avec lequel on examine et on analyse la situation. Et enfin, ils font un auto-diagnostic de la FPT. Ils procèdent à une analyse sans complaisance de la FPT et adoptent une posture autocritique. Ils ne sont dans la victimisation liée à la médiatisation anti-fonctionnaire. • Ils reconnaissent ainsi l’existence de « poches de sous-travail », les excès dans l’absentéisme, le manque d’investissement de nombreux agents. « Je suis persuadé que l’on peut faire mieux avec moins. Je crois au service public. On peut supprimer tous les doublons. Et puis de toute façon, je reste persuadé que l’on est trop nombreux. 1/3 qui bulle, 1/3 qui fait son boulot point, et 1/3 qui fait vraiment tourner la boutique. » Cat. B, conseil régional, administratif, moins de 35 ans. « Il va falloir réveiller tout le monde. Cela va permettre que les endroits trop tranquilles se mettent à bouger eux aussi. » Cat. C, conseil départemental, administratif, plus de 50 ans. • Ils pointent tour à tour la lourdeur du fonctionnement, la faible réactivité, les cloisonnements multiples, les excès de formalisation déresponsabilisant, le manque d’arbitrage et de courage managérial… « Quelle lourdeur ! Tout ce personnel RH, adjoint… mal organisé, où personne n’est affecté à quelque chose de particulier, et où tout le monde s’occupe de tout. » Cat. A, commune plus de 30 000 hab., services, plus de 50 ans. « Je suis chef de service et je suis n-5. Il y a tout de même un truc qui ne va pas dans notre structure hiérarchique. Comment voulez-vous être réactif, avoir une visibilité sur les responsabilités de chacun, et une décision claire et rapide, dans une telle structure ? » Cat. A, conseil régional, administratif, moins de 35 ans. • Enfin, est aussi présente l’idée que la FPT s’est peu à peu déconnectée du monde et qu’elle doit procéder à une réactualisation significative de ses manières de fonctionner, dont le point de départ peut être la nouvelle donne institutionnelle et économique.
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« Je disais à un ami du privé qu’on était en train de mettre en place les entretiens d’évaluation. Il m’a dit que lui, cela faisait plus de 10 ans que ça existait et qu’ils allaient les supprimer parce qu’il ne faut pas attendre un an pour se parler. Je me dis qu’on est sacrément en retard. » Cat. B, métropole, technique, moins de 35 ans
3. Réformer les fonctionnements, un sens à la nouvelle donne À partir de ce travail réflexif, ce mode de raisonnement effectue deux opérations tout à fait fondamentales. a. Donner aux évolutions internes une place déterminante La première opération est d’opérer un déplacement. Il transfère l’impulsion de la nouvelle donne du champ institutionnel et structurel au champ du fonctionnement interne. La nouvelle donne parle de structures, et d’économies. Cette logique introduit ici un troisième registre, les modes de fonctionnement au sein des organisations et lui donne une place déterminante. Ce déplacement sur le fonctionnement interne répond à trois enjeux. • Il répond à l’enjeu de rationalisation économique portée par la réforme. Pour faire mieux avec moins, il va falloir faire autrement. C’est en travaillant autrement que l’on peut retrouver des marges de manœuvre et desserrer l’étau entre moyens et objectifs. • Il complète la réforme en abordant la question du fonctionnement de l’action publique locale à l’échelle des acteurs. • Enfin, c’est un enjeu pour eux-mêmes, car c’est à travers des modes de fonctionnement, qu’ils reprennent une place dans une nouvelle donne qui tend à les mettre de côté. C’est ainsi qu’ils peuvent reprendre la main sur ce qui est en train de se passer. Une « reprise en main », bien différente de celle rencontrée dans l’attitude du pôle négatif. En effet, ici, il ne s’agit pas de reprendre la main sur son seul parcours, mais plus globalement et plus collectivement sur la nouvelle donne elle-même et sur l’orientation qu’elle peut prendre. b. Contre-effectuer la nouvelle donne La deuxième opération fondamentale pour les agents est de construire par euxmêmes une perspective à l’action publique territoriale dans laquelle ils puissent se projeter, celle que justement la réforme ne donne pas. En transférant le potentiel dynamique de la réforme – ce qu’ils appellent la « secousse » – vers le champ du fonctionnement interne des organisations territoriales, ils dessinent une ouverture et construisent une alternative à la spirale négative. Ils donnent sens à la réforme. Pas celui qui vient d’en haut, mais celui qui fait sens à leurs yeux et leur permet de s’approprier la dynamique en cours. Cette opération n’est pas sans évoquer le mécanisme de contre-effectuation13. « Contre-effectuer l’événement, c’est trouver le sens de son propre devenir par rapport à lui. » 13
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Philippe ZARIFIAN, Sociologie des devenirs, L’Harmattan, 2012
Tout collectif peut se trouver dans la situation où il ne fait que subir les mutations qui se manifestent pleinement à l’occasion de l’événement. Comme dans la première attitude, des dynamiques puissantes poussent les acteurs dans ce sens. Mais il peut aussi faire face à l’événement. Celui-ci agit alors comme un stimulant, réveille le corps social (la face positive de la secousse), et l’invite à ouvrir d’autres possibles, d’autres devenirs dans lesquels il peut se reconnaître. Cette opération est au cœur de toutes les épreuves individuelles ou collectives. Dans tous les cas, elle consiste à ne pas subir l’événement, mais au contraire à le détourner (et non à le contourner), et à le réorienter. En prenant appui sur l’énergie qu’il re-mobilise, il s’agit, comme lorsque l’on fait une contre-proposition, de ne pas se plier à une logique qui paraît implacable, mais d’explorer les possibles et tenter d’y trouver une autre voie, la sienne, et de dessiner un futur souhaitable. À ce titre, la contre-effectuation est toujours une manière de redevenir le sujet : re-subjectiver ce qui arrive et qui vous « tombe dessus ». Ne pas en être l’objet, mais reprendre la main.
4. Changer radicalement le système Cette contre-effectuation se manifeste, ici, par une volonté de « changer radicalement le système », celui qui est à sa portée, celui qui imprime sa marque dans chacune des collectivités. Comment changer ? En s’attaquant justement de manière volontariste aux doublons, aux sureffectifs s’il y a lieu, aux poches de sous-travail, aux strates hiérarchiques quand elles sont inutiles, et en développant de véritables mutualisations internes. « La seule chose engagée : moins 2 % de budget pour tous les services. Pas de rencontres, pas d’explications. Ce n’est pas du tout à la hauteur. Il faudrait remettre toute l’organisation à plat, faire un audit, réorganiser les services, pour que cela soit pérenne et que cela produise de vrais effets. » Cat. B, commune moins de 10 000 hab., administratif, moins de 35 ans. « Il y a moins d’argent. Mais c’est comme si ça n’avait pas percuté. Cela manque de vitesse. Cela stimulerait tout le monde à bouger. Cela obligerait à hiérarchiser, à prioriser, et donc à réfléchir sur ce que l’on fait. Cela pourrait être salutaire. » Cat. C, commune plus de 30 000 hab., services, 35-50 ans. « Mieux répartir les agents. Ne pas se laisser manœuvrer par les organisations syndicales. Il y a des doublons. Il faut y aller. Il y a du sur-effectif, il faut y aller. Il y a du sous-effectif aussi. Et là, il faut réinjecter du monde. » Cat. B, conseil départemental, administratif, 35-50 ans. Mais aussi et surtout réformer de l’intérieur : • Décloisonner les organisations et adopter des modes de fonctionnement plus transversaux.
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« J’aimerais y croire, vraiment réorganiser, vraiment mutualiser. Ici, le maire a lancé l’idée, il y a eu des groupes de travail, et puis plus rien. Trop de résistances. Personne ne veut sortir le bout de son nez de son pré carré. Chacun reste au chaud. Rideau. » Cat. B, commune moins de 10 000 hab., administratif, moins de 35 ans. « Cela introduit plus de polyvalence. Cela nécessite d’avoir plus de souplesse. De gérer les imprévus, les évolutions réglementaires. En fait, cela demande de faire un travail plus intelligent et plus collectif. Il faut faire sauter les cloisons, et véritablement travailler ensemble. » Cat. C, conseil régional, administratif, 35-50 ans. « C’est une secousse. Cela fait du bien. Le problème du service public, c’est qu’il est enlisé dans des procédures. On ne peut pas prendre d’initiative. C’est cimenté, super hiérarchique. Cela peut faire bouger. On va expérimenter d’autres manières de coopérer entre métropole et mairie, entre services. » Cat. C, métropole, services, 35-50 ans. • Rendre les processus de validation plus réactifs. « Trop de sous-chefs. Pourquoi des sous-chefs ? Il n’y a qu’ici que l’on voit cela. Trop de division du travail. Chacun reste bien tranquille dans sa fiche de poste. STOP. » Cat. C, commune plus de 30 000 hab., services, 35-50 ans. « C’est curieux comme univers. Si on fait attention de ne pas franchir certaines limites, on a beaucoup d’autonomie en fait. Bien plus que dans le privé. Mais par contre, quand il s’agit de valider, la verticalité est redoutable. » Cat. A, communauté d’agglomération, projet, moins de 35 ans. • Redonner, à tous les niveaux de l’organisation, toute leur valeur aux deniers publics et à leur utilisation pour les usagers. La rareté réactive sa finalité et la conscience professionnelle des agents. Elle octroie, dès lors, une plus grande valeur à ce que chacun fait, aux décisions et aux initiatives qu’il prend. In fine, le travail peut devenir plus intéressant. « Cela donne plus de valeur à notre travail. Il faut prioriser, argumenter, négocier. Cela demande plus d’échanges entre nous et avec le responsable, pour faire le bon choix. Avant, on se laissait aller. Je voyais bien qu’il y avait des dépenses inutiles. Maintenant, soit on met l’argent là, soit on le met là. C’est un choix. » Cat. C, conseil régional, administratif, 35-50 ans. • Opérer des diagnostics réguliers, sur ce que l’on fait, comment et pourquoi on le fait. Et en replaçant l’usager au cœur du fonctionnement de l’organisation. « Le changement, c’est bien en soi. L’État veut faire des économies. Cela permet aux agents de se poser des questions, oblige à se demander comment on fait évoluer les services. Il y a du dynamisme. » Cat. C, métropole, services, 35-50 ans. « Il faut reparler métier, rôle. Il faut faire des diagnostics, se remettre dans le sens du travail et pour quoi on le fait. Les agents ont perdu le sens du travail. Cela 56
se ressent aussi à l’accueil. L’usager arrive, il a confiance. Il pose une question, et l’agent évite. Il ne sait pas apprendre de la question que l’usager lui pose. La question est un problème dont on veut se débarrasser. Or la question, un autre va la poser, elle a donc un intérêt, c’est comme cela qu’une administration apprend. Il manque un “bien-faire” son travail. » Cat. C, commune plus de 30 000 hab., services, 35-50 ans. • Poser des objectifs, des vrais, en définissant des priorités. « J’attends la nouvelle équipe politique. Je ne vois pas cela d’un mauvais œil. Ils sont obligés de faire très attention aux sous. Cela devrait permettre de recadrer et de serrer la vis. On est totalement livrés à nous-mêmes. Il suffirait déjà de se donner des vrais objectifs. Pas “il faut faire ça et ça”, mais des objectifs un peu ambitieux, sur la qualité du service, la production. Travailler efficacement ! J’attends le changement. » Cat. B, conseil départemental, technique, moins de 35 ans. « On n’est plus dans la modernisation. À une autre époque, on faisait le changement avec les moyens. Maintenant, il faut faire mieux avec des moyens plus restreints. Cela demande plus d’investissement, plus de solidarité. On y arrive, parce qu’on supprime des choses inutiles que je faisais pour me rassurer. » Cat. C, commune 10 000-30 000 hab., administratif, plus de 50 ans. • Et surtout donner une place aux agents, à ce qu’ils font et ce qu’ils vivent, plus forte et à même d’influer sur les processus de décision. La demande d’une évolution significative des rapports sociaux au sein des organisations est forte. « Il faut cesser de passer notre temps à justifier, pour passer du temps à trouver des solutions. Il faut se recentrer sur l’objet de travail. » Cat. A, conseil départemental, services, 35-50 ans. « On s’exprime, on fait, on trouve des solutions. Cela fait du bien, on se sent plus responsable. » Cat. C, commune 10 000-30 000 hab., administratif, plus de 50 ans. « On est le bas de l’échelle. Ils nous donnent des responsabilités, quand cela les arrange. Mais très vite, on nous remet à notre place et on ne nous demande plus notre avis. » Cat. C, commune 10 000-30 000 hab., services, 35-50 ans. « Le parapheur, tout doit être signé à la main. Les procédures sont longues, trop d’intervenants pour la décision. Le moindre projet de mail, c’est tout une affaire. On ne peut pas envoyer un mail à un cadre A comme ça. » Cat. C, conseil régional, administratif, 35-50 ans. « C’est tellement hiérarchisé, il y a tellement de niveaux, qu’ils sont totalement déconnectés de la réalité. Ils ne voient plus, ne connaissent plus le travail. Alors des décisions stupides sont prises, à côté de la plaque. » Cat. A, conseil départemental, services, 35-50 ans. Dans cette perspective globale, ils fabriquent un antidote à la dé-subjectivation portée par la logique de la spirale négative. Dans la contrainte et en raison de la 57
contrainte, ils créent au sein des organisations des possibilités de re-subjectiver le travail, et donnent aux personnes et aux collectifs professionnels une place plus déterminante.
5. Une logique porteuse de nouvelles dynamiques culturelles Cette logique manifeste des signes d’évolution culturelle qui ne résultent pas en tant que tels de la nouvelle donne. Ces dynamiques culturelles sont le fruit de transformations lentes, progressives, silencieuses d’un corps social territorial perméable aux évolutions du monde. Mais pour autant, ces signes ne sont pas étrangers à la situation actuelle. L’introduction de la nouvelle donne agit ici comme un révélateur, au sens où dans la rupture que l’événement produit, ce qui était jusqu’alors silencieux, se manifeste pleinement au sein de la FPT, et invite à passer à autre chose. Identifions deux points qui nous semblent ici importants. a. L’intégration de la question économique à l’action publique Il faut l’entendre, ici, au sens fort. Non seulement ils ne rejettent pas la question économique de leur raisonnement, mais plus profondément ils aspirent à raisonner économiquement. D’une part, la dimension économique est pour eux indissociable de la notion de service public et non ce qui viendrait lui nuire, la limiter, ou bien encore la contrarier. L’économique n’est pas seulement une ressource qui permet de produire le service public, mais d’une certaine façon, c’est aussi un produit du service public. « Ne pas peser sur l’économie des gens et du pays est un service qui l’on rend aux usagers. » Cat. B, communauté urbaine, services, plus de 50 ans. La dimension économique permet par ailleurs d’affûter l’action publique, en concentrant l’action (versus la dispersion) là où c’est le plus pertinent pour les usagers. Dans cette perspective de réduction des moyens, l’intégration de l’économique ne signifie donc pas nécessairement la perte des valeurs du service public, elle peut être aussi le signe de leur renforcement. D’autre part, ils la pensent comme inhérente à l’action publique au quotidien. Celle-ci doit désormais se concevoir en termes de priorités et d’optimisation au regard des effets à produire et des attentes à honorer. La notion d’optimisation sort de la logique gestionnaire qui nécessairement subit la tension entre moyens et fins. Elle incite à une action de transformation des modalités de production. Elle en appelle à l’inventivité et non nécessairement au sacrifice. « À la fin, cela ne peut être que bénéfique. Cela oblige toujours à se poser la question : comment on peut faire avec moins. C’est très différent de la culture gestionnaire. » Cat. A, commune plus de 30 000 hab., expert, moins de 35 ans.
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Enfin cette dimension économique peut faire partie intégrante des sources de motivation des agents, de ce au nom de quoi ils s’engagent personnellement. Il peut y avoir une fierté à parvenir à produire un service de qualité et plus pertinent avec des moyens moindres. La contrainte n’est dès lors plus seulement extérieure, mais s’intériorise et peut devenir une source de valorisation identitaire. L’efficience est ainsi en mesure de faire partie des valeurs du corps social territorial. À condition qu’elle soit toujours subordonnée, plus encore aujourd’hui qu’hier, à la finalité de l’organisation, c’est-à-dire l’usager, et qu’elle ne s’autonomise jamais pour ellemême, ni ne devienne une fin en soi. Cette dynamique culturelle rend ainsi positive la contrainte économique. Cette réalité incontournable amène à réinterroger son action et à rompre avec une tendance endogène donnant la priorité, consciemment ou inconsciemment aux enjeux internes (techniques ou humains) par rapport à ceux de l’environnement et des usagers14. b. De nouveaux rapports internes La seconde dynamique culturelle concerne les fortes attentes d’un renouveau des rapports sociaux au sein des organisations territoriales. Ces attentes se manifestent sur deux axes. Sur l’axe horizontal, les notions d’ouverture, de décloisonnement, de coopération etc., sont ici des aspirations fortes qui cherchent leur mode d’application, leur ancrage dans la réalité. Elles dessinent un autre collectif, moins fondé sur une appartenance abstraite, dans les faits réduite à une juxtaposition de services, mais sur une dynamique des liens entre les différents acteurs et dans tous les sens : horizontaux, verticaux, obliques… Ce renouvellement de la vision du collectif, s’accompagne d’une redéfinition de la notion de responsabilité. Ma responsabilité ne s’arrête pas aux frontières de mon activité, de mon service, de mon équipe, de mon poste… mais s’élargit aux interactions et devient ainsi plus collective. Sur l’axe vertical, s’exprime une attente d’une dé-hierarchisation des rapports sociaux. Par dé-hiérarchisation nous n’entendons aucunement la fin de la hiérarchie, ni le rêve d’une organisation plate, qui supposerait la suppression de toute verticalité. L’enjeu, tel que le décrivent ces interviewés, est de faire en sorte que le positionnement hiérarchique ne soit pas ce qui structure et sur-détermine de manière hégémonique les rapports sociaux au sein des organisations. C’est la condition pour que le terrain, les managers de proximité, puissent faire entendre leur voix, et que celle-ci porte, influe sur le cours des choses, et acquiert ainsi pouvoir et légitimité. Ces attentes sont fortement portées par des dynamiques sociales qui traversent toute la question du rapport au travail et des organisations. Le succès des discours de l’entreprise libérée15 en est le symptôme : celui d’une aspiration à une plus Comme on peut le rencontrer dans de multiples organisations publiques ou privées. Cf. François DUPUY, Lost in management, Seuil, 2011 15 Isaac GETZ et Brian CARNEY, Liberté & Cie, Fayard, 2012 14
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forte prise en compte de l’activité réelle et de la part contributive de chacun et des collectifs à la production du service public local. Dans cette perspective, les agents développent les contours d’un modèle managérial renouvelé pour lequel prise d’initiative, décloisonnement, coopération, processus de décision plus réactif, délégation… constituent des notions-clefs.
C. Focus sur les managers 1. Une tension vive entre les deux pôles Sans échapper à la structuration entre les deux pôles, l’attitude des managers présente une particularité qui s’est manifestée de manière régulière lors de nos entretiens. Riches et souvent plus longs que prévus, ils nous ont laissés perplexes. Les matériaux produits résonnaient avec les deux types de raisonnement entendus par ailleurs. Mais la multiplicité des éléments livrés ne permettait pas une première ligne d’interprétation. Troublés par cette attitude difficile à identifier, nous nous sommes interrogés sur notre technique d’entretien… Or cette difficulté à saisir leur point de vue ne résultait ni de personnalités particulières, ni d’une quelconque défaillance du dispositif d’entretien, mais caractérisait leur position même, et justement leur embarras à prendre position. Si les agents non-managers s’orientent vers l’un ou l’autre des pôles, mobilisent un des deux schémas interprétatifs comme une dominante de leur positionnement personnel, les agents de catégorie A et B en position d’encadrement sont très généralement dans l’incapacité de se déterminer. La tension entre les deux pôles qui traverse le corps social est vécue par les managers de manière extrêmement sensible, comme si celle-ci était dans leur tête et les rendait prisonniers d’un entredeux sans qu’ils parviennent à s’orienter vers l’un ou vers l’autre. « Je suis d’accord, il faut rationaliser. Mais quand je vois suppression de jours de congé, blocage de mon évolution, plus les rumeurs sur le treizième mois, je m’interroge. Il y avait des abus. On savait que cela coûtait et on n’y touchait pas. Même pour mon avancement, je peux comprendre. Il faut de l’efficience. Mais annonce de moins X % sur la masse salariale : je me dis que cela va démotiver tout le monde, dégrader complètement l’ambiance. Tout le monde doit participer aux efforts. Mais est-ce vraiment sur la masse salariale que cela se joue ? Et quand j’ose parler de management à mes directeurs, on me rétorque que c’est mon travail, pas le leur. Vous vous rendez compte, mon DGA m’a dit qu’il n’était pas là pour manager ! Je suis perplexe sur tout cela. » Cat. A, conseil départemental, pilotage, 35-50 ans.
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« En tant que manager, je suis divisée. Cela peut-être un choc, donner du “pep’s”, dynamiser le travail. Mais il faut tenir compte de la réalité du personnel que l’on a, souvent fragile. Pour faire quelque chose d’intéressant, il faudrait des démarches à la fois courageuses et subtiles. Je ne sais pas si collectivement, on en est capable. Quand je vois comment cela se passe, je suis agacée par des processus de décision aberrant, et donc très sceptique. » Cat. B, commune plus de 30 000 hab., services, plus de 50 ans.
2. Les spécificités de cette attitude Quels sont les ressorts de cette forte tension qui les maintient au carrefour entre deux attitudes ? Il ne s’agit ni d’un retrait, ni d’une indifférence qui, fruit d’un long vécu de manager de proximité et de ses impasses, les amènerait à aborder la question de la nouvelle donne de manière désabusée. Ce vécu, propre à une position d’entre-deux et d’articulation entre le stratégique et le terrain, entre bien évidemment ici en ligne de compte. Mais nous ne sommes pas dans une situation où le divorce entre cadres et dirigeants étant consommé, plus rien ne les affecterait. Nous n’avons pas eu à faire face au silence, ni à l’indifférence, mais à une tension vive portée par un ensemble d’éléments porteurs d’effets contraires. D’une part, ils sont plutôt généralement dans la reconnaissance de la nécessité d’une rationalisation économique et de faire évoluer le système territorial. D’autre part, cette rationalisation peut être l’occasion d’amener de fortes transformations au sein des organisations et d’assainir, aux yeux de certains, ces modes de fonctionnement : sortir d’une tendance à la paix sociale qui réduit leur capacité d’action, prendre appui sur un référent économique qui structure l’action, obliger les dirigeants à des directives claires, etc. Enfin, ils entretiennent souvent un rapport actif à la nouvelle donne. En devant mener à leur échelle, les conséquences de la réforme ou de la baisse des dotations (par exemple une réorganisation du service), celle-ci se mue en objet de travail pour eux-mêmes. Elle n’est plus simplement abstraite et n’est pas que subie. Ils peuvent en être les acteurs. Ces trois premiers points les portent vers la logique de l’aspiration au renouveau. Mais, la situation est plus complexe, car, en contrepartie, ils sont particulièrement exposés. 1. Personnellement, et en tant que manager, la situation les amène à un double questionnement. Le premier questionnement porte sur leur capacité à mener, piloter et accompagner de telles transformations. Le management territorial a peu développé la pratique de réorganisations régulières et les compétences associées de conduite et d’accompagnement du changement. Certains managers se posent donc la question légitime et saine de leur capacité, individuelle, mais aussi collective, à mener des mutations d’ampleur.
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Le second questionnement porte sur la finalité de cette mutation. S’ils reconnaissent la nécessité de la rationalisation économique, celle-ci n’est pas sans heurter malgré tout, une conception du service public fortement ancrée et investie assez régulièrement par les cadres en tant que référent identitaire. Elle vient donc réinterroger des convictions ou bien des valeurs personnelles et oblige certains à mener un débat avec eux-mêmes, afin de pouvoir être au clair à l’égard de leurs agents. 2. Ils sont en première ligne face aux réactions des agents, aux craintes, aux fantasmes, voire à la colère des agents dont ils ont la charge. Et n’oublions jamais que pour eux, à la différence des dirigeants, cette exposition est quotidienne. Les impacts des décisions qu’ils ont à porter peuvent les mettre dans une posture de culpabilité en raison de l’impact humain qu’elles auront auprès de personnes qu’ils côtoient régulièrement et avec lesquelles nécessairement se tisse tout un réseau d’affects16. 3. C’est leur parcours professionnel qui peut lui-même être impacté. Ils peuvent être amenés à piloter une réorganisation sans savoir ce qu’il adviendra de leur poste, voire en sachant que celui-ci sera lui-même supprimé. Ils sont donc eux aussi face à une forte accentuation de l’incertitude personnelle, qui fait écho à l’incertitude des agents. Mais, plus globalement, se dessine à leurs yeux une réduction de l’espace des possibles de leur évolution de carrière. Une tendance à la réduction du nombre de postes de cadres est en train de prendre forme, ce qui aura pour effet mécanique d’introduire une plus forte concurrence entre cadres, sur le marché de l’emploi, voire au sein des organisations. Conséquence, la mobilité externe qui était un fort support de la construction de leur parcours notamment pour les catégories A, indissociable de leur identité professionnelle, se trouve pour l’heure déréglée. « Dans notre tête, on avait cette idée d’une évolution dynamique et motivante. Et voilà, tout s’arrête en plein vol. C’est non. On calme le jeu, plus d’argent. Il faut rationaliser. Cela me déstabilise complètement. » Cat. A, conseil départemental, pilotage, 35-50 ans. 4. Enfin, ils éprouvent plus que d’autres un certain scepticisme sur les capacités de l’univers territorial à se transformer. Le poids du politique, le poids de la structure, le poids des habitudes chez les agents, la multiplicité des enjeux de pouvoir et de conservation de celui-ci… donnent au système une force d’inertie endémique. Ce scepticisme trouve sa source dans l’expérience quotidienne du manager de proximité : • impératif de la paix sociale qui produit des situations inacceptables, • difficulté à faire entendre sa voix sur des problématiques de terrain qui produisent des effets toxiques sur les équipes, 16
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Dans la peau des agents territoriaux, op. cit.
• millefeuilles hiérarchiques qui diluent les responsabilités et freinent toute réactivité, • faible levier managérial en termes de rémunération et d’évolution de carrières qui procure un sentiment d’injustice, et incite à recourir à la gestion de l’ambiance comme modalité principale de management, etc. « D’un côté, on nous dit, il faut réduire les coûts, être plus efficace. De l’autre, on change le protocole du temps de travail, avec beaucoup d’aménagements positifs pour les agents. Conséquence, on ne peut plus moduler le temps de travail. Je suis obligé de faire appel au volontariat, et cela ne me facilite pas la tâche auprès des 2-3 agents sur lesquels on n’a pas de prise. Cela vient en contradiction avec la baisse des dotations. » Cat. C, conseil régional, technique, 35-50 ans.
3. La mise à l’épreuve du lien entre cadre et direction Dans cette situation a priori tendue, le lien cadre-direction est fortement mis à l’épreuve et s’avère déterminant. Nous avons pu identifier trois types de situation. a. Le court-circuit C’est, bien évidemment, le cas qui produit les effets les plus négatifs. Que se passet-il ? À l’occasion de la mise en œuvre de la nouvelle donne, la place du manager est à un moment ou sur un dossier important, clairement niée. Qu’il soit contourné ou instrumentalisé, au moment même où il se passe quelque chose d’important pour son devenir, comme pour celui des agents dont il a la charge, les effets sont similaires : il se sent dé-positionné et mis hors jeu. Ce dé-positionnement est généralement très mal vécu : c’est fondamentalement une expérience de dé-subjectivation. Le manager perd la main, au moment stratégique où il doit avoir une prise sur le cours des choses. Les réactions sont dès lors immédiates : mobilité et/ou désengagement. « Je me suis épuisé pendant des mois sur un dossier difficile. J’essayais de trouver une solution pour à la fois maintenir l’activité et faire en sorte qu’elle coûte moins cher. Et je me suis rendu compte au final que les dés étaient pipés ; la décision était prise depuis longtemps. On m’envoyait au charbon pour occuper le terrain, gagner du temps. Pour la première fois de ma vie, j’ai ressenti un sentiment fort d’inutilité et de dégoût. » Cat. A, commune 10 000-30 000 hab., administratif, 35-50 ans. « Toute l’idée de restructuration a été basée sur un audit fait par un cabinet extérieur qui n’a fait que redire ce que l’on avait déjà posé depuis des années. C’est franchement très désagréable, comme si notre analyse n’avait pas de valeur. C’est la non-reconnaissance de notre capacité de penser. Le même cabinet extérieur pilote toute l’affaire avec la direction. Cela devient véritablement frustrant d’être
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en position de spectateur. Et puis, pour clore le tout, ce sont mes propres agents syndiqués qui travaillent avec la direction sur nos propres fiches de postes à nous, responsables d’au moins 60 personnes. C’est hallucinant ! Franchement, je n’en peux plus. Je veux passer à autre chose. Mais ne plus être pris dans ce management qui se moque de ses managers. » Cat. A, commune plus de 30 000 hab., services, plus de 50 ans. b. La délégation-abandon Ce second type de situation se rencontre dans des collectivités qui peuvent avoir entrepris une action significative de communication auprès du management intermédiaire. Mais tout se passe comme si la démarche était inachevée et qu’elle n’était pas menée à son terme. Certes, les dirigeants ont expliqué aux managers la situation, explicité leur analyse et les mesures qu’ils ont prises. Mais on leur dit ensuite : « À vous de jouer ! » La grande difficulté de ce type de situation est qu’ils doivent fréquemment mener seuls les conséquences de la réforme sur leur service, sans avoir eu de prise sur les décisions qui ont été annoncées, et qui s’adaptent plus ou moins bien à leur situation spécifique. Ils se sentent dès lors généralement démunis face au chantier qu’ils ont à mettre en œuvre, et assaillis de nombreuses interrogations. Conséquence : la tension initiale est toujours là, voire accentuée. c. L’épreuve partagée Nous sommes là dans un tout autre cas de figure, puisque les managers sont intégrés en amont du processus de décision. Ils ne décident pas de tout, loin de là, mais ils sont présents tout au long de la démarche, comme les dirigeants sont à leur côté au moment de la mise en œuvre. Cette forte association avec la direction générale ne dissipe pas nécessairement tous les doutes, les divers scepticismes, comme par un coup de baguette magique, mais elle offre un cadre à une gestion collective de la tension et permet d’y faire face. De plus, l’intensification des échanges à laquelle elle donne lieu, rompant fréquemment avec le passé, produit un effet de renforcement du lien entre manager et direction. Dans cette nouvelle expérience relationnelle peut dès lors émerger une évolution du positionnement du manager de proximité (versus le dé-positionnement du court-circuit), vers une posture plus stratégique. « On s’y est tous mis ensemble. Au début, j’étais un peu sceptique. Est-ce qu’ils ne se servent pas de nous pour vendre la suppression de postes ? Mais franchement, cela a changé la donne. Il a fallu que l’on se voie régulièrement, que l’on se pose les bonnes questions, que l’on trouve des solutions. J’ai l’impression que nous, managers et direction, on s’est rapprochés. On intègre mieux la stratégie et ils intègrent mieux le terrain. » Cat. B, commune plus de 30 000 hab., technique, plus de 50 ans.
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Ainsi, ce n’est pas parce qu’ils sont des cadres territoriaux qu’ils sont dans une disposition fondamentalement positive à l’égard des transformations en cours et à venir. À l’inverse, ils ne sont pas pour autant opposés. La question n’est pas là. Ils ont tout à fait conscience que les changements à mener constituent une épreuve forte pour le management. La tension est donc intense pour eux et pour le collectif managérial. Elle met alors le lien à la direction sur la sellette comme par rebond. Soit ce lien sort renforcé de l’épreuve, soit il se tend, voire se coupe. Schéma récapitulatif de formation des attitudes à l’égard de la nouvelle donne
Amorce d'une spirale négative
Fortes tendances négatives déjà là
+ Possible point de départ d’un renouveau
Autocritique et réflexivité élargie Bifurcation possible
Inflexion négative Mécanisme de l’engrenage Accentuation de la vulnérabilité sociale des agents
Mécanisme : déplacement contre-effectuation Construction d’une perspective changer le système de fonctionnement interne
Reprendre la main sur son parcours : mobilité, formation
Reprendre la main sur la nouvelle donne
Management en tension dans un entre-deux
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TÉGIQUES A R T S S E IV T C SPE 3E PARTIE : PER NNELLES ET OPÉRATIO Cette troisième partie propose et approfondit des orientations stratégiques et opérationnelles. Un premier tour d’horizon traduira en termes d’analyse stratégique tout ce qui, dans notre décryptage des attitudes, semble pertinent pour l’action. Puis, nous entrerons dans le vif du sujet, à savoir celui des principes pouvant guider la stratégie et des pistes de mise en œuvre opérationnelle.
A. Conséquences stratégiques des attitudes Plutôt que de parler de points forts ou de points faibles, qui réfèrent à des états, nous privilégierons ici les dynamiques à l’œuvre. La stratégie, c’est de la dynamique, un art du mouvement, dans une situation par essence toujours traversée de forces contraires. L’analyse visera donc à déterminer le potentiel de la situation, en identifiant : - Les dynamiques positives, les courants porteurs pour l’action stratégique. Ce sont des forces agissantes positives, à capter et à exploiter comme on capte et exploite la force d’un cours d’eau pour produire de l’énergie. - Les dynamiques négatives, les tendances défavorables porteuses de risques potentiels pour l’organisation que l’action stratégique doit être en mesure de réduire, déjouer ou éviter.
1. Les courants porteurs Tout le positif de la situation est capital et vient à contre-courant des a priori. Il est nécessaire d’y insister, non pour développer un semblant d’optimisme qui viendrait compenser le pessimisme ambiant, mais dans une visée strictement pragmatique. Face à un tableau sombre, il s’agit de prendre conscience de toute l’ambivalence de la situation et de tous les points d’appui pour une véritable stratégie d’action proactive et non simplement réactive. a. L’impulsion initiale Certes, la nouvelle donne manque de cohérence et de perspective, mais en tant qu’acte, elle produit une secousse qui traverse le corps social, comme une onde sismique rayonne à la surface de la terre : onde de forte amplitude quand ses conséquences sont immédiates et significatives, de faible amplitude lorsque l’impact est faible. Dans une perspective dynamique, cette impulsion initiale est donc une force sur laquelle prendre son élan.
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Ce point de vue prend à revers le réflexe qui consiste à atténuer l’impact qui déstabilise. Or ménager n’est pas manager. Ménager peut faire partie de l’action managériale, mais n’en est pas le cœur. Et en l’occurrence, nous pensons qu’il est plus judicieux d’entretenir le mouvement initial, de le prolonger et le guider, plutôt que de chercher vainement à l’amoindrir. Sous cet angle, et paradoxalement, la nouvelle donne est donc le premier levier potentiel. Elle invite les dirigeants à se poser une question bien plus stratégique que de se demander comment l’appliquer, la mettre en œuvre, la gérer. Mais plutôt : Qu’est-il possible d’entreprendre, non pas malgré elle, mais à partir d’elle ? Que faire de cette impulsion initiale ? Où l’emmener ? Quel sens lui donner pour sa collectivité ? b. La tension Le même type de raisonnement peut être tenu sur la notion de tension déjà évoquée. Ce n’est pas, en soi, une notion négative. Elle l’est quand elle prend une tournure dangereuse et produit un court-circuit. Hors ce cas limite, la tension est fondamentalement de l’énergie et de la dynamique potentielle, car elle produit du travail psychique. Elle est une source d’éveil : elle réveille des questions et oblige à les penser. Dès lors, ne pas communiquer par exemple, c’est se priver de cette énergie précieuse et disponible, et perdre une belle occasion de mettre « au travail » le corps social afin qu’il dynamise ses représentations. Enfin, plutôt que de s’évertuer à pointer la fameuse « résistance au changement », la tension permet de penser la notion de résistance sous un angle totalement renouvelé, plus positif et à même de construire une action plus pertinente. Plutôt que de lutter contre, il serait plus habile, au contraire, de renforcer les capacités de résistance au changement : au sens de permettre d’y faire face. Une tout autre logique de l’action se dessine alors entre la protection et le passage en force. c. L’équivoque La présence de deux schémas d’interprétation introduit du jeu, de la marge. Elle permet un registre varié et ouvert : nous ne sommes pas dans l’univoque. Une telle situation est riche. Elle peut susciter l’échange, le débat, en mobilisant différents points de vue. Par ailleurs, la plasticité des attitudes individuelles et donc le possible passage de l’une à l’autre signifient clairement que les attentes qui s’expriment dans la logique du renouveau sont tout autant présentes, en germe, chez ceux qui empruntent pour l’heure la logique de la spirale négative. Si elles sont hors de leur champ de représentations à l’instant « t », elles peuvent, à l’occasion d’un changement managérial ou d’un débat, prendre corps dans leur univers mental. d. Les ébauches de dynamiques culturelles Avec la nouvelle donne s’esquissent de nouvelles manières de penser et d’agir, de s’engager dans l’action et de lui donner sens. Pour rappel : l’investissement de 68
la question de la mobilité et de la formation, le rapport à l’économique, le désir d’évolution des rapports sociaux, l’entrée dans l’incertitude. Produits de processus lents, progressifs et silencieux, ces évolutions font leur apparition sur le devant de la scène à l’occasion de la secousse qui oblige à trouver d’autres repères. Il faut y lire un processus adaptatif de renouvellement et non le reniement de ce qui fonde la culture territoriale. L’importance donnée au collectif, aux liens, et aux échanges tous azimuts est représentative de ce mouvement. Celui-ci réactive la notion de collectif comme trait identitaire historique, tout en en renouvelant les termes : un collectif qui ne signifie plus sacrifice de l’individu, mais l’irrigue et lui donne place. Un collectif qui n’est plus fondé sur la seule appartenance, mais sur les liens. La place donnée aux usagers dans les choix à opérer, les priorités à fixer, est également significative. L’usager comme finalité du service public retrouve ici, de manière plus nécessaire encore, sa place forte de boussole indispensable à l’action. Cette dynamique ne dessine en rien une perte d’identité de la territoriale, mais au contraire, la rend vivante. La bifurcation n’est ni une rupture avec le passé, ni un virage qui emmènerait la territoriale hors de son ADN. Elle puise au contraire dans son histoire culturelle, des ressources qui permettent de se projeter dans un devenir. Toutes ces ébauches sont donc à soutenir et à accompagner, par des dispositifs opérationnels appropriés à même de favoriser leur déploiement. Ils sont régénérateurs.
2. Les risques potentiels a. La puissance de la spirale négative versus la fragilité de la logique du renouveau Si, structurellement, les attitudes tendent à s’organiser autour de deux pôles symétriques, la logique de la spirale négative a une puissance dynamique supérieure à celle du renouveau, plus fragile. Expliquons cette dissymétrie entre les deux attitudes. D’une part, la logique de la spirale négative mobilise un schéma interprétatif aujourd’hui très présent dans la société française : • Tout changement est interprété comme une perte exigeant sacrifice. • La figure de l’engrenage est abondamment utilisée pour lire la crise et ses effets en chaîne. L’austérité économique, liée à l’endettement public, risque d’agir comme un nœud coulant qui annihilerait toutes les possibilités de relance de la croissance. • Le pouvoir politique aurait perdu sa capacité d’action et serait lui-même pris dans des forces qui le dépassent (puissance de la finance, interdépendance mondiale…). Personne ne semble donc avoir la main sur la situation et chacun se trouve pris dans des processus qui lui échappent.
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Ce schéma interprétatif est facilement mobilisable. Présent dans les esprits, il est activé de manière quasi naturelle par les agents, alors que celui du renouveau se trouve à contre-courant. Renouveau et volonté de changement s’en trouvent d’autant plus remarquables. D’autre part, la logique de la spirale négative dispose par ailleurs d’un temps d’avance. Non seulement elle s’appuie sur des signes négatifs déjà présents, mais tout nouveau signe en provenance de la nouvelle donne s’agrège aux précédents. Comme une pierre qui roule sur un plan incliné, le mouvement acquiert de la puissance au fur et à mesure. Si le statut stoppe cette logique dans sa course, elle en conserve néanmoins une grande force dynamique. Elle s’appuie sur des faits qui viennent facilement la crédibiliser et se nourrir du moindre indice qui viendrait la confirmer. Présente dans les esprits et consolidée par le moindre signe, elle constitue ainsi la pente naturelle de l’opinion. Fragilité vs pente naturelle
Pente naturelle de la spirale négative
Fragilité de la logique du renouveau
La logique du renouveau est à ce titre beaucoup plus fragile. Elle demande un travail de prise de recul et repose fondamentalement sur un désir fort de changement qui ne trouve pour l’heure que peu de points d’appui. Elle a la forme d’un espoir dans l’attente de signes concrets qui viendraient la soutenir. La spirale négative constitue donc la référence première et de fond du corps social, c’est sa force. D’ailleurs, les agents qui soutiennent l’alternative du renouveau disent systématiquement « se démarquer » et qu’ils seraient, selon eux, « minoritaires ». Tout l’enjeu stratégique est donc de créer les conditions favorables au renforcement de la logique du renouveau et d’agir à la hauteur des forces inégales en présence. b. L’étau managérial Le vécu des managers a pour particularité de vivre la tension de manière plus intense que le reste des agents. Ce point constitue donc un handicap notoire pour mener toute action d’envergure. Dans toutes les organisations, les dirigeants ont
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souvent tendance à considérer que le management serait acquis à la cause du changement, alors qu’eux aussi, et souvent plus que les autres, sont bousculés. Peut-on sérieusement considérer que, par essence, un manager ne doute pas et s’approprie les décisions et le changement sans effort et sans avoir besoin d’y réfléchir ? Bien évidemment non, et ce d’autant qu’il est lui-même personnellement impacté et que sa position nécessite un engagement personnel fort. Et pourtant, ce temps essentiel d’appropriation qui ne peut en passer que par des échanges soutenus entre élus et direction générale d’une part, et managers de l’autre, se trouve très fréquemment réduit à néant. Quand cet accompagnement a lieu, le processus n’est pas systématiquement mené à son véritable terme : la mise en œuvre. Par conséquent, en tant que condition nécessaire à toute action d’ampleur, le management est une cible prioritaire. c. Un risque social ? Si la situation est dynamique, elle n’exclut toutefois pas la possibilité de conflits sociaux, même si les acteurs sont dispersés dans de multiples collectivités, même si la FPT n’a pas développé une culture du rapport de force systématique et même si le pays est traversé par d’autres enjeux. La prégnance de la logique négative et sa force constituent en effet un terreau favorable à une agitation sociale, pouvant tout aussi bien produire des effets bloquants, voire régressifs, qu’ouvrir un nouvel horizon. Si ce n’est pas un risque majeur, il reste envisageable. Il faut donc y exercer un point de vigilance, qui doit porter sur plusieurs niveaux :
Le niveau « macro »
Bien que les agents aient conscience de ne pas être dans une position favorable aux yeux de l’opinion, une attaque politique frontale du statut, dont la valeur est aujourd’hui fortement en hausse, ne se ferait pas sans résistance forte.
Le niveau « micro »
Un suicide lié à une réorganisation par exemple serait un événement potentiellement porteur de mouvement social. L’affect qu’il génère, à juste titre, suscite une identification de tous, crée le sentiment d’une expérience négative commune que l’on veut voir reconnue, et se manifeste donc in fine par une réaction collective. Cet acte individuel est devenu aujourd’hui un facteur déclencheur fort de mouvements collectifs.
L’environnement proche
Enfin, la multiplication de déstabilisations significatives sur un même territoire, de pertes pour de nombreux agents de diverses collectivités, crée des foyers locaux. Ils favorisent le partage de forts mécontentements d’une collectivité à l’autre, alimentent la spirale négative par capillarité et l’intensifient par propagation.
Cependant, si risque social il y a, c’est d’abord certainement sur des modalités bien plus silencieuses qu’il se manifestera : absentéisme en hausse, accentuation
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des tensions interpersonnelles, multiplication des risques psychosociaux (RPS) et désinvestissement de son travail. Sur cet aspect, une vigilance permanente est nécessaire et doit faire partie intégrante du pilotage de la transformation. d. Des risques stratégiques Enfin, pour parachever ce tour d’horizon des risques, nous identifions deux voies stratégiques qui sont à même de produire des effets contre-productifs.
La stratégie minimale
Celle-ci consiste à mettre en œuvre la nouvelle donne en se contentant d’un accompagnement social du changement. Gérer les postes, les carrières, en faisant que chacun puisse s’y retrouver au mieux, mobilise fortement les RH comme les managers. Certains diront que c’est déjà beaucoup, ce qui est tout à fait vrai. Cela représente déjà un chantier lourd, complexe, que de mener une réorganisation, ou pire encore une fusion et des transferts d’une collectivité à l’autre. Et c’est beaucoup d’énergie que de l’accompagner socialement.
Pour autant, une telle stratégie ne semble pas à la hauteur de la situation et de ce qu’elle appelle. Non seulement elle ne tirerait pas partie des opportunités ni des courants porteurs. Mais, à ne pas s’attaquer, entre autres, aux modes de fonctionnement, elle laisserait le champ totalement libre à la logique de la spirale négative. Ceci accentuerait aussi le risque social et ses manifestations silencieuses qui, par effet retour, rendraient de plus en plus difficile l’atteinte des résultats économiques et de service rendu. Ce qui nécessiterait de nouvelles réorganisations, etc. In fine, la stratégie minimale se couple à la spirale négative.
La tendance à l’hégémonie du chiffre
Les questions économiques faisant une entrée forte dans l’espace stratégique, la seconde impasse consisterait à positionner la gestion du risque financier comme le principe actif du système managérial. Ce serait agir à l’instar de nombreux groupes privés qui, face au danger économique généré par une concurrence mondiale et aux extrêmes variations des investissements boursiers, ont surdéveloppé des mécanismes anti-risques : extrême formalisation des processus, multiplication des reportings visant un pilotage en temps réel, batteries d’indicateurs, individualisation poussée des objectifs sur les résultats, écriture de scripts d’action formalisés, etc.
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Les effets sur le corps social des organisations qui ont opté pour cet hyper-contrôle de l’activité et des acteurs sont patents17. Ces derniers ont le sentiment d’avoir perdu peu à peu tout espace d’autonomie. Mais plus encore, à travers cette formalisation du travail, c’est le travail lui-même, sa réalité, ce que les gens font et produisent réellement, qui tend à disparaître derrière les chiffres. Les entreprises ont bien du mal à sortir de ce processus dévitalisant, malgré leur volonté. Il faut donc tenir compte de cette expérience du secteur privé, en ne se laissant pas emporter par ce qui peut être, là aussi, une tendance naturelle de l’action. Lost in management, op. cit.
B. Les principes de l’action À la suite de ce tour d’horizon des dynamiques positives et négatives qui traversent la situation, tentons de proposer des premières orientations à même de piloter de manière optimale la transformation qui s’amorce. Fondées uniquement sur l’analyse des attitudes des agents, elles ne peuvent intégrer toutes les dimensions stratégiques ni prendre en compte la singularité de chaque collectivité, alors même que chaque histoire et chaque contexte sont bien évidemment des éléments cruciaux de toute analyse stratégique. Cependant, si notre proposition ne se veut pas un modèle universel à appliquer nécessairement, nous espérons qu’elle constitue un ensemble auquel chacun puisse se référer afin de s’en inspirer.
1. L’action stratégique majeure : transformer le système managérial D’après l’analyse du point de vue des agents, cette transformation constitue le levierclef pour piloter la situation créée par la nouvelle donne. Ce que la situation appelle, et que la logique du renouveau attend, n’est pas qu’un simple accompagnement social du changement mais une transformation du système managérial. L’accompagnement social (expliquer, traiter les questions RH, etc.) est nécessaire, nous y reviendrons, mais il doit se doubler d’une action stratégique d’une tout autre ampleur. Seule cette transformation est en mesure de : - soutenir et consolider la logique du renouveau en concrétisant ces attentes dans les organisations, - desserrer l’étau dans lequel se trouve le management opérationnel et le remettre en position dynamique, - déstabiliser et fragiliser la puissance de la logique de la spirale négative, - capter et déployer les dynamiques positives. a. Une approche large du management Nous considérons ici le management d’un point de vue large et global en tant que système. C’est un système de relations entre différents acteurs, régis par des principes de fonctionnement (formels ou informels), qui prennent corps à travers des dispositifs opérationnels très concrets. Exemple : la circulation du parapheur est un dispositif concret dans lequel s’incarne la règle du processus de décision et qui définit des rapports entre les différents acteurs (qui a le pouvoir de, sur, etc.). Cette conception large de l’action managériale permet de contrecarrer deux tendances maintes fois observées. La première consiste généralement à réduire le management aux pratiques des acteurs. On se focalise alors sur la posture des managers, leur style de management etc., en excluant toutes les modalités RH de communication, de gouvernance, de processus de décision, etc. qui participent pourtant activement du management. 73
La deuxième tend à désigner les managers de proximité comme cibles principales de l’action. Lieu de la mise en œuvre du changement, de la construction des attitudes et de la confiance, l’activité managériale de proximité est clairement stratégique et ses encadrants en première ligne. Or cette activité de proximité est le fruit d’un système managérial global. Elle en résulte et en est le produit. La responsabilité demeure donc ici globale et collective. Faire porter l’enjeu de toute transformation sur les épaules des managers de proximité par le biais d’une délégation bien pensante a pour conséquence une pression personnelle sur les acteurs de terrain, éthiquement douteuse et pragmatiquement peu efficace. b. La finalité première de la transformation : renouveler l’expérience sociale des agents Expérience sociale désigne tout ce que l’agent vit et ressent, constate et fait, analyse et interprète. C’est au cœur de cette expérience sociale quotidienne que les attitudes se forgent, se modulent et évoluent. Certes le management n’est pas en mesure de la surdéterminer totalement. De multiples facteurs sociaux entrent ici en ligne de compte et nous ne sommes pas dans l’utopie d’une ingénierie sociale qui rêverait de maîtriser ce vécu. Néanmoins, il est en capacité d’y produire des effets et de créer des conditions favorables à son évolution. D’une part, c’est en donnant les signes concrets et vécus d’un renouvellement de l’expérience professionnelle des agents que l’action transformatrice du système managérial peut soutenir l’alternative du renouveau, lui donner corps et crédibiliser une nouvelle voie. D’autre part, c’est en créant des dispositifs opérationnels renouvelés qu’elle soutient et accompagne les évolutions culturelles. La culture d’une organisation n’est pas une abstraction. Elle se sédimente et évolue dans l’expérience, dans la pratique, le concret. Quand une organisation met en place un véritable entretien consacré au parcours professionnel, elle soutient l’émergence d’une culture de la mobilité professionnelle. Quand elle institue des dispositifs de régulation collective, elle favorise le développement d’une culture de la coopération, etc.
2. Opter pour la radicalité versus le cosmétique Favoriser une bifurcation, renouveler l’expérience sociale des agents et du management nécessitent une action forte. Il n’y a d’action forte que si elle introduit, en l’occurrence dans la transformation des modes de fonctionnement, des signes qui font rupture aux yeux des agents et qui marquent un changement de cap. Comment produire de tels effets de rupture ? Le premier réflexe pourrait être ici de mener une action qui n’existe nulle part ailleurs ou d’importer dans le champ territorial des pratiques ou des principes qui lui sont fondamentalement étrangers. Mais là n’est pas la seule voie. Si l’enjeu fondamental n’est pas de faire la une des médias, la radicalité peut prendre d’autres formes qui nous paraissent plus adaptées à un univers à forte tradition historique et imprégné d’une culture nationale de l’action publique. 74
Quatre procédés, menés conjointement, nous semblent en mesure de produire des effets de rupture : • Introduire des pratiques qui rompent avec ce qui se fait communément dans l’univers territorial ou tout ou moins dans sa collectivité, sans paraître totalement étrangères. • Instituer ces nouvelles pratiques dans le fonctionnement régulier et quotidien de l’organisation. Cette logique s’oppose à la logique des « coups » ou bien du saupoudrage. Elle vise à inscrire dans le fonctionnement de l’organisation des dispositifs pérennes qui deviennent la règle de fonctionnement. Prenons un exemple : tout le monde fait un peu de participatif, notamment à l’occasion de l’élaboration du projet d’administration. Franchir un seuil, c’est introduire des modes de fonctionnement coopératifs permanents (versus occasionnels), portant sur le quotidien du travail (versus le projet d’administration). • Multiplier ces avancées significatives pour les agents sur les divers champs du système managérial. Quand les signes se multiplient, une règle d’interprétation d’une dynamique de changement se construit dans les esprits. « Ça bouge ici, ça bouge là… donc ça bouge. » La volonté de changement prend de la consistance et de la crédibilité. • Agir sur l’ensemble des agents. Le management est une cible prioritaire, condition nécessaire de la transformation mais non suffisante. Croire qu’une action nouvelle et positive dans son cercle managérial proche va nécessairement impacter l’ensemble du corps social, et donc toucher les agents, est un leurre.
3. Faire bouger les lignes Cela consiste à faire évoluer les principes qui sous-tendent le fonctionnement du système managérial. En complément de ces quatre procédés de rupture, un nouveau dispositif doit être porteur de principes qui viennent faire évoluer les manières de penser et de concevoir l’action. À cette condition, l’action transformatrice ouvre un passage vers un futur souhaitable et peut amorcer le renouveau culturel. Franchir un seuil, c’est franchir une limite, mais c’est aussi ce qui ouvre à la nouveauté. C’est un passage qui conjugue rupture et continuité, comme au seuil d’une porte lorsque l’on passe d’une pièce à l’autre. a. Faire évoluer significativement les rapports sociaux au sein des organisations Un système managérial est en premier lieu un système de relation. Changer un système, c’est donc changer les relations au sein de ce système. La transformation managériale en passe donc par une nouvelle donne sociale qui fait évoluer les places, les relations et les pouvoirs des uns et des autres.
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L’enjeu prioritaire de cette reconfiguration consiste selon nous à rehausser les places de l’agent et du manager : • De l’agent exécutant à l’agent producteur. L’agent est le producteur de son activité et non le simple exécutant qui applique ce que l’organisation lui dicte. Si chacun y souscrit, dans les faits, il est plus que jamais nécessaire de créer les dispositifs qui soutiennent sa part contributive, mobilise son expertise et stimule sa capacité d’initiative. • Du manager-relais au manager influent. Le manager de proximité n’est pas qu’un relais, un traducteur, une courroie de transmission. À son niveau, il impulse, prend des décisions, oriente l’action, et noue quotidiennement le terrain et le stratégique. Il se doit donc d’être une voix reconnue, à même de pouvoir influer sur le processus de décision. L’acte premier de la transformation consiste donc à opérer une conversion du regard. Reconnaître ce qu’ils sont et en tirer toutes les conséquences opérationnelles. C’est sur cette base que les agents pourront eux-mêmes évoluer et que s’initie une dynamique de transformation. b. Du terrain qui applique au terrain stratégique Le terrain est le lieu de la réalité de la stratégie. Elle s’y applique et s’y régénère. C’est là que les transformations prennent ou ne prennent pas. C’est là que l’action publique s’enrichit et s’adapte. C’est là que se développent une expertise des usagers et un répertoire de savoir-faire, tant métiers que managériaux, souvent inexploités. Coupée du terrain, la stratégie s’abstrait, d’autant que son environnement est en mouvement permanent. Or, dans les faits, le stratégique et le terrain constituent deux territoires séparés qui n’entretiennent qu’un rapport de déclinaison, le terrain devant décliner, comme il peut, le stratégique. Cette séparation s’incarne dans l’organisation via une division du travail nette entre ceux qui s’occupent de stratégie et des projets, et les autres, qui sont responsables du bon fonctionnement quotidien de leur service. Puisque l’un n’existe pas sans l’autre, il nous semble donc urgent de passer à un rapport qui prenne acte de leur interdépendance. • Intensifier la circulation de l’information descendante et remontante donne certes plus de fluidité aux relations, mais reste largement insuffisant. L’enjeu est de créer des espaces de partage entre le terrain et le stratégique, où l’on construit des objets communs, sur lesquels on œuvre. Ainsi, ces deux dimensions s’interpénètrent et des ponts se tissent entre les deux strates organisationnelles. Ce n’est en rien la confusion généralisée des places. Un pont est à la fois ce qui relie et sépare. • Intégrer l’usager au système managérial. Il fait lui aussi partie du terrain. Ses usages réels, ses attentes, ses remarques doivent impacter positivement les pratiques et les organisations, dynamiser la relation managériale, guider les orientations stratégiques des élus.
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c. L’activité réelle placée au cœur des relations Ce mouvement d’intégration et d’interpénétration du stratégique et du terrain a pour corollaire de faire porter les relations managériales et sociales sur l’activité réelle. Le réel de l’activité ne se réduit pas à ce qu’en délivrent les chiffres ou à ce que prescrit la fiche de poste. C’est aussi la manière dont les collectifs s’emparent de ce qu’il y a à faire et y donnent sens. C’est tout l’imprévu qui surgit dans le quotidien et qui devient une caractéristique forte du travail. C’est tout ce qu’une situation appelle et pour lequel aucun manuel ne peut dire comment faire. C’est tout ce qui empêche de bien faire… Tous ces pans de l’activité sont à remettre sur la table, à offrir à la délibération des différents points de vue au sein des relations managériales. Ils peuvent être aussi les objets qui renouvellent le dialogue social. d. D’autres lignes à faire bouger • Favoriser l’émergence des cultures de la mobilité professionnelle, de la conduite et de l’accompagnement du changement, de l’ajustement permanent, de l’apprentissage, de l’incertain… • Favoriser les passages de la coordination à la coopération, de l’exécution à l’autonomie, de l’autonomie à la prise d’initiative, du contrôle à l’auto-contrôle et donc au « faire confiance », de la faute au droit à l’erreur, etc.
4. Piloter en continu et de manière soutenue Il s’agit de s’engager dans une dynamique de transformation du système managérial dès aujourd’hui et de conduire celle-ci d’un rythme progressif et soutenu. a. Engager la transformation des modes de fonctionnements dès l’amont Transformer rapidement sans attendre que les organisations soient nécessairement posées. Reporter est une perte de temps contre-productive. La logique de la spirale négative risque de s’installer et de se consolider. Une réorganisation est toujours longue à mener et déstabilise négativement le corps social. Agir dès l’amont, c’est introduire dans la modalité même de pilotage des réorganisations des signes de renouveau. Dès l’amont, il est possible de produire des effets de rupture en termes de communication, de changer la donne sociale interne en donnant une place significative au management, de mettre en place de nouveaux outils (par exemple un diagnostic) à même de modifier le regard des acteurs sur leur action et leur activité. Ces nouveautés agissent alors comme des germes qui pourront servir de points d’appui lorsqu’il sera question d’aborder plus frontalement les modes de fonctionnement. Ils créent des opportunités pour la suite qui d’une certaine manière a été anticipée. Ils ouvrent l’avenir et le préfigurent. Par exemple, les cellules d’appui mises en place pour les directions opérationnelles au moment des réorganisations peuvent être l’occasion d’une nouvelle expérience 77
relationnelle entre les différents acteurs. Elles constituent ainsi comme de nouvelles scènes sociales potentielles, souples et ouvertes où s’entrecroisent le terrain et le stratégique. Elles peuvent perdurer aux côtés, ou bien encore à la place du schéma classique des comités de direction qui s’enchaînent en cascade le long des strates hiérarchiques. b. Pilotage stratégique en continu (versus le plan stratégique) Cette logique d’action très pro-active doit tout naturellement se poursuivre, une fois la réorganisation passée, quand l’action se centre résolument sur les modes de fonctionnement. Là aussi, il s’agit d’adopter une logique d’enchaînement qui œuvre progressivement de manière soutenue. Guidée par quelques orientations fortes, elle s’ancre dans le présent en mouvement, toujours en devenir, tire parti des circonstances et de ce qui a déjà été mis en œuvre et des effets produits. Chaque pas sert d’appui au pas suivant. En rupture totale avec des démarches qui, à un temps long d’élaboration d’un plan global, font suivre une phase de déclinaison et de mise en œuvre tout aussi longue, ce pilotage stratégique fait d’enchaînements continus est en phase avec un espace stratégique qui sera, par nature, de plus en plus indéterminé.
C. Les pistes opérationnelles Pour transformer le système managérial, plusieurs pistes de dispositifs opérationnels peuvent constituer ce que nous appellerons une panoplie. Par son étymologie grecque qui signifie « armure » (pan : tout, et hoplon : arme), la panoplie résonne avec notre vision de cette transformation. Il s’agit effectivement ici d’une certaine façon d’équiper les agents et les collectifs, pour faire face à l’épreuve, de les armer en renforçant leurs capacités adaptatives et leur place via des dispositifs. S’approprier la situation créée par la nouvelle donne, ce n’est pas seulement la comprendre. C’est la faire sienne au sens fort, lui donner un sens investi et être en capacité d’agir. Nous parcourrons cette panoplie en abordant successivement la communication, les ressources humaines, les prestations sociales, le management, et la posture des dirigeants, comme autant de points d’entrée et de lieu de renouvellement possible du système managérial. Ce n’est pas un programme en tant que tel, mais un tour des pistes possibles.
1. La communication Il pourrait paraître bien étrange de commencer par cet aspect. Souvent considérée dans la culture du management territorial comme un adjuvant, certes nécessaire, elle tient rarement la place centrale qu’elle mérite. Ce serait oublier :
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• Que le médiatique est un trait majeur du milieu dans lequel évolue aujourd’hui n’importe quel acteur social, dans un flux, dans un bain médiatique quasi permanent, où cela communique de toute part, et sous des formes de plus en plus renouvelées et bien avant que le dirigeant ne se mette à communiquer. • Que l’acte managérial par excellence est le « dire ». • Que communiquer ne se borne pas à transmettre de l’information, ni à délivrer la bonne vision des choses, mais à entretenir et à faire vivre les relations : partager du sensible, du concret, des significations. • Que modifier les modalités mêmes de communication permet de redistribuer les places des uns et des autres, les objets autour desquels ils se mettent en rapport. Et qu’en faisant évoluer les relations, on fait également évoluer les représentations que chacun des protagonistes peut avoir de lui-même, des autres, de la situation, etc. a. Prendre la parole le plus tôt possible Bien que cela puisse paraître extrêmement difficile avec des informations incertaines, quand il est impossible de dire à tel service ni même à tel agent ce qu’il en adviendra de lui dans six mois, le silence est contre-productif. Quoi qu’il en soit, la communication fonctionnera spontanément. La direction met en péril le crédit qu’elle peut avoir. Cela rend alors plus périlleux encore le moment où elle devra nécessairement annoncer des mesures difficiles. S’exposer à cette parole difficile, c’est accorder de la valeur aux liens, ce qui est salutaire pour l’avenir, et fournir un apport aux agents. En effet, il est toujours possible de dire ce que l’on sait, ce que l’on ne sait pas, quand on le saura. Il est souhaitable de poser les principes avec lesquels on entend gérer la situation et de déjouer certaines rumeurs (par exemple, « il n’est pas question de toucher aux salaires »). Enfin, il est nécessaire de parler méthode et déroulement. Fixer des échéances, des RDV, des étapes, un programme d’action… c’est donner à chacun une perspective temporelle. Dans ce cadre, la transparence et un échange oral direct entre dirigeants (élus et directions) et agents sont hautement recommandés. Le flou est ici catastrophique. La clarté, quitte à être « cash », dans un univers qui n’a pas cette culture mais celle du secret, est ici un point-clef : donner des repères tout en produisant un effet de rupture. b. Communiquer par un dispositif pérenne renouvelé L’incertain devenant un déterminant de l’environnement, il ne s’agit pas seulement de faire face à une situation nouvelle et exceptionnelle, mais de mettre en place un dispositif communicationnel pérenne qui repose sur le couplage entre : • Une communication type GPS. Un GPS est l’outil qui permet de se repérer, de s’ajuster et donc d’agir et de choisir. Il délivre un flux d’informations factuelles
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continu et en temps réel qui couvre de multiples échelles locales, régionales, nationales. C’est l’équipement de base en milieu incertain. • Une intensification et une pérennisation de la parole et des échanges en direct. À tous les niveaux de l’organisation, il est souhaitable de prendre régulièrement l’initiative d’expliquer, de clarifier, d’échanger, de confronter les points de vue, d’exposer les conséquences, de discuter des choix, etc. Ces échanges doivent devenir une habitude au sens fort. Chacun sait alors que si la situation l’exige, l’échange aura lieu. C’est un constructeur de confiance. Notons qu’il s’agit de rompre avec le dispositif classique structuré autour des divers médias internes, notamment écrits. c. Produire des échanges et renouveler la culture interne La fragilisation des cadres de référence de l’univers territorial demande de réactiver la question du sens et de la mettre au travail : remettre des mots sur les valeurs historiques, les repenser à l’épreuve des faits et des attentes des habitants et ne pas craindre d’emprunter ceux en provenance du privé (performance, efficience…). Tout en leur donnant un sens et des modalités opératoires propres à l’univers territorial. Dans cette optique, les arbitrages concrets à faire, les priorités à définir, les choix à poser, les modalités de fonctionnement à mettre en œuvre, etc. constituent autant d’opportunités pour les collectifs territoriaux de remobiliser les principes qui les guident et ainsi de réactualiser et renforcer le logiciel territorial. Le communicant est alors celui qui décloisonne verticalement et horizontalement et qui produit des liens. Il fait s’exprimer et délibérer les différents points de vue, se partager les émotions. Il introduit des nouveaux objets autour desquels on se rassemble. Il peut nourrir la collectivité de tout ce qui se passe dans son environnement extérieur (dans d’autres collectivités, entreprises, associations… au niveau local ou même international). d. Réinjecter une diversité de points de vue et du réel dans la communication interne À force de croire que la communication interne consistait à construire une image positive de soi, elle tend à produire une sphère d’illusion qui fait perdre aux discours tout ancrage dans le réel. Les agents ont bien intégré la règle du jeu. Le journal interne n’est ni une tribune syndicale, ni le recueil de tous les dysfonctionnements et échecs de l’organisation. Sans introduire les différents points de vue des agents et les difficultés inhérentes à la réalité du travail, les médias délivrent alors un message lisse et convenu. Ils risquent peu à peu de perdre toute aspérité et tout attrait et de renforcer le sentiment que le fossé se creuse entre dirigeants et agents. Accorder une place au réel ne produit pas nécessairement des effets d’image désastreux. Le négatif, la difficulté font partie du travail, et c’est le ressort de la fierté que de les affronter. Cela nécessite de rompre avec le récit de la success story et d’opter pour une autre modalité narrative : le récit, positif, de l’apprentissage collectif face aux multiples épreuves. 80
2. Les ressources humaines a. L’accompagnement des agents C’est assurément le premier point qui surgit à l’esprit dans le cadre de réorganisations. Proposons ici quelques règles de pilotage de cet accompagnement. Donner du choix Il s’agit de proposer plusieurs options aux agents pour les remettre en position de choix dans une situation qui n’était ni anticipée, ni espérée pour la plupart d’entre eux. Cette règle est fondamentale et très généralement appliquée. Il faut néanmoins veiller à ce que ses conditions d’exercice ne ruinent pas toute idée de choix. Il arrive fréquemment d’en arriver à proposer aux agents un choix séquentiel qui appelle une réponse par oui ou non : une première proposition puis, en cas de refus, une deuxième proposition, etc. C’est normal dans une situation complexe où les transferts sont interdépendants. Le choix séquentiel est un choix sous pression qui s’oppose à la représentation et à l’expérience que tout un chacun peut en avoir, dans le sens d’être face à des propositions simultanées. À chaque occurrence, l’agent doit faire une sorte de pari sur une suite qu’il ne maîtrise pas. Atténuer cette prise de risque, c’est permettre à l’agent de disposer d’une vision sur ses possibilités avant le premier choix et sur l’échéancier des séquences à venir, et non de décider à l’aveugle. C’est lui redonner ainsi la marge de manœuvre inhérente à l’idée de choix. Un accompagnement attentionné L’étape du choix est critique pour la personne et pour son lien avec l’organisation. Elle hypothèque fortement son engagement futur dans sa nouvelle place. Le plus grand soin possible doit donc y être accordé. La première condition est la clarté du déroulement du processus et des règles du jeu. Comme le disait un agent, catégorie B : « Je suis allée à une réunion qui devait nous dire comment tout cela allait se passer : j’en suis ressortie complètement perdue ». A fortiori pour un agent catégorie C, dont ce serait la première mobilité professionnelle après 20 ans de carrière, cette incompréhension pourrait produire le sentiment d’être totalement délaissé. La deuxième condition est d’accorder un temps significatif et de qualité à la question des aspirations personnelles de l’agent. Se centrer sur la dimension personnelle est essentiel : aspiration d’évolution de carrières, choix de métier, mais aussi incidences sur la vie personnelle et temps de maturation pour une décision importante. C’est remettre l’agent dans le jeu, au moment où il s’en trouve exclu. Si l’accompagnement est perçu comme visant à recaser l’agent coûte que coûte et le plus rapidement possible, les effets négatifs en seront durables. Un impératif éthique Il vise à ne pas bloquer un départ vers une mobilité souhaitée. Plusieurs interviewés ont fait part de pressions négatives de leur manager.
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Ceux-ci interviennent notamment auprès du futur employeur, et jouent du lien de dépendance entre les structures pour empêcher la mobilité. Une position ferme des RH à l’égard des managers doit être énoncée. b. Favoriser l’émergence de la culture de la mobilité • En instaurant un rendez-vous de parcours professionnel. Faire exister un dispositif régulier, distinct de l’entretien d’évaluation, mené par les RH, est un enjeu crucial. Il permet de faire vivre dans l’organisation et pour la personne la question de l’évolution professionnelle et d’un possible parcours. • En développant et systématisant des dispositifs qui soutiennent l’accès à la mobilité pour ceux qui en sont le plus éloignés : journées mobilité, formation aux entretiens ou aux CV, dispositifs d’immersion découverte18. • En considérant toujours que la culture de la mobilité professionnelle se forge aussi au sein de sa propre activité professionnelle : une activité en évolution continue où chacun apprend de ses évolutions et acquiert une plus grande confiance à l’égard du changement. Cette expérience participe de l’émergence de la culture de la mobilité. c. Inscrire l’organisation dans une perspective d’apprentissage permanent Si la DRH acquiert une position stratégique à travers le pilotage de la masse salariale, elle doit se doubler d’une fonction tout aussi capitale : devenir le chef d’orchestre de l’apprentissage collectif. Développer des dispositifs de formation fondés sur les situations concrètes Les outils classiques de formation de base (des métiers, du management, etc.) sont utiles, notamment en ce qu’ils répondent aux attentes actuelles de construction de parcours et soutiennent ainsi la culture de la mobilité. Mais ils sont moins adaptés aussi bien aux attentes des agents qu’aux évolutions de l’environnement. La modalité ici proposée repose sur le triptyque récit-partage-enseignements. Elle rompt radicalement avec les modalités de transmission du savoir par un formateur. Elle consiste à apprendre de sa propre activité en échangeant avec ses pairs sur des expériences actuelles et concrètement vécues. D’une part, elle rend le métier vivant et intéressant, ce qui soutient l’investissement personnel. Elle renforce les identités professionnelles et les collectifs. Elle fait évoluer le registre des savoir-faire véritablement mis en œuvre en situation, tout en développant des compétences réflexives et coopératives. D’autre part, elle est plus en adéquation avec un univers complexe et mouvant. L’expérience y est toujours à réactualiser. Et être professionnel ne signifie pas seulement avoir les compétences de base et les savoir-faire métiers, c’est faire face à l’imprévu et prendre l’initiative, en situation.
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Les mobilités, un levier de management ?, op. cit.
Considérer l’organisation comme terrain et dispositif d’apprentissage Le modèle porté par ces dispositifs de formations alternatifs peut s’appliquer à l’échelle de l’organisation. Celle-ci devient alors un terrain d’apprentissage et la transformation l’épreuve à travers laquelle on apprend et développe de nouvelles compétences collectives. Sur ce principe, quelle peut être l’action de la DRH ? Braquer le projecteur sur les compétences collectives et ne pas se focaliser uniquement sur les compétences individuelles.
Les compétences ne sont pas des abstractions, elles se manifestent toujours en situation. Or toute situation, comme tout résultat, n’est jamais le produit d’un seul individu. Pour réussir ensemble, il faut pouvoir se comprendre, se faire confiance, s’organiser, définir des enjeux communs, prendre l’initiative de se voir, suivre ensemble les effets de ce que l’on fait. Il faut pouvoir parler de ce qui ne va pas, en distance et sereinement, sans renvoyer systématiquement chacun à ses manques ou à sa responsabilité, trouver les agencements organisationnels les plus fluides, savoir prendre des arbitrages, etc. Se focaliser sur les compétences collectives consiste alors à : - être en veille active pour les identifier, déceler leur manque ou leur émergence, - les rendre visibles, les nommer pour les faire exister comme objet, - repérer tout ce qui dans l’organisation favorise leur développement ou le freine, tout ce qui n’existe pas et qui permettrait de les cultiver. Exemple : Les outils de pilotage, de conduite de changement, d’animations d’équipes… peuvent développer de nouvelles compétences (mais peuvent aussi en faire disparaître). Établir de manière régulière des retours d’expérience à la suite d’une opération quelconque ou d’une évolution majeure, c’est développer la culture de l’apprentissage. Favoriser des démarches d’expérimentation – la territoriale est un univers où on expérimente peu – en est un autre. Notons que cette position de DRH développeur des compétences collectives s’articule parfaitement à l’animation des échanges du communicant, et à un management qui favorise la réflexivité et la coopération à tous les niveaux. Elle constitue surtout pour le DRH une place stratégique de première importance dans des organisations dont l’état durable est la transformation continue. d. Les prestations sociales, un levier de dynamique sociale Une forte sensibilité des agents Bien que ce sujet ne faisait pas partie du guide d’entretien, les agents ont évoqué de manière spontanée et assez frappante la thématique des prestations sociales (des œuvres sociales à la couverture santé). Elle émerge généralement, soit pour évoquer la menace d’une perte – nous sommes alors clairement dans le registre de l’accentuation de la vulnérabilité sociale –, soit quand les agents se projettent dans une possible mobilité choisie ou subie, comme critère d’attractivité.
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La situation réactive fortement ces sujets et leur fait tenir une place dans le mouvement global qui se dessine. Cette activation influence donc la réflexion qui est ici menée sur les pistes stratégiques. Agir sur un point sensible, c’est s’assurer que l’action ne passe pas inaperçue mais au contraire qu’elle est reçue comme un signe qui fait sens. C’est la garantie de son effectivité. Une pertinence stratégique Thématique sensible certes, mais quelle est sa pertinence stratégique ? Pour la saisir, il est nécessaire de porter un regard renouvelé sur les prestations sociales. On tend à enfermer celles-ci dans le cadre de la relation employeurs/employés, sans voir le rayonnement de leurs effets bien au-delà du cadre strict de cette relation. L’hypothèse défendue ici est que les prestations sociales ne sont pas seulement des avantages sociaux à bénéfice personnel, mais touchent à des fondamentaux de la personne de l’agent. Qu’est-ce que faciliter l’accès au crédit ? C’est doter la personne d’une capacité de se projeter et de bâtir un avenir. Qu’est-ce qu’un titre déjeuner ? Une respiration sociale, quand, avec ses amis ou avec ses enfants, l’agent s’offre avec ses proches un temps de qualité qui célèbre et revivifie le lien et qui ressource chacun. Qu’est-ce que la santé ? Une condition primordiale de la vie sociale d’une personne, au-delà du strict cadre professionnel. C’est pouvoir compter sur son corps et son énergie. Elle donne un ancrage corporel, une assise énergétique, pour disposer de soi, la ressource pour faire face aux épreuves. Elle dépasse le bien-être et soutient la possibilité d’agir. Qu’est-ce qu’une mutuelle ? Un dispositif de sécurisation dans un monde incertain. Qu’est-ce qu’une activité de loisir ? Une participation à la vie sociale, qui régénère le lien. Une expérience du commun et de ce qui nous tient ensemble. Les prestations sociales remplissent donc des fonctions sociales majeures. L’individu croit se tenir de l’intérieur par lui-même. C’est la version illusoire de l’individualisme et de l’individu souverain sans dépendance. Il est en réalité « tenu de l’extérieur19» par tout un « package social », notamment de droits sociaux qui le soutiennent. Les diverses prestations sociales sont ces supports invisibles qui dotent ainsi la personne de propriétés fondamentales : se projeter, respirer, avoir des marges de manœuvre, une assise, participation au lien social, etc. Elles sont donc en mesure de jouer un rôle important dans la situation sociale territoriale actuelle : • Du côté de la spirale négative, c’est envoyer un contre-signe qui enraye la menace d’accentuation de la vulnérabilité. Un signe qui, au-delà du statut faisant rempart, signifie clairement que les dirigeants n’abandonnent pas tout ce qui peut compter pour l’agent au nom de la contrainte budgétaire. 19
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Danillo MARTUCELLI, Grammaires de l’individu, Gallimard, 2002
• De l’autre côté, c’est renforcer la logique du renouveau en positionnant les prestations sociales comme une prise en considération forte de la personne de l’agent qui s’inscrit dans l’ensemble des dispositifs de soutien et de mobilisation. C’est en quelque sorte un pivot qui cible la logique négative, là où elle est touchée, et l’enraye, et en même temps, s’oriente, s’articule pleinement avec la logique positive. En agissant résolument sur des fondamentaux de la personne, les prestations sociales s’inscrivent de fait dans la panoplie des antidotes à ce que nous avons appelé la dé-subjectivation. Elles viennent renforcer la personne de l’agent, au moment où les organisations territoriales vont nécessairement faire appel à elle : efforts, implication… sans pour autant s’inscrire dans une réplique des errements du passé – acheter la paix sociale, dépenses sociales inconsidérées. Prestations sociales, communication, RH et management, toutes les pistes d’action s’inscrivent dans le soutien et dans la forte considération de la personne. Ce mouvement dessine un renouvellement du contrat social, moins fondé sur le couple sécurité-exécution, mais plus sur le couple soutien-implication. Ainsi comprise, la thématique des prestations sociales n’est pas à positionner comme une compensation qui ne ferait qu’entériner la logique de la perte, ni comme une stricte protection, ou bien encore comme une simple et louable amélioration des conditions de vie. Plus radicalement, l’angle avec lequel il faut les envisager est celui d’un renforcement des capacités à faire face. C’est un levier de dynamique sociale. Un levier de dynamique aux multiples propriétés • Le statut, les règles RH… sont en tant que telles très difficilement modifiables et laissent peu de marge de manœuvre. Au contraire, il est plus facile d’agir sur les prestations sociales pour produire un effet de levier et modifier la situation. • Ce levier est à la main de la collectivité. Elle peut agir d’elle-même, c’est un choix. Si elle le fait, elle fait un acte fort et affiche une volonté politique de miser sur la personne des agents. • C’est un levier adaptable dans le temps, il peut varier, n’est pas figé dans le marbre, et ajustable à chacune des collectivités, à ses choix sociaux (entre catégorie) : qui on aide, pourquoi… On peut l’utiliser à sa façon. • Un levier qui peut s’articuler avec la dynamique de regroupement des structures et redonner à la mutualisation une traduction sociale (l’accès à de meilleures prestations) versus une seule logique économique.
3. L’action managériale proprement dite Tout en étant intimement lié à la communication et aux RH, c’est bien évidemment le cœur du réacteur de la transformation du système managérial, la question qu’il faut avoir le courage d’aborder de front et dans toute son ampleur. Les modalités managériales impactant le travail et le quotidien de chacun, les effets de rupture à produire y seront les plus sensibles.
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a. La phase initiale : faire de la nouvelle donne une épreuve partagée Elle a pour but de prendre acte de la nouvelle donne, d’être le moment de sa prise en main par les élus et par la direction générale, et de positionner l’action d’entrée de jeu comme collective. Ce moment inaugural de la transformation du système managérial, généralement centré sur l’évolution des structures, repose sur quelques règles opérationnelles simples. Elles posent les germes des évolutions des modes de fonctionnement dans la foulée. Règle 1. Poser l’équation coût/services aux habitants Elle désigne l’épreuve. Par nature, une équation intègre des dimensions multiples (économique, service, sociale, politique, etc.). Elle intègre donc la question économique, mais ne se réduit pas à la seule réduction des coûts de production et de la masse salariale. L’équation pose un rapport problématique entre coûts et services produits, au regard des orientations politiques. Elle pose une tension et appelle une résolution en termes de modalités de production du service. Règle 2. Associer au maximum les managers et les agents Dans son ensemble et dans toutes ses micro-parties, le collectif est invité à participer à la manœuvre. C’est faire avec lui et non sans lui pour que les décisions prises soient plus pertinentes et bénéficient des expertises du plus grand nombre. Cet « avec » doit s’étendre à tous les agents et ne pas se cantonner au cercle managérial. Si cette position participative n’est pas possible (manque d’expérience collective de ce genre de démarche, enjeux personnels trop importants quand suppression du service à envisager, etc.), elle peut être alors consultative. Dans tous les cas, il faut poser clairement et préalablement le cadre de ce « faire avec » : l’attendu, le processus de décision, le déroulement et ses modalités, les outils proposés, les appuis mobilisables, etc. Règle 3. Fixer des échéances Il s’agit de poser des dates, des rendez-vous d’étapes, des échéances intermédiaires et finales. Cette règle donne une visibilité structurante et rassurante par un effet de prise en main et de maîtrise. Elle permet de se situer dans un temps court afin de produire de premiers effets rapidement (versus les grands projets qui s’enlisent). Elle met sous tension calendaire et donc en dynamique. Elle conjugue contrôle (sous la forme de comptes à rendre) et marge de manœuvre laissée aux collectifs et aux acteurs. Règle 4. Rechercher les options C’est une méthodologie de travail qui procède selon une exploration méthodique et systématique des différentes options. Elle incite à réfléchir, à inventer, à explorer différentes pistes. Dans cette optique, il est possible et souhaitable d’obliger, au nom de l’inventivité, à systématiquement envisager une option en rupture. Cette contrainte supplémentaire oblige à sortir des cadres de pensée traditionnels et à se libérer du poids de l’existant. « Si c’était l’occasion de faire ce que l’on n’a jamais osé faire, que ferait-on ? » Ou bien encore : « Si on partait de zéro et que l’on devait créer l’organisation en fonction des enjeux du projet politique, que ferait-on ? »
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Devoir présenter différentes options avec leurs avantages et leurs inconvénients oblige à faire pleinement l’exercice d’exploration, ouvre le débat et stimule ainsi l’inventivité collective. Règle 5. Se décentrer Dans les autres collectivités, dans d’autres types d’organisations, comment procèdet-on ? Comment est-on organisé ? Ce détour par l’extérieur doit être posé comme une règle du jeu incontournable. C’est une clef de prise de recul pour découvrir de nouvelles méthodes et renouveler ses analyses. Dans la phase suivante, il s’agira de se centrer sur les modes de fonctionnement. b. L’auto-diagnostic régulier Cette figure opérationnelle tient une place emblématique. Il faut entendre ici une activité régulière de chacun des acteurs de la collectivité et à tous ses niveaux. Il ne s’agit en rien du diagnostic mené en central ou bien confié à un cabinet extérieur, commandé par la direction générale et dont les conclusions s’imposeraient à l’ensemble des collectifs de l’organisation. Cette pratique d’auto-diagnostic intégrée au fonctionnement de l’organisation enrichit le rapport à l’action. Elle suspend le cours des choses, marque un temps d’arrêt et permet de revenir sur ce que l’on produit, avec quels moyens, selon quelles modalités, pour quels résultats et surtout pour quelle finalité au regard des orientations des élus. Il s’agit donc d’une activité réflexive qui met chacun dans un rapport actif à ce qu’il fait et à son devenir. Ainsi, ce retour réflexif intègre la question économique qui le stimule et le rend nécessaire. Par ailleurs, il intègre nécessairement la question des usagers : observer leurs usages, identifier les attentes, repérer les dysfonctionnements de service, interpréter les réactions et les éventuelles récriminations… Autant d’indices qui se doivent de participer du diagnostic, mais aussi plus globalement de l’évaluation de la politique publique. En prise directe avec le terrain, les services peuvent se constituer en véritable organe sensoriel, à condition de ne pas simplement répondre à l’usager mais d’aller vers lui de manière plus proactive. De plus, il fait évoluer les rapports verticaux en positionnant chacun des acteurs, et notamment ceux du terrain, à une place et sur une activité de diagnostic reconnues comme stratégiques. Le stratégique et l’activité réelle sont ainsi mis en partage au sein de la ligne hiérarchique. Enfin, le diagnostic dynamise les interactions et les échanges transversaux. Il met nécessairement en évidence les interdépendances. Il développe les échanges au sein des équipes, entre les services, avec les prestataires et les acteurs extérieurs, avec les usagers, etc. La réflexivité n’est pas l’introspection tournée exclusivement sur soi-même. La réflexivité est indissociable de l’interaction, de l’échange, de la compréhension réciproque, et donc d’une dynamique collective.
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Mise en place dans la phase initiale (par exemple dans le cadre de la préparation budgétaire) et institué de manière pérenne dans l’organisation, il est la figure-clef d’une évolution des modes de fonctionnement fondée sur le couple réflexivité et coopération. c. Les dispositifs de coopération verticale : la fin du tout hiérarchique Dans la culture territoriale, le principe hiérarchique tend à surdéterminer les fonctionnements et les relations entre les acteurs. C’est un point nodal qui bloque en outre le développement de la coopération entre les différents services. Desserrer cette emprise, c’est ouvrir la relation managériale à des modalités plus latérales qui suspendent momentanément les rapports hiérarchiques. Elles ne ruinent pas le vertical, mais le soutiennent, l’animent et le revigorent. C’est dans le latéral que se construisent la confiance en soi et en l’autre, l’autorisation à prendre l’initiative. Instituer la bilatérale direction/management de proximité pour accompagner la transformation Le cœur du métier de manager de proximité se déporte. Il consistait principalement à assurer le bon fonctionnement du service. Désormais, il est et sera centré sur la conduite des transformations et sur leur accompagnement auprès des équipes. La construction de cette position nécessite non seulement de renforcer les relations direction/managers de proximité, mais de consacrer aussi des temps conséquents à partager la problématique de l’accompagnement qui devient une activité à part entière et stratégique. Se poser ensemble les bonnes questions préalables à toute action, partager le diagnostic, les risques, les opportunités, les leviers, ce qu’il faut mettre en œuvre, déterminer les marges de manœuvres, qui fait quoi, selon quelles temporalités. Diversifier les objets et les modalités des réunions d’équipes Moment officiel du fonctionnement de l’entreprise, rite des places respectives… elles sont un lieu déterminant de la transformation du système managérial, aujourd’hui figé autour du noyau historique, à savoir l’information descendante, agrémentée de la revue des projets en cours. Les faire évoluer ne consiste pas seulement à favoriser les échanges entre participants, mais à faire des échanges le principe structurant de la réunion d’équipe et de les centrer sur l’activité réelle. Exemples : Une réunion centrée sur la problématique d’un des participants qui met l’ensemble du collectif en position coopérative. Une réunion qui commence par les questions diverses, celles que chacun garde par-devers soi et qui sont pourtant là où se joue l’essentiel de ce qui « travaille » chacun des participants. Dans cette perspective, adopter des techniques d’analyse collective au sein des réunions d’équipe : • Analyse collective des pratiques professionnelles : cette technique peut s’effectuer sur des temps dédiés, selon les canons (exposé d’une pratique en situation, analyse et commentaires du groupe, propositions de pistes d’amélioration et
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enseignements), et elle peut se pratiquer ensuite de manière informelle dans le travail lui-même. En direct, les agents s’interrogent et échangent mutuellement sur leurs pratiques professionnelles. • Analyse des situations type : elle permet de répertorier les spécificités des grandes situations type rencontrées dans l’activité quotidienne, de prendre de la distance, de les examiner et d’en tirer les conséquences en termes d’évolution de l’action. • Co-construction de solutions, « briefs/debriefs » réguliers, retours d’expériences pour les opérations exceptionnelles, mise en place de binômes au sein des équipes, ainsi que l’auto-diagnostic. Toutes ces techniques se centrent sur l’activité réelle. En reconnaissant la place contributive des agents, elles les sortent d’une stricte position d’exécution. En parlant continûment du travail, elles dynamisent les liens entre pairs et au sein de la ligne hiérarchique, et réveillent le plaisir de travailler ensemble. En permettant aux agents et aux équipes de faire sens par eux-mêmes, au sein de leur propre univers de travail, elles créent les conditions favorables à la coopération, à la prise d’initiative, à l’émergence de propositions ou de contre-propositions. d. Redonner du pouvoir de décision et d’influence au terrain Un dispositif de véritable traitement des irritants Les « irritants » sont ces dossiers qui depuis longtemps empoisonnent le quotidien des agents et des managers de proximité, et empêchent de faire du bon travail. Ils produisent par usure des effets toxiques dans les équipes et semblent difficiles à traiter. Les managers les font remonter, voire tentent le porte-à-porte des directions, mais rien n’y fait. Ce sont des dossiers de la réalité quotidienne, en souffrance, qui ne parviennent pas à prendre de valeur stratégique. Leur accorder cette valeur, c’est donner de la valeur au terrain. De la même façon, il convient d’opérer régulièrement un examen complet des process et des procédures. Le principe de subsidiarité Donner la responsabilité au niveau d’action le plus pertinent : • Disjoindre le reporting (nécessité de rendre compte et de donner une visibilité sur ce qui se fait) du processus de validation généralement très centralisé. Et ce afin de redonner du pouvoir d’arbitrage au plus près du terrain. • Soutenir et favoriser les prises d’initiatives. Sortir de la culture de la faute et accepter le droit à l’erreur au nom de la prise d’initiative. • Créer une dynamique projet pour chaque équipe. Faire en sorte que toute équipe prenne appui sur son histoire, s’interroge sur son présent à partir de l’auto-diagnostic (où en est-on ?) et s’oriente vers son devenir (où veut-on et où peut-on aller ?). Ce projet confère au manager de proximité l’autorité de celui qui impulse, fixe les rendez-vous, pose un niveau d’exigence, tout en ouvrant un espace de possibles et en favorisant l’élaboration collective.
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e. La coopération à l’échelle de l’organisation Créer de nouveaux espaces de coopération transverses Au sein des collectivités, les différentes entités sont soit en juxtaposition, soit en coordination, mais rarement en coopération. L’enjeu est d’instituer de nouveaux espaces de régulation collective de l’action. Exemple : les communautés d’action. Elles dépassent les découpages métiers et peuvent être éphémères ou durables. Le regroupement se fait autour de la confrontation à des enjeux précis dont chacun des acteurs se sent collectivement responsable. Il rassemble les acteurs directement concernés et peut comporter différents niveaux hiérarchiques. Il est très important de bien spécifier l’enjeu. C’est le référent stratégique. Il désigne un champ de responsabilités confié au collectif et aux acteurs individuels, et ouvre un espace d’initiatives possibles qui doit être balisé mais pas formaté : « à vous de cultiver le champ ». Autoriser des pratiques qui pourraient paraître transgressives Par exemple, lorsque deux managers de proximité prennent une décision sans passer par leur hiérarchie respective, au nom de la rapidité et d’un nécessaire arbitrage, ou qu’un n-1 puisse, au nom de la mission qui lui est confiée, rencontrer en toute légitimité le n+1 d’une autre direction. Ou bien, à l’inverse, lorsqu’un directeur s’invite dans une réunion d’équipe, l’enjeu étant de rendre l’organisation plus plastique. Tous ces dispositifs se centrent sur l’activité réelle et reconnaissent la contribution de chacun à la production du service et à son évolution dans un cadre économique contraint. Applicables à tous les niveaux de l’organisation, ils dynamisent les relations entre pairs et font sortir la relation verticale du strict rapport hiérarchique. En parlant continûment du travail, ils rendent celui-ci plus intéressant et réveillent le plaisir de travailler ensemble. Ils créent ainsi les conditions favorables au déploiement de l’implication, de la coopération, de la prise d’initiative et à l’émergence de propositions, voire de contre-propositions qui viennent nourrir la stratégie de la collectivité. Dès lors, en permettant aux agents et aux équipes de faire sens, ils sont le complément indispensable d’un cadre qui oriente et pose les grandes règles du jeu (équation à résoudre, échéances, etc.), qui à la fois contraint et autorise, c’est-àdire donne de la liberté.
4. La posture des directeurs La conduite de toutes ces évolutions impacte la posture que le dirigeant doit adopter. a. Le grand-angle stratégique Aborder cette nouvelle séquence nécessite de prendre en compte les mutations sociétales et culturelles qui dynamisent l’environnement des collectivités : mutations technologiques, nouveaux usages et attentes des usagers, aspirations
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des agents au bien-être et à de nouvelles modalités de travail, mutation de la nature – même de territoires irrigués par de nombreux flux… C’est en élargissant la focale stratégique que de nouvelles marges de manœuvre s’entrevoient. C’est en prenant appui sur ce qui bouge que des possibilités s’ouvrent. C’est en prenant en compte ces dynamiques multiples que la fameuse question « En quoi ces contraintes peuvent-elles aussi être des opportunités ? » ne se réduit pas à un mot d’ordre normatif, mais devient un principe exploratoire productif. b. Synchroniser les mutations, tirer parti du digital Tout l’enjeu de cette posture est d’être en mesure de produire des effets de synchronisation entre tous ces mouvements qui ont chacun une temporalité et une trajectoire propres, et de les articuler pour qu’ils combinent leur force. Cette capacité à lier « tout ce qui bouge » est déterminante. La synchronisation est caractéristique des moments historiques de forte transformation, où tout ce qui change de manière divergente se met à converger, porté par une dynamique historique de franchissement d’une étape. Au cœur de cette combinaison, le développement des dispositifs numériques tient une place particulière : puissance en termes de productivité, capacité à faire évoluer les relations entre les différents acteurs internes et externes, principes qui animent ces usages (réciprocité, coopération, échanges, réactivité). Enfin et surtout par sa capacité à produire des effets sur tous les champs (social, fonctionnement, service) simultanément, il synchronise les dynamiques. Cependant, il ne suffit pas de synchroniser, il faut également lier passé, présent et avenir. C’est l’histoire dont il ne faut pas faire table rase, le changement dont il ne faut pas faire un mot d’ordre qui ne serait que tourner vers l’avenir et deviendrait une sorte d’impératif creux qui perdrait tout sens historique. Une histoire, c’est une origine à laquelle il faut toujours revenir, c’est à la fois de la rupture et de la continuité, et c’est toujours la biographie singulière d’une collectivité. Le dirigeant fait figure de projecteur qui oriente sa collectivité vers l’avenir, mais il se doit d’être aussi toujours un rétroviseur. c. Le garant de l’évolution du système managérial Les directeurs généraux ne sont pas que les patrons d’une administration, qui ellemême ne serait qu’une machine administrative. Être le porteur d’une dynamique de forte transformation nécessite de se positionner en garant du système et de son évolution, qui en passe par : • S’engager personnellement, auprès de ses plus proches collaborateurs mais sans laisser la transformation descendre par elle-même la cascade des strates hiérarchiques. Cela nécessite d’y consacrer du temps, de traverser les cloisons métiers comme les lignes verticales, pour se poser soi-même en garant de la transformation face aux équipes, ce qui n’est pas sans incidence sur son agenda. • Adopter de multiples postures : facilitateur quand cela bloque, d’incitateur qui autorise au changement, à faire bouger les lignes, et de questionneur de soimême et des autres, plutôt que de sachant : réinterroger les pratiques, ouvrir les possibles systématiquement. 91
• Oser. Depuis de nombreuses années, de multiples rapports et études ont pointé les défauts, les angles morts, les effets paralysants, voire démotivants, du système managérial… Du savoir, des outils sont constitués et disponibles. L’enjeu est d’oser engager le mouvement de manière radicale, sans redouter d’ouvrir la boîte de Pandore. Une telle expression est le meilleur moyen de refermer la question, mais surtout elle signale toutes les peurs que cette question suscite. Peur que l’ordre historique instauré s’effondre, que les équilibres subtils que l’on a su trouver au fil des ans se rompent, ou bien encore que s’ouvre un puits sans fond de nouvelles attentes auxquelles on ne pourrait répondre. Cette crainte d’un désordre généralisé est clairement un fantasme. Il n’est qu’à voir les propositions qui sont ici avancées, ou les attentes des agents en termes de renouveau pour s’en rendre compte. Ce fantasme tendrait-il à faire écran à une autre crainte : celle de perdre la maîtrise, l’autorité, voire du pouvoir, ou bien encore le plaisir personnel d’une position dirigeante qui vous place au cœur de toute chose et de toutes les décisions. Le contrepoison de tous ces fantasmes est d’investir la situation d’un désir de construire un futur dans lequel soi-même et les autres puissent se retrouver. C’est lui donner un sens par soi-même. Dans ce cas, cela devient une nécessité, non seulement rationnelle, mais investie. Et dans ce cas le dirigeant est porteur d’une vision du devenir de son administration, qui même floue – et comment pourrait-il en être autrement dans un monde incertain – est en mesure de faire sens pour les autres. d. Faire évoluer la gouvernance Il ne suffit pas d’adopter le grand-angle, de se poser en garant, d’oser et d’y croire, encore faut-il que tout cet ensemble soit légitimé par l’instance politique. Ce qui pose donc la question des élus qu’il est impossible d’esquiver, même si elle dépasse le champ de cette analyse. Comment contractualiser avec les élus une feuille de route, qui autorise à la transformation du système managérial et à une position de garant de son évolution ? Posons quelques éléments de réponse. Primo, la relation avec les élus, comme toute relation, n’est pas figée, inamovible. Chacun des acteurs est en mesure de pouvoir la faire évoluer. Secundo, la situation actuelle constitue une opportunité pour une évolution de cette relation. • L’introduction de la question économique hypothèque la capacité d’action du pouvoir politique au regard des engagements pris, voire fait surgir des risques financiers majeurs. Du coup, elle fait évoluer le statut de l’administration. Ce n’est plus une « machine » administrative mais une organisation en tant que telle. Ses coûts, les modalités de production, l’organisation de ses structures prennent une valeur hautement stratégique.
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• Les contraintes fortes du réel mettent en difficulté l’éthique de conviction qui tend à animer le pouvoir politique. Elles donnent nécessairement plus de place à une éthique de la responsabilité qui porte moins sur les valeurs que sur les effets et les conséquences de ses actes. Dans le cadre de ce tournant pragmatique, l’action politique doit s’ajuster au réel qu’elle vise à transformer. Et cet ajustement doit nécessairement se nourrir de l’expertise et de la force de propositions de l’administration, pouvoir compter sur ses capacités adaptatives, autant de propriétés indissociables d’une évolution des modes de fonctionnement. • La donne économique oblige à faire des choix. Ceux-ci doivent s’appuyer sur le réel (éthique de responsabilité) et redonner toute sa place au politique animé par des convictions. La situation offre donc l’occasion d’une densification des échanges entre élus et administration et de positionner celle-ci comme soutien stimulateur de l’arbitrage politique. Chacun se trouve à la fois renforcé dans sa place et plus en relation. • Dans cette perspective la technique de la présentation de scénarios peut être un bon support. En mettant les élus en position de choix, elle place l’administration comme un acteur pro-actif et le débat au bon niveau, celui de l’arbitrage politique. En proposant plusieurs options, et en incitant à trancher, elle clarifie les orientations et oblige les équipes politiques à rester dans une certaine cohérence autour des décisions prises. • Enfin, compte tenu de l’évolution du paysage politique territorial, il peut y avoir chez des politiques fraîchement élus le souci de marquer une différence significative avec les équipes précédentes, en termes de gestion des équipes. Introduire une transformation forte dans le système managérial peut donc être un enjeu pour une nouvelle équipe qui, bien souvent, conjugue changement de couleur politique et renouvellement générationnel.
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CONCLUSION Au terme de ce parcours qui nous a mené de l’analyse du point de vue des agents à de premières recommandations stratégiques et opérationnelles, nous proposons de mettre en perspective l’ensemble des résultats énoncés en désignant les natures profondes de la nouvelle donne et du vécu des agents territoriaux, et en posant la transformation du système managérial comme la voie nécessaire de la transition.
A. La nouvelle donne, une transformation versus un changement Il pourrait paraître naturel d’aborder la nouvelle donne à travers la notion de changement et des outils de ce que l’on appelle la conduite du changement. Selon nous, prendre toute la mesure de ce qui est en cours nécessite de poser une distinction : une transformation ne peut se réduire à un changement. Un changement est généralement circonscrit à un aspect de l’organisation. Une transformation est toujours multiple et globale. Un changement s’opère dans un temps délimité. Une transformation est un processus continu inscrit dans une durée longue. Un changement est le passage d’un état initial A à un état final B identifiable. Dans une transformation, le point B n’est jamais identifié. Il peut au mieux être vaguement projeté et devra perpétuellement être révisé et ajusté. C’est un processus ouvert. Prise dans son ensemble, la situation créée par la nouvelle donne articule trois dynamiques interdépendantes. Transformation 1. La nouvelle donne est porteuse d’effets globaux : structurel, fonctionnel, relationnel, culturel, personnel, etc. Elle irradie sur toutes les dimensions des organisations territoriales. Ses multiples incidences peuvent tout autant se traduire par une rupture sociale que par un renouvellement positif. L’histoire est ouverte et dépendra des acteurs locaux et nationaux. Mais, ses effets potentiellement positifs ou négatifs ont une portée de nature globale. Transformation 2. Reconfigurer le système managérial permet de répondre au mieux à la première transformation. Pour contrecarrer la spirale négative et donner les signes crédibles d’un renouveau, la transformation subie doit se doubler d’une reconfiguration voulue du système managérial pris dans son ensemble. Il ne suffit pas seulement de faire plus, ou mieux, ce qui consisterait au final à faire la même chose, mais de faire autrement. Il ne s’agit pas seulement d’accompagner le changement, mais de transformer la façon dont fonctionne le système dans sa globalité et donc faire évoluer significativement les principes de l’action managériale.
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Transformation 3. L’espace stratégique des collectivités est lui-même traversé de multiples évolutions au regard desquelles les transformations internes doivent être pertinentes. Que signifierait une transformation interne globale qui, par exemple, ne serait pas pertinente avec les nouveaux rapports des usagers aux territoires et aux services, qui ne tiendrait pas compte de la mutation technologique, ni de celle du rapport au travail, etc. Mais plus encore, nous assistons à une mutation de la nature même de l’espace stratégique. L’environnement des collectivités est désormais : incertain, ouvert, imprévisible, instable, etc. Dès lors, les organisations entrent dans un processus de transformation continue. Une transformation puissance 3 Transformation 1 Les effets globaux de la nouvelle donne + ou -
Transformation 2 La reconfiguration du système managérial
Transformation 3 La mutation de l’espace stratégique
B. Le vécu des agents, une épreuve sociale Cette triple transformation significative constitue pour les collectivités, les collectifs managériaux, les équipes, les agents, une épreuve sociale. Une épreuve n’est pas à entendre nécessairement de manière négative. Elle est ambivalente par nature. Il y a dans la notion d’épreuve une opportunité de valorisation, de gain culturel, de confirmation et de développement identitaire (franchir une nouvelle étape). Un match de football par exemple ou bien un examen peuvent constituer des épreuves positives dans le parcours d’une personne ou d’un collectif.
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Quelles sont les caractéristiques d’une épreuve20 ? 1. Elle éprouve : doute, inquiétude, remise en cause, espoir, enthousiasme, peuvent être successivement, voire simultanément les marqueurs d’un oscillateur des émotions toujours en mouvement. Accompagner cette traversée nécessite donc d’être à l’affût des signes, de les interpréter dans le cadre d’une action inscrite dans la durée, menée avec constance, et d’accepter que les indicateurs de climat social ne soient pas toujours au beau fixe. « Vous savez, j’ai pleuré face à ma directrice. Il y avait toute la tension liée à la réduction de moyens, des réorganisations. On était en réunion, et elle parlait d’évolution des postes, et je comprenais qu’elle nous demandait de prendre en charge plus de choses, plus de responsabilités, de prendre plus d’initiatives aussi. Je me suis mise à pleurer, d’un coup. J’avais l’impression que cela faisait trop, trop de tension, trop de pression sur nous. Elle m’a rassurée sur le coup... Mais surtout je me suis rendu compte après que si je pleurais aussi, c’est parce qu’on ne m’avait jamais confié autant, et que cela me faisait peur. C’est bête, c’est la peur de ne pas y arriver. Six mois ont passé, j’ai été soutenue et je dois vous dire que je suis beaucoup plus heureuse maintenant qu’avant. J’ai l’impression de compter plus, et j’y arrive. » Cat C, commune 10 000-30 000 hab., plus de 50 ans 2. L’épreuve s’impose : on ne peut l’éviter. Elle demande à être assumée, d’y faire face, chacun à son niveau et collectivement. Elle doit donc être partagée. C’est ne pas la déléguer mais la mettre en partage à l’occasion d’échanges clarifiants : poser l’équation pour que chacun puisse en prendre sa part à son niveau de responsabilité. C’est la professionnaliser afin qu’elle ne reste pas en chacun de soi, comme un souci personnel, mais devienne un objet professionnel pris en charge par un collectif avec des méthodes, un plan d’actions... C’est, enfin, mettre l’affect en partage, donner droit de cité aux ressentis et aux expériences de chacun. L’affect est ce qui soude le collectif. Partager est la meilleure façon de faire en sorte que les liens sortent renforcés, et non cassés. L’épreuve ne pardonne pas. 3. Enfin, l’épreuve appelle à agir autrement. Son issue n’est jamais écrite à l’avance. L’histoire dépend aussi des acteurs, de ce qu’ils vont entreprendre, certes dans un univers contraint et limité, mais qui n’exclut jamais la présence du possible. C’est ce à quoi nous invite la logique du renouveau qui esquisse un avenir désirable. Ils mettent alors toutes leurs aspirations dans la transformation des modes de fonctionnement, comme une manière de se réapproprier la transformation qui s’impose. Dans nos recommandations, nous avons largement exploité cette voie. Mais il ne faudrait pas sur ce point se leurrer. N’en déplaise aux tenants de l’entreprise libérée, il ne suffira pas de créer de nouveaux espaces de coopération et d’initiatives 20
Danilo MARTUCELLI, La société singulariste, Armand Colin, 2010
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pour que, comme par enchantement, le DGS soit assailli de propositions, ni que l’organisation fourmille de multiples prises d’initiatives menées de manière collaborative. Précisons ce point délicat. Entre des aspirations fortes, soutenues par de nouvelles normes culturelles puissantes, et leur mise en œuvre, il y a un écart important. Tout le monde aspire à la coopération, aux échanges entre pairs, à un espace d’initiative... Très bien. Mais cela n’est pas sans revers : exposition personnelle et professionnelle accrue, insécurité, perte de maîtrise sur son pré carré (il n’y a pas que les DG qui ont peur de perdre du pouvoir)... sous le regard d’élus au fort pouvoir et qui peuvent sembler imprévisibles. Tout l’art de l’accompagnement d’une transformation consiste alors à conjuguer, alterner, concilier des figures qui peuvent paraître contradictoires : - construire pas à pas, tout en imprimant un rythme soutenu, - soutenir et faire confiance, tout en haussant le niveau d’attente, - ouvrir des espaces d’initiatives, tout en posant un cadre qui fixe les grandes règles du jeu, contraint et oblige, - s’allier, tout en sachant ne pas éviter la confrontation.
C. Transformer le système managérial, une nécessité plus qu’une opportunité C’est l’axe majeur de nos recommandations stratégiques. Il est généralement pensé sous l’angle de l’opportunité. Effectivement, en bousculant la donne initiale, une modification importante des règles du jeu est une fenêtre de tir pour introduire d’autres changements. Cependant, à l’analyse, la situation d’opportunité se double d’une situation de nécessité. Et dans ce cas, ne pas la saisir est, selon nous, une erreur stratégique. Une nécessité sociale : construire une alternative positive Il s’agit de soutenir la logique du renouveau en construisant les conditions d’une expérience sociale positive au sein des collectivités versus une expérience de la perte qui favoriserait la spirale négative. Une nécessité culturelle : soutenir une dynamique de renouvellement Il s’agit de favoriser une dynamique d’évolution culturelle plus en phase avec les enjeux des organisations territoriales. L’évolution culturelle permettra à chacun et au collectif de faire face. Qu’appelons-nous culture dans une organisation ? Écartons d’emblée la réduction de cette question à la liste des valeurs décrétées, venant d’en haut et communiquées vers le bas.
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Dans une approche pragmatique, la finalité de la culture d’une organisation, c’est l’action. Ce sont des manières d’agir et de penser qui orientent profondément les modalités selon lesquelles les agents territoriaux : - s’engagent dans l’action, s’y investissent et attendent un retour sur investissement, - conçoivent l’action et agissent au quotidien, - définissent ce au nom de quoi ils s’engagent et donnent sens à ce qu’ils font. C’est un système de représentations intériorisées qui permet d’agir. Elles ne peuvent être intériorisées que si chacun en fait l’expérience concrète. À ce titre, la transformation du système managérial préconisé est le levier de cette intériorisation progressive. Une nécessité stratégique à court terme : trouver de nouvelles marges de manœuvre Dans la FPT comme ailleurs, la modalité généralement privilégiée est de modifier les structures via les réorganisations des services. Or une organisation a plus à voir avec un organisme vivant qu’avec un organigramme. Attention donc à ne pas faire du changement structurel un remède miracle. Ce n’est pas parce qu’une structure ne produit pas les effets attendus qu’il faut la changer. Une structure ne surdétermine pas la production du service. Une réorganisation peut certes créer des conditions favorables, une base qui oriente vers de nouveaux modes de fonctionnement, mais ceux-ci restent à construire. Si un changement structurel peut constituer un choc salutaire, ou bien encore mettre fin à des situations bancales, sa puissance de déstabilisation et ses effets sur les personnes (perte de repères métiers, moment où certains ont l’impression d’être « au milieu de nulle part »...) qui constituent autant de zones de risques psychosociaux. Mais, surtout, les marges pour répondre aux nouveaux enjeux économiques et de services aux usagers sont dans les modes de fonctionnement, dans l’implication et les coopérations des uns et des autres. Dans un premier temps, les dirigeants font généralement évoluer les objectifs, injectent de nouveaux outils, modifient les process. Puis viennent les appels récurrents à l’implication, à l’innovation, à la coopération, à la prise d’initiative, à l’expression de propositions... appels qui viennent buter sur un obstacle majeur : celles-ci ne se décrètent pas. Toute l’étude propose une panoplie de dispositifs pour créer les conditions favorables à leur émergence, leur apprentissage, leur déploiement. Elle cultive la contribution des agents au service rendu, hors des prescriptions des directions et qui pourtant constitue la zone de plasticité des organisations. Cette voie cesse d’en appeler à l’implication, à la coopération, etc. Une nécessité stratégique à moyen terme : l’adaptabilité des organisations La finalité ultime de l’action stratégique est de construire des organisations plus adaptables et plus agiles. À partir de la nouvelle donne et de l’évolution du contexte, la notion d’adaptabilité se doit d’être le principe actif premier.
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Cette souplesse organisationnelle ne peut reposer uniquement sur des changements structurels répétés, ni sur une formalisation contraignante du travail dont on n’a pu voir les effets délétères dans les grandes organisations. L’adaptabilité de l’organisation passe avant tout par la coopération renforçant la confiance, la reconnaissance et la performance, par l’ajustement continu de l’action, par l’initiative permettant à chacun de faire sens, et donc par un terrain en mesure d’influencer la stratégie. C’est tout le sens de notre proposition stratégique et opérationnelle que de doter les acteurs et les organisations des propriétés de l’adaptabilité et de faire ainsi transition. La transition sera adoptable si elle prend en compte les agents et les reconnaît. La transition sera désirable si elle n’est pas que renoncement face au principe de réalité, mais dessine un futur auquel on aspire.
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L’ÉTUDE SYNTHÈSE DE Son objectif est de comprendre les attitudes des agents à l’égard de la réforme territoriale et de la baisse des dotations de l’État. Que perçoivent-ils ? Que pensentils de cette nouvelle donne institutionnelle et économique ? Comment envisagentils leur avenir et celui de la FPT ? L’enjeu est de capter leur point de vue à l’état émergent, et de proposer dès maintenant des pistes stratégiques et opérationnelles pour piloter de manière optimale cette profonde transformation. Méthodologie : Étude qualitative basée sur 36 entretiens semi-directifs d’une durée d'1h30 entre juin et octobre 2015 : - avec 20 agents de catégorie C, et 16 agents de catégories A et B - selon une égale répartition entre les sexes et entre les âges (moins de 35 ans, 35-50 ans, plus de 50 ans) - dans 15 communes de différentes strates, 9 intercommunalités, 6 conseils départementaux (ruraux et urbains) et 6 conseils régionaux - à Paris, Lyon, Le Mans, Tours, Lille, Montpellier et en région Auvergne.
A. Nouvelle donne, un événement 1. Deux fragilités majeures du contenu de la réforme D’une part, elle n’offre pas une architecture globale et lisible de l’ensemble du système territorial. La fusion des régions parait avoir été menée sans grande réflexion, « sur un coin de table ». La suppression-résurrection du département n’a ni simplifié, ni réduit le millefeuille. L’ensemble paraît donc confus. Aux yeux des agents, seul le développement de l’intercommunalité paraît cohérent. D’autre part, elle ne propose pas aux agents une nouvelle perspective pour l’action publique locale dans laquelle ils puissent se projeter. Sans bénéfice pour les usagers, sans renouveau des modalités de l’action publique, son sens se réduit à un strict projet de rationalisation économique. Son unique but semble alors de réduire les déficits publics : regrouper et faire grossir les structures, baisser de manière significative et pérenne leurs ressources financières.
2. Mais un acte symbolique fort Cependant, le fait même de réformer, de toucher à la FPT, constitue un acte symbolique fort. La nouvelle donne prend alors : Une dimension affective et collective. Elle affecte le corps social tout entier. L’indifférence est rare. De multiples émotions entremêlées traversent l’ensemble des collectivités impactées ou non.
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Une dimension historique. La FPT est convoquée à l’épreuve commune des organisations publiques et privées qui ont eu à faire face à des plans de rationalisation économique et de restructurations, « C’est notre tour » constatent les agents. Comme toute épreuve, collective ou individuelle, elle interrompt le cours des choses et place la FPT à un carrefour historique, « une régression », « un renouveau ». La réforme-contenu se double donc d’une réforme-acte qui redonne puissance à ce corpus de lois et crée ainsi les conditions pour que se constitue aux yeux des agents un événement : un avant et un après.
Renouveau
Colère Peur Impuissance
Crainte
Espoir
Impatience Attentes
Indifférence
B. Deux pôles, deux attitudes, deux visions de la transformation de la FPT Provoquées par l’événement, les attitudes se structurent dès maintenant selon deux projections possibles : deux manières de vivre et de penser la nouvelle donne. Bipolarisation. Deux pôles orientent la construction des attitudes des agents.
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+ Point de départ d'un possible renouveau
Amorce d'une spirale négative
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• Deux modes de raisonnements sont présents, quelles que soient la collectivité et la catégorie de l’agent. • Plus l’impact sur la collectivité est important, plus l’intensité entre les deux pôles est forte : les deux logiques sont plus affermies et consistantes. La situation est aussi bien positive que négative. Elle est également plastique. Si les deux attitudes sont clairement identifiables, les agents peuvent emprunter l’une puis l’autre. Les attitudes individuelles ne sont pas encore fixées. Leur évolution est fortement déterminée par les modalités managériales pour mettre en œuvre ces transformations.
1. L’amorce d’une spirale négative Ce mode de raisonnement se construit sur un passif : dévalorisation salariale, accentuation de la charge de travail et du rendement, faible reconnaissance... Ces tendances négatives étaient jusqu’alors contenues. Les agents redoutent une rupture d’équilibre et de franchir un seuil dans le négatif. L’horizon prend alors la forme d’une spirale négative et mécanique, comme un engrenage. Réduction des effectifs, surcharge de travail, dégradation de l’ambiance, absentéisme, baisse de la qualité, atteinte de la fierté et de la reconnaissance des usagers... Par effets de causalité, tous ces signes s’assemblent dans un même mouvement. Trois grandes menaces accentuent le sentiment de vulnérabilité sociale des agents : - le passage du gel du socle social à sa friabilité, - la menace de dissolution des conditions qui permettaient d’investir son travail, malgré le passif négatif, et de s’y épanouir, - l’introduction d’une forte incertitude sur son avenir professionnel. Elles portent atteinte à des fondamentaux sociaux : fragilisation des appuis, appauvrissement du sens donné au travail, perte de maîtrise sur son devenir. Plus que la perte des acquis, l’enjeu est pour chacun de conserver sa capacité à être pleinement l’acteur de sa vie professionnelle.
Le statut rempart. Il continue de sécuriser, il permet de relativiser la situation : « On ne va pas se retrouver à la rue. » Cette protection favorise une suspension du jugement : on n’exclut jamais totalement que la situation puisse être positive à terme. Mobilité et formation fortement réinvesties. C’est une manière de se réapproprier sa trajectoire.
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2. Le point de départ d'un possible renouveau La nouvelle donne constitue ici une secousse positive. Malgré ses failles, la réforme en tant qu’acte symbolique ouvre un espace possible de renouveau dans lequel s’engouffrent les aspirations des agents. Ce mode de raisonnement montre une prise de recul. Il se démarque explicitement de la logique précédente et procède à un auto-diagnostic sans complaisance de la FPT : lourdeur, cloisonnement, abus, absentéisme, faible réactivité, etc. Les agents transfèrent le potentiel dynamique de la nouvelle donne du champ institutionnel vers le champ du fonctionnement interne et attendent sur ce point un changement de cap radical. Ils construisent ainsi, par eux-mêmes, une perspective pour l’action publique locale dans laquelle ils puissent se projeter. Ils donnent le sens que la réforme ne donne pas : « Changer radicalement le système. »
Cours de l’histoire de la FPT
Changement de cap
Point de départ d’un possible renouveau
Amorce d’une spirale négative Cette dynamique appelle à s’attaquer de manière volontariste aux doublons, aux poches de sous-travail, aux strates hiérarchiques inutiles et à développer de véritables mutualisations internes. Mais surtout à réformer de l’intérieur : - décloisonner les organisations, adopter des fonctionnements transverses et collaboratifs, - redonner toute sa valeur aux deniers publics, travailler sur les priorités, - rendre les processus de décision plus réactifs, - opérer des auto-diagnostics réguliers sur ce que l’on fait, comment on le fait, et ce pour quoi on le fait, - replacer l’usager et les agents au cœur du fonctionnement de l’organisation. La demande d’une évolution des rapports sociaux au sein des organisations est forte.
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Dans cette perspective, ils fabriquent l’antidote à la spirale négative. Ils ouvrent une voie et développent les contours d’un avenir désirable, qui leur permet de reprendre la main sur la nouvelle donne et de ne pas subir l’événement. Focus sur les managers. La tension entre les deux pôles est vécue de manière très sensible sans qu’au final ils s’orientent vers l’un ou vers l’autre : « Je suis perplexe », « Je me sens divisée ». Ils reconnaissent très généralement la nécessité d’une rationalisation économique et d’une évolution significative des modes de fonctionnement au sein des collectivités. Mais ils sont en première ligne face aux réactions des agents, souvent en incertitude sur leur propre devenir et doutent plus fortement que les autres des capacités de l’univers territorial à se transformer : poids du politique, de la structure, des habitudes, des enjeux de pouvoir, etc. Le lien avec la direction est alors mis à l’épreuve et s’avère déterminant : - soit la place du manager est niée, c’est le court-circuit et il se désengage, - soit le manager doit mener seul les conséquences de la réforme auprès de ses agents, et cette délégation-abandon accentue la tension, - soit le manager est associé dès l’amont au processus de transformation, et l’épreuve partagée renforce le lien.
C. Une situation ouverte, mais fragile Au regard des attitudes des agents, la situation est ouverte. Elle n’est pas vécue sur l’unique registre de la perte et de la dégradation du service public. Des attentes s’expriment et ouvrent la voie à un futur désirable. Elles sont en germe chez ceux qui empruntent pour l’heure la logique de la spirale négative. Si les agents fluctuent, ce n’est pas au gré de leur humeur, mais sous l’influence des modalités managériales mises en œuvre. La situation n’est pas figée, il est possible d’agir. Mais elle est aussi fragile. D’une part, la tension observée chez les managers est un handicap pour toute action d’ampleur, d’autre part, la logique du renouveau est moins puissante. Elle demande un travail de prise de recul et repose fondamentalement sur un fort désir de changement dans l’attente de signes concrets qui viendraient le soutenir. Ce que la situation appelle et que la logique du renouveau attend n’est donc pas qu’un simple accompagnement social du changement mais une transformation du système managérial. Expliquer, traiter les questions RH, etc. est nécessaire mais doit se doubler d’une action stratégique suffisamment forte pour renforcer la logique du renouveau et contrecarrer ou déstabiliser celle de la spirale négative.
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D. L’enjeu : transformer le système managérial Le but est de produire des effets de rupture et de renouveler l’expérience quotidienne des agents en transformant le système managérial dans sa globalité (communication, RH, etc.). Il s’agit d’instituer de nouvelles pratiques dans le fonctionnement régulier de l’organisation et de faire bouger les lignes. • Instaurer une nouvelle donne sociale, faire évoluer les places, les relations et les pouvoirs des uns et des autres : - de l’agent exécutant à l’agent producteur de son activité, - du manager relais au manager influent, ancré sur le terrain et reconnu, - du terrain qui applique au terrain stratégique en donnant toute sa place à l’activité réelle, aux agents comme aux usagers. • Favoriser l’émergence des cultures de la mobilité professionnelle, de l’accompagnement du changement, de l’ajustement permanent, de l’apprentissage, de l’incertain... • Faciliter les passages de la coordination à la coopération, de l’exécution à l’autonomie et à la prise d’initiative, du contrôle à l’auto-contrôle et donc au « faire confiance », de la faute au droit à l’erreur, etc.
E. Comment manager autrement ? En menant un pilotage continu et soutenu de la transformation. Dès les premières réorganisations, il est nécessaire d’introduire les premiers signes de rupture : communication renforcée, directe et transparente, association maximale des managers et des agents à l’élaboration de la nouvelle organisation, instauration de nouveaux dispositifs d’accompagnement managériaux et RH, etc. Puis, selon une logique d’enchaînement, il s’agira de transformer pas à pas les modes de fonctionnement, en introduisant des dispositifs qui redonne la main aux agents et aux collectifs, dans un cadre qui oriente et fixe les règles du jeu. Tous ces dispositifs soutiennent la contribution des acteurs et leur coopération, renforcent leur capacité à réfléchir sur leur action quotidienne et à l’ajuster continûment. Ils stimulent et sécurisent la prise d’initiative et l’élaboration de propositions. Ces propositions opérationnelles misent sur les agents et donnent ainsi à l’organisation les attributs de l’adaptabilité, qui, dans un univers incertain et imprévisible, se doit d’être le principe actif majeur des organisations territoriales.
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COMMUNICATION
POSTURE DES DIRIGEANTS
RESSOURCES HUMAINES
Dispositif de traitement des dysfonctionnements récurrents (irritants)
Ajustable et à la main des collectivités
Subsidiarité : validation, espace d'initiatives négocié, dynamique projet pour toute équipe
Examen régulier des procédures
Renforcer la capacité des agents à faire face au moment où on va faire appel à leur implication
PRESTATIONS SOCIALES
Communautés d’action transverses pour le fonctionnement quotidien
INSTITUER DE NOUVEAUX MODES DE FONCTIONNEMENT
Poser l’équation, associer les managers et les équipes dès l’amont, fixer des échéances, inciter à l’exploration de toutes les options organisationnelles
FAIRE DE LA NOUVELLE DONNE UNE ÉPREUVE PARTAGÉE
MANAGEMENT
Un levier de dynamiques sociales
Développer les compétences collectives : confiance réciproque, arbitrage, coopération, etc.
Formations fondées sur les situations concrètes et les échanges entre pairs
Apprentissage collectif permanent : expérimentation, retour d’expérience
RDV parcours professionnel et soutien à la mobilité
Réorganisations : donner des étapes, du choix, du temps et de l’attention aux aspirations
FAIRE TRANSITION Construire pas à pas un système managérial renouvelé
Réunion d’équipes : analyse collective des pratiques professionnelles, co-construction de solutions, brief-debrief, etc.
Bilatérale directeur/manager de proximité consacrée à l’accompagnement du changement
Auto-diagnostic régulier, à tous les niveaux
Faire évoluer la gouvernance, contractualiser, mettre l’administration en production de scénarios et les élus en position de choix
Garant de l’évolution du système managérial, faciliter, autoriser, oser et porter une vision
Grand angle stratégique : tirer partie des mutations sociales et technologiques
Passer de la success story au récit positif de l’apprentissage face aux épreuves
Réinjecter du réel et les points de vue des agents dans les médias internes
Conjuguer un flux continu d’informations factuelles en temps réel (type GPS) et échanges réguliers en direct
Communiquer dès l’amont
Cartographie des pistes opérationnelles
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DÉBAT DES U D IT A R T X E : 4E PARTIE ETS 2015
Cette étude a été dévoilée et mise en débat au cours de l’atelier « Transitions, regards d’agents » le 2 décembre 2015 lors des Entretiens Territoriaux de Strasbourg, organisés par le Centre national de la fonction publique territoriale, avec : • Laurence DENÈS, journaliste spécialiste des collectivités territoriales, collaboratrice régulière de La Gazette des Communes, du Courrier des maires • Jérôme GROLLEAU, sociologue consultant, déjà auteur de La reconnaissance non monétaire au travail, un nouveau territoire managérial ? (2014) et co-auteur de l’étude Dans la peau des agents territoriaux (2012) • David GUÉRANGER, sociologue et politiste, chercheur au LATTS (Laboratoire Techniques, territoires et sociétés, université Paris-Est Marne-la-Vallée), maître de conférences de l’École des Ponts, auteur de L’Intercommunalité en questions (2008) et co-auteur de La Politique confisquée. Sociologie des réformes et des institutions intercommunales (2011) • Jean-René MOREAU, ancien directeur général des services de Ouest-Provence, administrateur de la MNT et président de l’Observatoire social territorial (OST) • Fabien TASTET, directeur général des services de la Communauté d’agglomération Plaine centrale du Val de Marne (devenu depuis l’Établissement public territorial 11), président de l’Association des administrateurs territoriaux de France (AATF), membre de l’Entente des Territoriaux1 et membre du conseil scientifique de l’OST depuis 2012. (Vidéo d’introduction sur les effets trompeurs de la perspective) Laurence DENÈS Ces quelques images préliminaires montrent qu’il suffit de changer quelques détails, la lumière, la perspective ou encore l’environnement, pour découvrir un tout autre tableau que celui qu’on pensait voir de prime abord. En ces temps difficiles, en France et à l’étranger, où s’affrontent sans cesse émotion, passion et raison, ce rappel qu’il existe de fausses évidences et de fausses certitudes prend tout son sens. Organisé par l’Observatoire social territorial (OST) de la Mutuelle nationale territoriale (MNT) et l’Association des administrateurs territoriaux de France (AATF), cet atelier n’est pas non plus sans fondement. À l’initiative de l’Observatoire social territorial, une étude a été menée autour des réformes qui bousculent le quotidien des agents territoriaux et les plongent eux aussi dans l’incertitude. Cette étude a la particularité d’avoir recueilli l’avis des premiers intéressés sur le terrain, plutôt que celui des décideurs, administratifs ou 1
L’Entente des Territoriaux est une structure de collaboration informelle entre les associations de cadres territoriaux regroupés au sein de l’AATF, l’AITF, l’ADGGC, l’ANDASS, l’ADT INET, l'ADGCF et le SNDGCT.
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politiques. Ce pas de côté permet de voir comment sont vécues sur le terrain les fusions, la métropolisation, les baisses de dotation, etc., et comment les agents voient leur travail évoluer à travers ces dynamiques. La question est importante : comment, en effet, bien manager sans connaître les craintes, les espoirs et les attentes des agents ? Et comment réussir ce virage historique, structurel et organisationnel sans bien manager ? Ce regard des agents peut ouvrir les yeux sur de nouvelles pistes de travail et de nouveaux leviers d’action, face à la nouvelle donne territoriale. Laurence DENÈS Les études sur l’impact de la réforme territoriale sur les ressources humaines sont nombreuses. Jérôme GROLLEAU, comment l’étude dont vous êtes l’auteur s’en dégage-t-elle ? Quelle a été votre méthodologie ? Jérôme GROLLEAU L’étude a pris pour angle le point de vue des agents et interroge la façon dont ils abordent cette nouvelle donne, structurelle et économique. Elle pose la question de savoir ce qu’ils vivent, leur façon d’analyser la situation et d’envisager leur devenir ainsi que celui de la fonction publique territoriale. À travers ces éléments, nous tentons d’identifier des attitudes et modes de raisonnement des agents. Comme beaucoup des études de l’OST, celle-ci se place donc de leur point de vue pour alimenter la réflexion collective. Une particularité de ces attitudes est qu’elles sont naissantes et non un objet constitué depuis des années. L’étude réalise donc une sorte d’embryogénèse de ces attitudes, pour comprendre comment elles commencent à prendre forme, afin de pouvoir agir de manière adaptée le plus rapidement possible. La méthodologie a consisté à mener 36 entretiens qualitatifs longs. J’ai rencontré des agents de plusieurs types de collectivités et dans plusieurs lieux de France. Le public ciblé est le cœur du corps social : des agents de catégorie C (20 personnes), B et A (16 personnes), qui ne sont pas des dirigeants. Laurence DENÈS Je suppose que vous avez obtenu des réponses diversifiées selon ces différentes catégories, selon les âges des participants, etc. ? Jérôme GROLLEAU Il n’existe que des situations particulières, d’une certaine façon. Cependant, j’ai porté mon attention sur les soubassements communs de ces situations. Certaines règles générales fonctionnent ainsi pour l’ensemble du corps social. Il existe d’ailleurs une différence d’imprégnation du sujet de la réforme entre les managers, pour qui elle est devenue un objet de travail, et le corps social sur le terrain, qui n’en a connaissance qu’à travers des informations médiatiques ou des échanges entre collègues. L’écart d’imprégnation est donc important. 110
En outre, le corps social est éloigné de la réforme, complexe et peu lisible. Aux yeux des agents, elle ne construit pas une reconfiguration globale du système territorial et ne constitue pas un tout, d’autant plus que son pilotage a souffert d’incohérences. Les agents ne disent d’ailleurs pas « la réforme », mais parlent plutôt de « fusion des régions », de « suppression des départements », etc. Par ailleurs, elle ne propose pas une nouvelle perspective de l’action publique territoriale dans laquelle se projeter, car elle se réduit à la question économique. Pour autant, malgré sa complexité, cette réforme ne laisse presque personne indifférent. Autre fait marquant, je n’ai pas rencontré autant d’attitudes que de situations : les attitudes se structurent pour l’ensemble du corps social. Une explication de ces phénomènes est que la réforme n’est pas uniquement un contenu, mais constitue aussi un acte signifiant qui amène les agents à penser que « leur tour est venu ». Cette réforme-acte vaut pour tous, et ce d’autant plus qu’elle s’inscrit dans une histoire. Les agents ont en effet vu La Poste, les entreprises publiques ou encore la fonction publique hospitalière se transformer. Laurence DENÈS David GUÉRANGER, ces résultats vous surprennent-ils ? David GUÉRANGER Pour autant qu’on considère la réforme pour ce qu’elle prétend être, c'est-à-dire une réforme institutionnelle, les objectifs sont effectivement flous. La manière dont le réformateur projette notre édifice institutionnel et administratif n’est pas lisible, à l’instar des hésitations des gouvernements successifs quant au devenir du département, pour ne prendre que cet exemple. On constate donc une illisibilité des objectifs institutionnels. Mais si on considère la réforme comme une réforme de l’emploi public local qui ne se dit pas, avec des conséquences sur les mobilités géographiques ou fonctionnelles, sur les cadres de travail, etc., un objectif relativement clair se dégage, quoique non affiché : celui de la réduction des déficits publics. En la considérant sous ce deuxième angle, le sentiment collectif des agents précédemment décrit n’est pas très surprenant, car la réforme touche alors toute la FPT. Si en revanche elle est appréhendée comme une réforme institutionnelle, on peut s’attendre à ce qu’elle produise des effets et des réactions différentes selon l’endroit où les agents se trouvent dans l’édifice. Laurence DENÈS Fabien TASTET, et vous ? Fabien TASTET Je ne suis pas surpris que la réforme ne laisse pas indifférent. Le texte de la loi portant Nouvelle organisation territoriale de la République (NOTRe) n’apaise pas et « hystérise », car c’est un texte d’urgence et de défiance. Il fallait en effet que
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cette loi passe rapidement pour être mise en œuvre au 1er janvier 2016. Ensuite, j’estime qu’il s’agit d’un texte de défiance, car la loi ajoute des contraintes et des contrôles aux collectivités, comme s’il fallait encore prouver leur bonne gestion. Le texte se défie également des élus. En outre, la loi est mal écrite et les personnels le voient bien. Par exemple, sur le territoire du Grand Paris, collectivité nouvelle créée au 1er janvier 2016, des élections professionnelles devront avoir lieu. Pour laisser le temps aux syndicats de s’organiser, elles sont prévues au deuxième semestre 2016. Cependant, la loi NOTRe impose aussi que le tableau des emplois soit construit au plus vite. Or, ce type de document nécessite de consulter les représentants du personnel… Un texte mieux écrit aurait prévu que les représentants des collectivités fusionnées assurent la transition pour travailler sur ces documents, en attendant les élections, mais ce n’est pas le cas. Nous devons donc mener un dialogue social informel. Un tel texte, par son ambigüité, créé des fantasmes chez nos agents, qui contribuent au constat dressé par Jérôme GROLLEAU et qui « hystérisent » les positions. Enfin, ce texte n’a pas de sens, en dehors du fait qu’il propose une répartition nouvelle des compétences entre les collectivités locales, une répartition qui n’est d’ailleurs pas si claire et qui ne propose pas d’approfondir la décentralisation, ce que je regrette. Or, un texte qui ne fait pas sens peut générer de l’incompréhension. (Diffusion d’une présentation du deuxième prix du concours mondial des meilleures illusions d’optique) Laurence DENÈS Jérôme GROLLEAU, à travers un changement de positionnement, vous battez en brèche la vision prédominante sur la position des agents. Le sentiment général les montrait plutôt contre la réforme, or ce n’est pas forcément le cas selon vous. Jérôme GROLLEAU Globalement, je rencontre deux attitudes chez les agents : une vision positive de la réforme et une vision négative de celle-ci, organisée autour de plusieurs menaces. Nous ne sommes pas dans une situation qui rassemble d’un côté les personnes impactées par la réforme et qui en ont une vision négative et de l’autre les indifférents. Nous sommes plutôt dans une configuration bipolaire où le corps social est sous tension, quelles que soient les collectivités. Ce corps social fonctionne comme une pile électrique, avec un pôle positif et un pôle négatif, qui correspondent à deux raisonnements différents et à deux cheminements et attitudes en construction différents. Le pôle négatif voit la réforme comme l’amorce d’une spirale négative et le pôle positif comme le point de départ d’un possible renouveau. Les agents du pôle négatif raisonnent de la façon suivante : le négatif était déjà présent avec la réduction des effectifs, le gel des salaires, une augmentation du formalisme, etc., mais ces éléments restaient contenus. La réforme vient produire
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une inflexion et un débordement. Les agents envisagent alors une spirale négative : la réduction des effectifs entraîne des tensions dans les équipes, ce qui amène une surcharge de travail, etc. Une sorte de mécanique continue se dessine ainsi, autour de trois menaces : • La friabilité : alors que le gel des salaires, par exemple, restait encore un élément solide sur lequel s’appuyer, la réforme actuelle conduit à de l’instabilité. • Un changement des conditions qui font que les agents ne s’y retrouvent pas dans leur travail. Les agents craignent que les choses se tendent, de ne plus pouvoir s’épanouir ni donner du sens à leur travail. Par exemple, un aide-soignant peut craindre d’être amené, malgré lui, à faire de la maltraitance, compte tenu de conditions de travail plus difficiles. • Une interrogation et des incertitudes sur le devenir de chacun, d’autant plus que les agents n’ont pas la main sur le devenir de leur poste. La logique positive fonctionne différemment et se positionne d’abord dans l’autocritique. Les agents qui sont dans cette logique dénoncent l’absentéisme, les lourdeurs, les poches de sous-travail, etc. Sans être dans la victimisation, ces agents reconnaissent des problèmes de fonctionnement. Or ces éléments présents depuis longtemps ressurgissent à l’aune de la réforme et conduisent les agents à en attendre un changement important. Ils considèrent que la réforme-acte est une secousse positive pour amener des changements forts et significatifs dans le fonctionnement des organisations. Surtout, ils souhaitent que, dans ce changement, la place des agents soit rehaussée et ait de l’importance. Ils souhaitent que le management reconnaisse leur place et leur contribution. Laurence DENÈS L’ensemble des catégories et des collectivités est traversé par ce courant. Mais existe-t-il un portrait-robot des agents des pôles positif et négatif ? Jérôme GROLLEAU Non, il n’existe pas de portrait-robot, et la distribution entre ces deux attitudes ne se réduit pas à des appartenances classiques. Il semble exister en revanche quelques prédispositions. Par exemple, la jeunesse disposerait à se placer dans l’optique du renouvellement. Ceci dit, les parcours, les mobilités professionnelles, etc. jouent également : une personne qui a connu beaucoup de mobilités professionnelles tendra peut-être davantage vers la dynamique du renouveau. Cependant, un autre facteur joue : les modalités managériales concrètes. Si un agent disposé positivement a affaire à un management à la serpe, il basculera vers le pôle négatif. En outre, on constate également une instabilité forte des attitudes individuelles, qui ont même parfois basculé au cours de l’entretien mené pour l’enquête, ou dans les six mois selon les expériences qu’ils auront rencontrées. La situation est donc structurée par les deux pôles cités, mais les positions individuelles sont instables.
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Laurence DENÈS Il est donc nécessaire de mettre en place un management agile pour accroître le magnétisme du pôle positif ? Jérôme GROLLEAU Consolider l’orientation vers le renouveau est un enjeu. Pour moi, il faut agir radicalement, entendre ce que dit cette orientation et agir fortement en ce sens pour embarquer tout le monde. La position d’entre-deux n’est pas possible. Laurence DENÈS Il faut donc être dans une dynamique d’entraînement. Jérôme GROLLEAU Oui, il faut montrer que des effets de rupture dans les modes de fonctionnement seront produits. Au-delà de l’accompagnement du changement classique, qui est nécessaire et implique de communiquer avec transparence et clarté pour réinvestir le lien avec les agents, la situation réclame une transformation du système managérial. Transformer implique de modifier les principes qui sous-tendent le dispositif managérial dans son ensemble. Faire bouger les lignes d’un système managérial commence par modifier la position et les relations que les acteurs ont entre eux. Concrètement, si tout le monde approuve l’idée que l’agent n’est pas qu’un exécutant mais un producteur de son activité, dans les faits, les dispositifs qui sollicitent l’expertise des agents et mobilisent leur prise d’initiative ont-ils été créés ? Il en va de même pour le management de proximité : a-t-on créé les conditions qui font que le manager de proximité est une voix reconnue dans le système managérial ? Aujourd’hui, l’enjeu est de franchir un seuil : plutôt que de proposer uniquement, et seulement de temps en temps, une pratique différente, il s’agit d’instaurer de nouvelles pratiques dans le fonctionnement régulier et quotidien des organisations. Par exemple, la gestion collaborative doit être permanente et se placer à toutes les échelles de l’organisation. En effet, l’évolution de l’expérience au travail doit atteindre le corps social, jusqu’à l’agent de terrain. Laurence DENÈS Fabien TASTET, vous entendez ces injonctions. Les managers sont-ils prêts et ontils les outils pour réaliser ces promesses ? Fabien TASTET Je partage cet enthousiasme sur le management de rupture, mais la loi NOTRe n’est pas le facteur qui bouleverse tout de ce point de vue. Depuis quelques années, une conjonction d’éléments nous amène à changer radicalement nos modèles managériaux. Mais il ne faut pas rester dans l’incantation et je crois beaucoup au potentiel de développement de ce pôle positif.
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Les baromètres sociaux du secteur public et privé montrent que les agents souhaitent voir évoluer leurs compétences, leur place, etc. Je crois fondamentalement qu’ils aiment le changement et je déteste cette image d’Épinal du fonctionnaire figé, caché derrière son bureau. Il y a une vraie envie de changement : il faut aller la chercher, c’est la fonction du manager. Par exemple, lorsque j’étais directeur général des services (DGS) du département de l’Essonne, j’ai donné la priorité à la mobilité interne pour les recrutements, mais je ne pensais pas qu’autant d’agents viendraient m’exprimer leur envie de changement. Laurence DENÈS Une hausse des demandes de formation a d’ailleurs été constatée cette année. Fabien TASTET Absolument. Le rôle des managers est d’activer cette envie, d’autant plus qu’en France, nous avons souvent le sentiment de ne pas avoir droit à une seconde chance. Ce pays ne redistribue pas les cartes. Or, la réforme donne la possibilité de jouer enfin sa carte. Récemment, par exemple, j’étais en immersion dans un service de propreté et la personne avec laquelle je faisais équipe m’a remis un papier sur lequel il avait rédigé un projet et une réflexion pour l’amélioration du service. Cet agent n’était pas dans une situation de repli et de crainte, au contraire, et il a pensé qu’il avait la possibilité d’exprimer une idée. Je suis donc convaincu que les agents sont prêts à saisir les opportunités et veulent que les choses bougent autour d’eux. Aujourd’hui, ils s’interrogent sur le sens, dans des collectivités qui se sédimentent depuis 30 ans. La réforme est l’occasion de refonder de nouveaux repères et de revisiter des dispositifs et des politiques. Laurence DENÈS Est-ce le rôle des managers d’impulser tout cela ? Fabien TASTET Oui, et il ne faut pas décevoir. Cette envie de changement doit se traduire par des faits. Dans cette période de reconstruction, il faut se donner les outils pour donner à ces opportunités la possibilité de se répandre. Laurence DENÈS Dans ce cadre, communiquer est important, même si on ignore ce qu’il se passera. Fabien TASTET Dans une phase de transformation, je considère en effet que la communication est préférable au silence, surtout quand celui-ci s’adosse à un texte ambigu. Pour moi, il faut communiquer, même pour répondre qu’on ne sait pas, ne serait-ce que pour montrer que la question est comprise et que le manager s’en préoccupe.
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Ainsi, à Plaine Centrale, j’ai lancé un cycle de communication pour aborder la mise en place de l’établissement public territorial, pour expliquer ce que serait notre façon de travailler. Communiquer, c’est embarquer et envoyer un signal aux agents. La communication est fondamentale dès lors que les organisations reposent davantage sur le sens que sur la hiérarchie. Jérôme GROLLEAU Communiquer dans l’incertitude est toujours problématique. Par exemple, une personne peut s’interroger sur sa propre mobilité professionnelle. Même si on ignore encore quel poste cette personne occupera, il est important de construire une visibilité en lui expliquant ce que sera la démarche. Il faut construire le temps, car les personnes laissées dans le flou se tournent rapidement vers le pôle négatif. (Diffusion d’une vidéo d’illustration sur les illusions d’optique) Laurence DENÈS Notre cerveau a de telles habitudes de lecture qu’il a parfois du mal à décrypter certaines images. On a le sentiment que, par nature, les managers sont proactifs et engagés dans la conduite de changement. Mais est-ce bien le cas ? Jérôme GROLLEAU Les dirigeants de l’organisation ont tendance à considérer que le management adhère a priori au changement et, par conséquent, à le mener trop rapidement. La position des managers est particulière : ce sont eux qui ont le plus de difficulté à trancher entre la voie du renouveau et la spirale négative, ce qui crée chez eux une tension très forte. Cela s’explique de plusieurs façons. D’abord, la plupart du temps, les managers sont dans un rapport actif à la réforme qui devient objet de travail, ce qui est plutôt positif. Cependant, cette position les expose aux réactions fortes du corps social. En outre, leurs propres convictions personnelles peuvent être heurtées. Leur parcours alimente également cette tension. Certains ont construit une identité professionnelle qui passe par la mobilité professionnelle. Or, la réforme fait que ces mobilités seront plus tendues et restrictives pour eux. Enfin, les managers sont les plus sceptiques quant à la capacité du système à évoluer. J’ai ainsi rencontré trois situations parmi les managers : • Le manager court-circuité, qui ne participe pas à l’organisation des fiches de poste, etc. Ces personnes-là ne veulent plus faire de management à l’avenir. • Le manager auquel les dirigeants délèguent la question et qui doit s’en débrouiller. Ces managers demandent à ne pas jouer tout seul. • Le manager intégré dès le départ et pour qui la réforme devient une épreuve partagée. Ces managers, mis à la manœuvre et soutenus, porteront les projets et renforceront leurs liens avec la direction. Leur positionnement même est modifié, parce qu’ils participent directement aux changements.
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Laurence DENÈS Comment impulser cela auprès de l’encadrement ? Fabien TASTET Ce sont en effet les cadres qui connaissent les situations les plus complexes, car ils sont à la fois maîtres d’ouvrage et objets de la réforme. La situation des cadres intermédiaires m’inquiète particulièrement. Par exemple, sur le territoire de Créteil, trois établissements publics de coopération intercommunale (EPCI) fusionneront au 1er janvier 2016. Les directeurs des finances, les directeurs des ressources humaines et ceux des services généraux de ces différents établissements se demandent tous où ils se trouveront à cette date. Je pense qu’il faut garantir de l’équité aux trajectoires individuelles. Ainsi, il faut dire que les directeurs des plus petits EPCI ne seront pas sacrifiés au profit de ceux des plus grands, et inversement. Garantir l’équité, c’est proposer des processus de positionnement individuel et de sélection équitable à un moment donné. Ce processus peut être différent du simple entretien individuel et passer, par exemple, par des épreuves, qui objectiveraient le mode de sélection. Au-delà des trajectoires individuelles, il faut prendre le temps de construire du collectif. Cependant, le texte de la loi NOTRe mélange tous les horizons. Il faudra réussir à prendre le temps du travail collectif, par exemple pour construire les organigrammes, tout en assurant le service public et en nourrissant les politiques publiques. Or, les calendriers de ces actions sont contradictoires. Laurence DENÈS David GUÉRANGER, avez-vous des conseils pour réussir cette réforme au plan managérial ? David GUÉRANGER Je serai mal placé pour délivrer des conseils mais les derniers propos me font penser aux travaux de HIRSCHMAN qui réfléchit aux manifestations du mécontentement dans les organisations. Il en identifie trois types (la défection, la protestation et la loyauté), auxquels le sociologue français Guy BAJOIT a ajouté un quatrième : l’apathie. Celle-ci se traduit par un recentrement sur le statut, une diminution des efforts au travail et de l’engagement subjectif dans le travail, une désolidarisation vis-à-vis des objectifs de l’institution, etc. Cette notion me semble intéressante, car elle permet de rompre avec l’alternative positif/négatif en montrant qu’il existe des formes d’opposition qui ne se manifestent pas et que la non-adhésion ne vaut pas systématiquement opposition. L’apathie est un entre-deux qui ne se dit pas, or c’est bien le rôle du manager que de lutter contre elle, en donnant du sens, etc. Les facteurs qui favorisent l’apathie sont politiques et administratifs. Sur le plan politique, d’abord, plus l’organisation est politisée et plus les élites politiques et dirigeantes sont légitimes, moins l’apathie a de chance de se produire. Or, on constate une dépolitisation de l’action publique locale et une délégitimation des
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élites politiques locales. Mais le manager n’a cependant pas la main sur ces facteurs. Ensuite, parmi les facteurs administratifs favorisant l’apathie, deux retiennent mon attention : le degré de contrôle dans le travail et le degré de cohésion dans l’organisation. Sur le premier, depuis plusieurs années les grandes administrations connaissent un renforcement tendanciel de nombreuses prescriptions qui pèsent sur le travail : reporting, pilotage par indicateur, renforcement des cadres sur les rythmes de travail, etc. Ceci diminue l’autonomie dans le travail, surtout pour l’encadrement intermédiaire. Or, les cadres ont besoin de confiance et d’autonomie pour s’engager dans leur travail. La multiplication des contrôles fait courir le risque que les cadres se retranchent dans des positions de repli, de méfiance ou de défiance. Quant au deuxième facteur, je me demande dans quelle mesure certains débats de la loi NOTRe ne portent pas atteinte à la cohésion de l’organisation. En effet, quelques amendements en faveur de certaines catégories (les DGS de régions et d’EPCI franciliens) ont été votés tandis que l’amendement déposé pour harmoniser les conditions statutaires des agents des régions fusionnées n’a même pas été examiné. Ce type de décision divise la FPT (et peut-être l’organisation) en introduisant des spécificités et des clivages qui sont tout à la fois statutaires, institutionnels, géographiques… Laurence DENÈS Jérôme, dans vos entretiens, avez-vous constaté l’expression d’une rancœur ? Jérôme GROLLEAU Je ne l’ai pas perçue. Ceci dit, l’interprétation générale est que plus l’agent est en bas de l’échelle, moins il peut influer sur le devenir de sa situation. Les agents sont moins virulents à l’égard des dirigeants que des élus qui parfois dictent leur décision puis s’en exonèrent. Laurence DENÈS Fabien TASTET, vous faites partie de l’Entente des Territoriaux qui a œuvré pour une protection relative des emplois fonctionnels. Avez-vous le sentiment, comme le suggère David GUÉRANGER, d’avoir donné un coup de canif au contrat de confiance qui unit les directions générales à leur encadrement et finalement d’avoir mis à mal la mobilisation des cadres autour de la réforme ? Fabien TASTET Je ne pense pas mais le débat est légitime. Les sept présidents de l’Entente des Territoriaux ont demandé à Marylise LEBRANCHU de changer un élément de la loi NOTRe qui prévoyait la disparition des emplois fonctionnels des collectivités fusionnées au 31 décembre 2015. Nous avons fait réintégrer dans la loi un dispositif selon lequel les emplois fonctionnels basculent dans la nouvelle structure, ce qui n’empêchera pas les élus de faire leur choix au bout six mois. Les fonctionnaires, en effet, ne s’imposent pas aux élus, y compris sur des emplois fonctionnels, car les exécutifs peuvent changer. 118
Cette mesure est peut-être catégorielle, je l’assume : en tant que président d’une association professionnelle, mon rôle est de défendre les administrateurs territoriaux. Mais elle est aussi une mesure d’intérêt général, afin de garantir le pilotage des collectivités fusionnées au 1er janvier 2016. Les directeurs généraux assureront la continuité du service public et garantiront que les agents seront effectivement payés, que les poubelles seront ramassées, etc. Cette mesure est donc plutôt bien perçue par les agents. Par ailleurs, l’encadrement intermédiaire est celui qui est le plus soumis aux injonctions contradictoires. Souvent, des choix managériaux sont faits sans prêter attention à la solidité de ce management, qui est pourtant la courroie de transmission de la collectivité. Il faut travailler sur cet encadrement et lui donner une liberté d’action. À force de normaliser le travail, plus personne ne peut y amener de sa personnalité. Résultat : seuls 12 % des agents sont heureux de se rendre au travail le matin. Remettre de la liberté dans le travail et dans nos organisations, sans en avoir peur, est nécessaire. Par exemple, en Essonne, nous avons tenté de le faire, en laissant les Maisons de la solidarité s’organiser comme elles le souhaitaient, autour d’un cahier des charges commun. Nous en verrons prochainement les résultats. Laurence DENÈS David GUÉRANGER, la réforme actuelle est-elle différente de celles qui ont agité les territoires précédemment ? David GUÉRANGER Si on considère la réforme comme institutionnelle, elle se place dans la continuité des précédentes, en poursuivant l’objectif général de grossir pour réaliser des économies – ce à quoi la réalité offre toutefois des démentis cinglants. La manière de penser la réforme ne change donc pas. Cependant, si on la considère comme une réforme de l’emploi public local, quelques changements importants s’opèrent. Jusqu’au milieu des années 2000, le développement des intercommunalités a pu ouvrir des débouchés d’emploi importants pour l’encadrement intermédiaire et pour l’encadrement supérieur. Des postes s’ouvraient, donnant la possibilité à des cadres de progresser localement. De ce point de vue, la loi NOTRe change la donne : avec les fusions, les mutualisations, la loi n’est plus synonyme de débouchés, mais renforce les contraintes, les menaces, les concurrences, avec des modalités variables selon les territoires. Je pense que cette réforme produit un effet d’intégration professionnelle : elle casse les possibilités de faire carrière dans le même type d’institution et oblige à envisager plus fréquemment une mobilité géographique. La loi NOTRe opère donc un changement sur l’emploi public local, et notamment sur les fractions supérieures de l’encadrement. (Diffusion d’une vidéo d’illustration du premier prix du concours mondial des illusions d’optique)
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Laurence DENÈS Aurions-nous aussi une vision altérée de la réforme à cause du contexte dans lequel elle se réalise (contrainte économique, hypersensibilité sociale, fonction publique bashing, etc.) ? Elle a beaucoup été décrite comme un « big bang » territorial, estce le cas ? Jérôme GROLLEAU Du point de vue des agents, non. La réforme dessine des tournants possibles. Les agents estiment qu’elle fait « événement », au sens où ils imaginent qu’il y aura un avant et un après cette réforme. En revanche, des effets de rupture doivent avoir lieu dans le management pour que le tournant soit pris dans la bonne direction. David GUÉRANGER « Big bang » est un mot connoté et assez bien ajusté aux logiques de la communication publique : il montre qu’on agit, qu’on fait preuve de volontarisme, qu’on a le courage de le faire, etc. Mais cette arme de communication est peu adaptée pour décrire l’évolution de notre paysage institutionnel. Comment s’opère le changement dans les institutions, et en particulier dans les institutions locales ? Avec Fabien DESAGE, nous avons étudié cette question dans les institutions intercommunales sur une période de 40 à 50 ans, et mis en parallèle les évolutions institutionnelles et l’agenda réformateur. Ce qu’on constate, c’est que dans les périodes de réformes s’expriment des mécanismes de repli, notamment via les maires qui tentent d’en neutraliser les effets. En revanche, entre les réformes, apparaissent des stratégies d’émancipation des institutions intercommunales, portées notamment par l’encadrement supérieur et les fonctionnaires. Par conséquent, dans le monde institutionnel, il n’y a pas d’opposition entre changement et continuité : ce monde change en permanence, mais de façon incrémentale et souvent silencieuse. Une deuxième conclusion est que ce changement permanent dépend des mobilisations politiques des acteurs locaux beaucoup plus que des grandes réformes nationales. Bien au contraire, plus les réformes seront ambitieuses, plus le gouvernement communiquera sur le prétendu « big bang », plus les mécanismes conservateurs auront de chances de se produire. Laurence DENÈS Les managers ont-ils les cartes pour gérer cette transition aujourd’hui ? Fabien TASTET Pour moi, cette réforme est un « big bang » car nous sommes dans une conjonction de facteurs inédits : facteur financier, impact des changements technologiques, et facteur sociologique. Sur ce point, si nos agents ne sont plus les mêmes et n’ont plus les mêmes attentes, les élus aussi travaillent et managent différemment. Enfin, le regard de la population sur l’action publique a aussi changé, ce qui est un changement majeur : si autrefois l’action publique avait une forme de légitimité, nous devons aujourd’hui prouver que ce que nous faisons est positif. 120
Il faut donc un management de rupture et, dans ce cadre, l’AATF essaie de faire émerger de nouvelles pratiques innovantes. Notre conseil d’administration a lancé une initiative, le Lab’AATF, pour aider les collectivités volontaires à faire émerger ces pratiques. Nos collègues sont en effet intéressés par ces nouvelles pratiques mais se sentent un peu seuls pour le faire. Certains ont envie de tester des idées, ou de savoir ce que d’autres ont fait. Nous souhaitons donc nous rendre au cœur des collectivités pour capitaliser et diffuser les bonnes pratiques. L’ensemble pourrait déboucher sur une nouvelle approche de la formation des cadres. Sont-ils en effet formés à la gestion des transitions, à l’audace, à accepter la perspective d’un échec ? Nos processus de formation des cadres territoriaux doivent aussi évoluer et intégrer ces nouveaux enjeux liés à la prise de risque et à l’innovation. Laurence DENÈS Jérôme, ces perspectives vont-elles dans le bon sens ? Jérôme GROLLEAU Ces perspectives se centrent sur le « soft » organisationnel, c’est-à-dire les modes de fonctionnement, plutôt que sur le « hard » organisationnel, c’est-à-dire les structures. Or, c’est bien dans les modes de fonctionnement régulier que les effets de rupture peuvent se produire. C'est tout l’enjeu. Ne pas faire du participatif de temps en temps, mais faire du collaboratif permanent. Créer des espaces pérennes de régulation collective qui permettent aux acteurs de terrain d’intégrer la stratégie et à la stratégie d’être influencée par le terrain. Ouvrir des espaces d’initiatives qui donnent aux agents l’occasion de faire sens par eux-mêmes et de ne plus être dans une posture d’exécution. Laurence DENÈS Jean-René MOREAU, vous présidez l’OST. Êtes-vous satisfait, étonné, conforté par ce qui vient d’être dit ? Jean-René MOREAU La thématique de l’atelier portait sur le regard des agents. Pour comprendre les autres, dans le cadre de la réforme institutionnelle comme dans les modes managériaux, il faut savoir porter un regard nouveau sur les situations. Il a été dit que la réforme générait peu d’indifférence, qu’elle affectait, qu’elle a été menée dans l’urgence et la défiance. Le principal problème de cette réforme me rappelle un proverbe : « Seul on va plus vite, ensemble on va plus loin. » Cette problématique n’est pas nouvelle mais elle est importante aujourd’hui. Ensuite, effectivement, les textes qui nous sont soumis ne font pas sens. Ils fonctionnent en sens inverse, à sens unique, quand ils n’emmènent pas vers des sens interdits ou vers plusieurs sens, mais manquent de bon sens et de sens commun. L’ensemble ne mobilise pas. Enfin, nous sommes dans un système d’immédiateté, de reflets et d’images qui n’engendre que des réflexes et n’emploie pas l’art de la réflexion.
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Cette rapidité, peut-être nécessaire aujourd’hui, fait-elle que les transformations sont menées beaucoup trop vite et rend difficile la mobilisation des acteurs ? Fabien TASTET Je partage ce constat : nous travaillons dans la précipitation. Celle-ci oblige en effet à se mobiliser pour parvenir à mener la réforme et nous y parviendrons. Cette difficulté est liée au processus législatif. Cependant, nous aurons à faire face à des difficultés d’application des textes, car la loi NOTRe est un texte ambigu qui fixe des délais intenables. D’ailleurs, peut-être faudrait-il réfléchir plus vigoureusement à la diversification des équipes dans les administrations centrales, comme c’est le cas partout ailleurs. Les équipes des administrations centrales sont les seules à accueillir des personnes au même profil professionnel et sociologique. Ce n’est peut-être pas un hasard si cet endroit relativement endogame produit des textes déconnectés de la réalité. À l’inverse, dans les collectivités locales, les équipes sont très diversifiées. Ce modèle devrait se retrouver ailleurs, là où les textes sont produits. De cette manière, nous aurions peut-être moins de problèmes d’application des lois.
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S
T DES DIFFÉREN N IO T P E C R E ANNEXE : P A RÉFORME L E D S T N E M ÉLÉ
Cette annexe vient compléter la perception globale de la réforme exposée en 1re partie sur : • • • • •
La fusion des régions Les départements La métropole Le développement de l’intercommunalité La clause générale de compétence
Pour chaque élément de la réforme, elle rassemble de manière synthétique les principaux résultats, les points positifs qui peuvent apparaître, et fait part du point de vue des agents plus directement concernés.
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S RÉGIONS LA FUSION DE
A. Une perception à tendance négative • L’incompréhension domine sur le nouveau découpage et les choix de regroupement. • La capacité des régions à maintenir un ancrage territorial de proximité dans des espaces géographiques très étendus interroge fortement. • La création d’une mégastructure anonyme fait craindre un processus de décision encore alourdi et d’un éloignement des structures d’appui (notamment RH). • Les fusions sont généralement abordées sous l’angle du rapport de force entre les anciennes régions et ce d’autant qu’au moment des entretiens, la guerre des capitales était prégnante. - Soit l’écart est jugé trop important. La puissance économique de l’une fait craindre à l’autre d’être négligée et de perdre la maîtrise de son devenir. « On est tout petit. On compte pour du beurre. C’est là-bas que tout va se décider. Cela me fait un peu peur. On va être écrasé. C’est dommage, on sentait un début de dynamique sur la région. L’emploi commençait à revenir. » Cat. C, conseil régional Auvergne, technique, 35-50 ans. - Soit le rapport de force est lu en termes de complémentarité. Les deux régions peuvent alors former un couple dynamique. « Je ne suis pas du tout contre la fusion des régions. Toulouse peut être une locomotive économique pour Montpellier. Et nous une locomotive culturelle. Il peut y avoir de la complémentarité. Eux, ils ont les avions, nous on a le maritime. » Cat. C, conseil régional, administratif, 35-50 ans. • Les impacts, en termes de mobilité professionnelle et géographique, génèrent des inquiétudes. Elles sont fortement accentuées chez ceux dont la compétence est en train de disparaître (par exemple sur le soutien aux associations sportives).
B. Les contre-points positifs Ils sont généralement perçus dans le cadre de la logique du renouveau : • Le coup de pied mis dans la structure peut signifier un nouveau départ et une évolution significative des modes de fonctionnement. • Le rayonnement international : la nouvelle taille des régions peut les inscrire dans le concert des régions internationales (référence aux provinces espagnoles et aux Länder allemands).
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• L’accent mis sur le développement économique place les régions sur un chantier stratégique et évite la dispersion. La définition claire de la mission de la région peut être un renforcement de son identité stratégique. • Les rencontres entre les agents sont jugées très positives. Elles répondent à une forte attente pour parler travail, échanger sur les méthodes respectives des uns et des autres. Elles sont à entretenir. Elles constituent un levier de construction d’une identité commune.
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MENTS LES DÉPARTE
A. Une suppression suivie d’une résurrection fragilisante • L’annonce de la suppression a produit une forte déstabilisation des agents et des collectifs, au final « pour rien ». «Tout ce remue-ménage explosif pour rien. Le département est toujours là. Moi, cela m’importait peu. Les compétences, là ou ailleurs, il faut bien les exercer. » Cat. A, conseil départemental, administratif, 35-50 ans. • Ce revirement majeur a fragilisé la volonté affichée des pouvoirs publics. Elle a fléchi devant la résistance des élus et a rendu peu lisible la réforme (maintien du millefeuille). - Pour certains agents départementaux, cette résurrection du département produit un soulagement et évite d’avoir à faire face à un bouleversement majeur. - D’autres espéraient cependant que ce changement radical soit porteur d’un renouveau des modes de fonctionnement, d’un allégement des strates hiérarchiques, etc., et ce malgré le bouleversement prévisible. • Si son maintien soulage, il n’en crée pas pour autant une nouvelle assise. L’incertitude sur sa pérennité demeure. Il acquiert aux yeux de certains un statut en sursis. Des agents évoquent d’ailleurs une éventuelle fusion entre départements, notamment en région parisienne. • Enfin, ce maintien se double fréquemment de l’arrivée d’une nouvelle équipe politique dans un contexte de fortes restrictions économiques. La tension y est souvent très forte : remise en cause du temps de travail, crainte sur les primes. La sérénité n’est aucunement retrouvée, avec conflits sociaux et dégradation de l’ambiance.
B. Perspectives • Le cas échéant, le recentrage sur l’unique mission sociale donnerait au département une identité qui pourrait le renforcer (versus la dispersion avec le social et la voirie). Mais cette perspective viendrait interroger la légitimité de la collectivité territoriale, l’État semblant plus légitime à porter et exercer cette mission, même si pour eux-mêmes, ils préfèrent leur statut d’agent territorial.
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« Le département devrait garder toute la solidarité. Mais la métropole voudrait bien récupérer encore plus de choses. Cela reste incertain. Ce qui est bien pour nous, c’est que cela clarifie un peu les choses. On est enfin sur un seul territoire d’activité. Mais c’est la grosse bagarre pour les compétences, personne ne veut lâcher. Cela alimente le malaise général. » Cat. A, conseil départemental, pilotage, 35-50 ans. • Dans le cas de Lyon, la fusion avec la métropole semble créer une plus grande complexité du système territorial. Le maintien du département dans la périphérie de la métropole crée, au dire des agents interviewés, « une situation ubuesque » que les usagers ne comprennent pas. « Les usagers ne comprennent rien. Tout cela pour faire de la ville de Lyon une grande métropole, alors que c’est déjà une grande métropole. » Cat. C, conseil départemental, administratif, moins de 35 ans.
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LE LA MÉTROPO
A. Une nouveauté dans le paysage territorial • Porteuse d’un rayonnement international plus encore que les régions, et d’une inscription dans la mondialisation portée par les villes… • … tout en étant fortement ancrée dans un territoire. « On sent qu’il y a des effets de mutualisation intéressants. Cela fait un ensemble. Il faut que la ville rayonne. La métropole, cela a du sens. Cela fait un tout avec la ville, c’est ancré sur un territoire concret. C’est la vie quotidienne. » Cat. B, commune plus de 30 000 hab., service, plus de 50 ans. • Cependant, deux grands types de perception se distinguent chez les agents concernés : - Soit l’acquisition du statut de métropole est vécue comme une dynamique valorisante qui place la ville et ses agents « dans la cour des grands ». « La métropole, c’est une ambition, un projet. C’est aussi des opportunités d’évolution pour nous. » Cat. C, métropole, services, 35-50 ans. « On joue dans la cour des grands. Fierté pour l’élu, valorisation pour les territoires et pour les agents. On transfère les compétences, et les agents qui viennent ont un meilleur régime indemnitaire. C’est plutôt positif. » Cat. B, agglomération, services, plus de 50 ans. - Soit l’acquisition de ce statut a un apport faible. La ville était déjà considérée dans les faits et par tous comme une métropole. Elle vient confirmer, de manière tautologique, un état préalable. « C’est déjà une ville très développée économiquement. On a déjà un rayonnement international. Qu’est-ce que cela apporte ? En plus, ils n’ont pas totalement fusionné avec le département. Comme ça, les élus ont plein de casquettes en plus. L’intérêt que j’y vois, c’est pour les agents : cela offre de la diversité des postes. » Cat. C, commune 10 000-30 000 hab., administratif, plus de 50 ans. La seule nouveauté est alors l’absorption du département. Mais la combinaison du social avec des fonctions généralement très techniques interroge les agents. Elle crée un attelage hétéroclite qui ne rend pas son identité perceptible. « Social et voirie : ça fait juxtaposition de choses qui ne vont pas très bien ensemble. On ne voit pas la mutualisation. Et par rapport au public, ce n’est pas très parlant. C’est plus de la complication que de la simplification.» Cat. B, métropole, technique, moins de 35 ans.
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B. Des vertus sociales • Pour les agents. La puissance de la métropole est généralement associée à de meilleurs avantages sociaux et salariaux, et à une plus grande possibilité d’évolution ou de mobilité. Elle exerce une forte attractivité. Son revers : la crainte d’un plus grand anonymat au sein de la collectivité, voire de bureaucratisation pour ceux qui ont longtemps été dans des petites communes par nature plus responsabilisantes et réactives. • Pour les usagers. Elle capte les vertus de la mutualisation propre à l’intercommunalité (plus de services possibles aux usagers). Cette ville « puissance deux » exerce une force d’intégration : des banlieues (Grand Paris), du rural etc. « Le but, c’est de donner de l’ampleur. Il y avait Paris et les autres, la banlieue. Le Grand Paris intègre tout le monde dans un même mouvement. C’est le seul moyen de faire en sorte que la banlieue pousse, se développe. » Cat. A, agglomération, administratif, plus de 50 ans. Son revers : un risque d’accentuation de la fracture territoriale, pour ceux qui n’y sont pas, ou demeurent à ses franges. « La métropole aspire tout. Il y aura celles qui la rejoignent et les autres. Cela va couper le territoire. On va être étranglé par la baisse des dotations. » Cat. B, commune moins de 10 000 hab., services, plus de 50 ans.
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EMENT LE DÉVELOPP MUNALITÉ M DE L’INTERCO A. Une perception à dominante positive • C’est souvent l’élément de la réforme qui est jugé positivement et qui porte le moins à interrogations. • Il s’inscrit dans une histoire. On a donc déjà pu en évaluer les effets. • On lui reconnaît la capacité économique de produire de services supplémentaires pour les usagers, ou bien des services différenciés qu’une petite commune ne peut produire. • L’intercommunalité a une attractivité sociale en tant qu’employeur. Elle est toujours dotée d’un plus social (primes, œuvres sociales, protection sociale). « L’interco, c’est bien pour les petites communes. C’est bien, on a vu. Plus de possibilités pour les usagers, plus de moyens, et souvent des salaires plus intéressants. Par contre, parfois, la tendance au rendement est plus forte. On peut y perdre la qualité. » Cat. C, commune 10 000-30 000 hab., services,35-50 ans. • Pour les agents communautaires, la réforme est généralement perçue comme le renforcement d’une entité encore jeune. • Elle leur donne le sentiment d’être plutôt au bon endroit, au bon moment, dans une structure en dynamique. « C’est un vrai renforcement de l’agglomération. On acquiert de nouvelles compétences. La mairie, à l’avenir, cela va être sur les services à la personne. » Cat B, agglomération, services, plus de 50 ans. • L’octroi de nouvelles compétences ouvre par ailleurs l’espace des mobilités en interne.
B. Ses contre-points négatifs • Le jeu d’acteurs devient plus complexe pour les usagers, comme pour les agents, notamment quand il y a double hiérarchie. • L’accélération du développement de l’intercommunalité peut signer la fin des petites communes à terme. • Les usagers gagnent en services mais perdent la qualité d’une relation de proximité. • La perte de proximité est perçue aussi pour l’interne : un plus grand anonymat, des relations moins directes avec les élus ou les directeurs.
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« Le problème des grosses entités, c’est que cela fait “désaffecté”. Il y a plus de chefs, moins de relations directes. » Cat. C, commune 10 000-30 000 hab., administratif, plus de 50 ans. • Enfin, pour l’heure, l’intercommunalité n’a pas prouvé sa capacité à faire des économies. en matière de réduction des coûts et des effectifs du service public local.
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E LA CLAUSE D N IO S S E R P LA SUP COMPÉTENCE GÉNÉRALE DE A. Un aspect de la réforme souvent peu connu et peu compris L’expression est incompréhensible pour la grande majorité des agents. S’ils utilisent le terme de compétences et en comprennent le sens pour une collectivité, l’expression « clause générale de compétence » est souvent incomprise.
B. Après explications • Appréciation positive. Cette mesure va dans le sens de la clarification des rôles des acteurs, de la rationalisation de l’action en évitant les doublons. « La compétence générale, c’est une catastrophe. Au moins, ça a le mérite de la clarté. Le flou accentue le jeu politique, chacun fait ce qu’il veut pour son image et c’est comme ça qu’on a des doublons partout. » Cat. B, métropole, technique, plus de 50 ans. • Le doute demeure sur sa mise en œuvre réelle, en raison de la capacité des élus à recréer des doublons, à contourner les règles du jeu. Remarque. De manière générale, la lisibilité du contenu de la réforme territoriale n’est guère soutenue par la connaissance des structures territoriales qu’ont les agents. Exceptées les catégories A et les catégories B qui ont passé récemment un concours, la grande majorité des agents ne connaît ni le rôle, ni les missions, ni les enjeux des entités auxquelles ils n’appartiennent pas. Leur connaissance est alors, dans ce cas, proche de celle du citoyen.
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BIBLIOGRAPH
Luc BOLTANSKY, De la critique, Gallimard, 2009 François DUPUY, Lost in management, Seuil, 2011 Élèves administrateurs de l’INET, promotion Simone de BEAUVOIR, Les mobilités, un levier de management ?, Les Cahiers de l’Observatoire social territorial, n° 12, juin 2014 Isaac GETZ et Brian CARNEY, Liberté & Cie, Fayard, 2012 Anne GRILLON, Les jeunes agents territoriaux. Relations et motivations au travail, Les Cahiers de l’Observatoire social territorial, n°15, septembre 2015 Jérôme GROLLEAU, La reconnaissance non monétaire au travail. Un nouveau territoire managérial, Les Cahiers de l’Observatoire social territorial, n°11, mars 2014 Philippe GUIBERT, Jérôme GROLLEAU et Alain MERGIER, Dans la peau des agents territoriaux, Les Cahiers de l’Observatoire social territorial, n° 4, janvier 2012 Danilo MARTUCELLI, Grammaires de l’individu, Gallimard, 2002 Danilo MARTUCELLI, La société singulariste, Armand Colin, 2010 Philippe ZARIFIAN, « Le travail et l’événement », in G. JEANNOT et P. VELTZ, Le travail entre l’entreprise et la cité, L’Aube, 2001 Philippe ZARIFIAN, Sociologie des devenirs, L’Harmattan, 2012
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TIFIQUE ET N IE C S IL E S N CO IENTATION CONSEIL D’OR
Membres du conseil scientifique Michel BORGETTO, Professeur de droit de la protection sociale à l’Université Paris 2 Panthéon-Assas Jean DUMONTEIL, Directeur d’Axe Image et de la Lettre du secteur public Claire EDEY GAMASSOU, Maîtresse de conférences à l’Université Paris-Est Michel GOMEZ, Représentant l’association ResPECT, réseau des préventeurs et ergonomes, responsable de service ergonomie et prévention des risques professionnels à Paris Habitat Dominique LAGRANGE, Directeur adjoint chargé des formations à l’Institut national des études territoriales (CNFPT-INET) David LE BRAS, Délégué général de l’Association des directeurs généraux des communautés de France Georges LE CORRE, Représentant de l’Association des ingénieurs territoriaux de France Jean-René MOREAU, Administrateur national de la MNT, ancien directeur général des services du SAN Ouest Provence, directeur du master 2 Administration publique-gestion des collectivités locales à l’UPEC, président de l’OST Fabien TASTET, Président de l’Association des administrateurs territoriaux de France, directeur général des services de l'Etablissement public territorial 11 Avec l’appui de : Jeanne BALLOT, Responsable de l’Observatoire social territorial de la MNT Noémie FOORT, Chargée de mission relations institutionnelles de la MNT Jean-Marc JOUSSEN, Directeur-adjoint en charge des affaires publiques de la MNT
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Membres extérieurs du conseil d’orientation, en tant que personnalités qualifiées : Alain ANANOS, Ufict-CGT des services publics, Directeur général adjoint du département citoyenneté et développement de la personne, Ville de Pantin Jean-Christophe BAUDOUIN, Ancien président de l’Association des administrateurs territoriaux de France, directeur des stratégies territoriales au commissariat général à l’égalité des territoires Marie-Francine FRANCOIS, Ancienne présidente de l’Association des administrateurs territoriaux de France, directrice générale des services de la ville de Clermont-Ferrand Didier JEAN-PIERRE, Professeur agrégé de droit public à l’université d’Aixen-Provence, directeur scientifique de la Semaine juridique Administrations et collectivités territoriales Nathalie MARTIN-PAPINEAU, Maître de conférences et directrice de l’Institut de droit social et sanitaire de l’université de Poitiers Philippe MOUTON, Directeur de la direction de l’observation prospective de l’emploi, des métiers et des compétences de la Fonction publique territoriale, CNFPT Michel PASTOR, Ancien chef de l’Inspection générale et ancien conseiller spécial du Président du CNFPT
Membres extérieurs du conseil d’orientation, en tant que partenaires institutionnels de la MNT : Vanik BERBERIAN, Président de l’Association des maires ruraux de France Patricia CADORÉ et Yann RICHARD, Co-présidents du Syndicat national des secrétaires de mairie Caroline CAYEUX, Présidente de Villes de France Olivier DUSSOPT, Président de l’Association des petites villes de France Pascal FORTOUL, Président des communautés de France
de
l’Association
des
directeurs
généraux
Denis GUIHOMAT, Président de l’Association nationale des cadres communaux d’action sociale Fabien LE PORT, Président de l’Association des techniciens territoriaux de France Dominique BUSSEREAU, Président de l’Assemblée des départements de France Charles-Eric LEMAIGNEN, Président de l’Association des communautés de France
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Élie MAROGLOU, Président de l’Association ResPECT (Réseau des préventeurs et ergonomes territoriaux) Joëlle MARTINAUX, Présidente de l’Union nationale des centres communaux d’action sociale Jean-Luc MOUDENC, Président de l’Association France Urbaine Dr Faouzia PERRIN, Présidente des médecins territoriaux
de
Méditoriales,
l’association
nationale
Stéphane PINTRE, Président du Syndicat national des directeurs généraux des collectivités territoriales Philippe RICHERT, Président de l’Association des régions de France
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À PARUS CAHIERS DÉJ
L’intercommunalité vécue par ceux qui y travaillent Cahier n° 1. Territorial Sondages pour la MNT en partenariat avec l’ADGCF, l’ADCF et l’AATF - Décembre 2010 Les précarités dans la Fonction publique territoriale : quelles réponses managériales ? Cahier n° 2. Élèves administrateurs de l’INET, promotion Robert Schuman, pour la MNT en partenariat avec le CNFPT et l’AATF - Juin 2011 Les risques sanitaires des métiers de la petite enfance : auxiliaires de puériculture, un groupe professionnel sous tension Cahier n° 3. Axe image - Novembre 2011 Dans la peau des agents territoriaux Cahier n° 4. Philippe GUIBERT, Jérôme GROLLEAU et Alain MERGIER pour la MNT en partenariat avec l’AATF et l’INET - Janvier 2012 Gérer et anticiper les fins de carrière. Les seniors dans la Fonction publique territoriale Cahier n° 5. Élèves administrateurs de l’INET, promotion Salvador ALLENDE, pour la MNT en partenariat avec le CNFPT-INET et l’AATF - Juin 2012 Jardinier : un métier en mutation. Mieux vivre au travail, mieux vivre la ville Cahier n° 6. Axe image - Novembre 2012 L’impact des technologies numériques de l’information et de la communication sur le travail des agents territoriaux Cahier n° 7. Claire EDEY GAMASSOU - Août 2013 Le directeur des ressources humaines dans la Fonction publique territoriale Cahier n° 8. Anne GRILLON - Juillet 2013 Connaître et reconnaître l’encadrement intermédiaire dans la Fonction publique territoriale Cahier n° 9. Élèves administrateurs de l’INET, promotion Paul ÉLUARD, pour la MNT en partenariat avec le CNFPT-INET et l’AATF - Juin 2013 La restauration collective, des contraintes sanitaires au plaisir de la table Cahier n° 10. Axe image - Décembre 2013 La reconnaissance non monétaire au travail, un nouveau territoire managérial Cahier n° 11. Jérôme GROLLEAU - Mars 2014 Les mobilités : un levier de management ? Cahier n° 12. Élèves administrateurs de l’INET, promotion Simone de BEAUVOIR, pour la MNT en partenariat avec le CNFPT-INET et l’AATF - Juin 2014
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Les départements, dix ans de transferts des agents de l’état et d’évolution des ressources humaines, et demain ? Cahier n° 13. Axe image, en partenariat avec l’ADF et Complémenter - Juin 2014 La gestion consolidée des collectivités locales : le pilotage stratégique des satellites face aux nouveaux enjeux de management territorial Cahier n°14. Élèves administrateurs de l’INET, promotion Vàclav Havel, pour la MNT en partenariat avec le CNFPT-INET et l’AATF - Juin 2015 Les jeunes agents territoriaux, relations et motivations au travail Cahier n° 15. Anne GRILLON - Septembre 2015
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Jérôme GROLLEAU est sociologue-consultant pour de grandes organisations publiques et privées : études et conseils, accompagnement individuel ou collectif de managers. Il est également co-auteur et auteur des études pour la MNT Dans la peau des agents territoriaux et La reconnaissance non monétaire au travail, un nouveau territoire managérial. À travers son action pour la protection sociale dans la Fonction publique territoriale depuis de nombreuses années, la MNT s’est engagée de façon continue en faveur de la satisfaction de besoins élémentaires, tels que la santé et le pouvoir d’achat des agents territoriaux. Avec les Cahiers de l’OST, elle entend contribuer à une meilleure connaissance de l’environnement social des agents. En complément des actions de prévention de notre mutuelle, ces études proposent des pistes d’amélioration aux décideurs, que ce soit dans la santé au travail, dans les ressources humaines ou dans le management, pour le bien-être des agents au travail. Alain GIANAZZA, Président général de la MNT
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1re mutuelle de la Fonction publique territoriale en Santé comme en Prévoyance, créée et administrée par les agents territoriaux eux-mêmes, la MNT protège plus de 1,1 million de personnes, proche des agents dans les départements et sur les lieux de travail : 84 sections départementales, 9 000 correspondants en collectivité, disponible et à l’écoute, en section ou au téléphone, en métropole et dans les DOM.
www.mnt.fr
Mentions légales : Mutuelle soumise aux dispositions du livre II du Code de la Mutualité - SIREN N° 775 678 584 - Document non contractuel - J58 - 04/04/2016
Comprendre les aspirations des agents et leurs propres souhaits de changements participera d’une réappropriation de la nouvelle donne. Transformer plutôt que réformer pour s’engager avec eux et décider de l’intérieur de l’organisation territoriale de la République. Jean-René MOREAU, président de l’OST
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