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Le portail temporel du lac Mistassini
Nous cherchions l’hiver et l’avons trouvé sous le ciel du lac Mistassini. Le vent balayait les glaces à perte de vue, sans rencontrer d’autres résistances que nous, deux humains aux silhouettes à peine visibles dans l’immensité du blanc. Nous étions extatiques et à moitié gelés : le froid avait fait son œuvre.
mots :: Samuel Lalande-Markon photos :: Marie-France L’Écuyer
Couvrant une superficie de près de 2500 km2, long de 160 km, large de 20, le lac Mistassini est le plus grand lac naturel du Québec. Le 51e parallèle le traverse en plein milieu, témoignant de sa double appartenance au Sud comme au Nord. Si ses eaux se versent dans la baie James en empruntant le tracé sinueux de la rivière Rupert, on y accède également en remontant le courant depuis le Saguenay. C’est de là qu’avait débouché Guillaume Couture en 1663, avec plus de 4000 ans de retard sur le peuple cri. De cette rencontre improbable est née une route de traite de fourrures, entre le fleuve Saint-Laurent et l’Europe, qui a été maintenue jusqu’au 20e siècle. Si l’emblématique réservoir Manicouagan, situé à plus de 250 km au nord-est, donne l’impression de s’être fait infliger un œil au beurre noir, le lac Mistassini porte plutôt la trace d’un coup de griffe dans son socle de roche précambrienne. Le coupable ? Un légendaire Grand Lièvre qui logerait tout près, dans une grotte de quartzite de la Colline blanche (Waapushikamikw), en aval de la rivière Témiscamie. Selon les Cris, il aurait participé à la création du monde en courant dans toutes les directions, creusant le lit des rivières, levant la cime des montagnes. Il aurait même signé son œuvre en laissant à l’entrée de la Rupert un rocher erratique de trois mètres de hauteur qui a donné son nom au lac : mista assini en iiyiuu ayimuun (langue crie) ou mishta ashini en innu-aimun (langue innue), signifiant littéralement « grosse roche ».
L’AVENTURE COMMENCE
La veille du départ, à l’auberge de Mistissini, située sur la péninsule Walton au sud du lac, nous avons dormi dans une chambre qui portait le nom de Sam Voyageur, un Cri qui avait dirigé les dernières brigades de canots de fourrures depuis Rupert House, l’actuelle Waskaganish, dans la baie James. La communauté de Mistissini était porteuse d’une histoire millénaire. Son lac ouvrait un portail temporel.
Nous disposions de peu d’informations fiables sur les conditions de glisse hivernale. Une expédition à ski avait rencontré de la neige fondante sur son chemin en 2014. Avec ses nombreux affluents et ses courants, le lac ne gelait pas uniformément et les lourdes précipitations de neige avaient sans doute contribué à créer des infiltrations d’eau en exerçant une pression supplémentaire sur les failles dans la glace. L’Office québécois de la langue française recommandait l’utilisation des termes « gadoue », « bouillie neigeuse » ou « névasse », mais peu de choses incarnaient mieux le sentiment profond d’être Québécois que de sacrer dans de la « sloche ». Même à -25 oC, la surface mouillée cédait parfois sous nos pieds. Nous réussissions néanmoins à nous faufiler entre les pièges. Nous avions compartimenté deux semaines de nourriture dans nos traîneaux à dessein de faire le tour du lac sur près de 250 km, mais le poids de 150 livres pesait étonnamment peu alors que nous goûtions la joie pure et simple de nous retrouver là. Après un rétrécissement (le narrows), situé à une vingtaine de kilomètres au nord de la communauté, le lac s’ouvrait devant nous, comme nos cœurs qui se gonflaient de nos espoirs et de nos désirs les plus fous. L’hiver nous enserrait de sa brise venue du sud-ouest et nous poussait toujours un peu plus au nord.
De 4 degrés, la température a plongé jusqu’à -26 en l’espace de quelques heures. Le ciel devenu menaçant déferlait sur nous à 75 km/h. Nos corps comme notre matériel, mouillés la veille puis gelés, étaient à nouveau sous la souveraine emprise du froid.
Nous renouions avec la distance, et l’horizon se jouait des perspectives. Au troisième jour, nous avons surpris au loin des caribous en train de traverser le lac entre des îles, une rare apparition sachant que le grand cervidé a été en bonne partie expulsé de la région en raison de l’exploitation forestière. Dix minutes plus tard, nous avons croisé leurs traces encore fraîches. Dix kilomètres plus loin, l’île. Nous aurions pourtant juré que les deux étaient à la même hauteur. Nous défilions dans un tableau grandeur nature.