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DANS LE NORD

Il Y De La Place Pour Des Traces

mots :: Maxime Bilodeau

Dire que Corin Lohmann a été rattrapé par une actualité brûlante est tout sauf exagéré. Dans la matinée du 22 juillet dernier, le copropriétaire d’IceWalks accordait une entrevue à Vie en montagne au cours de laquelle il s’inquiétait du sort de son gagne-pain : le glacier Athabasca, situé dans le parc national Jasper, en Alberta. « Depuis que j’accompagne des touristes sur le glacier en 2013 [son entreprise est l’une des rares autorisées par Parcs Canada à offrir ce service], j’ai vu sa base reculer de plusieurs centaines de mètres, témoignait-il, comme si sa fonte s’était emballée. » En cause, selon lui : les conditions météo extrêmes qui ont frappé l’ouest du pays dans les dernières années. En 2023, cet emblème des Rocheuses canadiennes a ainsi perdu neuf mètres de glace, un record. Plus tard ce jour-là, le gouvernement provincial ordonnait de toute urgence l’évacuation de la municipalité et du parc national Jasper en raison de plusieurs incendies qui consumaient les forêts environnantes. La suite, vous la connaissez : le brasier a fini par chambouler des milliers de vies sur son passage – dont celle de Corin. « Même si nous n’avons pas été directement touchés par la tragédie, nous sommes fermés depuis l’ordre d’évacuation, nous a-til écrit par courriel deux semaines après les événements. Espérons que les pertes économiques ne seront pas trop graves… » Comme plusieurs entreprises du secteur, IceWalks dépend du tourisme pour sa survie. Pas de visiteurs, pas de revenus.

L’ironie, c’est que les éléments de cette histoire sont reliés les uns aux autres. Selon diverses études, le tourisme (surtout le transport) représente une part non négligeable des émissions de gaz à effet de serre (GES) dans le monde, soit environ 10 %. Or, les concentrations de GES dans l’atmosphère sont telles qu’elles rendent désormais beaucoup plus probables des feux de forêts d’une ampleur

« Lorsqu’on les interroge, la plupart des touristes de la dernière chance ne sont pas disposés à compenser le carbone produit par leur voyage.

Cela témoigne d’une déconnexion entre leur attachement supposé à une destination et leurs comportements » – Karla Boluk inégalée comparativement à ceux de l’ère préindustrielle. Les cendres noires qui se sont déposées sur le glacier millénaire dans la foulée de ces mégafeux ont eu pour conséquence d’augmenter son absorption de chaleur, précipitant ainsi sa fonte, lui qui a déjà reculé de plus de 1,5 km depuis 125 ans. Et c’est en grande partie ce statut de mourant qui attire les touristes par milliers à son chevet.

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QUAND LA SCIENCE S’EN MÊLE

Depuis la nuit des temps, l’Homme rivalise d’audace pour être le premier à tutoyer les plus hauts sommets, à franchir une nouvelle frontière ou à documenter l’inconnu. Les changements climatiques n’ont pas mis fin à cette course effrénée ; d’une certaine manière, ces dérèglements peuvent même être vus comme l’une de ses conséquences. Aujourd’hui, le voyage d’agrément constitue un moyen d’étancher sa soif d’exploration – à la différence près que la course se dispute désormais contre le thermomètre. Ce sentiment d’urgence se fait tout particulièrement ressentir au Canada, où le climat se réchauffe deux fois plus vite qu’ailleurs dans le monde, menaçant au passage la saison des icebergs à Terre-Neuve, les rives des Grands Lacs, les banquises en Antarctique.

Le hasard veut que ce soit une Canadienne qui ait inventé l’expression « tourisme de la dernière chance ». Jackie Dawson, professeure au Département de géographie, environnement et géomatique de l’Université d’Ottawa, a employé le terme pour la première fois au tournant des années 2010 pour désigner cette pratique touristique morbide consistant à observer les écosystèmes les plus fragiles de la planète avant qu’ils ne disparaissent ou ne soient irrémédiablement transformés sous l’effet des changements globaux. Depuis, des centaines d’études sur le sujet ont été publiées, confirmant par exemple que l’attrait de l’éphémère constitue une forte motivation pour visiter ces destinations. Ou encore, que cette forme de tourisme émet plus de GES que toutes les autres. La littérature scientifique s’est même intéressée à l’impact du tourisme de la dernière chance sur ses pratiquants. Spontanément, on pourrait croire que contempler la fin du monde fait prendre conscience des ravages causés par les changements climatiques, et donc amène à modifier ses habitudes de consommation. C’est un peu ce que soutient Maggie Cole, directrice du marketing chez Churchill Wild, une entreprise manitobaine qui commercialise des séjours d’observation des ours polaires sur le bord de la baie d’Hudson. « Nos sondages internes indiquent que notre clientèle ressent une plus grande connexion à la nature sauvage après nous avoir visités, explique-t-elle. Cela confirme l’efficacité de notre approche basée sur l’éducation et la sensibilisation. » Dans les faits, cet impact semble au mieux superficiel. « Lorsqu’on les interroge, la plupart des touristes de la dernière chance ne sont pas disposés à compenser le carbone produit par leur voyage. Cela témoigne d’une déconnexion entre leur attachement supposé à une destination et leurs comportements », analyse Karla Boluk, professeure au Département des études sur les loisirs de l’Université de Waterloo. L’experte cite les résultats d’une enquête réalisée auprès de gens ayant visité Churchill et le parc national Jasper et à laquelle elle a collaboré. « Les conclusions […] situent le manque d’intérêt des visiteurs pour les destinations menacées par le climat comme une réponse à un marché touristique qui normalise la consommation du déclin socioécologique », lit-on dans le résumé de l’étude.

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QUE FAIRE ?

Devant ce véritable paradoxe éthique, Karla Boluk prône l’abstention. Comme dans : n’y allez pas. « Les visiteurs ne devraient pas être autorisés à visiter les attractions touristiques de la dernière chance, lesquelles devraient être protégées plutôt que commercialisées comme produits touristiques. Les vols vers les destinations concernées ne devraient même pas exister ! » tranche la scientifique, qui critique par ailleurs le concept des listes de choses à accomplir avant sa mort, les fameuses bucket lists. « Il faut replacer ce choix individuel dans son ensemble : en privilégiant ses propres désirs, on participe largement à la catastrophe qui se produit sous nos yeux. » On devient complice de la situation, en somme.

Une opinion que ne partage pas Maggie Cole, de Churchill Wild. À son avis, il existe un fossé entre ce que les gens perçoivent des changements climatiques et ce qui se passe dans la réalité, sur le terrain. « Prenez les ours polaires dans la région, illustre-t-elle, ils sont en bonne santé, car ils apprennent à composer avec les transformations de leur environnement, en chassant par exemple sur le continent plutôt que sur la glace. » Une étude de 2024 publiée dans la revue savante Nature la contredit pourtant ; tout en saluant sa « remarquable plasticité comportementale », les chercheurs concluent que le seigneur de la banquise dépense beaucoup trop d’énergie sur la terre ferme, ce qui l’expose de manière accrue aux famines dans un monde qui se réchauffe inéluctablement.

Corin Lohmann ose quant à lui regarder la réalité en face. Bien que son entreprise IceWalks ait finalement été autorisée à reprendre ses activités, il sait que son produit affiche une date de péremption. Le paysage lunaire de moraines rocheuses que laisse derrière lui le glacier Athabasca au fur et à mesure qu’il rétrécit le lui rappelle sans cesse. « À un certain point, d’ici même les prochaines années, il ne sera plus possible d’amener des touristes à pied sur le glacier du fait de sa dangerosité croissante, avance-t-il. En revanche, il sera toujours possible de l’observer de loin. » Pendant qu’il en est encore temps. Les évaluations les plus optimistes prévoient que de 60 à 80 % de son volume disparaîtra d’ici la fin du siècle. Les plus pessimistes annoncent, pour leur part, sa fonte aussi complète qu’inévitable.

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