Science Fiction Bulletin de Trois Lettres n째6 Juin 2013
SOMMAIRE
Dieu que Mars est loin Matthieu Lanusse
page 4
Le vieux qui voulait écrire un livre Maud Ruget
page 14
Bobbleheads lullaby François-Xavier Morseau
page 28
Carpe Diem Antoine Jarrige et Aurélien Clause
page 36
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Dieu que Mars est loin I Matthieu Lanusse
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« Et si on faisait l’amour ? » C’était dit d’un ton indifférent, avec comme un bâillement bref et retenu, mais dont l’ennui ferme et appuyé ne suffisait pas à cacher complètement une toute petite note d’espoir. Ce n’était pas que Gary y tînt tellement, d’ailleurs. C’était juste agréable. Enfin, ça passait le temps. Et puis, à force de se dire qu’ils pourraient bien faire l’amour après tout, il en était presque excité. « Pourquoi pas… », lui fut-il répondu d’un ton très similaire, en apparence le même, mais qui sonnait à l’oreille d’une subtile différence, une très délicate
nuance de désintérêt complet teinté d’une touche d’exaspération. Les hommes sont tous les mêmes. Carrie ôta sa combinaison blanche, la laissa flotter mollement dans l’air, à côté d’elle, et attendit les bras croisés. L’apesanteur lui gonflait les seins de manière exagérée.
Gary ne se le fit pas dire deux fois. Il retira en hâte sa propre combinaison ; pas tellement par ardeur, mais parce qu’il voulait se dépêcher avant qu’elle ne change d’avis. Quand ils furent nus tous les deux, ils se glissèrent en s’aidant des mains dans le corridor principal du vaisseau, un endroit où ils ne risquaient pas de casser quelque chose. Et il y avait des rambardes pour s’accrocher, qui facilitaient la tâche. Ce n’est pas si aisé de faire l’amour dans l’espace. Il n’y a aucune résistance, on pousse, ça recule. Il fallait de l’expérience, une certaine pratique de la gymnastique et, oui, pas mal de force. 5
Cela faisait de l’exercice, c’était certain. Gary songeait pensivement, comme il se mettait en devoir de pénétrer sa copilote, que Houston avait eu rudement raison d’insister pour envoyer un jeune couple dans l’espace. Si on n’avait pas pu faire l’amour, Dieu que Mars aurait été loin ! Bien sûr, préservatifs obligatoires. Manquerait plus que d’avoir un bébé dans l’espace. Vous imaginez, essayer de faire taire un mioche braillant à tue-tête en même temps qu’on négocie un atterrissage ? La seule pensée le fit frissonner. Il se dit que c’était peut-être risqué de faire l’amour aussi souvent. Et si
les
préservatifs avaient un défaut ? Ou s’ils tombaient à court ? Heureusement, il avait déjà fini sa besogne et n’eut pas le loisir de se mettre plus avant martel en tête. Carrie était déjà presque rhabillée, pas une goutte de sueur, et
regardait les écrans immobiles d’un œil morose.
Gary soupira, se laissant flotter tout nu dans le couloir. Un an aller, un an là-bas, un an retour, c’était le programme. D’une certaine façon, Carrie et lui seraient non seulement les tous premiers êtres humains à poser le pied sur mars, mais ils en seraient aussi les premiers colons. Pendant un an, ils auraient pour mission de superviser la construction de la première ville sous dôme de Mars. Ils s’occuperaient de gérer sur place les imprévus, les pannes, tout ce que les machines n’arrivaient pas à régler elles-mêmes. Ils iraient chercher les stocks de matériaux, actuellement stockés en orbite, que l’on décrocherait un à un pour les faire tomber à la surface de Mars au fur et à mesure des besoins. Ils devraient en guider la récupération, procéder aux réparations d’urgence, expliquer à Houston ce qui ne fonctionnait pas avec ces bon dieu de machines quand elles se mettraient à sautiller en chantant Santa Lucia ; faire pousser des légumes, explorer, planter des drapeaux, 6
vérifier qu’une civilisation martienne ne se cachait pas dans les crevasses et les cavernes, le cas échéant établir un premier contact et négocier un contrat d’exploitation en bonne et due forme. Le volumineux ordre de mission occupait à lui seul toute une étagère de la bibliothèque. On prenait les choses très au sérieux en bas. Ou en haut. Enfin, à la maison quoi. On ne pouvait pas leur en vouloir, il y avait de bonnes raisons pour ça. Après eux, si la mission était un succès, on enverrait des dizaines de vaisseaux produits à la chaîne. On cueillerait toutes les réserves accumulées en orbite de Mars depuis des décennies, on en amènerait d’autres. La petite station scientifique dont ils allaient s’occuper deviendrait une grande ville, la première vraie ville extra-terrestre de l’histoire de l’humanité. Sur la lune, ce n’était guère qu’une
station-service pour les vaisseaux miniers. Là on parlait d’une véritable colonisation. L’humanité démontrerait une fois pour toutes, à la face de l’univers, sa capacité à s’établir durablement sur d’autres planètes que la sienne. Ce serait le début d’une expansion infinie. Si on ne crevait pas d’ennui avant ! Le vol lui-même était une expérience en soi, pour tester la capacité de deux êtres humains à supporter un si long voyage confinés sans s’égorger mutuellement en route. Là encore, Houston n’avait pas ménagé ses efforts. Carrie et lui avaient été présentés, soigneusement poussés l’un vers l’autre jusqu’à ce qu’ils tombent amoureux. Ils s’étaient beaucoup plus à l’époque. Diable, à l’époque ! ça ne faisait que quatre mois, pas plus. Gary songea qu’on perdait le compte du temps dans l’espace. Ils auraient pu y être depuis des années, ça n’aurait pas changé grand-chose. Tiens, c’était intéressant, ça. Il faudrait qu’il le dise aux scientifiques. Vous embêtez pas avec vos trajectoires optimales, les gars. Un 7
an, dix, trente, on s’en fout, en fait. Au début, l’ennui avait été pénible, presque douloureux. Ça fait mal de voir vos conversations avec la femme de vos rêves s’épuiser, s’éteindre une à une inexorablement, jusqu’à ce qu’on n’ait plus rien d’intéressant à se dire. Puis on commence à se taire malgré soi. On voudrait dire quelque chose. On cherche frénétiquement. Rien à faire. En désespoir de cause on fait l’amour. Et puis même ça… au bout du compte on s’habitue. L’ennui fait partie de soi. Rester trois heures sans rien faire. Aller faire un peu de vélo dans la salle de sport. Manger. Aucun contact avec la Terre, sauf cas d’urgence. Encore l’urgence devait-elle attendre quarante bonnes minutes. Houston avait estimé
que la communication avec les familles donnerait le cafard. On pouvait aller au poste de pilotage et essayer d’admirer les étoiles. Elles restaient là bêtement immobiles. Parfois, une alarme. Rien de grave. Un petit trou de météorite dans un des panneaux solaires. Dormir. On vivait de façon tellement mécanique, qu’on se croisait parfois avec autant d’indifférence que deux réverbères dans les rues de New York. Parfois, au prix d’un effort louable, Gary proposait : « Et si on faisait l’amour ? » Hélas Carrie, elle autrefois – quatre mois à peine ! – si passionnée, si fougueuse, qu’elle donnait l’air de vouloir vous dévorer, Carrie était devenue une espèce de mannequin gonflable amorphe, qui se taisait tout du long, se laissait faire, et se rhabillait tout de suite après. Dans ces moments-là il avait bien envie de lui crier dessus. Pour la réveiller. C’était insupportable, insupportable. Mais l’ennui avait tant grandi en lui-même qu’il n’en avait jamais trouvé la volonté. Il se laissait dériver comme un sac mort dans les 8
coursives du vaisseau. Carrie… En fermant les yeux, Gary arrivait encore à se la représenter avec un sourire. En rêve il arrivait encore à la trouver belle. Comme quand ils erraient tous les deux la nuit, sur les plages de Miami, et qu’elle riait aux éclats quand il la serrait dans ses bras. Ce sourire, ce sourire qui vous donnait le vertige, qui faisait tourbillonner le monde à une vitesse folle, qui déclenchait des ouragans ! Plus une trace. Disparu. Carrie, Carrie, qu’est-ce que nous faisons là ? Qu’est-ce que ça peut bien faire, hein, d’aller coloniser Mars, si l’espace a fait givrer notre amour, si l’espace a congelé nos cœurs ? Il aurait voulu lui dire tout ça, il aurait voulu lui dire combien il l’aimait, combien il la désirait, comme elle lui importait plus que Mars, plus que la Terre, plus que la galaxie tout entière ! Mais sa bouche était pâteuse,
son regard terne. Quand il croisait Carrie il ne lui adressait même pas un signe de la tête ou de la main. Il passait. Pour elle aussi ce devait être terrible. La pensée lui crevait le cœur. Un frisson fit prendre conscience à Gary qu’il était toujours nu, au milieu du couloir. Presque à regret, il pagaya vers ses vêtements, les passa, et se décida à aller vérifier les compteurs dans la cabine de pilotage. Il ouvrit le sas – la cabine était prévue pour servir de nacelle de sauvetage en cas de problème – et pénétra dans le cockpit plongé dans l’obscurité. Ça faisait du bien, ce noir. C’était un contraste agréable avec la lumière tiède, doucereuse et uniforme qui emplissait les moindres recoins du vaisseau. Comme d’habitude, les écrans nichés dans le noir diffusaient de rassurants chiffres verts et des courbes régulières. Pas de problème, ronronnaient les ordinateurs. Vivres au niveau normal. Température idéale. Atmosphère parfaite. Huit mois et deux jours avant arrivée à destination. Niveaux 9
d’énergie optimaux. Et ainsi de suite. L’ordinateur était bien le seul être à bord du vaisseau à trouver que tout allait bien. Il vous trouvait d’ailleurs une santé de fer. Un bon somme, un peu de sport, un peu de sexe, et vous vous porterez à merveille. L’ordinateur était désespérant d’optimisme. Que pouvait-il bien comprendre, lui, une machine rationnelle, paisible, contente d’elle-même, au mal d’ennui qui rongeait les deux astronautes ? Gary brûla soudain d’envie de faire capoter quelque chose, n’importe quoi. Pourvu que l’ordinateur pousse au moins un petit miaulement de frayeur. Pourvu que Carrie, réveillée par le bruit, vienne voir ce qui se passe. Et puis comme dans les films ils feraient l’amour au bord du gouffre, avec feu, avec
furie, au milieu du hurlement des sirènes, en défonçant des écrans, en cassant des manettes, en appuyant sur des boutons au hasard ! Mais le ronronnement satisfait de la machine le rappela bientôt à la réalité. Ce n’était pas possible. Tout, absolument tout dans ce vaisseau avait été calculé pour résister à la folie humaine. Il y avait même un compartiment capitonné où des drones vous accompagneraient tranquillement si vous faisiez l’andouille, en attendant que la crise soit passée. Gary eut un soupir. En principe, c’était eux, les humains, qui avaient pour mission de vérifier que les machines ne déraillaient pas. Pas l’inverse. Enfin, se dit-il, ça dépendait sûrement des situations. Une fois sur Mars ils pourraient bouger un peu. Ses yeux se posèrent sur le compteur. Huit mois et deux jours. Il se sentit défaillir. Non, vraiment, ça n’allait pas. Il fallait y remédier coûte que coûte. Comme il arrivait à cette conclusion, il se dit qu’il avait faim. C’était toujours ça de pris. L’engourdissement du cerveau qui l’avait quitté un instant le reprit. Il quitta machinalement son poste et se rendit dans la salle à manger. 10
Carrie était là, apathique, à aspirer le liquide qui tenait lieu de rôti-pommes de terre. Ce n’était pas mauvais, mais Gary en avait déjà pris ce midi. Il sélectionna plutôt, dans le distributeur, le gigot-haricots verts-sauce aux champignons, qu’il sirota pensivement en regardant Carrie. Elle n’évitait pas son regard. C’était pire que ça. Elle le croisait, par hasard, comme elle aurait vu un bouton sur une console de commande. Pour elle, il n’était qu’une chose vaguement présente, vaguement agaçante, une chose qu’elle se souvenait pourtant d’avoir aimé, et qui la regardait fixement d’un œil éteint. Soudain, comme la mixture qui s’arrogeait si injustement le nom d’un délicieux plat français entrait dans le gosier de Gary, son goût industriel
évoqua en lui un souvenir très ancien. Le goût des haricots en conserve que savait si bien faire Mémé. Il était tout petit, alors, et Mémé riait du fond de sa gorge en le regardant manger avidement. Mon grand, disait-elle, mange comme ça et tu grandiras jusqu’aux étoiles ! Gary la croyait, et mangeait de plus belle. Et Mémé riait, riait ! Pourtant Mémé aussi devait se sentir seule parfois, quand des semaines, des mois durant, personne ne venait la voir dans son petit appartement anonyme, encastré dans une banlieue anonyme, autour d’une ville anonyme. Quand elle n’avait pas son petit Gary pour la regarder faire la cuisine, avec un sourire émerveillé, pour la voir ouvrir la boîte de conserve, en verser le contenu dans la casserole d’un geste unique et gracieux, tourner amoureusement le bouton, et regarder la plaque briller, chauffer, accomplir le miracle de ces délicieux haricots verts en conserve. Tous ces jours où, sans son petit Gary, toute seule, elle s’était versé d’infectes boîtes de conserve dans des casseroles sales, sur des plaques vétustes qui marchaient une fois sur deux. Tous ces jours où elle avait 11
ingurgité ces ignobles succédanés de nourriture au goût de pétrole, sans son petit Gary pour les lui faire aimer. A présent Gary était loin, loin dans les étoiles. Peut-être était-elle là aussi, quelque part au-dehors, plus loin encore. Et Gary aspirait un plat dégoûtant, sans magie, alors même que Carrie se tenait à deux mètres de lui ! Carrie, Carrie, comment avons-nous laissé faire ça ?
Le repas se termina dans un silence morne. Carrie jeta machinalement l’enveloppe de plastique dans le recycleur, s’éleva dans les airs sans mot dire, et s’en fut se coucher. Gary resta longtemps pétrifié à sa place. Il ne pensait plus à rien, fixait seulement l’endroit où Carrie s’était tenue. Il ne
pensait à rien, pourtant il réfléchissait. Sous le voile blanc et lisse de l’inconscience, sous la croûte épaisse d’ennui, c’était un bouillonnement de souvenirs et de pensées qui se révoltaient, qui tentaient de percer la surface, qui se jetaient contre elle comme des animaux désespérés. Mais malgré ce tumulte rien ne dépassait. Gary était vide. Gary cessait d’exister. Carrie aussi ! La pensée avait jailli avec la force d’un geyser. Carrie aussi se mourait ! Non, il ne pouvait pas la laisser. Il devait se secouer, la sauver, ressusciter sur ses lèvres son sourire de jadis. Sa carapace d’ennui se fissura. Elle se défendit. Une peur panique envahit chacun des membres de Gary. La peur de se noyer. La peur de devenir fou. La peur qu’il soit déjà trop tard. Il se mit à trembler très fort, à claquer des dents. Une voix douce et mécanique lui suggéra une bonne nuit de sommeil, un peu de sport, un peu de sexe. Subitement Gary se calma. Il était parfaitement immobile. Une idée avait germé dans son esprit, comme une petite pousse au milieu d’un désert de sel. C’était une belle idée, avec de petites branches vert pâle, délicates, et 12
de jolies feuilles tendres ourlées de rosée, qui prenait son temps pour grandir, mais croissait sans discontinuer. Un calme parfait baignait cette idée, non plus le calme de l’ennui mais celui de la certitude. Toute la nuit, Gary attendit, sans bouger. Huit mois et un jour avant l’arrivée sur Mars. Joyeuse matinée à vous, ronronna l’ordinateur. Gary ne bougeait toujours pas. Il guettait l’ouverture menant à la chambre, d’où Carrie finirait par émerger. Oh, Carrie ! Dire que nous avons failli ne pas comprendre ! Dire que nous avons failli nous laisser croquer par l’immensité de l’espace ! Oh, Carrie…
Carrie entra, les yeux bouffis, les cheveux en désordre. Elle se dirigea sans un mot vers le distributeur, et prit un sachet de petit-déjeuner. Gary la
contempla en silence, puis il parvint à articuler : « Carrie ? » Sa voix était basse, vibrante, brûlante comme le bitume des routes de Californie sous un soleil d’été. Carrie leva les yeux. Pour la première fois depuis très, très longtemps, leurs regards se croisèrent vraiment, comme ceux de deux êtres qui s’aiment.
« Carrie, si nous faisions un enfant ? »
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Le vieux qui voulait ĂŠcrire un livre Maud Ruget
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C’était un vieux, si tant est que ce qualificatif eût encore un sens. Certes, à cent-cinquante-trois ans, on ne pouvait plus dire qu’il fût jeune. Pourtant, à le regarder, rien n’indiquait qu’il pût avoir plus de soixante ans. Hormis quelques lignes d’expression sur le front, son visage, aux joues bien fermes, ne portait aucune ride. Ses yeux gris irisés d’orange avaient gardé leur vivacité et leur malice d’antan et son sourire lumineux, composé entièrement d’implants, demeurait charmant. Ses cheveux blonds, coupés courts, continuaient à pousser vigoureusement grâce aux gélules qu’il avalait chaque matin. D’aucuns croiraient nécessaire de hurler pour se faire comprendre d’un vieux de cet âge, mais il n’en était rien. Au contraire, les appareils auditifs permettaient désormais d’avoir une ouïe plus fine encore qu’à vingt ans. De façon générale, l’organisme du vieux fonctionnait à la
perfection et la moindre anomalie était immédiatement corrigée par l’une des milliers de nano-capsules qui patrouillaient dans ses veines et artères. Et quand ces petites interventions ne suffisaient plus, on remplaçait l’organe défaillant par un nouveau modèle. Le vieux, par exemple, n’avait plus ses poumons d’origine. La pollution en avait eu raison. Il avait aussi troqué ses
vieux reins et son pancréas. En revanche, le vieux avait un cœur qui n’avait jamais cessé de battre en cent-cinquante-trois ans. 15
Le vieux n’aurait jamais pensé avoir une vie aussi longue. Il avait lui-même perdu ses grands-parents relativement jeunes, emportés par diverses maladies pour lesquelles aucun remède n’avait encore été inventé. Sa grandmère maternelle avait été à l’époque la grande doyenne de la lignée, s’éteignant à la veille de son cent-deuxième anniversaire. Ce grand âge n’était finalement un cadeau pour personne et surtout pas pour la principale intéressée qui avait passé les cinq dernières années de sa vie couchée dans un lit à regarder des émissions de télévision auxquelles elle ne comprenait rien tant les préoccupations du monde avaient changé. Elle avait fini par tomber dans la sénilité, oubliant jusqu’aux prénoms de ses enfants et développant une obsession puérile pour une peluche de pingouin offerte par
une célèbre enseigne de vente à distance. Le vieux, alors âgé d’une vingtaine d’années, s’était promis de tout faire pour éviter d’atteindre cet âge centenaire synonyme de décrépitude. Et pourtant, il était toujours là, en pleine forme.
Le vieux avait eu trois enfants. Eux-mêmes avaient mis au monde une progéniture qui, quoique peu nombreuse, s’était démultipliée jusqu’à former un arbre bien fourni. Les mariages réunissaient ainsi souvent une centaine de cousins. La femme du vieux avait disparu bien avant de voir se développer cette grande lignée, une sombre histoire que le vieux avait enfoui à l’intérieur de lui et que les années n’étaient pas parvenues à effacer. Le vieux était donc l’ancêtre suprême autour duquel se réunissait parfois une poignée de jeunes, pour écouter des histoires d’un autre temps. Et Dieu sait s’il en avait à raconter le vieux, lui qui avait traversé tout le vingt-et-unième siècle et une partie du siècle suivant. Il avait été le contemporain des progrès 16
les plus importants et surtout les plus rapides que l’Homme ait réalisés. Au cours de sa vie, les moyens de transport avaient été révolutionnés tant en termes de vitesse que de distances parcourues. Il avait été un des premiers à voyager à bord de l’avion-fusée A500 qui avait fait sensation en son temps en reliant Paris à Tokyo en seulement deux heures trente. Quelques années plus tard, il avait regardé, comme les quelques dix milliards de terriens, le premier homme fouler le sol de la planète rouge, événement qui allait conduire à l’établissement de la première colonie humaine hors de la Terre. Sans même parler de prouesses technologiques majeures, il avait été témoin d’une profonde mutation des modes de vie. Ses arrière-petits-enfants se moquaient bien gentiment lorsqu’il leur parlait, les yeux pétillants, du premier
ordinateur qu’il avait eu pour Noël. Désormais, les logiciels interagissaient directement avec le cerveau humain via une puce implantée derrière l’œil. Les premiers essais avaient provoqué une polémique, les gens étant partagés entre l’admiration pour ce dont le génie humain était capable et les doutes quant aux risques pour la santé et les libertés individuelles. Puis la technologie s’était popularisée, se glissant insidieusement dans chaque tâche de la vie quotidienne, jusqu’à devenir indispensable. Des accidents continuaient de se produire régulièrement – le plus dangereux étant le brainhacking, ou la prise de contrôle de la volonté et des connaissances du porteur de la puce par un tiers. Le vieux voyait d’un mauvais œil ces évolutions que les jeunes suivaient aveuglément. Son grand âge lui permettait d’avoir du recul par rapport aux prétendues avancées qui faisaient souvent plus de mal que de bien. Il faut dire qu’il appartenait à la génération du choc énergétique : aux alentours de 2050, les ressources d’hydrocarbures avaient fini par s’épuiser entraînant une flambée des prix telle que les 17
transports de la planète entière s’étaient arrêtés pendant plusieurs mois. Des conflits géopolitiques cristallisés depuis plusieurs décennies avaient éclaté, les grandes puissances essayant de coloniser les territoires où subsistaient quelques gouttes d’or noir. Des économies entières s’étaient effondrées, tandis que quelques pays, plus prévoyants que d’autres, s’étaient affirmés comme de nouveaux eldorados des énergies alternatives. Devant l’envolée des cours des biocarburants, les terres agricoles furent rapidement converties en champs de colza, tournesols et autres oléagineux. Comme souvent dans l’histoire de l’humanité, le lucre des uns avait entraîné la perte des autres, provoquant une famine à l’échelle mondiale. Le génie humain fit encore une fois ses preuves : si les ressources manquaient sur Terre, il n’y
avait qu’à aller les chercher ailleurs. On entama alors l’exploitation de la Lune dont la surface regorge d’hélium 3, un isotope que les vents solaires déposent sur les astres dépourvus d’atmosphère et dont quelques centaines de tonnes seulement permirent de satisfaire les besoins énergétiques annuels de la planète entière. La vie terrestre reprit son cours et l’on oublia bientôt
la
période
sombre
que
le
monde
venait
de
connaître.
Le vieux avait su traverser toutes ces épreuves et il lui semblait de son devoir de partager son expérience avec les nouvelles générations. Il avait alors décidé de rédiger ses mémoires. Par un après-midi pluvieux de mai, il fit part de son projet à son arrière-arrière petit-fils qu’il affectionnait particulièrement. Le jeune homme éclata d’un rire tendre en entendant l’idée de son aïeul. « Ecrire un livre ? Mais quelle drôle d’idée tu as donc là ! Plus personne n’écrit de livre de nos jours. - Je ne parle pas d’un livre avec une belle couverture et des pages jaunies 18
comme ceux que j’ai là, dit-il en montrant sa modeste bibliothèque. Je suis vieux mais je suis tout de même au courant de la manière dont on lit les livres de nos jours. Je sais bien qu’il s’agit là d’antiquités pour toi. Je les garde parce qu’ils me rappellent ma jeunesse quand les livres électroniques n’en étaient qu’à leur début. Tu vois, c’est exactement le genre d’anecdotes que j’aimerais raconter, ajouta-t-il avec un sourire malicieux. - Mais papi, ce n’est pas seulement ça. Il n’y a plus d’écrivain. - Mais qu’est-ce que tu me chantes là ? Il n’y a jamais eu autant de bouquins, je passe mes journées à en lire ! - Il y a plein de livres, certes. Mais il n’y a plus d’écrivain. On n’en a plus besoin puisque tous les livres ont déjà été écrits.
Le vieux fronça les sourcils. - Ils ont été écrits par le Book Generator, poursuivit le jeune homme. C’est un ordinateur surpuissant qui a en mémoire tous les livres possibles, c’est-à-dire toutes les combinaisons de caractères sur trois-cents pages qui puissent exister. Le vieux souffla avec mépris. - Qu’est-ce qu’il ne faut pas entendre ! Comme si un ordinateur pouvait avoir écrit mes mémoires ! Qu’est-ce qu’elle sait de ma vie cette foutue machine ? »
Le lendemain, le jeune homme accompagna le vieux à la bibliothèque nationale. Il s’agissait d’un bâtiment en verre dont le sol, également transparent, s’ouvrait comme un précipice sans fond. « Ce sont les entrailles de la bête. C’est là que sont stockées les données, expliqua le jeune homme. Rien que pour l’alphabet latin, on dénombre des milliards de milliards de 19
de milliards de livres, un nombre fait de deux-mille-cinq-cent-cinquante chiffres pour être exact ! - Une
vie
infinie
ne
suffirait pas pour lire tout ça, s’exclama le vieux
toujours sceptique. - En réalité, la quasi totalité de ces livres sont illisibles. Ils sont composés d’une suite inintelligible de caractères. De même, certains sont dans des langues disparues ou dans des langues qui n’existent pas encore. L’ordinateur fait le tri grâce à un algorithme qui élimine tous les livres contenant des mots non inscrits dans le dictionnaire. L’ordinateur sélectionne ensuite ceux dont les phrases sont composées d’une suite logique de mots : un sujet puis un verbe pour donner l’exemple le plus basique. La dernière
phase consiste à repérer et à éliminer les contenus absurdes et c’est là que la machine montre ses limites. Elle n’a en mémoire que des associations de mots connues. Toute innovation langagière ou toute métaphore nouvelle serait considérée comme une erreur par l’ordinateur qui relèguerait aussitôt le livre dans les limbes de la bibliothèque. - Tout ça pour des bouquins qui ne veulent rien dire !, s’exclama le vieux guère impressionné. - C’est là qu’entrent en jeu les bibliothécaires, répondit le jeune homme en indiquant une salle gigantesque fermée au public mais visible à travers le mur de verre. Ils sont deux-milles à travailler ici, seulement pour le département de littérature francophone. Ils lisent, du matin au soir, les livres générés par l’ordinateur. Au moindre mot non pertinent ou si l’histoire ne tient pas la route, le livre est éliminé. Parfois l’erreur apparaît dès la première page mais souvent ils doivent attendre d’avoir lu plusieurs heures avant de repérer une anomalie. Le travail a commencé il y a quinze ans et plus de dix 20
milliards de livres ont déjà été lus. A ce rythme là, on en aura encore pour plusieurs siècles. - Et ma vie est censée être là-dedans ? - Elle y est probablement d’une façon ou d’un autre ! Allons voir ! Le jeune homme conduisit le vieux vers un écran tactile. - On va commencer par entrer ton nom. Il fera le lien avec ton fichier officiel qui continent les principaux éléments de ta vie comme le nom de tes parents, de ta femme et de tes enfants ; les villes où tu es né et as vécu ; tes différentes professions ; les pays où tu es allé, etc. Cette recherche avec de multiples mots-clés permettra de faire un premier écrémage. On peut ajouter d’autres critères comme le type de livre recherché. Prenons biographie. » Le
moteur de recherche tourna pendant près d’une minute puis la liste des résultats apparut. « Un million !, lança le jeune homme d’un air enjoué. Ça semble beaucoup mais je t’assure que c’est relativement peu. La plupart des livres qui mentionnent ton nom ne sont probablement pas encore passés entre les mains des bibliothécaires et ne sont donc pas encore disponibles. » Le jeune homme cliqua sur le premier et tous deux commencèrent à lire la première page. C’était un après-midi d’été. L’air lourd avait laissé place à une pluie torrentielle, une bénédiction après des mois de sécheresse. Les gouttes tambourinaient sur le toit de la maison. Cette mélodie rassurante qui résonnait à travers les pièces aidait Astrid à se détendre. Les contractions la tiraillaient depuis une dizaine de minutes. Samuel était planté au centre de la pièce, incapable du moindre mouvement. « Tu te moques de moi ? Tu vas rester là à ne rien faire ? Bouge tes fesses !, hurla Astrid. » 21
« Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?, s’écria le vieux. Cela n’a aucun sens, comment mon fils aurait pu être présent le jour de ma naissance ? Et je suis né en février en plus ! Technologie mon cul ! - L’ordinateur n’est pas suffisamment intelligent pour savoir que Samuel est ton fils et non ton père. Il se contente de ressortir les histoires qui ont des personnages s’appelant Astrid ou Samuel. La probabilité que l’on tombe sur le bon livre est extrêmement faible, concéda le jeune homme en cliquant sur le résultat suivant. » La vieille tante Odette m’avait toujours préféré à ses autres neveux et nièces. Lorsqu’elle préparait un de ses délicieux fondants, elle gardait le
saladier plein de chocolat et me faisait venir dans la cuisine en cachette afin que j’y plonge mes doigts que je suçais ensuite goulûment. « N’importe quoi ! La tante Odette était une vieille peau ! On se foutait d’elle et de ses poils au menton !, dit le vieux. » Le jeune homme haussa les épaules et ouvrit un nouveau livre. S’il y avait deux choses que je détestais manger, c’était bien le poisson et les champignons. Et comme un fait exprès, c’est ce qu’elle nous servit ce soir-là. Une truite entière en plus ! Avec la tête et la queue ! J’étais bien trop poli et discipliné pour oser me plaindre. J’entamai mon plat avec dégoût, tandis que mon frère prenait un malin plaisir à crever les yeux de son poisson avec sa fourchette. « Bon, c’est vrai que j’ai horreur du poisson et que je ne raffole pas des 22
champignons non plus, reconnut le vieux, mais je ne me souviens absolument pas d’un tel repas. Ces histoires sont toutes plus farfelues les unes que les autres ! - J’ai sans doute été un peu trop optimiste, répondit l e jeune homme en ouvrant le quatrième résultat. » Le vent s’était levé, apportant dans son sillage de gros nuages chargés de pluie. Les quelques promeneurs avaient déserté la plage. Je restai assis sur le sable humide. Je savais que l’orage allait éclater mais je ressentais le besoin de rester, comme si une petite voix me prévenait, des tréfonds de ma conscience, que quelque chose allait se produire ici, sur cette plage, et que
je devais me tenir prêt. Alors j’aperçus Helena, qui se tenait debout au bord de l’eau. Elle avait remonté sa robe de demoiselle d’honneur et trempait ses pieds blancs dans l’écume. Elle aussi avait réussi à échapper à la fête, où tous se congratulaient hypocritement en se remplissant la panse de petitsfours. Une bourrasque de vent lui arracha soudain sa capeline. Elle tenta de courir après mais ses mouvements étaient entravés par sa longue robe. Je parvins à attraper le chapeau de justesse et le lui rendit. J’expliquai que j’étais le cousin du marié. Elle répondit qu’elle s’appelait Helena et qu’elle était la demoiselle d’honneur. Je feignis la surprise. Je savais parfaitement qui elle était. Pendant toute la cérémonie je n’avais eu d’yeux que pour elle, ses cheveux noirs de jais, ses yeux également d’un noir profond,
et
son
sourire radieux. Elle semblait préoccupée maintenant. « Il commence à pleuvoir, dit-elle. - Ce n’est jamais que de l’eau, répondis-je alors que de grosses gouttes s’écrasaient sur mon visage. 23
- Vous avez raison, nous ne sommes pas en sucre. » Et nous nous mîmes à rire, debout, sous la pluie. A cet instant, je sus que plus rien ne serait jamais comme avant.
Le vieux était pâle comme un linge. Une larme perlait au coin de ses yeux. Il éclata : « Comment cette foutue machine ose-t-elle parler d’Helena ? Qu’est-ce qu’elle y connaît aux sentiments, aux émotions ? Il n’y a que moi qui puisse ressentir et exprimer ça ! Ferme cette saloperie tout de suite et qu’on n’en parle plus ! » Le vieux se leva d’un bond et se dirigea vers la sortie talonné par le jeune homme tout penaud d’avoir suscité la colère de son aïeul d’ordinaire si tranquille. Ce que le jeune homme ne sut jamais, c’est que le vieux se rendit à la bibliothèque le lendemain et le jour suivant et tous ceux après. Chaque après-midi, vers quatorze heures, il s’installait devant un écran et effectuait encore et toujours la même recherche étudiant les résultats un à un. Il parcourait rapidement des yeux quelques pages qui, presque à chaque fois, n’avaient rien à voir avec lui ou ses proches. De temps à autres, quelques lignes décrivaient un événement qui avait effectivement eu lieu. Les mots employés n’étaient certes pas ceux qu’il aurait choisis mais le vieux se prenait à sourire à l’évocation de souvenirs tout à coup ressuscités. Un jour, alors qu’il était sur le point d’abandonner sa recherche pour rentrer avant qu’un orage n’éclate, il ouvrit un livre dont les premières lignes capturèrent immédiatement son attention :
Je suis venu au monde comme une boule dans un jeu de quille. Mes 24
parents ne s’entendaient plus depuis longtemps déjà mais je crois qu’ils refusaient de se l’avouer. Alors ils ont fait un petit troisième. Un enfant, ça occupe suffisamment pour éviter de regarder les choses en face. C’était sans compter la neige. Je suis arrivé plus tôt que prévu, en février, en pleine tempête. Mon père a quitté le bureau en catastrophe mais s’est retrouvé coincé sur le périphérique. Lorsqu’il a finalement réussi à atteindre la maternité, j’étais né, lavé, emmitouflé, couché. Ma mère, qui avait toujours eu un fort caractère, lui a dit que c’était terminé. Trois mois plus tard ils étaient divorcés. Je m’en suis toujours voulu. Et si j’étais né à Pâques comme prévu ? Peut-être mon père aurait-il pu apporter un lapin en chocolat pour se faire pardonner ? Je sais que cela n’aurait pas changé grand-chose. Peut-
être me serais-je simplement senti moins coupable. Le vieux déglutit avec difficulté. Il n’avait jamais confié ce secret à qui que ce soit. Cette culpabilité d’enfant qui l’avait rongé pendant des années, jusqu’à ce qu’il comprenne qu’il est des histoires d’adultes auxquelles on ne peut rien. Il continua sa lecture le cœur battant. Chaque ligne ravivait en lui les émotions de son enfance. Les premières vacances à la mer. Le premier jour d’école. La rencontre avec la belle-mère à qui il avait refusé d’adresser la parole pendant deux semaines. La compote à la rhubarbe de mamie. La jambe cassée au foot. Le premier chagrin d’amour dans la cour de récréation. Le premier cancer de maman. Le baccalauréat. Les amours estudiantines. La rechute de maman. Le road-trip de New-York à San Francisco. L’enterrement de maman. La rencontre avec Helena. L’amour fou. Les enfants. Le poste haut-placé dans un grand groupe aéronautique. Le choc énergétique et la famine dont il avait pu mettre sa famille à l’abri. 25
Souvenirs, émotions, sentiments, tout était là. J’ai dit aux enfants qu’elle s’était noyée par accident. Je ne sais pas pourquoi. J’ai juste eu l’impression qu’ils seraient trop blessés s’ils savaient qu’elle avait choisi de partir. Moi, cela m’a détruit. C’est comme si j’avais découvert que la personne avec qui je partageais tout depuis quatre-vingts ans m’avait caché un pan entier de sa vie. Il y avait en elle un gouffre, chaque jour plus profond, dont elle ne m’avait jamais parlé. Et moi, comme un imbécile, j’ai cru qu’elle m’était acquise et je n’ai pas cherché à savoir ce qui se cachait derrière son sourire. Je ne le saurai jamais.
Le vieux était chamboulé. Il avait de la peine à continuer, et pourtant, il ne pouvait s’arrêter. Dehors, l’orage avait éclaté et des trombes d’eau s’abattaient sur la bibliothèque, se déversant en cascades sur les murs de verre. Le vieux resta assis devant l’écran tout l’après-midi. À la tombée du jour, une hôtesse vint le prévenir que l’heure de la fermeture approchait. Le vieux ne répondit pas. Il était arrivé à la fin de l’histoire.
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Bobbleheads lullaby Franรงois-Xavier Morseau
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Chapter I.
Dirty small windows, stuttering neon lights, sparse classified files here and there, some empty cups of coffee, rotting take-away food, computers in standby, and obviously, odd paraphernalia (including a bobble-head of Ronald Reagan, several soft-porn magazines, an incredible amount of dice sorted by size, silver castings of the Three Wise Monkeys, and candies in various forms, among other unidentified things). Yep, no doubt is possible, you are in a typical police inspector's office. More precisely, you are in Timothy Smith and Sidney Novak's so-called workplace, the former being busy at the moment watching street traffic
through one of the tiny windows of this part-gloomy part-cheerful office. Well, you could expect this story to take place in the XXth century, but two clues are there to tell you how wrong you are : for one thing, there's a gigantic video screen across the street broadcasting an advertisement for Slimy-soda, “nothing tastes better since Nuka-Cola ran out of business !”; and, well, cars are flying in the sky. Tim could have stayed all day long contemplating his fellow citizens driving frantically in literally every directions, getting angry at one another for ridiculous reasons, because our dear Timmy was the kind of guy who relished on Mr. Everybody's casual misfortune. That's why he became a cop. And he's been tediously happy ever since. But after what could have been five minutes – or maybe more, who knows? – he was interrupted in his daily dose of sweet sarcasm by his partner, whose round reddish face and bushy mustache appeared through the thin space left by the open door. He just said, with the most neutral tone you could ever hear considering he was 29
- Come on, Tim. There's another one, today...
He disappeared as quickly as he had made his entrance. Like a fat, jolly, mustached, polack ninja. Tim grabbed his coat and moved towards the exit, shut down the lights and slammed the door. Sidney was already waiting by the car, lighting up his pipe, when Tim arrived on the parking lot. And what a car that was! A 1972 model from the long-forgotten brand Ford, holy relic from the old times, when personal vehicles wouldn't go above three feet from the ground, except for accidents. They got in the antic transport device, and Tim, in the driver seat, smiled imperceptibly when the motor roared.
- So, Sid, tell me everything... - Well, no surprise, same MO as usual. The victim is a middle-aged factory worker, living in the Northern Hive. No wife, no more contacts with his family. He has no criminal record, and wasn't involved in anything that would be worth noticing. - I guess he won't be missed very much... - Well, that's no reason to end up with a knife in your back. - That's not what I said.
We don't really know for sure when terminology shifted from the word flat to the new one, hive, but it was a hell of an idea, because the comparison seems pretty accurate. How interesting to notice that mankind, while trying to elevate itself through civilization and modernity, has been doing nothing but copying once again Mother Nature's perfect and inborn patterns, to the point 30
that such an artificial word as flat was erased in favor of a much more pastoral metaphor. Plus, it appears that people turned literally into bees. They work so much and then they are just so tired and constantly angry that they don't have time to develop their singularity. Individual conscience is simply not possible when you share a square-kilometer with thousands of other selfish people.
Anyway, Tim and Sid managed to drive all the way to the hive. This huge block of glass and concrete was the size of a tiny city. Thousands of souls. Abandoning their car amidst this urban maze, they had to find and walk to the correct aisle, which meant going through several blocks of overcrowded
streets. Some zones looked like giant and colorful flea-markets, others were merely ghostly bunker-like corridors where people would walk one behind another at the same pace, like a herd of disciplined zombies.
When they found the right tower, they needed to take an elevator for ages. Approximately thirty minutes with obnoxious muzak. Awful. Terrible. You would literally want to die. And then, walk again through a sad corridor, barely lit with deficient neon lamps, and smelling of damp dog. At one point, some sort of hopeless junkie threatened to stab them if they didn't give him all the money they had. He was simply told to fuck off, and that's precisely what he did. And finally, after this epic yet casual journey, Tim and Sid found the right door. Number 14792. The officer in charge of the perimeter saluted them briefly, and went back to his business, that is to say watching fourdimensional porn (you get the smell too!) on his high-tech mobile phone. 31
The room was not that small, but it conveyed the impression that it was constantly shrinking. Or maybe it was just depressing, bland and dull. Only spot of color amidst the grim furniture, a small collection of bobble-heads. Sid couldn't restrain himself and touched one of them.
- Hey, Tim! I've got the same one! Reagan, the famous actor! God, I love these toys... - Touch with your eyes, Sid. Or else, the lab will think you're a suspect.
Apart from that, the only disturbing element was the man lying on the ground, completely still, with a knife handle stuck in his back. His colleague
still mesmerized by the statuettes, Tim had a quick look at him. A bit fat, a bit bald. Maybe even worse than genuine ugliness, that could have given him somehow the strength to struggle harder, his appearance conveyed in fact nothing but sheer insignificance. Beside the corpse, Tim found, as usual, a hand-written note, which read something along those lines :
Sick guilty sadist innocent sinner None is righteous in His presence He dirty boy filthy wistful martyr Who forever sublime will bleed Amen
- Well, nothing different from the others. What's with the nonsensical poetry, and the hand-writing, and the references to religion? I wonder if the killer is from the past, or something... - He could be. A time traveler poet taking some sort of cosmic revenge! 32
- Yeah, right. Let's stick to verisimilitude, shall we?
A brief pause, Tim asked:
- And the neighbors? - Hear nothing, see nothing, say nothing, according to the report. - Well, of course...
He took a deep breath, and said, bluntly :
- You know, I believe that some of the ugliest shit in this goddamn universe
will never change. I can tell you that, Sid.
Sid, thoughtful, nodded for a moment. Then, silently, less than ten minutes after their arrival, they left the apartment.
Chapter XIII.
As soon as he heard the distinctive noise of the key turning inside the lock of the entrance door, Schulz, beagle by nature, but so much more for its owner, leaped across the apartment with a sense of agility he didn't actually possessed.
- Oh, Schulz! Waiting for me, eh? I had such a shitty day, you wouldn't imagine‌ 33
Completely unconsciously, in spite of what happened earlier, Sid went straight ahead to the tiny kitchen in order to feed his brave companion. While opening the tin can of reeking food, he started talking, because the old beagle had proven in the past to be quite good at listening, and he was cheaper than a psychotherapist.
- I mean, seriously, what is wrong with the world today? How could it have happened? He didn't deserve that. I don't deserve that. Nobody does! But why? Why?
He sighed loudly, pouring the content of the can in Schulz's bowl. The dog
was sweeping the floor with his tail, despite his master's monologue.
- Well, when I look back, I know why Timmy acted that way. I would have done the same thing for him. But he is fifteen years younger than me, and now what? I'm gonna visit a vegetable every first Saturday of the month? Fuck that, he should have died. That would have been better for everyone. But you know how doctors are, don't you?
Schulz kind of nodded, but maybe he was just waiting for his food.
- They can't leave you alone. But they don't really care about you. Nobody cares. Except the goddamn killer we stopped today. In a way, he taught us to be judgmental about others. Which is stupid when you think about it. It's the exact opposite of what he wanted to preach. He couldn't see the irony? 34
Schulz was getting more and more impatient, as Sid had completely sunk in the quagmire of his own discourse, forgetting his companion.
- I mean, I should have learnt something from all this shit, right? But no, nothing! What's the point? I don't know. And Timmy was stabbed and had a cardiac arrest, and a stroke on his way to the hospital. For what? Nothing... Life will stay the same for everyone. La vérité, c'est une agonie qui n'en finit pas. La vérité de ce monde c'est la mort. Il faut choisir, mourir ou mentir. Je n'ai jamais pu me tuer, moi. Or something along those lines...
When he stopped gazing at the infinite vacuum of the dog food he was
holding steadily in his hands, he realized that Schulz had left the room.
Oh, come on, now! Get back here, Schulz!
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Carpe diem AurĂŠlien Clause & Antoine Jarrige
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Ce matin-là, Adrien B6-8 se réveilla péniblement. Il éprouva un léger sentiment de lassitude. 856 mois et 11 jours après sa mort biologique, c'était assez compréhensible. Nonobstant son coup de blues ontologique, il activa ses logiciels annexes et se mit à visionner les dépêches urgentes de la nuit.
Un chinois mange un crapaud. Une Biélorusse se fait greffer un troisième sein. Lancement de la dernière saison de Crashing bastards : qui va buter Jack ? 230ème biennale d’Art de Baltimore : Jeremy Li Cao révolutionne la transcendance. Question d’un lecteur : l’empilement de pistaches grillées amalgamées à de la résine industrielle le plus haut du monde peut-il changer notre vision de la société de consommation ? Réponse de l’érudit subversif et philosophe Max Simon-Cohen : « ouais, mon p’tit pote ».
Bon. Toujours aussi neuf et profond. Ayant fini d’arpenter les sites d’infos sérieux, et coupant la radio qui lui beuglait aux oreilles (métaphoriques) un classique d’électro-synthé, Adrien 37
s’apprêta à bosser un peu. Il renouvela son interface, fit tous les check-ups réglementaires et se connecta à l’intramonde. Des fenêtres pop-ups et des alertes visio papillonnaient à ses yeux – métaphoriques, là encore. Adrien n’avait pas d’yeux, pas de corps non plus. Adrien était un esprit unipersonnel humain numérisé, transplanté dans un ordinateur. Le pied, quoi. L’opération - il n’en avait jamais trop compris les détails - consistait à numériser son réseau neuronal et l’encoder fidèlement, selon une technique qui - et les neurochirurgiens et les cyberpsychiatres étaient unanimes làdessus - préservait les affects et les souvenirs de la personne transvitalisée à l’heure même de sa mort biologique. À vrai dire, pas l’heure même, car la dégénérescence des cerveaux humains flingués par Alzheimer eût gâché tout le beau processus ; aussi, on prenait de l’avance. Le silicone est plus fiable que le neurone. On avait numérisé Adrien à l’âge de 64 ans, puis mis son “cerveau” informatisé en veille – le temps que l’Adrien biologique crève, à l’âge de 106 ans, gâteux et impotent, greffé à une machine qui faisait battre son cœur et gonfler ses poumons. L’Adrien immortel pouvait entrer en jeu.
Les débuts furent assez étranges. On lui avait offert quinze ans de thérapie adaptative. Cela consistait à laisser un individu barbu et chauve s’asseoir devant son écran, et lui parler mollement. Le barbu-chauve ne disait jamais rien. Il hochait la tête, marmonnait « ah » ou « vraiment ? » et c’était tout. Enfin, c’était remboursé par la sécu. 38
Adrien n’était pas forcé de prendre un job. En cinquante ans de vie digitale, il avait accumulé suffisamment d’heures travaillées pour couler encore neuf ans trois mois et dix jours de congés payés. Le consensus syndical dictait que toute personne en situation de digitalisation réelle avait droit à 53 heures de congé pour 1 heure travaillée. Mais – diable, ce qu’il se faisait chier, hors du travail.
Même les plus gros porcs numérisés se lassaient du porno sensitif au bout de quinze ans de pratique. Le cinéma aussi perdait tout intérêt vers la huitmillième heure de visionnage. On pouvait bien passer ses journées à se bâfrer virtuellement, s’empiffrer des spécialités les plus fines sans que son
plaisir fût limité par une chose aussi triviale que la contenance volumique d’un estomac. Mais ingurgitées les deux tonnes de foie gras braisé au gingembre, la seule chose que regrettaient les gloutons, c’est que la fonction « gerber » n’eût point été encodée. À part cela, il aurait fallu avoir l’appétit de converser avec tous les philosophes morts de l’univers ; mais Adrien s’endormait après vingt minutes de glose avec Hegel, et Pascal le déprimait. Tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre… D’autres logiciels sensoriels, parmi les plus populaires, vous proposaient de devenir footballeur professionnel, et vous restituait toutes les sensations de la course, du gazon frottant le mollet et même du tacle féroce encaissé dans les chevilles. Jamais de blessé, cependant. Les programmeurs avaient bien tenté d’introduire la rupture de ligament et le déboîtement de genou ; mais on leur avait intenté un procès. 39
Dans ce monde parfait, la douleur était prohibée. Cela avait causé un mal de chien aux ingénieurs en sensations physiques, chargés de reproduire le plaisir, et même l’extase, sans jamais aller jusqu’à la souffrance. Mais ils y étaient arrivés. On appelait cela le feeling-stop : au-delà d’un certain seuil de ressenti, tout disjonctait et les sens digitaux retombaient dans l’atonie. Autre progrès phénoménal de l’humanité digitale : on pouvait enfin vivre plusieurs vies. Chacun pouvait être tour à tour artiste-peintre, gymnaste olympique, pilote d’avion de chasse et vétérinaire pour chiots. À condition de l’être virtuellement. Tout était plus intense, plus rapide que durant la vie biologique. En quinze jours de vague entraînement, le premier péquenaud
pouvait devenir un ténor poignant et pousser Don Giovanni à se faire pâmer les donzelles. Le souci, c’est qu’il n’y avait plus personne pour se pâmer. La démocratisation de l’art, en multipliant les virtuoses, avait également fait disparaître le public.
Bref, Adrien bossait. Il était contrôleur-statisticien des pompes hydrauliques dans le district agricole de Veracruz – une région dont il ignorait jusqu’à l’existence, de son vivant. Le boulot était facile. Il n’utilisait qu’une infime partie de sa puissance de calcul pour estimer les besoins du réseau. S’il repérait une fuite d’eau, il envoyait une alerte et les robots locaux filaient à la conduite, sous la férule d’un ingénieur physique - le seul de sa région. Adrien employait le mot physique là où un être primitif eût bêtement dit : humain. Des humains, de chair et d’os, combien en restait-il sur terre ? Trois 40
cents millions ? deux cents ? Leur nombre diminuait à chaque décennie. Bientôt, ils seraient si peu nombreux qu’on atteindrait l’objectif du millénaire : l’immortalité pour chaque être humain. Tous transvitalisés. Ç’avait été une transition de longue haleine, menée de main de maître par le gouvernement : accélérer la décroissance démographique et numériser l’intégralité du stock d’humains biologiques. La chose avait été ardue dans les pays sous-développés, où les pauvres persistaient à procréer, et parfois même refusaient de se faire numériser. Méfait de l’obscurantisme religieux. Ils croyaient à la vie éternelle. Ils voulaient mourir.
Quoi qu’il en soit, le budget était insuffisant pour encoder tout le monde. On avait bien essayé de baisser les coûts, de condenser une douzaine de personnes sur un seul cerveau numérique ; mais la condensation donnait de dangereux schizophrènes, qu’on avait été contraint d’effacer après-coup. Brrr… effacer. Adrien en avait des frissons, rien qu’à y penser. Ne plus exister. Lui, être unique et passionnant, n’être plus ! Depuis sa plus tendre enfance, on lui avait appris à craindre cette seule perspective : mourir et disparaître. Être comme tous ces individus des temps préhistoriques, renvoyés au néant de la tombe…
Non, lui ne se laisserait pas bouffer par les vers. Ou plutôt, si, mais ça n’avait aucune importance, car sa conscience était transplantée, et il disposait d’un corps virtuel dès que ça lui chantait - de tous les corps qui le tentaient, d’ailleurs, car il n’avait plus aucune raison d’être un homme plutôt qu’une femme, ou un chien, ou un radis si l’envie l’en prenait... 41
Un bip insistant pénétra la conscience d’Adrien. Un appel. C’était son ingénieur. - Bonjour Tahirou, répondit Adrien de la voix standardisée 846, la plus féminine et sensuelle de son répertoire, projetée à Veracruz. - Ah, Adrien, sacrée canaille ! C’était une vieille blague, mais ils ne s’en lassaient pas. - Tu m’as appelé ? reprit Adrien d’une voix plus virile. - Ouais. Y a des fuites partout. Une heure que je m’esquinte à requinquer la pompe principale, mais rien n’y fait. Autant pisser dans un violon. C’est ces sagouins du secteur 18 qui m’ont fait du grabuge, à tous les coups.
Adrien aimait bien Tahirou. Il était susceptible comme un vieux pou, passait son temps à râler, mais on pouvait compter sur lui. Il prenait son boulot très à cœur. Ses pompes hydrostatiques étaient les mieux entretenues de tout le sous-continent. Un type singulier. Une barbe grise mangeait son visage brun, taché de flaques noires laissées par le soleil, et il chantonnait en serrant les boulons. Adrien et lui pouvait causer des heures de politique – quoique ça n’eût plus aucun sens depuis que le parlement avait été dépouillé de ses dernières prérogatives par la Commission des Contrôleurs. Il n’était vraiment pas comme les autres physiques.
Ceux-là ne quittaient pas les métropoles, où étaient les cinémas et les parcs d’attractions, les gymnases et les cliniques chirurgicales. Depuis que la population des transvitalisés avait dépassé celle des physiques, le travail dévolu aux physiques s’était volatilisé. Les tâches intellectuelles étaient réservées aux transvitalisés ; et les tâches physiques aux machines. Ce 42
n’était que bon sens, du reste, l’intelligence étant fonction de la puissance de calcul. Et qui voudrait confier sa vie à un chirurgien dont les mains peuvent trembler ? Ou qui n’a pas accès en temps réel à la base de données universelle de la médecine ? Les physiques se chargeaient un peu de l’entretien des robots, en attendant qu’ils soient autosuffisants. Mais cela n’occupait qu’une infime bribe de la population. Oisifs, bien nourris, leur divertissement laïc et obligatoire étant garanti par décret gouvernemental, les physiques étaient devenus d’éternels adolescents, sous la surveillance bienveillante de leurs aînés décédés. Ils s’occupaient à l’année, à chaque minute, de leur plaisir –
c’était leur unique souci, leur modus vivendi, l’apex de leur vie. L’usage de drogues et chirurgies diverses les maintenait jeunes et toniques jusqu’à l’âge de leur mort – par euthanasie préventive, le plus souvent.
Les physiques ayant peu ou prou cessé de procréer, le passage de la loi interdisant la mise au monde n’avait pas causé trop de remous. Le nombre de géniteurs était désormais sous parfait contrôle du Ministère de la Démographie Heureuse, via le Bureau de la Planification Natale. Le produit de cette politique biologique rationnelle était transféré aux pouponnières d’État. Les heureux citoyens du monde s’étaient ainsi vus libérés de la charge tant d’avoir, que d’élever des enfants. - Sois pas médisant, Tahirou. T’as vérifié les valves ? - Rien à dire, elles sont nickels. Non, à tous les coups, c’est les derniers filtres ioniques que nous a filés le Ministère qu’ont merdé. De la camelote, j’te 43
dis. Tahirou ne tenait pas dans son cœur le Ministère de la Relance Écologique, Collaborative et Participative. - Bon, bon, dit Adrien sans entrain, je vais vérifier les caméras de sécurité. Sinon, ton dos va mieux ? - Oh, la sciatique a fini de me scier. J’la sens même plus. Me reste plus qu’à m’asseoir, tel un p’tit vieux, à contempler les asperseurs gyrocéphales balancer leur jets insignifiants au crépuscule jaunissant. Le seul être pensant à deux mille kilomètres à la ronde, t’arrives encore à t’imaginer ça ? Le seul, mais pas fichu de se lever le matin, avec son dos qui grince pire que ces saloperies de machines, qu’on dirait que les vertèbres vont se disjointer à
tout moment. Et tu sais ce qui me rend le plus triste ? C’est qu’après moi, il y aura plus personne pour voir le soleil se coucher. C’est comme écouter des lèvres closes, tu comprends ? Le monde tournera encore quand je serai mort, mais y aura plus de raison : je serai plus là pour le voir. Il continuera à rouler par inertie; tout à fait clamsé, un peu comme moi. - Tu t’es remis à écrire. - Toujours. Si c’est pas moi, qui s’y mettra ? Les hommes ont commencé à écrire en sortant de leurs cavernes. Quand ils arrêteront, c’est qu’ils seront tous rentrés dans leurs ordinateurs. Je laisserai des mots, des piles de mots, des entassements démentiels derrière moi ; et il n’y aura plus personne pour les lire. - T’es bizarre, mon p’tit père. Bizarre, bizarre. - C’est l’âge, que veux-tu ? Je songe à la mort. La mienne. Ça me vide la tête. Plus mon corps se convulse, plus je suis calme. - Le calme des condamnés. Le trépas qui approche, quoi. 44
- La grande curée. Dix mille ans qu’on lui court après, Adrien. Qu’on la courtise avec des poèmes et des chrysanthèmes, qu’on lui donne un visage pour lui parler et des bras pour nous étreindre. La vérité, c’est qu’elle nous rend beau. Elle viendra, et elle aura mes yeux, cette mort-là qui marche à mes côtés du matin jusqu’au soir, sourde, éveillée, comme un vice absurde – ou un vieux regret. Elle me regarde chaque matin dans le miroir, et moi aussi je la regarde travailler, douce, minutieuse, implacable. Elle a un regard pour nous tous.
et le moment viendra où j’ouvrirai mes bras, fatigué de moi-même, à ces grands oiseaux sombres qui viendront, sans chagrin, comme au pied d’un vieux pin, se poser dans mon ombre.
- Ouais, ouais, dit Adrien qui, sans être terrorisé comme tous ses amis à la simple évocation de la mort, commençait à trouver la discussion un peu pesante... Tu sais, Tahi, tu devrais songer à la transvitalisation. Il est temps. Si tu t’y prends maintenant, tu auras vraiment l’esprit plus libre...
Tahirou raccorda machinalement un tube, et le vissa. Il se mit à parler doucement, comme à lui-même : 45
- J’ai réfléchi. Je ne vais pas me faire transvitaliser. Adrien s’étrangla. - Dis pas de bêtise, Tahi, dis pas de bêtise. Ça va te passer... - Non, ça ne passe pas. Ça m’étouffe carrément, mon vieux. Je ne les laisserai pas me décalotter le crâne et y planter leurs sales électrodes. - Mais ce n’est qu’un sale moment à passer ! Tu verras... - Tu ne comprends pas. C’est pas la chirurgie qui m’effraie. - Mais... tu vas crever, mon vieux ! - Oui, je vais crever. C’est ma fin dernière. Notre fin à tous. - Mais non, bien sûr que non, y a pas de raison que ce soit la fin ! C’est la raison même du progrès. Qu’on vive tous éternellement. La mort, c’est du
passé, de la barbarie abolie. Toi aussi, tu as le droit à l’immortalité. Tout ce tu as vécu, senti, humé, rêvé, toute la beauté de l’univers, et toi-même avec ; tout conservé sur le substrat inaltérable de disques de silice. Merde, la beauté immortelle, un foutu poète dans ton genre doit capter ça, hein ? Et le temps, enfin, le temps qui toujours nous a manqué pendant nos petites vies terrestres, le temps de tout vivre, de tout penser, de rencontrer l’univers entier – oui, je t’offre le temps aussi, et pour l’éternité. Des myriades d’instants, de battements d’ailes de libellules… Je sais, je sais, certains gâchent leur éternité en conneries variées... mais toi, toi Tahirou, tu sauras bien en tirer parti. Regarde ! Une infinité d’instants, uniques, poignants, clairs comme l’eau de roche ou obscurs comme un songe, à vivre sans retenue... Toi Dieu, enfin ! Tu ne veux pas être un dieu, Tahirou ? D’un spasme accidentel de la main, Tahirou écrasa une coccinelle qui gravissait le conducteur exolithique. Puis il se tourna vers l’écran : 46
- Tu me fais gerber. - Vieux déglingué, explosa Adrien, c’est ça ou le vide ! Le trou, la fosse, les vers qui te bouffent, et le néant après ça, pour toujours, rien, nada, effacé de la surface de l’univers, tu comprends quand j’te parle ? - Je n’ai plus peur. Agitant abstraitement sa clé à molette, il reprit : - Tu vois, les stoïciens disaient, enfin je crois, qu’il ne faut pas tant craindre la mort que l’idée de la mort ; tu me diras, c’est tout aussi bien vu de votre côté, puisque vous n’offrez pas la vie, mais l’idée de la vie. Un plagiat. Une illusion de silicone. Comme quoi tout s’équilibre. À mort fictive, vie fictive. - Pardon Tahirou ? Tu es en train de m’expliquer que je suis fictif ?
- Peut-être, peut-être. C’est l’inconvénient de jouer au poète, on finit par croire à l’âme, et plus aux disques durs... Parfois, je me dis que je suis vraiment seul ; tout seul avec mes tuyaux, mes robots, à causer avec un ordi programmé pour reproduire les attitudes d’un type clamsé il y a 72 ans. Le pauvre Adrien, il serait p’têtre bien stupéfait de nous entendre aujourd’hui... - Il ? Tahirou siffla entre ses dents sans répondre. Adrien répéta : - Il ? - Je suis désolé. Et tournant le dos à l’interface, il se mit à cogner une turbine. Ils n’avaient plus rien à se dire. Adrien se déconnecta.
Sa conscience rapatriée dans son serveur, sans plus aucun artifice sensoriel, Adrien revint à lui-même. Lui, tout seul, parmi les électrodes. Il eut froid. C’était impossible, bien sûr ; mais il eut froid. 47
Comment pouvait-il lui faire ça ? Lui faire ce coup de traître, à lui, son seul ami, le dernier à qui veuille bien l’écouter, le vieux fou des tuyaux, à lui, l’unique Adrien ! Il avait bien droit à un ami à qui parler, un seul au moins, pour le distraire ; et voilà que ce salaud se défaussait, qu’il voulait crever. Il n’avait pas le droit ! Il ne pouvait le laisser seul, lui, son dernier ami, le seul qui donnât l’impression d’être vivant. Qui lui donnât l’impression d’être vivant. Les transvitalisés parlaient, c’est vrai ; ils s’épanchaient à l’infini en histoires de jacuzzis fictifs et de filles tracées à l’ordinateur, de voyages qui n’avaient jamais eu lieu et de gueuletons immondes… Bouffis de plaisir jusqu’à en crever, ils ne s’intéressaient plus qu’à eux-mêmes, et encore, pas à euxmêmes entiers, plus qu’à leur plaisir, et même ça c’était guère réjouissant. Ils
suintaient l’ennui ; ils le puaient. Et sentant la puanteur en eux-mêmes, la même que chez les autres, ils fuyaient, et s’encalminaient la gueule de parfums toujours plus dégoûtants, car plus odorants. On masquait le relent des chairs putréfiées. La mort n’était pas venue. Elle ne viendrait plus. Il était trop tard ; et Adrien n’avait plus d’yeux à lui prêter. Allons, du nerf Adrien ! Il faisait du Tahirou… Il avait encore l’éternité à vivre. Une éternité d’extases transcendantales et de découvertes fabuleuses. Il vivrait, mon vieux ! Il vivrait. Et pour se redonner un peu d’entrain, à court de courage et d’imagination, il brancha le pornsens et se mit à vibrer machinalement. 48
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REMERCIEMENTS Auteurs Aurélien Clause Antoine Jarrige Matthieu Lanusse François-Xavier Morseau Maud Ruget Photographe Myriam Klem-Monet Retrouvez Trois Lettres sur : Notre blog Notre page facebook