Le Miroir

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Trois Lettres HEC

Le Miroir, avril 2015

LE MIROIR « La poésie est le miroir brouillé de notre société. Et chaque poète souffle sur ce miroir : son haleine différemment l’embue. » Louis Aragon

Edito: Vive le Printemps Trois Lettres HEC, le bulletin bimestriel créé par et pour les étudiants

Le ciel jovacien se découvre progressivement, et déjà les sonorités matinales nous rappellent à la venue d’une nouvelle saison. L’oiseau n’attend pas le soleil pour dire son amour : et son étonnement de traverser un ciel souvent gris ne le décourage pas de chanter plus fort, pour souffler les nuages et rendre à son territoire sa pureté azur.

La campagne terminée, le campus pourrait risquer de s'endormir : mais Trois Lettres souhaite le réveiller à grands renforts de prose et de vers enflammés. Rapide tour d'horizon des actualités littéraires : n’hésitez pas à consultez la liste des auteurs de la délégation du Brésil, à l’honneur durant le dernier Salon du Livre, si vous souhaitez piocher un roman venu d’ailleurs ; Éric Reinhardt a remporté le prix des étudiants Télérama – France culture, avec son roman L’amour et les forêts. Une double page lui était réservée dans le dernier numéro de l'hebdomadaire. Ce roman s'inspire d'une relation privilégiée qu'il a entretenue avec l'une de ses lectrices, qui lui a confié être victime de harcèlement conjugal. Cette souffrance n’est pas le cœur du roman, qui nous ramène à toutes les menaces qui pèsent sur notre quotidien, qu’elles viennent ou non de notre entourage.

« Le Miroir » est un bulletin bref : le lecteur, timide, n’a pas osé se lancer dans l’aventure du récit de soi. Ce miroir, nous l’espérons toujours déformant ; nous ne voulons pas qu’il nous raconte sans notre accord. Aussi nous disons : l’image est à l’envers. Et nous nous rassurons : à l’endroit, je suis bien plus réussi. Mais cet envers, seul rapport à notre visage, nous devons nous en contenter et reconnaître qu’il est une représentation : et que pourrions-nous espérer de plus ? Imaginions-nous que le visage puisse se présenter de lui-même,4 servi sans enluminures ? Tout n’est que représentation : plus besoin d’aller au théâtre ! Après lecture de ces quelques pages, si vous êtes séduits, n’hésitez pas à contribuer au prochain numéro, dont le thème sera « L’Absurde», en envoyant vos écrits à Tania Sanchez (tania.sanchez@hec.edu) ou à Bénédicte Mangin (benedicte.mangin@hec.edu) avant le 30 avril, en précisant si vous souhaitez ou non garder l’anonymat. Vos contributions peuvent prendre la forme de poèmes, de nouvelles, d’essais ou de prose libre en français comme en anglais. Nous serions également ravis de recevoir des photos et dessins pour illustrer le journal.

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Le Miroir, avril 2015

(Re)découverte d’un classique Actus / Concours

Le Milliaire d’or (extrait), André Suarès Quel che fù, poi ch’egli usci di Ravenna E saltò’l Rubicon

« Midi éblouissant. Il faut mettre pied à terre, ici, où nul ne vient. Mais que nul ne le tente, s’il ne porte à ce lieu désert une passion égale qu’il garde jalousement. À chacun de ses flèches, le sagittaire d’or fait cible dans mes yeux. Je suis noir et rouge à moi-même, dans la clarté. Je marche dans la flamme de la volonté et dans les tisons de la force solaire. Noms sacrés ! Il est des noms qui ont la vertu d’un acte. Entre les montagnes grises, où poudroie l’olivier, et la mer proche, une plaine brûle, creusée d’étroits vallons, pareils aux douves d’une citadelle abîmée dans le sol. La terre est de cuivre et d’argent ; et les ombres, de bronze. Le lit des torrents est fait de lingots jaunes, fendillés par la chaleur. Une poussière éclatante dort sur la route, une farine de clarté torride, blanche comme le fer rougi à blanc, et, quand on lève les yeux, bleue comme l’irradiation de la masse incandescente.

Concours de nouvelles, thème libre, date limite : 15 mai 2015. Les contributions peuvent être envoyées au format électronique ; cinq prix seront décernés, de 150 à 750€. Rendez-vous sur le site de nouvelles courtes !

http://www.nouvellescourtes.org/

Voici l’heure que le soleil fait un manteau royal à l’homme marchant. Il vêt de pourpre celui qui ose. César n’est plus un nom que les princes d’occasion portent comme un masque. Ô César, tu es l’homme, et mon homme. Que cette terre dure, que craquèle la canicule, est bonne au talon d’un conquérant ! Comme elle le frappe, coup pour coup ! comme elle le repousse ! comme elle le fait bondir, lentement, sûrement, lui refusant les attaches puériles du plaisir ! Il faut avancer sous ce soleil. Il n’est que de suivre la ligne la plus droite. Je bats du pied les sillons rouges. Bonne terre, qui fait la sueur du héros, qui le force à rendre jusqu’au dernier atome de sa graisse, cet amour pour la paix qui finit par barder les plus forts d’indifférence. »

Roman sélectionné pour le Grand Prix des Etudiants Telerama, Le Météorologue vous fera connaître le Goulag sous un nouveau jour. Quand les temps les plus sombres de l’histoire soviétique deviennent un moment de poésie…

Voyage du condottiere

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Notre conseil de lecture : Dans les forêts de Sibérie, Sylvain Tesson La cabane : îlot de rêve pour l’ermite usé par le monde. Ce n’est pas par manque d’amour ou d’attaches qu’il la rejoint : Sylvain Tesson a une famille, mais les icônes lui suffisent le temps de sa retraite. Donnons-lui la parole : « De mon duvet, j’entends crépiter le bois. Rien ne vaut la solitude. Pour être parfaitement heureux, il me manque quelqu’un à qui l’expliquer. » Voilà tout le paradoxe de l’être humain ramassé en trois phrases. Le rejet de l’autre, trouble-fait de notre jouissance égoïste du monde, et l’insuffisance à soi-même, c’est là un combat sans vainqueur. Même ceux qui ont fait le choix définitif de cette vie d’ermite viennent partager un saucisson avec le voisin, quoique loin de six ou sept heures de marche. Qu’aimons-nous dans la rencontre de ce journal ? Le repos, loin de tous, le lien créé avec une mésange, les heures de patin à glace sur le lac : un monde arrêté par la monotonie et qui pourtant coule, s’écoule. Ce roman est un voyage vers le grand nord : les joues nous piquent à lire tant de neige. Le récit sincère d’un homme qui fait coïncider principes et habitudes nous renvoie à nos propres contradictions : l’appel du voyage, le silence devant la grandeur des paysages, et cette souillure que nous leur imposons à chaque réveil. Mais ce que nous retenons avant tout, c’est la légèreté d’une vie simple et retirée. Après des années de quotidien dicté par l’information en temps réel, la répétition donne à l’homme un cadre qu’il habite en paix.

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Rue Cambon « Ogni mare è ramingo. ****** Expérience existentielle, fondatrice. Prise de conscience. Apprentissage. Surprise. Première fois. Dévoilement. Découverte. Révélation. Illumination. ****** Elle remonte avec grâce et élégance la rue Cambon, d’un pas délicat. Elle est de ces femmes élancées qui, lorsqu’elles bougent, semblent presque voler ou du moins ne font qu’effleurer le bitume du bout de leurs longues jambes fines. Ses hauts talons s’activent et lui confèrent une démarche de femme du monde. Elle balaie du regard ce monde qui l’entoure, avec curiosité et bienveillance. Son regard n’est ni hautain ni suffisant, il est simplement ouvert, attentif aux beautés qui pourraient venir charmer ses grands yeux sombres. A travers ses yeux, elle boit le monde. Elle aimerait pouvoir toujours le garder en mémoire. Chaque détail de chaque ruelle parisienne. Son plus grand désir serait qu’à chaque battement de cil, une photographie de son joli petit monde soit prise et ancrée à jamais dans ses souvenirs. Son style impeccable pourrait renvoyer d’elle une image superficielle mais ce serait méconnaître son goût de la philosophie, du questionnement, ses exigences morales, ses inquiétudes existentielles, sa peur du temps. Dans sa tenue apparemment irréprochable, un seul détail détonne: son sac à main en peau rouge sang lui confère un air déjanté. Soudain, l’une de ses deux mains fines et gracieuses s’envole de la poche de son luxueux manteau de laine et reste en suspension dans les airs pendant une poignée de secondes. Jusqu’à ce que ses pieds, rapides et déterminés, fassent halte devant le numéro trente-et-un. Alors, d’un geste enlevé, fluide, elle pousse la porte et se retrouve comme happée dans un havre de luxe, calme et volupté. Là, tout n’est qu’ordre et beauté. Ce lieu, tout orné de camélias, respire la sérénité. Blanc et pur mais pourtant chaleureux et accueillant, ce petit paradis s’offre à elle. Devant elle se dresse un gigantesque et noble escalier de marbre. Il lui adresse un sourire mystérieux et intrigant à la Mona Lisa. Follement attirant.

Eugénie Colin

Probablement dangereux. Intriguée, elle ne peut résister et s’élance. Une marche. Puis l’autre. En douceur, toujours. Puis voilà son élan soudainement interrompu par un reflet de lumière furtif, comme une étoile filante. Ses lèvres s’entrouvrent et laissent échapper un souffle surpris. Elle s’arrête. Et découvre. Et contemple l’objet insolite et saisissant qui s’offre à elle. Au bout de chacune des soixantesix marches de cet escalier magique se tient, majestueux, un miroir. Ces miroirs, adjacents les uns aux autres, forment une paroi de verre qui s’élance vers les hauteurs en une courbure subtile mais fractionnée. Surprise, elle l’est par son propre reflet. Comme si elle se voyait pour la première fois. Crûment. Sans masque. Par cette expérience apparemment si prosaïque mais pourtant si inattendue et si criante de vérité, elle voit. Elle se voit. Elle s’observe, s’épie. Comme si elle se regardait avec les yeux d’un autre. Un regard extérieur posé sur elle. Éprise de curiosité, elle tente de porter sur elle-même un jugement. Ses longues jambes fines. Ses yeux bruns aux reflets ocre. Sa silhouette élancée. Je est un autre, se dit-elle. L’autre c’est moi. Mon double. Fascinée par la magie de ces miroirs, elle se demande s’ils mentent ou disent la vérité. Illusion quand tu nous tiens, nous déforme et nous ment. Se regarder. S’observer. Séduire. Elle pivote alors sur elle-même et c’est son reflet à l’infini qui se met en mouvement sur chacun des soixante-six miroirs de l’atelier, avec une prise de vue chaque fois renouvelée sur son corps. Un temps narcissique, elle cesse à présent de s’admirer et se laisse subrepticement submerger par l’angoisse du miroir. Celle de ne plus pouvoir se regarder en face et affronter une réalité si crue. Son reflet s’aliène alors progressivement à mesure que défilent dans sa tête les images les plus sombres de ces dernières années. Vice. Trahison. Mensonge. Lâcheté. Excès. Immoralité. Comédie sociale. Passions. Noirceur.

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Trois Lettres HEC Son vrai reflet se révèle alors sur le miroir, comme la toile qui assumait les péchés de l’esthète Dorian Gray. Le miroir se fait alors miroir de sa propre vie. Et il lui offre un reflet des plus intransigeants. Dans le miroir, son visage doux et lumineux n’est plus que la caricature la plus macabre de la folie et du désir insatisfait. La noblesse de son port de tête se transforme dans la glace en un corps voûté. Bientôt, il ne reste de sa silhouette élancée qu’une ombre sombre dont la noirceur se répand sur tous les miroirs par un subtil jeu de propagation. Chaque once de lumière est avalée par ce fantôme qui prend vie dans le miroir et y répand ses ondes. Une fois cette chape de plomb abattue sur tous les miroirs, un irrésistible tremblement s’empare d’elle pour finalement atteindre le miroir lui-même. Alors un à un, les miroirs de cette autre galerie des glaces volent en éclat et avec eux, Hannah. Et toutes ses illusions et certitudes, ses généreux a priori et sa foi en l’espèce humaine. Brisée la glace. Tombés les masques. Hannah est le miroir.

Le Miroir, avril 2015 ****** Illumination. Révélation. Découverte. Dévoilement. Première fois. Surprise. Apprentissage. Prise de conscience. Expérience existentielle, fondatrice. *Chaque mer est vagabonde ****** Ogni mare è ramingo.* »

Eugénie Colin

****** “J’espère que tu es encore en vie, pas seulement le reflet de miroirs. J’espère, encore et toujours, jusqu’à la fin... “

Photo: Chanel

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Le Miroir, avril 2015

Le saut A l'abri du vent, du froid et des regards curieux Il dort et s'éveille sans savoir, des deux, ce qui est le mieux. De douces plumes chaudes le caressent, le serrent Il n'attend pas, il est arrivé et se terre. Aucun parfum ne pourrait exciter son bec Sans pluie, la proie prémâchée, il reste au sec. C'est un jeune enfant mais son cœur est un vieillard ; Il médite, il n'a pas besoin de regard, Son œil entre en lui et le sage l'envie. Il ne travaille pas à la paix de son esprit, Car c'est sans le savoir qu'il n'habite pas ce monde ; Il est un point immobile, pourquoi a-t-il fallu qu'on le ponde ? Si fragile si jeune si serein, le candidat idéal Pour être l'objet d'une expérience brutale, La vie de l'animal, où l'intuition guide toute action : Mais ce petit est né nu, il est sans passion. Le vertige ne le séduit pas Il est ; la chute n'est pas de son univers las Où tout n'est que paille, chaleur et chant ; Sans demain, c'est un pendant permanent. La voix est son mouvement, une respiration, Il monte, descend sans bouger une seule aile, l'alcyon. Un jour pourtant son corps le rappelle à la vie Sans qu'il sache ce qui lui arrive, il a une drôle d'envie, Personne ne lui dépose une bouillie, bec ouvert Et bientôt la faim le jettera à découvert. Sous un ciel bleu ou gris, au-dessus du vice ou de la sagesse Il faudra filer, repérer et il appellera l'avant "paresse", Ce temps béni où se languir n'est pas une pause, Un instant suspendu accordé durant la métamorphose, Mais une éternité de la sensation d'être complet ; Le nid, la mère, et le corps qui ne crie jamais. C'est là qu'il apprendra qu'il a lui aussi des plumes. Elles sont sèches maintenant, elles sortent de la brume ; C'est un félin de l'air, les taches marbrées décorent son pelage, Il est téméraire de réputation mais ne sait pas mettre une image Sur un mot qu'il n'a jamais rencontré ni dans l'œuf ni dans le nid, 6


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Le Miroir, avril 2015

Et s'en remet aux discours des anciens pour connaître le bon cri : Non plus la mélodie suave qui volait le temps au temps Mais un éclair de son qui coupe le ciel, et sur terre descend. Fort de cet apprentissage le bel alcyon se sent fin prêt, Il déplie l'aile droite et admire ses reflets nacrés, Il commence à aimer son enveloppe : maintenant il la voit. Ni timide ni prétentieux, car pour être cela il faut un toi, Or la mère est un je, un nous, elle ne sera jamais le tu, L'autre, celui pour qui nous observons notre corps nu. Rassuré par sa grandeur et son élégance, Il décide de se percher sur le bord du nid, il balance, Se met en danger, je le vois la tête qui penche et revient Jusqu'à ce qu'enfin, dans la chute, il n'y ait plus de bois, plus rien, Pour la dernière fois, il est seul, mais voilà qu'il sent son cœur, Il s'est mis à battre lorsque les ailes ont chassé la peur. Ne reste alors plus que la vue, sens de celui qui a perdu un morceau de lui: Il pense trouver dans le monde la pièce manquante, mais chaque fois elle fuit. Courageux alcyon, contre le vent bat le temps. Tania Sanchez

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Frontière C’était une place qui brillait de mille feux : rayonnante, elle irradiait, toxique, le regard éteint des passants qui haletaient, gorge sèche. Triste hiver de gel : les palais assoiffés veulent crier mais ne peuvent que souffler et leur appel de détresse se mêle anonyme au vent du nord qui craquèle les dunes de chair. Paysage meurtri qui ne se console que par la blancheur de son reflet, fierté et douleur croisées dans l’impossibilité d’enfanter. Le rien ne rime avec rien et pas même l’œil ne saurait faire germer un chardon dans cette cape froide qui n’aime qu’elle-même. La transparence ne se zèbre que des fractures qu’elle dessine, agacée, lorsque l’on perturbe sa parfaite horizontalité.

Cellules d’Alcatraz. Les prisonniers, face à face, en miroir. Photo et texte : Tania Sanchez

VOUS êtes l’auteur du prochain bulletin ! Thème : “L’Absurde”, envoyez-nous vos contributions avant le 30 avril sur tania.sanchez@hec.edu ou benedicte.mangin@hec.edu

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