America

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Trois-Lettres HEC

America, octobre 2014

AMERICA Edito: rentrée littéraire ?

“Chacun a son Amérique à soi, et puis des morceaux d'une Amérique imaginaire qu'on croit être là mais qu'on ne voit pas.“

Andy Warhol Trois Lettres HEC, le bulletin bimestriel créé par et Trois Lettres : un bulletin bimestriel, qui pour les étudiants rassemble poèmes, nouvelles, essais autour d’un thème chaque fois différent. Par le passé, ces thèmes ont flâné du « Déjà vu » à « la Passion », empruntant les détours de l’ « Ailleurs » ou de « l’Engagement ».

Photo: Maud Ruget Le monde des lettres est en effervescence, comme tous les ans à la même période, et dévoile de nouveaux talents, en attendant le nouveau Modiano de Jouy-en-Josas: Aurélien Delsaux, Irina Teodorescu, Pierre Demarty, Bruno Deniel-Laurent, Laure Protat,… A cette rentrée littéraire se pressent également les pontes du domaine : Beigbeder, Foenkinos, Nothomb. Une autre rentrée, cependant, se déroule dans l’enceinte du campus, impliquant d’autres protagonistes. Vous en aviez rêvé, vous y voici. Bienvenue dans cette grande famille HEC. En école, vous avez le temps qui vous manquait en prépa. Un temps pour profiter, un temps pour s’amuser, mais aussi un temps à consacrer aux associations, un temps pour explorer des dons, qui certainement ne manquent pas. Et notamment l’écriture.

Pour vous en faire une idée plus précise, je vous invite à découvrir le dernier né de Trois Lettres, « America ». Cet aperçu succinct de bulletin saura, je l’espère, vous emporter le long des immenses boulevards new yorkais où s’engouffre le vent, par-delà les vertes plaines jadis sillonnées par les bisons et les apaches ou dans les entrailles de ces garages de la côte ouest ensoleillée où de jeunes gens brillants inventent les ordinateurs de demain. Pour les plus curieux, le blog de l’association, http://troislettres.wordpress.com/, propose également une version en ligne des bulletins plus anciens. Quant aux bulletins futurs, il vous appartient de les faire vivre. N’hésitez pas à contribuer au prochain numéro, « Le Miroir », en envoyant vos écrits à Tania 4 Sanchez (tania.sanchez@hec.edu) ou à Bénédicte Mangin (benedicte.mangin@hec.edu) avant le 15 novembre, en précisant si vous souhaitez ou non garder l’anonymat. Si le thème du prochain bulletin vous inspire, envoyez-nous une ou plusieurs contributions, en français comme en anglais. En espérant définitivement vous convaincre de participer, je conclurai par ces mots d’un célèbre écrivain : « Vieux bureaucrate, mon camarade ici présent, nul jamais ne t’a fait évader et tu n’en es point responsable. Tu as construit ta paix à force d’aveugler de ciment, comme le font les termites, toutes les échappées vers la lumière. (…) Maintenant, la glaise dont tu es formé a séché, et s’est durcie, et nul en toi ne saurait désormais réveiller le musicien endormi ou le poète, ou l’astronome qui peut-être t’habitait d’abord ». Saint-Exupéry Bénédicte Mangin


Trois Lettres HEC

America, octobre 2014

Tlatelolco Ainsi j'étais de nouveau sur cette place, déserte comme dans mes souvenirs d'enfant, et dont les noms trop apaisés n'ont cessé de mentir. Le Temps a étouffé de son épaisseur grisâtre les souffrances des hommes, a scellé à nouveau sur les cadavres dont l'oubli fut la dernière sépulture, ses dalles immaculés. Mais tendez l'oreille et vous les écouterez, les voix toujours vives, les voix suppliantes, qui refusent de mourir et rongent l'âme imaginaire de tout un peuple. Je suis seule sur cette place battue par un vent tiède, et une foule spectrale hurle au passant sa clameur silencieuse. Je tente de leur dire que ce n'est pas ma mémoire, que je suis égarée comme eux et que leurs mots sont trop lourds pour l'étrangère que je suis. Mais leur supplication croît à mesure que je m'avance dans les ruines, leur sang imbibe la terre et teint l'herbe sèche. Leurs larmes coulent et noircissent la pierre rousse de l'ancienne cité. Les voix parlent plusieurs langues, et murmurent le secret de la Place des Trois Cultures. L'espagnol et le nahuatl opposent leur effroyable chant au masque harmonieux de son nom. Ou bien le craquèle-t-il pour en dévoiler la vérité ? Elles sont bien là les trois cultures, la mexica, la métisse, et le Pouvoir. La seconde est née du massacre de la première, et morte, comme sa mère maudite, sous les balles du troisième. Je n'ai plus la force de demander aux voix de m'épargner, je porte leur parole comme si c'était les miennes, et je réponds d'elles. Je cherche à dire leur supplication, et les mots tremblent à mesure qu'ils sortent de la tessiture de l'oubli.

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Pour lutter contre ce tremblement, j'énonce, dans la seule langue que j'entende : « El 2 de octubre, el gobierno envió a la llamada Plaza de las Tres Culturas, en Tlatelolco, a 5 mil soldados y a 5 mil policías vestidos de civil, apoyados por tanques y metralletas para disparar sobre la multitud, sin importarles si tiraban sobre niños, mujeres o viejos.1 » On a tiré sur les étudiants. Le lendemain dit-on, des chaussures jonchaient les marches des édifices aztèques. Et du sang. Du sang a inondé les trois édifices, et les trois cultures, l'aztèque, l'espagnol et la moderne. De cette dernière, les ascenseurs perforés, les vitres brisés, et une capsule de bouteille dans une flaque rouge sombre : « j'aime l'amour ». La mort est juste. Elle a donné à chacune son lot. Les morts de Tlatelolco marchent pieds nus. Ils ont aussi perdu leur visage. Le jour suivant, raconte Rosario Castellanos, les journaux télévisés ont commencé par la météo. Les cinémas n'ont pas annulé leurs séances, les radios n'ont pas modifié leur programme. Dix jours après, les Jeux Olympiques s'ouvraient à Mexico, le 12 octobre 1968.

Photo: Maud Ruget

¡ Viva America !

Ségolène Guinard


Trois Lettres HEC

America, octobre 2014

Photo: Maud Ruget

Noche en Mendoza 15 janvier 1928 Carlsway The evening was quiet in Mendoza. Aside from a few noisy bars cuddled along the Calle del Anunciación, there was not a bit of life in town. A dog caughed, under the lemon moonlight. We were sitting at our table. The little orchestra from the trendy hotel across the street covered up the sound of our own creaking phonograph. We were all packed together, all joyful strangers, half a dozen of fresh-looking Americans, and two girls. We were pilots. The last shipment from Buenos Aires had brought us here, and we were busy warming our hearts with some good whiskey and good company, or as close a substitute as could be found on this godforsaken fringe of South America. The room was near empty, and the old bartender wearing whiskers was quite asleep on his counter. A few Argentinians were scattered around here, whispering death threats or friendly chats; I could not tell the difference, since their faces looked alike. So stern. There were only two girls. The one I knew was a brunette dressed like the daughter of a local industrial

should be. She had come with her brother, and she had come for me, but I dared not move. Her chaperon kept on frowning at me, with a very intent look, and it seemed impolite to show up at their table as if I weren't intimidated. So I waited, and detailed my sweet Mariluisa, who wore so risqué dresses under the mourning wreath of her beloved mother, and adored the brutish look of foreign aviators – you see, she was a romantic. We were not the only airmen here. The French were cornered in the dusky side of the room, all of them smoking, save one that looked like a schoolboy brought in the Pampa to polish rotors. But he could fly as well. Foolish boy. They spoke softly, attuned to the smoke that in grey serpentine belts revolved around them and pervaded their breaths. They were a strange pack though. Like thugs let out of jail, all quieting down the crimes of each other. Like deserters around a campfire in the bushes. Indeed, they were deserters: they had deserted small Europe; deserted because they needed to stretch their wings farther, because they had to cross unknown rivers beside unknown mountains, because they were men of action or mystics – men in search of something vague that allured them and eluded them beyond each tooth of rock. They were ruthless adventurers. They were the new conquistadors; except they brought mails to Quechua Indians instead of butchering them.

TSVP…

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Trois Lettres HEC My comrades commenced to talk baseball, which was premise and symptom of a soon dying conversation; and my brownhaired girl still wasn't free. *** Coutreville Ils avaient l'air fin, les ricains, avec leurs grosses vestes de cuir et leurs mines de chevaliers servants. C'étaient tous de grands garçons blonds, pleins de santé, tout droit sortis de Saint Paul et Minneapolis conquérir l'Amérique. Ils faisaient du bruit pour dix. On n'entendait qu'eux. Pas fichu de causer un mot d’espagnol, ils commandaient des cocktails en gesticulant. Par contre, ils étaient patients. Pas à dire, là-dessus : très corrects, les amerloques. Entre nous, on se demandait s'ils étaient volontaires, ou si la TransWorld les avait envoyés là en punition, pour avoir écrasé un mouton sur la piste de Kansas City, ou esquinté un Douglas contre la coupole du capitole du Wisconsin. Nous, nous étions là de notre plein gré ; mais il faut dire que nous étions une belle bande de cinglés, sans famille ni fille au pays, irrécupérables, sauf pour le vol, trop amochés par le soleil du Sahara. Enfin, une fille, on était pas mal à en avoir une : une photo écornée, qui habitait Issoudun ou Arras, et qu'on n’avait pas vue depuis des années, mais qu'on gardait religieusement dans son portefeuille, entre le passeport et les pesos froissés. C’était déjà ça de gagné d'épaisseur du côté du cœur. Il y avait aussi les filles des escales, qu’on voyait une fois par mois, assez longtemps pour leur payer un café et une note d’hôtel. Elles recousaient nos chaussettes. Moi, j'avais eu une amie, à Rosario ; mais la polio l'avait emportée. Alors quand je suis revenu, un mauvais soir de juin, c'est sa mère

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America, octobre 2014 qui m'a fait le café, et puis je suis reparti pour Lima dans la nuit – Lima c'est une longue étape, il faut en profiter tant que la nuit est claire. Les tempêtes se lèvent rarement avant sept heures du matin. C'est la dernière fois que j'ai vu cette maison. Villedieu me taquinait souvent, et me disait de reprendre une fille à Salvador, à Assumpçion, à Santiago – quelque part bon Dieu ! À Buenos Aires, tiens - il y en avait des pas mal à Buenos Aires, des sophistiquées, des guindées, ou bien de petites rieuses, ou des chanteuses bien gentilles... On trouve tout à Buenos Aires ! Surtout ce qu’on ne cherche pas. Mais moi, je n'avais pas envie. Faut pas raisonner avec un gars qui n'a pas l’envie.

Actus / Concours

Pellentesque: Participez au concours du premier roman organisé par l’hebdomadaire « Le 1 » en partenariat avec les Editions du Sonneur : le lauréat verra son manuscrit publié en septembre 2015. A vos plumes ! Jusqu’au 12 novembre 2014

Je devais m’envoler cette nuitlà, à quatre heures.

www.le1hebdo.fr/premierroman

Les ricains, eux, ne volaient pas de nuit. Ils avaient trop peur de rater leur tableau de bord fluorescent. C'est que les Américains, ils volaient sur leurs altimètres, leurs compte-tours, leurs tubes pressurisés, leurs moteurs à triple injection, leurs tuyères isopolarisées. Nous, nous volions sur nos ailes.

Antoine Jarrige

Concours de nouvelles organisé par l’hebdomadaire « Nous Deux ». Thème : nouvelle romantique, historique ou policière. Avant le 15 décembre

www.bonnesnouvelles.net/no usdeux2014b.htm


Trois Lettres HEC

America, octobre 2014

Matière de ville Souffle d’une ombre qui dessine un instant le vol sur le sol Clapotement des masses organiques qui avancent, Sécheresse d’un ciel de verre dont la transparence n’a d’égal que son orgueil, Les sphères se mêlent et cognent à la porte de l’innocent rêveur qui laisse ses narines s’ourler. Il glisse sur une barre de fer brûlante qui marque son corps d’un chemin rectiligne : perfection du tracé dans la jouissance de la brûlure. Rapide est le marcheur qui en dix pas respire l’univers quand l’haletant tourne sur lui-même au fond d’un puits asphyxié. Lente mélodie de la promenade salvatrice.

Photo : Claire

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Trois-Lettres HEC

America, octobre 2014

Désert urbain Sous les arbres un vent frais ; la lumière, lasse, a quitté le décor. Au sol un oiseau : indice que le monde a été secoué. Ses ailes ramassées sur son corps le protègent du regard des passants, qui ne viendront pas. C’est l’automne et il fait noir. On voudrait ouvrir la fenêtre mais il n’y a pas de dehors. Le poids du combat adoucit les contours des troncs meurtris ; leurs cicatrices crient sous la caresse d’un courant d’air. Désolation d’un ancien théâtre devenu forteresse de pierre qui garde en son sein, jalousement, ses immobiles résidents.

Photo : Claire

VOUS êtes l’auteur du prochain bulletin ! Thème : “Le Miroir”, envoyez-nous vos contributions avant le 15 novembre sur tania.sanchez@hec.edu ou benedicte.mangin@hec.edu

Photo : Ségolène Guichard


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