observatoire international des prisons / section française
n°90 / décembre 2015 / 7,50 €
Sexualité en prison la grande hypocrisie
Sécurité : l’état irrationnel
Zoom sur Mauzac : la prison des champs
dossier
Sexualité en prison la grande hypocrisie
Serpent de mer de l’administration pénitentiaire depuis des décennies, la sexualité en prison est tout à la fois niée, réprimée et parfois tolérée, faisant de la relation intime un outil de pouvoir sur les personnes détenues. par Maxime Gouache et Sarah Dindo
Le grand entretien
L’enquête
De la frustration sexuelle
Avec Arnaud Gaillard
Dans l’intimité des UVF
à l’incapacité à se réinsérer
p. 13
p. 23
avec J. Lesage de la Haye
« Etre homo au placard »
« De surveillante à femme
p. 30
p. 18
de détenu »
La sexualité des femmes détenues
p. 28
p. 35
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© Grégoire Korganow / CGLPL
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Interdire les relations sexuelles sans le dire. C’est le tour de force de l’institution carcérale. De fait, tout détenu surpris dans des rapports intimes au parloir est passible de sanction disciplinaire pour avoir « imposé à la vue d’autrui des actes obscènes ou susceptibles d’offenser la pudeur »1. Un texte qui renvoie au délit d’exhibitionnisme. Pour qu’il y ait faute, il faudrait dès lors que « l’exhibition soit intentionnelle », soulève la professeur de droit Martine HerzogEvans2. Or, en réalité, les couples font généralement tout pour se cacher. Mais dans un espace où aucun lieu ne doit échapper à la vigilance du personnel de surveillance3, celuici se retrouve « contraint d’observer l’intimité d’autrui, ce que, dans le monde libre personne ne songerait décemment à faire »4. La Cour européenne des droits de l’homme
Et ailleurs ? L’expérience des prisons mixtes
JANVIER 2016 / DEDANS-DeHORS N°90
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La loi de l’arbitraire Et l’addition peut être salée. Elle commence parfois par une interruption tonitruante et immédiate de la visite. Le couple honteux se voit stigmatisé devant les autres personnes présentes au parloir. « La pire des humiliations en ce qui me concerne. Un sentiment de honte qui vous hante comme si toute la terre avait vu votre relation sexuelle »7, raconte Béatrice, compagne d’un détenu. Les conséquences s’enchainent en cascade. Aux sanctions de quartier disciplinaire pour le détenu ou de parloirs avec hygiaphone pour les prochaines visites, s’ajoutent des punitions indirectes telles qu’un retrait de réductions de peine pour « mauvais comportement ». Tandis que la compagne ou le compagnon « pris en faute » peut se voir suspendre quelques mois, voire annuler, son permis de visite. Les pratiques des personnels pénitentiaires sont toutefois très variables. Une ancienne surveillante raconte que les agents en poste au parloir doivent « le vouloir pour vraiment voir. J’ai connu des collègues qui me disaient : “Celui-là, tu ne lui laisses rien faire” ou alors “Celui-là, il m’a saoulé en service de nuit, je vais le surveiller de près au parloir” »8. A l’inverse, explique Cathy, compagne d’un détenu, « il y a des surveillants plus compréhensifs, ils ne font pas de ronde pendant les parloirs ». Certains choisissent de ne rien dire : « Une fois, un surveillant nous a surpris. Mais de la façon dont j’étais habillée, il n’a rien pu voir. Il a juste compris. Il est ensuite parti, rien de plus. Certains surveillants ferment les yeux à partir du moment où c’est discret. » Réussir à voler quelques moments d’intimité dépend ainsi du bon vouloir de chaque surveillant, qui « définit de façon assez subjective la limite entre le toléré (“un quart d’heure” ; “quand il n’y a pas d’enfants”) et le sanctionné (des actes sexuels trop ostentatoires, le fait de se dénuder, la présence d’enfants) », indique la chercheuse Camille Lancelevée9.
gênante »10. « C’est vraiment à la sauvage, à la va-vite. On est sur nos gardes, plutôt concentrés à regarder si les surveillants ne passent pas », raconte Danielle. Et le sortant de prison, marqué par une sexualité « coupable », pourra rencontrer moultes difficultés. Face à la femme ou l’homme désiré, « il rencontrera avant tout un être dont il a été privé. Là où la sexualité devrait être contigüe à l’amour et au désir, chez lui elle sera associée à la frustration et à un désir de vengeance. Et son comportement sexuel pourra dans quelques cas être agressif, voire sadique », met en garde le thérapeute Jacques Lesage de la Haye. Les violences commencent dès la prison. La frustration sexuelle constitue un facteur d’aggravation des tensions et agressions au sein des établissements pénitentiaires. « Le plus grand problème de la privation de rapports sexuels,
Pour un couple, réussir à voler quelques instants d’intimité dépend du bon vouloir du surveillant.
a déjà eu l’occasion d’affirmer que la Convention « protège le droit à l’épanouissement sexuel [...] qui est l’un des aspects les plus intimes de la sphère privée »5. Et le juge français a annulé le règlement intérieur d’un centre hospitalier qui interdisait « les relations de nature sexuelle » au motif que cette interdiction portait atteinte au droit à la vie privée des patients6. La règlementation française s’est donc délibérément placée dans l’hypocrisie consistant à interdire de fait les relations sexuelles en prison, sans l’écrire dans aucun texte.
Effets pervers en tout genre Les conséquences de la privation de sexualité sont nombreuses. Et graves. En 2000, un rapport d’enquête de l’Assemblée nationale soulignait déjà que « lorsqu’elles ont lieu, [les relations sexuelles] se déroulent dans des conditions indignes, avec des aménagements rudimentaires qui placent le couple, les familles présentes et leurs enfants, les surveillants, dans une situation extrêmement © Grégoire Korganow / CGLPL
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Sexualité en prison
«Dans une prison où je suis passé
dossier
La difficile prévention des risques sanitaires D’après les retours au questionnaire de l’OIP diffusé en
[non pourvue d’UVF], les parloirs sont des boxes, et à moins d’être
préparation de ce dossier, le thème de la sexualité est
sourd, il y a des moments où on comprenait très bien ce qui se
très peu abordé en prison, y compris avec les profession-
passait à côté. C’était un peu gênant, j’essayais quand même de
nels du soin. Un détenu évoque seulement « il y a deux
continuer ma conversation avec mes visiteurs. Des fois les gens
ans, une mini-conférence sur le Sida avec un petit film
dans les autres boxes demandaient aux surveillants d’intervenir.
des années soixante-dix ». La découverte au milieu des
Lors d’un retour de parloir, au moment où on était dans la salle
années 1990 du fort taux de prévalence du VIH en déten-
d’attente avant la fouille à corps, certains détenus ont été rappelés
tion est en effet venue rappeler brutalement l’existence
à l’ordre par d’autres. Ça a fini à coups de poings dans le nez… »
d’une sexualité en prison. Si la circulaire du 5 décembre
— Ancien détenu
1996 recommandait dans la foulée la mise à disposition
« Ce n’est pas parce qu’un gardien vous voit et ne prend pas de
de préservatifs et le développement d’une politique de
sanction que vous êtes tranquille. C’est parfois pour mieux vous
prévention, celle-ci se heurte encore au tabou d’une
tenir. » — Détenu
sexualité qu’on refuse de voir. Et le Plan d’action stratégique 2010-2014 confirme cet obstacle : « Le contexte particulier dans lequel peuvent se dérouler les relations sexuelles [...] pose des problèmes d’organisation de la
c’est une agressivité progressive qui contribue à la violence dans les rapports sociaux », relève Alain, détenu en centre pénitentiaire. Des études ont en effet montré que les détenus qui peuvent conserver des relations sexuelles avec leur compagne(on) sont moins violents en détention et causent moins d’incidents (Hoffmann, Dickinson et Dunn, 2007). Elles montrent aussi que « les Etats autorisant les visites conjugales ont un niveau inférieur de violence sexuelle en prison »11. La privation de sexualité participe enfin de l’éclatement des couples, alors que le maintien des liens familiaux est identifié comme « l’un des facteurs décisifs de réussite d’un parcours de réinsertion. On comprend que la société aurait tout intérêt à garantir les droits à la sexualité des détenus ! », interpelle Martine Herzog-Evans.
La réforme la plus lente de l’histoire pénitentiaire ? Pourtant, les autorités ne semblent pas pressées de faire avancer le dossier des unités de vie familiale (UVF), petits appartements dans l’enceinte de la prison où des détenus peuvent recevoir la visite de leurs proches dans des conditions d’intimité. Camille Lancelevée narre ainsi « une gestation administrative de deux siècles (l’idée était déjà évoquée en 1814 sous le terme de “cabanons”) ». Elle réapparait dans les années 1980 dans un contexte de réforme pénitentiaire et alors que plusieurs anciens détenus, à l’instar de Jacques Lesage de la Haye, livrent le récit glaçant de la misère sexuelle derrière les murs. L’expérience des « parloirs conjugaux », lancée par Robert Badinter en 1984, est aussitôt abandonnée par son successeur Albin Chalandon. Elle continue malgré tout d’émailler les rapports officiels, jusqu’à ce qu’un groupe de travail de l’administration pénitentiaire propose en 1995 « l’instauration [...] de lieux privatifs permettant à la famille, dont l’un des membres est détenu, de vivre intra-muros toutes les dimensions de la vie familiale »12. En 1997, la section française de l’OIP lance sa première
réduction des risques. » Un contexte particulier pris en compte dans les recommandations de la convention Sidaction-mission milieu carcéral en 2015. Elle suggère notamment de « multiplier les propositions de dépistage en cours de détention [pas seulement à l’arrivée], en veillant à la liberté de consentement des détenu(e)s » ; de « faciliter l’accès de tous les détenu(e)s aux numéros verts, leur permettant d’interroger des professionnels de manière anonyme » ; de mettre à disposition « des préservatifs masculins, féminins et du gel lubrifiant gratuits dans tous les lieux de la détention et pas seulement à l’Unité sanitaire ».
campagne : « Pour le droit à l’intimité ». Mais il faudra encore attendre le début des années 2000 pour qu’une expérimentation soit lancée dans trois prisons. En 2009, la loi pénitentiaire reconnaît finalement à tout détenu le droit de « bénéficier à sa demande d’au moins une visite trimestrielle dans une unité de vie familiale ou un parloir familial ». Mais en 2015, seules 36 prisons sur 188 sont dotées de tels locaux, si bien que la loi reste inappliquée
«Il y avait des préservatifs,
à l’infirmerie, mais le problème c’est que c’est très gênant. Ils mettent ça dans une corbeille et vous disent devant tout le monde : “Prenez ce qu’il vous faut, il y en a assez !” C’est humiliant, les personnes n’osent pas les prendre. Celui qui prend un préservatif est vu comme homosexuel, et comme l’homosexualité est bannie… C’est mal perçu. Il faudrait que ces préservatifs soient donnés autrement, dans des sachets fermés, non transparents.» — Ancien détenu
L
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dans 85 % des établissements pénitentiaires.
La sexualité camouflée derrière les liens familiaux Entre les années 1980 et 2000, on est aussi passé de la notion de parloirs sexuels à celle d’unités de vie familiale. « Pour rendre le problème social de la sexualité carcérale acceptable, il aura fallu taire la sexualité et faire parler la famille, suspecter d’obscénité la revendication d’un droit à la sexualité pour valoriser la conjugalité et le couple »13. Dans le rapport de l’administration pénitentiaire de 1995, on peut ainsi lire : « S’agissant d’un lieu sans surveillance directe, la possibilité des relations sexuelles n’est pas exclue mais elle n’est pas au coeur du dispositif dont l’objectif principal est le maintien des liens familiaux. » Il faut dire que les syndicats de surveillants ne cesseront de fustiger le projet. En 2001, suite à une réunion de travail sur l’expérimentation des UVF, Force Ouvrière déplore la « libéralisation des moeurs pénitentiaires », consistant à
«Je suis devenue un poisson-détenu Je vois mon mari à travers une vitre, on s’entend à peine. Depuis
je fais des cauchemars : je suis dans le parloir et je n’arrive plus à
dossier
transformer les prisons en « maisons closes » et les personnels en « maqueraux ou maquerelles de service ». Outre leur subtilité habituelle, de tels propos témoignent d’une conception purement afflictive de la peine dans laquelle la privation affective et sexuelle compte parmi les souffrances et les humiliations censées expier l’infraction commise. Et même dans le cadre de l’octroi des UVF, l’infantilisation et l’intrusion moralisante dans la vie privée des personnes détenues reprennent parfois leurs droits. Ainsi, dans l’examen des demandes en commission « la probabilité de voir son dossier refusé se réduit à mesure que la “normalité” de la demande augmente : longévité du couple, concubin ou marié, femme et enfant(s) portant le même nom que le père incarcéré, etc. »14. C’est aussi sous les rires et moqueries, de codétenus ou de personnels, que certains se rendent parfois à l’UVF. Intégrées par les acteurs de l’institution, les manifestations de l’obligatoire « castration du plaisir » s’immiscent ainsi dans la réforme. Encourager le respect du droit à l’intimité ne doit donc pas faire oublier que c’est à l’extérieur que peut reprendre place une vie affective et sexuelle dans des conditions de « normalité » propices à la réinsertion et la prévention de la récidive. Le développement des permissions de sortir pour maintien des liens familiaux demeure en ce sens en ligne de mire.
respirer. Alors je n’imagine même pas voir mes enfants dans ces conditions. Ma relation avec mon mari a changé. Je le sens lassé et il n’a plus envie de venir, ce que je peux comprendre. » — Détenue sanctionnée à la suite d’une relation au parloir.
Parloir collectif
1/ Article R57-7-2 du Code de procédure pénale 2/ Interview réalisée par Laure Anelli, avril 2015 3/ Article D270 du Code de procédure pénale 4/ Martine Herzog-Evans, interview réalisée par Laure Anelli, avril 2015 5/ CEDH, 17 févr. 2005, KA et AD c. Belgique, n°42758/98 6/ CAA Bordeaux, 6 novembre 2012, n°11BX01790 7/ Toutes les citations de détenus ou conjointes de détenu sont extraites des réponses au questionnaire diffusé par l’OIP entre octobre et novembre 2015 dans le cadre de son enquête sur la sexualité dans les prisons. 8/ Voir interview de Céline, dans ce dossier de DedansDehors 9/ Camille Lancelevée, « Une sexualité à l’étroit. Les Unités de visite familiale et la réorganisation carcérale de l’intime », Sociétés contemporaines, n°83, juil.-sept. 2011. 10/ « La France face à ses prisons », rapport n°2521, 28 juin 2000. 11/ Stewart J. D’Alessio, Jamie Flexon & Lisa Stolzenberg, « The Effect of Conjugal Visitation on Sexual Violence in Prison », 2012. 12/ Ministère de la Justice, Rapport du groupe de travail sur la mise en œuvre des unités de visites familiales, juin 1995 13/ Camille Lancelevée, op.cit., 2011. 14/ Camille Lancelevée, op.cit., 2011.
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Sexualité en prison
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Le grand entretien Interdite ou tolérée dans des conditions faisant obstacle au plaisir, la sexualité en détention se caractérise par la perte du rapport intime à l’autre. Qu’elle soit pratiquée en solitaire, entre pairs, ou au parloir, elle est souvent source d’un sentiment de régression et d’indignité pour les détenus comme pour leurs proches. Entretien avec le sociologue ARNAUD GAILLARD, auteur d’une recherche sur la sexualité des « longues peines ».
Le plaisir empêché recueilli par Laure Anelli
O
On observe en prison une crispation autour de la virilité et de la sexualité masculine. Comment l’expliquer ?
Ce mécanisme répond au sentiment de régression et d’impuissance généré dès l’interpellation et la condamnation. Pris en faute, le condamné est puni comme le serait un enfant. Ce sentiment est renforcé par les conditions d’enfermement,
puisque les détenus sont soumis à l’institution, perdant tout pouvoir de décision sur leur vie. Privés de la capacité d’avoir des relations sexuelles, ils se retrouvent aussi à la merci du bon vouloir de leurs conjointes, dans une inversion des rôles traditionnels : ce sont eux qui sont sans pouvoir, en attente, elles qui viennent les visiter. Comme dans d’autres lieux clos
monosexués – l’armée par exemple – un mécanisme de protection collectif se met alors en place, visant à défendre les attributs fantasmés de la virilité. La prison ressemble ainsi à un « conservatoire de la masculinité », dans lequel la norme hétérosexuelle prédomine et s’impose à tous. Chacun se sent obligé de faire preuve d’encore plus de virilité qu’à l’extérieur. DÉCEMBRE 2015 / DEDANS-DeHORS N°90
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Les hommes se donnent individuellement et collectivement le devoir de défendre cette identité masculine menacée, et, dans cette perspective, de réprimer tous les comportements individuels qui viendraient, en s’écartant de la norme hétérosexuelle, dégrader cette identité collective. Cette violence vise principalement ceux qui sont ou paraissent homosexuels, mais aussi ceux que l’on appelle les « pointeurs », les auteurs d’infraction à caractère sexuel. Se met ainsi en place une « hiérarchisation à connotation sexuelle »…
En effet, une microsociété se reconstitue à l’intérieur de la prison. Une société monosexuée, limitée par des murs et soumise à une autorité supérieure, où la hiérarchie sociale ne peut plus être attachée à la possession matérielle et à la réalisation personnelle ou professionnelle. Elle se base sur d’autres facteurs – la force physique ou mentale, mais aussi la sexualité et le type de délinquance : est-ce qu’on a été un caïd qui braquait des banques ou est-ce qu’on a été un pointeur, que l’on a violé des femmes ou des enfants ? Ceux dont la délinquance n’est pas liée à la sexualité et dont l’hétérosexualité et la virilité sont incontestées se situent tout en haut de la hiérarchie. En bas, on retrouve les homosexuels et les « pointeurs ». Entre les deux, une sorte de « culture du pire » définit les places des uns et des autres : la pédophilie homosexuelle (avec de très jeunes garçons) est considérée comme le « pire du pire ». En remontant, on trouve les pédophiles avec des petites filles, donc hétérosexuels, puis les pédophiles avec adolescents, les violeurs de femmes, les violeurs d’hommes, les homosexuels dits « passifs » et enfin les homosexuels « actifs ». Ceci dit, cette hiérarchie ne tient que par la loi du nombre : au centre de détention de Caen, où la grande majorité des détenus est constituée d’homosexuels, de travestis, de transgenres et de « pointeurs », l’homophobie ne fait plus loi.
tité indélébile. Les homosexuels et les pointeurs étant considérés comme des soushommes, ils sont transformés en objets sexuels utilisables à volonté. En prison, un homme pénétré est un homme dégradé. Mais pénétrer un homme ne fait pas nécessairement de soi un homosexuel, si on le fait avec violence et domination. Les hommes en prison ont ainsi inventé la pratique de l’homosexualité tout en étant hétérosexuel : dès l’instant où il est encore pénétrant, le violeur reste considéré comme un hétérosexuel dominant. On peut donc, en prison, violer un homme sans nécessairement remettre en question sa virilité. L’homme pénétré devient en revanche la cible potentielle d’autres agresseurs. Le violeur va offrir sa protection à sa victime en échange de relations sexuelles régulières, instaurant une forme de rapport de prostitution.
détention. Pouvez-vous expliquer ?
Tout vient du fait qu’en prison plus qu’ailleurs, l’homosexualité n’est pas considérée comme une pratique mais comme une iden-
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nous étions simples amis. Nous sommes progressivement devenus plus proches… Au bout de six mois avec lui, il m’a fait parvenir une photo de lui torse nu. J’en ai pleuré durant deux jours, parce que je me disais que je ne l’avais jamais vu nu… Ça fait maintenant un an que nous sommes ensemble, j’ai découvert son corps par étapes et je n’ai pas encore tout vu... » — Compagne de détenu « La sexualité se résume à trois mots : onanisme, fantasmes en 3D, irritations. » — Détenu
d’insultes. Généralement publique, elle est plus facile à désamorcer. Le fait est que les pratiques homosexuelles entre femmes ne remettent pas en question l’identité de genre féminin.
Retrouve-t-on ces rapports de domination en prison pour femmes ?
Il y a certainement des endroits où les comportements homosexuels sont réprimés par d’autres femmes, mais cela ne doit pas être aussi courant, ni aussi violent, puisque dans certains établissements, l’administration pénitentiaire autorise des femmes à vivre en couple, à condition que leur relation ne soit pas trop ostentatoire. La violence existe malgré tout chez les femmes. Des désordres sont souvent liés à des jalousies, la notion de possession de la partenaire étant beaucoup plus présente que chez les hommes. Il s’agit davantage d’une violence verbale, © Franck Harscoüet
Vous écrivez que « viol, homophobie et prostitution s’autoalimentent » en
«Quand il a été incarcéré,
ARNAUD GAILLARD est juriste et
docteur en sociologie. Il a notamment publié Sexualité et prison - Désert affectif et désirs sous contrainte.
Dans cet univers monosexué, homophobe, sous surveillance permanente, quelle sexualité est possible ?
La première sexualité pratiquée en détention est la masturbation. Elle est envisageable en centre de détention et en maison centrale, dans la mesure où la plupart des détenus vivent en cellule individuelle. On n’est cependant pas forcément dans la recherche d’un plaisir : au fur et à mesure des années de détention, une partie de l’orgasme n’est atteinte que pour vérifier que le corps fonctionne, que la prison n’a pas tout tué. Il s’agit davantage d’un entretien de la machine corporelle. Et les souvenirs érotiques qui permettent d’entretenir l’excitation finissent par s’estomper, perdre de leur vigueur à force d’avoir été consommés, d’où la surutilisation de la pornographie en détention. L’administration pénitentiaire fait preuve d’une « passivité encourageante » sur le sujet, quand elle n’autorise pas la diffusion de films X sur le canal interne... Mais certains détenus s’en lassent et rendent leur télévision parce qu’ils vivent mal l’image que cela leur renvoie d’euxmêmes. Quand on se voyait plutôt comme quelqu’un de romantique ou séducteur à l’extérieur, et qu’on en est réduit à se masturber frénétiquement comme un adolescent devant des images où les femmes sont systématiquement dégradées, on finit par se dégoûter soi-même. Plus encore dans les
Sexualité en prison
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en prison, pour faire exister ses désirs, maintenir une image de soi à peu près estimable et ne pas oublier le rapport à l’autre, il FAUT PASSER par la désobéissance maisons d’arrêt, où les cellules sont collectives, et qu’il est impossible de s’isoler, même aux toilettes. Cinq à six codétenus se retrouvent à se masturber, isolés sous leurs couvertures respectives, comme des adolescents à l’internat. Quelles sont les possibilités de vivre une sexualité partagée ?
D’abord l’homosexualité, qui, malgré l’homophobie, se pratique nécessairement plus couramment qu’à l’extérieur. Outre l’homosexualité « choisie » ou assumée, je distingue deux types de pratiques homosexuelles dans les prisons pour hommes. Une homosexualité de substitution, dans laquelle l’homme va instrumentaliser le corps de l’autre pour en faire un substitut du corps de la femme, par exemple en maintenant le partenaire de dos. Le corps de l’autre est chosifié, et le risque d’entrer dans un rapport de domination et de viol-prostitution est réel. Il y a aussi
fesseures, des médecins qui travaillent en prison, des surveillantes… Tout arrive, évidemment. Parfaitement illégales, ces relations sont tues : j’ai eu plus de mal à obtenir ces confessions que la révélation de pratiques homosexuelles, par exemple. En dehors de ces désobéissances, pas si exceptionnelles qu’on le pense, il n’y a finalement que trois manières de pratiquer la sexualité dans les établissements non pourvus d’UVF, toutes insatisfaisantes : la sexualité solitaire, avec souvent énormément de pornographie, les pratiques homosexuelles, risquées chez les hommes puisqu’on peut être massacré pour s’y être adonné, et la sexualité négociée, contrôlée, interdite du parloir. Vous parlez de supplice pour les détenus et leurs conjoints au parloir. Comment parviennent-ils à le contourner ?
Un détenu m’a dit un jour à propos des rencontres au parloir : « C’est comme si on nous
Le règne d’une virilité exacerbée en détention répond notamment au sentiment de régression induit par la privation de liberté.
une homosexualité de circonstance : la personne préfère en temps normal les pratiques hétérosexuelles, mais, au gré des circonstances, se tourne vers des pratiques homosexuelles et y trouve du plaisir. Un plaisir secondaire, peut-être, mais un plaisir différent : un plaisir homosexuel. Si cette relation s’élabore entre deux personnes qui pratiquent une homosexualité de circonstance, on peut s’attendre à une forme de consentement et à moins – voire pas du tout – de violence et de domination. Et puis il y a l’hétérosexualité, qui, en dehors des unités de vie familiale (UVF), ne peut être que volée, car interdite. C’est d’abord la sexualité dans les parloirs, qui est soumise au regard du surveillant, généralement pratiquée dans des conditions d’indignité. Cette forme de sexualité est finalement assez fréquente, au point que les parloirs sont souvent qualifiés de « baisodromes ». Des rapports sexuels surviennent aussi avec des assistantes sociales, des pro-
© Michel Le Moine
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«Dans ma vie, j’ai subi plusieurs viols.
Le premier quand j’étais enfant. Les autres, c’était en prison. Dans un premier établissement, j’ai subi deux fois des attouchements sexuels. Dans un autre, j’ai été violé avec actes de torture et de barbarie. Je ne me souviens pas de tout. Ça s’est passé dans les douches, on m’avait mis un sac sur la tête. J’ai seulement des flashs. Quand j’ai dit à l’AP [administration pénitentiaire] ce qui m’était arrivé, on m’a enfermé dans ma cellule avec des cachets. Je me suis ouvert les veines plus d’une fois. J’ai demandé à être mis dans une aile spéciale. Je ne demandais pas un aménagement de peine. Je voulais juste être placé dans un centre adapté, loin des détenus qui m’avaient fait ça. L’AP a fini par m’envoyer en psychiatrie. J’ai fait plusieurs séjours. Je ne sais pas si réellement ça m’a servi, parce que ça m’a encore plus endurci. Si je suis en vie aujourd’hui, c’est grâce aux personnes qui m’ont défendu dans la détention, et non à l’administration. C’est ironique : ce sont les personnes que la société juge les plus dangereuses qui
l’autre – y compris sexuel – il va falloir mettre en place des micro-stratégies de survie, qui passent nécessairement par la transgression, la désobéissance. Ce mécanisme de privation déstructure ainsi le rapport à l’autre. Or, la question de la réinsertion, de l’être en société, est celle du rapport à l’altérité. Qu’est-ce qui fait que l’on peut percevoir la loi comme légitime, alors qu’il s’agit du texte qui édicte le respect de l’intégrité de l’autre et de ses biens ? C’est précisément le rapport à l’autre. Si l’on perd cette notion, la légitimité même de la loi et la pertinence de se réinsérer tombent.
m’ont aidé. Ces détenus m’ont appris à surmonter. Quand ils ont appris ce qui m’était arrivé, ils sont venus vers moi en me disant : “Ne t’inquiète pas, on ne te touchera plus, il ne faut pas être humain
Qu’est-ce que le traitement de la ques-
pour faire ce qu’on t’a fait.” Plus d’une fois ils m’ont relevé la tête en me disant “Pense à ton fils”. Je
tion sexuelle en détention dit de la
Aujourd’hui, j’ai un comportement assez agressif. Des fois, dans ma salle de bain, je revois certaines des personnes qui m’ont agressé. Je n’ai plus de sexualité épanouie, encore moins avec un homme. Depuis que je suis sorti, j’ai eu simplement une relation avec une copine. Cette histoire n’est pas allée plus loin parce qu’il lui fallait quelqu’un de stable ; elle voyait bien que je ne l’étais pas. J’ai du mal à être avec une fille. Je fais un bisou mais ça ne va pas plus loin, je n’y arrive pas. Donc les seuls plaisirs que je peux avoir, c’est avec moi-même. Et encore, j’ai du mal aussi de ce côté-là. Je trouve ça tellement sale et écœurant… Je pète un plomb rien que quand on me touche. Ce que je vis au quotidien, c’est irrévocable. » — Ancien détenu
donnait un verre d’eau et qu’on nous demandait de traverser un désert sans le boire. » Alors même que l’accès au corps est enfin autorisé – on peut toucher, sentir la chaleur de l’autre, l’embrasser, laisser monter une excitation amplifiée par le manque – les relations sexuelles sont finalement interdites. Cette interdiction est vécue comme une punition injuste. Pour la contourner, de petites négociations se mettent en place avec les surveillants. Des adultes se retrouvent dans la position d’un adolescent qui négocierait avec ses parents l’autorisation d’aller à une fête, c’est très régressif. Sans compter que ces discussions sont toujours soumises au pouvoir de clémence du surveillant : c’est lui qui décide de l’accorder ou non, de fermer les yeux ou non. Et puis il y a les négociations pratiques : certains couples tentent d’aménager une pseudo-intimité en installant des rideaux de fortune avec des serviettes, des manteaux... Les hommes se vêtissent d’un jogging de façon à pouvoir accéder à la génitalité en un clin d’œil. Leurs conjointes arrivent vêtues de jupes amples capables de
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dissimuler les ébats, et sans sous-vêtements pour permettre rapidement la connexion des corps, et la déconnexion si le surveillant intervient. Ce ne sont pas des conditions de dignité. Ni pour les détenus, ni pour leurs conjointes. Les femmes se sentent souvent humiliées, notamment par l’attitude de certains surveillants. Elles sont vues comme des prostituées qui viendraient tirer leur coup rapidement pour satisfaire leurs hommes.
conception de la peine en France ?
Elle s’inscrit dans une philosophie très judéochrétienne selon laquelle la rédemption sociale adviendrait par la douleur. La privation de l’autre, de la sexualité et le contrôle des plaisirs en général sont, à l’image de la pénitence religieuse, censés apporter une rédemption. La prison reste toujours conçue comme un outil d’apaisement des désirs, collectifs et individuels, de vengeance. On a du mal à dépasser cette fonction, parfaitement archaïque. Or, elle ne laisse pas de place à la réinsertion, contrairement aux objectifs affichés. La finalité première est donc de calmer la société du dehors en lui assurant qu’une certaine quantité de micro-souffrances est infligée au condamné. Le supplice, défini comme une atteinte corporelle, est devenu illégal. Mais on continue de l’infliger, plus subrepticement, à un niveau psychologique. Le fait d’organiser la perte progressive de soi et de l’autre – par l’éloignement et les humiliations – correspond effectivement à un supplice, inavouable et imperceptible, mais qui finit par envahir et détruire les psychismes.
En quoi l’absence de respect, en dehors des UVF, du droit à l’intimité est-elle
Pour quelles améliorations plaidez-
néfaste pour les individus, mais aussi
vous ?
pour la société ?
Non prévue par la loi, la privation sexuelle est vécue comme une peine injuste et provoque une colère à l’endroit de l’institution et de la société qui la mandate, alors même que la prison est là pour corriger les infractions à la loi. Plus encore, ce que l’on apprend en détention, c’est que pour faire exister ses désirs, maintenir une image de soi à peu près estimable et ne pas oublier le rapport à
La première réflexion à mener concerne l’usage même de la prison. Que ce soit les institutions internationales et européennes ou la communauté des « sachants », tous rappellent que la privation de liberté doit être envisagée comme une solution de dernier recours. Or, on va bien au-delà en France. Il faut aussi faire en sorte d’amenuiser la rupture entre le dedans et le dehors, notamment sur la question sexuelle. Je ne pense
© Anne-Marie Marchetti
ne sais pas ce qu’ils ont fait pour ne plus qu’on me touche.
dossier
© Anne-Marie Marchetti
Sexualité en prison
La masturbation est, pour de nombreux détenus, la seule sexualité possible, à grand renfort de pornographie.
«À une époque, j’étais dans une cellule de cinq
personnes, on était entassé. Les codétenus avaient mis en place une organisation spéciale. Chacun pouvait avoir la cellule pour lui tout seul pendant quelques heures. Ils m’ont dit : “ Tu ne fais pas n’importe quoi en cellule, interdit d’avoir des pulsions la nuit, etc. En revanche, une fois dans la semaine, on te laisse tout seul et tu fais ce que tu veux, on ne veut rien savoir.” Pendant que les autres partaient en promenade ou en activité, tu pouvais te laver, fumer, te faire du bien…
pas seulement au plaisir, mais à toute la dimension existentielle autour de la sexualité. Il faut organiser un territoire où puisse s’exprimer l’affect. Et aménager tous les dispositifs possibles, par le biais des parloirs sexuels, par la généralisation des UVF, et par l’effectivité des permissions de sortir quand elles sont possibles… Plus généralement, il s’agit de favoriser la rencontre avec l’autre dans le respect de la dignité. Juridiquement, il n’existe pour personne de droit à la sexualité. En revanche il existe un droit à l’intimité, et un droit à la dignité. Il serait temps de les prendre au sérieux et de les considérer réellement comme des droits fondamentaux.
Tu ne devais simplement pas toucher aux affaires des autres. Ce qui se passait dans la cellule ne regardait que soi. On savait quand le surveillant allait passer, on mettait un truc à notre fenêtre et on se faisait plaisir. Ou au moins de temps en temps. C’était un bon arrangement. Le problème c’est que quelques fois c’était difficile, il y en avait toujours un qui pétait un plomb et qui voulait rester dans la cellule… » — Ancien détenu « Au parloir, on s’arrangeait entre détenus pour que ceux qui recevaient leur parents ou leurs enfants se placent devant, et ceux qui recevaient leur copine se mettent à la fin de la queue, pour être au bout du couloir... Jusqu’au jour où les surveillants ont compris, et ont commencé à nous placer. » — Détenu
DÉCEMBRE 2015 / DEDANS-DeHORS N°90
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Qu’est-ce que l’OIP ? La section française de l’Observatoire international des prisons (OIP), créée en janvier 1996, agit pour le respect des droits de l’Homme en milieu carcéral et un moindre recours à l’emprisonnement.
Comment agit l’OIP ? Concrètement, l’OIP dresse et fait connaître l’état des conditions de détention des personnes incarcérées, alerte l’opinion, les pouvoirs publics, les organismes et les organisations concernés sur l’ensemble des manquements observés ; informe les personnes détenues de leurs droits et soutient leurs démarches pour les faire valoir ; favorise l’adoption de lois, règlements et autres mesures propres à garantir la défense de la personne et le respect des droits des détenus ; défend une limitation du recours à l’incarcération, la réduction de l’échelle des peines, le développement d’alternatives aux poursuites pénales et de substituts aux sanctions privatives de liberté.
Adresses Pour tout renseignement sur les activités de l’OIP en France ou pour témoigner et alerter sur les conditions de détention en France : OIP section française
7 bis, rue Riquet 75019 Paris 01 44 52 87 90 fax : 01 44 52 88 09 contact@oip.org www.oip.org
Le standard est ouvert du lundi au vendredi de 15h à 18h
L’OIP en région Les coordinations inter-régionales mènent leur action d’observation et d’alerte au sujet de tous les établissements pénitentiaires des régions concernées en lien avec les groupes et correspondants locaux présents. Pour contacter les coordinations inter-régionales : Coordination inter-régionale Nord et Ouest (DISP Lille et Rennes)
Coordination inter-régionale Ile-de-France et Outre-mer (DISP Paris et Outre-mer)
Anne Chereul 14, contour Saint-Martin 59100 Roubaix 09 61 49 73 43 06 63 52 10 10 fax: 03 28 52 34 13 anne.chereul@oip.org
François Bès 7 bis, rue Riquet 75019 Paris 01 44 52 87 94 06 64 94 47 05 fax: 01 44 52 88 09 francois.bes@oip.org
Coordination inter-régionale Lyon et PACA (DISP Lyon et Marseille)
Coordination inter-régionale Centre et Est (DISP de Dijon et Strasbourg)
Amid Khallouf 57, rue Sébastien Gryphe 69007 Lyon 09 50 92 00 34 06 50 73 29 04 fax : 09 55 92 00 34 amid.khallouf@oip.org
7 bis, rue Riquet 75019 Paris 01 44 52 87 90 fax: 01 44 52 88 09 coordination.centre-est@oip.org
Coordination inter-régionale Sud-Ouest (DISP Bordeaux et Toulouse)
Delphine Payen-Fourment 7 bis, rue Riquet 75019 Paris 01 44 52 87 96 06 50 87 43 69 fax: 01 44 52 88 09 delphine.payen-fourment@oip.org